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(Requête no 12267/16)
ARRÊT
STRASBOURG
28 février 2019
DÉFINITIF
28/05/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut
subir des retouches de forme.
ARRÊT KHAN c. FRANCE 1
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12267/16) dirigée
contre la République française et dont un ressortissant afghan, M. Jamil
Khan (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 mars 2016 en vertu de
l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Mes L. Crusoé et O. Boisin, avocats
exerçant respectivement à Paris et à Desvres. Le gouvernement français
(« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune,
directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires
étrangères.
3. Le requérant allègue en particulier qu’il y a eu en sa cause violation
de l’article 3 de la Convention en raison, d’une part, des modalités de sa
prise en charge par les autorités françaises avant et après le démantèlement
de la zone Sud de la « lande » de Calais et, d’autre part, des conséquences
de ce démantèlement sur sa situation, eu égard à sa qualité de migrant
mineur non-accompagné et à l’état d’extrême vulnérabilité qui en résultait.
4. Le 2 mars 2016, alors que les opérations de démantèlement étaient en
cours, quinze mineurs isolés étrangers, dont le requérant, ainsi que deux
organisations non gouvernementales, ont déposé une demande d’application
de l’article 39 du règlement de la Cour. Ils demandaient notamment que la
décision d’évacuation soit suspendue et que l’État précise les mesures prises
pour l’accompagnement et le relogement des personnes expulsées. Le
3 mars 2016, la Cour a décidé de suspendre l’examen de l’article 39 du
règlement jusqu’à la réception d’informations complémentaires de la part du
Gouvernement et du représentant des requérants. Le 9 mars 2016, après
réception des réponses des parties, la Cour a décidé de ne pas indiquer au
2 ARRÊT KHAN c. FRANCE
EN FAIT
A. Le contexte de l’affaire
d’urgence des moins de quinze ans durant au maximum huit jours, en vue
de l’examen de leur situation et de leur orientation vers le lieu le plus
adéquat. Il juge toutefois ce dispositif inadapté, les mineurs concernés
refusant souvent de s’y rendre en raison de son éloignement de la lande et
de leur souhait de rejoindre l’Angleterre. Il fait le même constat quant aux
mineurs isolés étrangers de plus de quinze ans, leur accueil étant prévu dans
un centre de trente places situé à 45 kms de Calais. Le rapport souligne par
ailleurs que les mineurs isolés étrangers non pris en charge se trouvaient
livrés à eux-mêmes, et fait état du développement de comportements à
risque chez les adolescents liés principalement à une alcoolisation
croissante.
11. (...) en revanche, (...) il résulte, tout d’abord, de l’instruction que le centre Jules
Ferry ne met à la disposition des migrants, de 10 heures 30 à 19 heures 30, que quatre
points d’eau, soixante douches, cinquante toilettes, dont dix pour les femmes, ainsi
que des bacs à laver ; (...) ne sont, en outre, implantés, sur la lande que quatre points
d’eau, dont trois comportant cinq robinets, soixante-six latrines et que vingt-deux
autres latrines n’ont été ajoutées que tout récemment en exécution de l’ordonnance
attaquée ; (...) la distance pour accéder à ces installations peut atteindre deux
kilomètres ; (...) l’accès à l’eau potable et aux toilettes est, dans ces conditions,
manifestement insuffisant ;
12. (...) il résulte également de l’instruction qu’aucun ramassage des ordures n’est
réalisé à l’intérieur du site, que les cinq bennes à ordures installées à la périphérie du
site ne sont pas utilisées en raison de leur éloignement, que les occupants du site ont
créé des points de collecte matérialisés par des trous creusés à une profondeur de un
mètre, dans lesquels les déchets sont brulés, dégageant ainsi des fumées et des odeurs
nauséabondes, que le site est envahi par les rats et, enfin, que ni les eaux usées ni les
excréments des « toilettes sauvages » ne sont évacués ; que, même si des bennes à
ordures ont été ajoutées et des ramassages supplémentaires effectués depuis
l’intervention de l’ordonnance attaquée, les migrants vivant sur le site de la lande sont
ainsi exposés à des risques élevés d’insalubrité ;
13. (...) il est constant, enfin, que les véhicules d’urgence, d’incendie et de secours
ne peuvent pas circuler à l’intérieur du site en l’absence de l’aménagement de toute
voirie, même sommaire, compte tenu de la prolifération anarchique des tentes et abris
divers ;
14. (...) les conditions de vie rappelées ci-dessus font apparaître que la prise en
compte par les autorités publiques des besoins élémentaires des migrants vivant sur le
site en ce qui concerne leur hygiène et leur alimentation en eau potable demeure
manifestement insuffisante et révèle une carence de nature à exposer ces personnes,
de manière caractérisée, à des traitements inhumains ou dégradants, portant ainsi une
atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ; que, par suite,
c’est à bon droit que le juge des référés du tribunal administratif de Lille a enjoint à
l’État, dès lors que les mesures à prendre pour faire face à l’afflux massif de migrants
en provenance de l’ensemble du territoire national sur le site de la lande excèdent les
pouvoirs de police générale du maire de la commune, et, dans la mesure où son
intervention serait requise, en sa qualité de propriétaire de certains des immeubles
concernés et en vertu des conventions passées avec l’État, pour permettre la mise en
œuvre des injonctions ordonnées, à la commune de Calais, de créer sur le site de la
lande dix points d’eau supplémentaires comportant chacun cinq robinets, cinquante
latrines à fosse ou cuve étanche compte tenu de la nature sablonneuse du terrain
d’assiette du camp, de mettre en place un dispositif de collecte des ordures avec
l’installation de conteneurs-poubelles mobiles de grande capacité à l’intérieur du site
et/ou de bennes supplémentaires, de procéder à un nettoyage du site et, enfin, de créer
un ou plusieurs accès à l’intérieur du camp pour permettre l’accès des services
d’urgence et le cas échéant le déplacement des conteneurs-poubelles, les mesures ainsi
prescrites devant connaître un début de réalisation dans un délai de huit jours, sous
astreinte pour chacune d’elles de 100 euros par jour de retard (...) »
16. Le Gouvernement indique que les équipements et les mesures
d’hygiène et de sécurité requis par le juge des référés furent intégralement
mis en œuvre. Le requérant indique de son côté qu’il résulte de la
recommandation générale du Défenseur des droits du 20 avril 2016
(paragraphe 39 ci-dessous) qu’un recensement des mineurs isolés a été
6 ARRÊT KHAN c. FRANCE
réalisé à partir du mois de janvier 2016, mais qu’il n’a pas été suivi de la
mise à l’abri effective des intéressés. Il précise qu’il ressort de ce même
document que le Conseil général s’est borné à organiser des maraudes
destinées à prendre contact avec les mineurs, lesquelles, composées de
personnes peu formées et dépourvues de traducteurs, n’ont pas permis de
préparer des démarches de placements. Il observe qu’en conséquence, le
contexte qui avait justifié l’intervention du juge administratif des référés en
novembre 2015 n’avait pas évolué en 2016 ; le nombre de mineurs isolés
étranger vivant sur le site de la lande dans des cabanes ou dans des tentes
avait en réalité augmenté.
(20 décembre 2016), le Défenseur des droits relève que les pouvoirs publics
se sont félicités d’avoir conduit une opération humanitaire de grande
envergure, en mettant à l’abri, à Calais et à Paris, plusieurs milliers de
personnes et plus de 1 700 mineurs non accompagnés en quelques jours, et
en multipliant les appels au Royaume-Uni afin qu’il prenne ses
responsabilités dans l’accueil de ces jeunes. Il déclare ne pas partager ce
satisfecit, et ne pas pouvoir souscrire à une vision sommaire des choses qui
tendrait à considérer que tout était préférable au maintien en bidonville,
notamment pour les mineurs. Il rappelle que les opérations d’évacuation
doivent être anticipées, préparées, coordonnées, pour éviter qu’elles ne
portent encore davantage atteinte aux droits fondamentaux des personnes
exilées. Il estime en particulier que l’intérêt des mineurs n’a pas fait l’objet
d’une priorité dans cette opération. Selon lui, les solutions mises en œuvre
par les autorités, même lorsqu’elles se présentaient comme humanitaires,
étaient davantage empreintes de considérations liées à la maîtrise des flux
migratoires qu’aux exigences du respect des droits fondamentaux des
intéressés.
D. La situation du requérant
Article L. 112-3
« La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins
fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif,
intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation,
dans le respect de ses droits.
Elle comprend des actions de prévention en faveur de l’enfant et de ses parents,
l’organisation du repérage et du traitement des situations de danger ou de risque de
danger pour l’enfant ainsi que les décisions administratives et judiciaires prises pour
sa protection. Une permanence téléphonique est assurée au sein des services
compétents.
Les modalités de mise en œuvre de ces décisions doivent être adaptées à chaque
situation et objectivées par des visites impératives au sein des lieux de vie de l’enfant,
en sa présence, et s’appuyer sur les ressources de la famille et l’environnement de
l’enfant. Elles impliquent la prise en compte des difficultés auxquelles les parents
peuvent être confrontés dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives et la mise
en œuvre d’actions de soutien adaptées en assurant, le cas échéant, une prise en charge
partielle ou totale de l’enfant. Dans tous les cas, l’enfant est associé aux décisions qui
le concernent selon son degré de maturité.
(...)
La protection de l’enfance a également pour but de prévenir les difficultés que
peuvent rencontrer les mineurs privés temporairement ou définitivement de la
protection de leur famille et d’assurer leur prise en charge.
(...) »
Article L. 112-4
« L’intérêt de l’enfant, la prise en compte de ses besoins fondamentaux, physiques,
intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect de ses droits doivent guider toutes
décisions le concernant. »
37. L’article 375 du code civil est rédigé comme suit :
« Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou
si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif,
intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative
peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de
l’un d’eux, de la personne ou du service à qui l’enfant a été confié ou du tuteur, du
mineur lui-même ou du ministère public. Dans les cas où le ministère public a été
avisé par le président du conseil départemental, il s’assure que la situation du mineur
entre dans le champ d’application de l’article L. 226-4 du code de l’action sociale et
des familles. Le juge peut se saisir d’office à titre exceptionnel (...) »
Article 2
« 1. Les États parties s’engagent à respecter les droits qui sont énoncés dans la
présente Convention et à les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction, sans
distinction aucune, indépendamment de toute considération de race, de couleur, de
sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre de l’enfant ou de ses parents
ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur
situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance ou de toute autre situation.
2. Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour que l’enfant soit
effectivement protégé contre toutes formes de discrimination ou de sanction motivées
par la situation juridique, les activités, les opinions déclarées ou les convictions de ses
parents, de ses représentants légaux ou des membres de sa famille. »
Article 3
« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des
institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités
administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une
considération primordiale.
2. Les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins
nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses
tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette
fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées.
3. Les États parties veillent à ce que le fonctionnement des institutions, services et
établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme
aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de
la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur
personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié. »
Article 20
« 1. Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu
familial, ou qui dans son propre intérêt ne peut être laissé dans ce milieu, a droit à une
protection et une aide spéciales de l’État.
2. Les États parties prévoient pour cet enfant une protection de remplacement
conforme à leur législation nationale.
3. Cette protection de remplacement peut notamment avoir la forme du placement
dans une famille, de la kafalah de droit islamique, de l’adoption ou, en cas de
nécessité, du placement dans un établissement pour enfants approprié. Dans le choix
entre ces solutions, il est dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité
dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et
linguistique. »
Article 22
« 1. Les États parties prennent les mesures appropriées pour qu’un enfant qui
cherche à obtenir le statut de réfugié ou qui est considéré comme réfugié en vertu des
règles et procédures du droit international ou national applicable, qu’il soit seul ou
accompagné de ses père et mère ou de toute autre personne, bénéficie de la protection
et de l’assistance humanitaire voulues pour lui permettre de jouir des droits que lui
reconnaissent la présente Convention et les autres instruments internationaux relatifs
aux droits de l’homme ou de caractère humanitaire auxquels lesdits États sont parties.
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2. À cette fin, les États parties collaborent, selon qu’ils le jugent nécessaire, à tous
les efforts faits par l’Organisation des Nations Unies et les autres organisations
intergouvernementales ou non gouvernementales compétentes collaborant avec
l’Organisation des Nations Unies pour protéger et aider les enfants qui se trouvent en
pareille situation et pour rechercher les père et mère ou autres membres de la famille
de tout enfant réfugié en vue d’obtenir les renseignements nécessaires pour le réunir à
sa famille. Lorsque ni le père, ni la mère, ni aucun autre membre de la famille ne peut
être retrouvé, l’enfant se voit accorder, selon les principes énoncés dans la présente
Convention, la même protection que tout autre enfant définitivement ou
temporairement privé de son milieu familial pour quelque raison que ce soit. »
EN DROIT
A. Sur la recevabilité
42. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies
de recours internes. Selon lui, il aurait dû saisir le juge administratif d’une
demande en référé-liberté (article L. 251-2 du code de justice
administrative) tendant à ce qu’il soit enjoint au conseil départemental de le
prendre en charge au titre de son droit à un hébergement d’urgence.
43. Le requérant souligne que l’obligation d’épuiser les voies de recours
internes se limite à celle de faire un usage normal des recours utiles et ne
vise à sanctionner que la non-utilisation d’un recours essentiel. Il ajoute
notamment qu’il a usé de la « procédure réellement adéquate » en saisissant
14 ARRÊT KHAN c. FRANCE
B. Sur le fond
2015. Informé que trois-cent-seize mineurs isolés avaient été identifiés sur
la lande au 5 janvier 2016, le Défenseur des droits s’est inquiété de
l’absence d’information concernant l’identification et le suivi de soixante-
dix-sept d’entre eux. Il ajoute que, le 23 février 2016, le comité des droits de
l’enfant de l’ONU s’est dit préoccupé par la situation précaire des enfants,
le refus des autorités de les enregistrer et l’insuffisance des ressources
allouées aux infrastructures et services. Il souligne par ailleurs que,
lorsqu’un mineur non accompagné est confié aux services de protection de
l’enfance par une décision judiciaire, le défaut d’exécution de cette décision
par les autorités vide le droit à la protection de sa substance.
57. Le Défenseur des droits constate par ailleurs que le droit à
l’éducation des mineurs isolés présents sur la lande de Calais était loin
d’être assuré, que peu d’entre eux étaient informés de leurs droits et
accompagnés dans leurs démarches en vue d’une réunification familiale, ces
dernières étant compliquées par le fait que le dépôt de demandes d’asile
était en pratique conditionné par leur prise en charge préalable par l’aide
sociale à l’enfance, ou même par leur placement sous tutelle.
58. Le Défenseur des droits signale qu’à la suite de l’évacuation de la
zone Sud de la lande en février 2016, les associations ont déploré la
disparition d’une centaine de mineurs non-accompagnés. Il indique que les
conditions de vie de ceux qui s’y trouvaient encore restaient préoccupantes :
les autorités ayant insuffisamment anticipé les conséquences de cette
opération sur la situation des mineurs non-accompagnés, nombre d’entre
eux, privés d’abri, se sont trouvés contraints de vivre dans des conditions de
dénuement plus extrêmes encore. Il précise qu’il avait recommandé le
20 avril 2016 la mise en œuvre de maraudes socio-éducatives régulières et
denses, effectuées par des éducateurs spécifiquement formés, en vue
d’instaurer un lien de confiance et de permettre la stabilisation des mineurs
isolés sur le site et une prise en charge effective, soulignant que l’adhésion
du mineur à la mesure de protection devait être recherchée mais ne devait
pas constituer une condition préalable à toute recherche de solution. Selon
lui, le fait que certains n’étaient pas demandeurs d’une prise en charge au
titre de la protection de l’enfance et n’adhéraient pas aux mesures proposées
ne saurait justifier l’inertie des pouvoirs publics, qui ont l’obligation
d’assurer leur protection et de s’interroger sur les moyens d’y parvenir en
tenant compte de la réalité spécifique du public concerné.
59. Le Défenseur des droits observe de plus que, malgré son insistance
auprès des pouvoirs publics, la mise à l’abri inconditionnelle et adaptée des
mineurs isolés qu’il réclamait n’a jamais eu lieu, les dispositifs mis en
œuvres par les pouvoirs publics – dont un centre d’accueil situé à quarante-
cinq kms de Calais – étant ineffectifs. Il souligne que la prise en compte de
la spécificité de ces mineurs – leur volonté de se rendre en Angleterre et leur
refus de s’établir en France – aurait dû être préalable à toute considération
relative à leur prise en charge. Il avait à cet égard notamment recommandé
ARRÊT KHAN c. FRANCE 19
leur projet migratoire. Elle relève ainsi que, jusqu’à la fin du mois de février
2016, il était très difficile à ceux qui souhaitaient rejoindre un membre de
leur famille au Royaume-Uni d’obtenir ne serait-ce que l’enregistrement
d’une demande d’asile aux fins de mise en œuvre de la procédure de
réunification prévue par le règlement Dublin III ; si des demandes ont pu
ensuite être déposées, leur instruction s’est avérée très lente. Elle observe
également que, pendant toute la période d’existence du bidonville, les
mineurs isolés concernés n’ont bénéficié que de très peu d’informations sur
les modalités leur permettant de rejoindre légalement le Royaume-Uni. Elle
estime en outre que c’est aussi parce que l’administration n’a pas
suffisamment pris en considération les projets migratoires des mineurs
isolés que le dispositif de mise à l’abri mis en place a été mal perçu et mal
compris des mineurs concernés et a échoué.
70 La Cabane juridique souligne par ailleurs que, sans solution de mise à
l’abri, les mineurs isolés étrangers de la lande ont été exposés à des
violences. Elle signale qu’une vingtaine d’entre eux lui ont indiqué avoir été
victimes de violences. Renvoyant au rapport de l’UNICEF précité, elle
évoque des troubles de santé mentale, des violences sexuelles, des violences
physiques et des cas de prostitution, de traite et d’exploitation. Elle observe
de plus qu’il ressort d’un rapport de police qu’entre les 1er et 21 février
2016, cent-trois grenades lacrymogènes ont été lancées à Calais contre des
exilés dans le cadre d’opérations de police particulièrement violentes, qui
donnaient lieu à des affrontements quasi-quotidiens.
71. La Cabane juridique estime que l’État engage sa responsabilité au
regard de l’article 3 de la Convention dès lors qu’un mineur isolé se trouve
sans abri et se trouve exposé à des risques de traitement inhumain et
dégradant du fait de l’inadaptation du dispositif de prise en charge. Elle
constate que, dans sa décision du 23 novembre 2015 (paragraphe 15 ci-
dessus), le Conseil d’État a retenu que les carences de l’administration dans
la gestion des mineurs du bidonville de Calais caractérisaient une
méconnaissance du principe de dignité de la personne humaine. Elle ajoute
qu’aujourd’hui encore, alors que le bidonville n’existe plus, rien n’est fait
sur Calais pour assurer une sécurisation immédiate des mineurs isolés
étrangers.
3. Appréciation de la Cour
a) Considérations et principes généraux
72. Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais
traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce
minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données
de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques
ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la
victime. La Cour a jugé qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était
ARRÊT KHAN c. FRANCE 23
La Cour relève aussi que les autorités internes ne sont pas restées totalement
inactives puisqu’elles ont effectué des démarches afin d’exécuter
l’ordonnance du 22 février 2016.
92. Eu égard aux constats ci-dessus, la Cour n’est toutefois pas
convaincue que les autorités, qui ont omis d’exécuter l’ordonnance du juge
des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer du
22 février 2016 ordonnant le placement provisoire du requérant, ont fait tout
ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour répondre à
l’obligation de prise en charge et de protection de ce dernier, qui pesait sur
l’État défendeur s’agissant d’un mineur isolé étranger en situation
irrégulière âgé de douze ans, c’est-à-dire d’un individu relevant de la
catégorie des personnes les plus vulnérables de la société (paragraphe 74 ci-
dessus).
93. Le requérant a ainsi vécu durant plusieurs mois dans le bidonville de
la lande de Calais, dans un environnement totalement inadapté à sa
condition d’enfant, que ce soit en termes de sécurité, de logement,
d’hygiène ou d’accès à la nourriture et aux soins, et dans une précarité
inacceptable au regard de son jeune âge.
94. La Cour estime que ces circonstances particulièrement graves et
l’inexécution de l’ordonnance du juge des enfants destinée à protéger le
requérant, examinées ensemble, constituent une violation des obligations
pesant sur l’État défendeur, et que le seuil de gravité requis par l’article 3 de
la Convention est atteint. Elle en déduit que le requérant s’est trouvé, par la
carence des autorités françaises, dans une situation contraire à cette
disposition, qu’elle juge constitutive d’un traitement dégradant.
95. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut
être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions
prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États
de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des
biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou
d’autres contributions ou des amendes. »
97. Eu égard aux faits de l’espèce, aux thèses des parties et à la
conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 3 de la
Convention, la Cour estime qu’elle a examiné la principale question
juridique soulevée par la présente requête et qu’il n’y a pas lieu de statuer
séparément sur les autres griefs (voir, notamment, Centre de ressources
juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08,
§ 156, CEDH 2014).
A. Dommage
B. Frais et dépens
102. Le requérant demande également 1 000 EUR pour les frais exposés
devant la Cour.
103. Le Gouvernement relève que le requérant n’a présenté aucune pièce
de nature à justifier de la réalité et du montant des frais dont il demande le
remboursement. Il en déduit qu’aucune somme ne peut lui être allouée à ce
titre.
104. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le
remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En
l’espèce, constatant que le requérant n’a produit aucun justificatif à l’appui
de ses prétentions, la Cour les rejette dans leur intégralité.
C. Intérêts moratoires
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à
compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à
l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze-mille euros), plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce
montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable
pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;