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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé : Lettres


d'humanité

Actualité et pérennité de Vico


Georges Uscatescu

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Uscatescu Georges. Actualité et pérennité de Vico. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°46,
décembre 1987. pp. 360-371;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1987.1722

https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1987_num_46_4_1722

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Actualité et pérennité de Vico4

Le centenaire de la naissance de Jean-Baptiste Vico s'est prêté


il se prêtera longtemps encore à une abondante
contribution nouvelle et suggestive, et le grand philosophe italien
demeurera actuel. Son uvre offre des possibilités infinies en divers
champs; certains ont été explorés abondamment, jusqu'à
l'épuisement ou presque, depuis pas mal de temps déjà. Cette
exploration s'est avérée féconde depuis les premiers débuts de ce siècle
en ce qui concerne et la métaphysique et la gnoséologie vi-
chiennes. C'est là un champ très vaste; Vico s'y insère dans la
capacité spéculative du génie méridional, ce génie que l'on
retrouve le même en Platon, Pythagore, Archimède, Bruno,
Campanella, présents à travers les siècles dans le paysage
physique et intellectuel de la Grande Grèce : paysage inégalable !
Mais chez Vico, nous trouvons quelque chose de plus complexe
que la combinaison platonicienne, liant mythe et logos, dans le
champ métaphysique. Vico est pour nous la « Philosophie de
l'histoire » que la métaphysique grecque n'avait pu atteindre;
seul, avant lui, un autre méridional, un Africain, Augustin,
l'avait entrevue. C'est surtout comme fondateur de cette
philosophie de l'histoire que Vico est actuel. Elle s'insère dans un cadre
immense, qui est celui, à la fois fascinant et confus, de la pensée
historique contemporaine. Certes, dans le type spécifique de
pensée qui caractérise notre époque, Nietzsche, depuis plusieurs
générations déjà, semble nous avoir enrôlés sous sa bannière :
l'affirmation que Dieu est mort, le nihilisme qui en découle,
n'empêchent pourtant pas qu'une conception chrétienne
dynamique de la philosophie de l'histoire s'y manifeste dans des
proportions insoupçonnées, et, dans cette conception, J.-B. Vico
occupe un poste d'honneur.
Si l'on veut vraiment comprendre la pensée historique
contemporaine, cette pénétration féconde jusqu'à un certain point

* M. CL Uscatescu, Professeur à l'Université cle Madrid, est aujourd'hui


l'un des grands historiens de la culture. Il nous fait l'honneur cle nous donner cet
article, rédigé en Français. Nous l'en remercions vivement. N. D. L. R.
A( ILAI.IIK KT l'KRKNMTK 1)1". VICO 361

d'une conception chrétienne, dynamique de l'histoire, dans


notre philosophie de l'histoire, ses lointaines implications
jusqu'en celles où s'inscrivent des conceptions cycliques comme
celle de Nietzsche et celle de Spengler, ou matérialiste
dialectique, comme celle de Marx qui paraissent si éloignées du
christianisme lui-même, il est indispensable d'établir les points
essentiels à une idée chrétienne de l'histoire que l'œuvre de Vico
incarne de façon substantielle et fascinante en raison de la
fraîcheur et de l'actualité qu'elle offre. En effet, cette conception
chrétienne est la seule qui s'efforce de donner un sens, une
signification à l'histoire, un sens qui ne comporte pas décadence et
chute, mais plénitude, établissant un nœud intime entre temps et
éternité, sans lequel aucun sens ne serait concevable. « II est
important de constater », écrit Jean Daniélou dans Le mystère du
salut des nations, « non seulement que le christianisme est une
religion qui laisse à l'Histoire sa part, mais qu'elle est la seule qui
conçoive les choses dans une perspective historique au sens
rigoureux du terme — en ce sens que le christianisme est la seule
religion dans laquelle l'Histoire possède une signification. Dans
la plupart des autres religions, le temps, qui est l'ordre des
réalités selon lequel se développe l'Histoire, est considéré presque
toujours comme dégradation en face de la Vérité qu'est
l'Éternité ». Pour Hegel, la justification de Dieu dans l'Histoire
consiste dans le fait de reconnaître que l'Histoire universelle est le
cours évolutif et la réalisation de l'Esprit entrevue sous le
spectacle changeant des événements. Pour la philosophie chrétienne
de l'Histoire, il s'agit d'une lutte continue, sans pause, entre un
principe éternel et un principe temporel, avec, au cœur du
processus historique, ce qui veut dire à l'intérieur du temps lui-
même, la victoire de l'Éternité. Il y a entre le temps et l'éternité
une opposition irréductible. Le processus historique universel se
réalise dans le temps, mais sa genèse se trouve dans l'éternité, si
bien que l'éternité est la cause essentielle de tous les phénomènes
de notre réalité universelle. Notre temps, qui se confond avec
notre processus universel, est au fond un éon, un fragment de
l'existence éternelle vivifiée par le dynamisme de l'éternité. Pour
la conception eschatologique, le temps historique se meut, en un
certain sens, dans des limites semblables à celles du temps
primordial selon l'interprétation existentialiste. Et la trajectoire
passé-présent-avenir nous rappelle, en son intime
indifférenciation, la formule de Heidegger du Gewesend-Gegenwàrtig-Zukunft.
L'histoire est ainsi une compénétration entre l'éternel et le
temporel, mais en même temps un tragique antagonisme entre ces
deux catégories fondamentales. La victoire de l'éternel repré-
362 GEORGE USCATFSCU

sente la victoire de la vie sur la mort. Le temps historique a une


signification ontologique dans la mesure où l'histoire a son
fondement dans un principe éternel. La réalité historique est donc
non pas une réalité fragmentaire, mais une forme intégrale,
concrète, de l'existence, centrée sur le problème du destin de
l'homme. C'est une réalité essentiellement spirituelle; c'est
pourquoi l'événement historique est essentiel à l'homme. La
réalité historique est une réalité ontologique, nouménale, une
révélation du destin de l'homme et du destin universel. Dans la
compréhension que nous offre de l'histoire l'eschatologie chrétienne
et, pour une bonne part, la philosophie de l'histoire de notre
temps, nous trouvons une profonde compénétration entre
Métaphysique et Histoire, entre le destin métaphysique et le
destin historique de l'homme en même temps qu'une authentique
ontologie de l'existence historique. C'est là une conception qui se
base sur l'idée essentielle de la liberté et qui n'admet l'idée de
progrès que comme principe spirituel. Métaphysique, ontologie
et principe de la liberté en acte se trouvent étroitement associés
dans la conception chrétienne ontologique de l'Histoire.
Et c'est bien là le cadre nécessaire pour procéder à une
véritable actualisation de la pensée historique de Vico. En effet, si
l'on veut penser l'histoire dans la perspective de Vico, il faut la
penser en son sens actuel, selon son dynamisme propre, en sa
signification chrétienne. Dans l'aventure où l'esprit
contemporain est engagé, une aventure autour de laquelle Histoire et
Philosophie réalisent une seconde fusion supérieure — mais qui est
aussi une aventure de crise représentée par la crise de l'histori-
cisme — la présence de cette conception de l'histoire chrétienne,
conception inégalablement précieuse, est implicite jusque dans
des conceptions historiques contraires au christianisme. Elle
s'avère féconde à travers un processus de vaste pénétration,
comme le soulignait Lôwith; mais il s'agit aussi d'une présence
concrète dans la philosophie contemporaine. Significative est à ce
point de vue, la fortune de Vico dans la philosophie de notre
temps. Ce Vico auquel ont rendu son actualité des philosophes
tels que Giovanni Gentile, Benedetto Croce, Laurent Giusso et,
j'ajouterai, l'historiographie allemande moderne, c'est bien
surtout ce Vico là qui surgit parmi nous dans sa pleine stature, plus
que tout autre, actuel. A cet événement nous nous sommes référé
amplement dans notre ouvrage : G. B. Vico y el mundo historico
(1956), dans un chapitre dont le titre était justement : «
L'actualité de Vico ». F. Meinecke plaçait Vico parmi les précurseurs de
l'historicisme ; mais il ne s'est pas rendu compte à quel point la
philosophie vichienne de l'histoire était capable de survivre à la
ACTL'AUTK F.T l'KRKNNITK I)K VICO 363

crise et à la chute de cet historicisme. Et ceci parce que — Mei-


necke d'ailleurs l'observait lui-même — Vico avait acquis la
certitude «d'avoir arraché à Dieu le secret de l'Histoire». C'est
à cette foi passionnante que tient la permanente jeunesse et
l'actualité de Vico. Ses découvertes sont en effet, pour une
grande part, le patrimoine de l 'historicisme. Meinecke se réfère à
plusieurs d'entre elles, surtout à sa conception cyclique, alors si
nouvelle, car elle ne se limite pas à celle de Polybe et des anciens ;
elle ne comprend pas de simples formules politiques, mais
renferme aussi des formules culturelles qui animent et meuvent la
vie historique. Vico est surtout le premier de tous et, comme tel,
le premier « historiciste », qui considère l'Histoire de l'Humanité
en termes universels, « s'articulant en nations et peuples »,
pénétrant en profondeur "jusqu'à la racine des événements. Giusso,
pour sa part, voit en Vico un penseur « baroque » qui découvre et
parcourt un monde inconnu : le monde de l'imaginaire et des
valeurs propres à l'existence primitive de l'homme. Mais la
vision du monde primitif dans l'esprit de Vico est plus
qu'une « théophanie utilitaire » dessinée sur le modèle de celle de
Lucrèce, dont ce même Giusso a trop modestement esquissé le
profil. Ce monde de la sagesse poétique est la clef qui nous ouvre
à la compréhension du phénomène historique, ce même conatus
qui joue un rôle décisif dans la métaphysique vichienne. A ce
monde Vico accorde une importance supérieure, révélatrice en
face du monde dominé par la sagesse philosophique de la raison.
C'est pourquoi on ne peut voir seulement en lui un précurseur de
l'historicisme. Nous savons à quel point, durant la phase
glorieuse de l'historicisme, pèsent les idées de Hegel dont toute la
pensée est centrée sur une soi-disant « rationalité de l'histoire ».
Or, Vico, en plein jaillissement de l'enthousiasme romantique,
continue à être un miracle; il nous découvre le monde encore
vierge de la fantaisie primitive, grâce à lui un post-historicisme
affirme son actualité : dans le triomphe de la « raison
historique », il discerne ce que verra, avec une intuition sûre, Ortega,
ce philosophe pourtant étranger aux thèses historicistes : la
plénitude de l'homme qui n'a pas une « nature », mais une «
histoire ».
Vico survit à l'historicisme pour trois motifs différents, ignorés
jusqu'à ce jour : ils assurent son actualité et rendent féconde sa
critique de l'historicisme, une espèce de critique effectuée « ante
litteram ». Par critique féconde de l'historicisme, il ne faut pas
entendre — je crois nécessaire de le préciser — une négation de
cet historicisme ; ses erreurs ne doivent pas en effet nous faire
oublier que, grâce à lui et pour la première fois une conception
364 (,I,()R(,I. LSCAII.SCL

s'est affirmée qui confère à l'homme sa place dans l'univers ; et la


vraie valeur de l'homme est apparue : il ne possède pas une
nature, mais une histoire. Mais le tragique destin de ses idées
leur a interdit d'exercer le magistère suprême qui leur était dû
dans la vie de l'esprit de ces derniers siècles ultimes. Ce
magistère suprême, c'est justement l'historicisme qui l'a exercé, un
historicisme qui a culminé avec Dilthey et dans le triomphe de la
raison historique. Les erreurs de l'historicisme n'en subsistent
pas moins, si bien qu'une critique de cet historicisme s'impose.
Et ce pour trois raisons essentielles : d'abord parce qu'il se
confine, en définitive, en une conception cyclique de la vie
historique ; en second lieu, parce que les conséquences de son
rationalisme inévitable et étroit contaminent sa conception de l'homme
primitif et nous masquent la grande importance de cet homme
primitif dans le développement historique; enfin parce qu'un
pessimisme et un déterminisme culturel réduisent la contribution
de ses plus illustres représentants.
Une possibilité de rompre, dans le cadre d'une conception
moderne, une vision cyclique, fermée, de l'Histoire; — une
possibilité de vivre avec une fébrile intensité et de saisir, en ce qu'il y
a en elle de plus profond, de plus essentiel, cette émouvante
réalité qu'est l'homme primitif en tant qu'être historique; — une
possibilité enfin de s'élever, en une synthèse supérieure, au-delà
de l'opposition entre pessimisme et optimisme concernant la
culture, conséquence inévitable d'un déterminisme historique et
culturel : voici l'apport, pour les générations qui sont venues
après l'historicisme, que représente le magistère exemplaire de
Vico. Son ontologie historique surgit en une situation semblable
à celle durant laquelle naît la critique de la raison historique de
Dilthey. Vico s'étant trouvé en face d'une crise du droit naturel,
crise de la raison naturelle, ce fut l'ultime crise du cartésianisme,
combattue par ce même Vico dès sa première annonce : celle à
laquelle Dilthey doit faire face, c'est celle de la raison historique.
Vico, pour sa part, a réussi à intégrer tout le monde culturel,
ainsi que l'observe Giusso, dans une grande fresque architecto-
nique de l'ordre providentiel infini. Or, cette sublime intégration
de tout un monde culturel, notre époque aussi cherche
fébrilement à la réaliser. Si cette intégration échouait, un des plus
nobles efforts spirituels de notre monde aurait le destin tragique
d'une victoire sans ailes. J.-B. Vico, cet illuminé, cet halluciné
du Midi méditerranéen, obtint cette intégration sublime, cette
synthèse féconde, en un temps peut-être moins intéressant,
moins agité, moins fébrile que le nôtre. C'est pourquoi Vico, le
précurseur, doit devenir le compagnon de route et le maître que,
patiemment, depuis si longtemps, on attendait.
AOTIAUTK KT l'KRKNNI'I'K 1)K VICK) 365

Sa « Scienza nuova », sa science de l'homme engagé dans


l'histoire, conserve sa nouveauté et sa fraîcheur, même après
l'expérience historiciste, si agitée. Car son regard aigu sur l'histoire,
s'il précède celui de l'historicisme, illumine des voies qui vont
bien au-delà de l'horizon de l'historicisme. C'est pourquoi la
philosophie allemande contemporaine de l'histoire se retrouve
engagée dans ses préoccupations authentiques, non plus avec
Hegel, avec Dilthey et dans l'historicisme, moins encore dans le
matérialisme de Marx, mais dans l'ontologisme sociologique de
Weber et surtout sur la route plus vraie suivie par Vico. En 1946
Vincenz Rùfner consacrait à La Philosophie de l'Histoire de
J. -B. Vico une très belle étude qui prolongeait celle de Peters et de
l'école de Kurt Breysig. Théodore Litt affirme l'historicité de
l'homme dans une vaste théorie de la connaissance historique, en
situant dans l'histoire le problème de la vérité et celui de la faute.
A son tour Hans Jùrgen Baden établit une connexion profonde
entre l'homme et l'histoire : « II n'existe », affirme-t-il, « ni
homme en dehors du sens de l'histoire, ni histoire humaine sans
la présence valorisante de l'homme. Homme et histoire : voilà
bien un nœud métaphysique; qui le rompt se rend coupable. »
Entre l'histoire et l'anthropologie s'établit ainsi une relation
intime. L'homme n'acquiert ses authentiques dimensions qu'en
tant qu'être historique. L'histoire nous enseigne à connaître
l'homme et l'homme nous enseigne à connaître l'histoire. Dans
l'histoire, l'homme parvient à s'objectiver en ses innombrables
possibilités. Ce n'est que dans le cadre de l'histoire qu'on peut
établir une typologie humaine conforme à la substance éternelle
de l'homme, qui correspond exactement, ainsi que l'affirme
Hans Jùrgen Baden, au « sens commun » vichien.
Le problème de l'homme dans l'histoire a provoqué dans notre
après-guerre en Allemagne une masse d'études et de recherches
où l'empreinte de Vico est évidente. Nous nous limiterons à
rappeler les travaux de Gerhardt Krùger, de Heinz Heimsoeth,
d'Erik Rothaker, de Gerhardt Hildmann, de Rudolph Graber,
outre Theodor Litt que nous avons déjà cité; et nous pourrions
indéfiniment continuer (cf. la Bibliographie de G. Uscatescu :
G. B. Vico y el mundo historico , Madrid, 1956).
L'anthropologie vichienne, considérée concrètement en sa
manière générale de fixer la typologie culturelle de l'homme
durant les différentes époques constitue la voie la plus sûre pour
la compréhension et l'actualisation de la philosophie vichienne de
l'histoire, de la conception centrale de Vico concernant l'histoire
telle qu'elle se déroule dans la Scienza nuova. Chez Platon le cadre,
c'était l'utopie ; chez Vico, c'est l'Histoire. Les deux philosophes
366 GEORGE USCATKSOU

sont de ce fait aussi vivants dans l'ambiance de notre temps où


Utopie et Histoire se présentent en l'intimité de leur fraternel
destin.
Avec Vico, une théorie de la connaissance dans le seul cadre de
l'Histoire est possible. Et ainsi l'homme se convertit au centre de
la Science Nouvelle.
Nous trouvons la présence de Vico tout aussi vivante dans la
philosophie italienne contemporaine. Histoire et Philosophie
actualisent, en leurs intimes rapports, la meilleure part des idées
de Vico. C'est ce qu'il advient dans l'historicisme de Croce. A
cela l'on doit la noble compréhension qu'ont eue de Vico et de sa
philosophie Giovanni Gentile, Lorenzo Giusso et Antonio Banfi.
Un interprète de Croce, Alfredo Parente, voit dans le problème
de l'histoire conçue en termes historicistes tout le problème de la
philosophie de l'histoire de Croce, laquelle, si elle se déplace sur
la ligne de Hegel et de l'hégélianisme, n'en actualise pas moins
en même temps certaines des idées fondamentales de Vico. Selon
Croce, la connaissance historique est à la cime que peut atteindre
l'esprit humain. Rappelons ici que, selon Vico, la connaissance
historique serait l'unique forme de connaissance et que l'unique
réalité que l'esprit humain peut atteindre et comprendre est la
réalité historique. L'immanentisme de Croce ne l'empêche pas
de se rendre compte, dans la compréhension du phénomène
historique, de l'importance de la conversion et de la réciprocité du
verum dans le factum (verum et factum convertuntur), telles que Vico
les présente, ni d'affirmer que les catégories de l'esprit sont
identiques aux puissances du faire. Selon Croce, pensée, action et
connaissance ne sont pas des activités isolées, et, moins encore,
contradictoires; l'Histoire est un processus continuel du monde
de la pensée, quelque chose au sein de quoi pensée et
connaissance se redoublent exhaustivement. Dans l'historicisme crocien
se réalise ainsi une espèce de réduction de la philosophie à la
méthodologie de l'histoire qui porte à ses ultimes conséquences la
synthèse kantienne du sensible et de l'intelligible et renouvelle la
conversion du verum dans le factum de Vico. En même temps,
cette identité entre philosophie et histoire, leitmotiv du système
philosophique de Croce, rappelle sous bien des aspects le nœud
entre philologie et philosophie qui a également chez Vico le
caractère d'un leitmotiv. C'est dans la foulée de Vico que Croce
définit l'Histoire comme histoire de la liberté. Affirmation celle-
ci, caractéristique de l'actuelle philosophie de l'histoire, inspirée
ou motivée par le christianisme et ses expériences spirituelles,
comme le démontre, parmi d'autres, l'œuvre de Berdiaef et de
Toynbee.
ACTL'AUTK Kl l'F.RKNMTK 1)1. YICO 367

La présence de Vico dans toute l'œuvre de Gentile, ce serait là


le thème d'une importante méditation, car Gentile est de tous
celui qui a le plus actualisé la métaphysique vichienne. Mais
pour ce qui nous intéresse ici, dans le cadre des liens profonds qui
unissent Philosophie et Histoire, l'œuvre de Gentile ressent, plus
que tout autre, la mystérieuse influence des idées de Vico. Tout
jeune encore, bien avant d'affronter les problèmes très suggestifs
de la métaphysique vichienne, G. Gentile, dans ses
remarquables essais sur la « philosophie de Marx », explique la
structure du marxisme dans la meilleure et plus authentique tradition
vichienne. Gentile n'ignorait pas que Marx connaissait les idées
de Vico. A travers la formule vichienne : verum etfactum convertun-
tur, il s'expliquait, dès cette époque, la doctrine marxiste de la
praxis et il formulait pour lui-même une très belle ontologie de
l'Être social qui devait atteindre ses plus hauts sommets, un
demi-siècle plus tard, dans la philosophie proprement gentilienne
avec l'œuvre capitale : Genèse et structure de la Société.
Un exemple, parmi bien d'autres, sur l'influence de Vico, ce
serait sans aucun doute, la doctrine gentilienne de la Société et de
l'État. Platonicienne en son cadre général, cette doctrine est
construite en ses dimensions concrètes selon les normes de Vico.
Comme Vico, Gentile s'élève à une compréhension intégrale des
modes selon lesquels l'apparence se manifeste et du
développement dynamique des termes historiques. Le « salut du genre
humain », Vico le configure dans le cadre de l'Histoire et dans le
cercle de l'Etat idéal, la « monarchie la plus parfaite » sur le
modèle de l'État platonicien. Mais l'État idéal de Vico est
supérieur à celui de Platon. Il n'est pas l'État abstrait, mais reste
inclus dans le cours historique, le développement de l'humanité à
travers les phases successives de son devenir. L'État de Vico
contient l'humanité toute entière, respublica generis humani, magna gène -
ris humani civitas, Repubblica universale. C'est un État qui se
confond avec le monde des nations, avec l'Histoire, une Histoire
idéale, typique, une « histoire historique », comme disait Croce.
De ce Vico là, celui du monde des nations et de l'État idéal,
Gentile parle en termes pathétiques dans le Discours qu'il prononça
pour le second centenaire de sa mort (19 mars 1944) : « II
apparut tel une oasis dans le désert, un miracle dans le siècle des
rationalistes et des mathématiciens; singulier, unique en son temps,
détaché de son plus proche passé comme du temps qui le suit ; ce
ne fut que plus tard, beaucoup plus tard, que les historiens
s'aperçurent qu'il leur fallait revenir à lui pour le continuer. »
Gentile se sentait profondément attiré vers ce Vico de l'Histoire
idéale éternelle « où la succession est contractée dans l'imma-
368 GKORGK USCAÏKSCU

nente vue de l'esprit » comme le fascinait, dans la période initiale


de la genèse de l'actualisme, cet autre Vico, celui de la
métaphysique et de la gnoséologie de la Renaissance.
Soixante-dix ans avant la Critique de la Raison pure, Vico nous
offre sa fameuse formule : verum et factura convertuntur , entendant
par là que « la vérité n'est pas découverte, mais faite par nous;
c'est-à-dire que le vrai ne précède pas l'esprit, mais le monde
qu'il crée comme règne de l'esprit... l'État, l'histoire qui devient
intelligible à partir du moment où elle est comprise comme
œuvre de l'homme ». Il est très significatif que Gentile se
rapproche de Vico, philosophe de l'Histoire et théoricien de l'Etat
idéal, en pleine gestation de sa propre théorie de l'État, c'est-à-
dire dans la phase ultime de sa pensée, celle de la Genèse et Structure
de la Société, qui nous révèle un vrai Gentile, philosophe de
l'Histoire. C'est de ce Gentile là que s'est occupé Felice Battaglia dans
un ouvrage occasionnel. Mais immenses sont les problèmes que
pose un tel livre, très vastes et toujours actuels. Ses idées sur
l'État intéressent la philosophie de l'histoire plus que la théorie
de la politique ou la sociologie. Qui veut comprendre l'essence et
le destin de l'État moderne ne peut ignorer ces idées. Selon
Gentile, l'État contemporain, en sa projection idéale, s'offre à nous
comme l'État du devenir permanent — tout le contraire donc
d'un simple Léviathan ou d'une fiction intellectuelle. Gentile
revendique l'unité substantielle de la convivence humaine. Son
État n'est pas l'État du droit, mais bien l'État éthique qui exclut
quelque atomisme social et politique qui soit, repousse le
matérialisme qui revendique pour lui le sentiment de la communauté.
L'Etat est l'individu lui-même en son universalité. L'Etat posé
comme radicale éthicité, telle est la solution idéale de la tragédie du
pouvoir. Mais en formulant la nécessité de concevoir l'État sur
les bases de l'Éthique, Gentile ne préconise pas, pour autant,
l'existence d'un État parfait. Déjà Vico avait prévu le paradoxe
de la mort de l'État, présenté l'idée même de la décadence à
travers la constitution de l'État le plus parfait. « Éternelle
autocritique, éternelle révolution ». Telle est l'histoire de l'État, selon
Gentile, formulée par lui en termes vichiens dans l'esprit de
notre temps.
La philosophie d'Armando Carlini parvient elle aus^i à sa
plénitude en s'exprimant dans une philosophie de l'histoire. Moins
explicite, la présence de Vico n'est toutefois pas moins évidente
dans le spiritualisme et dans le problématisme de Carlini. En
définitive, l'homme de Carlini, l'homme chez qui priment
l'intériorité et la valeur, qui se libère du monde dans lequel il est
immergé, cet homme est Histoire, réalité concrète et dynamique,
en tant qu'il est pénétré de spiritualité. La « corporéité », le nœud
ACTIAUTK Kl l'KRKNNH K DE VICO 369

entre le monde et la spiritualité créatrice est, pour Carlini, en un


sens général, historicité. L'histoire a, selon lui, un fondement
existentiel plus qu'ontologique. Le moment capital pour
l'existence comme acte et comme personne, le moment où elle s'éveille
du songe transcendantal, le moment de la médiation révélatrice
au cours duquel il émerge à l'existence autonome, le moment où
prend corps le mythe du réalisme, est, en même temps, en
termes de corporéité, la base de notre historicité. Grâce au mythe
du réalisme, l'homme intérieur [que nous sommes] se jette dans le
monde, vit dans le monde, et trouve dans le monde sa propre
libération et les fondements de sa propre plénitude. En réalité le
songe transcendantal se prolonge en un authentique songe du
réel. Selon Heidegger, le monde de l'expérience sensible ne
présente pas une authentique autonomie. Pour lui, ce monde est
inauthentique et banal comme dépourvu d'authenticité et banale
est l'historicité même de l'homme. Carlini, au contraire fait de
ce monde, de l'être même — dans -le -monde une expérience
historique chargée de significations. La médiation de l'homme rend
possible l'authenticité de l'expérience historique. Une
métaphysique de l'existence historique, voilà comment peut être définie la
philosophie de l'histoire de Carlini, qui est le point culminant de sa
philosophie. Et, par cet ultime épanouissement, elle rappelle elle
aussi ce que nous avons appelé le magistère exemplaire de Vico.
« N'est philosophe de l'histoire », écrivait Carlini dans son livre
Délia vita dello spirito al mito del realismo (Sansoni, 1959, p. 140),
« que celui qui, dans les faits humains, pense cette activité de
l'esprit qui crée l'histoire elle-même ». « Phénoménisme et
relativisme, humanisme et historicisme, sont d'accord pour déclarer
que la réalité n'a pas besoin d'un éléphant pour la porter et la
soutenir; le monde — la pensée du monde — repose et se meut à
l'intérieur de lui-même. » II est vraiment difficile d'exprimer en
termes plus vichiens le sens moderne et actuel de l'histoire.
Si l'on met de côté le phénomène qui s'impose de lui-même
que l'Histoire, comme phénomène spirituel, s'offre à nous en
son plein épanouissement et à son plus haut sommet, dans la
philosophie contemporaine, phénomène qui trouve dans la
modernité de la pensée de Vico son principe et ses plus riches solutions
internes, un fait mérite d'attirer l'attention : c'est que, dans la
conception même de la nouvelle historiographie, la philosophie
de l'Histoire est venue depuis longtemps occuper un poste de
grande importance. La distinction entre historiographie et
philosophie de l'histoire est en train de perdre ses dimensions rigides
classiques. Les œuvres où est présentée une vision totale de
l'Histoire, comme celles de Spengler et de Toynbee, ou celles qui
pénètrent dans le processus historique interprété comme esprit ou
370 GEORGF, USCATKSGU

comme libeité, comme dynamisme et fin — celle de Berdiaef par


exemple — dominent les préoccupations intellectuelles de notre
temps. Selon SpengleT, la philosophie de l'Histoire est, en
réalité, une philosophie et une morphologie de la culture; les
symboles primaires et l'idée du Destin y tiennent une place très
prédominante ; mais une conception cyclique n'exclut pas l'idée du
dynamisme et du processus historique. A la « Kultur » Toynbee
substitue, dans le dynamisme historique, la civilisation ; plus
précisément vingt et une civilisations qui sont la base d'un
monument de dix grands ouvrages (Study oj History) ; tous ces ouvrages
nous orientent vers une palingénèsie, qui est un retour au
processus des origines ; cette éternelle mélodie de l'histoire rappelle, par
beaucoup de ses aspects celle de Vico. L'idée centrale de
Toynbee et de sa propre philosophie de l'Histoire est celle des
« champs historiques intelligibles » et des liens étroits entre les
civilisations dans le temps et dans l'espace, véritables nœuds
ontologiques du processus historique lui-même. Dans la dernière
partie de son œuvre si vaste, Toynbee ébauche le thème,
suggestif et aux profondes implications, d'une ontologie de l'histoire. Et
dans cette interprétation, ontologie et existence historique
participent d'un destin commun. Un sens supérieur de l'histoire
anime les événements historiques. Toynbee veut rejoindre, au
terme de ce grand effort, un des plus puissants de notre temps,
malgré des erreurs d'évaluation et de prospective, ceux qui, au
cours de tous les temps, ont voulu percevoir dans l'Histoire un
ultime sens poétique et une épiphanie de Dieu. Et c'est là une
image de l'Histoire conçue à la façon de Vico.
Tout particulier est le sentiment qu'éprouve Berdiaef face à
l'histoire; un sentiment de révolte, comme celui de Nietzsche,
comme celui du nihilisme contemporain, comme la rébellion
contre la théorie d'une Histoire objective, symbole du moderne
Léviathan. « Mon sentiment de l'Histoire », écrit Berdiaef, « est
empreint d'amertume ». La plénitude, ce philosophe de l'histoire
la cherche au-delà de l'Histoire. Et ne va-t-il pas, idéalement
sans doute, au-delà de l'Histoire, le philosophe de l'histoire
idéale éternelle, Vico? — La conception de l'histoire de Berdiaef
est eschatologique et spiritualiste. Mais son inspiration eschatolo-
gique, le sentiment que lui inspire la catastrophe finale qui est au
centre de son œuvre ne s'inspirent pas de l'Apocalypse, mais du
sentiment pur d'un christianisme ascétique. Son eschatologisme
est de nature tragique, il a des implications gnoséologiques et
symboliques; il est intimement uni au problème de la mort. Mais
si l'Histoire est chute, elle n'en possède pas moins un sens et une
fin. Le sens de l'Histoire se trouve « au-delà de ses limites et
implique sa propre fin. L'Histoire a un sens parce qu'elle a une
ACTUALITÉ F.T PFRI.NNITF. l)F VICO 371

fin. Sans cette fin, elle serait absurde. Absurde serait un progrès
indéfini. C'est pourquoi une véritable philosophie de l'Histoire
est une philosophie de l'histoire eschatologique.. . Il existe une-
eschatologie et une apocalypse personnelles et une eschatologie et
une apocalypse historiques. J 'ai toujours pensé que ces deux
apocalypses étaient intimement unies ». Avec la mort du temps le
temps cosmique, historique, objectivité, le monde s'évanouit :
alors le temps existentiel triomphe. La fin n'aura pas lieu dans le
futur, mais dans notre temps. Elle est toujours proche de nous,
sur le plan existentiel. La disparition du temps historique et
l'avènement du temps existentiel, c'est l'issue, la solution de
l'Histoire même. Ainsi l'Histoire représente le triomphe de la
liberté, de l'esprit, du règne de Dieu sur celui de César. Berdiaef
propose une conception eschatologique de caractère humaniste,
un eschatologisme actif et créateur. La philosophie de l'Histoire
est, en même temps, une philosophie de la liberté ci une philosophie
de l'esprit.
En définitive, la philosophie de l'Histoire participe
aujourd'hui à un destin ambivalent. Elle revendique l'histoire en
termes de liberté et d'esprit, elle se présente comme une
philosophie de l'esprit et une philosophie de la liberté. Ainsi se réalise
une synthèse supérieure, mais en même temps paradoxale. Le
paradoxe réside dans l'exaltation même de l'histoire. Et, à partir
de ce moment, l'histoire tombe de la domination de la liberté
sous celle de la nécessité. La tyrannie se soumet l'Esprit. Tout le
nihilisme de l'époque contemporaine participe de ce caractère
ambivalent de la philosophie de l'Histoire l'exprime. Arrivée
ainsi à son point culminant, au stade de l'extase (ou ex-stase ?), la
philosophie de l'Histoire subit une crise qui lui est propre, une
crise totale. De telle façon qu'en elle, en sa plénitude coïncidant
avec sa chute, dans son champ si vaste d'irradiation spirituelle,
nous retrouvons notre propre drame et la projection de notre
propre destin en ces temps qui sont les nôtres, où l'on est arrivé à
cette conclusion que l'homme en soi et l'humanisme sont le mal
de l'âge moderne. Et c'est bien là un champ de contradictions,
où nous sentons la présence renouvelée de Vico ; et nous ne la
sentons pas seulement comme celle d'un lointain précurseur,
mais comme celle, permanente, d'un ami fort et sûr qui nous
servira de guide pour avancer dans une nouvelle route de lumière et
de clarté : oui, ce guide est un de nos contemporains, un
authentique contemporain capable d'illuminer avec ses intuitions notre
obscur avenir. C'est là que se trouve la vraie, la sublime
grandeur de J.-B. Vico.
George Uscatt.scu.

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