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RICHARD GOULET

FIGURES DU RHÉTEUR À ATHÈNES AU IVe SIÈCLE APRÈS J.-C.

Dans ses Vies de philosophes et de sophistes1, composées dans les dernières


années du IVe siècle ou au tout début du Ve siècle, Eunape de Sardes brosse le
portrait d’une dizaine de sophistes du IVe siècle et en mentionne une quinzaine
d’autres. Plusieurs de ces sophistes ont enseigné à Athènes et Eunape en a connu
un certain nombre2, ayant lui-même étudié dans l’école de Prohérésius, probable-
ment de 364 à 3693. Bien qu’Eunape soit toujours avare de dates et de renseigne-
ments factuels précis, son témoignage sur la vie des écoles de rhétorique et l’acti-
vité des grands sophistes d’Athènes mérite d’être rappelé et analysé.
La structure de cet ensemble de chapitres des Vies est très simple. Eunape
commence par le portrait de Julien de Cappadoce qui enseignait à Athènes dans le
premier tiers du IVe siècle. Il passe ensuite au disciple et successeur de Julien,
l’arménien Prohérésius chez qui il étudia lui-même pendant cinq années, peu
avant la mort du sophiste. Viennent ensuite un certain nombre de portraits moins
développés, dont les derniers échappent au cadre géographique athénien : Épi-

1. Sauf indication contraire, toutes les références de cette étude renvoient aux pages de
l’édition de G. GIANGRANDE (1956), edit., Eunapii Vitae sophistarum. Io. G. recensuit, coll.
« Scriptores Graeci et Latini consilio Academiae Lynceorum editi », Romae.
2. Durant son séjour d’étude dans la grande capitale intellectuelle de l’hellénisme, Eunape
put entendre et connaître quelques-uns des plus grands rhéteurs de l’époque : Diophante d’Arabie
(80, 11-13), Sopolis (80, 22-23). Il ne rencontra cependant ni Libanius (85, 5-7, dans un passage
qui est toutefois une addition de Georges Lacapène), ni Himérius (81, 3-5), ni Épiphane de Syrie,
mort longtemps avant son séjour à Athènes (80, 5-6). Il a également fréquenté, sans doute à
Athènes, un condisciple de Prohérésius chez leur maître commun Julien de Cappadoce,
Tuscianus de Lydie qui lui procura des informations détaillées sur le milieu des rhéteurs
athéniens de la génération précédente (59, 18-21 ; 62, 6-8, 14-15 ; 62, 26 - 63, 1 ; 69, 23-70, 1).
3. Sur la datation de son séjour, voir R. GOULET (1980), « Sur la chronologie de la vie et des
œuvres d’Eunape de Sardes », JHS 100, p. 60-72, repris dans R. GOULET (2001a), Études sur les
vies de philosophes de l’antiquité tardive. Diogène Laërce, Porphyre de Tyr, Eunape de Sardes,
coll. « Textes et traditions » 1, Paris, J. Vrin, p. 303-322, et R. GOULET (2000a), « Prohérésius le
païen et quelques remarques sur la chronologie d’Eunape de Sardes », AntTard 8, p. 209-222,
repris dans GOULET (2001a), p. 323-347.
Paru dans L. Brisson et P. Chiron (édit.), Rhetorica philosophans. Mélanges offerts à Michel
Patillon, coll. «Textes et traditions» 20, Paris, Vrin, 2010, p. 205-237.
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phane de Syrie, Diophante l’Arabe, Sopolis, Himérius de Bithynie, Parnasius,


Libanius d’Antioche, Acace de Césarée en Palestine, Nymphidianus de Smyrne.
Le critère de sélection de ces diverses figures est indéterminé. Certains sophistes
sont contemporains d’Eunape, d’autres étaient déjà morts avant qu’il vienne à
Athènes. Il en a connu certains, mais pas tous. Plusieurs ont exercé à Athènes,
mais pas tous non plus. Certains furent renommés, d’autres restent des inconnus.
Certains étaient pour Eunape les plus grands sophistes de leur temps, d’autres ne
semblent guère avoir bénéficié de son estime4. Les problèmes chronologiques et
prosopographiques posés par chaque vie sont nombreux et en partie insurmon-
tables. Il est difficile de délimiter exactement la période d’enseignement de Julien
de Cappadoce, d’établir la date de sa mort, de dater également le début de la
carrière de Prohérésius. Même la date de l’arrivée d’Eunape à Athènes et celle de
son départ ont fait l’objet de vives discussions. Nous n’entrerons pas ici dans ces
débats qui ne concernent pas directement l’organisation scolaire de l’enseigne-
ment de la rhétorique5.
Ulpien Julien Apsinès Épagathus
| |
| Thémistocle
Diophante Tuscianus Héphaistion Prohérésius Sopolis Épiphane Parnasius Milésius Himérius
| |
Libanius Acace |
Eunape Eusèbe II
| |
disciples Musonius

« Succession » des sophistes


d’après les Vies de philosophes et de sophistes d’Eunape de Sardes
Cette étude tentera d’extraire du récit d’Eunape, tout en le complétant occa-
sionnellement par les témoignages de ses contemporains, ce qu’il nous dit de la
formation du rhéteur, de ses prestations publiques et de l’esprit de rivalité qui
anime tout son parcours intellectuel. Nous aborderons pour terminer l’épineux
problème du statut professionnel de ces sophistes athéniens et des chaires, impé-
riales ou municipales, qu’ils pouvaient occuper.

4. Les Vies traitent par ailleurs de plusieurs philosophes, de Plotin à Chrysanthe de Sardes,
le maître d’Eunape, et, sans que cela soit annoncé dans le titre de l’ouvrage, d’un certain nombre
de médecins.
5. Pour tout ce qui concerne la prosopographie des sophistes d’Eunape, on peut renvoyer à
R. J. PENELLA (1990), Greek philosophers and sophists in the Fourth century A. D. Studies in
Eunapius of Sardis, coll. « ARCA » 28, Leeds. On trouvera également beaucoup d’informations
dans la traduction italienne richement annotée de CIVILETTI (2007) : Eunapio di Sardi, Vite di
filosofi e sofisti. Testo greco a fronte, Introduzione, traduzione, note e apparati di Maurizio
Civiletti, coll. « Il Pensiero occidentale », Milano, Bompiani.
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Formation
Nul n’accède au titre d’hellène cultivé (Ἑλλήνων… πεπαιδευμένων, 47, 22-
23), s’il n’est passé par une filière scolaire rigide, maintes fois évoquée par
Eunape. Un autodidacte comme Libanius (81, 27-82, 1) qui “séchait” régulière-
ment les cours de Diophante, chez qui il avait été inscrit contre son gré, semble
aux yeux d’Eunape d’une compétence professionnelle suspecte. Eunape ne peut
s’empêcher de noter qu’il est manifeste que Libanius n’a pas eu la chance d’avoir
un maître : ainsi s’explique son ignorance de règles connues par les simples
écoliers (83, 17-19). Que Nymphidianus de Smyrne, frère du philosophe Maxime
d’Éphèse, soit devenu un rhéteur célèbre « sans avoir eu part à l’éducation et à la
formation dispensées à Athènes » (86, 6-8) est de même une exception qui mérite
d’être signalée. Si Athènes ne produit plus guère de sophistes du cru (on ne
connaît comme Athénien de souche chez Eunape qu’un certain Thémistocle : 60,
24-25), son prestige dans le domaine de l’éloquence reste incomparable. Bien sûr,
l’omniprésence d’Athènes dans l’œuvre d’Eunape vient de ce que l’auteur y a reçu
sa propre formation, mais plusieurs détails montrent qu’il ne fait que refléter
l’opinion unanime de ses contemporains6. Il suffit, comme dit Eunape, qu’un
rhéteur soit originaire d’Athènes pour qu’on se plaise à découvrir en lui « une
Muse Attique » et à parler de lui « comme d’un bien du terroir » (87, 17-19). C’est
sans doute injuste à ses yeux, mais c’est ainsi. Faire la traversée à Athènes est le
rêve de bien des jeunes Asiates7. Athènes représente aussi le cœur de l’hellénisme
en tant que culture et en tant que religion8. Le préfet du prétoire d’Illyrie Ana-
tolius de Béryte,

6. Libanius, Epist. 715 À Celsus, 1 (en 362) : « Rien d’étonnant à ce qu’on se soit épris de
l’Attique : c’est par nature un lieu très cher et à ceux qui l’ont vu et à ceux qui ne l’ont pas vu
encore. De plus, les pères estiment que leurs fils en tireront ou bien de l’éloquence ou bien la
réputation d’en avoir » (trad. A. J. FESTUGIÈRE [1959], Antioche païenne et chrétienne. Libanius,
Chrysostome et les moines de Syrie, coll. « BEFAR » 194, Paris, E. de Boccard, p. 176). Libanius
(ibid., 2-3) garde des réserves sur la valeur réelle de cette formation : « Des maîtres de là-bas, les
uns, vu leur grand âge, auraient besoin de faire un bon somme le ventre plein ; les autres, il leur
faut peut-être à eux-mêmes des maîtres, qui d’abord leur enseigneront à se distinguer par des
discours, non par les armes. Car à cette heure, c’est des soldats qu’on applaudit là-bas, non des
rhéteurs, et j’en ai vu beaucoup moi-même qui portaient des cicatrices en résultat de leurs
blessures au Lycée. » Évoquant les propositions de mariage qui lui étaient offertes, il écrit (Orat.
I 12) : « Et je pense que comme Ulysse l’idée de voir les fumées d’Athènes m’eût fait repousser
un mariage, même avec une déesse » (trad. Petit). À Jamblique d’Apamée, alors à Athènes, il
écrit encore (Epist. 327, 2) : « Il est en effet d’une grande importance pour le reste de notre vie de
ne pas ignorer cette cité ». Dans une autre lettre au même correspondant qui ne souhaite pas
revenir en Syrie, il reconnaît : « L’Hellade est la plus belle chose à voir » (Epist. 385).
7. C’est le cas d’Eunape lui-même : 82, 15-16. Sur cette idéalisation d’Athènes au IVe s.,
voir A. BREITENBACH (2003), Das “wahraft goldene Athen”. Die Auseinandersetzung griechis-
chen Kirchenväter mit der Metropole heidnisch-antiker Kultur, coll. « Theophaneia » 37, Berlin/
Wien, Folio.
8. Athènes est selon Libanius, Epist. 947, « l’astre de la Grèce » (cf. Euripide, Hippol. 1122).
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dont une folie dorée9 s’était emparée, celle de voir la Grèce et (…) de saisir de façon sensible les
images des discours qu’il s’était faites au cours de son éducation, ainsi que de déployer devant
ses yeux la représentation élaborée en son esprit à partir des images anciennes, (…) se hâta vers
la Grèce. (74, 10-15).
La « vie » de Julien de Cappadoce qui ouvre la section consacrée aux sophistes,
ne contient pratiquement aucun détail biographique. On apprend seulement qu’il
fut en activité « jusqu’à » l’époque du philosophe Aidésius de Pergame (59, 6), un
philosophe, disciple de Jamblique, que le futur empereur Julien aurait voulu fré-
quenter au début des années 350 (42, 6-7), mais qui a pu commencer à enseigner
dans les années 320. Deux autres maîtres étaient alors en activité à Athènes :
Apsinès et Épagathos, mais, selon Eunape, c’est Julien qui exerçait une « tyran-
nie »10 intellectuelle dans le milieu des sophistes athéniens, lui qui attirait des
élèves « de partout » (59, 7-9). Julien eut comme disciples remarquables Prohéré-
sius et Héphaistion, deux amis qui avaient antérieurement étudié à Antioche chez
un certain Ulpien (67, 9-10), mais aussi Épiphane de Syrie, Diophante l’Arabe et
Tuscianus de Lydie (59, 17-19). Eunape n’avait pas connu Julien, mais il connais-
sait bien sa maison, car le maître l’avait léguée à Prohérésius11. C’était une maison
« petite et simple » (μικρὰν … καὶ εὐτελῆ τινα), mais qui comprenait un petit
auditorium en marbre (θέατρον … ξεστοῦ λίθου) et des « images » (εἰκόνες) des
disciples les plus distingués (59, 25-26)12. Les archéologues américains ont

9. Ce passage aurait mérité d’être cité dans l’ouvrage de BREITENBACH (2003) sur Athènes,
la ville en or.
10. Autres évocations de cette tyrannie intellectuelle, exercée notamment par les logoi :
Sopatros (18, 19), Prohérésius (73, 12), Homère et Phidias (85, 20-21) ; voir aussi Porphyre
allant à Rome « pour s’emparer de la Cité grâce à son savoir » (7, 4), Ulpien dominant Antioche
(67, 9) ou Libanius s’emparant de Nicomédie (82, 21-22). Voir également, à propos de
Prohérésius, la formule τῆς ἐπὶ τοῖς λόγοις ἀρχῆς (68, 23-24). Sur cette supériorité tyrannique
de l’orateur, voir M. KORENJAK (2000), Publikum und Redner. Ihre Interaktion in der sophis-
tischen Rhetorik der Kaiserzeit, München, p. 199-203. Cet emploi métaphorique est négligé par
M. DI BRANCO (2006), La Città dei filosofi. Storia di Atene da Marco Aurelio a Giustiniano, con
un’appendice su “Atene immaginaria“ nella letteratura bizantina, Prefazione di Giovanni
Pugliese Carratelli, coll. « Civiltà veneziana - Studi » 51, Firenze, Leo S. Olschki, p. 40-41, qui
suppose « un conflitto essenzialmente politico, che vede in gioco il controllo di Atene ». La
rivalité sophistique serait en réalité un masque cachant « la prosaica ma concreta realtà della lotta
per il potere ». Mais cette « assoluta preminenza all’interno della polis » (p. 44) n’avait sans doute
pas de caractère réellement politique au IVe siècle face au pouvoir de l’administration impériale.
C’est plutôt par son prestige de sophiste hors du commun qu’un intellectuel comme Prohérésius
avait su mériter les faveurs impériales.
11. Proclus hérita de même, d’après Marinus, Proclus, 29, de la maison « qu’avaient habitée
son “père” Syrianus et son “grand-père” Plutarque, comme il les appelait » (trad. Saffrey et
Segonds). Il fut également enterré dans le même tombeau que Syrianus (ibid., 36). Voir
E. J. WATTS (2006), City and school in late antique Athens and Alexandria, coll. « The transfor-
mation of the classical heritage » 41, Berkeley, University of California Press, p. 54.
12. Le rôle d’élève le plus éloquent ou le plus distingué semble presque un statut dans l’école
(11, 24 ; 18, 16 ; ἀπόλεκτοι, 59, 16). Selon Philostrate, V. Soph. I 21, 7, 521 Ol., la maison du
père d’Hérode Atticus à Athènes contenait des hermès des grands orateurs du passé.
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retrouvé sur la pente nord de l’Aréopage des villas contenant des statues et un
« nymphée » susceptible d’accueillir un auditoire et on a proposé de reconnaître la
maison de Julien dans la « maison C » de ce site. Même si l’identification est très
hypothétique et si les fouilles n’ont dégagé qu’un petit nombre de maisons sur le
site de l’Athènes de l’époque postérieure au sac des Hérules, le témoignage de
l’archéologie permet au moins de se faire une idée du genre de résidence qui
pouvait servir d’école privée, même si la magnifique « maison C » ne peut que dif-
ficilement, d’après son plan, être qualifiée de « petite et simple »13.
Avant de relater longuement un procès qui opposa au tribunal du proconsul
d’Achaïe (à Corinthe ?) les élèves d’Apsinès et ceux de Julien, Eunape fournit une
information précieuse sur le climat social à Athènes à cette époque :
il y avait à Athènes une telle dissension (στάσις) entre les citoyens et les étudiants de
l’époque (τῶν τότε ἀνθρώπων καὶ νέων) […] qu’aucun des sophistes n’osait descendre (dans
l’arène) pour parler en public, mais (tous), confinant (leur) voix à leurs auditoriums privés (ἐν
τοῖς ἰδιωτικοῖς θεάτροις), s’adressaient aux adolescents, ne concourant pas pour leur vie, mais
livrant (le combat) pour les applaudissements et l’acclamation (59, 27-60, 7).
Un peu plus loin, Eunape fait à nouveau référence à cette « guerre civile » qui
caractérisait à l’époque la vie intellectuelle athénienne (κατὰ τὸν ἐμφύλιον
ἐκεῖνον πόλεμον, 60, 12). Ce climat n’a peut-être pas prévalu longtemps. En tout
cas, les discours de Prohérésius qu’Eunape évoquera plus loin et qui se rapportent
à une période antérieure à sa propre arrivée à Athènes, sont clairement prononcés
en public, en présence du proconsul et de ses hommes de garde. Il s’agit de
« théâtres » assez vastes pour que des rivaux assis sur les derniers gradins puissent
tenter de se dissimuler dans la foule (71, 3-4)14.
Nulle part n’est précisé le statut dont jouissait Julien. C’était manifestement le
maître le plus réputé à Athènes, mais il n’est jamais dit qu’il détenait une chaire
officielle, qu’elle soit impériale ou municipale15. On parle de sa succession, mais

13. Sur ces résidences voir T. L. SHEAR Jr. (1973), « The Athenian Agora : Excavations of
1971 », Hesperia, 42, p. 121-179, notamment p. 162, et A. FRANTZ (1988), The Athenian Agora,
t. XIV : Late Antiquity : A. D. 267-700, Princeton, p. 37-49, pl. 27a, 33a-b. DI BRANCO (2006),
p. 35, propose de retrouver la maison de Julien, avec ses statues et son petit théâtre, dans la
maison « C », la plus importante de celles dégagées lors des fouilles de l’Aréopage (voir les
figures 1-3). On y a retrouvé des statues et un nymphée. Voir contre ces hypothèses J.-P. SODINI
(1984), « L’habitat urbain en Grèce à la veille des invasions », dans Villes et peuplement dans
l’Illyricum protobyzantin, coll. « EFR » 77, Rome, p. 341-397, notamment p. 350.
14. Selon FRANTZ (1988), p. 25, il n’y avait plus à l’époque que le grand théâtre de Dionysos
qui fût susceptible de servir à de telles manifestations. L’odéon d’Agrippa sur l’agora n’existait
plus.
15. Voir, sur les chaires athéniennes, l’étude récente de S. TOULOUSE (2008), « Les chaires
impériales à Athènes aux IIe et IIIe siècles », dans H. HUGONNARD-ROCHE, édit.,
L’enseignement supérieur dans les mondes antiques et médiévaux. Aspects institutionnels,
juridiques et pédago-giques. Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles
(Fédération de recherche 33 du C. N. R. S.), coll. « Textes et Traditions » 16, Paris, Vrin, p. 127-
174.
210

en des termes qui suggèrent que l’objet convoité n’était pas nécessairement une
chaire particulière, mais le titre de meilleur sophiste d’Athènes (et donc du monde
entier dans l’esprit des Athéniens). Nous reviendrons sur ce problème à la fin de la
présente étude.
La vie de Julien ne nous apprend pas grand chose sur la vie dans l’école, à
supposer qu’il y ait eu une école distincte de la maison du sophiste. La vie de
Prohérésius, son disciple et le maître d’Eunape, est beaucoup plus riche et com-
porte des détails autobiographiques précieux. On apprend ainsi qu’Eunape de
Sardes, venu sur un bateau athénien depuis l’Asie mineure avec des compatriotes
de Lydie, débarqua au Pirée alors que le soleil « venait d’entrer dans (le signe de)
la Balance » (64, 19-20), donc à l’équinoxe d’automne, et que le capitaine amena
de nuit tout son contingent exceptionnellement nombreux d’élèves chez son ami
Prohérésius, pour les soustraire au racolage scolaire qui se pratiquait à l’arrivée
des nouveaux étudiants (63, 23-64, 24)16.
Eunape était en effet en fort piteux état, une fièvre s’étant déclarée pendant la
traversée, ce qui lui permit d’ailleurs d’échapper aux rites d’initiation qui étaient
généralement réservés aux bizuts (66, 7-16). On craignit même pour sa vie, mais il
fut soigné et guéri par un certain Eschine de Chios, un médecin « qui avait sup-
primé nombre de patients, non (seulement) tous ceux qu’il s’était engagé à
soigner, mais même ceux qu’il s’était contenté d’examiner » (65, 20-21) !
Eunape est arrivé chez Prohérésius « dans sa seizième année » (63, 24-25). Il
avait donc quinze ans. Il prétend être retourné à Sardes « après une cinquième
année » (79, 17), donc en principe à vingt ans. Mais il ne faut sans doute pas
compter cinq années complètes, car dans un autre passage il déclare avoir été

16. Selon WATTS (2006), p. 57, la démarche du capitaine correspondrait à une volonté de
Prohérésius lui-même de kidnapper ces nouveaux arrivants d’Asie au mépris du respect des
sphères d’influence de ses rivaux. C’est ainsi qu’en plus de sa région naturelle (les cités de la
Mer Noire jusqu’en Arménie), il se serait « approprié » (ἀϕορίζεται) – c’est la traduction que
retient Watts – des régions comme la Bithynie, l’Hellespont, la Lydie, l’Asie, la Carie, la Lycie,
la Pamphylie, l’Égypte et la Libye… Ces pratiques contestées auraient entraîné l’hostilité des
autres sophistes et l’exil de Prohérésius (p. 58). Plus loin, Watts écrit : « Kidnappings and other
mischief seem to have remained his normal way of recruiting students » (p. 67). C’est possible,
mais Eunape raconte que, durant sa maladie, « il se consumait, sans voir Prohérésius ni Athènes,
mais croyant avoir rêvé tout ce qu’il avait désiré » (82, 15-16), ce qui suggère que l’école de
Prohérésius était bien le terme prévu du voyage, pour lui-même et sans doute pour la majorité de
ses compatriotes lydiens (οἱ δὲ ὁμοεθνεῖς καὶ ἐκ Λυδίας, 65, 12-14) qui l’avaient accompagné
dans ce voyage. Avec toujours beaucoup d’imagination, Watts conclut (p. 58) : « As the school of
Prohaeresius quickly became the dominant recruiter in the city, its rival institutions likely began
to struggle. The students from Egypt and Asia whom Prohaeresius now secured for his school
had previously been available to all teachers. By snatching these students before they had even
left the ship, Prohaeresius made them impossible to recruit. His control of student recruitment
also put Prohaeresius in a position to deny teachers new students and to limit the number of
occasional listeners who paid them fees. This was a grave threat to the financial position of the
other teachers and their schools. »
211

initié à la philosophie de Jamblique par son maître Chrysanthe à Sardes alors qu’il
était « dans sa vingtième année » (18, 11), et donc à dix-neuf ans. Libanius qui
était plus âgé qu’Eunape étudia d’abord à Antioche de 329 à 334, puis à Athènes
de 336 à 339. Il espérait d’ailleurs rester quatre années de plus (Orat. I 26). On
peut donc lui prêter une formation d’une dizaine d’années. D’après ses bio-
graphes, Grégoire de Nazianze y étudia également de quatre à sept années17.
Libanius recommandait à ses élèves un séjour d’au moins trois années dans son
école18, mais des séjours beaucoup plus longs sont attestés. Titianus est resté au
moins huit ans chez Libanius19.
Ce qu’on peut retenir de ces différents épisodes, c’est que l’école de Prohé-
résius n’a pas de statut particulier dans le milieu académique athénien. C’est une
école comme une autre, peut-être plus populaire que d’autres, mais apparemment
pas une institution officielle. Accessoirement, on apprend que les élèves ne logent
pas ou pas nécessairement dans la maison de Prohérésius, héritée de Julien (rappe-
lons-nous qu’elle était petite), car des parents de Prohérésius (Anatolius et
Maxime) sont chargés de les répartir chez des voisins à leur arrivée (65, 1-8).
Le récit d’Eunape met en évidence qu’entre les élèves d’une même école
s’établit une solidarité qui les associe dans des bagarres pouvant conduire jusqu’au
tribunal du proconsul d’Achaïe et qui les amène également à participer au recru-
tement forcé des nouveaux arrivants. Le recrutement des élèves donnait d’ailleurs
lieu dans une ville comme Athènes à une véritable guerre des écoles20. Eunape
raconte comment, lors de son séjour à Athènes, on attendait tel navire athénien
dans l’espoir de capturer à son arrivée un ou deux nouveaux disciples. Le capi-
taine plus rusé qui le fit traverser s’arrangea pour arriver de nuit au Pirée et amena
tout son monde chez son ami Prohérésius (64, 15-23). Libanius évoque de son
côté les descentes des élèves au Pirée, à Sounion et dans les autres ports pour
racoler les nouveaux étudiants et éventuellement les enlever (Orat. I 19). Lui-
même tomba dans un piège préparé par les disciples de Diophante (81, 25-26).
Eunape explique ailleurs que certains arrivants se retrouvaient ainsi chez un autre
maître que celui auquel ils avaient pensé (68, 27-69, 2).

17. Cf. FESTUGIÈRE (1959), p. 179.


18. Cf. FESTUGIÈRE (1959), p. 106.
19. Cf. FESTUGIÈRE (1959), p. 142 et p. 179.
20. Libanius, Orat. I 19 et 23, évoque ces bagarres entre élèves d’écoles rivales à Athènes et
les procès auxquels elles donnaient lieu auprès du proconsul à Corinthe (Orat. I 19). Il parle
même de la « Grande Bataille » annuelle comme d’une véritable institution culturelle locale (I
21). Pour une intervention du proconsul d’origine italiote (PLRE I : Anonymus 46) à la suite de
rixes mettant en cause trois écoles de rhétorique à Athènes vers 339-340, voir aussi Libanius,
Orat. I 25 : le proconsul alla cette fois jusqu’à remplacer, ou du moins menaça de remplacer, les
trois maîtres sur leurs chaires (officielles ?). Parmi les trois rhéteurs pressentis, il y avait un
Égyptien, un Antiochien et Libanius lui-même, qui n’avait pourtant que vingt-cinq ans.
212

Grégoire de Nazianze qui a étudié avec Basile de Césarée à Athènes quelques


années à peine avant Eunape, évoque la « sophistomanie » de la jeunesse
d’Athènes, quelle que soit l’origine sociale des étudiants. On y découvre « une
masse confuse de jeunes gens qui contrôlent mal leurs impulsions » (Disc. 43, 15).
Ils font tout pour soutenir leurs maîtres, les enrichir et augmenter le nombre de
leurs élèves au détriment des maîtres des écoles adverses. Lui aussi signale (ibid.),
de façon probablement hyperbolique, l’empressement des élèves – et apparem-
ment de nombreux habitants répartis en clans – à occuper à l’avance « villes,
routes, ports, sommets des montagnes, plaines, endroits écartés, en ne laissant de
côté aucune partie de l’Attique ou du reste de la Grèce », sans doute pour inter-
cepter les nouveaux arrivants en début d’année scolaire.
L’inscription d’Eunape à l’école de Prohérésius fut probablement exclusive et
c’est sans doute dans le cadre de conférences publiques qu’il entendit les autres
sophistes d’Athènes (Diophante, 80, 11-13, et Sopolis, 80, 22-23). Un serment ou
un engagement qui les liait pour la suite de leur séjour était exigé des élèves
inscrits de gré ou de force chez un maître21. Libanius semble avoir accepté de
rester chez Diophante, un maître qu’il n’avait pas choisi, mais, lorsqu’il eut appris
ce qui s’était passé, il se dispensa d’assister aux cours (81, 28-82, 2).
Eunape laisse entendre que les écoles des sophistes n’étaient peut-être plus
aussi peuplées que par le passé et que l’arrivée de tout un contingent d’élèves chez
Prohérésius constituait un fait exceptionnel. Il dit que l’arrivée à Athènes des
élèves qui avaient fait la traversée avec lui correspondait aux effectifs d’une école
entière. Au IIe siècle, Chrestus de Byzance avait, à Athènes, une centaine d’élèves
ou d’auditeurs payants : ἔμμισθοι ἀκροαταί (Philostr., V. Soph. II 11, 591 Ol.).
L’école de Prohérésius semble en compter à tout le moins plusieurs dizaines et on
a estimé que celle de Libanius à Antioche devait regrouper entre cinquante et
quatre-vingts élèves chaque année22. Libanius (Epist. 405) lui-même déclare qu’en
354-355 son « choros » dépassait les cinquante étudiants. D’après Syrianus le
Sophiste23, Évagoras (que l’on peut dater du début du IVe s.) connaissait un
sophiste athénien (dont il ne rapporte pas le nom) qui était le maître de trois cents
élèves24.

21. Voir Libanius, Orat. I 16 et 20. Annoncé chez le maître qu’il avait choisi (Épiphane ?),
Libanius fut enlevé par les élèves d’un autre professeur, puis, le lendemain, séquestré par les
membres d’une troisième école jusqu’à ce qu’il prête serment de fidélité.
22. Voir P. PETIT (1957), Les étudiants de Libanius, Paris, Nouvelles Éditions latines, p. 70.
23. Commentarium in Hermogenis librum περὶ στάσεων, ed. H. Rabe, Syriani in Hermo-
genem commentaria, vol. 2, Leipzig 1893, p. 3, 23.
24. Selon d’autres commentateurs ce maître serait le sophiste athénien Phrynichus l’Arabe
(IIe s.). Voir Prolégomènes anonymes sur la rhétorique, ed. H. Rabe, Prolegomenon sylloge =
Rhetores Graeci XIV, Leipzig 1931, p. 346, 15 ; voir également t. V, p. 610, 15 Walz. Le chiffre
de trois cents élèves paraît exagéré ou du moins exceptionnel à KORENJAK (2000), p. 46 n. 18.
213

Un autre détail d’intérêt dans le récit de l’arrivée d’Eunape à Athènes est le


rituel d’initiation auquel sont soumis les nouveaux élèves. À vrai dire, grâce à la
recommandation de Prohérésius auprès des plus costauds de ses élèves, Eunape
bénéficia, à cause de son état de santé quand il débarqua, d’un traitement de
faveur (66, 15). Quelques années plus tôt, grâce à Grégoire de Nazianze qui était
arrivé avant lui à Athènes, Basile de Césarée échappa lui aussi à ces rites d’ini-
tiation (Disc. 43, 16).
Une fois miraculeusement soigné par Eschine de Chios, Eunape fut « purifié »
aux bains publics, sans devoir subir les moqueries et les plaisanteries habituelles
(66, 15). Entre l’arrivée nocturne chez Prohérésius et cette initiation douce, la
chronologie fournie par Eunape est fort imprécise. On imagine mal que ce soit
pendant la nuit même où Anatolius et Maxime, parents de Prohérésius, avaient ré-
parti les nouveaux venus entre différentes familles d’accueil qu’on se rendit aux
bains et que l’on fit montre à leur endroit de moqueries et de rires (65, 8-10).
Sur ce point, le témoignage d’Eunape peut être complété par celui de son con-
temporain Grégoire de Nazianze et par celui, un peu plus tardif, d’Olympiodore.
D’après Grégoire (Disc. 43, 16), le jeune étudiant qui a été recruté, de gré ou de
force, dans une école est d’abord logé chez « un ami, un parent, un compatriote »
ou un correspondant du cercle sophistique. Vient ensuite une période pendant la-
quelle le bizut est abreuvé de moqueries plus ou moins grossières et aussi de
menaces que les élèves prévenus ne prennent pas nécessairement au sérieux. La
phase décisive de l’initiation est un cortège sur l’agora en direction des bains
publics, les nouveaux venus étant placés entre deux colonnes d’élèves plus âgés.
Devant l’entrée des bains, des cris et une agitation signifient aux nouveaux venus
qu’on refuse de les admettre. Mais ils sont finalement introduits et y retrouvent
leur liberté, ressortant des bains initiés et considérés comme membres du groupe
des élèves. Grégoire semble accorder une certaine signification au fait qu’à la fin
« les gêneurs se séparent et se dispersent » très rapidement. Les principaux détails
de ce processus ont leur place chez Eunape dans un contexte toutefois beaucoup
moins explicite : hébergement chez des parents ou des amis de l’école, moqueries,
visite aux bains, peut-être même bousculades auxquelles Eunape semble avoir
échappé.
Le témoignage d’Olympiodore25 (rapporté par Photius) confirme et développe
celui de Grégoire :
Au sujet du manteau (tribôn) de sophiste, il dit qu’il | n’était permis à personne, à Athènes,
surtout pas à un étranger, de s’en revêtir sans que la décision des sophistes ne le lui eût accordé
et si les rites d’initiation conformes aux usages des sophistes ne lui avaient confirmé cette
dignité.
Les rites d’initiation se déroulaient comme ceci. D’abord, tous les novices étaient conduits
au bain public, qu’ils appartinssent aux petits ou aux grands ; parmi eux, ceux qui étaient aptes à

25. Olympiodore, apud Photius, Bibl. cod. 80, p. 177-178 Henry.


214

recevoir le manteau, parce qu’ils en avaient l’âge, étaient poussés en avant par les maîtres (σχο-
λαστικοί) qui les conduisaient ; puis des gens accouraient au-devant d’eux pour les arrêter,
d’autres les poussaient et les retenaient et tous ceux qui voulaient les arrêter criaient : “Halte,
halte ! Pas de bain !” Dans cette lutte étaient censés l’emporter ceux qui résistaient en l’honneur
du maître qui les amenait. Celui qui, après un long temps et quand s’était déroulée une longue
dispute en termes rituels, était introduit dans l’établissement chauffé et était baigné, se rhabillait
ensuite et recevait l’autorisation de porter le manteau ; ausitôt, vêtu de celui-ci, entouré d’une
escorte de gens honorés et illustres, il quittait la maison de bains, après avoir consenti à payer des
sommes déterminées aux chefs de l’école (ou présidents des élèves de l’école, προστάτας),
appelés “Acromites”26 » (trad. Henry modifiée sur plusieurs points).
Quelques détails nouveaux méritent d’être signalés : la présence des maîtres
dans cette cérémonie d’initiation, la constitution d’un nouveau cortège au sortir
des bains (alors que Grégoire donnait plutôt l’impression d’une dispersion rapide),
le paiement d’une taxe aux « Acromites » et surtout l’importance accordée au
manteau caractéristique des élèves de rhétorique. Une scholie sur Grégoire de Na-
zianze (PG LVI, col. 906 a) nous apprend d’ailleurs que le manteau distinctif des
étudiants de rhétorique était de couleur rouge ou pourpre, alors que pour les
étudiants en philosophie il était gris ou brun (φαιός)27.
Sur le contenu et les formes de l’enseignement de la rhétorique, on ne trouve
pas chez Eunape beaucoup de détails. Sa fierté en arrivant à Athènes était d’avoir
déjà appris par cœur « la plupart des livres des anciens » (64, 27-65, 1)28. Libanius
délaissait systématiquement les cours et les entretiens (ὁμιλίαι καὶ συνουσίαι, 81,
27) de son maître Diophante. Il s’en tenait aux exercices (μελέται, 82, 1) et « se
contraignait au style des anciens, modelant son esprit et son discours (sur ce
modèle) » (82, 2-3). Il s’agit chez lui d’une démarche d’imitation des anciens
(μίμησις, 82, 8) et de confrontation avec les grands classiques29. L’entraînement

26. Pour “Acromites”, voir Hésychius, Lexicon, s.v. ἀκρωμῖται· οἱ μείζονες (t. I, p. 94
Latte).
27. Τρίβωνες δὲ περιβλήματά τινα, τῶν ῥητόρων μὲν ἐρυθροί τε καὶ φοινικοί, φαιοὶ δὲ
τῶν φιλοσόφων. Voir aussi Ps.-Zonaras, Lexicon, s.v. Τρίβωνες, col. 1740, l. 21-23 Tittmann :
Τρίβωνες. τὰ περιβλήματα· τινὰ ἐρυθρὰ, φοινικὰ καὶ φαία. τὰ μὲν ἐρυθρὰ καὶ φοινικὰ ἦσαν
τῶν ῥητόρων, τὰ δὲ φαιὰ τῶν φιλοσόφων. Selon Philostrate, V. Soph. II 1, 5, 550 Ol., Hérode
Atticus aurait fait porter aux éphèbes athéniens des chlamydes blanches au lieu des noires qu’ils
portaient auparavant dans les manifestations publiques.
28. Sosipatra avait de même appris par cœur les livres des poètes, des philosophes et des
rhéteurs (32, 9-10). Le futur empereur Julien, formé par les eunuques chrétiens, connaissait par
cœur tous les livres (41, 21-22). Priscus enfin connaissait par cœur toutes les opinions des an-
ciens (56, 24-25). Mémoriser les classiques était une activité recommandée par Libanius pour les
vacances d’été (Orat. I 8-9). Voir FESTUGIÈRE (1959), p. 172 n. 5 et 479 n. 1. C’était d’ailleurs
l’activité préférée de Libanius lui-même à Antioche lorsqu’il était étudiant (Orat. I 8).
29. « Dans ses lettres et les autres entretiens, il se porte convenablement vers le style ancien
et s’élève jusqu’à lui » (83, 20-21) ; pratiquant « ce que les auteurs attiques appellent le sarcasme
et la finesse d’esprit », « il était tout entier attiré vers le mode d’expression issu de l’ancienne
comédie » (84, 2-5). Eunape présente l’imitation des anciens comme un des objectifs de plusieurs
215

aux discours (συνασκῶν ἑαυτὸν περὶ τοὺς λόγους, 67, 22-23) à domicile est
également la méthode à laquelle sont contraints de recourir les deux amis
Prohérésius et Héphaistion qui n’avaient à leur disposition qu’un unique manteau,
lequel ne leur permettait pas de sortir en même temps de leur réduit pour aller en
cours (67, 15-25).
L’enseignement n’avait rien d’impersonnel. Un maître aussi fréquenté que
Libanius connaissait suffisamment chacun de ses élèves pour rendre compte à
leurs parents de leurs progrès et de leurs difficultés. De cette familiarité et aussi de
l’attention qu’accordait le maître à ses élèves naissait un attachement réciproque
sincère. Il était habituel pour un maître d’appeler ses élèves ses “enfants” ou ses
“fils”. Ainsi Apsinès qui vient soutenir ses “enfants” au tribunal (61, 2-3)30. Ceci
était d’autant plus naturel que les élèves étaient souvent très jeunes. Prohérésius
qui rencontre pour la première fois le jeune Eunape récemment arrivé à Athènes et
à peine réchappé d’une fièvre maligne, demande à ses élèves, au moment de l’ini-
tiation, de le manier avec douceur, comme s’il était son propre fils (66, 15-16).
Eunape dit à nouveau plus loin avoir été aimé par Prohérésius comme l’eût été le
propre fils de ce dernier (79, 16-17)31.
L’attachement du maître pour ses disciples s’étendait au-delà de leur période
de formation. On connaît les efforts de Libanius pour favoriser la carrière de ses
anciens élèves. Le plus bel hommage que pouvait rendre un maître à un disciple
distingué était de mettre dans sa maison son image. Il y avait ainsi une collection
de portraits (plutôt que de statues) d’anciens élèves chez Julien de Cappadoce à
Athènes (59, 25-26). Ce Julien poussa l’attachement paternel à l’égard de son
disciple Prohérésius jusqu’à lui donner sa maison en héritage (59, 24).
La rivalité qui opposait les différentes écoles favorisait la solidarité interne
parmi les élèves d’un même maître. Non seulement on choisissait comme maître
de préférence un compatriote, mais on essayait de ne pas partir étudier tout seul.
Dans le bateau qui amena Eunape à Athènes se trouvaient des compatriotes (ὁμο-
εθνεῖς, 68, 14) de Lydie et apparemment des parents (ἄλλοι κατὰ γένος γε αὐτῷ
προσήκοντες, 64, 10-11). Ces liens nationaux et familiaux favorisaient l’inté-
gration des jeunes élèves.
La compétence de l’élève et les succès qu’il pouvait remporter contribuaient
directement à la renommée du maître et au recrutement de nouveaux élèves.
Libanius reconnaît que la valeur de ses disciples lui fait la meilleure publicité, car,
devant un bon orateur, on demande : « Qui l’a formé ? »32. Julien de Cappadoce

autres sophistes. Ainsi Sopolis « s’efforçait de ramener son discours au style ancien » (80, 23-
24). Acace de même « se tournait vers le style ancien » (85, 11-12).
30. Voir déjà chez Philostrate, V. Soph. I 8, 3, p. 490 Ol. ; I 25, 6, p. 537 Ol.
31. Ce témoignage contredit la thèse de WATTS (2006), p. 72-75 qui prétend qu’Eunape à
Athènes n’aurait pratiquement pas rencontré Prohérésius.
32. Epist. 838, 7. Cf. FESTUGIÈRE (1959), p. 96-97.
216

jouissait d’une grande renommée « par ses propres qualités, mais également à
cause de ses élèves » (63, 13-14).

Performances
On dispose de nombreux traités de rhétorique anciens. Des discours ont égale-
ment été conservés. Les témoignages sur la prestation d’un rhéteur dans son
contexte social, sur sa gestuelle, les réactions de l’auditoire, sont beaucoup plus
rares et dispersés33. Il est donc utile de passer en revue les différents discours
mentionnés ou décrits par Eunape. La plupart mettent en scène Prohérésius. On
voit qu’ils appartiennent, selon les cas, à l’un ou l’autre des trois genres de la rhé-
torique : judiciaire, délibératif ou épidictique.
1. Un premier récit concerne le plaidoyer prononcé par Prohérésius en faveur
des élèves de Julien de Cappadoce devant le proconsul. Une rixe avait eu lieu
entre les élèves de Julien et les « Spartiates », c’est-à-dire les élèves d’Apsinès de
Sparte. Victimes en cette affaire, les élèves de Julien furent pourtant accusés et
emprisonnés, ainsi que leur maître (60, 10-18). Au procès, les deux maîtres s’ap-
prêtent à prendre la parole au nom de leurs élèves, mais le proconsul refuse de les
entendre. Il appartient donc à un certain Thémistocle d’Athènes, cacique de
l’école d’Apsinès, de prononcer la κατηγορία (61, 24), alors que Julien confie à
Prohérésius le soin d’improviser une ἀπολογία (63, 3). On est dans le contexte de
l’éloquence judiciaire.
Forcé de parler, Thémistocle changea de couleur, se mordait les lèvres dans son embarras,
regardait par en-dessous en direction de ses compagnons et (leur) demandait à voix basse ce qu’il
devait faire. Car ils étaient venus uniquement pour pousser des cris et des clameurs durant le
réquisitoire du maître (61, 12-17).
« Thémistocle ayant fait outrage au nom qu’il portait » (61, 26), on demande
donc à Prohérésius de prendre la parole. Dans le récit que donne Eunape de la
prestation du rhéteur – sur la foi du témoignage de Tuscianus, autre élève de
Julien présent au procès (62, 8-10) –, on distingue un premier prologue (προοί-
μιον, 62, 4) qui comportait un éloge de Julien et qui dénonçait l’enfermement
abusif décrété contre ses élèves, pourtant victimes de la rixe qui les avait opposés
aux élèves d’Apsinès. « Le proconsul regardait par terre34, frappé qu’il était par le
sens des paroles prononcées, la profondeur des formules, la facilité et le ton mélo-
dieux (τὴν εὐκολίαν καὶ τὸν κρότον) » (62, 21-23). Puis Prohérésius enchaîne
avec un second prologue qui commençait par ces mots : « Si donc il est permis de
commettre toutes les injustices, puis d’accuser, et que soit cru celui qui parle avant

33. Tous ces aspects et le lexique de la pratique rhétorique sont examinés dans l’ouvrage de
KORENJAK (2000), où le témoignage d’Eunape est exploité.
34. On pourrait également comprendre : « il hochait la tête » (κάτω … νεύοντος, 62, 21) en
signe d’approbation, mais les parallèles chez Eunape suggèrent plutôt un geste d’embarras (4,
17 ; 30, 23). Sur ces signes de la tête, voir KORENJAK (2000), p. 87-88.
217

que ne soit prononcé le plaidoyer (de la défense), qu’il en soit ainsi, que la Cité
passe sous la coupe de Thémistocle » (63, 1-4). Cette simple phrase déclenche les
applaudissements, y compris ceux d’Apsinès, et suffit à entraîner la conviction du
proconsul.
2. La mort de Julien de Cappadoce est l’occasion pour ses compagnons d’orga-
niser à Athènes une grande joute oratoire (ἀγῶνα) pour ses funérailles (63, 14-
15).
3. Dans le cadre du concours pour la succession de Julien de Cappadoce, où
furent sélectionnés (Χειροτονηθέντων, 68, 4 ; 9) Prohérésius, Héphaistion, Épi-
phane, Diophante, Sopolis et Parnasius, deux discours sont évoqués. Les circon-
stances et l’objet même de ce concours (chaire de rhétorique ou titre de premier
sophiste d’Athènes ?) ne sont pas précisés par Eunape. Dans un premier temps, les
adversaires de Prohérésius s’étant ligués, ils obtiennent l’exil de Prohérésius :
L’alliance de tous les autres (maîtres) obtint tellement d’influence qu’elle chassa l’homme
d’Athènes après avoir suborné le proconsul et ce sont (ces maîtres) qui avaient la royauté sur les
discours (69, 4-7).
Une fois Prohérésius rentré à Athènes, avec l’accord de l’empereur, un
nouveau proconsul convoque les sophistes. Des thèmes leur sont proposés (προ-
βλήματα… αὐτοῖς προεβλήθη, 70, 6-7) et chacun déclame selon ses capacités,
appuyé par une claque organisée (70, 8-9)35. On a l’impression que Prohérésius
n’eut pas l’occasion de parler lors de ce premier concours.
4. Le proconsul convoque alors une deuxième fois les sophistes, « comme pour
décerner les récompenses » (70, 11) du premier affrontement. Mais une fois sur
place, il leur impose d’improviser sur une même question36 (ἓν ζήτημα

35. Sur la “claque” organisée pour soutenir le rhéteur, voir KORENJAK (2000), p. 124-127.
Les élèves d’Apsinès « étaient venus uniquement pour pousser des cris et des clameurs durant le
réquisitoire du maître » (61, 15-17).
36. Eunape parlait de « problèmes » pour le premier concours. Il s’agit cette fois d’une unique
« question ». Scholie de Marcellinus sur le Περὶ στάσεων d’Hermogène, chap. 2 (t. IV, p. 208,
24-30 Walz) : « Certains (comme Sôpatros, cf. p. 206, 8) disent que la formule « si elle est
constituée » [chez Hermogène] est superflue. Car si c’est une question, il est manifeste qu’elle est
constituée. Car nous n’appelons pas question ce qui n’est pas constitué. Car c’est une chose que
la question et une autre le problème. Est une question le sujet constitué, un problème le sujet non
constitué. Et nous pourrions appeler la question un problème, mais nous ne saurions aucunement
appeler un problème également une question. » Ce texte pourrait suggérer que seule la question
qui peut entraîner une réponse par oui ou par non (κατάφασις / ἀπόφασις) est susceptible de se
prêter à l’analyse des états de cause. En réalité, dans le concours d’Anatolius (cf. 5), c’est un
πρόβλημα qui donnera lieu à des discussions sur la στάσις. Il est donc possible que ζήτημα,
πρόβλημα et ὑπόθεσις soient à peu près équivalents chez Eunape. Syrianus, Comm. sur le Περὶ
στάσεων, ed. H. Rabe, Syriani in Hermogenem commentaria, vol. 2, Leipzig 1893, p. 58, 7-11,
établit une équivalence entre πρόβλημα, ζήτημα, ὑπόθεσις et ὅρος : « On appelle la même
réalité tantôt “question”, du fait qu’elle contient la recherche de ce qui est juste, tantôt “pro-
blème” parce qu’elle est proposée en vue du discernement de l’état de cause qu’elle contient,
tantôt “définition” du fait qu’elle circonscrit et détermine une hypothèse particulière, tantôt
218

προβαλών, 70, 14) et exige que Prohérésius, revenu d’exil, soit lui aussi entendu.
Les adversaires tentent alors d’échapper à cet exercice en expliquant qu’ils ne
« vomissaient pas leurs discours » (70, 19-20), mais les préparaient minutieu-
sement, formule éculée qu’ils empruntaient à Aelius Aristide37. Prohérésius est
alors invité à parler. Il commence par un préambule (προαγών, 70, 21) qu’il déve-
loppe depuis sa chaire, dans lequel il célèbre le discours improvisé (τὸν
σχέδιον… λόγον, 70, 22-23). Puis, il se lève pour attaquer l’ἀγών (70, 23)
proprement dit38. Apparemment, on s’attend alors à ce que le proconsul « propose
une définition » (ὅρον τινὰ προβαλεῖν, 70, 24), c’est-à-dire qu’il définisse l’état
de cause qu’il souhaite voir adopter par l’orateur. Mais à la surprise générale,
Prohérésius se met à scruter l’assistance et découvre cachés « au dernier cercle du
théâtre » deux rhéteurs qui avaient participé au complot contre lui et il invite le
proconsul à leur laisser « proposer ce qu’on appelle la définition » (τὸ προβαλεῖν
τὸν καλούμενον ὅρον, 71, 12), ce qui techniquement semble également se dire
« proposer » tout court (71, 7)39. Amenés au centre du théâtre, les deux hommes se
concertent et proposent « la plus difficile et la plus mauvaise (définition) qu’ils
connaissaient, en plus une (définition) particulière (ἰδιωτικόν) qui ne se prêtait
pas à la pompe rhétorique » (71, 14-16)40.
Ce passage pose un problème d’interprétation que l’on ne peut esquiver. Ce
qui est demandé des deux adversaires, ce n’est pas le sujet ou le thème de

“hypothèse” parce qu’on suppose une action attribuée à une personne donnée, tantôt “décla-
mation” du fait que la science relative aux discours rhétoriques ne peut être assurée à un homme
sans un entraînement constant, comme c’est le cas pour n’importe laquelle des autres sciences,
tantôt “fiction” et “exercice” du fait qu’aucune action réelle n’est sous-jacente, mais que l’on
invente en vue seulement de l’exercice certaines hypothèses. »
37. Voir Philostrate, V. Soph. II 9, 2, 583 Ol. : « “τήμερον” εἶπεν “πρόβαλε καὶ αὔριον
ἀκροῶ· οὐ γὰρ ἐσμὲν τῶν ἐμούντων, ἀλλὰ τῶν ἀκριβούντων” ». « “Propose aujourd’hui le
thème”, dit-il, “et demain viens écouter ; car nous ne sommes pas de ceux qui vomissent (leur
discours), mais de ceux qui les peaufinent” ». Voir aussi I 8, 4, 491 Ol. Galien, De placitis Hip-
pocratis et Platonis III 15-16, p. 204, 9-10 De Lacy, cite un passage de Chrysippe où ce dernier
commentait l’expression courante « vomir » (ἀνεμεῖν) un propos. Galien prétend, lui, n’avoir
jamais rencontré cette expression : les gens auraient plutôt employé des termes comme « cra-
cher » (ἀποπτύσαι) des opinions mauvaises. Eunape dit ainsi, sans connotation péjorative, que
Philostrate de Lemnos avait « craché » (παρέπτυσε) ses Vies des sophistes (2, 22).
38. L’ἀγών n’est pas ici le débat oratoire dans son ensemble (comme c’est le cas ailleurs, par
exemple à propos de la joute oratoire que représentaient les funérailles de Julien de Cappadoce :
63, 15), mais, venant après le προαγών prononcé assis sur sa chaire, l’ἀγών est la partie
principale du discours du sophiste ou le discours proprement dit. Voir encore 71, 17.
39. Philostrate, V. Soph. I Prol., 482 Ol. (Gorgias à Athènes) : προβάλλετε. Autres emplois
au sens absolu : V. Soph. I 24, 2, 529 Ol. : προβάλοι (cf. αἰτοῦντος τὰς ὑποθέσεις) ; II 10, 4,
588 Ol. (Hadrien) : προὔβαλε. Voir, chez Eunape, dans un contexte philosophique en 38, 4-5 : οἱ
δὲ τῶν θειοτέρων τι προβάλλοντες. Sur l’invitation lancée au public de proposer un sujet de
déclamation, voir KORENJAK (2000), p. 116-120.
40. KORENJAK (2000), p. 117 n. 6, signale un passage d’Aulu-Gelle, Nuits attiques, IV 15, où
un thème impossible à traiter (ἄπορος) est proposé à un jeune orateur prétentieux.
219

l’improvisation, comme on traduit habituellement41, mais bien « ce qu’on appelle


la définition »42, car le thème à traiter (ζήτημα, 70, 14) a déjà été proposé à l’en-
semble des concurrents par le proconsul au début du concours. En faveur d’un lien
de cette définition avec l’état de cause (στάσις), on peut faire appel à un autre
concours dont on parlera plus loin (§ 5), où, à propos d’un même problème (πρό-
βλημα, 74, 18-19), tout l’enjeu est déterminé par le choix de l’état de cause du
problème (περὶ τῆς καλουμένης στάσεως τοῦ προβλήματος, 74, 21-22) qui per-
mettra au vainqueur de l’emporter.
Αvant d’attaquer l’ἀγών, Prohérésius demande successivement deux faveurs.
Premièrement que des tachygraphes43 du tribunal prennent en note son impro-
visation (71, 19-22). Deuxièmement qu’il soit interdit aux assistants d’applaudir
(71, 26). Ces mesures accordées, Prohérésius « commence à parler avec abon-
dance, achevant chacune de ses périodes de façon mélodieuse » (κατὰ τὸν κρότον

41. Rouville (Paris, 1878, p. 140) : « leur ayant adressé une sorte d’exhortation, il leur dit de
proposer ce qu’on appelle l’argument ». Wright (Cambridge Mass./London, 1921), p. 495 : « he
appointed them to propose a theme involving the precise definition of terms ». Civiletti (Milano,
2007), p. 201 : « e con una specie di esortazione ordinò loro di proporre il cosidetto tema ». Bois-
sonade (Paris, 1849, avec la traduction latine de Junius [Anvers, 1568] partiellement révisée),
p. 489, est peut-être plus proche de la solution : « constituitque cum quadam exhortantiuncula, ut
argumenti statum quem vocant technici praestituerent ».
42. Le mot sous-entendu n’est pas ici ζήτημα, πρόβλημα ou ὑπόθεσις, mais bien ὅρος,
comme en 70, 24 et 71, 12. La définition est certes un des états de cause pouvant fixer la position
de l’orateur (cf. Hermogène, Staseis 4, p. 59-65 Rabe [États de la cause, p. 39-47 Patillon, voir
supra p. 11]). Mais le mot doit avoir ici un sens plus général et correspondre à l’état de cause
(στάσις) que l’on propose à l’orateur d’adopter pour traiter le problème. D’où les qualificatifs
qui seront appliqués à la définition proposée : τραχύτατον, φαυλότατον, ἰδιωτικόν, οὐ βάσιμον
ῥητορικῇ πομπείᾳ. Selon G. A. KENNEDY (1983), Greek Rhetoric under Christian Emperors,
Princeton, Princeton University Press, p. 138, « From Eunapius’ account it is clear that the theme
proposed was a judicial problem like those found in Hermogenes’ On Staseis and involved stasis
of definition, but we are not told what it was ». Selon KORENJAK (2000), p. 116, ce n’est pas seu-
lement le sujet qui est proposé à l’orateur, mais le parti (par exemple accusateur ou défendeur)
qu’il doit adopter pour le traiter : « (…) wobei meist nicht nur die Situation, um die es geht,
bestimmt, sondern auch festgelegt wird, für welche Seite der Redner Partei ergreifen soll. »
43. Le témoignage d’Eunape sur les tachygraphes (τοὺς ταχέως γράφοντας) est pris en
compte dans l’étude de H. BOGE (1969), « Die griechische Tachygraphie », Klio, 51, p. 89-115,
notamment p. 106. Certains intellectuels recouraient à l’aide de tachygraphes. Selon Philostrate,
V. Soph. II 5, 3, 574 Ol., Hérode Atticus avait donné au sophiste Alexandre de Séleucie dix
tachygraphes (σημείων γραφέας). Apollonius de Tyane avait à son service un tachygraphe et un
calligraphe (Philostrate, V. Apoll. I 18). Un passage d’Eusèbe, Hist. Eccl. VI 23, 1-2, concernant
le travail de commentateur de l’Écriture d’Origène à Alexandrie, décrit l’ensemble du personnel
à sa disposition : « Ambroise l’y excitait non seulement par mille exhortations et encouragements
en paroles, mais encore en lui procurant très largement les secours dont il avait besoin. Plus de
sept tachygraphes (ταχυγράφοι) en effet étaient près de lui quand il dictait, se relayant les uns
les autres aux temps fixés ; il n’avait pas moins de copistes (βιβλιογράφοι), ainsi que des jeunes
filles exercées à la calligraphie (κόραις ἐπὶ τὸ καλλιγραφεῖν ἠσκημέναις). »
220

ἀναπαύων ἑκάστην περίοδον, 71, 27-72, 1)44. L’auditoire, contraint au silence


pythagoricien45, gémit de ne pouvoir exprimer son admiration (72, 1-3). Prohé-
résius passe ensuite à la « seconde partie » (πρόεισι εἰς τὴν θάτερον μέρος) et
« achève l’exposition » (συμπληροῖ τὴν κατάστασιν, 72, 4-5)46. « Bondissant
sous l’effet de l’enthousiasme », il abandonne la partie restante sans la défendre et
développe immédiatement « la thèse opposée » (τὴν ἐναντίαν ὑπόθεσιν, 72, 6-8).
Tout cela est très confus dans le récit d’Eunape, mais on voit qu’il imagine que
son lecteur comprend aisément ce qui se passe. Dernier coup de théâtre : Prohé-
résius interrompt son discours et demande aux tachygraphes de reprendre leurs
notes pendant qu’il se met à répéter de mémoire sans aucune variante le discours
qu’il vient d’improviser ! (72, 9-1247) C’est alors le délire dans l’assistance et le
proconsul raccompagne le sophiste hors du théâtre sous l’escorte de ses gardes du
corps (72, 13-21). Ce discours marqua le triomphe de Prohérésius : « tous concé-
dèrent qu’il était le meilleur » (72, 22-23).
Le rôle des deux tachygraphes demandés par Prohérésius peut être illustré par
un bas-relief du musée d’Ostie (fin du IVe s.) représentant un orateur debout sur
une estrade, entouré par cinq auditeurs, assisté par deux copistes assis à des tables
et notant sur des codices le discours prononcé48.

44. Il ne peut s’agir ici d’applaudissements survenant à la fin d’une période du rhéteur,
puisque le proconsul a interdit de telles manifestations. Il y a en fait deux emplois bien distincts
de κρότος chez Eunape. D’une part le bruit créé par des applaudissements. D’autre part, associé
à ἦχος ou εὐκολία (62, 23 ; 81, 10 ; 85, 11), une qualité du discours tel qu’il est prononcé par le
sophiste. Il concerne notamment, comme ici, la fin d’une période. Il doit s’agir du caractère
musical du discours assuré par exemple par les clausules rythmiques ou les différences d’into-
nation. Ce sens est reconnu dans notre passage par KORENJAK (2000), p. 131 n. 56, qui traduit
par « Wohlklang der Rede » ou « die stimmliche Qualitäten ». Philostrate, V. Soph. II 25, 6, 612
Ol., emploie déjà la formule ἡ εὐροία καὶ ὁ τῆς γλώττης κρότος. Voir encore ibid. I 25, 7, 537
Ol. ; II 1, 14, 564 Ol. À propos d’Hadrien de Tyr, en II 10, 6, 590 Ol., il lui reconnaît davantage
d’ἦχος que de κρότος. Lucien, Éloge de Démosthène, 32, fait résider la supériorité de Démos-
thène sur les autres orateurs attiques dans les points suivants : κρότος, τόνος, λέξεων εὐρυθμία,
etc. Sur le caractère musical ou mélodieux du discours sophistique, voir KORENJAK (2000),
p. 164-168 (« Reden als Schlager »).
45. Sur le silence exprimant la consternation du public, voir KORENJAK (2000), p. 82-83.
46. La κατάστασις est une partie du discours, également appelée la narration. C’est la pré-
sentation du fait qui constitue la cause. Voir Hermogène, De inventione II 1. L’Anonyme de
Séguier, 2 § 112 (p. 21-22 Patillon, cf. supra p. 10) et Apsinès, Art rhétorique, 3 § 3 (p. 32
Patillon) proposent toutefois des distinctions entre exposition (κατάστασις) et narration (διήγη-
σις). Voir également Syrianus, Comm. sur le Περὶ στάσεων, p. 64, 23-65, 3 Rabe, cité par
M. PATILLON (2005), Anonyme de Séguier, p. 21 n. 11 (notes complémentaires, p. 89-90).
47. Inversement, Alexandre de Séleucie reprend devant Hérode Atticus qui vient d’entrer le
thème qu’il venait de développer, mais en modifiant les expressions et le rythme de telle façon
que les auditeurs ne s’aperçoivent pas qu’il répète le même discours : Philostrate, V. Soph. II 5, 3,
572 Ol.
48. Museo Ostiense. Inv. 130. Une reproduction est donnée par KORENJAK (2000), p. 158,
qui signale toutefois qu’on a proposé d’autres interprétations (cours de philosophie, scriptorium,
221

5. Un autre concours oratoire est raconté plus loin par Eunape. Il est organisé à
Athènes par le préfet du prétoire d’Illyrie Anatolius de Béryte. Comme pour le
précédent concours, le préfet ordonne aux concurrents de « déclamer sur le même
problème » (τὸ αὐτὸ μελετᾶν πρόβλημα, 74, 18-19), qui leur est envoyé par
avance pour leur permettre de se préparer. Ce qui fera la différence, c’est l’état de
cause du problème (στάσις τοῦ προβλήματος, 74, 21-22) que chaque sophiste
adoptera pour le traiter. Chacun définit donc une stasis originale et s’entraîne
devant ses étudiants à déclamer dans cette perspective. Plus loin, Eunape laissera
entendre que si les concurrents avaient été plus que treize49, ils auraient su éla-
borer encore plus d’états de cause différents pour déclamer sur ce même problème
(76, 10-12). Dans tout ce long développement Eunape ne nous donne aucun ren-
seignement concernant le sujet à traiter ou les divers états de cause envisagés à
son propos. Quoi qu’il en soit, Prohérésius réussit à découvrir, grâce à un familier
d’Anatolius, la stasis qui avait les préférences du préfet. Bien qu’elle ne fût pas en
soi-même, au jugement d’Eunape, d’une particulière pertinence rhétorique, c’est
par rapport à cette stasis que le sophiste mit en forme la partie principale de son
discours (πρὸς ἐκείνην τὴν στάσιν διαθέμενος τὸν ἀγῶνα, 75, 19-20). Sa pres-
tation emporta donc la décision d’Anatolius.
6. Eunape évoque ensuite une gigantesque tournée oratoire en Occident com-
manditée par l’empereur régnant (Constance ?). Prohérésius visite la Gaule, où les
gens, incapables de comprendre ses discours50, sont au moins impressionnés par
sa beauté et sa grande taille (« Il semblait en effet s’élever à neuf pieds »51, 67, 2-
3), puis Rome, où il prononça des éloges (ἐπαίνων, 77, 5) et où fut élevée en son

vente aux enchères, etc.). Voir également L. DEL CORSO (2008), « L’insegnamento superiore nel
mondo greco-romano alla luce delle testimonianze iconografiche », dans H. HUGONNARD-
ROCHE, p. 327 et fig. 17, qui y voit plutôt une scène d’enseignement. On remarque que les audi-
teurs semblent participer à une vive discussion et que l’orateur tient un rouleau dans sa main
gauche (et non dans sa main droite, comme on pourrait le croire d’après la reproduction fournie
par Korenjak qui a été imprimée en miroir : les deux scribes ne sont pas gauchers…). Voir une
reproduction plus soignée sur le catalogue virtuel du musée : http : // www. ostia-antica. org/
vmuseum/ marble_6.htm.
49. Eunape semble mentionner treize orateurs. Le texte n’est pas très sûr. Il pourrait y avoir
un rapport avec le fait qu’Hermogène et ses commentateurs traitaient de treize états de cause
possibles. Voir M. PATILLON (1988), La théorie du discours (cf. supra, p. 11), p. 49.
50. À une période un peu plus ancienne, certains Romains étaient tout de même en mesure
d’écouter Favorinus prononcer à Rome un discours en grec : Philostrate, V. Soph. I 8, 4, 491 Ol.
Hadrien de Tyr détint également une chaire de rhétorique grecque à Rome, à l’Athenaeum : II
10, 5, 589 Ol.
51. L’homme le plus grand connu est Robert Wadlow, mort en 1940. Il faisait 8 pieds et 11
pouces (2,72 m). Le « semblait » d’Eunape permet de douter que Prohérésius l’ait vraiment
dépassé.
222

honneur une statue de bronze grandeur nature portant l’inscription : « Rome, la


ville reine, au roi de l’éloquence » (77, 6-7)52.
7. Revenu à Athènes avec le titre de stratopédarque (77, 12)53, chargé de l’ap-
provisionnement en blé (curator annonae ?), Prohérésius doit encore obtenir la
confirmation du titre par le préfet du prétoire d’Illyrie54. Dans un théâtre où
étaient réunis à l’occasion de la visite du préfet presque tous les intellectuels de
Grèce et après divers agônes au contenu indéfini, Prohérésius doit présenter sa
demande au proconsul et s’apprête à faire parler en sa faveur ses avocats (συνηγό-
ρους, 77, 21). Mais le préfet qui voulait éprouver les dons d’improvisation (τὸ
σχέδιον, 77, 22-23) légendaires du sophiste lui demande de prendre lui-même la
parole. Prohérésius traite alors de chic le sujet avec virtuosité (ἐπιδεικνύμενος εἰς
τὴν ὑπόθεσιν, 78, 5-6), en replaçant la faveur accordée par l’empereur dans le
cadre d’un développement mythologique « dans le registre majestueux des temps
archaïques », où apparaissaient, pour célébrer le don du blé, Kéléos, Triptolème et
Démétèr (78, 1-5). Au cours de cette improvisation, le sophiste « dansait sur les
paroles qu’il prononçait » (τοῖς λεγομένοις ἐπεχόρευεν, 78, 5). Ce discours qui
relève en principe du genre délibératif, puisqu’il vise à obtenir une décision de la
part du préfet du prétoire, glisse donc dans la rhétorique d’apparat.
8. Diophante l’Arabe est appelé, à la mort de Prohérésius, à prononcer un
discours funèbre (ἐπιτάφιον, 80, 16) en son honneur à Athènes.
En faisant référence à Salamine et aux Guerres médiques il aurait déclaré quelque chose du
genre : “Ô Marathon et Salamine, que désormais le silence tombe sur vous. Quelle trompette de
vos trophées vous avez perdue !” (80, 18-20).
Cette courte phrase qui rappelle certaines citations de Philostrate montre qu’en
plein IVe siècle, le rôle d’un rhéteur athénien pouvait encore être de célébrer dans
ses déclamations les grandes dates de l’histoire de la cité55.

52. Libanius, dans sa lettre 278, en mentionne une autre, en bronze également, dressée en
l’honneur de Prohérésius à Athènes. Statues honorifiques de sophistes chez Philostrate, V. Soph.
I 8, 3, 490 Ol. ; I 9, 2, 493 Ol. ; I 17, 4, 506 Ol. ; I 23, 2, 527 Ol. ; I 25, 11, 543 Ol. Pour d’autres
témoignages concernant des statues élevées en l’honneur de sophistes, voir KORENJAK (2000),
p. 150-157.
53. Voir la nomination à une fonction similaire à Athènes de Lοllianus d’Éphèse : στρατηγή-
σας τὴν ἐπὶ τῶν ὅπλων, lequel, selon Philostrate, τροφῶν ἐπιμελεῖται καὶ σίτου ἀγορᾶς (Phi-
lostrate, V. Soph. I 23, 1, 526 Ol.).
54. Apparemment le Préfet est toujours Anatolius (77, 16).
55. La phrase pompeuse que cite Eunape rappelle les deux épitaphes que composa Grégoire
de Nazianze pour son ancien maître à Athènes : « Mets un terme à ton orgueil, cité de Cécrops. Il
n’est pas permis de porter en face du soleil un flambeau minuscule : il n’est pas permis non plus
que quelque autre mortel rivalise avec l’éloquence de Prohérésius qui, un jour, ébranla le monde
par ses discours nouveaux. » « L’Atthide a cherché querelle à un tonnerre d’un genre nouveau.
Mais la race entière des sophistes aux discours élevés le cédait à Prohérésius. Elle lui céda. Mais
l’Envie l’a gardé pour le Destin. Il n’y a plus à Athènes de noms glorieux. Jeunesse, fuyez la cité
223

Contrairement à Philostrate qui en cite plusieurs, Eunape ne nous donne aucun


des thèmes abordés par ses sophistes dans ces discours d’apparat qu’il relate. Ils
étaient en eux-mêmes sans importance et interchangeables. On pourrait en trouver
de bons exemples dans les Déclamations ou les Progymnasmata de son contem-
porain Libanius. A partir des traités de rhétorique et des discours conservés des
rhéteurs, Michel Patillon a pu compiler une liste de mille trois cents énoncés de
« problèmes d’école » en les regroupant en de nombreuses catégories56.
Si le sophiste a une parfaite maîtrise de la parole, il sait également mettre à
profit toutes les ressources d’une gestualité bien contrôlée. On a ainsi vu plus haut
Prohérésius commencer une improvisation assis sur sa chaire, puis se lever au
moment de passer des proagônes à l’agôn proprement dit (70, 23). Eunape dit de
Prohérésius qu’il accompagnait son discours d’une sorte de danse (τοῖς λεγομέ-
νοις ἐπεχόρευεν, 78, 5). Pour élargir notre compréhension de cet aspect de la rhé-
torique, il faut recourir à Philostrate qui cite une lettre d’Hérode Atticus à un
certain Barbarus sur les effets théâtraux (σκηνή) dont se servait le sophiste
Polémon de Laodicée (en Carie) :
Il se présentait aux déclamations avec un visage épanoui et plein d’assurance, arrivant en
litière du fait que déjà ses articulations étaient en mauvais état. Il n’examinait pas en public les
thèmes proposés (τὰς ὑποθέσεις), mais en se retirant de l’assemblée un petit moment. Sa voix
était claire et forte, et la mélodie (κρότος) qu’il formait au moyen de sa langue était prodigieuse.
(Philostrate, V. Soph. I 25, 7, 537 Ol.).
Hérode Atticus écrit encore qu’en arrivant aux sommets des sujets traités, Po-
lémon s’élançait de sa chaire (ἀναπηδᾶν τοῦ θρόνου περὶ τὰς ἀκμὰς τῶν ὑπο-
θέσεων), tant était forte l’impulsion qui l’animait, et lorsqu’il arrondissait une
période, il proférait la clause finale avec un sourire, montrant par là de façon évi-
dente qu’il la formulait sans peine ; et il frappait le sol (κροαίνειν) en (certains)
endroits de ses thèmes, pas moins que le cheval homérique (Il. VI 507) (V. Soph. I
25, 7, p. 537 Ol.).
La transition entre un discours plein de délicatesse (ξὺν ἁϐρότητι) prononcé
assis sur le trône sophistique et un discours plus vigoureux et plus soigné donné
debout (ὀρθός) est évoquée à propos de Scopélien de Clazomènes (ibid., I 21, 5,
519 Ol.)57, lequel se frappait souvent la cuisse pour s’éveiller et éveiller ses

de Cécrops. » Voir l’édition de C. PERI (1975), Gregorius Nazianzenus, Epitaffi. Trad. e comm.
di C. P., coll. « Jaca Book » 23, Milano. Voir R. GOULET (2001a), p. 325 et n. 15.
56. Cf. M. PATILLON (2001), édit., Apsinès, Art oratoire (cf. supra, p. 10), p. XCI-CII.
R. KOHL (1915), De scholasticarum declamationum argumentis ex historia petitis, Phil. diss.
Münster, Paderborn, F. Schoeningh, avait déjà répertorié 356 thèmes grecs de caractère histo-
rique concernant principalement l’époque classique.
57. Sur cette pratique des sophistes (assis/debout), voir encore Philostrate, V. Soph. II 5, 3,
572 Ol. (Alexandre Péloplaton) : ἀνεπήδησε τοῦ θρόνου ; II 27, 5, 619 Ol. (Hippodromus de
Thessalie).
224

auditeurs. À certains moments il était pris d’une sorte d’agitation de tout le corps
(σείεσθαι), comme s’il entrait dans une transe bacchique (520 Ol.).
De son côté, l’auditoire ne reste pas passif. Il acclame, applaudit, mugit, gémit,
trépigne, gesticule, se met debout, reste muet ou prostré, et parfois se met à pleu-
rer. En voyant les sophistes rivaux de Prohérésius se précipiter pour déclamer les
premiers, « Anatolius riait de ceux qui les applaudissaient, les adolescents, et il
éprouvait de la pitié pour leurs pères (en songeant) à l’éducation des enfants pro-
curée par certains maîtres » (75, 11-13). Applaudir le maître est donc l’une des
fonctions caractéristiques de l’élève58. Après un discours de Prohérésius, un grave
proconsul se met à l’applaudir « comme l’aurait fait un adolescent » (63, 6-7). Au
procès des disciples de Julien de Cappadoce, les disciples d’Apsinès qui s’atten-
daient à ce que leur maître prononçât le réquisitoire organisent une véritable
claque : ils viennent soutenir leur maître de leurs cris et de leurs clameurs (κεκρα-
ξόμενοι καὶ βοησόμενοι, 61, 16-17). À cette époque, dit Eunape, les sophistes
athéniens ne déclamaient pas en public, mais dans des théâtres privés au milieu de
leurs jeunes gens, dans des compétitions qui mettaient en jeu « les applaudisse-
ments et les acclamations » (περὶ κρότου καὶ φωνῆς) et non leur propre vie (60,
4-7).
Avec les applaudissements, il faut mentionner les paroles d’encouragement ad-
ressées au sophiste. À trois reprises, la même formule est employée chez Eunape
pour marquer le début d’un discours de Prohérésius : « Parle Prohérésius » (λέγε,
ὦ Προαιρέσιε). C’est ce que lui lancent Julien de Cappadoce, au moment où il va
plaider pour les élèves (62, 13-14), le proconsul lors du concours pour la suc-
cession de Julien (70, 20-21) et le préfet Anatolius lors de la confirmation du titre
de stratopédarque décerné à Prohérésius (77, 23).
Les applaudissements, même s’ils ne font pas l’objet d’une concertation,
peuvent diminuer les mérites de l’orateur en soulignant les “effets” qu’il a pré-
parés. C’est sans doute pourquoi Prohérésius demande et obtient du proconsul qui
préside une joute oratoire, qu’il n’y ait pendant son discours aucun applaudisse-
ment (71, 26). Devant la prouesse oratoire de Prohérésius, « cet auditoire contraint
au pythagorisme (c’est-à-dire au silence pythagoricien), déchiré par le prodige
(qui se déployait sous ses yeux), était rempli d’un mugissement et d’un gémisse-
ment »59 (72, 1-3). Lorsqu’il vit Prohérésius non seulement défendre successi-
vement les deux thèses opposées, mais reprendre mot pour mot le discours que les
tachygraphes avaient dans un premier temps consigné, le proconsul
ne respectait plus alors ses propres lois, ni l’auditoire les menaces du magistrat. Et toutes les
personnes présentes, après avoir léché la poitrine du sophiste comme si c’eût été une statue

58. Sur les applaudissements prodigués non seulement après, mais pendant le discours du
rhéteur, voir KORENJAK (2000), p. 88-89 et 130-132.
59. Sur les cris, les clameurs, les murmures de l’auditoire, voir KORENJAK (2000), p. 78-81.
225

remplie de la présence divine60, les unes se prosternaient devant ses pieds, les autres devant ses
mains, d’autres déclarèrent que c’était un dieu, d’autres encore une image de l’éloquent
Hermès61. Les rivaux dans la profession, fous de jalousie, restaient prostrés, mais certains
d’entre eux même prostrés n’omettaient pas de le louer. De son côté, le proconsul (l’)escorta hors
du théâtre avec tous ses gardes du corps (72, 13-21).
À un autre moment, après un autre discours de Prohérésius, « Anatolius bondit
et l’auditoire éclata dans un cri et il n’y avait personne qui ne le prît (Prohérésius)
pour un dieu » (75, 21-22)62.
L’interdiction de tout applaudissement est également imposée par le proconsul
aux élèves d’Apsinès et de Julien lors du procès qui oppose les deux clans (61,
22). Après le premier prologue de Prohérésius, mandaté par Julien de Cappadoce
pour la défense de ses condisciples, « tous voulaient laisser s’exprimer leur lou-
ange, mais ils restaient atterrés (comme devant) un signe céleste, alors qu’un
silence digne des mystères se répandait » (62, 23-25). Après le second prologue,
le proconsul bondit de son trône et, agitant son vêtement bordé de pourpre – les Romains l’ap-
pellent une toge –, cet homme grave et implacable, comme un adolescent, applaudissait
Prohérésius. Applaudissait aussi avec lui Apsinès, non de plein gré dans son cas, mais (parce
qu’)il n’y a rien de plus contraignant que la nécessité. Quant à Julien, le maître, il se contentait
de pleurer (63, 4-9).
Chez Philostrate (V. Soph. II 32, 626 Ol.), on voit de même l’empereur Cara-
calla bondir de son trône, puis agiter la main et le pli de sa chlamyde en signe
d’admiration devant les paroles d’un certain Héliodore63.
Dans son Discours autobiographique I 129, Libanius décrit l’attitude de l’em-
pereur Julien lors de l’éloge qu’il avait prononcé en sa présence :
On le sentit prêt à bondir (ἀναπηδᾶν) ; ensuite, ne pouvant se maîtriser malgré ses violents
efforts, il sauta de son siège et de ses deux mains, aussi largement que possible, il déploya sa
chlamyde (trad. Petit).
Le même Libanius décrit ainsi la réaction des Antiochiens à l’écoute d’un dis-
cours qu’il avait prononcé au bouleutèrion (Orat. I 88) :
Comment décrire dignement et les larmes que fit couler mon prologue que beaucoup
savaient par cœur en s’en allant, et l’enthousiasme que la suite suscita ? Tous trépignaient et ges-
ticulaient (πηδᾶν καὶ ἅπαντα δρᾶν), même les vieillards, les lymphatiques et les malades ;

60. Ce désir de toucher le corps du sophiste est également attesté par Libanius (Orat. I 89) :
« Ils m’accompagnaient même quand j’allais au bain, dans le désir qu’ils avaient chacun de me
toucher (θιγεῖν) » (trad. Petit). Sur de telles manifestations, notamment des embrassades, voir
KORENJAK (2000), p. 75.
61. L. PERNOT (2002), « “L’empreinte d’Hermès Logios” : une citation d’Aelius Aristide
chez Julien et chez Damascius », RAAN 71, p. 191-207, repris dans L. P. (2006), L’ombre du
Tigre. Recherches sur la réception de Démosthène, coll. « Speculum », Napoli, p. 129-171.
62. Sur de telles « standing ovations » (bondir, se lever), exprimant l’enthousiasme du public,
voir KORENJAK (2000), p. 93-94. Voir encore Libanius, Epist. 345, 1 ; FESTUGIÈRE (1959),
p. 166 n. 4.
63. Sur de tels gestes impliquant l’utilisation du vêtement, voir KORENJAK (2000), p. 90-91.
226

étaient debout même ceux à qui la goutte rendait pénible la station debout, et quand je voulais les
faire asseoir ils répondaient que mon discours les en empêchait (trad. Petit).

Idéalisation
On s’étonne de lire les marques de vénération, voire d’adoration, prodiguées
par l’auditoire à un sophiste comme Prohérésius. Ces exagérations correspondent
à une conception particulière du genre biographique : l’intention d’Eunape est de
célébrer dans ses personnages une sorte d’épiphanie de la divinité64. Mais on peut
également se demander si cette divinisation ne fait pas aussi l’objet de la quête
personnelle du sophiste, conscient, comme son auditoire, que dans son triomphe
sont fugitivement dépassées les limites de la condition humaine65.
Chez Eunape, la distinction entre philosophes et sophistes tend à s’amenuiser.
Chez les philosophes, ce sont souvent les qualités littéraires ou oratoires qui sont
célébrées et, chez les sophistes, les qualités morales ou philosophiques sont sou-
vent mises en avant66.
Il n’est guère de biographie de philosophes qui ne comporte un jugement, le
plus souvent positif, sur les qualités rhétoriques du personnage. Ainsi, contraire-
ment à Plotin qui se distinguait par « le caractère oblique et énigmatique de ses
discours » (8, 14-15), Porphyre atteignit chez Longin « le sommet du savoir gram-
matical et rhétorique » (6, 21-23 ; voir encore 9, 13) et, plus tard, il « fut pris d’un
zèle pour les discours au point de donner même en public des conférences
(d’apparat) » (8, 9-11). Eunape ne sait si « la beauté des discours » de Porphyre
n’est pas plus admirable que ses doctrines (9, 19-10, 1). Origène, “Amérius” (i.e.
Amélius) et Aquilinus ne méritent pas un pareil éloge : « leur manque de charme
est grand, même si leurs doctrines sont belles, et il se répand sur leurs propos » (9,
7-8). Jamblique de même fait l’objet d’un jugement sévère sous ce rapport :
Il n’est aucun point sur lequel il se différencia de Porphyre, si ce n’est concernant la compo-
sition et la vigueur du discours. Car ses propos ne sont pas empreints de grâce ni de charme, il
leur manque une certaine limpidité et ils ne sont pas embellis par la pureté (du langage). Ils ne
manquent pas non plus tout à fait de clarté et ne sont pas non plus fautifs dans leur expression,
mais, comme le disait Platon à propos de Xénocrate, (Jamblique) n’a pas sacrifié aux Grâces
d’Hermès. En vérité, il ne captive pas l’auditeur et ne l’ensorcelle pas pour (l’inciter à) la lecture,
mais il semble le détourner et lui écorcher les oreilles (11, 1-9).

64. Sur cette dimension “mystérique” de la biographie des intellectuels d’époque tardive, voir
R. GOULET (2001b), « Les Vies de philosophes de l’Antiquité tardive », dans ID. (2001a), p. 3-
63, notamment p. 41-59.
65. Sur la signification des métaphores relatives aux mystères dans l’évocation de la figure
du rhéteur et la pratique des sophistes, voir KORENJAK (2000), p. 214-219 (« Die Mysterien der
Rhetorik »).
66. Eunape célèbre l’endurance de Prohérésius qui en Gaule se promenait pieds nus dans un
léger tribôn, ne buvant que l’eau glacée du Rhin (98, 23-25).
227

Par « la séduction qui repose sur la langue et les lèvres », le philosophe


Eustathe, envoyé en ambassade au Roi des Perses, « ne semblait pas se dispenser
de la magie » (25, 8-9) :
La douceur et la délicatesse fleurissaient sur ses propos et se déversaient si abondamment
que ceux qui écoutaient sa voix et ses paroles, se livrant eux-mêmes comme ceux qui ont goûté
au lotus, étaient suspendus à sa voix et à ses discours. De la sorte, il ne différait pas beaucoup
des Sirènes musiciennes (25, 9-14).
Le portrait de Maxime est également autant celui d’un rhéteur exceptionnel
que d’un philosophe. Eunape eut d’ailleurs la chance de le voir et de l’écouter :
(L’auteur, c’est-à-dire Eunape lui-même) écouta sa voix, qui produisait la même impression
que si l’on avait écouté celle de l’Athéna ou de l’Apollon d’Homère. Les pupilles de ses yeux
étaient des ailes, il portait une barbe blanche et ses yeux laissaient voir les élans de son âme. Il
donnait une impression d’harmonie aussi bien quand on l’écoutait que quand on le regardait et
celui qui (le) fréquentait était frappé par l’intermédiaire de l’une et l’autre de ces deux facultés
sensibles, ne pouvant supporter ni le mouvement rapide de ses yeux ni la course de ses paroles.
En vérité, si l’un des hommes les plus expérimentés et les plus habiles discutait avec lui, cet
homme n’osait pas non plus (le) contredire, mais (tous), rendant les armes en silence, suivaient
ses paroles comme si elles provenaient d’un trépied (oraculaire), tant était grande la grâce qui
siégeait sur ses lèvres » (40, 12-41, 7).
Après sa réhabilitation grâce au proconsul d’Asie Cléarque de Thesprotie,
Maxime « se mit à donner des discours d’apparat en public » (δημοσίας τινὰς
ἐπιδείξεις, 54, 2-3).
Le philosophe Chrysanthe mérite d’être comparé à Orphée :
Car la simplicité qu’il manifestait et son style naturel impossible à décrire imprégnaient ses
paroles et le charme des mots qui les caractérisait ensorcelait l’auditeur. Il était bienveillant
envers tous dans les relations sociales, et chacun de ceux qui repartaient repartait convaincu qu’il
avait fait l’objet d’une considération particulière. De même par conséquent que les plus beaux et
les plus doux des chants coulent et glissent vers n’importe quelle oreille avec une suave douceur,
parvenant même jusqu’aux êtres irrationnels, comme on le dit dans le cas d’Orphée, de même le
discours de Chrysanthe était en harmonie avec tous, il convenait et s’adaptait à autant de diffé-
rences de caractère (qu’il s’en présentait) » (94, 9-19).
Non seulement les qualités oratoires des philosophes sont régulièrement évo-
quées et évaluées, mais, à côté des débats dialectiques comme celui qui oppose
Jamblique et Alypius d’Alexandrie, on a vu que certains philosophes comme Por-
phyre ou Maxime pouvaient s’adonner à des discours d’apparat.
Même les médecins peuvent s’illustrer dans l’art de la parole. Si parfois il
s’agit de conférences médicales complétant l’activité thérapeutique67, dans

67. Zénon de Chypre « avait été formé à la fois à traiter de la médecine et à la pratiquer »
(λέγειν τε καὶ ποιεῖν ἰατρικήν, 86, 19-20). Ses élèves héritèrent soit de la pratique, soit de la
parole (ἔργου τε καὶ λόγου), soit des deux (86, 20-21). Son disciple Magnus de Nisibe savait
bien parler et pouvait faire taire ses adversaires, mais il « n’avait pas la réputation d’un homme
capable de soigner autant que de parler » (87, 1-3). Il apprenait à ses élèves à parler autant qu’à
« réaliser tel ou tel acte médical » (87, 13-15). Le jugement d’Eunape est corroboré par celui de
228

certains cas, comme celui de Ionicus de Sardes, il s’agit explicitement d’art rhé-
torique : « il avait le souci de l’exactitude rhétorique et de l’art du discours sous
toutes ses formes » (90, 13-15). Si professionnellement la distinction entre philo-
sophe, sophiste et médecin reste fermement maintenue, on voit que dans l’esprit
d’Eunape, il s’agit là de trois composantes de la culture hellénique auxquelles doit
avoir été formé un homme cultivé. Eunape lui-même rappelle qu’après ses études
à Athènes, il enseigna la rhétorique le matin tout en étudiant la philosophie
l’après-midi auprès de son maître Chrysanthe de Sardes (96, 11-15) et que par
ailleurs il n’était pas « sans expérience de la médecine » (100, 12-13).
Du récit d’Eunape et des jugements qu’il prononce sur le style des différents
sophistes, on pourrait extraire bien d’autres formules susceptibles d’éclairer la
pratique de l’art oratoire à l’époque impériale. Certains maîtres étaient davantage
renommés comme techniciens du discours (80, 7-8) que comme orateurs. C’est le
cas d’Épiphane dont la célébrité tenait moins dans la vigueur de son éloquence
(λόγος) que dans l’examen des thèmes de recherche (περὶ τὰς διακρίσεις… τῶν
ζητημάτων, 79, 24-26). Un sophiste pouvait se distinguer non seulement par ses
prestations oratoires, mais aussi par des écrits relevant de différents genres
littéraires. Eunape cite peu de titres précis. Il est le seul témoin d’un Περὶ εὐφυίας
de Libanius (85, 13-14), mais il connaît la large diffusion des nombreux ouvrages
de ce sophiste (84, 18-19). Dans sa vie de Libanius, il oppose le style du sophiste
dans ses déclamations (περὶ μὲν τὰς μελέτας) et celui qu’il déploie dans ses
lettres et les autres entretiens (περὶ δὲ ἐπιστολὰς καὶ συνουσίαις ἑτέρας, 83, 16-
23). À propos de Nymphidianus, il oppose de même d’une part les déclamations et
les thèmes de recherche (τὰς καλουμένας μελέτας καὶ τὰ ζητήματα), d’autre
part les préludes (oratoires) et les entretiens (ἐν προάγωσιν καὶ τῷ διαλεχθῆναι,
86, 11-13). Le caractère allusif de tous ces développements ne permet cependant
que rarement de découvrir ce qu’impliquaient réellement ces déclarations, sans
doute parce que pour le lecteur contemporain ce langage ne présentait aucune
obscurité, sinon aucune imprécision.

Philoprôteia
D’un bout à l’autre de la carrière du sophiste, l’esprit de rivalité règne entre les
maîtres, entre les écoles et, à l’intérieur d’une même école, entre condisciples.
Cette rivalité est peut-être le trait le plus caractéristique de la mentalité commune
de cette société d’intellectuels68.

Théophile le Protospathaire (IXe siècle) qui, dans le prologue (§ 4) de son traité De urinis,
présente le iatrosophiste Magnus comme ἰατρὸς μὲν τῷ λόγῳ, ἄπειρος δὲ τῷ πράγματι.
68. Philostrate, V. Soph. I 22, 4, 525 Ol., évoque les sentiments que pouvait éprouver un
sophiste comme Denys de Milet devant les succès de son jeune rival Polémon de Laodicée : « Il
ne me laisse pas dormir, par Athéna (…), il provoque chez moi des palpitations cardiaques et la
même chose dans mon esprit quand je pense au grand nombre de ses admirateurs. » Un échec
229

On choisissait généralement à Athènes comme maître un compatriote, peut-


être parce qu’on lui faisait davantage confiance, parce qu’on risquait d’y être
mieux accueilli, mais peut-être aussi parce qu’on pensait déjà à la recomman-
dation finale dont on aurait besoin au moment de revenir enseigner dans sa ville
d’origine. La correspondance de Libanius est remplie de tels billets. Encore fallait-
il choisir une école où l’on pût s’illustrer. Si Libanius ne choisit ni Épiphane – un
Syrien comme lui – ni Prohérésius, c’est pour ne pas se retrouver perdu dans la
foule de leurs disciples et être submergé par la grande renommée de ces maîtres
(81, 21-25). Par la suite, le choix d’une cité où ouvrir une école est également es-
sentiel. Dans un premier temps, Libanius choisit ainsi Constantinople, la nouvelle
capitale, afin de ne pas “se cacher” dans une petite ville sans renom (82, 12-16).
Une autre expression de la compétition entre les maîtres et de l’arrivisme des
étudiants est le phénomène de l’apostasie scolaire (μετανάστασις, 69, 1), c’est-à-
dire le passage d’un maître à un autre. À Antioche, les maîtres, du temps de
Libanius, avaient signé des accords pour lutter contre ce fléau des défections
(ἀποστάσεις)69. Il arrivait fréquemment en effet qu’on changeât de maître, par
insatisfaction ou par souci d’approfondir ses études. Prohérésius devient rapide-
ment chez Ulpien à Antioche l’élève numéro un (67, 10-11), puis se rend chez
Julien où il s’empare de la première place (67, 12-13). Eunape explique par de
telles désertions et par le racolage des nouveaux élèves le fait que tous les étu-
diants à Athènes ne sont pas inscrits chez un sophiste issu de leur propre région
géographique (68, 26-69, 2).
La solidarité interne de l’école par rapport au monde extérieur n’allait pas sans
un esprit de compétition très vif entre les élèves d’un même maître. Dès l’école, le
problème le plus épineux qui se pose à l’apprenti-sophiste est de se faire recon-
naître comme l’élève numéro un du maître. Peut-être ce titre correspondait-il à un
statut bien déterminé dans l’école. Thémistocle d’Athènes était le président
(προειστήκει, 60, 24-25) de l’école d’Apsinès. C’est lui qui prononcera le réquisi-
toire contre les élèves de Julien, de même que c’est Prohérésius qui plaidera la
cause de ses condisciples (62, 4-5). On connaît chez Libanius la figure du “cory-
phée”, c’est-à-dire du “cacique” ou du président du chœur des élèves70.
Il n’y a en effet dans ce monde intellectuel aucun égalitarisme. Entre col-
lègues, on est toujours perçu comme meilleur ou moins bon qu’un autre. Non
seulement il y a chez Eunape un premier partout, mais l’écart qui sépare le pre-
mier du deuxième dépasse toujours celui que l’on suppose entre les autres rangs.

lors d’une prestation oratoire pouvait également affecter un sophiste. C’est ainsi qu’Hérode
Atticus, après avoir raté un discours devant l’Empereur en Pannonie, envisagea de noyer son hu-
miliation dans le Danube (ibid. II 1, 14, 565 Ol.).
69. Voir Libanius, Orat. XLIII Sur la convention, traduit par FESTUGIÈRE (1959), p. 459-
466.
70. PETIT (1957), p. 22 et 87 ; FESTUGIÈRE (1959), p. 108.
230

Évoquant le succès de Julien de Cappadoce à Athènes, Eunape écrit : « Il les


dominait tous par son talent exceptionnel et ceux qui lui étaient inférieurs l’étaient
de beaucoup » (59, 13-14)71.
La rivalité peut même se manifester à l’égard du maître. « Julien (de Cappa-
doce) éprouvait dans son âme un penchant pour Prohérésius ; il dressait l’oreille
pour l’entendre et craignait (κατεδείμαινε) fortement son talent exceptionnel »
(67, 27-28). Le terme de toute la formation qu’assurait le sophiste était l’éclosion
d’une personnalité consciente de sa valeur et avide de gloire. On formait le jeune
élève à rechercher, grâce à la maîtrise de la parole sous toutes ses formes, une
supériorité, une excellence qui le mettait en situation de compétition avec toute
personne, proche ou lointaine, qui partageait la même ambition. Cette célébrité
n’était pas seulement la récompense de ses efforts, elle était la condition même de
son activité : c’est grâce à sa réputation, acquise au théâtre et confirmée dans sa
classe, que le sophiste obtenait l’appui de la curie municipale ou des autorités
impériales et qu’il attirait un « chœur » d’élèves suffisamment imposant72.
Acace s’assura une grande réputation au titre de l’adversaire « qui allait
vaincre » (κρατήσων) Libanius (85, 25-86, 1). Selon Eunape, qui n’a peut-être pas
perçu l’ironie de certaines déclarations du sophiste, Libanius dut reconnaître cette
supériorité (85, 15-16). Tuscianus de Lydie aurait pu être un Prohérésius si son
ami Prohérésius n’avait pas existé (69, 20-21).
Cette suprématie est pour le sophiste toujours susceptible d’être remise en
cause, « car le genre humain ne supporte pas d’admirer un seul homme, mais,
fléchis et vaincus par l’envie, (les hommes) suscitent un adversaire devant ceux
qui dominent et l’emportent, tout comme dans le domaine de la physique on
conçoit les principes à partir de leurs opposés » (79, 27-80, 2). Autrement dit, ce
genre d’adversaire sert surtout à faire valoir la supériorité des plus grands. De
telles oppositions peuvent parfois friser le ridicule, « comme si l’on opposait Calli-
maque à Homère » (80, 9-10).
La rivalité entre les disciples se manifeste même à l’occasion de l’oraison
funèbre qu’il faut prononcer pour le maître (63, 14-15). Même entre amis insépa-
rables, comme l’étaient Prohérésius et Héphaistion qu’unissaient une pauvreté

71. Libanius, Orat. LV À Anaxentius, 31 : « Ne consens pas à être moins bon que le
meilleur » (trad. FESTUGIÈRE [1959], p. 439).
72. Voir Libanius, Disc. XXV, Sur l’esclavage du professeur, 49-50, traduit par FESTUGIÈRE
(1959), p. 442-443. Voir aussi Orat. LV À Anaxentius, 36 : « Quel te sentiras-tu quand, par une
décision et une sentence communes, on te mènera à la chaire ? Et quand, dans une vaste école, tu
accueilleras tous ceux qui émigreront chez toi ? Et quand on te provoquera à une joute ? Et durant
cette joute ? Et une fois vainqueur ? Et quant tu seras proclamé ? Quant à l’autre [ton adversaire],
ou bien blotti de crainte et gisant à terre, il tombera à bas de son orgueil et cajolera son vainqueur
pour ne pas tomber aussi à bas de sa chaire, remerciant les dieux de cette grâce, ou bien, s’il te
cherche querelle, qu’il voie dans Hésiode (Travaux 210) un bon conseiller, quand celui-ci
empêche qu’on se mesure avec un plus puissant » (trad. FESTUGIÈRE [1959], p. 441).
231

commune, une seule tunique et un seul manteau, la formation rhétorique


s’exprime dans le cadre d’une compétition (67, 14-15)73.

Chaires
On peut se demander pour terminer quel était le statut juridique des écoles de
rhétorique évoquées par Eunape à Athènes et dans d’autres cités. Des sophistes
comme Julien et Prohérésius étaient-ils des maîtres privés ou les détenteurs de
chaires officielles ? Étaient-ils rétribués par leurs élèves ou stipendiés par les
municipalités, voire par l’Empereur ? Enseignaient-ils chez eux ou dans des
endroits publics prévus à cet effet ? De quelle façon et par qui étaient-ils choisis
pour enseigner dans la cité ? Après le sac des Hérules qui modifia considérable-
ment le paysage géographique et politique d’Athènes, les chaires traditionnelles
étaient-elles encore pourvues ? Le témoignage d’Eunape sur ces questions est
comme d’habitude fort imprécis, mais il mérite d’être analysé de près, même s’il
faut éviter de projeter inconsciemment sur l’Athènes du milieu du IVe siècle
l’image qui se dégage des Vies des sophistes de Philostrate, qui concernent une
époque plus ancienne.
Le premier détail important est de nature matérielle. À cette époque, nous dit
Eunape, par suite de la dissension « entre les citoyens et les étudiants », les
sophistes athéniens n’osaient pas parler en public et confinaient leur voix à
l’intérieur de leurs auditoriums privés (59, 27-60, 7), par exemple « l’auditorium
(θέατρον) de pierre polie, à l’image des théâtres publics, mais plus petit » qu’on
trouvait dans la maison de Julien de Cappadoce (59, 26-27). Eunape ne dit pas que
cette situation étonnante prévalait toujours lorsque plus tard il vint lui-même étu-
dier à Athènes. Il laisse entendre qu’en arrivant à Athènes, il aurait pu se retrouver
dans une autre école que celle de Prohérésius, dont il avait rêvé. Il se dégage de
ces divers détails l’image d’un ensemble d’écoles concurrentes à Athènes, avec
des maîtres qui enseignent généralement ou uniquement chez eux, qui hébergent
même leurs élèves, du moins lorsqu’ils ne sont pas trop nombreux, car l’arrivée
massive des élèves venus sur le même navire qu’Eunape oblige à les répartir chez
des voisins ou des parents (65, 3 ; 8). Julien ou Prohérésius semblent détenir un
plus grand prestige que les autres maîtres, ils exercent peut-être en ce sens une ty-
rannie intellectuelle (59, 6-7 ; 73, 12), mais rien ne suggère qu’ils aient un statut
privilégié comme détenteurs d’une chaire officielle. D’autres maîtres attirent des
élèves provenant de diverses autres régions.
Ce que ces renseignements n’excluent pas, c’est que tous ces maîtres rivaux
aient détenu des chaires municipales, même si, par évergétisme ou pour pallier les

73. Par la suite, Héphaistion fut candidat, comme Prohérésius, à la succession de Julien de
Cappadoce, mais, « par crainte de Prohérésius », quitta « Athènes et les hommes » dès le début du
concours (68, 16-17).
232

carences des installations publiques athéniennes, ils enseignaient dans leur propre
maison.
Eunape évoque à plusieurs reprises le trône, c’est-à-dire la chaire d’enseigne-
ment sophistique74, mais il ne nous renseigne pas sur le statut juridique de ces
chaires. Lorsqu’il nous dit que le fils de Sopolis monta comme son père sur le
trône (81, 2) ou bien qu’il y avait sur le « trône d’enseignement » (81, 15) un cer-
tain Parnasius qui n’avait pas beaucoup d’élèves, il faut se représenter une institu-
tion qui dépasse la simple école privée et qui implique un minimum de reconnais-
sance officielle dans une cité. Lui-même fut rappelé d’Athènes à Sardes, alors
qu’il aurait préféré continuer ses études en Égypte, parce qu’« une (école de) so-
phistique (σοφιστική employé seul) lui était offerte » et que « tous l’appelaient à la
prendre » (79, 19-20)75. Il ne s’agit manifestement pas d’ouvrir une nouvelle école
privée, mais d’accepter un poste récemment libéré. De même, lorsque les Romains
demandent à Prohérésius de leur envoyer un de ses élèves, il s’agit certainement
de pourvoir une chaire romaine en recrutant un disciple recommandé par le plus
grand sophiste athénien (78, 19-25).
Libanius qui a étudié à Athènes une trentaine d’années avant Eunape semble
mettre tous les maîtres qu’il a connus un peu sur le même plan – assez bas selon
son estimation –, mais il témoigne de l’existence de chaires rémunérées sinon offi-

74. Voir également dans l’Histoire du même Eunape, fr. 58, 2 Blockley : ἐπὶ σοφιστικὸν
ἐγκαθήμενον θρόνον. Eunape parle également des trônes impériaux (20, 19), du trône du
proconsul au tribunal (63, 5), du trône de l’hiérophante (45, 14). Chez Philostrate θρόνος est le
terme habituel pour désigner la chaire d’enseignement, à Athènes ou à Rome. En général,
l’emploi de l’article (τὸν Ἀθήνησι [τῶν σοφιστῶν] θρόνον 526, 586, 587, 591, 593, 599, 613,
618, 621, 622, 623, 627 Ol. ; τοῦ κατὰ τὴν Ῥώμην θρόνου 580, 627, ἐς τὴν Ῥώμην καὶ τὸν
ἐκείνῃ θρόνον 596) suggère une chaire unique. Mais dans un passage, à propos d’Hadrien de
Tyr, il évoque τὸν ἄνω θρόνον à Athènes (589), ce qui implique qu’il y avait plusieurs chaires
de niveaux différents, et dans deux autres passages il mentionne le πολιτικὸς θρόνος (594, 600),
terme qui désigne sans doute le caractère “municipal” de la chaire plutôt qu’une chaire réservée à
l’éloquence politique. C’est le seul passage où le caractère municipal (ou impérial) de la chaire
est pris en compte. Chez Eunape, la chaire matérielle où est assis le sophiste déclamant au
théâtre est dite καθέδρα (70, 21). Ce dernier mot désigne toutefois une chaire rhétorique (athé-
nienne) dans une inscription qui concerne Nicagoras. Voir B. PUECH (2002), Orateurs et
sophistes grecs dans les inscriptions d’époque impériale, coll. « Textes et Traditions » 4, Paris,
Vrin, p. 358 (n° 180).
75. Sans article σοφιστική doit désigner une chaire (mais θρόνος est masculin) ou plus
probablement une école (διατριβή) de sophistique ou de rhétorique comme en 64, 23-24 (διατρι-
βῆς σοφιστικῆς). En 68, 2-3, la formule ἐπὶ τῷ κράτει τῆς σοφιστικῆς doit plutôt désigner la
suprématie sur (l’art) sophistique (athénien) que la détention de (la chaire) de sophistique. Voir
également 78, 28 où Musonius est présenté comme l’élève de Prohérésius « pour (l’art) sophis-
tique » (εἰς σοφιστικήν). Pour le passage de 79, 19-20 concernant Eunape, CIVILETTI (2007),
p. 217, traduit : « per lui era ormai stabilita la professione sofistica », rejoignant le point de vue de
T. M. BANCHICH (1996), « Eunapius in Athens », Phoenix, 50, p. 304-311, notamment p. 307
n. 10 : « municipal teaching position », sans toutefois préciser le mot grec sous-entendu par
Eunape.
233

cielles. Alors qu’il avait à peine vingt-cinq ans, on lui proposa même, comme à un
Égyptien et à un autre Antiochien, tous deux plus âgés que lui, une des trois
chaires laissées vacantes, après que le gouverneur eut révoqué trois maîtres dont
les élèves avaient commis des méfaits à Athènes (Orat. I 25). Il précise que « rien
ne semblait plus grand que d’être jugé digne d’une chaire à Athènes (ἐδόκει
μέγιστον εἶναι θρόνων ἄξιον τῶν παρὰ Ἀθηναίοις κεκρίσθαι). Plus tard, il
reçut et refusa une nouvelle invitation de la part de Stratégius. Il semble d’ailleurs
présenter cet appel à un sophiste non athénien comme une initiative inouïe : « on
ne les avait jamais vus faire appel à un rhéteur de l’extérieur » (Orat. I 83). Cette
déclaration est en soi étonnante, car Eunape montre au contraire qu’aucun des
sophistes en vue à Athènes n’était athénien et beaucoup des détenteurs de chaires
de sophistique mentionnés par Philostrate étaient d’origine étrangère.
Il n’y a donc aucune raison de douter qu’il y avait encore à Athènes au IVe
siècle des chaires de rhétorique, certaines payées par la cité, certaines plus presti-
gieuses que d’autres. Mais y avait-il encore une chaire qui pût se prévaloir du titre
de chaire impériale ? Les relations privilégiées entretenues par Prohérésius avec
les autorités romaines, notamment avec des empereurs comme Constant qui le
promena en Gaule ou à Rome (76, 13-77, 7), puis le nomma stratopédarque hono-
raire d’Athènes, ou Julien qui aurait aimé l’associer à son projet de réforme poli-
tique et religieuse76, correspondent-elles à un statut particulier ?
Un seul épisode pourrait nous renseigner sur ce point. Il concerne la
succession de Julien de Cappadoce, racontée dans la vie de Prohérésius. Il faut
porter attention à tous les détails du passage d’Eunape :
Comme, après le départ de Julien [c’est-à-dire sa mort], une passion pour la succession au
titre de premier spécialiste des discours s’emparait d’Athènes, sont candidats à la suprématie sur
(le milieu de) la sophistique77 des (rhéteurs) nombreux et divers, au point qu’il serait ennuyeux
d’écrire aussi ces noms. Sont toutefois sélectionnés avec l’approbation de jugements unanimes
Prohérésius et Héphaistion, Épiphane et Diophante, Sopolis à titre d’intrus, son indigence ayant
été négligée pour assurer le nombre (nécessaire), et un certain Parnasius relevant d’un niveau
assez médiocre. Il fallait en effet qu’ils fussent plusieurs, selon la loi romaine, à Athènes, les uns
qui parlent, les autres qui écoutent. Parmi ces sélectionnés, les uns qui étaient d’un niveau
médiocre n’avaient de sophiste que le nom et leur maîtrise ne dépassait pas les bancs et l’estrade
où ils se présentaient, mais la Cité aussitôt se divisa entre ceux qui avaient davantage de capa-
cités et non seulement la Cité, mais les nations soumises aux Romains, et leur dissension ne
portait pas (seulement) sur la rhétorique, mais sur des peuples entiers à cause de la rhétorique
(67, 28-68, 15).

76. Cf. Julien, Epist. 31 Bidez.


77. Plutôt que : « la détention de (la chaire) de sophistique » (ἐπὶ τῷ κράτει τῆς σοϕιστικῆς).
Voir note 75. CIVILETTI (2007), p. 195, paraphrase : « la prestigiosa carica di insegnante di sofis-
tica ». Mais « chaire » n’apparaît pas dans ce contexte et le féminin employé par Eunape interdit
de penser que cet adjectif se rapportait à θρόνος dans son esprit. Eunape emploie ailleurs καθ-
έδρα (70, 21), mais le mot désigne alors la chaire au sens matériel où est assis le sophiste. Ce
n’est jamais chez lui le terme utilisé pour désigner le poste d’enseignement.
234

La mort de Julien déclencha donc à Athènes un processus complexe qui aurait


été suscité par « un amour de la succession concernant les avantages dus aux
discours » (ἔρως τῆς διαδοχῆς τῶν ἐπὶ τοῖς λόγοις πλεονεκτημάτων, 68, 1-2).
Il ne s’agissait sûrement pas du simple choix d’un nouveau maître dans l’école
(privée) de Julien, car ce dernier avait lui-même « légué » (59, 24) à son disciple
préféré sa maison et vraisemblablement son école. S’agissait-il d’une succession
sur une chaire officielle ? Nulle part le mot « chaire » n’est employé dans ce
contexte. Et pourtant le processus est soumis à la législation romaine et le pro-
consul d’Achaïe y joue un rôle important. Énumérant six sophistes, de valeur dif-
férente, nommés parmi beaucoup d’autres par suite d’une approbation unanime
(Χειροτονοῦνται δὲ δοκιμασθέντες ἁπάσαις κρίσεσιν, 68, 4), il explique qu’« il
fallait en effet qu’ils fussent plusieurs, selon la loi romaine, à Athènes, les uns qui
parlent, les autres qui écoutent » (68, 7-9). Ceux qui écoutent ne sont probable-
ment pas des élèves78 dont le nombre peut difficilement être défini par la loi, mais
plutôt des juges chargés de l’évaluation et de la sélection des candidats. On a
parfois vu dans ces six sophistes (Prohérésius, Héphaistion, Épiphane, Diophante,
Sopolis et Parnasius) les candidats sélectionnés lors d’un premier tour. Mais
Eunape ne mentionnera pas d’autre tour et par la suite tous ces sophistes, ou du
moins les trois principaux d’entre eux (Prohérésius, Épiphane, Diophante – Hé-
phaistion ayant quitté Athènes), tous trois anciens disciples de Julien (59, 17-18),
sont présentés comme des maîtres en activité, rivaux (ἀντίτεχνοι, 70, 17-18) de
Prohérésius, et susceptibles comme lui de recruter des élèves dans toutes les
régions de l’Orient (65, 15-26). Si l’on estime au contraire qu’il s’agissait de pour-
voir six chaires différentes d’enseignement, on peut s’étonner que les six aient été
renouvelées en même temps et que le concours soit présenté comme une consé-
quence de la disparition de Julien de Cappadoce79.
À l’occasion de ce concours, la rhétorique devient au plan international une
affaire d’État. Cette στάσις (68, 14) ne doit pas être mise en rapport avec celle qui
avait, à une époque antérieure, opposé les citoyens et les étudiants (60, 1 ; voir
aussi la “guerre civile” de 60, 12), ni avec les conflits naturels et parfois violents
entre les élèves des différentes écoles. Il s’agit plutôt d’une compétition locale qui
prend des proportions internationales, sans doute à travers l’enrôlement des élèves
dans les diverses écoles athéniennes en fonction principalement de leur nationalité
ou leur région d’origine. Eunape semble confondre la géographie du recrutement

78. Comme le suppose DI BRANCO (2006), p. 38 : « c’era bisogno di molti retori et molti
allievi ».
79. C’est ce que suggère DI BRANCO (2006), p. 39 : « Eunapio dà semplicemente conto di una
riorganizzazione degli insegnamenti di retorica, avvenuta ad Atene, all’indomani della scom-
parsa del più importante sofista attivo in città, riorganizzazione che ha evidentemente anche lo
scopo di aumentare l’offerta di insegnanti “approvati” optimorum conspirante consensu (cfr.
CTh., XIII 3, 5), venendo così incontro ai dettami della legge romana, che saranno di lì a poco
ribaditi dal provvedimento dell’imperatore Giuliano. »
235

des élèves des maîtres athéniens et le soutien que pouvait apporter aux candidats
chaque province. Mais peut-être les deux phénomènes étaient-ils liés. Le choix ou
l’appréciation des officiels devaient être influencés par la popularité des maîtres et
le nombre de leurs élèves. L’appui massif de provinces importantes pourvoyant en
élèves les écoles de leur nation retentissait par ce biais sur les conditions du con-
cours athénien.
Après un début prometteur où l’on évoquait à tout le moins une succession
(diadochè), le récit d’Eunape se limite à rapporter un conflit de longue durée entre
Prohérésius et tous les autres maîtres. On distingue plusieurs étapes. Dans un
premier temps, les maîtres en subornant le proconsul obtiennent l’exil de Prohéré-
sius et s’assurent « la royauté dans les discours »80. Un nouveau proconsul obtient
de l’empereur que le sophiste puisse rentrer à Athènes81. Viennent alors deux
joutes oratoires, une première qui plonge les partisans de Prohérésius dans le dé-
couragement (on ne sait pas s’il eut au moins l’occasion de prendre la parole) et
une seconde, convoquée par le proconsul comme s’il voulait décerner les
récompenses obtenues lors de la première rencontre82, où tous les sophistes, y
compris Prohérésius, sont contraints d’improviser sur un même thème et qui se
solde par la victoire incontestable de Prohérésius, escorté hors du théâtre par le
proconsul et ses hommes de garde. Après quelques machinations désespérées de la
part des rivaux, il semble que la prééminence de Prohérésius dans les discours (sa
« tyrannie », 73, 12) ait été acquise et reconnue83.

80. Cet exil s’inscrit-il dans le cadre du concours pour la succession ? Si c’était le cas, le
départ de Prohérésius n’aurait pas dû conférer la victoire (« la royauté sur les discours ») à tous
les autres maîtres ensemble.
81. Concernant ce point, WATTS (2006), p. 59, restitue un contexte sur une base purement
imaginaire. Non seulement, Prohérésius aurait bien été chrétien – comme le dit Jérôme, mais non
pas Eunape –, mais ce serait son christianisme qui lui aurait valu l’appui de l’empereur Constant
et qui lui aurait permis de rentrer à Athènes. « Constans’s support enabled Prohaeresius to return
to Athens in 343. » Non seulement Eunape ne dit rien de tel, ni ici ni plus loin, mais il prétend
même que ce retour n’était dû ni à l’argent, comme ce fut le cas pour Pisistrate, ni à l’Empereur
– Constant aurait seulement « autorisé » ce retour (ἐπιτρέψαντος, 69, 14, que Watts traduit de
façon un peu forcée par : « the emperor was supportive » [p. 60]) –, ni à la religion, mais bien à la
seule vertu de son éloquence (69, 9-10) et accessoirement à l’opportun remplacement du procon-
sul d’Achaïe (69, 12). WATTS (2006) p. 60, s’étonne que le nouveau proconsul ait eu besoin du
consentement de l’empereur pour faire revenir Prohérésius. Voir pourtant un assentiment simi-
laire des empereurs pour le retour d’exil d’Oribase (89, 5). Plus loin, Watts imagine que c’est le
proconsul qui aurait dû céder à la pression de l’Empereur (p. 61).
82. Cette idée de récompenses accordées aux sophistes vainqueurs du concours antérieur est
manifestement totalement étrangère à la perspective d’un concours pour la succession à une
chaire d’enseignement. Il semble au contraire que tous ces maîtres sont déjà des sophistes recon-
nus, attirant des élèves de toute la partie orientale de l’Empire romain.
83. WATTS (2006), p. 60 et n. 53, suppose qu’une chaire officielle de rhétorique lui fut alors
confiée. Voir dans le même sens KENNEDY (1983), p. 138 : « it seems clear that he was given the
appointment, but Eunapius characteristically fails to say so ».
236

Plutôt qu’à une charge officielle, on pourrait penser à un titre honorifique. On


apprend ainsi que dans un premier temps, l’exil de Prohérésius permet à ses rivaux
d’obtenir la « royauté sur les discours » (τὴν ἐπὶ λόγοις βασιλείαν, 69, 6-7).
Qu’un tel titre ait pu être partagé par plusieurs sophistes concurrents est assez peu
vraisemblable. Peut-être Eunape veut-il seulement dire que Prohérésius était ainsi
privé de la prééminence qu’il méritait. En tout cas, après le retour de Prohérésius
et un nouveau concours, finalement « tous concédèrent qu’il était le meilleur » (72,
22-23). Quelques lignes plus loin, Eunape conclut l’épisode en déclarant que « <le
pouvoir>84 de Prohérésius paraissait être une tyrannie » (73, 12). Comme Eunape
avait déjà évoqué la « tyrannie » de Julien de Cappadoce à Athènes (59, 6-7), il est
donc possible que ce concours pour la succession de Julien ait visé la suprématie
rhétorique dans la Cité.
À lire Eunape, on a donc l’impression que toute cette querelle ne vise que la
désignation du meilleur sophiste à Athènes, tout comme le concours ultérieu-
rement organisé par le Préfet du prétoire d’Illyrie Anatolius de Béryte ne visait
qu’à sélectionner le meilleur sophiste athénien, titre qui fut d’ailleurs décerné à
Prohérésius par les citoyens de Rome qui élevèrent en son honneur une statue de
bronze grandeur nature portant l’inscription : « Rome, la ville reine au roi de l’élo-
quence » (Η ΒΑΣΙΛΕΥΟΥΣΑ ΡΩΜΗ ΤΟΝ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΑ ΤΩΝ ΛΟΓΩΝ, 77, 7)85.
C’est apparemment à cause de son talent exceptionnel que Prohérésius est
consacré comme le plus grand sophiste athénien et non parce qu’il serait le déten-
teur d’une chaire privilégiée. Plus exactement, il n’est pas impossible que le titre
ait eu des conséquences sur le statut de la chaire détenue par Prohérésius, mais
Eunape n’en dit rien.
L’idée de compétition est inhérente à la carrière d’un rhéteur. Deux sophistes
dans une cité, c’est un conflit. Trois sophistes, c’est tout de suite un concours pour
déterminer qui est le meilleur. L’enthousiasme pour les joutes oratoires n’avait au-
cunement faibli au IVe siècle. Libanius rapporte que pour écouter la conférence
inaugurale qu’il devait prononcer lors de son retour dans sa cité, les Antiochiens
avaient rempli le bouleutérion dès avant le lever du soleil et que certains avaient
même pris la précaution d’y passer la nuit (Orat. I 87). Le prestige des grands
sophistes restait grand, même si leur fortune ne se comparait sans doute pas avec
celle des héros de Philostrate. L’empereur lui-même devait s’honorer de les
compter parmi ses familiers.

84. Je pense qu’il manque en effet un mot comme κράτος dans la phrase d’Eunape.
85. Hérode Atticus est également célébré comme τὸν βασιλέα τῶν λόγων par des sophistes
contemporains. Philostrate, V. Soph. II 10, 1, 586 Ol. ; voir aussi II 17, 598 Ol. Le titre est égale-
ment donné au « sophiste » Plutarque d’Athènes à la fin du IVe siècle : IG II2 3818. L’identi-
fication proposée avec le scholarque néoplatonicien a été contestée, notamment par B. PUECH
(2002), n. 208, p. 392 ; elle est soutenue par DI BRANCO (2006), p. 124-129. WATTS (2006),
p. 93 n. 72, signale également une lettre de Grégoire de Nazianze (24, 1) qui honore du même
titre Thémistius.
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Le témoignage d’Eunape ne permet donc pas d’établir le caractère officiel des


chaires ni leur mode de financement. Il parle bien d’une succession, mais jamais
les expressions qu’il emploie ne font allusion à une chaire. Cela ne veut pas dire
qu’il n’y avait plus de chaires officielles et rémunérées : Libanius témoigne du
contraire pour une époque à peine antérieure. Ce n’est simplement pas cet aspect
institutionnel qui intéressait Eunape, mais seulement l’affirmation de la supré-
matie de son propre maître sur tous les autres sophistes d’Athènes, et par voie de
conséquence l’évocation de la qualité de l’enseignement qu’il avait lui-même reçu
et pouvait transmettre.

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