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ZUR G E S C H IC H T E DER P H IL O S O P H IE
B an d 7
M A R T IA L GUEROULT
Spinoza I I
1974
G E O R G O L M S V E R L A G H IL D E S H E IM • NEW YORK
M A R T IA L GUEROULT
SEINOZA
ii
L ’Â M E
(E thique, II)
1974
G E O R G O L M S V E R L A G H IL D E S H E IM • NEW YORK
© Copyright 1974 by Georg Olms, Hildesheim_
Alle Rechte vorbehalten
Printed in France
Hergestellt in Zusammenarbeit mit dem
Verlag Aubier, Editions Montaigne, Paris
ISBN 3 487 05148 6
CHAPITRE PREMIER
S T R U C T U R E S D U LIEVRE II D E L’É T H IQ U E
1. Lettre XXVII, à Blyenbergh, 3 juin 1665, Ap., III, p. 228, Geb., IV,
pp. 160-161.
8 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
entendues dans leur sens le plus large : effort, désir, volonté, amour,
action, passion, etc. Ainsi le Livre II occupe dans l'œuvre une
position centrale.
Du fait que l'Ame 10 humaine, conçue à la façon cartésienne,
comme mens, c'est-à-dire comme fondamentalement pur intellect ^
10. Corps et Ame prennent des majuscules seulement lorsqu'il s'agit du
Corps et de l'Ame de l'homme.
11. Cf. Ethique, II, Coroll. de la Prop. 11, Ap., p. 144, Geb., II, p. 94,
1. 30; Eth., III, Déf. 2; IV, Déf. 8, Prop. 23, dém., Prop. 26, dém., Prop. 3.5
et Coroll., etc.; V, Scolie du Coroll. de la Prop. 36, Ap., pp. 253, 429, 467,
469-470, 483-485, 646. — Mens désigne pour Descartes l’anima rationalis
qui constitue le tout de l'âme hiumaine, cf. Quintae Resp, A. T., VII, pp. 355
356, Notae in Programma quoddam, A. T., VIII, 2, p. 347; — « Anima in
homine unica est, nempe rationalis », A Regius, mai 1641, III, p. 371; —
c Cumque mens, sive anima rationalis, a corpore sit distincta, etc., non imme-
rito sola a nobis anima appellatur », ibid., p. 372. — Cf. II' Méditation :
« Mens, sive animus, sive intellecms, sive ratio », A. T., VII, p. 29, 1. 9-11;
— « L'esprit ou l'âme de l'homme, ce que je ne distingue point », Abrégé
des Méd., IX, p. 14. — Pour Spinoza aussi, toute âme est fondamentalement
intelligence, car elle est une partie de l'entendement divin. C'est pourquoi,
toute âme, c'est-à-dire « l'idée d'une chose quelconque », et non pas seulement
« l'Ame humaine, idée d'un Corps humain », enveloppe l'idée adéquate de
l'essence éternelle et infinie de Dieu (cf. Il, Prop. 45 et 46). Puisqu'il n'y
a pas d'âme sans intelligence, l'anima la comporte elle aussi. Il est donc indif
férent d'employer les termes d'animnr, de mens ou d’anima : « Idea seu
anima », Ethique, III, Prop. .57, Scolie; « anima seu mens », V, Préface.
Enfin, l'expression mens humana, qui peut paraître pléonastique chez Des
cartes, où l'homme seul a une âme (Descartes ne se soucie pas des anges),
ne l'est pas chez Spinoza, pour qui les choses en ont toutes une. Toutes, en
revanche, ne sont pas capables du même degré de réflexion, donc de con
science, et, aux plus bas degrés (animal, plante, minéral), l'intelligence reste
endormie, comme si elle n'existait pas. Par là peuvent s'accorder ces deux
affirmations contraires : toute âme est entendement, partie de l’entendement
divin, non seulement l'Ame humaine, comme il est dit au Coroll. de la
Prop. 11, mais les autres aussi, puisque Dieu a dans son entendement les
idées de tous ses modes (cf. Prop. 3), — et d'autre part, l'âme des animaux
est dépourvue de Raison, quoique capable de sentiment (« bruta [quae irra-
tionalia dicuntur] (a) sentire nequaquam dubitare possumus », III, Scol. de
la Prop. 51, Geb., II, p. 187, 1. 6-7). Si la Raison est l'apanage exclusif de
l'Ame humaine, il n'y a rien de commun entre l'animal et l'homme, bref, il
y a entre eux une différence de nature qui fait que, de l'un à l'autre, tout —
en particulier les affections — est différent (ibid.). Cependant, cette différence
de nature n'empêche pas leurs âmes de différer seulement par le degré :
degré de puissance et de réflexion (comme leurs corps ne diffèrent entre eux
que par le degré de complication), puisque : « omnia diversis gradibus ani-
mata sunt ». Mais la différence de degré a des conséquences telles que tout se
passe comme s'il s'agissait d'essences de nature radicalement hétérogène, n'ayant
rien de commun entre elles (cf. IV, Scolie de la Prop. 57). C'est pourquoi
l'Ame de l'enfant paraît différer en nature de l'Ame de l'adulte (V, Prop. 39,
Scolie), bien qu'il n'y ait entre elles qu'une différence dans le degré de déve
loppement. — Sur le concept spinoziste de mens, voir l'importante note de
Mme E. Giancotti Boscherini, dans Ricerche lessicali su opere di Descartes e
Spinoza, par G. Crapulli et E. Giancotti Boscherini, Roma, Ateneo, 1969,
pp. 121-184.
(a) On notera cependant la réserve : « qui sont dits irrationnels
STRUCTURES DU LIVRE I l DE L'ÉTHIQUE 11
12. Selon M. Wolfson, The Philosophy of Spinoza, New York, 1958, Il,
p. 7, si Spinoza choisit l’homme parmi toutes les autres choses de la nature,
c’est sous l'inspiration d'une vieille idée, chère à Platon, à Aristote, à Plotin,
aux Arabes, aux Juifs médiévaux, en particulier à Maïmonide, à savoir que
l'homme est un microcosme, miniature fidèle du macrocosme. Les Proposi
tions l à 9 décriraient le macrocosme, les Propositions 10 à 13 le microcosme,
montrant les points de ressemblance et de différence. — Cette explication
ne paraît pas s'imposer, car, puisque Spinoza nous a indiqué lui-même la
raison de son choix, il semble peu nécessaire d'en inventer une autre.
L'homme comme microcosme et la nature comme macrocosme n'apparaissent
que dans le Scolie de la Proposition 13, où la Nature entière est présentée
comme un immense individu composé d'individus eux-mêmes composés
d'individus à l'infini, cf. infra, chap. VI, § XIII, pp. 165 sqq. — Sur le micro
cosme et le macrocosme, cf. Maïmonide, Guide des Egarés, 1, chap. ^^^X II,
trad. Munk, p. 354, et la note de Munk.
13. « Il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet [de l'Ame],...
c'est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois l'expliquer ici et cela
n'est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer >, Eth., Il, Scol. de la
Prop. 13, Ap., p. 150, Geb., Il, p. 97, 1. 6-7 sqq. « J'aurais dù, si mon
intention eût été de traiter expressément du corps, expliquer et démontrer
cela plus longuement. Mais j'ai déjà dit que mon dessein est autre et que,
si je fais place ici à ces considérations, c'est parce que j'en puis facilement
déduire ce que j'ai résolu de démontrer, ibid., Scolie de la dém. du Lemme 7,
Ap, p. 162, Geb., Il, p. 102, 1. 14-18
14. Pour l'influence du spinozisme sur les écoles médicales anticartésiennes,
en particulier sur J. Müller (Handbuch der Physiologie des Menschen
Vorlesungen, Coblenz, 1840), sur l'existentialisme et sur Max Scheler, cf.
W. Riese, La théorie des passions à la lumière de la pensée médicale du
XVII" siècle, Bile, Karger, 1965, pp. 51 sqq.
12 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
*
*
qui arrive dans l’objet de cette idée en tant seulement qu’il a l’idée
de cet objet (Coroll. de la Prop. 9), que tout ce qui arrive dans
l’objet de l’idée constituant l’Am e doit être perçu par cette Ame
(Prop. 12).
Réplication n° 5 : de l’idée de l’objet à l’idée de l’idée de l’objet. —
Dieu, ayant les idées de tous ses modes, a les idées des modes de la
Pensée tout autant que des modes des autres attributs (Prop. 3) ;
il a donc les idées des idées par la même raison qu’il a les idées des
choses. La réplication objet-idée de l’objet implique donc la réplication
idée de l’objet-idée de l’idée de l’objet. Cette dernière réplication
permet de déduire les idées des idées des affections du Corps à partir
des idées des affections du Corps (Prop. 20 à 23, 27 à 29). L’Ame,
dans l’idée qu’elle a de soi, se conçoit alors à la façon d’un objet
extérieur et méconnaît sa vraie nature.
Réplication n° 6 : de l’ordre et de la connexion des idées à l’ordre
et à la connexion des idées des idées. — Cette réplication, étroite
ment liée à la précédente, apparaît en même temps qu’elle dans
plusieurs Propositions. Dieu, ainsi qu’on vient de le voir, produisant
nécessairement les idées des modes de la Pensée et, de ce fait, les
idées des idées, enchaîne celles-ci nécessairement comme s’enchaînent
les idées. Les idées des idées se rapportent donc à Dieu de la même
façon que les idées. On peut déduire par là que l’Ame se connaît
eUe-même de la même façon qu’elle connaît le Corps, que l’idée de
l’Ame est unie à l’Ame de la même façon que l’Ame elle-même est
unie au Corps, que l’Ame a, non seulement les idées des affections du
Corps, mais les idées des idées de ces affections (Propositions 20, 21,
22), qu’elle ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle a les idées
des idées des affections du Corps (Prop. 23), etc.
26. De int. emend., Ap., I, § XXVII, p. 239, Geb., II, p. 15, 1. 19.
STRUCTURES DU LIVRE II DE L’ÉTHIQUE 19
27. De int. emend., Ap., 1, §§ XXVI-XXVII, pp. 236-239, Geb., Il, pp. 14-16.
CHAPITRE II
Z. Définitions
contraire, l’essence d’un corps singulier n’est pas l’étendue, bien qu'il
ne puisse ni être, ni être conçu sans elle, car, par l’étendue seule, il
n ’est ni donné ni conçu, son essence étant constituée par une cer
taine proportion de mouvement et de repos telle que, si elle est
ôtée, il est ôté, que si elle est donnée, il est donné, que s’il est donné
elle est, elle aussi, nécessairement donnée.
La définition cartésienne conduit à des absurdités, car si l’essence
est ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être conçue, et non en
même temps ce par quoi elle est nécessairement conçue et donnée,
il faudra admettre, par exemple, que, Dieu, étant ce sans quoi
aucun homme, ni aucune chose, ne peuvent être, ni être conçus,
constitue l’essence de l’homme et de toute chose, ou que, si cette
conclusion répugne, les choses créées n’ont pas besoin de Dieu pour
être et être conçues 3 Sans le concept correct de l’essence énoncé par
la Définition 2, il serait impossible de démontrer, dans la Proposi
tion 10, que l’être de la substance n’appartient pas à l’essence de
l’homme*.
n'étant pas un effet, mais une altération de la substance même, n'est pas
comme chez Spinoza incommensurable avec elle ; il est donc concevable que
celle-ci appartienne à son essence. — Dans les Principia, Spinoza expose sur
ce point la doctrine cartésienne et non la sienne : « Rien de ce qui peut être
enlevé d'une chose sans porter atteinte à son intégrité ne constitue son essence,
mais ce qui, s'il est enlevé, supprime la chose, constitue son essence »,
Axiome 2, Ap., I, p. 360. Par exemple, ôter les qualités sensibles ne supprime
pas la nature du corps, donc elles ne constituent pas son essence ; mais, si
l'étendue est ôtée, la nature du corps sera entièrement détruite, donc la na
ture du corps consiste dans la seule étendue, ibid, Proposition 2, p. 365.
3. Cf. Scolie du Corollaire de la Prop. 10, Ap., pp. 141 sqq., Geb., II,
pp. 93-94.
4. Cf. dém. de la Prop. 10, et Scolie de son Coroll., sub fin, Geb., II,
p. 94, 1. 5-12. — Cf. infra, chap. V, § VI, pp. 110 sqq.
4 bu. « De » a évidemment un sens possessif.
5. Descartes, Objectiones tertiae (Réponse à la 5* objection de Hobbes),
A. T., VII, p. 181, !. 5-12.
6. Descartes, ibid, l. 8.
7. Cf., supra, t. I, Appendice 3, § VI, p. 436, n. 32.
22 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
à Descartes que l'entendement est passif891023, il allait plus loin que lui
en affirmant co^m e passive la pensée sous ses deux aspects d'intelli
gence et de volonté 8, il pose ici la Pensée comme une puissance
active dont les modes ou idées sont les affirmations “ •
Cette Définition fait pressentir les Propositions 33, 35 : il
n'y a dans les idées rien de positif à cause de quoi elles sont dites
fausses ; l'imagination n'est passivité que pour une part, elle enve
loppe toujours quelque action. Elle annonce aussi la Proposition 49 :
les idées ne sont pas des « peintures muettes sur un tableau »
8. Descartes, Traité des Passions, 1, art. 17. — Cf. A Regius, mai 1641,
III, p. 372 ; déc. 1641, p. 455 ; cf. Gueroult, Descartes, t. II, p. 77, n. 5.
9. Spinoza, Court Traité, II, ch. XVI, § V : notre connaissance résultant en
nous de l'action des choses mêmes, la volonté, identique à la connaissance,
est aussi passive qu'elle, l'affirmation d'une chose n'étant pas notre affirma
tion, mais celle de la chose en nous. — Doctrine contraire, sur ce dernier
point, à celle de Descartes qui affirme la volonté comme action, cf. textes in
diqués à la note précédente.
10. On notera que cependant, dans les Regulœ, Descartes avait conçu
l'entendement co^mme une vis. Il lui a toujours reconnu, en effet, en accord
avec l'innéité des idées, une certaine spontanéité : « Vim illam per quam res
proprie cognoscimus, esse pure spiritualem » (X, p. 415) ; « Hrec vis cognos-
cens interdum agit > (ibid.) ; cf. Méd., A.T., VII, p. 37, 1. 29 ; p. 38, 1.
1 sqq., où les idées innées sont dites « paraître ne procéder que de ma seule
nature » ; cf. aussi VIe Méd., VII, p. 79, 1. 8, à propos de la passivité de la
faculté de sentir. — Sur le double aspect de l'entendement comme action et
com m e passion, cf. Gueroult, Descartes, t. II, p. 45, note 13.
11. Cf. Scolie de la Prop. 48 (sub fin.).
12. « Il appartient à la nature de la pensée de former des idées vraies >,
De int. emend, Ap., 1, p. 275, § LXI, Geb., 11, p. 38, 1. 13-14.
13. Lettre LXXVI, à Albert Burgh (1676), Ap., III, p. 358, Geb., IV,
p. 320, 1. 8.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 23
22. c Plus une chose a de perfection, plus elle participe à la divinité >,
Lettre XIX, à Blyenbergh, Ap., III, p. 182, Geb., IV, p. 94, 1. 10 sqq.
23. Lettre XXXVI, à Hudde, Ap., III, p. 251, Geb., IV, pp. 184-185.
24. Ibid. et Eth., I, Prop. 11, Scolie, Ap., pp. 44-45, Geb., II, p. 54.
25. Ethique, IV, Pré/., Ap., pp. 425-426, Geb., Il, pp. 208-209.
26. Spinoza ne distingue pas entre res particularis et res singularis (com
parer la définition des choses particulières, Corollaire de la Prop. 25 du
Livre I, et celle des choses singulières, Prop. 28 dans le même livre).
26 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
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27. Prop. 28 : « Quodcumque singulare, sive quaevis res, quae finita est,
et determinatam habet existentiam », Geb., II, p. 69, 1. 2-3.
28. La définition fondamentale de l'idée serait : l'idée est un mode de
l’attribut Pensée (c'est sa réalité formelle) représentatif d'un objet (c'est sa
réalité objective). Penser (cogitare) une chose, c'est en former l'idée (formare
ideam), cf. dém. de la Prop. 3.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE 11 27
31. Cf. Court Traité, II, Préface, § V, Ap., I, p. 99, Geb., I, p. 53.
32. Cf. supra, t. I, chap. I, § XXIV bis, sub fin., pp. 68 sqq.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 29
commun s’en occupe fort peu, ensuite parce que ceux qui y portent
intérêt n’ont généralement pas cru que les idées que Dieu conçoit
pussent introduire en lui quelque passion et être en lui comme des
« peinmres muettes sur un tableau ».
La même intention explique qu’il ne soit pas non plus question ici
de la Définition de l’idée comme représentation d’un objet.
La Définition de l’idée, qui porte seulement sur la nature de l’idée
considérée telle qu’elle est en nous, abstraction faite de l’objet qu’elle
représente, introduit à la suivante, qui définit ^adéquation comme la
propriété pour une idée d’être telle que, considérée en elle-même et
sans relation à l’objet, elle offre toutes les dénominations intrinsèques
d’une idée vraie. Sa propriété d’être évidente par soi, c’est-à-dire de
nous assurer par elle-même de sa conformité à la chose qu’elle repré
sente, ne concerne que ïidée adéquate en nous, à savoir l’idée que
l’Ame forme en elle pour ce qu’elle est une chose pensante, mais
non l’idée adéquate en Dieu, où l’adéquation doit se définir par
l’accord originel de l’idée avec son objet (cf. dém. de la Prop. 32 et
dém. de la Prop. 36). L’évidence n’ayant en effet de sens que pour
l’homme qui conclut de l’idée à l’objet, et non pour Dieu dont la
nature impose ab ovo la conformité nécessaire de ses idées et des
objets de ses idées, conformité qu’il connaît du fait que, par son
entendement, il sait que sa puissance de penser est égale à sa
puissance d’agir (Coroll. de la Prop. 7).
5° La suite des Définitions n’obéit pas à un ordre réglé. — Certes,
mais les définitions, étant préjudicielles, doivent se suffire à elles-
mêmes et n ’ont pas à se déduire les unes des autres, sinon elles ne
seraient plus des définitions, mais des propositions. Il n’en résulte
pas qu’elles soient disposées sans ordre, mais cet ordre répond aux
intentions de l’auteur, c’est-à-dire à son projet, et c’est par rapport à
celui-ci qu’il faut chercher leur fil conducteur.
Comme le Livre II traite de choses singulières et vise à les
déterminer quant à leur essence, quant à leur existence et quant à
leur connaissance, ses Définitions initiales doivent normalement s’y
rapporter, et il est plausible qu’elles soient en conséquence réparties
sous ces trois rubriques : a) ontologiques : corps (n° 1), essence
(n° 2) ; b) gnoséologiques : idée (n° 3), adéquation de l’idée (n° 4) ;
c) existentielles : durée (n° 5), réalité et perfection (n° 6), choses
singulières existant en acte (n° 7).
Dans la première catégorie, la Définition de l'essence (n° 2), outre
ses conséquences de lointaine portée, garantit que la Définition du
corps (n° 1) en énonce correctement l’essence.
Dans la seconde catégorie, la Définition de l’idée (n° 3), où l’idée
est posée comme issue de l’activité intérieure à la chose pensante, et
non comme l’effet passif de l’objet extérieur, prélude à la Définition
30 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
33. « Nulle chose singulière, en effet, ne peut être dite plus parfaite pour
la raison qu’elle a persévéré plus longtemps dans l’existence ; car la durée
des choses ne peut être déterminée par leur essence, puisque l'essence des
choses n’enveloppe aucun temps certain et déterminé d'existence, mais une
chose quelconque, qu’elle soit plus ou moins parfaite, pourra persévérer tou
jours dans l’existence avec la même force par quoi elle a commencé d’exister,
de sorte que toutes sont égales en cela » (mots soulignés par nous], Eth., IV,
Préface, Ap., p. 426, Geb., II, p. 209, 1. 4-10.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 31
II. Axiomes
§ IV. — Les cinq Axiomes qui suivent les sept Définitions sont
présentés co^rne s’il s’agissait de vérités de fait, enseignées par
l’expérience.
1° L’essence de l'homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire. —
Nous constatons que tel homme existe, ou n’existe pas, ou n’existe
plus, c’est-à-dire qu’il peut aussi bien se faire, suivant l’ordre de la
Nature, que cet homme-ci ou cet homme-là existe ou non s:s. Par
là même, nous savons que son existence est contingente, c’est-à-dire
que son essence ne l’enveloppe pas nécessairement. N on qu’elle soit
contingente absolument, car tout dans la N ature est nécessaire (I,
Prop. 29), mais contingente seulement par rapport à son essence
(cf. Définition 3 du Livre III et Scolie 1 de la Prop. 33 du Livre I).
Cependant, comme l'enchaînement infini des causes est exorbitant de
l’essence singulière de tout homme, on ne peut savoir a priori si cet
enchaînement comporte ou exclut nécessairement ici ou là son exis
tence, et l'expérience nous la fait concevoir abusivement comme
absolument contingente.
2° L'homme pense. — Autre vérité de fait, dépouillée des privi
lèges que Descartes conférait au Cogito : rationalité pure, libre arbitre,
indépendance et autosuffisance absolues, fondement premier d’évi
dence et de certitude. « Nous savons que nous pensons », précisait
34. C’est pourquoi « nous concevons l’existence des modes comme entiè
rement différente de celle de la substance », Lettre XJJ, à Louis Meyer, Ap.,
III, p. 151, Geb., IV, p. 54, l. 32-34.
35. Gentile et Radetti, dans l’édition italienne de YEthique (texte et tra
duction) par Gaetano Durante, Firenze, Sansoni, 1963, ont donc en un sens
raison d’observer, dans leur note 9 au Livre II, p. 726, qu'essentia hominis
signifie ici l’essence d’un homme particulier. Mais on doit convenir que le
mot essentia vise ici avant tout la nature de tout homme, c’est-à-dire l’essence
spécifique de l’homme, qui, contrairement à l’essence de Dieu, exclut l’exis
tence nécessaire de tel ou tel homme. C’est ce qu’atteste le Scolie 2 de la
Proposition 8 du Livre I, où il est démontré que la « nature de l’homme »,
ou sa « vraie définition » (or, la vraie définition, c’est celle de l’essence), ne
peut expliquer l’existence de plusieurs individus hommes. On ne doit pas
perdre de vue que ce que déduit le Livre II (cf. Prop. 10 et son Corollaire),
c’est l’essence de l’homme, c’est-à-dire l’essence de tout homme singulier, non
l’essence singulière de tel homme. Sur les deux sens du mot essence, cf. infra,
Appendice n° 3, § II, pp 548-549.
32 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
une rédaction antérieure 8a, tém oignant par ce « nous > qu’il s’agit
là d'un fait anonyme d’expérience courante, n’offrant, malgré son
incontestable certitude, rien qui l’élève au-dessus des autres. Ce fait
n’est pas seulement celui de la pure conscience intellectuelle, il est tout
autant celui de la conscience imaginative que, dans le plan de la
durée, toute âme existante a d’elle-même comme idée de l’idée, en
même temps qu’elle perçoit son Corps et les affections de son
Corps. Bref, il est la conscience à nous donnée des divers modes de
la pensée : idée, amour, désir, joie, etc. ” •
36. « Vel aliter scimus nos cogitare », d'après les Nagelate Schriften,
cf. éd. Geb., Il, pp. 85, 357.
37. Cf. Il, Prop. 11, début de la dém.
38. Affectus désigne seulement les modifications affectives ou volontaires
de l'Ame, et sè distingue d'affectio qui désigne indifféremment toute modifi
cation. Ainsi l'idée, l'âme, sont des affectiones, non des affectus. Affectus
pourrait se rendre par affect, si ce mot était français comme Affekt est alle
mand.
39. Cf. De int. e?TUnd, Ap., 1, § ^LXI, p. 278, Geb., Il, p. 40, 1. 1-4.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 33
40. Court Traité, Appendice, II, § V, Ap., I, p. 201, Geb., 1, p. 118 [mots
soulignés par nous].
41. Mots soulignés par nous.
42. Ibid., § vu, p. 202 : « les autres modifications de l'Amour, etc. >,
« de overige Wyzingen van Liefde, etc. (Geb., I, p. 118, 1. 21), c’est-à-dire
ces autres modifications que sont l'amour, etc. ; cf. Court Traité, Il, ch. II,
§ IV, p. 104, Geb., 1, p. 56, 1. 3-8. — On sait que, s’il n’y a pas de modes
de la pensée sans idées, tous les modes de la pensée ne sont pas des idées,
bien que tous naissent des idées. Seuls sont idées les modes qui représentent
effectivement les choses. C'est pourquoi, le nombre, le temps, la mesure, ne
sont pas des idées, cf. Cogit., Met., I, ch. I, § VI, Ap., 1, pp. 430-431, Geb., 1,
p. 235. Cf. supra, t. 1, Appendice n° 1, § I, pp. 413 sqq., § IV, pp. 422 sqq.,
Appendice n° 9, § XVI, p. 470.
43. Descartes, UT Méd, A. T., VII, p. 37, l. 6-12 ; VI* Méd, VII, p. 78,
1. 25-27 : « Intellectionem enim nonnullam in suo formali conceptu inclu-
dunt ; — cf. A Gibieuf, 19 janvier 162, III, p. 419.
44. Descartes, Principes, I, art. 53 ; cf. Malebranche, Recherche de la
Vérité, III, l re part., ch. I (Œuvres complètes), t. I, p. 382.
45. Cf. Proposition 49.
34 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
sent donc sur des notions communes et énoncent des vérités éter
nelles : « Par vérité éternelle, j'entends une proposition qui, si
elle est affirmative, ne puisse jamais être négative. Ainsi, Dieu est,
est une vérité première et éternelle, mais ce n’est pas une vérité
éternelle qu’Adam pense » Toutefois, c’en est une que l’ « Homme
pense » (Axiome 2). En effet, l’essence de l'homme est une vérité
éternelle, non l’existence d’Adam, donc tout prédicat d’Adam non
plus. En outre, Adam pense est la constatation que, à tel moment,
tel homme existant est affecté d’un certain état ; et on peut nier
cet état sans contradiction lorsque, à tel autre moment, l'expérience
atteste qu’il n’est plus. Ainsi, on peut dire qu’Adam ne pense pas
quand il est endormi, évanoui ou mort *“• Mais il s’agit ici de
l’existence d’un homme et non de l’essence de l'homme ; or, « l’expé
rience n’enseigne pas l’essence des choses » *1 En revanche, on ne
peut nier sans contradiction que l’Homme pense, car la pensée est
ici une propriété nécessaire de sa notion, qui appartient éternellement à
sa définition ou à son essence, et il est aussi absurde de la lui refuser
qu’il l’est de refuser à l’essence du triangle la propriété d'avoir ses
angles égaux à deux droits. Enfin, cette propriété, étant commune
à tous les hommes, est pareillement tout entière en chacun d’eux et
pareillement enveloppée dans toutes les perceptions imaginatives que
nous avons d’eux. D e ce fait, la raison peut, à partir de celles-ci,
la connaître comme une propriété de leur essence (cf. Prop. 38
et 39). 49501
49. De int. emend,, Ap., I, § XXXIV, p. 247, addition 1, Geb., II, p. 20,
note u. Il en va de même pour les propositions négatives : « La Chimère
n’est pas est une vérité éternelle, mais non Adam ne pense pas », ibid. —
Cf. Descartes : « On ne peut recevoir pour notions [communes} que ce qui
ne peut être nié de personne », A Mersenne, 25 oct. 1638, A. T., II, p. 629,
1. 15-16.
50. « L’expérience n’apprend-elle pas que [...},si le Corps est inerte, l'Ame,
dans le même temps, est incapable de penser ? Car, quand le Corps est en
repos dans le sommeil, l'Ame est en même temps assoupie et n'a plus, comme
quand elle veille, le pouvoir de penser [potestMem cogiumdi] », Eth., III,
Prop. 2, Scolie, Ap., p. 260, Geb., II, p. 142, 1. 26-29. En réalité, ce que l’ex
périence constate, c’est seulement qu’Adam est privé, non de la pensée elle-
même, mais de son usage (ou capacité (potestas) de la mettre en jeu). Adam
ne saurait, en effet, être privé de toute pensée, puisque son Ame est un
mode de la pensée et qu’on ne peut nier de son existence une propriété néces
saire de son essence. Mais, n’allant pas au-delà de l’apparence, l’expérience,
qui ignore l’essence, conclut à tort de ce que simplement elle voit, c'est-à-
dire de l'incapacité de penser constatée en Adam, à la négation en lui de
toute pensée. En revanche, à partir des notions communes, que l'expé
rience elle-même enveloppe, la raison peut s’élever à la connaissance de
l'essence et de la propriété nécessaire de tout homme. Et cette connaissance,
qui ne serait pas possible sans l’expérience, n’a plus rien d’empirique et
est strictement rationnelle. — C’est ce qu’on verra dans la suite.
51. Cf. Lettre X, à de Vries, Ap., III, p. 144, Geb., IV, p. 47, 1. 13.
36 DE LA NATORE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME
52. Cf. Lettre XXX/V, à Hudde, 7 janvier 1966, Ap., III, pp. 245-246,
Geb., IV, pp. 179-180 ; Eth, I, Prop. 8, Scolie 2, Ap., pp. 35-36, Geb., Il,
pp. 49-50.
CHAPITRE III
L’ESSEN CE DE L’H O M M E
cise encore qu’il suppose seulement que la Pensée est un attribut divin :
4: Cogitatio, quando quidem Dei attributum supponitur ». Elle n'est égale
ment que supposée dans les Propositions 31-32. — Enfin, on ne doit pas
perdre de vue qu'il s'agit là seulement de Scolies, c’est-à-dire de remarques
accessoires.
3. De int. emend., § 57, sub. fin., Ap., I, p. 27, Geb., II, p. 37, 1. 8-9.
— Cause prochaine in suo genere, cf. mpra, t. I, chap. XII, § XII, p. 309 ;
cf. Eth., I, Prop. 28, Scolie.
4. Cf. supra, t. I, chap. IV, § IV, pp. 144 sqq.
DÉDUCTION DE LA PENSÉE ET DE L’ÉTENDUE 39
9. Cf. Eth., I, Scolie de la Prop. 15 ; cf. supra, t. I, ch. VI, § VI, pp. 211
sqq., § XI, pp. 217 sqq.
10. Lettre LXXXI, à Tschirnhaus, Ap., III, p. 368, Lettre LXXXIII, au
même, ibid, p. 371, Geb., IV, pp. 332, 1. 15 sqq., 334, 1 23-26.
11. Court Traité, I, chap. II, addition 5, Ap., I, p. 56 (fin de l’addition).
DÉDUCTION DE LA PENSÉE ET DE L’ÉTENDUE 41
2 ° On peut adm ettre que les idées nous livrent les choses telles
qu’elles sont en elles-mêmes, si ces idées sont des idées de l'enten
dement, non si elles sont des idées imaginatives dont la valeur
objective est nulle. Or, ce corps singulier-ci, ce corps singulier-là,
étant des corps singuliers existant à tel moment de la durée et dans
tel lieu de l'étendue, ne nous sont connus que par l'expérience des
sens, c’est-à-dire par des idées imaginatives ; par ces idées nous ne
pouvons savoir, non seulement ce que sont ces corps, mais même s’ils
existent ; on ne peut donc à partir de leur contenu rien conclure de
valable à propos des corps et de leur substance. — Va-t-on arguer
que rien ne permet ici d’affirmer que les choses singulières évoquées
en l’espèce soient l’objet d’idées imaginatives, et faire observer que
les choses singulières peuvent être connues clairement et distincte
ment par l’entendem ent comme les modes découlant de Dieu, tout
autant que perçues confusément par l'imagination comme des choses
existant dans la durée ? A rgum ent sans valeur, car nous les connais
sons par l’entendement quand nous les concluons de Dieu ou de
son attribut, alors q u ’au contraire ici, c’est D ieu ou son attribut que
nous concluons d’elles comme d'un donné a posteriori ; car Dieu,
quoique im m anent de toute éternité à notre âme, n’est pas d’emblée
connu d’elle avec une conscience distincte, ni par conséquent les
modes en tant qu’ils en découlent. Le point de départ, ce sont donc
bien les choses singulières perçues imaginativement dans la durée —
co^mme le suggère d'ailleurs sans ambiguïté les expressions ci et là
(haec et ilia). Partant de l'expérience des choses singulières, l'âme
s’élève au concept d’attribut et aperçoit alors que ces choses sont
des modes qui s'en déduisent, et si l'âme n’était pas d’abord l’idée
d'un corps existant en acte dans la durée, elle serait incapable de
connaître l’attribut Pensée et l’attribut Etendue : « L’âme humaine
ne peut avoir connaissance que de ce qu’enveloppe l'idée d’un corps
existant en acte ou de ce qui peut s’en déduire. [...] Le pouvoir de
connaître appartenant à l’âme ne s’étend donc qu'à ce que cette
idée du corps contient en elle-même ou à ce qui en découle. Or,
cette idée du corps n’enveloppe et n’exprime d’autres attributs de
Dieu que l’étendue et la pensée » “ • Ultérieurement (Prop. 13),
c’est à partir du contenu de ses idées imaginatives que l’âme pourra
poser que l’objet de l’idée qui la constitue est un mode de l’étendue,
à savoir le corps.134
13. Cf. Lettre LXIV, à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, p. 277,
1. 13-29 [mots soulignés par nous].
14. Lettre LXIV, à Schuller, ibid.
DÉDUCTION DE LA PENSÉE ET DE L’ÉTENDUE 43
nous pouvons concevoir “ , pour faire coïncider cette Pensée avec une
essence éternelle de Dieu. Le pouvoir (potestas) diffère de la puis
sance en ce que sa mise en action n’est pas donnée co^m e néces
saire, tandis que la puissance (potentia) consiste pour Dieu à accom
plir nécessairement tout ce qui est en son pouvoir (1, Prop. 35). Or,
cette nécessité étant imposée par l’essence de Dieu, la puissance de
celui-ci ne peut s’établir q u ’à partir de l’essence, à la nécessité interne
de laquelle cette puissance, d’ailleurs, se ramène (1, Prop. 34).
Par là on comprend que le Scolie ici considéré ne puisse parler
que du pouvoir et non de la puissance, puisque celle-ci suppose que
nous possédions déjà l’essence, alors que l’essence ici nous fait défaut
et que précisément nous la recherchons. Mais sitôt cette essence
authentifiée, lorsque, au moyen du pouvoir (potestas) infini que nous
concevons devoir être accordé à la Pensée, celle-ci est établie comme
une essence infinie éternelle, c’est-à-dire comme un attribut de Dieu,
il devient possible de transformer sa potestas en potentia, car on peut
déduire à partir de cette essence éternelle de Dieu la nécessité
qu'elle produise l’infinité infiniment infinie des modes dont nous
concevons qu’elle a le pouvoir (potestas). C’est à cette déduction
que procédera la Proposition 3, où necessario se substituera à potestas.
Ainsi, le passage de la potestas à l’essence attributive dans le
Scolie de la Proposition 1 du Livre II met en évidence la marche
analytique de sa déduction, en contraste avec le passage de l’essence
à la potentia, qui met en évidence la marche synthétique de la
déduction dans les Propositions 16 du Livre 1 et 3 du Livre Il.
25. Lettre LXVI, à Tschirnbaus, Ap., III, p. 329, Geb., IV, p. 280.
26. Cf. Court Traité, Appendice II, § IX, p. 203, § XII, p. 204, Geb., 1,
p. 119.
27. Cf. infra, chap. IV, §§ XX-XXI, pp. 78 sqq.
CH A PIlR E IV
elle se fonde, non sur la Pensée comme attribut de Dieu, mais sur
le concept d’un Etre infini pensant une infinité infinie de choses,
concept sur lequel s’appuie ce Scolie pour aboutir à l’attribut. Ainsi
le point de départ serait moins dans l’attribut que dans les modes.
Pour répondre à cette remarque, on observera : 1° que la Propo
sition 5 confirme expressément que le fondement de la Proposition 3,
c’est la Proposition 1, à savoir Dieu comme Chose Pensante ; 2° que
le nerf de la démonstration, dans la Proposition 3, c’est bien Dieu,
Chose Pensante, car c’est à ce titre que D ieu possède le pouvoir de
penser une infinité de choses en une infinité de modes ; 3° que,
quoique se tirant très aisément du Scolie, la Proposition 3 doit se
fonder sur la Proposition 1, et ne se référer à son Scolie que subsi
diairement, car tout Scolie est une démonstration (ou une explication)
en marge de la chaîne déductive et ne peut s’y introduire comme un
de ses anneaux. D e fait, on ne voit guère, dans YEthique, un Scolie
intervenir dans la démonstration d’une Proposition de la chaîne ; il
n’est évoqué que pour rappeler une dénomination ou une explication
(par ex. Il, Coroll. des Prop. 26, 29, Prop. 41, 42, etc.).
La démonstration de la Proposition 3 doit se comprendre de la
façon suivante : du fait qu’on a dû concevoir la Pensée, considérée
seule, co^mme le pouvoir (potestas) de penser une infinité de choses
en une infinité de modes, on a dû accorder qu’elle est un Etre infini,
c’est-à-dire une essence éternelle de Dieu ou attribut (Prop. 1 et
Scolie). Son pouvoir (potestas) est donc le pouvoir même de Dieu.
Mais quelles sont ces choses que Dieu, comme Etre pensant, a le
pouvoir de penser ? Ce ne peuvent être que sa propre essence et
l’infinité infiniment infinie des modes qui en découlent nécessaire
ment, car, comme il n’y a pas d’autres choses que celles-là, c’est leur
ensemble seul qui constitue nécessairement tout le contenu de ce
qu’un entendement infini peut concevoir (omnia quae sub intellectum
infinitum cadere possunt) (1, Prop. 16 et Prop. 30). D e plus, comme
toute pensée ayant pour objet une chose est idée, la pensée de
l’essence de Dieu et des choses qui en découlent nécessairement est
nécessairement une idée. Enfin, comme tout ce qui est au pouvoir
de Dieu est produit nécessairement par Dieu (1, Prop. 35), cette idée
est nécessairement donnée, et nécessairement donnée en lui, puisque
(1, Prop. 15) tout est en Dieu.
Cette Proposition a permis de passer du pouvoir (potestas) à la
puissance (potentia) 5 Dans la Proposition 1, le pouvoir de penser,
c'est-à-dire de concevoir une infinité de choses en une infinité de
elles ne sauraient précéder les choses, ni être pour lui les modèles
d’après lesquelles sa volonté les produirait.
2° L’entendement infini connaît nécessairement Dieu et toutes les
choses produites par Dieu, mais rien d’autre puisqu’il n’y a rien
d’autre “ • Il n’est donc pas plus étendu que ce que produit la
puissance de Dieu.
3° Tout ce que l’entendement infini conçoit existe donc nécessai
rement.
4° Il est possible, par conséquent, d’affirmer en retour que
« Dieu produit nécessairement tout ce qui peut tomber sous un
entendement infini » (cf. I, Prop. 16) ; non du fait que Dieu y est
contraint par la nécessité de cet entendement, mais au contraire du
fait que cet entendement est contraint par la nécessité de Dieu de
concevoir tout ce que Dieu produit nécessairement.
5° Ce qui vaut pour les effets ou les modes vaut également pour
la cause ou la substance. Puisque Dieu produit nécessairement l’idée
adéquate de son essence, tout ce que comprend objectivement cette
idée, c’est-à-dire l’infinité des perfections ou des attributs infinis,
doit se trouver formellement en lui telle qu’il le connaît dans cette
idée. La substance divine doit donc, en soi, c’est-à-dire formelle
ment, être constituée par l’infinité des perfections infinies qui peu
vent tomber sous un entendement infini 11213.
6° N otre propre entendement, en tant qu’il est identique avec
l’entendement infini 1S, c’est-à-dire en tant qu’il a l’idée adéquate de
Dieu 14, peut affirmer avec une absolue certitude que ce qu’il connaît
de la nature de Dieu et tout ce qu’il peut en déduire, il le connaît
comme Dieu même le connaît, c’est-à-dire tel que cela est en soi.
Il est donc démontré d’une façon universelle, et non plus simple
ment posé comme un axiome, que toutes les idées d’un entendement
sont vraies, c’est-à-dire qu’elles s’accordent nécessairement avec leurs
11. « Idée qui contient objectivement la Nature entière, telle qu'elle est
réellement en elle-même », Court Traité, Appendice, II, § rv, Ap., I, p. 201,
Geb., I, p. 117 ; « idée [... qui} contient en elle objectivement l’essence for
melle de toutes choses sans augmentation ni diminution », ibid., § X, pp. 2 03
204, Geb., I, p. 117, sub fin.
12. « Il n’existe dans l’entendement infini de Dieu aucune substance qui
ne soit formellement dans la Nature », Court Traité, I, ch. 2, § ii , n° 4,
Ap., I, p. 50, Geb., I, p. 20, 1. 6-7, cf. ibid, § XI, p. 53, Geb., I, p. 21 ;
Appendice, Prop. 4, p. 199. — « Tout ce qui peut être perçu par un
entendement infini comme constituant une essence de substance appartient
à une substance unique » Eth., II, Prop. 1, Scolie.
13. Cf. Corail. de la Prop. 11, cf. plus bas, chap. V, SS X-XII, pp. 118
sqq.
14. Cf. Prop. 46.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 53
15. « Ergo datur necessario talis idea », Eth., II, Prop. 3, Ap., p. 125.
Geb., Il, p. 87, 1. 12.
16. Eth., II, Prop. 45-41, cf. infra, chap. XIV, §§ II sqq., pp. 417 sqq.
Spinoza annonçait cette déduction dans une note marginale du De intellectus
emendatione : « On observera que nous ne cherchons pas ici comment la
première essence objective nous est donnée de naissance ; cette question a sa
place dans l’étude de la nature où cela sera plus abondamment expliqué >,
Ap., 1, § XXVII, note 1, p. 238, Geb., Il, p. 15, note n.
17. De int. emend., Ap., 1, § x x , p. 242, Geb., Il, p. 17.
54 DE LA NAîURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
**
18. Cf. Eth., 1, Prop. 17, Scolie ; cf. supra, t. I, chap. X, § II, n° 2,
pp. 272-273, § IX, p. 283.
19. Cf. Lettre XIX, à Guillaume de Blyenbergh, Ap., III, pp. 180 sqq.,
Geb., IV, pp. 90 sqq.
20. Selon Freudenthal, op. cit, pp. 134-135, la démonstration de la Pro
position 4 : l'entendement de Dieu ne comprend rien d'autre que les
attributs et les affections de Dieu, or Dieu est unique, donc l'idée de Dieu
l'est aussi, comporte une lacune, et la conclusion n'est possible que si cette
lacune est comblée par la proposition scolastique suivante : l'idée de Dieu
est identique à son essence (cette essence est unique, donc l’idée de Dieu
est unique). Ainsi saint Thomas déclare : « Videtur quod non sint [in DeoJ
plures ideae. Idea enim in Deo est ejus essentia. Sed essentia Dei est una tan
tum. Ergo et idea est una (Sum. Theol., I, qu. 15, n° 2). — Mais, d’abord, la
démonstration de Spinoza ne comporte aucune lacune, car, puisque Dieu
connaît par son entendement les choses et lui-même comme elles sont en
soi, et que, en soi, il constitue avec les choses un être unique, il est évident
que l'idée qu’il a de soi et des choses ne peut être qu’unique. Ensuite, la
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 55
pensée de Spinoza est toute différente de celle de saint Thorns, car, pour
lui, l’idée de Dieu n’appartient pas à l’essence de Dieu, mais est un mode
de Dieu par lequel Dieu conçoit objectivement son essence.
21. Sur l’erreur consistant à concevoir l’idée de Dieu comme le mode
infini immédiat de la Pensée et l’idée de ses modes comme le mode infini
médiat de cet attribut, cf. supra, t. I, chap. XI, § VII, pp. 315 sqq.
22. A. Wolfson, op. cit, II, pp. 180-181.
23. Wolfson, ibid.
24. Maïmonide, Moreh Neb., III, c. 20, cité par A. Wolfson, II, p. 18,
cf. Maïmonide, Guide des Egarés, trad. franç. Munk, III, pp. 147-155. —
Comp. avec Averroès, Destruction de la Destruction des Philosophes (contre
Gazali), Disp. XIII (cf. la note de Munk, pp. 149-150 et la trad. all. de
M. Horten, Bonn, 1913).
25. Wolfson, ibid, pp. 19-20.
56 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’c u E
*
**
29. « Esse formate idearum modus est cogitandi (ut per se notum) »,
Prop. 5, dém., formule dont on trouve le symétrique dans le Corollaire
de la Proposition 6 : « Esse formate rerum, quae modi non sunt cogitandi ».
— Formel signifie en l'espèce physiquement réel, par exemple la réalité
physique de l'idée comme mode réel de cette réalité physique substantielle
qu’est l’attribut Pensée ; ainsi : « l’être formel de l’idée du cercle » (II, Scolie
de la Prop. 1, Ap., p. 133, Geb., II, p. 90, 1. 20) ; ou la réalité physique
de l’objet représenté par l'idée : l’être formel du cercle, l’être formel du
corps. L'esse formate s’oppose à Vesse objectivum qui est le contenu repré
sentatif de l'idée et qui, de ce fait, se distingue tant de l’esse formate de
l’idée que de l’esse formate de la chose représentée dans ce contenu.
58 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
*
**
*
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38. Cf. supra, t. 1, chap. VII, § XII, p. 237, t. Il, mfra, chap. III,
§§ XXIV-XXV, pp. 89 sqq., etc. — Conformément à son interprétation sub-
jectiviste des attributs, M. A. Wolfson (op. cit., Il, pp. 22-23) voit dans les
Propositions 5 et 6, qui distinguent réellement les attributs, la conception
des choses pour nous, et dans la Proposition T, qui affirme leur unité, la
conception des choses en soi, c’est-à-dire pour Dieu. Cette interprétation est
à rejeter, non seulement pour les raisons que nous avons déjà avancées, mais
pour ce que les Propositions 5 et 6 ne font que déduire l’idée que Dieu
même forme de son essence, de ses attributs, de ses modes. Tout ce qui est
déduit ici est donc connu tel qu’il est en soi et tel que Dieu le connaît.
C’est une connaissance adéquate. — Il y a en l’occurrence superposition de
deux contresens, à savoir 1°) ce qui est déduit ici, ce serait les choses telles
que les connaît l’entendement humain, et non telles que les connaît l’enten
dement divin ; 2°) l’Ame, par son entendement, ne connaîtrait pas les choses
telles qu’elles sont en soi, ce que réfutent la Proposition 41 et la démons
tration de la Proposition 44.
39. Terme qui n’est pas de Spinoza et qui appartient au vocabulaire de
Leibniz ; cf. Leibniz, Considérations SU1' la doctrme d'«# esprit universel
(1702), § XII, Gerh., Phil. Schr., VI, p. 533, 1. 16, cf. aussi p. 113.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 65
les attributs produisent comme la Pensée, chacun par soi seul, ses
modes, mais qu’ils les produisent tous de la même manière (eodem
modo) et selon la même nécessité (eadem necessitate). Il s’en faut
pourtant que soit acquise de ce fait la Proposition 7, car, en quoi
consiste cette même manière et cette même nécessité, c’est ce qui
dem eurait dans le vague, même si l’on entendait par là que tous
les attributs produisent leurs modes avec cette même spontanéité et
cette même nécessité qui sont le propre de la nature éternelle de
Dieu. Par les notions capitales d’ordre et de connexion (idem ordo
et eadem connexio), la Proposition 7 permet de sortir de ce vague
en précisant que la nécessité selon laquelle se produisent les idées
des choses est celle d'un ordre identique à celui selon lequel se
produisent les choses objets de ces idées, cet ordre nécessaire étant,
ici et là, celui de la causalité.
N e faudra-t-il pas alors conclure que la Proposition 7 s’établit à
l’encontre de la Proposition 6, car, tandis que celle-ci fonde l’indé
pendance réciproque des attributs, elle leur impose, au contraire, cette
commune nécessité de produire tous le même enchaînement de
causes ? — N on point. On dira plutôt qu’elle poursuit son œuvre ;
que, sans détruire l’autonomie que celle-ci accorde aux attributs,
elle précise en quel sens il faut l’entendre ; d’une part, on recon
naîtra en chacun une spontanéité interne de production absolument
exclusive de toute action de l’un sur l’autre (Prop. 6), d’autre part,
on exclura, non moins rigoureusement, la possibilité que soient
disparates les enchaînements de causes produits par chacun d ’eux, et
l’on mettra ainsi en évidence, non pas seulement l’analogie, mais
l’identité absolue de leur action.
Enfin, si la Proposition 7 complète la Proposition 6 en précisant
le sens de l’autonomie conférée aux attributs, elle complète également
la Proposition 5, en déduisant, non plus seulement que les idées ont
pour cause Dieu comme chose pensante, mais qu’elles ont aussi
pour causes d’autres idées dont, par là même, elles dépendent.
40. De inl. emend, Ap., 1, § XXVII, p. 231, Geb., Il, p. 14, 1. 13 sqq.
41. C’est la réciproque de la formule terminale du Corollaire de la Pro
position 6. — Elle est impliquée et développée dans le Scolie de la Proposi
tion 7 (Geb., II, p. 90 1. 18-30).
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 67
§ XI. — S’il est vrai que, en tant que replacée dans son contexte,
la Proposition 7 signifie que les choses dont il s’agit, ce sont les
modes d'attributs autres que la Pensée, cependant l'Axiom e 4 du
Livre I, énonçant de façon absolument universelle que la connaissance
ou l'idée de l'effet dépend de la connaissance ou de l'idée de la
cause, n’implique aucunement que la cause ou chose dont la connais
sance perm et la connaissance de l’effet ne puisse être rien d’autre
qu’une chose singulière extérieure à la Pensée. La cause dont nous
avons l’idée peut être tout aussi bien Dieu ou un mode de la Pensée
elle-même. C’est pourquoi, si l’on a tiré de cet Axiome le parallélisme
extra-cogitatif, c’est-à-dire un parallélisme entre la chaîne des idées
et la chaîne des choses hors de la Pensée, on peut aussi tirer de lui un
parallélisme entre la chaîne des idées et la chaîne des choses ou des
causes à l'intérieur de la Pensée elle-même. C'est ce parallélisme que
nous appelons intra-cogitatif.
Il comporte lui-même deux espèces :
Tout d’abord, en tant que modes du penser, les idées sont conçues
comme des choses se causant les unes les autres selon l’ordre et la
connexion de leur causalité dans l'attribut Pensée. Mais l'ordre et la
connexion des idées est la même chose que l'ordre et la connexion
des causes ou des choses, donc l’ordre et la connexion des idées sont
la même chose que l’ordre et la connexion des causes ou des choses
dans l’attribut Pensée.
Dans ce cas, l'enchaînement des idées n’est pas conçu d’après
l’enchaînement de leurs objets, que ces objets soient des modes
d'attributs autres que l’attribut Pensée, ou des modes de la Pensée
elle-même, mais abstraction faite de tout enchaînement des idéats,
et uniquement selon l'enchaînement des causes dans la Pensée, ce
qui aboutit à poser la série causale des idées elles-mêmes. C’est sur
cette première sorte de parallélisme intra-cogitatif que s’appuie la
démonstration de la Proposition 9.
Ce parallélisme était virtuellement enveloppé dans la Proposition 5,
car, puisque la Pensée produit ses modes p ar elle seule, les idées, en
tant que modes de la Pensée, doivent s’engendrer dans la Pensée les
unes les autres selon l’ordre et la connexion des causes dans la
Pensée.
évident que l’ordre et la connexion des idées des idées est la même
chose que l’ordre et la connexion de ces choses ou causes que sont
les idées, idéats des idées des idées.
44. Eth,, II, Scol. de la Prop. 21, Ap., p. 179, Geb., II, p. 109, l. 19-20.
45. De int. emenJ., Ap., 1, § xxvn, pp. 237-239, Geb., I, p. 14, 1. 28 sqq.
46. « Esse ideae diciwr, prout omnia objective in idea Dei continen
tal >, Cog. Met., I, c. II, Geb., 1, p. 238, 1. 11-12, Ap., 1, p. 436.
DÉDUCTION DU PARALÉLISM E 71
unes par les autres sans le savoir, dans la Pensée, au contraire, dont
la nature s’exprime nécessairement par le savoir 4S, les choses, ou
modes, doivent se produire les unes par les autres, non seulement
en le sachant, mais en tant qu’elles le savent. En elle, comme dans
les autres attributs, les modes sont des actions de Dieu ; mais, en
elle seule, ces actions sont des actes de pensée, c’est-à-dire des actes
de connaissance. Comme les autres attributs, elle produit ses modes
en les enchaînant selon l’ordre de leur causalité. Toutefois, étant
la Pensée, et ses modes étant des idées, elle ne peut les produire et
les enchaîner que par la pensée. Mais produire par la pensée un
enchaînement d ’idées, c’est précisément le connaître, et, réciproque
ment, savoir comment une idée en produit une autre, c’est produire
cette autre en la liant consciemment à sa cause. Ainsi, une idée vient
avant une autre, non seulement parce q u ’elle en est la raison ou la
cause, mais aussi parce qu’elle est connue comme sa raison ou sa
cause ; semblablement, une idée vient après une autre parce qu’elle
est connue par cette autre 5<\ Que cette connaissance vienne à man
quer, et l’idée ne peut plus se lier à cette autre comme à sa
cause " .
On ne saurait toutefois pousser ces considérations à l’extrême : m
soutenir que l’enchaînement des modes du Penser, supposant la
connaissance de cet enchaînement, est produit par cette connaissance
même, et que celle-ci n ’est pas conditionnée par celui-là ; ni soute
nir que l’idée est absolument posée par l’idée de l’idée ; ni soutenir,
enfin, que, pas plus que la possibilité des idées ne dépend des
objets qu’elles représentent, pas plus la possibilité de l’idée de l’idée
ne dépend de l’idée qu’elle a pour objet parce que, sinon, ce serait
réintroduire dans le comportement de l’idée à l’égard d’elle-même
ce qu’on a exclu du comportement de l’idée à l’égard de la chose,
etc. Ces conclusions, qui sont celles d’un idéalisme absolu, tel que
celui de Fichte, sont ici totalement aberrantes. Les idées sont des
choses que Dieu connaît par des idées, et il ne peut y avoir d'idée 49501
49. La Pensée absolue (absoluta Cogitatio, cf. Eth, I, Prop. 32, Geb., II,
p. 72, 1. 2-3), ou Chose Pensante, n'est pas le Savoir (c’est-à-dire idée, idée
de l'idée, entendement), mais seulement cause du savoir, lequel est le mode
nécessaire où elle s'exprime.
50. Cause et raison étant identiques : « causa sive ratio ».
51. « Si j'ai dit que Dieu était cause d'une idée, de celle d'un cercle
par exemple, en tant seulement qu’il est chose pensante, comme du cercle
seulement en tant qu'il est chose étendue, mon seul motif pour tenir ce
langage a été qu'on ne peut percevoir l'être formel de l'idée du cercle que
par le moyen d’un autre mode du penser qui en est co^me la cause pro
chaine, qa’on ne peut percevoir cet autre à son tour que par l’intermédiaire
d’un autre encore et ainsi à l’infini ; de sorte que, aussi longtemps que les
choses sont considérées comme des modes du penser, nous devons expliquer
l’ordre de la Nature entière, c’est-à-dire la connexion des causes, par le seul
atribut Pensée >, Scol. de la Prop. 7 [mots soulignés par nous].
74 DE LA NA'rtJRH f i t DE l ’ORIGINE DE L'ÂME
de l’idée si une idée n’est pas donnée d’abord **• Les idées des idées
n’étant rien d'autre qu'un cas particulier des idées que Dieu a des
modes, le parallélisme entre les idées et les idées des idées doit
nécessairement se calquer sur le parallélisme entre les choses et les
idées. Prétendre que les idées et l’ordre des idées résultent de la
connaissance que l’entendement en a, c’est détruire le parallélisme
lui-même en soutenant, en opposition avec le Corollaire de la Propo
sition 6, que l'être formel des choses [en l'espèce, l’être formel des
idées] suit de la nature divine pour la raison qu'elle a d'abord connu
ces choses. S’il est absurde de concevoir que les choses viennent des
idées, il est pour la même raison absurde de concevoir que l’idée
vienne de l'idée de l’idée.
52. « Non datur idea ideae nisi prius datur idea », De int. emend, Ap., 1,
S XXVII, p. 239, Geb., II, p. 16, 1. 1-2.
53. Puissance actuelle en tant qu'elle produit, a produit, produira éternel
lement avec la même nécessité l'infinité des choses en une infinité de modes
qui découlent de la nature de Dieu. Ce par quoi « la toute-puissance de
Dieu a été en acte de toute éternité et demeure pour l'éternité dans la
même actualité », I, Scot de la Prop. 17, Ap., pp. 63-64, Geb., II, p. 62,
l. 19-20.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 75
la connexion des idées. En Dieu, toutefois, il n'en est rien, et ces deux
aspects sont en lui indifférents, ou plutôt s’évanouissent, car, que
l’ordre et la connexion des idées soient identiques à l'ordre et à la
connexion des choses, ou que, vice versa, l’ordre et la connexion des
choses soient identiques à l’ordre et à la connexion des idées, c’est
en Dieu tout un.
Mais il n ’en va pas de même pour l’homme, car, l’homme n’étant pas
co^mme Dieu pur entendement, mais, d’une part, entendement, et,
d’autre part, imagination, les deux aspects du paraüélisme se dis
joignent en lui. Sous son premier aspect, il vaut pour l’imagination ;
sous son second aspect, il vaut pour l’entendement. Sous son premier
aspect, ü est principe de fausseté et de servitude, car lorsque
l’homme enchaîne ses idées selon l'ordre des choses qu’il perçoit ima-
ginativement, il n’enchaîne nullement les idées des choses telles
qu’elles sont en soi et selon la relation de cause à effet qui en soi
les lie entre elles, mais il enchaîne les idées des affections de son
Corps selon la succession pour lui inintelligible et, de ce fait, contin
gente, de ces affections. La suite de ses idées, si elle est la même
que celle de ces affections, n’est alors en rien la même que l’ordre
et la connexion des choses en lli. D e là résulte une connaissance
mutilée et confuse, et l’esclavage des passions.
Sous son second aspect, au contraire, le parallélisme est pour
l’homme principe de connaissance vraie et de libération, fondement
de possibilité tant de la Science que de la Moralité. Si, en effet, tout
ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit objecti
vement en Dieu dans le même ordre et selon la même connexion
de l'idée de Dieu, l’ordre et la connexion des choses devront être
les mêmes que l’ordre et la connexion des idées, et il suffira à l’Ame
d’enchaîner à partir de l’idée de Dieu les idées des choses selon la
nécessité rationnelle qui lie ces idées entre elles, c’est-à-dire selon
leurs relations causales, pour connaître tel qu’il est en soi l’enchaî
nement causal des choses en soi. Ainsi la Science est possible. Et,
puisque l'ordre et la connexion des choses sont les mêmes que
l’ordre et la connexion des idées, nous pourrons enchaîner les
affections du Corps selon l’enchaînement rationnel des idées dans
notre Ame et échapper par là à la servitude des passions (cf. V,
Prop. 1, Prop. 10 et Scol.). Ainsi la Moralité est possible.
Cependant, si les Corolnnires des Propositions 6 et 7 permettent de
distinguer deux aspects du parallélisme, cette distinction n’est qu'une
pierre d’attente et n’a pour le moment nulle conséquence, puisqu’il
s’agit de déduire ici, non la connaissance que l’ho^mme a des choses,
mais la connaissance que Dieu en a par les idées de son entendement.
alors que la production des pensées est non moins un agir que
la production des choses (cf. I, Prop. 16).
O n serait tenté de répondre que Spinoza, sans cesser de considérer
la puissance de penser comme une puissance d’agir, ne fait ici que
se conformer à la distinction courante du penser et de l’agir, vou
lant signifier par là, de la façon la plus simple et, par conséquent,
la plus claire, que Dieu produit en lui autant d ’idées qu’il produit
de choses, et que les unes et les autres suivent de sa nature selon
le même enchaînement.
Mais c’est esquiver la difficulté, pM le recours à un prétendu
manquement de Spinoza à sa rigueur coutumière, au lieu de s’expri
mer en fonction des formules précises qui sont les siennes. La puis
sance de penser, en effet, n’est pas ici considérée simplement en
tant que puissance d'agir, car elle est rapportée, non à ce qui suit
formellement de la nature infinie de Dieu, mais à ce qui suit en
Dieu objectivement de l’idée de Dieu. En tant que puissance d’agir,
la Pensée, comme tous les autres attributs, est la puissance par
laquelle la nature infinie de Dieu produit des réalités formelles qui
sont ses modes ; mais, en tant qu’elle est puissance de penser, ces
réalités formelles se définissent quant à leur contenu par des réalités
objectives et se distinguent par là intrinsèquement des réalités for
melles constituant les modes des autres attributs 54 D e toute évi
dence, la distinction de la réalité formelle et de la réalité objective
n’apparaît qu’avec les idées, donc avec l’idée de Dieu qui les
conditionne toutes. En conséquence, la puissance de penser doit
se définir comme la puissance de produire des réalités objectives à
partir de la réalité objective de l’idée de Dieu.
Autrement dit, le parallélisme entre, d’une part, les modes que
la Pensée, en tant qulattribut, produit par sa puissance d'agir, et,
d’autre part, les modes que produit la puissance d’agir des autres
attributs est un parallélisme entre des choses, et, s’il n’était que cela,
il serait aveugle. Mais la Pensée, en tant que pensée, est puissance
de penser, c’est-à-dire de voir ou de connaître les choses ainsi que
leur enchaînement, et elle le peut p ^ c e que ses modes sont intrin
sèquement des idées ou des réalités objectives. En conséquence, le
parallélisme entre ses modes et les modes de tous les attributs (y
compris d'elle-même comme attribut) est un parallélisme entre les
modes de ces attributs et les réalités objectives qui définissent ses
idées. Aussi ne peut-il être conçu qu’à partir de l'idée de Dieu,
d’où suivent toutes les idées. De ce biais, la puissance de penser se
distingue, par une distinction de raison, de la pure et simple puissance54
55. Eth., I, Prop. 16, 17, Corollaire et Scolie, 30, 31, 32, 33 et Scolies,
34, 35 ; II, Prop. 3, Scolie. — Cf. supra, t. I, chap. IX, §§ IV et V,
pp. 261 sqq., t. II, chap. IV, § IV, pp. 51 sqq. — Sur un rapprochement
entre l'égalité en Dieu de la puissance de penser et de la puissance d'agir
d'une part, et d'autre part la formule de I, Proposition 16 : « De la néces
sité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité
de choses, c'est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini »,
cf. supra, t. I, ch. IX, §§ IV et V, pp. 261-264.
78 DE LA NATIJRE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
58. Lettre LXX, de Schuller à Spinoza (14 nov. 1675), Ap., III, pp. 345
346, Geb., IV, p. 302, 1. 23-28.
59. Sur ce point Schelling, dans son Bruno, a précisé lui-même qu'il récu
sait le spinozisme : « Bruno : Une connaissance absolue, excluant l’opposi
tion de la Pensée et de l’Etre [Etre = Etendue}, présuppose l’union en elle
de l’une et de l'autre. — Lucien : Incontestablement. — Bruno : Pensée et
Etre sont donc au-dessous et non au-dessus d’elle. — Lucien : Elle doit
nécessairement être plus haut qu’eux, puisqu'ils sont des opposés. — Bruno :
Mais cette connaissance est avec l’essence de l’éternel dans le rapport de
l’absolue indifférence. — Lucien : Nécessairement, puisqu’elle est la forme.
— Bruno : Puisqu’elle a au-dessous d’elle la Pensée et l’Etre, il est impos
sible que nous fassions de la Pensée et de l’Etre les attributs de l'absolu
lui-même, pris dans son essence. — Lucien : C’est impossible. — Bruno :
Pourrions-nous donc considérer comme achevé quant à la forme ce réalisme
qui voit dans la Pensée et l’Etendue les propriétés immédiates de l'absolu,
réalisme qu’on a pourtant coutume d'estimer même être le plus achevé de
tous ? — Lucien : Non, nous ne le pourrons jamais plus », Schelling
(Samt. Werke, 1, t. IV), pp. 323-324.
60. Pollock, Spinoza, his life and philosophy, 1880, pp. 175-179. —
L. Robinson (op. cit., p. 272), qui cite Pollock, lui ajoute, comme repré
sentant encore plus décidé de l’interprétation idéaliste, C. Stumpf, qui, iden
tifiant le rapport de la Pensée et de l’Etendue au rapport de l'acte repré
sentatif et du contenu représentatif, irait jusqu’à soutenir que pour Spinoza
« la réalité des choses n’est rien d’autre que la pensée que Dieu en a
(ihr Gedachtwerden durch Gott) >. — Cependant, Stumpf paraît dire peut-
80 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
être autre chose : soulignant que les « choses (res) dont Spinoza parle dans la
Proposition 7 sont les objets immanents de la pensée divine », il en conclut
que « leur réalité [dans cette pensée} n’est rien d’autre que la pensée
que Dieu en a », Stumpf, Spinozastudien, Abhandlugen der Preuss, Akad.
d. Wiss, 1919, Hist. Phil. Klasse, n° 4, p. 23. Il n'affirmerait donc
nullement qu'en soi la réalité des choses se réduit pour Spinoza à la
pensée que Dieu en a, mais qu’elle s'y réduit seulement à l’intérieur de
l’entendement divin, les choses ne pouvant être en celui-ci, comme disait
Descartes après les scolastiques, qu'à la façon seulement dont elles peuvent
être dans un entendement, c’est-à-dire sous forme d'idées. C’est donc dans
la Pensée de Dieu seulement que les modes des attributs, comme choses,
seraient des Denkinhalte, et, comme idées, des Denkakte. D'où la traduc
tion de « Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum »
par « Die Ordnung und Verknüpflung der gottlichen Vorstellungsakte ijl
die namlich wie die der gottlichen Vorstellungsinhalte » (ibid., p. 24).
Cette formule serait acceptable si l'on entendait simplement par là que,
dans la Pensée de Dieu, les idées des modes de cette Pensée s’enchaînent
comme ces modes eux-mêmes, bref, que l’enchaînement des idées des idées est
le même que celui des idées. Elle cesse de l'être, en revanche, lorsque, avec
Stumpf, on soutient que l'entendement divin est passif dans les idées qui
sont en lui comme des contenus (Vorstellungsinhalte), ce qui conduit l’au
teur à affirmer que se retrouve ici : « le parallélisme de la psychologie aris
totélicienne transféré à la divinité, [ ...} les objets étant le déterminant, et
les idées, comme actes, ce qui est spécifié par eux », ibid., p. 24. — ^ods
si l'on retrouve ici Aristote, c'est qu’on l’a introduit là où il n’a que faire,
car les idées de l’entendement divin qui sont objets des idées des idées
n’ont rien de passif, mais sont des modes actifs, et les idées des idées ne
sont rien d’autre que l'affir^tion maxima de leur force propre.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 81
68. Gueroult, De.'cartej, I, pp. 207 sqq., et note sur la première preuve
a posteriori, Appendice de la seconde édition.
69. Spinoza, De int. emend, Ap., I, p. 237, Geb., II, p. 14, 1. 20-22.
70. Cogit. Met., I, ch. I, § VI, Ap., I, p. 431, Geb., I, p. 235, 1. 12 sqq.
71. Eth, II, Scol. de la Prop. 21, Ap., p. 179, Geb., II, p. 109, 1. 19-24.
— Descartes, au fond, n'est d’ailleurs pas d’une autre opinion.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 83
72. Eth, II, Scol. de la Prop. 7, du début à « Et si j'ai dit ... », Ap.,
pp. 132-133, Geb., II, p. 90, !. 2-17.
73. Ibid, de « Et si j'ai dit... » jusqu'à la fin, Ap., pp. 133-134, Geb., II,
p. 90, !. 17-30.
74. Et Spinoza poursuit : « Je veux dire ceux qui admettent que Dieu,
l’entendement de Dieu et les choses dont il forme l'idée sont une seule et
même chose ». Il s'agit, avant tout, de Maïmonide (Moreh Neb, I, c. 68) :
« Tu connais cette célèbre proposition que les philosophes ont énoncée à
l'égard de Dieu, savoir qu'il est l'intellect, l'intelligent et l'intelligible, et
que ces trois choses en Dieu ne font qu’une seule et même chose, dans
laquelle il n’y a pas de multiplicité. Nous aussi nous en avons parlé dans
notre grand ouvrage (Abrégé du Talmud}, car c'est la base de notre reli
gion » (tt-ad. fr. du Guide des Egarés, Munk, t. I, p. 301). Doctrine d'ori
gine aristotélicienne (cf. Aristote, Méta. A, c. 7, 1072 b, 19-21, c. 9, 1074 b,
33-35, 1075 a 1-5 ; cf. saint Thomas, Commentaria in Metaph. Arist, éd.
Cathala, p. 736, n. 2614), soutenue par des péripatéticiens arabes, par ex.
Alfarabi : « Deus est intelligentia, intelligible, intelligens » (cf. Fontes quaes-
tionum, c. 2, dans Schmêilders, Documenta philos. Arabum (Bonn, 1836),
et Avicenne (Ibn-Sîna) (Metaph., V, 1 et 2, f. 87, cf. Prantl, Geschichte der
Logik im Abendland, II, p. 356, Schmêilders, op. cit, pp. 26 sqq.,), dont
Maïmonide s'inspire de près (cf. Munk, op. cit, pp. 302, note) ; et par des
péripatéticiens chrétiens, en particulier saint Thomas : « In Deo autem est
idem intellectus et quod intelligitur et ipsum intelligere ejus » (Sum. Théol,
1a Pars, qu. 18, art. 14, cf. aussi 1, qu. 14, 3 ad Resp., Contra Gentiles, I,
47-48, De Veritate, qu. II, art. 2, ad Resp.). Cette doctrine est cependant
Join de coïncider avec celle de Spinoza : l'identité des idées et des choses
n’est chez ces philosophes que celle de l'intelligence avec ses objets intérieurs
(les essences spirituelles), et non celle de l'intelligence avec les choses hors
d'elle qui, comme modes d’attributs différents de la Pensée, sont sans
commune mesure avec elle. Elle se fonde sur l'identité de l’essence de Dieu
et de son entendement, que récuse énergiquement Spinoza. On comprend
donc qu’il ne J'évoque qu’avec réserve : « quod quidam Hebraeorum
per nebulam vidisse videntur ».
86 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’l l E
75. « De ce que l’Ame et le Corps sont une seule et même chose qui est
conçue tantôt sous l’attribut Pensée, tantôt sous l’attribut Etendue, il résulte
(unde fit) que l’ordre ou l’enchaînement des choses est le même (una sit),
que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre », Eth, III, Scol.
de la Prop. 2, avec renvoi à II, Scol. de la Prop. 7. — On observe que la
conclusion d’un Scolie fait l'objet d'un autre Scolie, et non d’une Proposition.
— On sait que le Scolie est en géométrie une remarque concernant la pro
position qui précède (au féminin, Scolie est le commentaire philosophique
ou critique d'un texte).
76. Eth, I, Prop. 16 et passim.
77. Cf. supra, t. I, chap. IX, § III, pp. 260-261, chap. X, § ^XX, pp. 300
sqq., chap. XI, §§ XV-XVI, pp. 344 sqq.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 87
et qu’il produit les essences et les existences des choses (1, Prop. 25),
il a nécessairement dans son entendement infini les idées tant des
essences que des existences des choses. Comme celles-là sont éter
nelles et celles-ci temporelles [ayant une durée déterminée que le
temps mesure}, comme l’ordre et la connexion des idées sont les
mêmes que ceux des choses, ainsi qu’il appert de la Proposition 7,
les idées des essences doivent être éternelles et les idées des existences
doivent être temporelles (avoir une durée déterminée, mesurée par
le temps). D ’où la Proposition 8 : « Les idées des choses singulières,
ou modes, n'existant pas [c’est-à-dire les idées des essences éternelles
de ces choses} doivent être comprises dans l'idée infinie de Dieu
[c’est-à-dire dans son entendement infini} de la même façon que les
essences formelles des choses singulières, ou modes [c’est-à-dire que
ces mêmes essences éternelles}, sont contenues dans les attributs de
Dieu ». Ce qui, ajoute Spinoza, « se connaît plus clairement par le
Scolie de la Proposition 7 ». Si, en effet, les idées et leurs objets
sont une seule et même chose sous des attributs différents, les
premières seront nécessairement éternelles ou temporelles selon que
les seconds le seront “
D e là résulte (Hinc sequitur) le Corollaire : « T a n t que les choses
singulières n'existent pas, si ce n ’est en tant que comprises dans les
attributs de Dieu [c’est-à-dire si ce n’est en tant qu’essences éternelles
finies ou modes éternels finis}, leur être objectif, c'est-à-dire leurs
idées, n'existe pas, si ce n'est en tant qu'existe l'idée infinie de Dieu
[c’est-à-dire si ce n’est en tant qu’existe son entendement, qui com
prend, à titre d’idées éternelles, les idées de tous les modes découlant
nécessairement de sa substance} ; et, sitôt que les choses singulières
sont dites exister, non seulement en tant que comprises dans les
attributs de Dieu, mais en tant qu'elles sont dites durer, leurs idées
aussi envelopperont une existence par où elles sont dites durer ».
Dans u n Scolie, Spinoza, désireux de s’expliquer encore plus clai
rement, commence par reconnaître qu’il ne le peut à l’aide d’un
exemple adéquat, vu qu’il s’agit là d’une « chose unique », à savoir
d’une propriété spécifique de l’entendement divin, mode infini de
la Pensée auquel rien n ’est comparable. Il estime toutefois pouvoir,
grâce à la géométrie, parvenir à une illustration approximative de
ce qu’il avance.
La nature du cercle, observe-t-il, est telle que les rectangles sous les
segments de toutes les droites qui se coupent à l’intérieur de lui
sont égaux entre eux ; c’est pourquoi le cercle contient une infinité
de rectangles égaux entre eux. Mais, pourtant, on ne peut dire
qu’aucun existe, si ce n ’est qu’autant que le cercle existe, et l’on ne
peut pas dire que l’idée de l’un quelconque de ces rectangles existe,
91. Spinoza, dans une première version, avait écrit : « Le cercle est de
nature telle que des rectangles compris sous les deux parties du segment
de toutes les lignes droites se coupant à l'intérieur du cercle sont égaux
entre eux ». Il l'a simplifiée ultérieurement en substituant à c rectanguli
comprehensi sub duabus partibus segmenti omnium linearum rectwum, etc. »
le raccourci « rectangula sub segmentis ». — « In eodem », dans « in eodem
sese invicem secantium », signifie in circulo. On ne doit donc pas le traduire
avec Appuhn (p. 136) par « en un même point à l'intérieur, etc. ». On n'est
pas autorisé, d'autre part, à corriger le texte d'après celui de la Lettre LIX
(Ap., III, p. 319, Geb., IV, p. 269, l. 31-35), comme le fait Appuhn, en
substituant « a segmentis » à « sub segmentis », car cette lettre est de Tschirn-
haus, et non de Spinoza. — Sur les corrections successives de ce texte,
cf. Gebhardt, Spinoza Opera, Il, Textgestdtung (91, l. 16-18), p. 358. Quant à
l'origine de cette illustration géométrique, elle serait chez Gersonide, cf. Wolf
son, op. cit, Il, p. 31.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 95
Mais ce n’est pas seulement dans le Livre II, c’est dans tout le cours
de YEthique que la Proposition 8 reste inutilisée, au bénéfice de son
Corollaire et de son Scolie, par exemple, dans les démonstrations
des Propositions 21 et 23 du Livre V. Pourquoi alors une Propo
sition relative aux seules idées qui n'existent pas ? C'est que ces
idées, comprises en Dieu de toute éternité, sont les essences éter
nelles des idées existant dans la durée, que par là même elles en
sont la cause (ou la raison) interne, et qu'il est impossible sans elles
de les concevoir correctement. Ainsi, grâce à la Proposition 8, en
tant qu'elle constitue immédiatement la première partie de son
Corollaire, on pourra démontrer que l'idée d'une chose singulière
existant dans la durée enveloppe nécessairement, outre l’idée de son
existence fugitive, la réalité de son essence éterneUe (cf. V, dém. de
la Prop. 23) ; ce que, sans doute, établissait déjà la Proposition 25
du Livre I (cf. V, dém. de la Prop. 22), mais seulement de façon
très générale (cf. V, fin du Scolie de la Prop. 34). C’est pourquoi, en
démontrant que les choses qui n'existent pas sont réelles d'une autre
façon, en tant que comprises éternellement en Dieu, la Proposition 8,
bien qu'elle ne soit jamais elle-même invoquée par le Livre V,
prépare les Propositions de ce livre relatives aux essences.
On peut conjecturer, enfin, que Spinoza a pu vouloir dès main
tenant établir que, tant que les choses n'existent pas en acte dans
la durée, leurs idées n'existent pas non plus en acte dans la durée,
afin d'écarter, d'entrée de jeu, les doctrines platoniciennes et chré
tiennes qui, concevant que l'existence de l'Ame ne dépend pas
de celle de son Corps, affirm ent que, existant avant et après lui,
elle a, par elle-même, des propriétés et des facultés (imagination,
mémoire, etc.) que, en vérité, elle ne saurait posséder s'il n’exis
tait pas (cf. V, Scol. du Coroll. de la Prop. 34) ; résultat négatif
qui est en même temps positif, puisqu'il ouvre la voie à la définition
de l'Ame comme idée d'un Corps existant en acte (cf. Prop. 11).
Quant à l'exemple géométrique développé par le Scolie, il est,
malgré le caractère inévitablement approximatif que Spinoza lui
reconnaît, aussi précisément que possible ajusté à la conception onto
logique qu'il vise à expliquer.
94. Court Traité, II, ch. ^X , § IV, add. 3, 8°, Ap., I, p. 169, Appendice, II,
§ IX, p. 203. — Comparer avec le texte de saint Thomas cité au t. I, ch. XII,
§ VII, p. 333, note 9.
95. Cf. dém. de la Prop. 4 de l'Appendice du Court Traité, I, Ap., I,
p. 199.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 99
rien. Les essences ont donc une réalité en acte distincte de la réalité
en acte de leur existence 103104.
L'erreur de ces interprètes vient de ce que, les essences formelles
non existantes étant dites « comprises dans les attributs », ils en
ont conclu qu'elles devaient appartenir à la N ature Naturante. Mais
ils ont oublié que tous les modes sont compris dans les attributs 1M,
et, d'autre part, qu'ils n'y sont compris que comme en autre chose
(ut in alio) 105, puisqu'ils en sont les effets.
C'est ce qu'on a vu par le Second Scolie de la Proposition 8 du
Livre I, qui examine précisément comment nous pouvons avoir des
idées des choses qui n'existent pas : alors que la substance, expli
que-t-il, étant par soi et conçue par soi, ne peut être connue que par
eüe-même, si bien que, du moment que nous en avons l'idée, elle
existe, le mode, n'étant ni par soi, ni conçu par soi, est compris dans
la substance comme dans une autre chose existante (in alio) par
laquelle nous le concevons, si bien qu'il suffit que la substance soit
pour que nous le connaissions, sans que pourtant il existe. L'exemple
géométrique donné par le Scolie de la Proposition 8 du Livre II est,
on l'a vu, tout à fait adéquat : les rectangles sont compris dans une
autre chose : le cercle existant, comme les modes dans la substance,
et, sans qu'ils existent, nous pouvons en avoir les idées par l'idée de
ce cercle existant qui, de par sa nature, les comprend en lui comme
possibles. Si certains d'entre eux ont, en outre, une existence concrète
dans la durée, ils se distinguent par là des autres, et de la même
façon leurs idées se distinguent des idées des autres.
Dira-t-on, enfin, qu'entre Dieu et les essences éternelles il y a
un rapport de substance à modes, tandis qu'entre l'idée de Dieu et
les idées des essences éternelles il y a un rapport de mode infini à
ses parties ? Sans doute, mais il n’y a là rien qui fasse difficulté, car
il est de la nature de l’idée, non d’être de la même nature que la
chose dont elle est l’idée, mais de la représenter telle qu’elle est en
soi. Il est donc conforme à la nature de l’idée que l’idée de D ieu et
les idées qu’il a des essences éternelles, bien qu’étant des modes,
représentent tel qu’il est en soi le rapport de la substance à ces
essences qui en sont les modes 1(06
étant pratiquem ent égal à zéro — que son existence dépend « uni
quem ent > des causes externes, c’est-à-dire d’une infinité d’autres
modes finis de l’attribut Pensée.
D 'autre part, le passage de la Pensée comme cause interne infinie
à l’infinité des causes finies de l’idée singulière d’une chose singu
lière existant en acte est rendu possible par la Proposition 28 du
Livre 1, laqueUe a établi, de façon générale, p our toute chose singu
lière, c’est-à-dire pour tout mode quelconque de la substance divine,
la nécessité que chacune soit déterminée par une chaîne infinie de
causes finies. La Proposition 28 se trouve donc spécifiée par là au
point de vue de l’attribut Pensée.
Enfin, l’application de cette Proposition au cas ici considéré est
conditionnée par l’intervention du parallélisme intta-cogitatif sous
sa prem ière forme tel qu’il résulte de la Proposition 7 : l’ordre et la
connexion des causes par lesquelles Dieu, à l’intérieur de l’attribut
Pensée, produit médiatement tel mode du penser, ou telle idée,
étant la même chose que l’ordre et la connexion des idées, Dieu pro
duit cette idée en tant qu’il est affecté par une chaîne infinie d’idées.
La conclusion est donc présentée comme résultant de la Propo
sition T, fondement du parallélisme intra-cogitatif. Mais ne pouvait-
on pas se dispenser de ce détour en apparence oiseux ? Car, sitôt
établie, dès les premiers mots, l’identité de l’idée et du mode, c’est-à-
dire de l’idée et de la cause finie, n’est-il pas évident, sans de plus
amples démonstrations, que la chaîne des idées n’est rien d'autre
que la chaîne des causes des idées, et que la cause de toute idée
singulière est une autre idée, etc.
Il n’en est rien, car, si du fait que l’idée est mode fini du penser,
il résulte que comme tout mode fini elle est causée par une chaîne
infinie de causes finies, ou modes finis du penser, on n’en peut
conclure immédiatement que les idées s’enchaînent comme s’enchaî
nent ces causes. Cette conclusion n’est possible que par l’intervention
du parallélisme intra-cogitatif qui, établissant l’identité de la chaîne
des idées et de la chaîne des causes, impose de concevoir les idées
selon l’ordre de leurs causes, c’est-à-dire selon l’ordre de leur engen
drement les unes par les autres. En conséquence, s’il fallait d’abord
rappeler l’identité des modes de la pensée et des idées pour m ettre
en évidence sous ces dernières les causes qui les font être, il était
nécessaire ensuite de les envisager séparément pour permettre au
parallélisme d’établir que ce que les idées (des choses existantes)
tiennent des autres idées, elles le tiennent uniquement du fait que
celles-ci sont des causes s’enchaînant nécessairement en cascade d ^
la durée selon l’ordre de leur engendrement successif. Aussi est-ce
sans doute intentionnellement que Spinoza a remplacé ici l'expres
sion habituelle d'ordre des choses par cette autre, plus rare chez lui,
d’ordre des causes.
106 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
12. Cf. Descartes, Lettre à Mesland, 9 février 1645, A.T., IV, p. 167, au
même, 1645/1646, ibid., p. 346.
112 DE LA NATURE ET DE l ‘ORIGINE DE L’ÂME
14. Cf. supra, t. 1, ch. XII, § IV, pp. 329-351, § VII, pp. 333-334.
15. On voit que le mot essence n’est pas pris ici dans la même significa
tion qu’aux lignes précédentes, car il signifie la nature de la chose, qui est
l’objet de sa définition, alors qu’il signifiait là l’être de la chose en tant
qu’il se conserve. — Sur le rapport des deux significations dans le spinozisme,
cf. supra, t. I, ch. XII, § VII, pp. 333-334.
16. Dieu, essence de toutes choses, hérésie des manichéens et des priscil-
lianistes, soutenue par Denis l’Aréopagite (cf. De divinis nominibus, ch. V,
817 C-820 B), Maxime le Confesseur, Jean Scot Erigène : « Ipse namque
omnium essentia est, qui solus vere est, ut ait Dionysius Areopagita >, De
divisione naturae, I, 3, c. 1, 443 B ; « Solum^odo ipsam [naturam creatricem
omniumque causalem] essentialiter subsistere », ibid., 455 B ; « Est igitur
principium, medium et finis. Principium, quia ex se sunt omnia quae essen-
tiam participant (d’après saint Thomas, Sententiarum Lib., II, dist. XVII,
quaest. 1, art. 1) ; Amaury de Bène (cf. le texte de Gerson, De concordia
metaph. cum log., Op., IV, pp. 825 sqq., cité par Wolfson, op. cit, Il,
II, p. 38). Cf. aussi saint Thomas, Sum. Theol., 1, qu. 3 a 8 c. La condamna
tion d’^maury fut l’occasion, au début du XIII* siècle, d'une nouvelle
condamnation de Scot Erigène.
17. Cf. B/h., I, dém. de la Prop. 25.
18. Cf. supra, ch. II, § I, pp. 20 sqq.
114 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
*
**
24. Descartes, Principes, I, art. 53, art. 63, Lettre à Arnauld ,du 4 juin
1648, A. T., V, p. 193, I. 4-7 : « Cogitatio constituit ejus [mentis} essentiam,
quemadmodum extensio constituit essentiam corporis, nec concipimr tanquam
attribumm [praecipuum} quod potest adesse, vel abesse... etc. », Notae in
Programma, A.T., VIII, 2, p. 348, 1. 15-30, p. 349, 1. 1-9.
25. « Ame » avec majuscule, comme plus tard « Corps » avec majuscule,
désignent, parmi les âmes et les corps, ceux qui sont humains. — On pourrait
116 DE LA NA^TURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
27. Eth, II, Ap., I, pp. 144-145, Geb., II, pp. 94-95.
28. Cf. ausssi Lettre XXXII, à Oldenburg, Ap., III, p. 240, Geb., IV,
p. 174, l. 5-6.
120 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME
34. Dans ce cas, Dieu ne peut être dit, dans la rigueur du terme, s'expli
quer par l’Ame, car ne s’y expliquant (ou ne s’y exprimant) que partiellement,
ii y est enveloppé plutôt qu’il n’est expliqué par elle. — Explicare s’oppose à
involvere comme exprimer à envelopper (sur l’opposition d'explicare et
d'involvere, cf. II, Scolie de la Prop. 18, Ap., p. 173, Geb., II, p. 107, 1. 5-7).
C'est ainsi que les idées des affections du Corps humain « enveloppent »
(involvunt) la nature de choses extérieures au Corps humain, mais ne la font
pas connaître vraiment, ibid. Dieu ne s’explique que partiellement par l’Ame
lorsqu’il s’explique entièrement par une idée dont l’Ame ne contient qu’une
partie ; il ne s'exprime alors que partiellement en elle. Lorsqu’il s’explique
entièrement par une idée qui est tout entière dans l’Ame, il s'explique
entièrement par elle et s’y exprime totalement. Dieu, en tant qu’il est dit
sans restriction s’expliquer par la nature de l’Ame humaine, est rapporté à
l’Ame en tant seulement qu’elle a une idée adéquate ; c’est ce qui est pré
cisé au début de la démonstration de la Proposition 43 : « Idea vera in nobis
est illa quae in Deo, quatenus per naturam Mentis humanae explicarnr, est
adaequata (per Coroll. Prop. 11 hujus) », Geb., II, p. 123, !. 20-22.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 123
pose bien des énigmes aux lecteurs. D 'où le Scolie : « Les lecteurs se
trouveront ici empêchés sans doute, et beaucoup de choses leur vien
dront à l’esprit qui les arrêteront ; pour ce motif, je les prie
d’avancer à pas lents avec moi et de surseoir à leur jugement jusqu’à
ce qu’ils aient tout lu ». C’est que les conséquences que ce Corollaire
énonce expressément (sans parler de ceUe qu’il implique) ne peuvent
être bien comprises que par la suite, à savoir par la physique, par la
théorie de la nature de l’affection du Corps humain, par la déduction
de l’imagination, par les théories des notions communes et de la
Science Intuitive.
37. De int. emend., Ap., 1, § XXXXI, p. 259, Geb., II, p. 28, 1. 8-13, cf.
Eth, III, dém. de la Prop. 1, Eth, II, Prop. 32, et dém. de la Prop. 36. —
Cette formule, toutefois, s’applique, dans le De int. emend, à une théorie de
l'idée adéquate et inadéquate qui ne s'accorde pas avec celle de YEthique, cf.
infra, Appendice n0 16, pp. 593 sqq.
38. Lettre LXIV, à Schuller, Ap., III, pp. 326-327, Geb., IV, pp. 277-278 ;
cl. supra, ch. III, S XXVI, pp. 91 sqq., et t. 1, pp. 53 sqq.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 127
39. Cf. De int. emend., Ap., I, § ^XXVII, pp. 272-273, Geb., II, pp. 36-37.
40. La nécessité d’être déterminé à exister par une chaîne infinie de causes
en cascade est une « propriété commune des choses singulières », II, Prop. 31,
dém., Ap., p. 194, Geb., II, p. 115, 1. 22-23.
128 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
de l’attribut 4142 dont l’idée est adéquate dans l’^ m e 41, parce que,
l’attribut étant identique dans la partie et dans le tout, son idée est
pareillement dans la partie (Ame) et dans le tout de l’entendement
infini.
41. Eth., II, Scol. 2 de la Prop. 40, Ap., p. 212, Geb., Il, p. 122, 1. 18-19.
42. Eth., II, Prop. 45, 46, et 47, Ap., p. 221, pp. 225-227, Geb., II,
pp. 127-128.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 129
49. Aristote, De Anima, II, 5, en part. 417 a 6 sqq., 417 b 17 sqq. (Les
sensibles externes font passer à l’acte ( èvépyeio ) la sensibilité individuelle
(éÇ«c; ). Rapprochement que confirmerait la Lettre LXIV, à Schu^&, Ap., III,
pp. 326-327, Geb., IV, pp. 277-278.
50. Cf. infra, chap. VII, § § ^XXVI sqq., pp. 235 sqq.
134 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L'ÂME
51. Cf. Lettre LXIV, à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, p. 277, 1. 14-15.
52. « Quand nous percevons clairement que nous sentons tel corps et n’en
sentons aucun autre, nous concluons clairement de là que l’âme est unie au
corps et que cette union est la cause de cette sensation ; mais en quoi cette
sensation, ou cette union, consiste, c'est ce que nous ne pouvons connaître
absolument par là », De int. emend., Ap., I, § XV, p. 232. — De ce texte de
la Réforme, Spinoza n’acceptera plus que les deux premières lignes, car, selon
YEthique, cette union n’est pas cause de la sensation, et nous savons clairement
et distinctement en quoi cette sensation ou cette union consiste, la sensation
(qui désigne ici ce que Descartes appelle le sentiment de l’union) n’étant pas,
pour lui comme pour Descartes, constitué intrinsèquement par cette union,
considérée comme une mixio.
53. « Mentem unitam esse Corpori ex eo ostendimus quod scilicet Corpus
Mentis sit objectum », Eth, Il, Prop. 21, dém., Geb., Il, p. 109, 1. 5-6.
54. Comme nous l'avons fait observer, dans VAxiome 5 : « Nul/,as res sin-
gul1er s, praeter corpora et cogitandi modos sentimus nec percipimus », senti-
mus se rapporterait uniquement à mon Corps, à mon Ame et à leurs affec
tions, percipimus vaudrait aussi pour les corps extérieurs, etc. C'est pourquoi
l'union de l’Ame et du Corps est l’objet d’un sentiment : nous ne sentons pas
les corps extérieurs, nous les percevons seulement par l’intermédiaire des
affections de notre Corps, lesquelles sont elles-mêmes objets de sentiment. Ce
sentiment est ici une idée de nature inadéquate. Mais sentiment et idée inadé
quate ne se réciproquent pas, car, outre que toutes les idées inadéquates ne
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 135
*
**
sont pas des sentiments, tous les sentiments ne sont pas des idées inadéquates.
En effet, si ce qui caractérise le sentiment, c’est de se rapporter à moi-même
(à mon Corps, à mon Ame), on peut concevoir un sentiment qui serait idée
adéquate. C’est ainsi que, dans le Livre V (Scot. de la Prop. 33), Spinoza
déclare que « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels ». La
spécificité du sentiment consisterait ici en ce qu’il est une idée( adéquate) que
l'^me a immédiatement d’elle-m ê^ et de son Corps. Ce serait donc l’objet
de l’idée et non sa nature (adéquate et inadéquate) qui ferait d'elle, dans ce
cas, un sentiment. Il ne faut pas, d’autre part, oublier que, dans la sphère de
la connaissance du troisième genre, certains mots, par exemple ceux de Joie,
d’Amour, n'ont plus le même sens que dans la sphère des passions. C’est le cas
pour le mot sentiment.
55. Cf. Lettre LX.IV, à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, p. 277, Éth., III,
Prop. 3, dém., Ap., p. 260, Geb., II, p. 145, 1-2-3.
56. Et, par conséquent, réflexion, c'est-à-dire idée de l'idée, cf. infra,
ch. VIII, § U, pp. 245 sqq.
57. Ou comme dépendance de l'idée, l’idée enveloppant en elle tout modus
cogitandi qui n’est pas propre^nt idée, c’est-à-dire représentation de chose,
par exemple les affectus, la volonté, etc.
136 DE LA NA1URE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME
. *
(* *
61. Et non ^ corr:.;:ne » ou « tel que nous le sentons », car il est évident
qu'il est en soi autre que ce que nous nous représentons de lui par le sentù
ment.
138 DE LA NA1URE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
62. Eth., III, Prop. 27, Ap., p. 187, Geb., III, p. 112.
63. Ibid, Prop. 28, Ap., p. 188, Geb., II, p. 113.
64. Ibid., Prop. 28, et Corail. de la Prop. 29. — Cf. infra, chap. IX, S VI,
pp. 275 sqq., et § X bis, pp. 287 sqq.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 139
des causes finies qui déterm inent identiquement dans deux attributs
parallèles l'existence corrélative de deux modes et de leurs affections.
Rien n'est plus clair et distinct que cette explication qui, excluant
radicalement toute action directe d'un de ces modes sur l'autre, sauve,
dans leur union même, conformément à leur incommensurabilité,
l’autonomie réciproque de leur causalité “
14. Court Traité, II, ch. 19, § IV, Ap., I, pp. 159-160, Geb., I, p. 90, 1.
7-16.
142 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
75. Cf. Lettre X U V , à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, p. 277.
76. Cf. supra, ch. III, S VI, pp. 57 sqq., chap. IV, § XXVI, p. 91, cf. aussi
Lettre XLIV, loc. cit.
CHAPITRE VI
O R IG IN E
D E LA C O N N A IS S A N C E IM A G IN A T IV E
*
'**
donc pour les individus non humains autant que pour les humains.
C’est pourquoi, étant « commune » aux Ames humaines et aux âmes
des bêtes 3, — les unes comme les autres étant idées d’un corps et
se sentant par là unies à lui *, — la spécification précédemment
intervenue est insuffisante.
L’essence de l’Ame humaine en tant qu’humaine est, en effet,
infiniment différente de l’essence des autres âmes, car elle est par
rapport à celle-ci un aliquid diversum 5 En conséquence, pour fonder
cette différence et parvenir à une définition complète 6 de l’essence
de l’Ame humaine et de l’essence de l'Homme (c’est-à-dire de l’union
de cette Ame avec son Corps), il faut, après avoir spécifié son objet
comme corps, spécifier à son tour celui-ci co^m e Corps humain.
Puisque les idées diffèrent entre elles comme diffèrent leurs objets,
c’est, en effet, en considérant la différence de leurs objets, en
l’occurrence, les corps, que l’on pourra connaître la différence
des âmes. Et, selon un principe reconnu par Platon aussi bien que
par Descartes, l’excellence d'une idée se mesurant à la perfection
ou à la réalité de son objet, on mesurera l'excellence de l’Ame
humaine à la perfection supérieure du Corps qui est son objet 7
Enfin, la perfection supérieure de l’essence du Corps humain s’expri
mera par la complexité supérieure de son organisation.
D ’ores et déjà, Spinoza peut indiquer que < plus un corps est apte
comparativement aux autres à agir et à pâtir de plusieurs façons à
la fois, plus l’âme de ce corps est apte, comparativement aux autres,
à percevoir plusieurs choses à la fois », et que « plus les actions
d’un corps dépendent de lui seul et moins il y a d’autres corps qui
concourent avec lui dans l’action, plus l’âme de ce corps est apte
à connaître distinctement » 8, propositions qui seront expliquées et
démontrées ultérieurem ent9, mais dont le seul énoncé indique de
quelle façon l’excellence de l’Ame est liée à celle du Corps ; car,
Première Partie
§ V. — L'Axiom e 1 : « Tous les corps se m euvent ou sont en
repos » et l’A xiom e 2 : « Chaque corps se m eut tantôt plus lente
m ent, tantôt plus .vite » 156, énoncent deux propriétés fondamentales,
constituant ce qui est commun à tous les corps.
Le Lemme 1 : « Les corps sont distingués les uns des autres sous
le rapport du m ouvem ent et du repos, de la vitesse et de la lenteur, et
non sous le rapport de la substance », comprend deux assertions :
15. A la fin de la première partie du Scol. de la Prop. 13, Spinoza déclare,
en effet, que pour voir la cause en vertu de laquelle nous avons de notre
Corps une connaissance confuse, et plusieurs autres choses encore, < il est
nécessaire de poser d’abord quelques prémisses au sujet de la nature des
corps >. On s’explique par là pourquoi la théorie des corps ne comprend que
des Lemmes, et non des Propositions.
16. La formule employée pour la démonstration du Lemme 2 (Ap., p. 153,
Geb., II, p. 98, 1. 6-7) : « ils peuvent aller plus vite ou plus lentement et abso
lument parlant (absolute) tantôt se mouvoir, tantôt être au repos » pourrait
faire penser que le repos n’est qu’un mouvement infiniment lent (cf. infra,
§ XIX, pp. 177 sqq.). Cependant, Spinoza ne l’a jamais soutenu; et métaphysi
quement, la réalité de la force de repos est fondée tout autant que celle du
mouvement dans le conatus présent en toute chose comme tendance à persé
vérer dans son être. Le mouvement et le repos sont bien deux modes « parce
que le Repos n’est pas un pur Néant > (Court Traité, II, chap. XIX, S VIH,
Ap., I, p. 161, Geb., I, p. 91, note marginale 8), ce qui ne signifie nullement
que le repos soit peu de chose, ou même moins que le mouvement. En
effet, le mouvement est inconcevable, donc impossible, sans le repos (ibid,
I, chap. II, § XIX, note marginale 6, Ap., I, p. 57, Geb., I, p. 25, 1. 23 sqq. ;
cf. infra, pp. 149 sqq.). Cette impossibilité pour le mouvement et le repos
d'être l’un sans l’autre fait que ni l'un ni l’autre ne peuvent être absolus.
Cepondant, l’un et l'autre, pris ensemble, sont, comme tout mode infini, abso
lument posés.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 147
17. Eth., Il, Scol. de la Prop. 13, Ap., p. 152, Geb., Il, p. 97, 1. 28.
18. Court Traité, II, chap. XIX, Ap., I, pp. 160 sqq., Geb., I, pp. 90-91.
19. Ibid, Ap., I, p. 161, § VIII, Geb., I, p. 91, 1. 9 sqq.
20. Sur les conceptions aristotélicienne et cartésienne des substances corpo
relles, cf. supra, t. 1, Appendice n° 10, pp. 529-556.
148 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DB L’ÂME
26. Camerer, Die Lehre Spinozas, pp. 61 sqq. ; Lewis Robinson, op. cit.,
pp. 260 sqq.
27. Lettre LXXX, à Oldenburg, Ap., III, p. 367, Geb., IV, p. .331.
28. Lettre LXXXI, à Tschirnhaus, Ap., III, p. 368, Geb., IV, p. 332.
29. Au même, Lettre LXXXIIl, Ap., III, p. 371, Geb., IV, p. 334.
30. Court Traité, I, ch. II, § XXVII, Ap., I, p. 60 [mots soulignés par
nous), Geb., I, p. 27.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 151
si une chose doit produire quelque effet, il faut qu’il y ait en elle
quelque chose par quoi elle puisse plus qu'aucune autre le pro
duire » 32 De ces deux textes, il résulte : 1° que si, de l’Etendue défi
nie comme extension en longueur, largeur et profondeur, on ne peut
tirer le m ouvem ent et le repos, il existe certainement parmi les attri
buts de la nature quelque chose par quoi ces deux modes s’expliquent ;
2° que ce quelque chose ne peut se trouver que dans l’Etendue ;
3° que l'Etendue, toutefois, n’est pas une masse inerte, mais une
substance (ou un attribut) infinie se posant par soi et produisant de
soi une infinité de modes, bref, une puissance infinie. Il n'est donc
nulle part question de renoncer à concevoir l'Etendue comme un
attribut, mais il s’agit seulement de ne plus la dépouiller, comme le
faisait Descartes, du dynamisme interne qui, au titre d’attribut, lui
appartient nécessairement 32 Etant, comme la Pensée, essence de
substance, et par conséquent puissance, on p eut déduire d’elle ses
modes tout aussi facilement que de la Pensée les siens, mais à condi
tion de la concevoir, elle aussi, comme puissance. C’est de ce biais
seulement que Spinoza entrevoit la nécessité de réformer la physique
cartésienne. Reste à savoir si une telle conception dynamique de
l’étendue substance ne devrait pas conduire invinciblement à réduire
l’extension à un phénomène de la force mouvante, en soi inétendue,
et à dénier toute réalité positive à la force de repos 32
Quoi qu'il en soit, puisqu’il apparaît bien qu’aux yeux de Spinoza
il est tout aussi possible de déduire de l’Etendue son mode infini
immédiat que de déduire de la Pensée le sien, l’absence de cette
déduction ici doit vraisemblablement tenir à la raison d’ordre que
nous avons indiquée.
*
**
Deuxième Partie
34. Eth., II, Prop. 13, dém. du Lemme 3, Ap., pp. 153 sqq., Geb., II,
p. 98, 1. 14-21.
35. Cf. Descartes, Principes, II, art. 37, Spinoza, Princ. phil. cart., II,
Prop. 14 et Cardl.
36. Comparer avec Hobbes, De Corpore, Il, ch. VIII, art. 19 (Op, lat, I),
pp. 102-103, ch. IX, art. 7, p. 110.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 15 3
savoir que nulle chose finie ne peut causer absolument par elle seule
quelque changement en elle-même ou en autre chose.
Si donc on se place seulement au point de vue de la physique, on
peut les considérer, quoiqu’ils soient métaphysiquement démontra
bles ” , comme un seul et même axiome : le premier axiome propre
de cette science.
L’Axiome 1, qui suit, en serait le second : « Toutes les manières
dont un corps est affecté par un autre suivent de la nature du corps
affecté et en même tem ps de celle du corps qui l’affecte ; de sorte
qtlun seul et même corps est m û de différentes manières en raison
de la diversité des corps qui le m euvent, et qu’en retour différents
corps sont mus de différentes manières par un seul et même
corps » 31 — Cet A xiom e comporte en premier lieu une proposition
générale concernant la détermination de la nature des affections d’un
corps. Il en déduit ensuite une loi du mouvement, en introduisant
la nature du corps affecté et la nature du corps affectant comme
autant de causes de la nature du mouvement d'un corps mû. En un
sens, ll est comme la contrepartie du Lem m e 3 et de son Corollaire,
où les corps étaient présentés comme tenant tout du mouvement
extérieur et rien d’eux-mêmes, car il les pose comme ayant une
nature qui intervient comme un facteur déterminant de la manière
dont ils sont mus. Cette nature correspond à ce que la physique
appelle la masse, qui, pour Descartes, est un certain volume, et,
pour Leibniz, une certaine force. Qu’est-elle pour Spinoza ? Il ne
le précise pas. C’est en tout cas quelque chose par quoi les corps sont
d’une certaine façon causes de la nature du mouvement et du repos
dont ils sont affectés par les mouvements des autres corps. Q u’ils
soient par là des causes, c’est ce qu’attestent l’expression sequuntur
(sequi = causari) et l’emploi fait de cet A xiom e dans la démonstra
tion de la Proposition 16. Causes purement mécaniques, d’ailleurs, et
considérées purement et simplement dans leur capacité de transmettre
le mouvement reçu et d’en modifier la vitesse ou la direction 313
3 7. Sur la démonstration des axiomes, cf. supra, t. I, chap. II, 5 VI, p. 91.
— Sur les exemples de propositions démontrées données comme axiomes,
cf. Spinoza, Princ. phil. cart., II, Prop. 15.
38. Cf. Descartes, Principes, II, art. 45, 46, 47, 48, 49, 50, 52, 53, Spi
noza, Princ. phil. cart., II, Prop. 24 sqq.
39. Rappelons que la ^ s s e consiste en une grandeur intervenant dans
l'étude du mouvement, et dont Descanes ne connaît qu'une composante : le
volume, alors que, comme le fait timidement Mariotte, et délibérément New
ton, il faut y joindre la densité et la rapprocher du poids. On a longtemps
distingué la masse inerte et la masse gravifique introduite par la loi d'attrac
tion de Newton. Einstein a montré qu’il faut les considérer comme identiques.
On ne doit pas y mêler l'impénétrabilité, qui est la propriété générale des
corps d’occuper seuls un certain espace, quelle que soit leur masse ; ce qui
154 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
On observera que cet Axiome, lui non plus, n’est pas métaphysi
quement indémontrable, puisque tout mode fini existant, quoique
tenant son existence de la chaîne infinie des autres modes ou causes,
renferme en lui une tendance à exister qui constitue le fond de sa
nature. Et quoique cette force, comparée à l’infinité des causes
extérieures, soit, en vertu de sa finitude, infiniment petite, au point
qu’on puisse dire que l’existence de la chose ne dépend que des
causes extérieures, elle est pourtant réelle et agissante (cf. III,
Prop. 4-8). Néanmoins, il ne semble pas qu’on doive faire intervenir
ici la notion métaphysique du conatus. Se plaçant, en effet, sur le
plan de la phoronomie et des notions communes qui la commandent,
Spinoza ne distingue les corps que par le m ouvem ent et le repos, la
vitesse et la lenteur. C’est donc uniquement une certaine caractéris
tique de leur mouvement et de leur repos qui doit constituer le fonde
ment de leur singularité physique.
Unissant le mouvement et la masse (ou son équivalent), et énon
çant la relation générale de ces deux facteurs, cet A xiom e exprime le
principe de toutes les lois possibles du mouvement, mais de façon très
générale, sans les expliciter de façon précise et déterminée. C’est
que, en effet, ces lois ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit de
corps durs, mous, ou élastiques ‘°, et que ces propriétés, résultant de
la composition des corps, sont étrangères aux corpora simplicissimat 41
qui pour le m om ent sont seuls en question. Aussi ne sont détermi-
nables de façon ■précise que les lois du choc des corps composés 60,
seules d’ailleurs à pouvoir être objets d’expérience 60 Cependant, si
général q u ’il soit, ou plutôt, pourrait-on dire, de par sa généralité
même, cet Axiome est fondamental. C’est à partir de lui que seront
déduites ultérieurement la perception imaginative des corps exté
rieurs, celle des qualités que nous leur attribuons, la relativité de ces
qualités à notre propre Corps 44, et la perception de notre Corps.
L'Axiome 2, enfin, énonçant la règle de l’égalité entre l’angle d'inci
dence et l'angle de réflexion, formule la loi qui régit le changement de
direction de tout corps en mouvement rencontrant un corps immobile
qu’il ne peut mouvoir 45
Ici s’achève la physique des corps les plus simples (corpora simpsli-
cissima), les trois facteurs fondamentaux de la phoronomie ayant été
successivement considérés : le mouvement et son mode général de
transmission, avec le Lem m e 3 et son Corollaire, la masse, avec
l'Axiom e 1 (post. Lem. 3), et la direction, avec ! A xiom e 2.
*
**
aux seuls corps les plus simples, à l'exclusion des corps composés ?
Nullement, ils sont généraux et s’appliquent à tous, car il est bien évi
dent que les corps composés, eux aussi, se meuvent tantôt plus
vite, tantôt plus lentement, se distinguent par des mouvements diffé
rents, conviennent en certaines choses, sont déterminés au mouvement
par d’autres corps en mouvement, obéissent aux diverses lois du
choc et de la réflexion, etc. Au surplus, tous ces principes se fondent
sur l’expérience ; or, comme on le verra ultérieurement, nous
n’avons pas d’autre expérience que celle des corps composés.
Néanmoins, parmi tous ces principes, il en est un qui fait excep
tion et ne concerne que les corps les plus simples, c’est celui d’après
lequel ces corps se distinguent entre eux seulement sous le rapport
du mouvement et du repos, de la vitesse et de la lenteur. Certes,
les corps composés peuvent eux aussi se distinguer par là, mais
non essentiellement. Ce qui fonde leur distinction essentielle, c’est ce
qui fait d’eux des individus différents, à savoir, en chacun, l’union de
corps plus simples en un certain tout qui persiste plus ou moins
longtemps, mais appréciablement, dans son identité : « Par cette
union de corps (per hanc corporum unionem) un Individu se distin
gue des autres » " Cette union impose aux corps composants une
loi par laquelle leurs mouvements sont réglés et accordés entre eux
selon une certaine proportion de leurs vitesses, c’est-à-dire de leur
mouvement et de leur repos.
C’est pourquoi, après la conclusion de l'Axiome 2 : telles sont les
lois générales qui suffisent à rendre compte des corps les plus simples,
c’est-à-dire de ceux qui sont distingués les uns des autres seulement
par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur, il est indiqué
d’ajouter cette précision : quant aux corps composés, qui se distin
guent entre eux par l’union des corps dont ils sont faits, s'ils obéis
sent aussi à ces lois générales, ils comportent en outre d’autres lois
qui résultent de cette union, les lois générales se compliquant d’elles-
mêmes quand les corps les plus simples s’unissent en des touts dif
férents les uns des autres.
Il y a donc, en fait, chez Spinoza, bien que lui-même n’use pas
d’une teUe dénomination, une physique abstraite et générale, qui
vaut pour les corps les plus simples et sert de substructure à la phy
sique des corps composés, et une physique concrète, celle des corps
composés, où de nouvelles lois surgissent du fait de la composition
entre eux des corps les plus simples. La physique des corps les plus
simples mérite à coup sûr le nom de physique abstraite, non pas seu
lement pour ce qu’elle est la plus générale, mais pour ce qu’elle
porte sur des choses qui, n’existant jamais comme telles séparément47
47. Définition de l’Individu, sub fin., post Ax. 2, Ap., p. 157, Geb., 11,
p. 100, 1. 3-5.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 157
48. Dans une Lettre de 1671 (Lettre XLV, post scriptum, Ap., III, p. 286,
Geb., IV, p. 231), Leibniz promettait d’envoyer son Hypothesis Physica Nova
à Spinoza au cas où celui-ci ne la connaîtrait pas. — Spinoza accepte avec
empresseMnt (Lettre XLV1, 9 nov. 1671, Ap., III, p. 287, Geb., IV, p. 233).
Nous ignorons quelle fut sa réaction.
158 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
53. La raison de tout pendule simple est donnée par la formule bien
connue t = rr. ----qui exprime le rapport de la longueur du pendule avec
la durée de ses oscillations, t représentant la durée d'une oscillation, l la lon
gueur du pendule, g l'intensité de la pesanteur, c’est-à-dire la vitesse acquise
au bout d'une seconde par un corps tombant dans le vide.
160 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME
3. Ils sont des parties de l’étendue, puisque (Il, Déf. 1) tout corps
est un mode déterminé de l’étendue, et puisqu’ils sont les parties
composantes du corps composé le moins composé 55
54. Lettre VI, à Oldenbmg (fin 1661), Ap., III, p. 127, Geb., IV, p. 24,
1. 9-10, 13-15.
55. « Partes componentes », Définition de l'Individu, Lemme 4, Lemme 5.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 161
certains interprètes (cf. Joachim M) ont cru qu’il n’y avait de diffé
rence de grandeur qu’entre ceux-ci et non entre ceux-là. Pourtant,
visiblement, Spinoza ne l’admet d’aucune manière, puisque (D éfini
tion de l’Individu, après !'Axiom e 2) les Individus sont composés de
corps qui peuvent être, soit de même grandeur, soit de grandeur dif
férente (ejusdem aut diversae magnitudinis) ; et puisqu’il précise
ensuite, au Scolie du Lemme 7, qu’il n’a encore parlé jusqu'ici
(hucusque) que des Individus composés de corpora simplicissima. Ce
pendant, comme, dans ce Scolie, il répète que les corps les plus simples
se distinguent entre eux seulement par le mouvement et le repos, on a
cru pouvoir supposer qu’en réalité la D éfinition de l’Individu donnée
après !’Axiom e 2 s’appliquait à tous les Individus, tant à ceux qui,
composés des corps les plus simples, sont composés de corps de la
même grandeur, q u ’à ceux qui, composés de corps composés, sont
composés de corps de grandeur différente ; en conséquence de quoi,
cette remarque du Scolie du Lemme 7 : « Jusqu’ici nous avons
conçu un Individu seulement composé de corpora simplicissima », a
été considérée comme « a little uncautious » “ •
Cette interprétation paraît, à prem ière vue, pouvoir se défendre, car
les corps les plus simples, étant les éléments derniers de toute compo
sition, on peut considérer qu’ils doivent, de ce fait, être pareils et de
même grandeur, et que la dissimilitude n’intervient qu’avec les dif
férents degrés de composition et proportionnellement à eux. On pour
rait aussi faire remarquer à l’appui de cet argument que, lorsqu’il dis
cute l'hypothèse de la divisibilité de la substance, Spinoza, comme
Descartes dans les Principes, n’envisage que sa division en parties
égales **•
Cependant, c’est là une opinion qui ne résiste pas à l’examen. Tout
d’abord, Spinoza ne discute l’hypothèse de la divisibilité de la
substance en parties égales que pour la repousser. Sans doute, vise-
t-il à réfuter là, non l'égalité des parties en lesquelles la substance
se diviserait, mais le fait même qu’elle puisse se diviser. De toute
façon, on ne peut trouver dans une thèse qu’il rejette un argument
en faveur de l’égalité des corps les plus simples. De plus, Descartes
lui-même, dans le Traité de la Lumière 65, suppose que les parties
originelles de l’étendue sont inégales, et si, plus tard, dans les
Principes, il les conçoit comme égales, il n’admet pas que dans cet623*5
état elles puissent être les éléments composants des corps ; elles ne
le deviennent qu’après avoir été transformées, par les frottements
dus au mouvement circulaire, en corpuscules inégaux. Les éléments
derniers, composant les corps de l’univers dans son état actuel, sont
donc inégaux en grandeur. Or, dans l'Ethique, Spinoza, par corpora
simplicissima, n’entend rien d’autre que les éléments derniers actuels
de la composition des corps, et non un état prim itif et révolu
de la matière qui, par une évolution universelle, se serait muée ulté
rieurement en son état actuel, désormais définitif. Les corpora sim
plicissima doivent donc être des éléments qui, à l’image des cor
puscules cartésiens 66678, ne sont pas tous de même grandeur. En effet, ils
s’appliquent les uns sur les autres par des superficies plus grandes
ou plus petites (Axiom e 3) ; ils diffèrent quant à la figure — or une
sphère, par exemple, n’aura jamais la grandeur d’un cube — ; ceux
qui composent les fluides sont plus petits que ceux qui composent
les solides *’•
Enfin, en concevant que l’Individu ne perd pas son identité quand
ses parties composantes deviennent plus petites ou plus grandes 6!,
on sous-entend que les corps les plus simples peuvent avoir des
grandeurs, non seulement variées, mais variables. En effet, les parties
qui varient ne peuvent, en l’espèce, être elles-mêmes des composés
dont la grandeur changerait par séparation ou par agrégation de
leurs parties, puisque, ayant été supposés être les composants les
plus simples de l’Individu du prem ier degré, elles ne sauraient elles-
mêmes être composées ; en outre, comme l’Individu ne peut se
maintenir qu’en conservant le même nombre de composants 69, si
ses parties variaient de grandeur par agrégation ou séparation de
leurs composants, il ne conserverait pas le même nombre de compo
sants, et, au lieu de changer seulement de grandeur, il périrait. Les
Individus et ses composants composés ne peuvent donc varier de
grandeur tout en maintenant leur individualité que si varie seulement
la grandeur et non le nombre des corps les plus simples qui les
composent.
L’erreur consiste à croire que, du moment que les corpora simpli-
cissima sont distingués entre eux seulement par le mouvement et le
repos, ils ne peuvent différer de grandeur, conséquence qu’on cher
cherait en vain chez Spinoza. Cette erreur est liée à une autre, qui
consiste à croire que, du fait que les corps composés ne se distinguent
pas par leurs seuls mouvements et repos, mais par autre chose encore,
cette autre chose ne peut être que la grandeur. Or, il n’en est rien,
70. Eth., II, Scol. de la Prop. 13, Définition de l’Individu, sub fin, Ap.,
p. 157, Geb., II, p. 100, 1. 35.
71. Cf. Rivaud, art. cit., pp. 33 sq., p. 41.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 165
72. Spinoza, Lettre VI, à Oldenburg (1661), Ap., III, pp. 129-130, Geb.,
IV, pp. 28-29 (les numéros des §§ de la Lettre correspondent aux numéros
des §§ du livre auxquels Spinoza consacre des commentaires). Cf. R. Boyle,
Tentamima quaedam physiologica diversis temporibus occasionibusque cons-
cripta. — I, Tentamen Physico-Chymicum- continens Experimentum circa
varias atque multiplices partes Nitri et ejusdem Redintegrationem una
atomicis quibusdam considerationibus indidem ords ; II, Historia fluiditatis
et firmitatis ; Ill, Disputatio de intestinis motibus particulars solidarùm
quiescentium, in qua absoluta corporum quies in disquisitionem vocatur,
1659. Cf., dans cette Lettre, les observations de Spinoza sur la Section 5 de
l'Histoire de la fluidité, dans l’éd. anglaise : History of Fluidity, Works,
Londres, 1772, rééd. de G. Olms, Hildesheim, 1965, 1, p. 380. — Pour l'in
fluence de Boyle sur Spinoza, cf. Albert Rivaud, La physique de Spinoza,
dans Chronicum Spinozanum, IV, pp. 54-56.
168 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L ’ÂME
Boyle. — « Que l'on entende par fluide ce que j’ai dit tout a
l’heure, ou non, la chose est évidente de soi », observe Spinoza ”
De ces différents textes ” , il appert que les corps composés, qu’ils
soient dits durs (ou solides), mous, ou fluides, sont tous constitués de
corps en mouvement les uns par rapport aux autres, mouvement dont
la vitesse diffère suivant la grandeur de leurs parties, mais qui
n’est jamais nul. Toute matière est donc, mais à des degrés divers,
fluide, c’est-à-dire, pour parler selon la nature des choses et non
selon nos sens, agitée de mouvements internes. Mais, en vertu de la
pression des ambiants, elle est aussi, à des degrés divers, solide ” •
Double aspect des choses que Descartes pour son compte avait déjà
proclamé, et d’où il résulte pour Spinoza que l’identité numérique de
tout corps composé, dur, mou, fluide, n'est rien d’autre que la subsis
tance d'une m êm e proportion de repos et de mouvement entre ses
parties, jointes ensemble, selon des modalités diverses, par la pression
des ambiants, et qu’aucun corps composé ne saurait faire exception à
la loi de cette proportion constante.
Une fois ainsi fixées les conditions et les modalités diverses de
l’union de corps qui constitue la forme de l’Individu, quatre Lemmes
précisent les conditions qui permettent à cet Individu de rester
identique à lui-même en dépit des quatre sortes de transformations
qui peuvent lui advenir : 1° disparition de certaines de ses parties
du fait qu’elles se séparent de lui ; 2° modification de la grandeur
de ses parties ; 3° modification de leur mouvement ; 4° modification
du mouvement du tout qu’elles constituent.
La forme de l’Individu est conservée : 1° lorsque les corps qui se
séparent de lui sont remplacés simultanément par d’autres en nombre
égal et aussi de même nature (Lemme 4) ; 2° lorsque ses parties deve
nant plus grandes ou plus petites, elles conservent entre elles le
même rapport de mouvement et de repos (Lemme 5) ; 3° lorsque
ses corps composants, détournant sur une partie le mouvement qu’ils
avaient vers une autre, peuvent continuer leurs mouvements et se
les communiquer selon le même rapport qu’auparavant (Lem m e 6) ;
73. Lettre VI, à Oldenburg Ap., III, p. 130, Geb., IV, p. 30; cf. Descartes,
Principes, Il, art. 4.
74. Spinoza ne s’occupe pas dans XEthique de déterminer complètement ce
qu’est en soi la différence entre les corps solides, mous et fluides, mais sim
plement de distinguer entre le dur, le mou et le fluide, car c’est cette dis
tinction seule qui sera utile pour rendre compte des affections cérébrales
(cf. dém. du Corali. de la Prop. 17).
75. La pression des ambiants conditionne le fluide tout autant que le
solide : « Comme les particules d’eau ne cessent d’être agitées en divers sens,
il est clair que, si elles ne sont pas comprimées par les corps qui les envi
ronnent, l’eau se répand dans tous les sens », Lettre VI, à Oldenburg, ibid,
p. 131, Geb., IV, p. 31, l. 6-10.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 169
76. Cf. : « Sache que cet univers dans son ensemble [comme le corps
humain] ne forme qu'un seul individu » (Maïmonide, Guide des Egarés, I,
ch. ^^X II, éd. Munk, p. 354; cf. Platon, Timée, 306-316, etc.). — C’est le
macrocosme, image colossalement agrandie du microcosme (cf. Maïmonide,
ibid.).
77. La « Nature entière », expression qui est ici prise dans son sens cou
rant : l'ensemble de l’univers matériel, la Nature étendue, bref, la « facies
totius Universi, quae quamvis infinins modis variet, manet tamen semper
eadem », A Schuller, Lettre LXIV, Ap., III, p. 327, Geb., IV, p. 278,
!. 25 sqq.
170 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
*
*
78. Les sociétés civiles sembleraient devoir être comptées parmi ces Indi
vidus plus élevés. En effet, dans le Tractatus Politicus, I, chap. Il, § XVI,
Geb., III, p. 281, 1. 31-32, et chap. III, § II, ibid, pp. 284-285, Spinoza
déclare que le « corps social [...] est dirigé comme par une seule âme » ; dans
l'Ethique, IV, Scolie de la Prop. 18, on lit : « Les hommes ne peuvent rien
souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être que de s'accorder
tous en toutes choses de façon que les Ames et les Corps de tous composent en
quelque sorte une seule Ame et un seul Corps », Ap., p. 460, Geb., Il,
p. 223, 1. 9-12. On notera le « en quelque sorte ». Il y a donc là une simple
analogie. De plus, il s’agit là, non d’un fait, mais d'un dictamen Rationis ;
cependant, celui-ci exprime une nécessité présente dans la nature des choses,
le debet étant toujours fondé dans un esse.
79. « Omnia illa, quae sumpsi, posrulata vix quicquam continent, quod
non constet experientia », Il, Prop. 17, Scolie, Ap., p. 170, Geb., II, p. 105,
1. 27-28.
80. La physique de Spinoza, comme celle de Descartes, est une physique
a priori, car elle conçoit a priori les principes qui permettent l’explication du
phénomène. En revanche, le phénomène, en tant qu'il réussit à être expliqué
par les principes, prouve ceux-ci a posteriori. Mais les principes peuvent être
susceptibles d’une certitude propre qui, les dispensant d’être prouvés par le
fait qu’ils expliquent, leur permet au contraire de prouver a priori des
faits et des structures du réel qui contredisent l’expérience vulgaire. —
Cf. Descartes, Principes, IV, art. 205, 206.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 171
met en repos les unes par rapport aux autres. Ce qui est conçu ici
comme conditionnant l’identité du corps, laquelle est, en l’espèce,
la permanence de sa masse, c’est-à-dire de sa grandeur quant au
volume, ce n’est pas la proportion constante de repos et de mouve
ment entre ses parties, c’est seulement la même quantité de mouve
ment des parties en chaque segment de l’anneau, les vitesses s’accrois
sant proportionneUement avec la petitesse croissante des parties de
façon que, dans les étranglements, le produit m v reste le même que
dans les renflements.
Chez Spinoza, le principe de l’identité des corps est • pris des
solides, la proportion constante de repos et de mouvement entre les
parties étant mise en évidence par les solides tournants et les pendules
composés. Ainsi, dans un disque dont l’axe de rotation est normal à
son plan, les vitesses de deux points quelconques de ce disque sont
dans le rapport constant de leur distance de l’axe, quelle que soit
la vitesse du disque ; et ce rapport subsiste entre les vitesses virtuelles
lorsque le disque est immobile 8283^ La même constance de la propor
tion du repos et du mouvement entre les éléments d’un système
s’observe également dans le pendule composé dont Christian Huygens
a calculé, pour le cas général, le centre d’oscillation. Le disque tour
nant peut être considéré comme un cas particulier du pendule com
posé, et l’étude de ce dernier mène plus loin que celle du premier,
par la possibilité qu’il offre de rompre les liens attachant entre eux
les éléments composants du système et, ainsi, de mesurer, au moment
de leur libération réciproque, la vitesse propre qu’ils tiennent chacun
de leur solidarité. En conséquence, observe Huygens, si trois masses,
liées par une tige sans masse et rectiligne, tournent, c’est-à-dire
oscillent autour d’un de ses points dans le plan vertical, et si la
longueur du pendule sim ple synchrone est trouvée, la valeur de la
vitesse du pendule simple sera dans un rapport constant avec la
vitesse d’une des masses du pendule composé, comme elle sera
dans un rapport constant à chaque instant avec la vitesse du centre
de gravité des masses et de tous les points de la tige. Que l’on
rom pe le lien qui rattache les masses les unes aux autres et qu’on les
réfléchisse de manière à ce qu’elles s’élèvent toutes selon la verticale
' avec la vitesse qu’elles avaient acquise à ce moment-là, les hauteurs
qu’elles atteindront seront entre elles dans les rapports constants de
leurs points d’origine à leurs distances de l’axe s3
rigide qui les lie les uns aux autres dans le pendule composé. L’iden
tité de l'Individu demeure tant que les vitesses de ses parties restent
accordées les unes aux autres selon une loi fixe imposant qu'entre
toutes se conserve la même proportion de mouvement et de repos.
Si la grandeur de ces parties change et que cette proportion subsiste,
l'Individu n'est altéré en rien. Si elle est détruite, l'Individu l'est
aussi, car la proportion de mouvement et de repos qui caractérise
son tout est elle-même anéantie. Il cesse d'ailleurs aussi d'exister s’il
perd, sans qu'elle soit remplacée, la m oindre de ses parties, puisque
ce qui le distingue d'un autre, c'est son degré de composition,
c'est-à-dire le nombre de ses parties composantes, et que la communi
cation des mouvements ne peut plus se faire selon la même propor
tion lorsque vient à faire défaut l'un des éléments du système.
Ce principe vaut pour tous les Individus, par exemple pour cet
Individu supérieur qu’est le sang 84 Considérées en soi, indépendam
ment du sang, les particules de lymphe et de chyle qui le composent
ne s’ajustent pas d'elles-mêmes les unes aux autres quant à leur figure
et à leur mouvement. Elles sont à ce titre des touts indépendants.
Mais, dès qu’elles sont aperçues comme tombant sous la domination
d'une seule et même nature : celle du sang, elles doivent, sous la
contrainte de cette nature ,5, s’ajuster les unes aux autres pour qu’entre
leurs mouvements s'établisse, selon une loi constante, une proportion
leur pormettanr de s’accorder. EUes deviennent alors des parties du
sang, qui se pose co^mme un tout indépendant. D u moins le serait-t-il,
si ses parties, ne recevant aucun mouvement de corps qui lui seraient
extérieurs et ne leur en communiquant aucun, ne subissaient pas
d'autres variations que celles que leur impose sa seule nature. Mais
précisément, il n’en est rien, car, comme il dépend de multiples
causes extérieures qui en même temps dépendent de lui, il se produit
en lui des variations qui ne s’expliquent pas seulement par les rapports
que sa nature impose aux mouvements de ses parties, mais aussi
par les rapports réciproques de son mouvement avec celui des causes
extérieures. Il apparaît alors à son tour comme partie d'un tout
dont il subit la loi.
Il en est de même pour tous les corps de la Nature, qui, étant en
perpétuelle réciprocité d'action avec l’infinité des autres, sont à cet
égard les parties d’un immense tout : l'univers, lequel, ne pouvant
subir aucune action venant du dehors, conserve entre toutes ses
parties la même proportion de mouvement et de repos 84586, et reste par
84. lettre XXXII, à Oldenburg, 20 novembre 1665, Ap., III, pp. 238-239,
Geb., IV, pp. 170-171.
85. Cf. « Prout universalis narnra sanguinis exigit, (...} cogantur », etc.,
ibid., IV, p. 171, 1. 33-34.
86. « Servata in toto universo eadem ratione motus ad quietem », ibid., Geb.,
IV, pp. 172, 1. 35 — p. 173, 1. 2. — C'est à tort que la traduction
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 175
91. C'est une opinion erronée, mais couramment admise, que la physique
de Spinoza n’est que cartésienne : « [La physique de Spinoza ...} n'ajoute rien
178 DE LA NA^WRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
Hobbes, sensible dans d’autres parties de l’Ethique, n’apparaît nulle part dans
la seconde partie [donc dans la Physique] » (art. cit., p. 53). Cette assertion,
comme il se confirmera plus tard (cf. infra, chap. VII, § IX, pp. 205 sqq.) ne
semble pas fondée. Pour la négation de la force de repos 1) chez Malebranche,
cf. Gueroult : Descartes, Malebranche et l’idée de force, Revue Métaph.,
1954, p. 126 ; Ginette Dreyfus, La Volonté selon Malebranche, ch. IX,
pp. 142 sqq. ; 2) chez Leibniz, cf. Gueroult, Dynamique et Métaphysique
le.ibniziennes, p. 11.
96. Cf. supra, § VI, pp. 149 sqq.
97. Lettre LXXXI, à Tschimhaus, Ap., III, p. 368, Geb., IV, p. 332.
98. Ibid, Ap., Ill, p. 371, Geb., IV, p. 334.
99. Ibid, Geb., IV, p. 334, 1. 27-28.
180 DE LA NAWRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
100. Court Traité, I, chap. II, § XIX, addit. n° 6, Ap., I, p. 57, Geb., 1,
p. 25, 1. 23 sqq.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 181
2° Tout corps est, comme le Corps humain, lié à une âme ; donc
l’unité d’un corps quelconque ne peut différer de celle du Corps
humain et le fondement de ces deux unités est le même.
109. Cf. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Il, chap. XVII,
pp. 179-181.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 185
*
**
restent valables tant qu'il s’agit de rendre compte, pour ainsi dire,
du dehors des choses. Mais la pression des ^ b i a n t s s’explique à son
tour métaphysiquement, par le conflit des conatus, et le modèle
authentique de l’unité des Individus, c’est alors la substance. Leur
unité reproduit en quelque sorte dans le divisible son unité indivi
sible. D e la même façon que la substance, l’Individu est détruit sitôt
qu’on le conçoit comme am puté (sans compensation) de la plus
infime de ses parties. Il reste, toutefois, on l’a vu, que « l'unité de
la substance [...] établit une liaison encore plus étroite de chacune des
parties avec son tout », du fait que « il découle de la nature infinie
de la substance que chacune des parties appartient à la substance
corporelle et ne peut sans elle ni exister ni être conçue 12\ Au
contraire, si l'Individu s’abolit par la privation (sans compensation)
d’une seule de ses parties, ses parties peuvent se séparer de lui et
continuer d’exister et d'être conçues, hors de lui, sans lui.
Dans cette perspective, le véritable mécaniste apparaît comme
étant Descartes, qui se refuse à faire reposer la réalité des corps direc
tement sur la réalité ontologique de la substance divine, ni sur la
réalité ontologique de leurs essences éternelles ; qui fonde leur iden
tité sur des facteurs purem ent cinétiques et géométriques, alors que
Spinoza la fonde finalement dans un principe dynamique qui annonce
une physique des forces internes spontanées du genre de celle
qu’instaurera Leibniz, — l’étendue n’étant pas pour lui une masse
inerte recevant comme du dehors le mouvement qui la divise, mais
un attribut ayant en lui la puissance de produire ses modes comme
il a celle de se produire lui-même.12
O R IG IN E
DE LA C O N N A IS S A N C E IM A G IN A T IV E ( su ite )
Bref, c’est parce que les Individus composant le Corps humain sont
affectés d’un très grand nombre de manières que le Corps humain est
« conséquemment » affecté lui-même d’un très grand nombre de
manières par les corps extérieurs (cf. Postulat 3). Mais l’Ame
h ^ a i n e est l’idée du Corps humain, donc elle est elle-même cons
tituée par les idées de toutes les parties ou Individus dont le Corps est
composé. D ’où la Proposition 15 : « L ’idée qui constitue l'être
formel de l'Am e humaine n'est pas simple, mais composée d'un
très grand nombre d'idées ».
Le plan sur lequel se situe la démonstration de cette Proposition
n’est plus celui sur lequel se situe la démonstration de la Proposi
tion 14. En effet, s’agissant là, non plus des idées que l'Am e a des
affections qui se produisent dans son Corps, ou des perceptions
quelle a de ce qui arrive dans son objet, mais des idées qui sont des
parties de l'idée qu'elle est en Dieu, ou des idées en Dieu des parties
qui composent l’objet de son idée, il est requis de se placer, non
plus au point de vue de l’Ame h ^ a i n e , mais au point de vue de
Dieu. Il est donc impossible de s’appuyer, comme dans la Proposi
tion 14, sur la Proposition 12. En conséquence, on dira : 1° L’Ame
est l’idée du Corps (Prop. 13), lequel (Postulat 1) est composé
d’un très grand nombre d'individus très composés ; 2° de par la
seconde partie du Corollaire de la Prop. 8, une idée de chacun des
Individus composant le Corps est nécessairement donnée en Dieu ;
3° l’ordre et la connexion des idées étant le même que l’ordre et la
connexion des choses (Prop. 7, paralélism e extra-cogitatif), l’idée du
Corps est composée de ces très nombreuses idées des parties compo
santes.
L’^ m e dont il s’agit, c’est l’idée du Corps existant, c’est-à-dire
l’Ame existant en acte, composée d’une multitude d’idées existantes,
corrélats des Individus existants dont est formé le Corps existant en
acte. On observera que les deux dernières prémisses de la démons
tration ne font que mettre en jeu de façon circonstanciée la réplication
en Dieu du Corps à l’idée du Corps. Enfin, il n’est pas question
ici de déterminer si l’Ame a ou n’a pas en elle les idées composant
l'idée qu'elle est en Dieu. Pour répondre à cette question, il faudrait,
en effet, se placer, non plus au point de vue de ce que cette idée est
en Dieu, mais au point de vue de ce qu’elle est dans l’Ame et pour
eUe, c’est-à-dire se demander — comme il sera fait dans la Propo
sition 24 — si Dieu perçoit les parties du Corps humain en tant
qu’il s’explique ou non par la nature de l’Ame (cf. Coroll. de la
Prop. 11). Mais, présentement, il s’agit seulement de déduire de quoi
est en soi (ou en Dieu) composée l'idée que l'A m e est, c’est-à-dire
son être formel.
Le concept de l’être formel de l’Ame, comme composé d’un très
grand nombre d’idées, n’intervient dans aucune démonstration du
192 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
*
**
5. Puisque « les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent
la disposition de notre Corps plutôt que la nature des corps exté
rieurs », la relativité de notre connaissance sensible des choses exté
rieures est patente (tout autant d’ailleurs que la relativité de la
connaissance sensible de m on Corps). L’Ame croit percevoir le
soleil à deux cents pieds, alors que cette perception n'exprime la
nature du soleil qu’en tant qu’elle affecte son Corps, tout en n’expri
mant la nature de son Corps qu’en tant qu’il est affecté par le
soleils. Et comme l’affection par laquelle elle perçoit le soleil indi
que mieux la disposition de son Corps que la nature du soleil, elle
connaît celui-ci encore plus mal que celui-là. C’est ce qu’illustraient
déjà les exemples invoqués par l 'A p p e n d ice du Livre I ™
Cette relativité, comme on le voit, tient avant tout à la nature de
l’affection corporelle, bref, à « la disposition du cerveau », qui
commande les « manières d’être de l’imagination » ” On retrouve ici
l'opposition déjà signalée entre « envelopper » (involvere), ou impli
quer, et « exprimer » ( exprim ere), ou « expliquer » (explicare) :
pour l'Ame, l’affection de son Corps enveloppe, mais n e x p liq u e pas 8910
moins tant que le Corps n’est pas affecté d’une affection qui exclue
l’existence de ce corps.
A première vue, la conclusion de cette démonstration paraît exor
bitante, car ce que le Corollaire 1 de la Proposition 16 concluait de
cette Proposition, c’est que, en tant que le Corps est affecté de
manières qui enveloppent la nature de corps extérieurs, l’Am e perçoit,
en même temps que la nature de son propre Corps, la nature d’un
très grand nombre de corps ; ce n’est pas qu’elle perçoit leur exis
tence. Certes, l’idée actuellement donnée de la nature d'un corps
n’exclut pas, pour l’Ame, l’existence de ce corps, mais peut-on affir
mer, pour autant, que par là m êm e elle l’impose ? Or, c’est cette
affirmation-là qui, par rapport à la Proposition 16 et à son Corol
laire 1, constitue ce que la Proposition 17 apporte de nouveau. On
s’attendrait donc à ce q u ’il en fû t donné une démonstration sui
generis, irréductible à celle de la Proposition 16 et de son premier
Corollaire. Mais, précisément, cette démonstration paraît faire défaut.
On pourrait alors être tenté de considérer que l’Ame (ou Spinoza)
effectuerait là un saut capital, passant de l’idée de la nature du corps
extérieur, immanente à la perception de l’affection de son Corps, à
l’affirmation transcendante de l’existence du corps extérieur, au delà
de la perception de sa nature. Or, si la nature de l’empreinte enve
loppe comme sa cause la nature du cachet, elle n’implique nullement
l’existence actuelle de ce cachet, même s’il existe actuellement, et
elle peut subsister s’il est absent. L’Ame dépasserait donc par son
affirmation les limites de ce qui lui est effectivement donné dans
la contemplation de l’affection du Corps.
Pour Spinoza, cependant, il n’y a, en l’occurrence, nul dépassement.
Il y en a un pour ceux-là seuls qui méconnaissent la nature de
l’idée, et qui la transforment en une entité inerte, analogue à une
image matérielle (à une « peinture muette sur un tableau » ). Il appar
tient, en effet, à la nature de l’idée d’affirmer nécessairement l’exis
tence de ce qu’elle conçoit tant qu’une autre idée n’exclut pas cette
affirmation : « Je nie qu’un homme n’affirme rien en tant qu’il
perçoit. Car qu’est-ce que percevoir un cheval ailé, sinon affirmer
qu’un cheval a des ailes ? Si l’Ame, en dehors du cheval ailé, ne
percevait rien d’autre, elle le considérerait comme lui étant présent,
et n’aurait aucun motif de douter de son existence et aucune faculté
de ne pas assentir, à moins que l’imagination du cheval ailé ne soit
jointe à une idée excluant l’existence de ce même cheval, ou que
l’Ame ne perçoive que l’idée qu’elle a du cheval est inadéquate » 19^
p a s d e sa p r é s e n c e e f f e c t i v e (c ’e s t - à - d i r e d e la v é r i t é ) ” , m a i s s e u le
m e n t d e la p r é s e n c e d a n s n o t r e C o r p s d 'u n e a f f e c t i o n e n v e l o p p a n t la
n a t u r e d e c e tte c h o s e , i l n ’y a p a s d e d i f f é r e n c e d 'e s s e n c e e n t r e la
p e r c e p t i o n e f f e c t i v e d 'u n e c h o s e p r é s e n t e e t l 'h a l u c i n a t i o n ” T a i n e
t i r e r a d e là s o n a u t r e f o r m u l e : « L a perception est une hallucination
vraie ».
L a « d é m o n s t r a t i o n » c o m p r e n d d e u x p a r t i e s , l 'u n e , q u i e s t l a p l u s
d é v e l o p p é e , n 'e s t p a s à p r o p r e m e n t p a r l e r d é m o n s t r a t i v e , m a is d o n n e
une explication, l 'a u t r e e s t p r o p r e m e n t d é m o n s t r a t i v e , e t, s 'a p p u y a n t
s u r le s Prop. 12 e t 17, d é d u i t c e Corollaire co m m e u n e co n séquence
n é c e s s a ir e d e la Proposition 17.
la p r e m i è r e p a r t i e c o n s i s t e à f a i r e v o i r c o m m e n t, la m o d i f i c a t i o n
c a u s é e p a r le c o r p s e x t é r i e u r s u b s i s t a n t d a n s le c e r v e a u , l 'a f f e c t i o n
p e u t , e n l 'a b s e n c e d u c o r p s e x t é r i e u r , s e r e p r o d u i r e d a n s le C o r p s
h u m a i n . E lle d é c r i t, e n c o n s é q u e n c e , u n p r o c e s s u s p h y s i o l o g i q u e q u i
s e r é f è r e a u s c h é m a n e u r o - c é r é b r a l e s q u is s é d a n s la s e c o n d e p a r t i e
d u Scolie d e la Prop. 13, p a r le Postulat 5 e t l'Axiom e 2 a p r è s l e
Coroll. du Lemme 3. Q u a n d d e s c o r p s e x té r ie u r s d é te rm in e n t des
p a r tie s flu id e s d u C o rp s h u m a in (c e s p a r t i e s f l u id e s s o n t le s é q u i
v a le n t s d e s e s p r i t s a n i m a u x ) 2324 à f r a p p e r d e f a ç o n r é p é t é e d e s p a r t i e s
a s s e z m o ll e s (le c e r v e a u ) , le s s u r f a c e s d e c es p a r t i e s s o n t c h a n g é e s
(Ax. 2, post Lemma 3) e t r é f l é c h i s s e n t le s p a r t i e s f l u id e s a u t r e m e n t
q u e l o r s q u e c e s s u r f a c e s n ’é t a i e n t p a s c h a n g é e s . P a r la s u ite , l o r s q u e ,
s a n s c a u s e e x té r ie u r e , e t s p o n t a n é m e n t , le s p a r t i e s f l u id e s r e n c o n t r e n t
ces n o u v e ll e s s u r f a c e s , e lle s s e r é f l é c h i s s e n t d e la m ê m e f a ç o n , e t,
tant qu’elles se meuvent ainsi, le C o rp s h u m a in e st a ffe c té de la
m ê m e f a ç o n q u e l o r s q u 'e l l e s é t a i e n t p o u s s é e s c o n t r e c es s u r f a c e s p a r
l e s c o r p s e x t é r i e u r s ; l 'A m e , a y a n t a lo r s d e c e t t e a f f e c t i o n la m ê m e
38. Hobbes, De co-rpore, IV, ch. ^XV, §§ 2-3, pp. 318-319; cf. Lewœhan
I, ch. I (Engl.,Works), Il, pp. 1-2. — Spinoza, toutefois, n'a pas pu lire le
Léviathan, car, ne sachant pas l’anglais, il se limitait aux œuvres anglaises écri
tes ou traduites en latin (cf. Lettre XXVI, de Spinoza à Oldenburg, Ap., II,
p. 227, Geb., IV, p. 159, !. 15 sqq.).
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 207
la Prop. 28). Mais, d’autre part, peut-on aller contre l'évidence élé
mentaire de notre ignorance à leur égard ? et, de plus, si l'Arne avait
en elle les idées du cerveau, des parties molles et fluides du Corps, du
mouvement des esprits animaux, etc., ne pourrait-elle pas discerner
du premier coup si le mouvement des esprits provient du dehors
ou spontanément du dedans et, corrélativement, si le corps extérieur
est présent ou non ?
Ces objections tombent si l’on observe que l’Arne n’a des parties
de son Corps aucune connaissance adéquate (Prop. 24), mais seule
ment un sentiment confus (Prop. 28, dém. et Corolt. de la Prop. 29).
Ce sentiment lui suffit toutefois pour percevoir sourdement tant les
déformations imposées aux surfaces cérébrales par le choc des esprits
animaux que les mouvements centripètes et centrifuges de ces esprits.
En revanche, il lui est impossible de savoir ce qui cause tout ce
processus, si c’est une cause interne ou externe, car le mouvement
des esprits animaux restant le même et la nature de l'affection
restant identique dans les deux cas, l’idée de l’affection ne permet
pas à l’Ame de savoir si la cause de l’affection est interne ou externe.
De ce fait, l'Arne reste à la merci de l’hallucination.
Autrement dit, dans la perception, le corps extérieur est la cause
de la modification du Corps, et cette modification, qui enveloppe
la nature de ce corps, peut subsister quand le corps n’existe plus.
Dans l’hallucination, le mouvement spontané des esprits animaux
est la cause qui fait revivre cette modification, et, nécessairement
alors, se reproduit la perception du corps extérieur, puisque la modi
fication enveloppe toujours la nature de ce corps, bien que celui-ci
ne soit pas la cause de sa reviviscence. Enfin, comme le mouvement de
ces esprits demeure exactement le même, l’Ame imaginative ne peut
savoir s’il est spontané ou non.
Mais, dira-t-on, la cause de ce mouvement spontané, c’est une
modification du Corps, par exemple la fièvre, et l’Arne, percevant
tout ce qui arrive dans son Corps, doit percevoir la fièvre. N e
connaîtra-t-elle pas par là que le mouvement des esprits animaux
vient de son propre Corps, et du même coup n’échappera-t-elle pas
à l’hallucination ? On répondra que c’est là confondre l’imagination
et l’entendement. L’Arne imaginative perçoit la fièvre, mais elle ne sait
pas que celle-ci est la cause du mouvement des esprits animaux.
Elle a simplement dans le même temps deux imaginations :
celle de la fièvre, et celle d’une chose absente qu’elle prend pour
présente. C’est l’entendement qui, concevant par les notions com
munes que la fièvre est la cause du mouvement des esprits, se rend
compte que ce mouvement n’est pas causé par un corps extérieur.
La présence de ce corps est alors exclue, mais c’est par une idée de
l’entendement.
On est conduit par là à deux autres problèmes : a) quelle est la
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 209
nature de l’idée excluante ; b) q u ’est-ce qui est exclu par cette idée :
est-ce une autre idée, ou simplement la chose que cette autre idée
affirme ? Ces problèmes sont traités au cours du Scolie.
44. Eth., IV, Scol. de la Prop. 1, Ap., p. 432, Geb., Il, p. 211, 1. 31-32 et
p. 212, 1. 5-8. — C’est un mécanisme analogue qui explique l’impossibilité
pour l’Ame de percevoir sa mort. La cause de sa mort n'est pas l’anéantisse
ment de son Corps, car ce qui se passe dans un attribut n'est pas la cause de
ce qui se passe dans un autre (II, Prop. 6), mais c'est l’existence d'une autre
idée qui exclut l’existence présente de notre Corps, et, conséquemment, celle
de notre Ame (III, Scol. de la Prop. 11, sub fin.). Il est évident qu'une telle
idée ne peut être perçue par notre Ame, puisqu'elle ne peut être donnée en
Dieu en tant qu’il a l'idée de notre Corps (III, Prop. 10). Donc l'Ame ne peut
percevoir sa mort (Ill, Scol. de la Prop. 11).
212 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME
49. la distinction de ces deux plans est bien marquée dans le Scolie de la
Proposition 49, l'affirmation de l'existence du cheval ailé étant exclue, soit
lorsque « l’imagination de ce cheval est jointe à une idée excluant l’existence
de ce même cheval » [plan de l'imagination}, soit lorsque « l’Ame perçoit
que l'idée qu’elle a du cheval est inadéquate » [plan de l'entendement}.
50. Ethique, IV, Scolie de la Prop. 1, Ap., p. 431, Geb., II, p. 211, 1. 21.
51. De même l’idée vraie, par sa seule présence, ne pourra modifier les
affections (affectus) résultant d’une image : peur, joie, crainte, tristesse, etc.,
à moins toutefois qu’elle ne détermine par sa présence une affection contraire,
car une affection ne peut être détruite que par une autre affection. la connais
sance du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réduire aucune affec
tion, mais seulement en tant qu’elle est considérée co^rne une affection (IV,
Prop. 14).
214 DB LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
52. Cf. De int. emend., Ap., I, pp. 245-256 sqq., Eth., II, Prop. 49, Scolie,
Ap, p. 243.
53. De int. emend., ibid., p. 249 et la note, Geb., II, p. 21.
54. Eth., II, Scolie 1 de la Prop. 40, Ap., p. 209, Geb., II, p. 121, l. 9-10.
55. Hobbes, Leviathan, I, ch. II, : « decaying sense > (Engl. Works, IIl,p. 4)
— l’affaiblissement de la sensation étant dû, non à celui du mouvement qui
est en elle, mais à l’éclat propre de la sensation actuellement causée par le
corps externe, qui éteint l'image de la chose absente comme l’éclat du soleil
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 215
59. Scolie de la Prop. 17, Ap., pp. 171-172, Geb., II, p. 106 [mots souli
gnés par nous}. — « Tanmm quatenus consideramr carere idea », Geb., Il,
ibid., 1. 14. Le terme de carere est synonyme de privari, comme l’atteste le
Scolie de la Prop. 35 : « In Scolio Prop. 17 hujus Partis, explicui qua ratione
error in cognitionis privatione consistit », Ap., p. 198, Geb., II, p. 117,
1. 10-11.
60. Sur la privation, cf. Lettre XXI, à G. de Blyenbergh. Ap., III, pp. 204
205, Geb., IV, p. 129, Lettre XXXVI, à Hudde, Ap., III, p. 251, Geb., IV,
p. 184, 1. 32-35, Eth., IV, Préface, Ap., pp. 423-426, Geb., Il, pp. 207 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 217
pour l’Ame, mais elle ne rend pas l’Ame vicieuse par sa simple
présence en elle.
Bien mieux, elle apparaîtrait comme une vertu. Et si l’^ m e ne la
juge pas teUe, c’est qu’elle lui impute l’erreur dont la source est dans
une privation de son entendement : « Si l’Ame, durant qu’elle ima
gine co ^tu e lui étant présentes des choses n’existant pas, savait en
même temps que ces choses n’existent pas en réalité, elle attribuerait
cette puissance d’imaginer à une vertu de sa nature, non à un vice > 63
C’est ce qui se produit dans diverses formes de la création artistique.
La formule témoigne bien que, s’il arrive à l’Ame de juger que
l’imagination est un vice, c’est à cause de son ignorance à elle,
c’est-à-dire de son propre vice, et non à cause d’un prétendu vice
de l’imagination.
61. Eth., II, Scolie de la Prop. 17, Ap., pp. 171-172, Geb., II, p. 106,
1. 15-18 [mots soulignés par nous}.
62. Eth, II, Prop. 17, Ap., p. 172, Geb., II, p. 106, 1. 17, Prop. 40,
Scolie 1, Ap., p. 209, Geb., II, p. 121, 1 15. — c Per virtutem et potentiam
idem intelligo >, IV, Définition 8.
63. « Nous avons montré [...} que la puissance de V^me (Menti. poten
tiam) par laquelle elle imagine les choses et s’en souvient dépend de cela
aussi (II, Prop. 17 et 18 avec son Scolie) qu’elle enveloppe l’existence actuelle
du Corps » (III, Prop. 11, Ap., pp. 277-278, Geb., II, p. 119, 1. 21-23); or,
cette puissance d’affirmer le Corps existant en acte, c’est l’effort (conatui)
(III, Prop. 10, Ap., p. 275, Geb., II, p. 148, 1. 16-20).
64. Cf. Lettre X, à S. de Vries, Ap., III, p. 144, Geb., IV, p. 47, 1. 7-10.
65. Eth., IV, Scol. de la Prop. 18, Ap., p. 459, Geb., II, pp. 222-223.
66. Ibid.
218 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L ’ÂME
Proposition 20 du Livre V : « Cette Ame est passive au plus haut point dont
les idées inadéquates constituent la plus grande partie, de façon que sa marque
distinctive soit plutôt la passivité que l'activité qui est en elle ; et, au contraire,
cette Ame est active au plus haut point dont les idées adéquates constituent
la plus grande partie, de façon que tout en n’ayant pas moins d’idées isnadé-
quates que la première, elle ait sa marque distinctive plutôt dans les idées adé
quates manifestant la vertu de l'homme que dans les idées inadéquates attes
tant son impuissance », Ap., pp. 622-623, Geb., II, p. 293, 1. 28-35.
74. De int. emend., Ap., 1, § ^XXVII, p. 250, Geb., II, p. 22, 1. 13-15 :
« Quo mens minus intelligit et tamen plura percipit, eo majorem hab[et}
potentiam fingendi, et quo plura intelligit, eo magis illa potentia dimi-
nu [i} tur ».
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 221
lui présente co^mme existant réellement hors de nous. Or, tel n'est pas
évidemment le cas.
D e plus, ajoute le Scolie, l’Ame y verrait une vertu « surtout si cette
faculté d’imaginer dépendait de sa seule nature, c'est-à-dire (Déf. 7,
p. I) si cette faculté qu’a l’Ame d'imaginer était libre » ” Or, ü
apparaît bien qu’elle ne l’est pas, puisque, loin de relever de la seule
nature de l’Ame, elle dépend avant tout de la suite infinie des choses
qui causent les affections du Corps, c’est-à-dire de l'ordre commun de
la Nature 78 : les sensations qui « ont leur origine dans l’imagination
[...] ne naissent pas du pouvoir qu’a l’esprit, mais de causes exté
rieures, selon que le corps, soit dans le rêve, soit à l’état de veille,
reçoit de tels ou tels mouvements ». Ainsi, « l’imagination [est...]
quelque chose de distinct de l’entendement et par quoi l’Ame a la
condition de patient [... ], [elle est] quelque chose qui tient du
hasard, par où l’Ame p âtit ; nous nous en libérons à l’aide de l’enten
dement » ” On devrait donc juger qu'elle est pour l’Ame un vice,
puisque, pour l’Ame, la vertu, c’est de triom pher de la servitude
qu'elle doit à son existence dans la durée, et de conquérir par le
développement de l'entendement cette spontanéité ou liberté qui
appartient à son essence comme partie éternelle de l'entendement
divin. Et ce jugement serait fondé ici sur la nature même de l’imagi
nation, et non, co^m e tout à l’heure, sur la déficience — qu'on lui
imputerait à tort — d ’une autre faculté qu’elle, à savoir l'enten
dement *®
77. E th ., Il, Scol. de la Prop. 17, Ap., p. 172, Geb., Il, p. 106, 1. 15-20.
Cf. infra, Appendice n° 10.
78. Eth., IV, Prop. 4, dém.
79. De int. emend, Ap., 1, § XLV, p. 265, Geb., Il, p. 32, 1. 3-14.
80. Cf. infra, dans l'Appendice n° 10 : L’imagination comme faculté libre
et le langage, la discussion de la Lettre LXVII, à Pieter Balling, pp. 574 sqq.
81. Eth., IV, Ap., pp. 425, 428, Geb., II, pp. 207-208, 210.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 223
82. E th , IV, Préface, Ap., p. 240 sqq. Geb., II, pp. 205-208 : « Bon^ et
malum quod attinet, nihil etiam positivum in rebus, in se scilicet comparais,
indicant, nec aliud sunt praeter cogitandi modos, seu notiones, quas formamus
ex eo quod res ad invicem comparamus », Geb., II, p. 208, 1. 8-11 ; cf. Cogit.
Met., 1, chap. 1, Ap., 1, pp. 429 sqq., Geb., I, pp. 233 sqq., Court Traité, I,
chap. X, Ap, 1, pp. 94 sqq., Il, chap. IV, p. 112 : « L’appétit d'Adam pour
les choses terrestres était mauvais au regard de notre entendement seulement,
et non au regard de l'entendement de Dieu », Lettre XXI, à G. de Blyenbergh,
Ap, III, p. 205, Geb., IV, p. 129, 1. 6-8. — « Rien n’arrive dans la Nature
qui puisse être attribué à un vice existant en elle », E th , III, Préface, Ap.,
p. 25, Geb., II, p. 138, 1. 11-12.
83. Eth, III, Prop. 9, dém., Ap., p. 272, Geb., Il, p. 147, 1. 19. —
Cf. infra, Appendice n ° 3 sur Les diverses définitions spinozistes de l ’Ame et
de l'Homme.
84. Cf. supra, t. 1, Appendice n° 1, pp. 414 sqq.
85. Eth, IV, Préface, Ap., p. 425, Geb., II, p. 208, 1. 15-18.
224 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
86. « Quand l’Ame humaine considère les corps extérieurs par les idées
des affections de son propre Corps, nous disons qu’elle imagine », Il,
Prop. 26, Coroll. dém. — « Les images [...} se forment en nous par la ren
contre des corps », Prop. 49, Scolie, Ap., p. 236. — « L’essence [...} des
images est constituée par les seuls mouvements corporels qui n’enveloppont
en aucune façon la ponsée », ibid, p. 237. — Cf. aussi III, Prop. 27, dém.,
Prop. 32, Scot. — « Je n’entends pas par idées les images telles qu’elles se
forment sur le fond de l’œil ou au centre du cerveau, mais une conception de
la pensée » (II, Prop. 48, Scot.). — « Il faut donc distinguer soigneusement
entre une idée, ou conception de l’Ame, et les images des choses que nous
imaginons » (ibid., p. 236). Cf. aussi Cogit. Met, I, ch. I, Ap., I, p. 430. —
« Que, si on le préfère, on entende [...} par imagination tout ce qu’on voudra,
pourvu que ce soit quelque chose de distinct de l'entendement et par quoi
l'âme puisse prendre la condition de patient », De int. emend, Ap., I,
§ x l v , p. 265, § x l v i , p. 266. — D'où l’équivalence des deux termes
imaginatio et cerebrum : « Quae sunt in cerebro aut in imaginatione », De
int. emend., Ap., I, § x l i v , p. 264, note, Geb., II, p. 21 note. — Cf. Des
cartes : « L’imagination est une véritable partie du corps », Regulae, R. XII,
A. T., X, p. 414. On ne manquera pas d’observer que Spinoza n'utilise le
terme d’ « image » que pour employer, dit-il, « des mots en usage »,
précisant qu’il désignera ainsi « les affections du Corps humain dont les idées
nous représentent les choses extérieures comme présentes, même si elles ne
reproduisent pas les figures des choses » (Scot. de la Prop. 17). Visiblement,
il veut prévenir l’erreur qui consiste à faire signifier par ce mot le fac-similé
de la chose extérieure, empreint par elle en nous comme par un cachet.
87. Mot employé par Spinoza dans la démonstration de la Prop. 18,
cf. Geb., II, p. 106, 1. 27.
88. « Mentis imaginationes in se spectatas nihil erroris continere >,
Prop. 17, Scolie, Geb., II, p. 106, 1. 12-13. — Cf. aussi Prop. 35, Scol,
Geb., II, p. 117, 1. 23-24, Prop. 49, Scol, p. 134, 1. 28-29.
89. II, Prop. 35, Scol., IV, Prop. 1, Scol.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 225
90. Cogit. Met., 1, ch. I, § ii , p. 429, § vi, Ap., 1, p. 431, Geb., I, pp. 233
234, cf. supra t. 1, Appendice n° J.
226 DE LA NATIJRE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
91. Eth., II, Scot. de la Prop. 17, Ap., p. 171, Geb., II, p. 106, 1. 1-2, IV,
Scol. de la Prop. 1, Ap., p. 431, Geb., Il, p. 211, 1. 15-17.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 227
92. Eth., IV, Scol. de la Prop. 1 [mot souligné par nous}, Ap., p. 431,
Geb., II, p. 211, 1. 15-17.
93. Cf. infra, ch. IX, S VI, p p . 275 sqq.
228 DE LA NA'rURE ET DE .L'ORIGINE DE L’ÂMË
94. Eth., II, Coroll. de la Prop. 29. — Cf. infra, ch. IX, § XI, pp. 288 sqq.
95. Il est à noter que le mot de qualité n’apparaît pas dans l'Ethique.
96. Ibid., Prop. 28. Cf. infra, ch. IX, § VI, pp . 275 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 229
99. Eth., II, Prop. 18, Scolie, A p ., p p . 173 sqq., G eb ., II, p . 106, 1. 35,
p . 1 0 7 , 1. 1-4 [m o ts so u lignés p a r n o u s, sauf le m o t mémoire, sou lig n é p a r
S p in o z a ).
100. Lew is R o b in so n , Kommentar, p. 321.
101. Cf. ici m êm e le m o t recordabitur, G eb ., I l, p . 10 6 , 1. 34.
102. De int. e-mend., A p ., 1, § XLI V, p . 2 6 4 , G e b ., I l , p . 31, 1. 2 0 sqq.
103. P a r « quod etiam ostendit reminiscentia », il fa u t év id e m m e n t e n
ten d re : comme le montre aussi, pM contraste, la réminiscence. — D a n s u n e
a d d itio n , S p in o za p ré cise (ibid.) q u e la rém iniscence est u n e m é m o ire incom -
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 231
104. Scolie, Ap., p. 174, Geb., Il, p. 107, 1. 13-16 [mots soulignés par
nous).
105. L'association par ressemblance est mentionnée dans le Théologico-
Politique, ch. IV, Ap., II, pp. 86-87, Geb., III, p. 58, 1. 1 sqq.
106. Scol. de la Prop. IR, ibid., pp. 174-175, Geb., Il, p. 107, 1. 13 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 233
114. Théol.-Pol., ch. IV, Ap., II, pp. 86-87, Geb., III, p. 58, 1. 1-4. —
L’association des idées est une loi de la nature humaine, tout comme les lois
du mouvement sont les lois de la nature des corps : toute loi est une règle
universelle qui suit nécessairement de la nature des choses, ibid., Ap., p. 86,
Geb., p. 57. — Cette conception de la loi, en accord avec celle de Leibniz,
s’oppose à celle de Malebranche. Elle influencera Montesquieu.
236 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
humain. C’est ce qui est évident, et ce qui ressort des premiers mots
de la démonstration : « Mens humana est ipsa idea [...] Corporis
humant [ ...] quae in Deo quidem est, quatenus alia rei singularis
idea affectus consideratur ». N e doit-on pas alors, non pas refuser à
l’^ m e toute connaissance du Corps, mais lui en reconnaître une
connaissance inadéquate ?— Nullement, car être une partie de la
connaissance que Dieu a du Corps, ce n’est pas avoir à l’intérieur
de soi une partie de la connaissance que Dieu en a. Cette partie est
en Dieu ; elle est l’Ame singulière, mais elle n’est pas dans cette
Ame. Bref, l’Ame singulière est dans la connaissance que Dieu a du
Corps ; mais loin que cette connaissance soit dans l’Ame, ne fût-ce
qu’en partie, c’est elle-même qui en est une partie, sans en avoir en
elle la moindre partie.
§ ^X V III. — Pour que l’Ame connaisse le Corps, ne fût-ce que
partiellement, il faut que, à l’intérieur de l’idée qui constitue sa
nature, elle puisse former pour elle un concept de son Corps (cf. la
D éfinition 3, qui définit l’idée dans l’Ame). Mais comment le
peut-elle ?
C’est ce q u ’établit la seconde partie de la démonstration.
Celle-ci se fonde sur les conclusions des Propositions 12, 16 et
17 : on a vu que Dieu perçoit tout ce qui arrive dans l’objet de
l’Ame, c’est-à-dire les affections de son Corps, en tant qu’il constitue
la nature de l’Ame (Prop. 12) ; il en résulte que, de par la première
conséquence du Corollaire de la Proposition 11 ’22, l’Ame perçoit en
elle les affections de son Corps ; comme, d’autre part, elle perçoit
par ces affections la nature de son Corps (Prop. 16), elle le perçoit
comme existant en acte (Prop. 17), et forme en elle l’idée de son
Corps.
Remarque. — On voit par là que, les affections du Corps dispa
raissant en même tem ps que lui, l’Ame ne le perçoit plus dès qu’il
s’anéantit, et qu’ainsi elle est incapable de percevoir sa mort. Son
incapacité à cet égard ne tient pas seulement à ce facteur négatif :
l’absence des affections de son Corps, mais à un facteur positif :
l’impossibilité pour elle de percevoir la cause de la destruction du
Corps, car cette perception est exclue par eUe (III, Prop. 10) 12S.
D ’autre part, elle ne peut non plus connaître la naissance du Corps,
car l’avènement de son Corps, tout comme sa disparition, dépend
d’une série de causes que Dieu ne saurait connaître en tant qu’il
constitue l’idée de ce Corps, c’est-à-dire l’Ame. En revanche, elle peut
percevoir la persistance de son Corps dans la durée, par la perception
continuelle des affections qui ne cessent de le modifier. Mais l’impos
sibilité où elle est de connaître sa naissance et sa chute dans la123
124. Cf. Eth., II, Prop. 30, Ap., pp. 192-193, III, Prop. 9, Ap., pp. 272
273, Scol. de la Prop. 11, Ap., pp. 277-278.
125. Généralement, Spinoza n'appelle pas idée la connaissance que l'Ame a
des choses (Corps humain, corps extérieur, Ame) par les idées des affections de
son Corps. Cf. à ce sujet, infra, ch. IX, § IV bis, pp. 269 sqq.
240 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME
126. Il est répondu par là à la critique de André Darbon (op. cit., pp. 155
156), qui, doutant de la rigueur des démonstrations spinozistes et de la vali
dité de leurs conclusions, écrit à ce propos : « On peut [...} se demander si
l’affirmation que l'âme connaît l'essence du corps se concilie avec la Propo
sition 19 de la partie II, selon laquelle elle ne connaît le corps humain et ne
sait qu’il existe que par les idées des affections dont le corps est affecté >.
Cette question que l'auteur se pose à lui-même vient de ce qu'il n'a pas
aperçu que les conditions de la connaissance de l'existence du Corps n'ont
rien à voir avec les conditions de la connaissance de son essence, les condi
tions de la production de son existence et celles de la production de son
essence étant toutes différentes (sur ce dernier point, cf. stl'fra, t. I, ch. XII,
SS II-III, pp. 525 sqq.).
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 241
127. Eth., I, Prop. 5, dém., Ap., p. 28, Geb., II, p. 48, 1. 10-12.
128. Cf. sufwa, ch. VI § § XIII sqq., pp . 165 sqq.
129. Cf. infra, ch. IX, § III, p p . 275 sqq., § VI, p p . 275 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 243
idée qui existe en acte a pour objet une chose qui existe en acte
(Coroll. de la Prop. 8) ; 2° que Dieu ne perçoit les affections d’un
objet qu'en tant qu’il est affecté de l’idée de cet objet ou constitue
cette idée ( Coroll. de la Prop. 9) ; 3 ° que l’Ame a les idées qui sont
en Dieu pour ce que Dieu a lui-même ces idées en tant qu'il la
constitue (première conséquence du Coroll. de la Prop. 11). La percep
tion des affections du Corps par l’Ame, invoquée alors comme un
fait (II, A xiom e 4), perm et simplement de subsumer notre Corps
sous l’objet dont notre Ame a nécessairement l’idée (Prop. 13).
La connaissance imaginative de la nature de notre Corps et de son
existence peut bien en effet comporter l’absence de doute, mais non
la certitude proprem ent dite 13°, car celle-ci est le privilège de l’idée
adéquate, et l'imagination est connaissance inadéquate. En outre,
n’étant pas moins confuse que l’imagination des corps extérieurs,
elle peut, tout autant qu’elle, donner lieu à des méprises en ce qui
concerne, sinon l’existence actuelle de notre Corps, du moins sa
nature. C’est pourquoi, si je ne puis me tromper lorsque, percevant
les affections de mon Corps, j’affirme qu’il existe présentement,
je reste exposé à affirmer faussement ce qu’il est, par exemple, dans
l’illusion des amputés. Spinoza, toutefois, n'a pas invoqué cet exem
ple 130131.
130. Cf. Eth., II, Prop. 49, Scolie, Ap., p. 235, Geb., Il, p. 131, 1. 20-23.
131. Spinoza fait partir de cette Proposition 19 la série des Propositions
traitant du problème de l'erreur (Pro-p. 19-35), ainsi qu'il l'indique dans la
Proposition 43. Toutefois, on a vu que ce problème commence à être, sinon
traité, du moins expressément évoqué, dès le Scolie de la Proposition 17.
CHAPITRE VIII
O R IG IN E
DE LA C O N N A IS S A N C E IM A G IN A T IV E
( su ite et fin )
III. — Déduction de l’origine de la connaissance imaginative
de l’A m e (Réplication idée du Corps (Ame} -
idée de l’idée du Corps [idée de l’Ame]).
(Propositions 2 0 à 23)
(les idées des idées des affections du Corps) du général (l’idée de l'idée).
Mais Spinoza s’en tient à la déduction réplicative que mettent en œuvre les
Propositions 21, 20 et précédentes.
10. Cf. Eth., IV, Prop. 8, dém., Ap., p. 441, et V, dém de la Prop. 3.
11. Cf. Eth., II, Scolie de la Proposition 43, à laquelle Spinoza renvoie ici
(« Sed de his postea »), sans préciser la référence. — Cf. mfra, ch. XII,
§ IX, pp. 399 sqq. ; cf. Prop, 49 et infra, ch. XVIII, §§ IX sqq., pp. 496 sqq.
252 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
Il résulte de là que toute idée vraie, étant idée vraie de l'idée vraie,
et par conséquent pleinement idée de l'idée, est la seule qui soit
certaine d’elle-même, autrement dit, la vérité est certaine par elle-
même : verum index sui 1213. Une idée fausse, au contraire, étant une
idée mutilée, enveloppe une privation de connaissance, et par là
même une privation de certitude 1S, car elle se connaît elle-même
aussi peu qu’elle connaît son objet. Toutefois, dans la mesure où une
idée inadéquate retient un fragment de l’idée adéquate, ce fragment
ne comporte-t-ü pas la certitude dans les limites qui lui sont recon
nues, c’est-à-dire la certitude de la parcelle de vérité q u’il comporte ?
N on point, car si l’idée inadéquate est un fragment de l'idée adé
quate, elle n’est pas pour autant un fragm ent de vérité ; car une idée
vraie devant s’accorder avec l’objet dont elle est l’idée, toute idée,
ou s’accorde, ou ne s’accorde pas avec son objet, par conséquent, ne
peut être que vraie ou fausse, mais jamais fragment de vérité. Sans
doute est-ce seulement de façon extrinsèque que l'idée inadéquate
est dite fausse, et n'y a-t-il en elle rien de positif à cause de quoi elle
puisse être dite fausse (cf. Prop. 33) ; mais il n’en résulte pas pour
autant qu’elle puisse être dite, ne fût-ce que partiellement, vraie.
Enfin, ne se connaissant pas elle-même telle qu’elle est vraiment,
elle est au minimum idée de l'idée et, de ce fait, n’a point de cer
titude.
12. Lettre LXXVI, à Albert Burgh, Ap., III, p. 358, Geb., IV, p. 320,
1. 8 et 1. 27. C’est le seul texte où Spinoza emploie cette expression, mais
c’est elle qui a fait fortune. Partout ailleurs il utilise la formule : verum
norma sui et falsi.
13. Cf. infra, ch. XII, § IX sqq., pp. 399 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DE L'ÂME 253
§ VIII bis. — En revanche, s’il est vrai que, chez Spinoza, l’idée
est conçue de façon réaliste du fait q u ’elle tient, non d’elle-même,
mais de la nature de Dieu son identité avec l’idée de l’idée, c’est-à-dire
cette identité de l’objet et du sujet qui constitue son essence, il
serait inexact, comme nous l’avons dit à une autre occasion I6, de
prétendre q u e l’idée de l’idée soit extérieure à l’idée, l’idée de l’Ame
extérieure à l’Ame, comme l’Ame est extérieure au Corps. Cette
conclusion ne pourrait sembler à certains égards s’imposer que si l’on
cune pour objet l'un des modes corrélatifs en chacun d'eux, cette
diversité est radicalement exclue par l'identité absolue de ces âmes en
tant qu'elles sont dans la Pensée une seule et même chose ou cause
conçue sous le même attribut.
Cependant, cette difficulté, comme la précédente, naît d'une
méprise. Par l’expression « sans relation avec l’objet », il n'est pas
signifié que l'Ame hum aine puisse être définie autrement que comme
idée du Corps, mais seulement que, la considérant en Dieu comme
mode du penser, on fait abstraction de l'objet dont elle est l'idée,
objet dont en réalité elle ne cesse d'être l'idée, puisque ce qui cons
titue son essence objective, c’est d'être l’idée d’un Corps. En consé
quence, si les âmes qui ont pour objets des modes autres que ceux
de l'Etendue sont identiques quant à le u r cause, en tant qu'elles sont
la même chose ou cause dans le même attribut, elles restent, quant à
leur essence objective , radicalement différentes, puisque l’objet propre
à chacune, et qui en définit la spécificité, diffère de l'objet de l'autre
aussi radicalement que diffèrent entre eux les attributs dont ces
objets sont respectivement les modes. Bref, l'identité causale de ces
âmes ne les empêche pas plus de différer par leur essence objective
que l’identité causale des attributs dans la substance n'empêche
ceux-ci d’être incommensurables entre eux quant à l’essence ” L'aporie
naît donc d’une méprise sur le sens de l'expression « sans relation
avec l'objet », qui, entendue de façon absolue, conduit à définir
l’âme en Dieu exclusivement par rapport à sa cause, comme mode
de l'attribut Pensée, au lieu, comme il se doit, de la définir aussi en
eUe-même, par son essence objective, comme idée d’un mode d’un
certain attribut autre que la Pensée.
*
**
NAT^URE DE LA C O N N A IS S A N C E IM A G IN A T IV E
(P ropositions 2 4 à 3 1 )
idée d u Corps. Leur conclusion ( C o ro lla ire de la Prop. 31) sera que,
par l’imagination, nous connaissons les choses particulières sous une
fausse apparence, puisque nous les connaissons comme contingentes
et corruptibles.
§ II. — Le principe général de la connaissance inadéquate a été
énoncé par le C o rolla ire de la P ro p o sitio n 1 1 , à savoir : lorsque Dieu
perçoit un objet, non en tant seulement qu’il constitue l’Ame, mais
en tant q u ’il constitue en même temps, hors d ’elle et conjointement
à elle, les idées d’autres choses, ces idées, par là même, échappent à
l’Ame et celle-ci n’a de cette chose q u ’une perception partielle ou
inadéquate (troisième conséquence de ce C o rolla ire) 2
Toutefois, les P rop ositio ns 2 4 , 2 5 , 2 1 et 2 9 démontrent, non que
l’Ame imaginative a, des parties du Corps, des corps extérieurs, du
Corps, de l’Ame, une connaissance inadéquate , mais qu’elle n’en a
pas la connaissance adéquate ; corrélativement, elles n’utilisent pas la
troisième conséquence du C o rolla ire de la Prop ositio n 1 1 pour démon
trer génétiquement et directement l’inadéquation de la connaissance
qu’elle en aurait. Cependant, dira-t-on, puisque l’Ame, tout en n’ayant
pas de ces choses une connaissance adéquate, les connaît néanmoins,
n’en a-t-elle pas une connaissance inadéquate ? On verra qu’il n’en
est pas ainsi, que Spinoza distingue entre ne pas avoir de connais
sance adéquate et avoir une connaissance inadéquate, et que ce n’est
pas sans raison qu’il emploie, lorsqu’il s’agit de la première, le tour
négatif et une démonstration par exclusion.
Le tour positif : connaissance inadéquate n’apparaît que dans les
P rop ositio ns 3 0 et 3 1 , qui concernent la connaissance de la durée.
Contrairement aux P ropositions que nous venons de mentionner,
après avoir établi que cette connaissance n’est pas adéquate, elles
démontrent directement et génétiquement par la troisième consé
quence du C o rolla ire de la P rop ositio n 1 1 q u ’elle est inadéquate.
Cette différence de procédé s’explique, comme on le verra, par la
nature des choses.
*
**
A. N a tu re de la connaissance im agin ative des corps extérieurs et
du C o rp s hum ain.
Les conditions de possibilité 3 de la connaissance imaginative des
corps extérieurs et du Corps humain excluent son adéquation. Aussi
l’Ame imaginative n’enveloppe-t-elle, 1) ni la connaissance adéquate
des parties entrant dans la composition du Corps humain (P ro po si
tion 2 4 ), 2) ni celle des corps extérieurs perçus par les idées des
affections du Corps (P ro po sition s 2 5 et 2 6 ), 3) ni celle de ce Corps
2. Cf. supra, chap. V, § x, p. 121.
3. Condition de possibilité : dans la terminologie spinoziste, la ratio, cf. Il,
Coroll. de la Prop. 26, dém., Geb., II, p. 68, 1. 19.
262 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
4. Car il suffit que ces parties soient remplacées en lui par d'autres de
même nombre et de même nature (Lemme 4).
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 263
de son Corps tout autant que ce Corps lui-même (comparer avec la fin
de la Prop. 19).
Comment l’Ame peut-elle, par nature, connaître (non adéquate
ment) les parties de son Corps, alors que (Prop. 19), par nature, elle
ne connaît pas son Corps et ne peut le connaître que par les idées
de ses affections ? Du fait que Dieu connaît dans l’idée du Corps,
donc dans l’Ame, les parties du Corps en tant qu’elles appartiennent
à l’essence du Corps, — et, dans cette mesure, l’Ame les connaît
par nature, — tandis que Dieu connaît le Corps en tant qu’il est
affecté d’une infinité d ’idées autres que l’Ame, par conséquent non
en tant qu’il constitue l’Ame. De ce fait, l’Ame ne connaît pas le
Corps par nature, mais le connaît seulement par les affections du
Corps.
Pourquoi, enfin, Spinoza s’abstient-il de démontrer, dans la Propo
sition 24, comment l’Ame connaît les parties du Corps humain ?
C’est qu’une telle démonstration est sans intérêt pour la suite. En
effet, s’agissant d’établir par la Proposition 28 que l’Ame n’a pas la
connaissance des causes des affections du Corps, il convient seule
ment de démontrer que les parties du Corps h ^ a i n qui, considérées
dans leur nature propre d’individus, indépendamment de leur apparte
nance au Corps, sont, avec les corps extérieurs, causes des affections
du Corps, restent inconnues de l’Ame, tout autant que les corps
extérieurs pris en eux-mêmes. Car il devient évident par là que les
idées de ces affections, en tant que rapportées à l’Ame seule, sont
des conséquences détachées de leurs prémisses (Il, Prop. 28). Peu
importe donc que ces Individus nous soient connus par leur relation
à notre Corps, puisque leur nature propre, cause des affections de
notre Corps, n ’en est pas moins ignorée de nous, et n’est connue que
de Dieu seul « en tant qu’il est affecté d’autres idées que l’Ame ».
sont des idées et toutes les idées des connaissances. D ’où l’identité
en lui de la connaissance et de l’idée : id e a sive cognitio. Enfin,
dans l’Ame, connaissance est identique à idée, lorsque cette connais
sance est adéquate ; ce qui va de soi, puisque l’Ame connaît alors
les choses comme Dieu les connaît.
b) ^ lem m e : « L ’A m e h um ain e ne p e rço it a ucu n corps extérieur
com m e existant en acte, si ce n ’est p ar les idées des affections de
son propre C o rp s » (P ro po sition 2 6 ). — En effet, si le Corps h ^ a i n
n’est affecté en aucune manière par quelque corps extérieur, l’idée du
Corps humain, c’est-à-dire (Prop. 1 3 ) l’Ame humaine, n’est affectée
en aucune manière par l’idée de l’existence de ce corps (Prop. 7),
autrement dit, . elle n’en perçoit d’aucune manière l’existence. Mais,
en tant que le Corps humain est affecté de quelque manière par
quelque corps extérieur, l’Ame dans cette mesure (eatenus) perçoit
le corps extérieur (Prop. 16 et ses C oroll.).
Cette Prop ositio n complète les P ropositions 1 6 et 1 7 , qui démon
traient seulement que les idées des affections du Corps humain
enveloppent la nature du corps extérieur et que l’Ame affirme l’exis
tence de ce corps chaque fois qu’elle perçoit l’affection de son Corps.
Elle y ajoute que ce corps ne peut être perçu par l’Ame autrement
que par ces idées. C’est la réplique exacte, pour la connaissance du
corps extérieur, de ce qu’est la P rop ositio n 1 9 pour la connaissance
du Corps humain, celle-ci démontrant que « l’A m e hum aine ne
connaît pas le C o rp s h u m a in lu i-m ê m e et ne sa it pas qu?il existe,
si ce n’est par les idées des affections dont le Corps est affecté. »
Aussi les démonstrations de ces deux P ropositions offrent-elles des
structures analogues. Ici comme là, on trouve une partie négative sui
vie d ’une partie positive. La P rop ositio n 19 établit d’abord que
l’Ame ne connaît pas le Corps en tant qu’elle est l’idée du Corps,
puis qu’elle le connaît par l’idée de l’affection du Corps. La P ro p o si
tio n 2 6 établit d’abord que l’Ame ne connaît pas le corps extérieur,
lorsque le Corps n’est pas affecté, puis qu’elle le connaît par l’idée
de l’affection du Corps.
c) C o n clu sio n : « E n tant que l ’A m e hum aine im a g in e un corps
extérieur, elle n'en a pas la connaissance adéquate » (C o ro llaire) :
puisque les idées des affections du Corps humain n’enveloppent pas
la connaissance adéquate du corps extérieur (P ro p. 2 5 ) , puisque l’Ame
ne connaît que par elles les corps extérieurs existant en acte (Prop. 2 6 ),
l’Ame n ’a pas de ceux-ci la connaissance adéquate ; et, puisque
percevoir ces corps par les idées des affections du Corps, c’est, pour
l’Ame, imaginer (Scol. de la Prop. 1 7 ) , l’Ame n’a pas la connaissance
adéquate des corps extérieurs existant en acte en tant qu’elle les
imagine.
De là il résulte que, ne pouvant connaître les corps extérieurs en
272 DE LA NATURE E T DE .L’ORIGINE DE L’ÂME
où eUe est enveloppée, idée qui, elle, est bien dans l’Ame un frag
ment détaché de l’idée adéquate que Dieu a de cette affection.
Ce qui donc est seul « positif » 12 dans l’imagination, c’est l’idée
de l’affection, unique support de toutes les « connaissances » imagi
natives. De ce fait, la connaissance imaginative du Corps humain
enveloppée dans cette idée n’a aucun privilège sur celle du corps
extérieur que cette même idée enveloppe, bien qu’elle enveloppe
plutôt l ’idée de la disposition du Corps humain que celle de la
nature du corps extérieur.
plus l’idée de l’A m e humaine et les idées des idées des affections
du Corps humain, en tant que considérées dans leur rapport avec
l’Am e seule, ce que chacun peut voir aisément. ))
Il est évident, en effet, que l’idée constitutive de l’Ame, considérée
en elle seule, étant séparée de toutes les causes qui la produisent en
Dieu (cf. l re partie de la démonstration de la Proposition 19), n ’est
pas claire et distincte, puisqu’elle n ’est pas adéquate ; ni non plus,
et pour la même raison, l’idée de l’Ame humaine, en tant que
rapportée à l’Ame seule, soit que l’on considère (Prop. 20) que l’idée
de l’Ame se rapporte à Dieu de la même manière que l’Ame elle-
même, soit que l’on considère (Scol. de la Prop. 21) que l’idée de
l’Ame et l’Ame sont une même chose sous le même attribut ; ni
non plus les idées des idées des affections du Corps (ou idées des
affections de l’Ame) en tant que rapportées à l’Ame seule, puisqu’elles
ne dépendent pas de l’Ame seule, mais de l’infinité des causes qui en
Dieu produisent dans l’Ame les idées de ces idées.
L’origine de l’erreur qui les a fait tenir pour claires et distinctes,
c’est que, étant, dans les connaissances imaginatives, données en nous
purement et simplement sans leurs prémisses (Prop. 28), l’Ame,
l’idée de l’Ame, les idées des affections de l’Ame apparaissent comme
indépendantes de toute cause singulière autre que l’Ame. En consé
quence, Descartes a été conduit par là à estimer que l’Ame est
clairement et distinctement conçue quand elle est considérée séparé
ment, comme une substance qui, hors du concours de Dieu, n’a
besoin de rien pour exister ; que l’idée que l’Ame a d’elle-même
dans le Cogito, en réfléchissant sur son être isolé de tout le reste
(mens in se conversa), est la plus claire et la plus distincte des idées.
Quant à la troisième considération, relative aux idées des idées des
affections du Corps, on voit moins comment elle pourrait atteindre
Descartes, puisque, bien qu’il conçoive toutes les idées, y compris les
idées imaginatives, comme des modes de l’Ame, substance indépen
dante, il n ’a jamais vu dans les idées imaginatives des idées claires et
distinctes, et ne les a jamais rapportées à l’^ m e seule, mais toujours
à la substance composée Ame et Corps. Peut-être pourrait-on dire
que Descartes croit avoir par sa doctrine une connaissance claire et
distincte des idées imaginatives, qu’il tient pour obscures et confuses
en elles-mêmes, alors qu’en réalité il n’a d’eiles aucune connaissance
adéquate, puisqu’il les détache de leurs causes en Dieu, et qu’il voit
finalement dans les idées qu’il appelle adventices des idées innées
qui ont dans les choses extérieures, non leurs causes, mais seulement
leurs occasions.
On doit cependant constater que Spinoza accorde en fait aux
conclusions de ce Scolie la plus grande extension, puisqu’il considère
que, par là, il est démontré aussi, du moins implicitement, que l’idée
de l’idée de l’affection du Corps humain, telle q u ’elle est donnée
282 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L'ÂME
dans l’Ame, est, en tant que rapportée à l’Ame seule, une idée confuse.
La présence implicite de ce contenu positif est attestée, dans le
Corollaire de la Proposition 29, par la référence (sub fin.) à ce
Scolie. Et, de ce fait, Spinoza se dispense de démontrer dans une
Proposition, qui serait la symétrique de la Proposition 28, que les
idées des idées des affections du Corps humain, en tant que considé
rées dans leur rapport avec l’Ame seule, sont non seulement ni claires,
ni distinctes, mais confuses.
Ceci dit, il n ’en demeure pas moins que Spinoza évite d ’expliciter
cette implication dans ce Scolie lui-même, désirant de toute évidence
lui conserver la tournure purement négative qui convient à une
réfutation.
17. Telle est l'opinion, par exemple, de Willem Meijer (trad. holl., 2° éd.
1905, p. 319), qui note, comme confirmation de son interprétation, que ce
Scolie a été omis par Emile Saisset (trad. franç., 1842, 1861, 1872) ; d'Otto
Baensch (trad, all, éd. Meiner, 1910, p. 281, Rem. 72) ; d'Appuhn (trad.
franç., 1909, Rem., p. 678) ; d'IIalpern (trad. polonaise, Varsovie, 1914) ; de
Lewis Robinson (Kommentar, Leipzig, 1928, p. 334). — C. Gebhardt réfute
à juste titre cette hypothèse, car ce Scolie figure dans les deux rédactions,
néerlandaise et latine, avec, qui plus est, dans la seconde, une correction (Geb.,
II, p. 113, 1. 26 et Textgestaltung). Mais il est moins heureux quand il ajoute
que ce Scolie apporte une nouveauté en tant qu'il affirme l'inadéquation
de l'idée de l'Ame, « en soi vivante dans la conscience de soi », ce que ne
démontrent ni la Proposition 28 ni la Proposition 29. Cette formule :
« L'Ame en soi vivante dans la conscience de soi », toute belle et brillante
qu'elle puisse paraître, est vide de sens et n'explique rien. On a vu qu'il s'agis
sait là tout simplement de l'idée que Descartes se fait de la nature constitutive
de l'Ame, idée ni claire ni distincte quand elle est in se sola considerata,
comme il ressort de la définition de cette nature donnée au début de la
Proposition 19.
18. Comparer les premiers mots du Scolie de la Prop. 28 : « Idea quae
naturam Mentis constituit... » avec les premiers mots du Coroll de la Prop.
29 : « Hinc sequitur, Mentem humanam, [...} nec sui ipsius [...} adaequatam,
sed confusam tantum [...} habere cognitionem ».
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 285
§ X bis. — Que l’Ame n’ait, par les idées des idées des affections
du Corps, aucune connaissance de ce qu’elle est en soi, c'est ce que
confirment les considérations suivantes :
De même que l'Ame, connaissant le Corps par l’idée de l'affec
tion du Corps, ne connaît le Corps que par l'effet qu’il produit (car
la nature de l’affection du Corps est en lui l’effet, tant de la nature
de ce Corps lui-même, que de la nature du corps extérieur, les
quelles sont, l’une et l’autre, les causes conjointes de cette affection),
de même, l'Ame, se connaissant elle-même par l'idée de l’idée de
l’affection du Corps (ou idée de l’affection de l'Ame) ne se connaît
elle-même que par l'effet quelle produit. De là il résulte qu’ « elle
ne connaît rien de la cause [soit le Corps, soit l’Ame} hormis ce
qu’il y a dans l’effet » Mais nous savons, d’autre part, que « le
causé diffère de sa cause précisément dans ce qu’il tient d'elle » 2021,
c’est-à-dire qu’il est, en tant que tel, incommensurable avec sa cause.
Donc la connaissance que l’Ame a de son Corps par l’effet du Corps
(affection du Corps), et d’elle-même par l'effet de l’Ame (affection
de l’Ame), est incommensurable avec la connaissance du Corps et de
l’Ame comme causes ; ou du moins, si elle lui est commensurable,
c’est seulement dans la limite où une incommensurabilité absolue
2 0 . C f. supra, § III, p. 2 6 8 , n o te 8.
21. Eth., 1, Scol. d e l a Prop. 17 , A p , 6 6 , G e b ., II, p . 63.
288 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
2 2 . C f. supra, t . I , p p . 2 8 6 sqq.
2 3 . C f. supra, § IV, p. 2 6 8 . — Si l'o n n e ré p u g n a it pas à u se r d 'u n vocabu
laire é tra n g e r à S p in o za e t q u i risq u erait d ’in citer à des ra p p ro c h e m e n ts a b u
sifs, o n p o u rra it dire q u e l'A m e, e n connaissant le C o rp s p a r les idées des
affections d u C o rp s, e t l ’A m e p a r les idées des idées de ces affections, n e
c o n n a ît p a s le C o rp s e t l ’A m e e n soi, m ais les c o n n a ît se u lem en t dans le u r
p h é n o m è n e (leu r e ffe t). O n m arq u e rait bien p a r là q u e cette connaissance
n o n a d é q u a te n ’est p as u n e id ée in a d é q u a te , c’est-à-dire u n fra g m e n t de l’idée
ad éq u ate d u C o rp s e n soi o u de l’A m e e n soi, m ais u n e connaissance é tra n
g è re à cette idée. I l e n va de m êm e p o u r la connaissance im a g in ativ e des
p a rties d u C o rp s e t d u corps ex térieu r.
24. C f. supra, § VI, p p . 2 5 0 sqq.
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 289
D E LA N A T U R E D U E T D U FAUX
(P ro po sition s 3 2 à 36)
4. Cf. supra, chap. IV, § X, pp. 65-66, §§ XIV-XV, pp. 70-72, § XX,
pp. 78-79.
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 305
l a d é f i n i t i o n d e l ’i d é e v r a i e p o u r c o n c l u r e q u e l ’e n t e n d e m e n t d e D i e u
d o it c o m p r e n d r e o b je c tiv e m e n t e n lu i D ie u lu i- m ê m e , ses a ttr ib u ts e t
ses a ffe c tio n s , fo rm e lle m e n t p o sés extra intellectum.
C e t te d é m o n s tr a tio n in tr o d u it u n e n o u v e lle p h a s e d a n s la d é d u c tio n ,
c a r e l l e n e s ’a p p u i e p l u s , c o m m e le s p r é c é d e n t e s , s u r l ’A m e , i d é e d ’u n
C o r p s s i n g u l i e r e x i s t a n t e n a c t e d a n s l a d u r é e , m a i s s u r l ’e n t e n d e m e n t
d i v i n . O n c o m m e n c e a i n s i à s ’é l e v e r d u p l a n d e l ’i m a g i n a t i o n à c e l u i
d e l ’e n t e n d e m e n t .
à p a r t i r d e l ’é g a l i t é n é c e s s a i r e e n D i e u d e la p u i s s a n c e d e p e n s e r e t
d e la p u i s s a n c e d ’a g i r ( d é m . d e l a Prop. 36), c o m m e il r e n d c o m p te
e n m ê m e te m p s d e le u r v é r ité à p a r t i r d e la c o n f o r m i té n é c e s s a ire e n
D ie u d es id é e s e t d e le u r s id é a ts (d é m . d e la Prop. 32).
a i n s i q u ’u n e t e l l e i d é e d o n n é e en n o u s , e t d o n t o n v a d é m o n t r e r la
v é r i t é , a l e s p r o p r i é t é s m ê m e s d e l ’i d é e d o n n é e e n D i e u .
Absolu a i c i l e s e n s p r e m i e r d e l ’a d j e c t i f l a t i n e t s i g n i f i e a c h e v é ,
to ta l. I l se r é c ip r o q u e a v e c p a r f a it, c a r, à c e q u i e s t a c h e v é , rie n ne
m a n q u e p a r q u o i o n p u is s e le d ire im p a r f a it. Absolu et parfait s ig n i
fia n t to ta l e t a c h e v é , c ’e s t l ’a d é q u a t i o n q u i, en l ’o c c u r r e n c e , fo n d e
l ’a b s o l u i t é , p u i s q u e , c o m m e e n t é m o i g n e l a d é m o n s t r a t i o n d u Corol
laire de la Proposition 11 (4® c o n s é q u e n c e ) , c ’e s t l ’a d é q u a t i o n qui
c o n s titu e la to ta lité .
b) T o u te fo is , c e Corollaire, c o n c e v a n t l ’a d é q u a t i o n d e l ’i d é e p a r l a
fa ç o n d o n t D ie u p r o d u i t l ’i d é e d a n s l ’A m e , l a d é fin it p a r ra p p o rt
à l ’A m e , t a n d i s que le s q u a lific a tifs d’absolue et de parfaite appa
ra is s e n t com m e convenant o rig in a ire m e n t aux id é e s a d é q u a te s en
s o i, c ’e s t - à - d i r e t e l l e s q u ’e l l e s s o n t e n D ie u , in d é p e n d a m m e n t d e la
f a ç o n d o n t i l l e s p r o d u i t d a n s l ’A m e . I l e s t d o n c p e r m i s d e c o n j e c
tu re r que le s te rm e s d’absoluta et de perfecta serv en t à p asser d u
p o i n t d e v u e d e l ’i d é e ( v r a i e ) donnée en n o u s au p o in t d e v u e d e
l ’i d é e v r a i e donnée en D i e u . S a n s p o u r t a n t q u ’o n p u i s s e d é m o n t r e r
p a r là le u r i d e n t i t é , c e q u i n ’e s t p o s s i b l e que par le u r a d é q u a tio n ,
c ’e s t - à - d i r e p a r l e Corollaire d e la Proposition 11 (4 ° c o n s é q u e n c e ) .
Le m ot absolu, s i g n i f i a n t ic i t o t a l e t a c h e v é , n e 'a u r a i t , c e p e n d a n t ,
ê tre in c o m p a tib le a v e c le s e n s diinconditionné, q u ’i l a a i l l e u r s 910, c a r
c e s d e u x s e n s s e r e c o u p e n t : l ’i d é e a d é q u a t e e s t a b s o l u e e n n o u s a u
s e n s d e t o t a l e e t d e p a r f a i t e , p u i s q u ’e l l e r e n f e r m e la t o t a l i t é d e a ra i
s o n . 1\1.ais, p a r l à m ê m e , e l l e e s t a b s o l u e a u s e n s d ’i n c o n d i t i o n n é , p u i s
q u ’e l l e n e d é p e n d d ’a u c u n e c a u s e f i n i e e x té rie u re à n o u s e t q u ’e l l e
e s t c a u s é e a b s o l u m e n t e n n o u s p a r D i e u . A u c o n t r a i r e , l ’i d é e in a d é
q u a t e e x c l u t l ’a b s o l u i t é d a n s l e s d e u x se n s d u te rm e , p u is q u e , é ta n t
p a r tie lle , e lle e s t im p a r f a ite e t p u is q u e , é t a n t c a u s é e p a r u n e m u ltit u d e
d e c a u s e s fin ie s e x té r ie u r e s à n o u s , e lle e s t c o n d itio n n é e .
E n f i n , d u f a i t q u e l ’i d é e a d é q u a t e e n n o u s e m b r a s s e e n e l l e l a t o t a
l i t é d e s a c a u s e , c ’e s t - à - d i r e s a c a u s e i n f i n i e , e l l e e s t d a n s n o t r e A m e
une id é e i n f i n i e 19 D o c trin e im p o rta n te , p u i s q u ’i l en ré s u lte que
n o t r e A m e , m o d e f i n i , p e u t a v o i r e n e l l e , c o m m e D i e u , l ’i d é e i n f i n i e ,
s o i t d ’u n e c h o s e i n f i n i e ( d e D i e u , d e l ’a t t r i b u t , e t c .) , s o i t m ê m e d ’u n e
c h o s e f i n i e ( p a r e x e m p l e , d e l ’e s s e n c e s i n g u l i è r e d e s o n C o r p s , d e s a
11. De int. emend., Ap. 1, p. 277, S LXVIII, Geb., II, p. 39, 1. 21-24.
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 311
§ X. — La Proposition 35, q u i d é m o n tr e q u e la fa u s s e té c o n s is te
d a n s l a p r i v a t i o n e n v e l o p p é e p a r l ’i d é e i n a d é q u a t e , e s t l e p e n d a n t d e
la Proposition 34, q u i d é m o n t r a i t q u e l ’i d é e v r a i e c o n s i s t e e n l ’i d é e
p a r t , l e c o m p l é m e n t p o s i t i f d e l a Propo
a d é q u a t e . E l l e e s t, d ’a u t r e
sition 33, q u i a v a i t d é m o n t r é e n q u o i n e c o n s i s t e p a s l a f a u s s e t é :
« La fausseté consiste dans une privation de connaissance qu’enve
loppent les idées inadéquates, c’est-à-dire mutilées et confuses » :
E t a n t a c q u i s (Prop. 33) q u e l a f o r m e d e l ’e r r e u r o u d e la f a u s s e t é
n ’e s t r i e n d e p o s i t i f , i l r e s t e à d é t e r m i n e r c e q u ’e l l e e s t .
C e tte d é te rm in a tio n c o m p o rte tro is m o m e n ts :
1° La f a u s s e té ne peut c o n s is te r dans une privation absolue de
c o n n a iss a n c e , c a r l ’e r r e u r ne se d it que d ’u n ê tre q u i, par n a tu re ,
c o m p o rte la c o n n a iss a n c e : a in s i le s c o r p s , q u i n e c o m p o rte n t q u e
l ’é t e n d u e e t e x c l u e n t t o u t e p e n s é e , n e s o n t j a m a i s d i t s e r r e r “ • — 2 ° L a
fa u s s e té ne peut c o n s is te r non p lu s dans l’ignorance absolue 13 d e
12. Ce qui signifie qu'il ne peut y avoir d'erreur que dans un être qui,
par nature, comporte la connaissance. La privation absolue de connaissance
n'est donc en réalité ici que simple négation, absence absolue (« U y a
privation quand un attribut que nous croyons appartenir à la namre de
quelque objet est nié de cet objet même, négation quand on nie d'un objet
ce qui n'appartient pas à sa nature », Lettre XXI, à Blyenbergh, Ap., III,
p. 205, Geb., IV, p. 129, 1. 4-6 ; cf. supra, chap. VII, § XV, p. 216), car
il n'appartient pas à la nature du corps de penser. La privation, définie par
la négation de ce qui est dû à une chose comme appartenant à sa namre,
est un concept commun à Descartes (IVe Méd, A.T., VII, p. 55, 1. 1-3,
4-6, p. 56, 1. 19-26, p. 60, 1. 31, p. 61, 1. 1-4, V s Rép, A. T. VIII, p. 376,
1. 1-14, Lettre à Regius, 24 mai 1640, p. 65, 1. 23-26, Lettre à Mesland,
2 mai 1644, p. 117, 1. 1-5) et aux scolastiques (cf. saint Thomas,
Compendium Theologiae, I, 94, E. de Saint-Paul, Sum. phil., I, 2, p. 153,
Suarez, Met. Disp., D. 54, 38). — D'autre part, considérée comme entité,
la privation, de même que la mutilation, la limitation, etc., « n'est qu'un
être de raison, une manière de penser que nous formons quand nous compa
rons deux choses entre elles ». En effet, aucune chose réelle ne lui corres
pond, puique « elle exprime purement et simplement l'absence ou le manque
d'une certaine chose », Lettre XXI, à Blyenbergh, Ap., III, p. 204, Geb., IV,
p. 128 b, 12 sqq. Etre de raison, elle l'est de deux façons : 1) en tant
qu'elle sert à déterminer une chose par rapport à une autre (comme l'impar
fait par rapport au parfait, le mal par rapport au bien, et vice versa) ;
2) en tant qu'elle exprime une négation (comme la cécité, les ténèbres,
l'extrémité, ia limite, etc.), cf. supra, t. I, p. 414. Cependant, elle n'est pas
sans valeur objective, car elle exprime un fait réel : celui d'une chose muti
lée contrairement à sa namre.
13. L'hypothèse de cette « ignorance absolue » n’est pas celle de l'igno
rance de tout objet, ce qui reviendrait à la privation absolue de toute
connaissance et abolirait l’Ame, définie comme idée ou connaissance; elle est
seulement celle de l'ignorance absolue de l'objet à propos duquel une erreur
serait possible. Cette dernière hypothèse, à son tour, ne peut non plus
312 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
expliquer l'erreur, puique n’avoir nulle idée d’un objet, ce n’est pas en
avoir une idée fausse.
14. « Selon la signification qu'on donne de ce mot dans l'Ecole », ajoute
Descartes dans la version française de la IV’ Méd., A. T., IX, p. 48.
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 313
obscures qu’il n’entend pas, ce qui lui est toujours possible, puisque
sa volonté est plus étendue que son entendement, il se trompe inéluc
tablement : « C’est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se
rencontre la privation qui constitue la form e de l’erreur » “ • Et
cette privation n’étant pas causée par Dieu, puisqu’elle est un néant
et que Dieu ne peut causer que de l’être, Dieu est définitivement
disculpé et l’homme définitivement inculpé.
Pour Spinoza aussi, l’idée inadéquate n’est, au point de vue de
Dieu, qu’une limitation, car elle est dans l’Ame une partie de l’idée
qui est totale en Dieu. De cette limitation, qui enveloppe le non-être,
Dieu n ’est pas responsable, car, ne produisant que de l’être, il n’en
est pas la cause. De plus, il n’est en rien contraire à la nature des
choses que l’Ame singulière existante ne puisse apercevoir qu’en partie
les idées qui en Dieu sont infinies, car elle est finie ; il est même
nécessaire, de par l’ordre commun de la N ature, qu’il en soit ainsi
chaque fois que l’Ame ne peut embrasser en elle, comme Dieu
l’embrasse dans son entendement, l’infinité de la cause ou de la raison
de l’idée. D ’où la définition de l’essence de l’Ame existante comme
« constituée d’idées adéquates et d’idées inadéquates » le, si bien que
la présence d’idées inadéquates dans l’Ame, étant conforme et non
contraire à sa nature, est, pour elle, une simple limitation, et non
une privation. La privation ne peut être attribuée en l’occurrence
qu’à l’idée inadéquate, en tant que celle-ci est une mutilation de
l’idée adéquate, contraire à sa nature. C’est ce qui apparaît immédia
tem ent dans l’énoncé de la Proposition 35 : « La fausseté consiste
dans une privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadé
quates » ; c’est ce que confirme le Scolie de la Proposition 49 :
« La fausseté consiste dans la seule privation qu’enveloppent les
idées mutilées et confuses » ” • En revanche, la privation est attribuée
à l’Ame elle-même, comme « privation de connaissance », lorsque
lui font défaut certaines idées qui l’empêcheraient d’affirmer comme
vraies des idées inadéquates, alors que sa nature (comme idée d’un
Corps existant en acte) ne rend nullement inéluctable quelles
lui manquent. Cette privation de l’Ame s’exprime dans le Scolie
de la Proposition 17 : « L’Ame est dans l’erreur en tant qu’elle est
considérée comme manquant d’une idée qui exclue... etc. », dans
le Scolie de la Proposition 35 elle-même : « Dans le Scolie de la
Proposition 17 de cette Partie, j’ai expliqué pour quelle raison
l’erreur consiste dans une privation (privatione) de connaissance », ou1567
15. IV e Méd, A. T., VII, p. 60, 1. 6-8, Principes, I, art. 31 ; cf. Gueroult,
Descartes, I, chap. VII, Du Vrai et du Faux, pp. 286-230 ; Spinoza, Princ.
phil. cart., I, Prop. 15, Scolie, Ap., I, pp. 347 sqq., Geb., II, p. 175, 1. 31-33.
16. Eth., III, Prop. 3■ dém., sub. init, Ap., p. 272, Geb., II, p. 147,
1. 19-20.
17. Ap., p. 234, Geb., II, p. 131, 1. 10-11.
314 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
18. Et, d'autre part aussi, du degré d'effort dont elle est capable en vertu
de son essence.
19. Lettre XXI, à Blyenbergh, Ap., III, p. 204, Geb., IV, p. 128, 1. 12.
20. Deux cas sont à distinguer (cf. supra, ch. VII, § XIII) : 1) exclusion
d’une idée imaginative (cheval ailé), enveloppant une affirmation fausse,
par une autre idée imaginative, ce qui ne dépend pas de l'effort de l'Ame ;
2) exclusion de l’affirmation fausse qu'enveloppe une idée imaginative,
grâce à la reconnaissance de son inadéquation, c'est-à-dire grâce à l'inter
vention d'une idée adéquate à laquelle l'effort propre de l’^me permet
d'accéder.
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 315
21. Cf. aussi Eth., I, Appendice, Ap., p. 104, II, Prop. 49 et Scol., III,
Prop. 2, Scol., V, Préface, pp. 590-591, Lettre LVIII, à Schuller, Ap., III,
pp. 315-317.
22. Descartes, UP Méd, A.T., VII, p. 39, 1. 18-29, IX, p. 31, VIe Méd.,
VII, p. 80, 1. 11-12, IX, p. 63. — L'exemple est classique; il est déjà
chez Aristote, De Anima, III, chap. III, p. 428 b. 1. 2-4 : « Il y a de
fausses imaginations concernant les choses dont nous avons en même temps
une conception vraie. Par exemple, le soleil. nous apparaît avec un diamètre
d'un pied, alors que nous savons qu'il est plus grand que le monde habité ».
— L'évaluation de la distance du soleil à 600 diamètres terrestres est de
Descartes : entre 600 et 700 diamètres, opine-t-il (Principes, III, art. 5),
comme aussi Gassendi, lnstitutio astronomica, 1656, pp. 94, 152.
23. Eth, IV, Scol. de la Prop. 1. — Cf. r»pra, chap. Vil, S XI, n° 2,
pp. 210 sqq., § XIV, pp. 215 sqq.. § XVIII, pp. 223 sqq.
316 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
modo) et selon la même nécessité de leur attribut propre que les modes
des attributs autres que la Pensée, la démonstration de la Proposition 36
se .garde de reprendre à son compte l'expression eodem modo.
318 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
d’une autre chose, nous disons que l’Ame humaine perçoit une
chose partiellement ou inadéquatement ». En effet, Dieu produit
avec la même nécessité l’idée qu’il a en tant seulement qu’il constitue
la nature de l’Ame et celle qu’il a en tant que, outre cette Ame et
conjointement à elle, il a l’idée d’une autre chose.
Elle s’accorde aussi avec la Proposition 33 : « Il n ’y a dans les
idées rien de positif à cause de quoi elles sont dites fausses ». En
effet, puisque toute idée inadéquate est une idée adéquate, positive
et nécessaire en Dieu, mais nécessairement aperçue de façon partielle
du fait qu’elle est rapportée à une Ame singulière, elle ne renferme
en elle que du positif, lequel résulte de la causalité nécessaire de Dieu.
Elle s’accorde enfin avec la Proposition 29 du Livre 1, dont l’uni
versalité est absolue : « Il n’y a rien de contingent dans la Nature,
mais tout est déterminé par la nécessité de la Nature », etc. Pas plus
que les idées adéquates, les idées inadéquates ne sauraient donc
échapper à cette nécessité.
Mais, objectera-t-on, puisque l’idée inadéquate, en tant qu’elle com
porte la privation, enveloppe la fausseté, qui, n’étant pas un mode de
Dieu, n ’est pas produite par lui (dém. de la Prop. 33), ne devrait-on
pas conclure qu’elle est produite par l’Ame, indépendamment de la
nécessité divine ? C’est précisément par ce biais que Malebranche
soustrait l’erreur à Dieu et la fonde sur le libre arbitre h ^ a i n :
puisque l’erreur est un néant et qu’elle ne peut, de ce fait, être
produite par la puissance physiquement réelle de Dieu, elle ne peut
l’être que par la liberté humaine, qui n’est elle-même qu’un néant
physique *5 Mais, pour Spinoza, si l’erreur est un néant qu’explique la
limitation de l’idée inadéquate, cette idée elle-même n ’est pas un
néant, et sa limitation, avec la privation qu’elle implique, a son
principe, elle aussi, dans la nécessité de Dieu, car, comme l’Ame est
une partie de l’entendement infini de Dieu, Dieu nécessairement ne
produit en elle qu’une partie de l’idée totale qu’il produit nécessaire
ment dans son propre entendement, sauf lorsque (cf. infra, Prop. 38),
l’idée étant pareillement dans la partie et dans le tout, il la produit
entièrement dans l’Ame considérée seule comme il la produit entiè
rement en lui (Coroll. de la Prop. 11).
25. Cf. Gueroult, Malebranche, t. III, chap. XI, §§ XX sqq., pp. 178 sqq.,
et ibid., Appendice n° III : La physique de l’Ame, pp. 390 sqq.
DE LA NA11JRE DU VRAI ET DU FAUX 319
2° P o u r q u o i le s Propositions q u i c o n c e r n e n t la c o n n a is s a n c e q u e
l ’A m e a d e s p a r t i e s d e s o n C o r p s (Prop. 24) e t le s id é e s d e s a f f e c tio n s
d e ce C o rp s (Prop. 28) s o n t-e lle s s e u le s m e n tio n n é e s , e t n o n c e lle s
q u i c o n c e r n e n t c e s a u t r e s c o n n a i s s a n c e s c o n f u s e s q u e l ’A m e a d ’e l l e -
m êm e, de son C o rp s, e t d es c o rp s e x té rie u rs (Prop. 25, 27, 29 et
Coroll.) ? C 'e s t p a r c e q u e le s Propositions 24 e t 2 8 s o n t le s s e u le s à
im p liq u e r dans le u rs d é m o n s tra tio n s « le ra p p o rt à l ’A m e s in g u
liè re » : la Proposition 24, d a n s la m e s u r e o ù , ra p p o rté e à l ’A m e
s i n g u l i è r e , l ’i d é e d e l a p a r t i e d u C o r p s e s t i n a d é q u a t e e n t a n t q u ’e U e
e s t s e u l e m e n t l ’i d é e m u t i l é e d e l a p a r t i e i n t é g r é e à l ’e s s e n c e d u C o r p s ;
la Proposition 28, d a n s la m e s u r e o ù f ig u r e e x p r e s s é m e n t le r a p p o r t
d e l ’i d é e à l ’A m e s i n g u l i è r e .
3° La Proposition 32 e s t a l l é g u é e p o u r f o n d e r l a v é r i t é d e s i d é e s
e n D ie u e t l e Corollaire d e la Proposition 7 p o u r f o n d e r l e u r a d é
q u a tio n . M a i s , d a n s l a Proposition 32, c e m ê m e Corollaire é t a i t i n v o
q u é p o u r f o n d e r le u r v é r ité . E s t-c e là u n c e r c le ? N o n , c a r, d e p a r s o n
a m b iv a le n c e , q u e n o u s a v o n s é t a b l i e p l u s h a u t 26, c e Corollaire peut
s e r v i r à d e u x f i n s , p u i s q u e l 'é g a l i t é e n D i e u d e l a p u i s s a n c e d e p e n s e r
e t d e l a p u i s s a n c e d ’a g i r i m p o s e à l a f o i s l a c o n f o r m i t é d e s i d é e s a u x
c h o s e s , c ’e s t - à - d i r e le u r v é rité , et le u r a d é q u a tio n , du fa it que ces
id é e s , d é c o u l a n t d e l ’i d é e de D ie u s e lo n l 'o r d r e n é c e s s a ire d e le u rs
ra is o n s (q u i e st au ssi c e lu i d e s c h o se s ), r e n f e r m e n t e n e lle s , c o m m e
l ’i d é e d e D i e u , l a t o t a l i t é d e l e u r s r a i s o n s . I l f o n d e a i n s i l ’a d é q u a t i o n
s u r l a g e n è s e d e s i d é e s à p a r t i r d e l ’i d é e d e D i e u , t a n d i s q u ’i l f o n d e
la v é rité sur le p a ra llé lis m e e n tre la g e n è s e des id é e s (o u ré a lité s
o b je c tiv e s ) à p a rtir de l ’i d é e de D ie u e t la genèse des ch o ses (o u
r é a l i t é s f o r m e l l e s ) à p a r t i r d e l a p u i s s a n c e d ’a g i r d e D i e u . L a d o u b l e
fo n c tio n a ss u m é e p a r le Corollaire d e la Proposition 7 d a n s le s Propo
sitions 3 2 e t 3 6 e s t l é g i t i m e , p u i s q u e l a t o t a l i t é d e l ’i d é e ( p e r f e c t i o n
o u a d é q u a tio n ) e t s a c o n f o r m i t é à l ’o b j e t ( v é r i t é ) r é s u l t e n t e n s e m b l e
i m m é d i a t e m e n t e n D i e u d e la p r o d u c t i o n n é c e s s a i r e p a r l u i d e s i d é e s
p a r le s q u e lle s il d o i t c o n n a î t r e parfaitement t o u t e s le s c h o s e s q u ’il
p ro d u it.
i n t r i n s è q u e q u i l a r é v è l e à l ’A m e c o m m e v r a i e i n d é p e n d a m m e n t d e
l a c o n s i d é r a t i o n d e l ’o b j e t h o r s d ’e l l e , c e t t e d i s t i n c t i o n n ’a d ’i n t é r ê t
m a j e u r q u e p a r r a p p o r t à l ’h o m m e , c a r l a v é r i t é d e s e s i d é e s n e p e u t
ê tre d é m o n tré e (Prop. 34) q u ’à p a r t i r d e l e u r a d é q u a t i o n , c e t t e a d é
q u a tio n e x p rim a n t, c o n fo rm é m e n t au Corollaire de la Prop. 11
( 4 ' c o n s é q u e n c e ) , l ’i d e n t i t é de l ’i d é e donnée dans n o tre A m e avec
l ’i d é e te U e q u ’e l l e est en ta n t q u e c o n s id é ré e dans son ra p p o rt à
D ie u . D u p o in t d e v u e d e D ie u , a u c o n tra ire , c e tte d is tin c tio n n ’a
g u è r e d ’i n t é r ê t , p u i s q u e l a v é r i t é d e l ’i d é e e t s o n a d é q u a t i o n , l a q u e l l e
s ig n if ie a lo rs s a p e r f e c tio n , s o n t f o n d é e s a u s s i i m m é d i a t e m e n t l ’u n e
q u e l ’a u t r e d a n s l ’é g a l i t é e n l u i d e s a p u i s s a n c e d ’a g i r e t d e s a p u i s s a n c e
d e p e n se r.
5 ° P o u r c o n c l u r e q u e le s id é e s in a d é q u a te s s o n t d e s c o n s é q u e n c e s
au ssi n é c e s s a ire s q u e le s id é e s a d é q u a te s , la d é m o n s t r a tio n s ’a p p u i e
s u r le Corollaire d e la Proposition 6, s e lo n le q u e l « le s c h o s e s q u i s o n t
le s o b je ts d e s id é e s s u iv e n t e t s o n t c o n c lu e s d e le u r s a ttr ib u ts p r o p r e s
de la m êm e m a n iè re et avec la m êm e n é c e s s ité que nous avons
m o n t r é [ d a n s la Prop. 5] q u e l e s i d é e s s u i v e n t d e l ’a t t r i b u t P e n s é e » .
R é f é r e n c e d é c o n c e r t a n t e , p u i s q u ’i l s ’a g i t d a n s l a Proposition 36 d e la
m ê m e n é c e s s ité e n v e rtu d e l a q u e l l e r é s u l t e n t l e s id é e s a d é q u a t e s e t
i n a d é q u a t e s , t a n d i s q u ’i l s ’a g i t d a n s l e Corollaire d e la Proposition 6
d e la m ê m e n é c e s s ité e t d e la m ê m e m a n iè r e en v e rtu de la q u e lle
s u iv e n t d e D ie u le s m o d e s d e la P ensée et les modes des attributs
autres que la Pensée.
V ra is e m b la b le m e n t, c e tte ré fé re n c e v is e ra it à m a r q u e r la s o lid a rité
e n t r e la n é c e s s i t é a b s o l u e q u i r è g n e d a n s l ’u n i v e r s d e s o b j e t s e t c e l l e
q u i r è g n e d a n s l ’u n i v e r s d e s i d é e s : i l e s t i m p o s s i b l e d ’a c c e p t e r l a p r e
m i è r e s a n s a c c e p t e r l a s e c o n d e ; b r e f , d ’a c c e p t e r l a n é c e s s i t é d a n s le s
c o r p s e t l e l i b r e a r b i t r e d a n s le s A m e s . L ’i d é e s i n a d é q u a t e e t l ’e r r e u r
d o n t e lle e s t la cause ne peuvent donc s ’e x p l i q u e r p a r n o tre lib re
a rb itre
§ X V I. — O n v o i t p a r l à q u e , c o n t r a i r e m e n t à l ’i n t e r p r é t a t i o n d e
c e r ta in s tr a d u c te u r s e t c o m m e n ta te u r s , la Proposition 36 n e d é m o n t r e
p a s q u e « le s i d é e s i n a d é q u a t e s e t c o n f u s e s s’enchaînent les unes aux
autres (o u s u iv e n t les unes des autres) a v e c l a m ê m e n é c e s s i t é q u e le s
id é e s a d é q u a te s , c ’e s t - à - d i r e c la ire s e t d i s t i n c t e s ss, c e p a r q u o i e l l e 278
s ig n ifie ra it q u e le s e r r e u r s s ’e n g e n d r e n t (o u s e d é d u is e n t) le s u n e s
d e s a u tre s a u ssi n é c e s s a ire m e n t q u e le s v é r i t é s , m a i s q u ’e l l e é ta b lit
q u e le s id é e s in a d é q u a te s r é s u l t e n t d e la m ê m e n é c e s s ité q u e le s id é e s
a d é q u a te s . E t, d u f a i t q u e le s id é e s in a d é q u a te s s u iv e n t d e la m ê m e
n é c e s s ité que le s id é e s a d é q u a te s , on ne s a u ra it c o n c lu re que le s
p re m iè re s s u iv e n t les unes des autres s e lo n la m ê m e n é c e s s ité q u e c e s
d e rn iè re s . En e ffe t, c e l l e s - c i s ’e n c h a î n e n t n é c e s s a ire m e n t s e lo n une
d é d u c tio n in te rn e e t rig o u r e u s e dans une Ame a c tiv e , ta n d is que
c e lle s -là se succèdent de fa ç o n c o n tin g e n te e t e x té rie u re dans une
A m e p a s s iv e . E n f in , la d é m o n s tra tio nn e p o r t e p a s s u r l e rapport
des idées entre elles, m a is su r leur rapport soit à Dieu, soit à une
Am e singulière.
C e tte in te r p r é ta tio n e s t c o n f i r m é e p a r le s o b s e r v a t i o n s s u i v a n t e s :
le s id é e s in a d é q u a te s , é ta n t comme des conséquences détachées de
leurs prémisses, n e p e u v e n t s ’e n t r e s u i v r e l e s u n e s d e s a u t r e s c o m m e
le s id é e s a d é q u a te s , q u i se d é d u is e n t d e le u rs p ré m is s e s . O n a d é jà
o b serv é q u e, to u t en se ré fé ra n t a u Corollaire d e la Proposition 6,
s e lo n le q u e l le s ch o ses s u iv e n t et se c o n c lu e n t de le u rs a ttrib u ts
p r o p r e s d e la m ê m e m a n iè r e (eodem modo) e t a v e c la m ê m e n é c e s
s ité q u e le s id é e s s u iv e n t d e le u r p r o p r e a ttr ib u t, S p in o z a o m e t d a n s
la Proposition 36 l ’e x p r e s s i o n d e la m ê m e m a n i è r e (eodem modo) »,
e t n e c o n s e r v e q u e l ’e x p r e s s i o n « a v e c la m ê m e ». C e t t e
n é c e s s ité
o m is s io n est à co u p sûr in te n tio n n e lle , c ar, e ffe c tiv e m e n t, u n e id é e
a d é q u a t e s e p r o d u i t d a n s l ’A m e a u t r e m e n t q u e l ’i d é e i n a d é q u a t e , q u o i
q u e la p ro d u c tio n de l ’u n e e t d e l ’a u t r e s o i t d ’u n e é g a le n é c e s s ité .
T o u te fo is , eodem modo, s ’i l n e p r ê t a i t p a s à é q u i v o q u e , p o u r r a i t e n
un c e rta in s e n s s ’a d m e t t r e . E n e ffe t, D ie u ne change pas sa fa ç o n
d e fa ire q u a n d i l p r o d u i t l 'i d é e a d é q u a t e e n l u i e t q u a n d il p r o d u it
l ’i d é e i n a d é q u a t e e n n o u s ; d a n s l e s d e u x c a s , p a r u n a c t e s e m b l a b l e ,
i l p r o d u i t a b s o l u m e n t l ’i d é e intégralement e n l u i ; m a i s , q u a n d l ’i d é e
e s t p a r e i l l e m e n t d a n s l a p a r t i e e t d a n s l e t o u t , i l s e t r o u v e q u ’e l l e e s t
en m êm e te m p s to u t e n tiè re p ro d u ite dans l ’A m e e t a d é q u a te en
e l l e , t a n d i s q u e , d a n s l e c a s c o n t r a i r e , i l s e t r o u v e q u ’u n e p a r t i e s e u l e -
E n r e v a n c h e , o n p e u t d i r e , m a i s c ’e s t l à t o u t a u t r e c h o s e :
2 . Q u e l 'e n c h a î n e m e n t i n t e r n e e t n é c e s s a ir e d e s id é e s a d é q u a te s le s
u n e s a v e c le s a u tr e s d a n s n o t r e e n t e n d e m e n t e t la s u c c e s s io n c o n t i n
g e n te (p o u r nous) des id é e s in a d é q u a te s dans n o tre im a g in a tio n
d é riv e n t d e D ie u a v e c u n e é g a le n é c e s s ité , c a r il e s t n é c e s s a ire q u e
l 'A m e a p e rç o iv e c o m m e dans u n e s u c c e s s io n c o n tin g e n te le s c h o s e s
q u i , e n s o i, r é s u l t a n t d ’u n e n c h a î n e m e n t n é c e s s a i r e d e c a u s e s q u ’e l l e
ig n o r e , n e p e u v e n t ê tr e r a tta c h é e s p a r e lle à le u r s p ré m is s e s .
CHAPITRE XI
LA R A IS O N
1
Les notions communes, fondements de la Raison '
5. Sur l'expression : c en tant qu'il constitue l'^me », cf. supra, chap. IX,
§ v, p. 273, note 10.
LA RAISON 331
qui (Prop. préc.) doivent être perçues par tous adéquateimenit, Cest-
à-dire clairement et distinctement ».
La Proposition 38 se démontrait à partir d'une hypothèse : ceUe
de quelque chose (A ) qui serait commun à tous les corps. Le Corol
laire en tire une conclusion apodictique, en transformant, par le
Lem m e 2, l’hypothèse en vérité certaine. D ’où l'emploi de l’expres
sion doivent (debent). On a là comme un syllogisme hypothétique :
1° s'il y a quelque chose de commun, cela sera perçu adéquatement
(tour hypothétique de la démonstration de la Proposition 38) ;
2° or, il y a quelque chose de commun (Lemme 2) ; 3° donc cela
doit être perçu adéquatement.
Ce Corollaire, tout en rendant certain, par l'appel au Lemme 2,
ce qui, dans la Proposition 38, n'était encore qu'une affirmation
abstraite, d'une application concrète problématique, restreint défini
tivement, en contrepartie, la déduction des notions communes à la
seule déduction des notions des propriétés communes des corps.
D'autre part, des idées des propriétés communes aux choses il
conclut à des notions communes aux hommes : puisque ces propriétés
communes doivent à leur nature d'être perçues adéquatement par
tous, les notions de ces propriétés doivent être des notions claires
et distinctes communes à tous les hommes. Ces notions, répliques,
dans les Ames, de propriétés réelles dans les choses, n'ont donc rien à
voir avec les universaux issus de l’abstraction imaginative.
Ici apparaît pour la première fois le terme de notion, que Spinoza
introduit, conformément à la tradition des Stoïciens, qui appelaient
ces sortes de représentations iwoioti, notions, et non îSèai, pour ce
qu'elles n'étaient ni des idées platoniciennes, ni des universaux.
Incontestablement, les notions communes spinozistes ne sont ni les
unes, ni les autres. Il n'y a pas lieu, toutefois, de les opposer aux idées,
car elles sont pour lui des idées d'une certaine sorte, à savoir « les
idées adéquates des propriétés des choses » 6 On doit donc conjec
turer que le terme de notion est préféré à celui d’idée pour deux
raisons ; 1° en ce qu'il désigne une certaine sorte d'idées : idées,
non de choses, mais de propriétés ; 2° en ce qu'il marque le carac
tère universel de cette représentation, alors que ce caractère n'appa
raît pas dans l'expression « idées adéquates des propriétés des choses ».
Enfin, ce terme convient parfaitement aux idées des propriétés
communes, puisque les Stoïciens l'employaient en ce sens.
D 'autre part, on voit reparaître les termes « claires et distinctes »,
de signification psychologique, fort à leur place ici, puisqu'il s'agit
d'idées adéquates en nous.6
7. L’idée même de Dieu, qui, cependant, n’est pas une notion commune
de la Raison, est enveloppée dans toute idée d'un corps quelconque (cf. II,
Prop. 45 et 46).
8. « [Animalia} quae irrationalia dicuntur (bruta enim sentire nequa-
quam dubitare possumus) », Eth., III, Scol. de la Prop. 57, Ap., p. 370,
Geb., II, p. 187, 1. 6-7.
9. Eth., III, Prop. 3, dém., Ap., p. 266, Geb., II, p. 145, 1. 2-5. Il est
à noter que dans cette Proposition les idées adéquates sont seulement des
idées ayant pour objets des modes de l’étendue ; mais il y en a d'autres,
comme le montre l’utilisation de la Prop. 38 dans la Prop. 46.
10. Cf. Robinson, op. cit, p. 343.
11. « [...} singularibus, nobis per sensus mutilate, confuse et sine ordine
ad intellectum repraesentatis », Scol. 2 de la Prop. 40, Geb., II, p. 122, 1. 3-4.
3'.\4 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME
§ VII. — Par la Proposition 37, qui donne congé aux choses singu
lières existant en acte dans la durée, objets de l’imagination, pour ne
plus considérer que les propriétés communes, il est signifié qu’on
passe de la sphère des idées inadéquates à celle des idées adéquates.
Il n’y a là, pourtant, nulle coupure. En effet, bien que s’opposant
par leur nature, la connaissance adéquate et la connaissance inadé
quate sont originellement conjointes et simultanées dans notre per
ception des choses singulières existant en acte. C’est dans une même
affection que le corps extérieur m’affecte et par ce qu’il a de
singulier et par ce qu’il a de commun avec mon Corps (et les autres
corps), si bien que l'idée de la même affection enveloppe et la
connaissance inadéquate de la chose singulière et la connaissance
adéquate de la propriété commune, donc à la fois la connaissance
imaginative et la connaissance rationnelle. Puisque l’Ame, en tant
qu’elle perçoit imaginativement les choses singulières, perçoit ration
nellement leurs propriétés communes, les notions communes ne sont
pas transcendantes, mais immanentes aux idées imaginatives des affec
tions. C’est pourquoi l’investigation se déroule comme auparavant
sur le plan des affections du Corps ; et, tandis que la déduction de
l'imagination m ontrait comment les idées des affections enveloppent
des connaissances qui ne sont pas adéquates, la déduction des notions
communes m ontre comment, à un autre point de vue, elles envelop
pent des notions adéquates. Bref, selon le cas considéré, la conclusion
12. Eth., II, dém. du Corail. 2 de la Prop. 44, Ap., p. 223, Geb., Il,
p. 126, 1. 28-32.
LA RAISON 335
est contraire : en tant que le Corps humain est affecté par ce que le
corps extérieur a de singulier, la connaissance du corps extérieur n ’est
pas adéquate {Prop. 25 et Coroll. de la Prop. 26) ; en tant que le
Corps humain est affecté par ce qui, dans ce même corps extérieur,
est commun à celui-ci et au Corps humain et est pareillement dans
la partie et dans le tout de chacun d’eux, l’idée de ce que nous
connaissons alors du corps extérieur est adéquate (Prop. 38). La même
affection impliquant à la fois l’une et l’autre, on s’explique que,
tandis que la Proposition 28 du Livre II affirme que les idées des
affections du Corps humain sont dans l’Ame humaine mutilées et
confuses, la Proposition 39 puisse affirmer que l’idée de l’affection
en tant qu’elle enveloppe la propriété commune A est adéquate, et
la Proposition 4 du Livre V, que « il n’est point d’affection du Corps
dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct »,
Proposition qui, précisément, s’appuie sur la Proposition 38. Il est
évident, en effet, que, si l’idée de l’affection est mutilée et confuse
en tant qu’elle enveloppe des connaissances qui ne sont pas adéquates
(Prop. 28) 1314, elle sera adéquate en tant qu’elle enveloppe des idées
adéquates.
*
**
15. De « Sit A » à « ideas habet », Ap., pp. 204-205, Geb., II, p. 119,
1. 16-22.
16. De « Ponatur » à « Corporis humant affectus est », Ap., p. 205,
Geb., II, p. 119, 1. 22-27.
17. « En tant qu'elle enveloppe la propriété A », membre de phrase
omis dans la traduction Appuhn. 1
18. De « hoc est > à « Mente humana adaequata », Ap., p. 205, Geb.,
II, p. 119, !. 27-30.
LA RAISON 337
que les idées des affections du Corps en tant que ces affections enve
loppent cet A.
Ces deux démonstrations offrent une autre différence. La Proposi
tion 38 considère l’affection selon la Proposition 16, comme suivant,
de façon générale et sans autre spécification, de la nature de ses
causes singulières, à savoir de la nature du Corps affecté et de la
nature du corps affectant, alors que la Proposition 39 considère l’affec
tion comme causée par la propriété commune A, propre à mon Corps
et à certains corps qui l’affectent.
Cette différence vient encore de ce que ces deux Propositions n’ont
pas le même objet. Dans la Proposition 38, où il s’agit des propriétés
communes à tous les corps, l’affection du Corps peut être considérée
selon la Proposition 16, à savoir comme causée d’une manière quel
conque par des corps extérieurs quelconques. Au contraire, dans la
Proposition 39, où il s’agit d’une propriété commune propre seule
ment à notre Corps et à certains corps extérieurs qui l’affectent, il
est nécessaire de spécifier que, en l’occurrence, la cause de l’affec
tion, c’est, non pas, de façon générale, « la nature du Corps et celle
du corps extérieur », mais la propriété commune propre à mon Corps
et à certains corps qui l’affectent.
Enfin, alors que la Proposition 38 démontre que l’idée de A est
nécessairement adéquate en Dieu en tant qu’il constitue l’Ame
humaine, la Proposition 39 démontre que Vidée de l'affection du
Corps en tant qu’elle enveloppe la propriété A est adéquate en Dieu
en tant qu’il constitue cette Ame. Ce qui pose un problème intérieur
à la Proposition 39 elle-même, puisque, selon son énoncé, c’est Vidée
de la propriété A qui est adéquate, alors que, d’après sa démonstra
tion, c’est Vidée de l’affection du Corps en tant qu’elle enveloppe
cette propriété A qui est adéquate.
Or, dira-t-on, l’adéquation en Dieu de l’idée de l’affection en tant
qu’elle enveloppe A ne suppose-t-elle pas que soit adéquate l’idée
de A enveloppée par cette affection ? Puisque le point de départ de
la démonstration, c’est le fait pour la propriété A d’être pareillement
dans la partie et dans le tout, le Corollaire de la Proposition 7 ne
va-t-il pas nécessairement de la propriété A à l’idée de cette propriété,
puis de l’adéquation de cette idée à l’adéquation de l’idée de l’affec
tion qui enveloppe l’idée de A ? Si bien que, de façon paradoxale, la
démonstration de la Proposition supposerait ce qu’affirme son énoncé
(l’adéquation de l’idée de A ), mais ne l’expliciterait pas, tandis qu’elle
expliciterait une conséquence que son énoncé ne formule pas.
C’est là une objection sans portée. En effet, l’affection du Corps
en tant qu’elle enveloppe A n’a pas d’autre contenu que A ; de ce
chef, l’idée de l’affection du Corps en tant qu’elle enveloppe A n ’est
rien d’autre que la connaissance même de A. Démontrer que l’idée
de l’affection du Corps, en tant qu’elle enveloppe A, est adéquate
338 DE LA NAnJRE E T DE L’ORIGINE DE L'ÂME
dans l’Ame, c'est donc la même chose que de démontrer que dans
l’Ame l’idée de A est adéquate. Et, pour démontrer que l’idée de
l’affection du Corps, en tant qu’elle enveloppe A , est adéquate en
Dieu, en tant q u ’il constitue l’Ame humaine seulement, on ne suppose
nullement d’abord que l’idée de la propriété A est adéquate, puisque
l’adéquation de l’idée de l’affection du Corps en tant qu’elle enve
loppe A est démontrée seulement par la nature du A enveloppé dans
cette affection.
D ’autre part, la formule : l’idée de l’affection du Corps humain en
tant qu'elle enveloppe A est adéquate dans l’Am e humaine a l’avan
tage d’apparaître comme l’exacte contrepartie de la formule de la
Proposition 28 : les idées des affections du Corps humain (affec
tions causées en l’occurrence par les choses singulières prises dans
leur singularité), rapportées à l’Am e humaine seulement, sont m uti
lées et confuses (cf. supra, § VII, sub fin).
19. « Motum et quietem, eorumque Jeges et régulas », Théol. Pol, chap. VII,
Ap., II, pp. 156-157, Geb., III, p. 102, !. 23-24.
LA RAISON 339
25. Eth., IV, Appendice, chap. VII, Ap., p. 569, Geb., II, p. 268.
26. Eth., IV, Prop. 35, Coroll. 1, Ap., p. 485, Geb., II, p. 233, 1. 21-24.
27. Eth., IV, Prop. 18, Scolie, Ap., p.460, Geb., II, p. 223, 1. 8-11.
28. Spinoza orthographie Individu tantôt avec une majuscule, tantôt avec
une minuscule. Il semble préférer la majuscule lorsqu'il se place au point
de vue cosmologique, par exemple dans le Scolie du Lemme 7, dans le
Scolie de la Prop. 13, Geb., II, pp. 101-102, et préférer la minuscule
lorsqu'il se place au point de vue psychologique et social, — sans obéir
toutefois, en l’occurrence, à une règle absolument stricte.
'H 2 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DB L'ÂME
l e s a n g , l a l y m p h e , l e c h y l e , l e f e r , l 'e a u , e t c ., i l d o i t a v o i r d e s p r o
p rié té s c o m m u n e s avec ces é lé m e n ts , e t, pour a u ta n t q u ’u n c o rp s
e x té rie u r l ’a f f e c t e par ces p ro p rié té s -là , l 'A m e dont ce C o rp s est
l ' o b j e t d o i t a v o i r d ’e l l e s d e s i d é e s a d é q u a t e s , e tc ., à l ’i n f i n i .
D ans c e tte p e rs p e c tiv e , on p o u rra it c o n s id é re r que l ’e x p r e s s i o n
commune et proprium s ig n ifie d e u x c h o se s : 1° L a p r o p r ié té c o m m u n e
e t p r o p r e à te lle c a té g o r ie d ’i n d i v i d u s d ’u n m ê m e d e g ré , m a is non
e x c lu s iv e m e n t, en ta n t q u ’e l l e est au ssi com m une et p ro p re aux
I n d i v i d u s d e s d e g r é s s u p é r i e u r s d u f a i t q u e c e u x - c i le s i n t è g r e n t e n
e u x . 2° L a p r o p r ié t é q u i, a p p a r t e n a n t u n iq u e m e n t a u x I n d iv id u s d u
d e g r é s u p é rie u r, e n c o n s titu e le propre e t e s t e x c lu e d e to u t In d iv id u
d 'u n e e s p è c e i n f é r i e u r e . C ’e s t ic i le s e n s v é r i t a b l e d e l ’e x p r e s s i o n :
p ro p rié té com m une e t p ro p re a u C o rp s h u m a in et à certains c o rp s
e x t é r i e u r s ; c 'e s t la p r o p r i é t é q u i p e r m e t d e l e s c o m p r e n d r e a v e c l u i
dans une m êm e esp è c e : c e lle des C o rp s ou In d iv id u s h u m a in s .
n a is s a n c e e s t u n e p r o p r ié t é c o m m u n e e t p r o p r e à to u te A m e , m a is
c ’e s t a u s s i c e q u i c o n s t i t u e s o n e s s e n c e . D i f f i c u l t é a r d u e .
P o u r l a r é s o u d r e , o n o b s e r v e r a q u e l'e s s e n c e c o n s t i t u t i v e s p é c i f i q u e
e t la p ro p r ié té c o m m u n e et p ro p re sont u n e s e u le e t m ê m e ch o se,
m a is p e rç u e de fa ç o n d iffé re n te . L a p ro p rié té com m une et p ro p re
e x p r im e b ie n la s t r u c t u r e s p é c if iq u e d e la c h o s e , e t p a r c o n s é q u e n t
son essen ce s p é c ifiq u e . N é a n m o in s la R a iso n ne la c o n n a ît que
com m e une p ro p r ié té , en ta n t q u e lle la p e rç o it d u d e h o rs et non
du dedans. E n e f f e t , e l l e la s a is it c o m m e u n donné e n v e lo p p é d a n s
le s a ffe c tio n s du C o r p s , c 'e s t - à - d i r e dans l ’i d é e d e l 'e f f e t q u e c e tte
s tru c tu re e x e rc e su r le C o rp s (Prop. 39), e t n o n p a r s a c a u s e . N e la
d é d u is a n t pas de sa cause, e lle ne p é n è tre pas dans l 'i n t é r i o r i t é
e s s e n t i e l l e d e l a c h o s e , e t n e p e u t a p e r c e v o i r l ’e s s e n c e s p é c i f i q u e q u e
d u d e h o rs, c o m m e p ro p rié té de c e t t e c h o s e . C ’e s t à l a c o n n a i s s a n c e
in tu itiv e q u ’i l a p p a r tie n d ra de la d é d u ire de sa cause, et de la
c o n n a î t r e a i n s i i n t é r i e u r e m e n t c o m m e c o n s t i t u a n t l ’e s s e n c e s p é c i f i q u e
de la c h o se . C e t t e in te rp ré ta tio n sera c o n firm é e p l u s t a r d , l o r s q u ’il
s e r a é t a b l i q u e l a c o n n a i s s a n c e d e l 'e s s e n c e d e s c h o s e s d é d u i t e à p a r t i r
d e l ’e s s e n c e f o r m e l l e d e c e r t a i n s a t t r i b u t s d e D i e u e s t la c o n n a i s s a n c e
d e le u r e sse n c e s p é c ifiq u e (e t n o n d e le u r e sse n c e s in g u liè re ).
sition 40) ne peut être cherchée que dans la connaissance d’une pro
priété éternelle commune aux corps considérés, laquelle, étant pareil
lement dans la partie et dans le tout, est pareillement dans le corps
extérieur et dans l’affection du Corps humain, en tant que cette
affection est causée par la propriété commune propre à ce Corps et
au corps extérieur qui l’affecte. Il résulte de là que l’Ame perçoit
adéquatemment cette propriété dans l’idée de cette affection.
Objectera-t-on que cette réponse vaut pour les propriétés commu
nes à tous les corps, mais non précisément pour celles qui ne sont
communes qu’à certains d’entre eux, car, par rapport à tous les
corps qui en sont dépourvus, ces corps, ou plutôt ce groupe de
corps que Spinoza désigne par le mot traditionnel d’ « espèce »,
apparaît comme une singularité dont il faut bien expliquer l’existence
par une chaîne infinie de causes renfermant en elle tout ce qui est
nécessaire pour expliquer cette singularité, c’est-à-dire cette propriété
commune elle-même ; donc, etc. ? .
Cette dernière objection enveloppe une autre confusion. Elle
suppose que les strucmres propres aux Individus d’une même espèce
et définissant leur nature commune sont des événements singuliers
prenant place dans la suite des causes singulières. Mais il n’en est
rien. En effet, elles sont immanentes à la N ature et éternelles comme
elle. Toute propriété commune propre aux Individus d’une même
espèce résulte de la loi imposant entre les parties du corps de chacun
une certaine proportion de mouvement et de repos, qui, à quelques
petites variations près (les différences individuelles), est la même
en tous “ Cette loi diffère selon le degré de composition du corps,
degré qui commande la différence des espèces (cf. Prop. 13, Scolie
du Lermm,e 7). Par cette loi se définit, par exemple, la nature de tout
homme, qui est éternelle. Or, la chaîne des causes est requise pour
expliquer l’existence singulière de tel homme, à tel moment de la
durée, non la nature éternelle de l’homme 3\ Bref, la propriété com
mune propre est éternelle tout autant que l’essence de l’espèce, car
elle la définit. L’introduire comme un chaînon quelconque dans la
série des causes déterm inant en cascade les. existences en acte dans
la durée, c’est faire dépendre une nature éternelle universelle de la301
30. Deux Corps humains sont deux Individus différents, deux systèmes
d'organisation distincts, ^ i s , pour l'essentiel, ces deux systèmes sont iden
tiques, les différences individuelles, de par leur petitesse, étant négligeables,
à ce point de vue du moins. On trouve en chacun d’eux la même compo
sition du sang, le même nombre, la même disposition des organes, le
même rapport entre ceux-ci, les mêmes articulations, et cet ensemble est
régi par une loi des proportions du mouvement et de repos qui, à peu
de chose près, est la même.
31. Cf. Eth., I, Scot. 2 de la Prop. 8, Ap., pp. 38 sqq., Lettre XXXIV, à
Huude, Ap., III, pp. 245-246. — Cf. supra, t. I, ch. III, § XXIV, p. 138.
LA RAISON 345
34. Théol. Pol., ch<Jp. VII, Ap., II, pp. 156-157, Geb., 111, p. 102,
1. 21-25.
35. Lettre XXXII, à Oldenburg, Ap, III, pp. 239-240, Geb., IV, p. 173,
1. 8-14, cf. supra, chap. VI, S XXIII, pp. 187 sqq. — Tel n'est pas, en effet,
le cas de l'Individu, puisqu'une partie entrant dans sa composition peut exis
ter hors de lui et continuer à exister après s'être séparée de lui (cf. dém.
de la Prop. 24). Au contraire, une partie quelconque des choses ne peut
exister ni être conçue indépendamment de la substance, puisqu'elle est
son effet et que, tenant d'elle toute son existence, elle serait anéantie si
on la séparait d'elle. Spinoza, dans cette Lettre, renvoie à la Lettre IV
(Ap., III, p. 120, Geb., IV, p. 14, 1. 19-20), où il est dit que « si une seule
partie de la matière était anéantie, tout aussitôt l'Etendue entière [il s’agit
348 DE LA NATIJRE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME
38. Eth., II, Scol. Prop. 13, « Praestantiam unius mentis prae aliis
cognoscere », Ap., p. 150, Geb., II, p. 97, 1. 13-14.
39. Ibid. : « [determinare] quid Mens humana reliquis intersit, quidque
reliquis praestet », Geb., ibid., 1. 3-5.
350 DB LA NAllJRB ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
’*
**
conjecture sur lui-même », Eth., IV, Scol. de la Prop. 39, Ap., p. 503,
Geb., II, p. 240, 1. 15-31. Cf. aussi, V, Scol. de la Prop. 39, Ap., p. 652,
Geb., II, p. 305. — On doit concevoir que, entre les essences des Individus
humains, il y a, toute proportion gardée, une différence analogue, sinon
de même ordre, à celle qu'il y a entre la nature humaine et la nature des
bêtes : « ... les affections des vivants que l'on dit privés de raison [ ...}
diffèrent des affections des hommes autant que leur nature diffère de
l'humaine », mais, « bien que chaque individu vive dans le contentement
et dans l'épanouissement de sa nature telle qu'elle est formée, cette vie
dont chacun est content et cet épanouissement ne sont rien d'autre
que l'idée ou l'âme de cet individu [souligné par nous], et ainsi l'épa
nouissement de l'un diffère de l'épanouissement de l'autre autant que la
nature ou l'essence de l'un diffère de la nature ou essence de l'autre ; [ ...}
la différence n'est pas petite entre l'épanouissement dont un ivrogne, par
exemple, subit l'attrait et l'épanouissement auquel est parvenu un Philosophe »,
Eth, III, Scol. de la Prop. 57, Ap., p. 370, Geb., II, p. 187. Cf. infra, Appen
dice n° 6, L'Ame du cadavre.
44. « Dans cette vie nous faisons effort avant tout pour que le Corps
de l'enfance se change, autant que sa nature le souffre et qu’il lui convient
[souligné par nous}, en un autre ayant un très grand nombre d'aptitudes
et se rapportant à une Ame consciente au plus haut point », etc., Eth., V,
Scol. de la Prop. 39, Ap., p. 652, Geb., p. 305. « Autant que sa nature
le souffre et qu’il lui convient », c'est-à-dire de telle sorte que son passage
de la nature de l'enfant à la nature de l'adulte s'effectue dans les limites
de la proportion de mouvement et de repos entre ses parties qui définit
l'essence de tout Corps humain. Ce qui est en plein accord avec ce texte
de la Préface du Livre IV : « Si je dis que quelqu'un passe d'une moin
dre perfection à une plus grande ou inversement, je n'entends point par
là que d'une essence ou forme il se mue en une autre : un cheval, par
exemple, est détruit aussi bien s'il se mue en homme que s'il se mue en
insecte ; c'est sa puissance d'agir, en tant qu'elle est ce qu'on entend par
sa nature, que nous concevons comme accrue ou diminuée », IV, Pré
face, Ap., p. 426, Geb., Il, p. 208, 1. 24 sqq. En effet, quand le rapport
du mouvement et du repos entre les parties du Corps d'un individu humain
se modifie de telle sorte que ce Corps devienne apte à avoir plus qu'un
autre Corps humain des propriétés communes avec certains corps et que,
de ce fait, l'individu, accroissant, avec sa capacité de connaissance adéquate,
sa puissance d'agir, change sa nature, il ne change en rien sa nature d'homme
LA RAISON 353
ce qui sera démontré plus tard, dans le Livre III, Prop. 1 et 3, lorsque,
conformément à l'ordre, le moment sera venu de déterminer le
rapport de la puissance et du comportement (actif ou passif) de
l'Ame avec la nature adéquate ou inadéquate de l'idée qu’elle conçoit.
Ainsi, par la nature des notions qui la fondent, la Raison apparaît
bien comme le point où s'opère le contact entre l'imagination, lieu
de la perception des affections du Corps humain existant en acte,
et l’entendement, qui, partie éternelle de l’entendement infini, cons
titue l'essence de l'Ame humaine, prise indépendamment de l'existence
de son Corps dans la durée.
57. Aristote, An. post., 1, 2, etc.; Stoïciens : cf. Cicéron, Acad., II, c. 11,
§ XLII : « Quod natura quasi normam scientiae et principium sui [scientiae]
dedisset unde postea notiones rerum in animis imprimerentur ; e quibus non
principia so!um, sed latiores quaedam ad rationem inveniendam viae reperien-
tur » ; cf. De fmibus, II, c. 10, § XXXIII ; « Notiones communes, seu xoi vaj
êvvoiai [...,] nobis imprimuntur, sine quibus nec intelligi nec quaeri, nec
disputari potest », Acad, I, II, c. 7, § XXI ; Euclide Je Mathématicien :
xowal êvvoiat , Elementa, I, 1, etc.; différents auteurs juifs, en particulier
Maimonide (cf. Wolfson op. cit, II, pp. 119 sqq). ; saint Thomas : « Mani-
festum est enim, quod prima demonstrations principia sunt communes animi
conceptiones, quae intellectu percipiuntur», De Anima, art. 14, ad 17 m, etc. ;
Descartes, Principes, 1, art. 13, 18, etc.
58. Cf. infra, § x x i i , p. 364, note 84.
59. Cf. Cicéron, De Legibus, I, 10, sub. fin., Ac., II, 11, § XLII.
60. Cf. Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, II, 894, cf. 840.
LA RAISON 359
formel. Les notions communes qui sont les idées de propriétés com
munes à tous les corps (Proposition 38) ont un contenu de réalité,
tout autant que les notions communes qui sont les idées de pro
priétés communes à certains corps seulement (Proposition 39). Pour
reprendre les termes de Descartes, elles expriment « une chose qui
est la propriété de quelque chose », à savoir l’étendue, le mouve
ment, etc. Et, co^m e l’étendue est un genre d’être, ces notions
seraient pour Aristote, non des xoivà, mais des ÏSt,a.
Ainsi, entre les notions communes simples et les notions communes
complexes, il n’y a nullement l’opposition cartésienne entre les vérités
et les choses, entre des « maximes » et des notions concrètes. Ici
comme là, il s’agit de propriétés concrètes, les premières étant
celles de tous les corps, les secondes celles des corps composés seule
ment. Les premières, étant des notions de physique, et non des
notions de logique, ne s’appliquent pas aux notions propres à
certains corps à la façon dont les x:owà: s’appliquent aux ÏSta, ou les
axiomes cartésiens aux idées des choses. Exprimant la matière dont
les choses sont faites (extension, mouvement, repos), elles ont en
elles tout ce qu’il faut pour rendre compte de la nature des divers
corps. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit des principes qui rendent
possible la science, ce sont elles seules, et non les notions propres,
qui sont évoquées. Ainsi, dans le Théologico-Politique, il est dit que :
« Dans l’étude des choses naturelles, nous devons nous appliquer à
rechercher avant tout les choses les plus universelles et qui sont
communes à la nature entière, à savoir le mouvement et le repos
ainsi que leurs lois et leurs règles que la nature observe toujours et
par lesquelles elle agit constamment » 7475^
Que les principes de notre raisonnement soient pour Spinoza des
principes réels, à savoir les notions premières présidant à la connais
sance claire et distincte de l’univers des corps, c’est là une nouvelle
marque du caractère concret de sa doctrine. Ce qui commande les
principes et la structure de nos raisonnements, ce ne sont pas des
formes abstraites, mais c’est la nature des choses s’exprimant direc
tem ent en nous telle qu’elle est en soi. Ce caractère réel et concret
s’est déjà affirmé dans la conception de la définition et dans la
critique de l’idée que les scolastiques s’en font. La définition, on
l’a vu, ne consiste pas en un genre et une différence spécifique,
mais dans le concept d’une chose : soit de l’attribut qui, existant par
soi, se définit par soi, soit du mode qui, existant par l’attribut, se
définit par cette autre chose
C’est par ce caractère réel qu’on peut rapprocher les notions
communes spinozistes des notions communes stoïciennes. Celles-ci
74. Thiol. Pol., ch. VII, Ap., II, pp. 156-157, Geb., III, p. 102, 1. 21-25.
75. Cf. supra, t. I, chap. I, § XX, pp. 57 sqq.
362 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
**
à voir avec les notions communes déduites par les Propositions 38 et 39. Cf.
infra, Appendice n° 14.
80. Cogit. Met., I, chap. I, Ap. I, pp. 429 sqq., Geb., I, pp. 233 sqq.,
cf. supra, t. I, Appendice n° 1, pp. 413 sqq.
81. Cogit. Met., ibid.
82. Eth, I, Appendice, Ap., pp. 112 sqq., 116, Geb., II, pp. 78-81.
83. Cf. Descartes : « Que toutes ces vérités peuvent être clairement aper
çues, ^ i s non par tous à cause des préjugés », Principes, I, art. 50. C'est la
distinction entre l'universellement valable et l'universellement reçu (allgemein-
gültig et allgemeingeltend).
364 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
84. « Vox enim articulata est signum conceptus, [..J duplex autem est ejus
modi vox [ ...J : alia namque significat conceptum rei, ut homo, animal ; alla
vero conceptum conceptus, ut genus, species, nomen, verbum, enuntiatio,
ratiocinatio et aliae ejus modi ; propterea hae vocantur secundae notiones ; illae
autem primae : primus enim mens rem concipit; deinde in eo conceptum
effingit, eumque voce significat, quae dicitur vox secundae notionis », Zaba-
rella, De Natura Logicae, Op. Log., 16' éd., Tarvis, 1604, I, cap. X, p. 11 E,
cf. cap. III, p. 3 B, et cap. XIX, p. 25 C. Cf. Keckermann, Systema Logicae
tribus libris, 3° éd., Hanovre, 1606 (B. N., R. 39966), p. 32, Heereboord,
Meletemata, I, dist. 50.
85. Par exemple, dans le Court Traité, les vérités résultant de réflexions sur
sur le concept traditionnel de la définition par le genre et la différence spéci
fique (I, chap. VII, § X, Ap., I, pp. 89-90, II, chap. X, § V, Ap., I, p. 99),
dans les Cogit. Met, sur le genre et l’espèce (Cogit. Met., I, chap. I, § iii , Ap.,
I, pp. 429-430 ; § viii , ibid, pp. 431-432). Pour un rapprochement possible
avec Maïmonide, cf. infra, Appendice n° 14, pp. 587 sqq. — Il ne peut s’agir
là des notions déduites des premières notions rationnelles, puisque ces notions
sont elles-mêmes rationnelles, connues dans leur origine et expliquées, quant à
leur nature, par leurs causes (cf. Prop. 40). Il n’est question dans ce Scolie
que des notions dont l’origine et la nature n'ont pas été expliquées dans les
Propositions précédentes. La notion de nécessité universelle, par exemple, qui
est une notion commune, puisqu'elle est l’idée d’une propriété commune des
choses (cf. dém. du Coroll. 2 de la Prop. 44), n’est pas encore déduite et ne
le sera que dans la Proposition 44, cf. infra, ch. XIII, § V, pp. 409 sqq.
LA RAISON 365
86. Ces notions sont les idées de toutes les propriétés communes aux attri
buts, aux modes, à l’essence, à l’existence ; ou encore : plus un être a de
perfection, plus il a de puissance d’exister (le néant n'a pas de propriété),
rien ne peut se concevoir sans Dieu, tout mode est uni nécessairement à la
substance, toute chose finie est nécessairement déterminée à exister par une
chaîne infinie de causes finies (cf. II, Prop. 31, dém.), etc.
87. Rappelons que l’énoncé de la Proposition 38 est universel et porte sur
366 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME
93. Eth., III, Préface, Ap., p. 252, Geb., II, p. 138, 1. 27.
94. De int. emend., § XXXVII, note 1, Ap., 1, p. 250, § XLII, p. 259, Geb.,
II, p. 22, note 2, p. 28, 1. 20.
95. Eth., II, Prop. 45, Scolie, Ap., p. 225, Geb., Il, 1. 21-24.
LA RAISON 369
par leur généralité maxima, comme occupant le plus haut degré dans
la hiérarchie des idées générales ou Universaux, en diffèrent, non par
le comble de la sublimité, mais par le comble de la confusion :
ideas summo gradu confusas. Leur cause est la même : la limitation
du Corps humain l’empêche de former distinctement en lui plus qu’un
nombre limité d’images à la fois ; d’où la confusion de ces images
lorsque leur nombre est trop grand. Mais, pour les termes transcen
dantaux, le nombre des images dépasse à ce point la capacité du
Corps qu’elles se confondent toutes entre elles. De là, il résulte que
l’Ame imagine tous les corps confusément, sans nulle distinction, et
les comprend sous une seule et même rubrique : Etre, Chose, etc.
Cette confusion totale peut, d'ailleurs, provenir aussi d’autres causes,
par exemple d'un affaiblissement de la vivacité des images ; mais
peu importe, puisque le résultat est le même, à savoir la confusion
maxima, liée au dépassement m axim um de la puissance d’imaginer.
Les notions Générales (Homme, Cheval, Chien, etc.) naissent de
causes semblables, c’est à savoir que tant d’images, par exemple,
d’hommes, se forment à la fois dans le Corps humain que sa puissance
d’imaginer est dépassée, non complètement il est vrai, mais assez
pour que l’Ame ne puisse imaginer, ni les petites différences (de
couleur, de taille), ni le nombre déterminé des êtres singuliers. EUe
imagine alors cela seul en quoi tous ces êtres conviennent en tant
qu’ils affectent le Corps, ce par quoi il est affecté au plus haut
point, puisqu’il en est mêmement affecté chaque fois qu’un de ces
êtres l’affecte. A ce résidu commun et indistinct, confusément perçu,
l’Ame donne un nom commun, par exemple celui d’Homme ; et elle
l’affirme d’une infinité d’hommes singuliers, faute de pouvoir ima
giner le nombre déterminé de Corps humains ayant affecté le sien.
C’est donc à l’incapacité d’imaginer ce nombre que se réduit la pré
tendue infinité de toute notion générale 101.
Son universalité n’est pas moins illusoire, car ce par quoi les
choses singulières affectent le plus souvent ou le plus fortement le
Corps, et par conséquent ce que l’Ame imagine ou se rappelle le
plus aisément, n ’est pas le même pour chacun. Par exemple, les uns
sont plus frappés par la stature droite de l’homme, d’autres par sa
faculté de rire, d’autres par son caractère d’être à la fois bipède et
sans plumes, d’autres par sa raison ; et, de ce fait, il y a autant d’ima
ges générales que de dispositions diverses des différents corps, et,
102. Cf. aussi II, Prop. 18, Scolie ; Prop. 47, Scolie. — Sur ces diverses
définitions de l’homme, cf. Cogit. Met., 1, chap. 1, Ap., 1, p. 432. — Sur
le nominalisme par lequel Spinoza réfute Platon et Aristote, cf. Court Traité,
1, chap. VI, § VI, Ap., 1, p. 83, chap. VII, § IX, p. 89.
103. A Elisabeth, 21 mai 1643, A. T., i I i , p. 665, 28 juin 1643, p. 691 ;
A Clerselier, A. T., V, p. 355.
104. A Regius, qui prétend que la perception des Universaux appartient
plus à l’imagination qu’à l’entendement, Descartes répond : « Neque video
cur velis perceptionem Universalium magis ad imaginationem quam ad
intellectum pertinere. Ego enim illam soli intellectui tribuo qui ideam ex
se ipsa singularem ad multa refert », A. T., III, p. 66, 1. 7-8 [mots souli
gnés par nous}. — Par là est complété et précisé le texte des Principes :
« Fiunt haec universalia ex eo tantum quod una et eadam idea utamur ad
omnia individua quae inter se similia sunt cogitanda », Principia, I, art. 59,
A. T., VIII, 1, p. 27, 1. 19-21.
105. Thème qui autorise l’un des arguments majeurs en faveur de la
théorie des animaux machines : étant privés de langage et, par conséquent,
de concepts généraux, les animaux sont privés d’intelligence. Etant établi,
d'autre part, que l’intelligence est l’essence de l’âme, on peut conclure que
les animaux n’ont pas d’âme (Discours, 5’ Partie, A. T., VI, p. 56, 1. 20 à
p. 57, 1. 2). Argument caduque si le langage et les concepts généraux impli
qués par les mots ne sont pas produits par l’intelligence, mais — comme le
veut Spinoza — par l’imagination, corrélat de l’image dans le cerveau. Pour
prouver l’inintelligence de l’animal, il ne resterait plus alors qu’un seul
LA- RAISON 373
*
**
distingués des Universaux, ils étaient traités comme eux 11Z, et nulle
part il n'était expliqué, ni comment ils diffèrent d’eux, ni en quoi
consistent leur nature et leur origine.
Bien que la place de la Raison fût marquée par la connaissance
du troisième mode, de la même façon qu'elle l’était dans le Court
Traité par la croyance droite, son statut demeurait vague, la doctrine
des notions communes n’étant pas encore conçue. Comme dans le
Court Traité, on en restait, en ce qui concerne la connaissance vraie,
à l’alternative entre une connaissance abstraite, exempte de fausseté,
mais qui ne saisit rien de la réalité des choses, et une connaissance
concrète qui saisit la réalité des choses par l'intuition de leur essence
singulière 12113.
Au contraire, dans !Ethique, les notions communes de la Raison,
par leur déduction comme idées adéquates des propriétés communes
des choses, apparaissent comme le moyen terme entre l’abstrait et le
concret. Vues du côté des perceptions imaginatives, d’où elles émer
gent, elles semblent abstraites, car elles ne retiennent rien de la
singularité des choses perçues ; vues du côté des propriétés perçues,
elles semblent concrètes, car ces propriétés, appartenant à la réalité
des choses, sont « dans la N ature ». Bien qu’elles saisissent ces pro
priétés au sein même des perceptions imaginatives, ce n’est pas
de ces perceptions qu'elles proviennent, puisqu’elles naissent de
l’entendement apercevant adéquatement à travers les images la réalité
des choses. Investies par là même d’une valeur gnoséologique absolue,
elles s’opposent radicalement aux Universaux, et ne peuvent être
rangées sous la même rubrique.
Descartes en avait eu le pressentiment lorsque, au concept général,
qu’il estimait illusoire et vide, il opposait la pleine réalité de la
notion primitive, « vraie et immuable nature » ; mais, ce concept
général, redisons-le, il le tenait pour né de l’entendement et non de
l’imagination.
tant que sur des fictions (des unités discrètes) et non sur les choses,
sont de ce fait sans valeur objective. Il n’est donc ni une idée
adéquate, puisqu’il n’a rien de positif, ni une vérité éternelle, puis
qu’il ne concerne pas les essences. « Dieu, déclare Spinoza, conçoit
par son entendement la nature du triangle » 1291302, car il perçoit
l’étendue et toutes ses déterminations possibles ; mais il ne saurait
y percevoir un nombre, puisque le discontinu n’est rien, ni, par
conséquent, le nombre non plus “ O Entre la géométrie, qui, par la
définition génétique de ses notions, saisit des essences éternelles, et
l’arithmétique, qui, par les rapports qu’elle établit entre des unités
fictives, ne fournit qu’ « un auxiliaire » à « l’imagination », c’est-à-
dire qu’un petit procédé pragmatique, utile à la vie courante, enfermé
dans le fini et sans portée objective, s’ouvre un abîme infranchis
sable : celui qui sépare l’idée et le fantôme verbal, le vrai et le faux,
l’éternité et le temps, l’essence et l’Ens imaginationis, la raison et
l’imagination “ b Et ce qui est dit du nombre l’est aussi de la mesure
et du temps : « C’est quand... [l’entendement} se représente les
choses par l’imagination qu’il les perçoit sous la forme d’un nombre
déterminé, d’une durée et d’une quantité déterminées » ^
Reste à savoir pourquoi, étant banni de la Raison, le nombre est
invoqué souvent par Spinoza au même titre qu’une vérité éternelle
et qu’une notion rationnelle comme, par exemple, le triangle.
129. Cf. Theol. Pol., chap. IV, Geb., III, pp. 62-63.
130. Cf. Spinoza, Lettre XII, Geb., IV, pp. 57-58, Cogit. Met., I, chap. I,
§ VIII, Ap., I, p. 431, Geb., I, pp. 430 sqq. — Sur les difficultés de cette
conception, cf. supra, t. I, Appendice n° 17, pp. 578 sqq.
131. Par cette exaltation de la géométrie au détriment de l'arithmétique,
Spinoza s’oppose radicalement à Leibniz, qui (cf. Belaval, Leibniz critique
de Descartes, Paris, 1960, pp. 199-278) déprécie la géométrie. Il va infini
ment plus loin que Descartes, qui tenait ces deux sciences pour aussi
certaines et rationnelles l’une que l'autre (cf. Regulae, R. II, A. T., X,
pp. 363-366), et qui, dans le Discours, proposait l’arithmétique plutôt que
la géométrie comme modèle de la méthode philosophique (cf. Discours,
II’ partie, A. T., VI, p. 21, 1. 13-17).
132. De int. emend, Ap., I, § LXVII, p. 277, Lettre XII, à Louis Meyer,
Ap., III, p. 153. On observe que Descartes donne du nombre une genèse
différente, entièrement indépendante de l’imagination. Le nombre nombrant
est un universel, qui, comme tous les universaux, est, pour lui, contraire
ment à Spinoza, produit par l'entendement seul, lequel ne retient des choses
distinguées que le rapport (de dualité, de trialité, etc.) observé entre elles,
abstraction faite de leur nature (Principes, I, art. 59, Lettre à Regius,
A. T., III, p. 66, 1. 7-8). Le nombre nombré est la distinction que nous
remarquons entre les choses : distinction réelle, modale, ou même simple
ment de raison (cf. Principes, I, art. 60). Dans les deux cas, l’imagination
n'intervient pas. Sur les limites de la validité du nombre, et en particulier
sur la possibilité du nombre infini, nous ne saurions nous prononcer, malgré
la contradiction que notre entendement y remarque, car notre entendement
est fait pour statuer légitimement sur le fini, et non sur l'infini, lequel
échappe à sa compréhension, cf. supra, t. I, Appendice n° 9, § XIX,
pp. 472 sqq.
380 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
II
Les divers genres de connaissance
§ T^XX.. — On vient d’expliquer par leurs causes deux sortes de
notions universelles : dans le premier Scolie de la Proposition 40, les
Universaux (Universales) (et aussi les Transcendantaux) ; dans les
Propositions 37 à 40, les notions communes de la Raison. Dans un
second Scolie 1 36, on en conclut que, corrélativement, il y a deux
genres de connaissance : la connaissance par les Universaux et la
connaissance par les notions communes ; leur différence s’explique
par la nature et l’origine différentes des notions qui les gouvernent
respectivement Enfin, dans la mesure où les Universaux eux-
mêmes ont deux origines distinctes, le premier genre de connaissance
devra se subdiviser en deux modes subalternes.
D ’où l’économie de ce second Scolie : sachant à partir de quoi
(problème de l’origine) nous formons des notions universelles de
nature différente (idées générales imaginatives, notions communes
rationnelles), on en conclura à différents modes du connaître :
« Par tout ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que
[d’une part] nous percevons une multitude de choses et que [d’autre
part] nous formons des notions universelles :
1° « à partir (ex) d’objets singuliers que nos sens nous représentent
de façon mutilée, confuse et sans ordre pour notre entendement
138. Cf. Eth., II, Prop. 29, Scol., Geb., II, p. 70, 1. 22. — Selon le De
int. emend. : « expérience qui n'est pas déterminée par l’entendement »,
mais qui « étant advenue par hasard {quia casu occurit) et n'ayant été
contredite par aucune autre, est demeurée comme inébranlée en nous »,
Ap., I, § XII, p. 231, Geb., II, p. 10, 1. 11-15.
139. Sur le mot et l’idée générale, cf. infra, Appendice n° 15, p. 590.
140. On pourrait même penser que Spinoza, anticipant sur certaines théo
ries du XIX^ siècle, considérerait que toute perception imaginative d’une
chose particulière est conditionnée par le concept (entendu, non au sens
intellectuel, mais au sens d’image générique). Ainsi, je ne puis me présen
ter tel homme, par exemple Pierre, que si je reconnais que c'est un homme.
La représentation imaginative d’un être singulier comporterait donc le
concept générique, ou l’image composite, issue par confusion d’une multi
tude de perceptions diverses que la faiblesse de l'imagination empêcherait
de considérer isolément. Spinoza n'a cependant pas développé expressément
une telle théorie.
141. Court Traité, II, chap. I, Ap., I, p. 100.
142. De int. emend, Ap., I, § XV, p. 232, Geb., II, pp. 10-11.
LA RAISON 383
Qu’entendre par ces derniers mots ? Dira-t-on qu’il s’agit des idées
qui, se déduisant des notions communes, sont adéquates comme elles
(cf. Prop. 40) ? Mais nous ne sommes guère avancés par là, car on
peut entendre de deux façons le « ce qui s’en déduit », à savoir : ou
les idées qui sont tirées a priori analytiquement d’une notion comme
en géométrie ; ou les idées qui résultent de ce qu’on applique à un
cas particulier donné a posteriori la règle universelle exprimée a
priori par une notion commune. Par exemple, la démonstration de la
règle universelle énoncée par la Proposition 19 du Livre VII
d’Euclide se fait a priori par des notions mathématiques qui sont des
notions communes ; mais la détermination du nombre singulier 6
se fait par l’application à un donné 1, 2, 3 d’une règle universelle,
qui est la notion d’une propriété commune des nombres proportion
nels démontrée par la Proposition 19. Où se trouve la connaissance
du deuxième genre ? dans la connaissance de la règle universelle
démontrée a priori ? ou dans la connaissance du cas particulier au
moyen de l’application de cette règle ?
Il paraît évident que cette dernière hypothèse doit être seule
retenue. La connaissance du second genre consiste, en l’occurrence, à
connaître le nombre 6 au moyen de l’application au cas particulier
donné d’une règle universelle antérieurement démontrée par Euclide.
Quant à la connaissance de cette règle et à la façon dont Euclide
l’obtient par la démonstration de la Proposition 19 du Livre VII, il
n’en est nullement question ; ce qui va de soi, puisque cette démons
tration génétique n’a rien à voir avec l’application d’une règle à un
cas particulier. De même, quand je perçois imaginativement tel corps
sphérique, je conclus que tous les points de sa surface sont à égale
distance d’un point appelé centre, parce que je puis lui appliquer,
du fait qu’il est sphérique, la notion de cette propriété commune à
toute sphère, démontrée a priori par la géométrie ; ou encore, si je
connais que le soleil est plus grand en réalité que je ne le vois, c’est
que j’applique à ma vision du soleil la notion de cette propriété,
commune à toute vision, qu’un objet vu de loin est plus petit que
vu de près.
Tous ces exemples témoignent que la connaissance du deuxième
genre consiste à appliquer à une chose singulière donnée ce que
nous connaissons comme propriété commune des choses, ou comme
propriété commune propre à une certaine espèce de choses, afin de
déterminer cette chose singulière par rapport à cette propriété.
Si donc on s’en tient au Scolie 2 de la Proposition 40, le statut de
la Raison paraît assez simple. C’est un modus contemplandi res où,
comme le confirme l’exemple arithmétique, la connaissance résulte
de l’application d’une règle universelle à un cas particulier. Il est
supposé par là que la Raison possède de telles règles. Elle les a, en
effet, au fond d’elle-même : ce sont ces notions communes qui cons
390 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
LA R A IS O N (s u ite )
tian 35. Comme dans les Propositions précédentes, il s’agit ici sim
plem ent de déterminer ce que sont en soi ces divers genres de connais
sance, c’est-à-dire que le prem ier est cause de fausseté ; que les deux
derniers sont vrais. On reste là sur le plan de l’idée telle qu’elle est
en elle-même, le caractère qui lui est inhérent : l’adéquation, impli
quant nécessairement qu’elle est en soi vraie. Le nervus probandi
profond reste en réalité celui des Propositions 32 et 34, à savoir Dieu,
comme fondement de l'identité de l’adéquat et du vrai.
A , Prop. 20} ; de ce chef, elle sera, comme elle, produite par Dieu
en tant qu’il constitue notre Ame seulement ; donc, comme elle,
produite dans notre Ame, et, de plus, adéquate, puisqu’elle se rap
porte à Dieu de la même façon que l’idée adéquate dont elle est
l’idée. Ainsi, qui a une idée adéquate, c’est-à-dire (Prop. 34) qui
connaît une chose vraiment, doit avoir en même temps de sa
connaissance une idée adéquate, ou une vraie connaissance, en
d’autres termes (comme il est évident de soi), il doit être en même
temps certain.
Le problème gnoséologique du critère du vrai est ici, on le voit,
ontologiquement résolu, car la distinction entre l’idée vraie et
l’évidence, ou conscience de la vérité de l’idée (norme du vrai, ou idée
de l’idée vraie), est fondée sur la nécessité pour Dieu de produire les
idées de tous les modes de sa Pensée, et la coïncidence des deux
en nous est, derechef, fondée en Dieu en tant que l’ordre des causes
par lesquelles il produit une idée est la même chose que l’ordre des
idées d’où dépend l’idée de cette idée. Cependant, l’ontologie ne
sert pas ici à établir, comme avant la Proposition 42, que les connais
sances du second et du troisième genre sont vraies, mais comment
il est nécessaire qu’elles se connaissent immédiatement comme vraies.
C’est l’ontologie de l’idée de l’idée, et non plus l’ontologie de l’idée.
Bref, avant les Propositions 42 et 43, !Ethique enchaîne des vérités
sans se demander comment l’Ame peut les reconnaître pour des
vérités. Elle déduit le savoir, mais ne s’occupe pas du savoir du
savoir. Ensuite, par l’enchaînement même de ces vérités et en le
poursuivant, elle découvre le fondement du savoir de ce savoir.
Certes, elle n’avait nul besoin de connaître le fondement du savoir
du savoir pour fonder génétiquement en Dieu le savoir qui est en
nous, mais ce savoir n’en était pas moins en fait possible pour nous
par le savoir de ce savoir. Le problème du savoir et de son fonde
ment restait donc imparfaitement résolu tant que n’était pas déduit
génétiquement le savoir du savoir.
connaître • En effet, une idée fauses en nous est une idée qui est
adéquate en Dieu, non en tant qu’il s’explique seulement par notre
Ame, mais en tant qu’il s’explique en outre par une infinité d’autres
Ames. Supposons en Dieu une telle idée A ; de cette idée Dieu
aura nécessairement une idée, et cette idée, se rapportant à Dieu
de la même façon que l’idée A, sera elle ausi produite par Dieu, non
en tant qu’il s’explique seulement par notre Ame, mais en tant qu’il
s’explique en outre par une infinité d’autres Ames. U ne idée inadé
quate de l’idée A sera donc aussi donnée dans la même Ame que
l’idée inadéquate A. Mais toute idée inadéquate enveloppe la faus
seté. En conséquence, toute idée inadéquate aura nécessairement
d’elle-même une idée fausse. Etant nescience de ce qui la mutile et
de ce qui lui manque, bref non-savoir de son non-savoir, elle sera
privée de certitude, puisque la certitude est savoir du savoir.
A utrem ent dit, l’idée d’une idée en nous inadéquate ne peut être
en Dieu qu’une idée adéquate (car en Dieu toutes les idées sont
adéquates). D e ce fait, elle comprend nécessairement en Dieu l’idée de
ce qui m anque en nous à l’idée pour être adéquate. Mais, dès qu’est
su ce qui lui manque, elle ne manque de rien et par conséquent est
adéquate. Ainsi, l’idée inadéquate ne peut être adéquatement connue
comme telle qu’en cessant d’être elle-même inadéquate. D e là il
résulte qu’en nous l’idée de l’idée inadéquate est nécessairement
elle-même inadéquate. En effet, pour être adéquate en nous, elle
devrait savoir que et comment l'idée inadéquate est mutilée, ce qui
n’est possible que par la connaissance de l’idée totale, c’est-à-dire
de ce qui manque à l’idée, laquelle alors ne serait plus inadéquate en
nous, ce qui contredit à l’hypothèse. Dans l’Ame, l’idée de l’idée
fausse est donc nécessairement une idée fausse, car, si elle était vraie,
l’idée fausse, se sachant fausse, connaîtrait ce dont elle est privée et
cesserait d’être fausse. Mais, comme elle a d’elle-même une idée
fausse, elle se croit vraie, alors q u ’elle est fausse. Elle ne peut par
conséquent révéler par elle-même sa fausseté, la vérité seule la
manifeste en se manifestant elle-même comme vraie : « Sane sicut
lux seipsam et tenebras manifestat, sic veritas norma sui et falsi » •
Enfin, la croyance qu’elle peut avoir de sa vérité n’est en rien certi
tude, puisqu’elle repose sur la méconnaissance de ce qu’elle est, alors
que la certitude de l’idée vraie est connaissance vraie de ce qu’elle
est.
8. « L'Ame [ ...] n'a de certitude au sujet des choses qu'en tant qu'elle
a des idées adéquates, ou (ce qui [...] revient au même) en tant qu'elle est
raisonnable », Eth., IV, Prop. 27, dém., Ap., p. 471, Geb., Il, pp. 227-228.
9. Eth., Il, Scol. de la Prop. 43, Ap., p. 217, Geb., Il, p. 124, 1. 15-16,
1. 38. — Cf. De mt. emend. : « Veritas se ipsam patefacit », Ap., I,
§ XXVII, p. 239, Geb., Il, p. 18, 1. 2, Court Traité, II, chap. XV, Ap., I,
p. 143, § III, Geb., I, p. 79, 1. 8. Sur « Verum index sui », cf. supra,
chap. X, § X, pp. 311 sqq.
398 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
13. Cf. aussi De int. emend. : « Seul peut savoir ce qu'est la plus haute
certitude, celui qui a l'idée adéquate ou l'essence objective d'une chose »,
Ap., I, § XXVII, pp. 238-239, Geb., II, p. 15, 1. 12-15, cf. infra, chap. XVIII,
§ XVIII, pp. 505 sqq.
LA RAISON 401
1. 12-14. — « Idem est certimdo et essentia objectiva, ibid., Geb., II, p. 15,
1. 14-15 ; cf. Court Traité, II, chap. XV, § iii , Ap., I, p. 43 ; Cogit. Met.,
1, chap. VI, Ap., I, § VI, n° 2, p. 450, Geb., I, p. 247, 1. 13-14.
18. Eth., II, Ap., pp. 217-218, Geb., II, p. 124, 1. 16-38.
19. Ibid., Ap., p. 218, Geb., II, p. 121, 1. 38 à p. 125, 1. 4.
LA RAISON 403
choses singulières* -; d’où il découlait, d’une part, que cette notion est
fausse, puisque toute idée inadéquate enveloppe la fausseté
Prop. 35) ; d ’autre part, qu’elle s’impose nécessairement dans toutes
les Ames 23, en tant que toutes ne peuvent connaître qu’imaginati-
vement la durée des choses qu’elles perçoivent. Que cette notion
dût être fausse, c’est ce qu’impliquaient aussi déjà les Propositions 29 4
et 35 56 du Livre I, qui démontraient que dans la Nature tout est
nécessaire et que rien n’est contingent. Enfin, qu’elle soit subjective,
c’est ce qui ressortait du Scolie 1 de cette Proposition 33, qui l’expli
quait par l’ignorance du sujet à l’égard, soit de l’impossibilité essen
tielle de la chose, soit des causes de son existence 6
Le Corollaire 1 de la Proposition 44 ajoute à toutes ces Proposi
tions qu’il appartient à l’imagination seule de percevoir les choses
comme contingentes.
D ’autre part, s’il est vrai que le Scolie 1 de la Proposition 33 du
Livre I pose que nous affirmons inéluctablement la contingence des
choses du fait que nous ignorons ce qui rend leur existence soit
impossible, soit nécessaire, et le Corollaire de la Proposition 31 du
Livre II, que nous sommes voués à affirmer nécessairement la contin
gence de la durée des choses, du fait que nous ignorons « les temps
de leur existence », s’il est vrai que cette ignorance nous explique
bien pourquoi l’imagination doit se représenter les choses co^m e
contingentes, cependant, elle ne nous explique pas comment se pro
duit effectivement en elle cette représentation laquelle implique la
porception du temps. Pour une telle explication, il faut évidemment
faire intervenir un processus positif, propre à l’imagination.
C’est ce processus que déduit le Scolie, en décrivant la genèse psy
chologique de l’imagination des choses comme contingentes dans le
passé, dans le présent, et dans le futur.
L’Ame, on l’a vu (Prop. 17 avec son Corollaire), imagine comme
lui étant présente toute chose extérieure dont la nature est enve
loppée dans l’affection actuelle de son Corps, même si cette chose
n ’existe pas, à moins que sa présence ne soit exclue, soit par une
autre affection plus forte, soit p ar une idée excluant l’affirmation de
l’existence de cette chose ; d’autre part (Prop. 18), lorsque le Corps
a été affecté simultanément par deux corps extérieurs, l’Ame plus tard,
sitôt qu’elle imaginera l’un des deux, se souviendra aussi de l’autre,
et les imaginera comme présents l’un et l’autre, à moins qu’il ne se
rencontre des causes qui excluent leur existence présente. Enfin, elle
imagine aussi le temps, puisqu’elle imagine des corps se mouvant
10. Cf. Eth., II, Prop. 31, dém., Ap., pp. 194-195, Geb., II, p. 115,
1. 22-23.
412 DE LA NATURE B T DE L ’ORIGINE DB L'ÂME
13. Theol. Vol., chap. VI, Ap., II, p. 127, Geb., III, p. 83, 1. 15-18.
14. Ibid., Ap., II, pp. 128-129, 131, Geb., III, p. 84, 1. 23 sqq.
15. Ibid., Ap., p. 131, Geb., III, p. 86, 1. 13-18.
16. C’est pourquoi, si nous méconnaissons les notions qui nous révèlent la
nécessité des choses naturelles et nous figurons, de ce fait, que Dieu procède à
des miracles, nous ne pourrons connaître, ni l’essence, ni la puissance, ni l' exis
tence de Dieu, ibid., Ap., II, pp. 128-129, Geb., III, p. 82, 1. 12-18. — Cf.
aussi YAppendice du Livre I de YEthique.
17. Cf. Theo/. Vol, chap. VI, Annotation marginale VI, Ap., II, p. 393,
Geb., III, p. 252.
LA RAISON 415
LA SC IEN C E IN T U IT IV E
toutes les idées des affections d u Corps et les idées de ces idées,
enveloppent l’essence éternelle et infinie de Dieu. A ce cas se réfère la
Proposition 47 : puisque toutes les idées des affections du Corps et
les idées de ces idées par lesquelles (per) l’Ame perçoit les choses
enveloppent la connaissance éternelle et infinie de Dieu, cette con
naissance est dans l’Ame, puisque ces idées y sont.
11. Sur cette double application de l’Axiome 4, I, cf. supra, t. I, chap. II,
§ XI, pp. 95 sqq.
422 DE LA NATURE E T DB L ’ORIGINE DB L’^ E
20. Cf. Eth., I, Scol. de la Prop. 17, Ap., p. 67, Geb., II, p. 63, 1. 13-25 ;
cf. supra, t. I, chap. X, §§ III sqq., pp. 273 sqq.
21. Cf. Eth., II, Scol. de la Prop. 47, Ap., p. 228, Geb., II, p. 128, 1. 19
23 : « Que si les hommes n'ont pas de Dieu une connaissance aussi claire que
des notions communes, cela provient de ce qu'ils ne peuvent imaginer Dieu
co^me ils imaginent les corps ».
426 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME
22. Cf. à ce sujet la Lettre XII, sur l'Infini, où Spinoza distingue ce qui
est connu par l'entendement seul, à savoir la substance divine, ce qui est
connu par l'entendement et par l'imagination, à savoir les modes, ce qui est
connu par l'imagination seule, à savoir les existences dans la durée, Ap., III,
p. 150, Geb., IV, p. 53. — Cf. supra, t. I, pp. 501, 508-509.
23. Cf. supra, S IV, p. 420 et la note 10.
LA SCIENCE INTUITIVE 427
24. A cause de la complexité insuffisante des corps dont elles sont les
idées, cf. Scol. de la Prop. 13, Ap., pp. 149-150, et Livre V, Prop. 39 et
Scol., Ap., pp. 650-651.
25. Cf. rwpra, chap. VII, § § XXIX-XXXII sqq., pp. 239 sqq.
26. Remarque. — Les conclusions de la Proposition 19 ne valent que sur
le plan de l'Ame existante. Sur ce plan, en effet, l'idée du Corps que l'Ame
est est l'idée du Corps que Dieu a en tant qu'il est affecté par la chaîne infi
nie des causes de ce Corps, et non en tant qu'il constitue l'Ame; de ce fait
(deuxième conséquence du Coroll. de la Prop. 11), l'Ame n'a pas la connais
sance du Corps. Miis comme Dieu a les idées des affections du Corps en tant
qu'il constitue l'Ame, l'Ame a les idées de ces affections (troisième consé
quence du Coroll. de la Prop. 11), et, comme ces idées enveloppent la connais
sance du Corps, l'Ame connaît le Corps. Au contraire, l'essence de l'Ame ou
l'idée de l'essence éternelle du Corps est l'idée que Dieu a de cette essence,
non en tant qu'il est affecté par une multitude de causes extérieures, mais en
tant seulement qu'il constitue absolument cette essence. Il en résulte que
l'Ame, en tant qu'essence éternelle, ne peut connaître l'essence éternelle de
son Corps par rien qui lui vienne de causes extérieures. Si elle la connaît, ce
ne peut donc être que par la connaissance de la cause interne éternelle de
cette essence en Dieu. Semblablement, en ce qui concerne la connaissance de
Dieu, alors que, dans le Livre II, situé sur le plan de l'existence, la connais
sance adéquate de Dieu dans l'^me est déduite à partir des idées qu’elle •
428 DE LA NATI.JRE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME
des choses singulières existant en acte, en tant que ces idées enveloppent
l'idée de Dieu, dans le Livre V, situé sur le plan de l'essence, la connaissance
de Dieu dans l’^me sera déduite de l'^Ame « en tant qu'elle se conçoit elle-
même et conçoit les choses sous l'a s ^ ^ de l'éternité », c'est-à-dire « comme
des êtres réels par l'essence de Dieu » (V, Prop. 30).
27. Scol. de la Prop. 47, de « Hinc videmus » à « Quod autem », A p ,
pp. 227-228, Geb., II, p. 128, l. 13-19.
28. Ibid., de « Quod autem » à la fin, A p ., p p . 228-229, Geb., II, p . 128,
1. 19 à p. 129, l. 6.
.LA SCIENCE I^NTUITIVE -429
part, tout est en D ieu et se conçoit par Dieu, il s’ensuit que nous
pouvons déduire de cette connaissance [de Dieu] un très grand
nombre de choses que nous connaîtrons adéquatement et former
ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé dans
le Scolie 2 de la Proposition 40, et de l’excellence et de l’utilité duquel
il y aura lieu de parler dans la cinquième partie » ”
La possibilité de la connaissance du troisième genre est donc ici
déduite dans ses deux conditions, gnoséologique et ontologique : 1) la
connaissance de Dieu ; 2) le fait que l’essence de Dieu est ce par
quoi les choses sont et sont conçues (cf. I, Prop. 15, rappelée dans
la démonstration de la Proposition 45).
D e plus (cf. supra, §§ V-VI), le fondement de cette connaissance 2930312
a été déduit conformément à la définition que donnait d’elle le
Scolie 2 de la Proposition 40 : « Ce genre de connaissance s’avance
(procedit) de lidée adéquate de l’essence formelle de certains attributs
de Dieu vers (ad) la connaissance adéquate de l’essence des choses » ;
il s’y ajoute cette précision que nous pourrons par là déduire un
très grand nombre de choses.
Mais qu’entendre par l’expression « essence des choses » ? On
pourrait lui donner d’abord un sens très général et non technique, à
savoir : le fond des choses, car la déduction génétique des choses à
partir de Dieu nous les fait connaître du dedans, dans leur origine
et dans leur nature, et non extrinsèquement, comme dans la connais
sance du second genre. Mais quelle est cette essence ? Est-ce l’essence
universelle ou spécifique des choses singulières, est-ce l’essence sin
gulière des choses singulières ? C’est ce qui n’est pas précisé En
tout cas, on verra que, malgré les considérations nouvelles auxquelles
donne lieu le Livre V relativement aux essences, celui-ci n’ajoute
rien à la D éfinition même que le Livre II apporte de la connais
sance du troisième genre. Il se contente de s’y référer dans ses démons
trations, sans jamais lui en substituer une autre ou essayer de la
préciser (cf. V, dém. des Prop. 10, 25, 31, du Scolie de la Prop. 36) ”
29. Ibid., Ap., p. 227, Geb., II, p. 128, 1. 13-19. — D'où la manière diffé
rente de présenter la connaissance du troisième genre dans le Scol. 2 de la
Prop. 40 et dans le Scol. de la Prop. 47. Dans le Scol. 2 de la Prop. 40, il
s'agit de définir ce qu'est en soi ce genre de connaissance : « Ce genre de
connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attri
buts de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses ; dans le
Scol. de la Prop. 47, il s'agit d'établir qu'on a prouvé qu'un tel genre de
connaissance est possible pour nous : c Puisque... etc., il s'ensuit que nous
pouvons... etc. ». — Quant à l'utilité et à l'excellence de ce genre de connais
sance, elles seront expressément soulignées à la fin du Scol. de la Prop. 36
du Livre V.
30. Cf. supra, § 1, p. 416 et la note 1.
31. Sur ce problème, cf. infra, chap. XVI, § XI.
32. Cf. infra, chap. XV, § II, p. 437 sub fin,
430 DB LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L'ÂME
33. Scot., Prop. 47, sub init., Geb., II, p. 126, 1. 12.
34. Cf. De int. emend, Ap., 1, § ^XXIV, pp. 246-247, et addition n° 3,
Geb., Il, p. 20, 1. 11-12, add. t.
35. D'où l'on voit encore que Dieu n'est pas une notion commune, et que
ce que Spinoza désigne par là n'est, dans X’Ethique, rien d'autre que les notion»
des propriétés appartenant aux corps (cf. Ap., p. 228, Geb., II, p. 128, 1. 19
33). C'est d'ailleurs à partir de ces propriétés que ces notions ont été déduites,
cf. supra, chap. XI, §§ iii-iv, pp. 326 sqq., et chap. XIII, § vbls, b, p. 410.
36. Cf. Eth., 11, Scot. 1 de la Prop. 40, Ap., p. 210 ; Scol. de la Prop. 18,
Ap., pp. 174-175.
37. Cf. Eth., 1, Appendice, Scot. 2 de la Prop. 8, Scol. (sub init.) de la
Prop. 15.
LA SCIENCE INTUITIVE 431
42. « Les mots [...) sont des signes des choses telles qu’elles sont dans l’ima
gination et non telles qu'elles sont dans l’entendement ». Ils peuvent donc
s'assembler selon les lois du corps [association), et non selon les pensées de
l'entendement, De int. emend., Ap., I, § XLVII, p. 267. C'est pourquoi
nous pouvons exprimer en paroles n’importe quoi, ibid., § ^XXVII, p. 250.
43. Prop. 47, Scol., sub fin., Geb., II, p. 129, 1. 4-6.
44. Prop. 40, Scol. 1.
45. Cf. Eth., I, Scol. 2 de la Prop. 8.
LA SCIENCB INTUITIVE 433
nant ce qu’est Dieu, ne peut penser que Dieu n’est pas, bien qu’U
puisse dire ces mots dans son cœur > “
51. Aristote, Top., 1, 11, 104 b, 20, Métaph., A, § XXIX, p. 1024 b, l. 30
35. — Cf. le traité d’Antisthène : nept tôu eïvai chnXÉyew, mentionné
par Diogène Laërce, dans : Vitae et placita philosopho-rum, III, art. Platon,
35, IX, art. Pythagore, 542.
52. Cf. supra, chap. X, § VI, p. 306.
53. En ce sens, Spinoza accepte la proposition de Hobbes : « Verum et
falsum in oratione, non in rebus esse », De corpore, I, chap. III, § VIII, p. 32 ;
comp. Cogit. Met., I, c. VI : « Verum et falsum (...} denominationes extrin-
tecas esse, neque rebus tribui, nisi rhetorice », Geb., I, p. 246, 1. 15-18,
Ap., I, p. 448. La traduction d’Appuhn : « en vue d‘un effet oratoire > est
fautive. La traduction correcte est « sinon dans le discours ».
54. « (...} les idées claires et distinctes ne peuvent jamais être fausses »,
De int. emend., Ap., I, § XL, p. 256, Geb., II, p. 26 n, 1. 9-10.
55. Platon, Théetète, 195 e-196 c. Cf. aussi Sophiste, 260 a-264 b.
CHAPITRE XV
LA S C IE N C E IN T U IT IV E (s u ite )
éternelle, et que son éternité ne doive être établie que dans le Livre V,
elle a néanmoins, en réalité, tous les caractères de l’essence éternelle.
Puisque, en effet, contrairement à l’existence en acte, elle ne dépend
pas de la chaîne des causes finies, mais de Dieu seul qui en est
la cause absolue, elle échappe à la temporalité et s’annonce par là
comme éternelle. Car, concevoir que le Corps existe et dure en vertu
d’une force interne exprimant directement la puissance éternelle
de Dieu (cf. Scol. de la Prop. 45), c’est en fait « expliquer sa durée
par l’éternité » ls, et, de ce chef, concevoir son essence éternelle,
puisque tout ce que l’Ame connaît sous l’aspect de l’éternité, elle le
connaît, non « en tant qu’elle conçoit l’existence présente de son
Corps », mais « en tant qu’elle conçoit l’essence de son Corps sous
l’aspect de l’éternité » “
Toutefois, aucune de ces implications n’est déduite dans le Livre Il.
Ce qui le sépare essentiellement du Livre V, c’est que, tout en perçant
jusqu’à la racine éternelle de l’existence du Corps, il ne saisit cette
racine que dans la nécessité éternelle de Dieu, alors que le Livre V
la saisira en même temps et avant tout dans l’éternité de l’essence
du Corps, essence qui enveloppe son effort vers l’existence. Bref,
dans le Livre V, la nécessité éternelle d’où relève l’existence du
Corps s’exprime à l’intérieur de l’essence éternelle du Corps, cette
essence étant le principe éternel de la force propre qui ne cesse
-le tendre à le poser dans l’existence, et, corrélativement, ll en va
de même pour l’Ame.
15. Ou que, la cause de cette idée étant tout entière dans l'Ame, l'Ame en
est « la cause adéquate », cf. Eth., III, Déf. 1.
16. Cf. Eth., V, Prop. 36, dém., Ap., pp. 644-645, Geb., Il, p. 302,
1. 16-22.
17. Ibid., Scol. de la Prop. 36, Ap., p. 647, Geb., II, p. 303, 1. 23-24.
18. Ibid, Scol. de la Prop. 23, Ap., p. 628, Geb., II, p. 296, 1. 4. Dans
ce Scolie, ces expressions désignent le sentiment que l'Ame a de l'éternité
tant de l'essence singulière de son Corps que de sa propre essence singulière.
LA SCIENCE INTUITIVE 441
rition dans leur conscience claire, ils sont tentés d'abord de voir dans
ce progrès, non simplement la condition qui lui permet de se mani
fester, mais la cause qui la produit. D ’où un Gtrrepov 7pt o"t"épov par
quoi l’effet est pris pour la cause. Mais, dès que la lumière est
pleinement dévoilée, elle révèle son éternité, et par là même réduit
au néant d’une illusion tant la temporalité que le prétendu passage
temporel du temps à l’éternité. Le devenir de la connaissance, au
cours duquel l’Ame passe de la prim auté de la connaissance du
prem ier genre, qui l’aveugle, à la prim auté du troisième, qui l’éclaire,
n’est pas plus la cause de ce dernier que n’est cause de la lumière
l’acte de déchirer le voile qui nous la cache. Lorsqu’on dit que,
grâce aux efforts de notre réflexion, nous commençons à concevoir
les choses sous l’aspect de l’éternité, on use, certes, d’un langage
commode, mais contraire à la nature des choses. Car ce n’est pas
commencer à être éclairé que de commencer à s’apercevoir qu’on
l’était de toujours. D ’où un renversement du pour au contre, par
quoi le dernier résultat est posé comme prem ier commencement so.
Encore que le Livre II ne s’élève pas au plan de l’essence éternelle,
qui est celui du Livre V, sur le plan qui est le sien, c’est-à-dire
celui de l’existence en acte dans la durée, il s’accorde sur ces points
avec ce que le Livre V établira. En effet, puisque toute idée imagina
tive enveloppe la connaissance adéquate de l’essence de Dieu, il se
trouve, sans qu’il soit fait appel à l’éternité de l’essence, que la
connaissance adéquate de Dieu est donnée à l’Ame dès son appa
rition dans la durée. Ainsi, abstraction faite de la nature de l’Ame
comme essence éternelle, il résulte, de la nature de l’idée imaginative,
que l’Ame, en tant qu’eüe existe dans la durée, enveloppe toujours en
elle la connaissance du fondement de la connaissance du troisième
genre, comme il ressort du Scolie de la Proposition 47. C’est donc
d’une double façon qu’il est démontré que l’Ame existant dans la
durée n ’est jamais sans la connaissance de Dieu : à savoir, par la
nature de l’idée imaginative dans le Livre II, par la nature de l’Ame
comme idée éternelle de l’essence de son Corps dans le Livre V.
Dieu lui-même en tant que Dieu enchaîne ses idées selon la liaison
de la cause à l'effet. Il est identique en Dieu et dans l'essence
éternelle de l'Ame.
Mais Dieu voit l'effet dans la cause sans qu'il y ait de l’idée de la
cause à l'idée de l'effet aucune consécution temporelle, tandis que
l'Ame existant en acte parcourt dans le temps la chaîne qui relie l'une
à l'autre et, de ce chef, ne peut avoir conscience du procès éternel de la
connaissance du troisième genre qu'en le déployant dans la durée ;
et plus son entendement aura de force, plus elle poussera loin ce
déploiement, plus ainsi elle connaîtra de choses, plus elle aura de
perfection, etc. : « Plus haut chacun s'élève dans ce genre de connais
sance, mieux il est conscient de lui-même et de Dieu, c'est-à-dire
plus il est parfait et possède la béatitude » (V, Scol. de la Prop. 31).
Toutefois, si le procès en soi éternel de la connaissance du troisième
genre prend nécessairement, dans la conscience de l'Ame existant
en acte, l'aspect d'un progrès temporel comportant en même temps
un progrès de la conscience, il n'est pour l'Ame même, malgré son
apparence, rien de temporel, car il est logique, nécessaire, éternel,
et l'Ame le voit comme tel par les yeux de son entendement, alors
qu'elle l'apercevrait comme effectivement temporel par les yeux de
son imagination.
Au contraire, le développement de la conscience qui, lié lui aussi
à l'accroissement des forces de l'entendement, rend possible la substi
tution du règne de l'entendement au règne de l'imagination, s'effectue
réellement dans le temps et apparaît comme tel à l'Ame. Aussi
n'a-t-il rien de commun avec l'enchaînement interne et éternel des
idées à partir de Dieu, par quoi se définit le procès de la connais
sance du troisième genre, et que l'Ame aperçoit dans l'éternité. D e
plus, cet enchaînement est un procès continu immanent qui va
d'idées adéquates à des idées adéquates, tandis que le progrès de la
conscience par lequel l'Ame s'élève dans le temps du règne de la
connaissance imaginative au règne de la connaissance intuitive se
présente à l'Ame comme comportant une solution de continuité.
En effet, puisque de la connaissance imaginative ne peut sortir que
le faux et non le vrai, puisque l'adéquat ne peut jamais sortir de
l'inadéquat, c'est en quelque sorte par un saut brusque que l'Ame
passe d'un règne à l'autre : lorsque son entendement est devenu
suffisamment fort, la lumière éternelle immanente à elle, mais qui
lui restait cachée, se dévoile soudain dans son éternité et étend alors
en elle, à l'infini, son rayonnement.
*
*
LA SC IEN C E IN T U m V E (s u ite )
4. De int. emend., Ap., I, § XVI, p. 234, Geb., 11, p. 12, 1. 13-14 : « intui
tive, nullam operationem facientes ». — On notera que l'objection ici
exposée prend le terme « opération » dans un sens absolu, alors que le De
intellectus emendatione entend seulement par opération celle qui est pro
pre à la connaissance du troisème mode et qui consiste en l'application
d'une règle générale à un cas particulier. C'est ce dont témoigne le contexte :
« Les Mathématiciens, s’appuyant sur la démonstration d'Euclide (pro
position 19, livre VII), [ ...} concluent [le nombre proportionnel} de la na
ture de la proportion et de cette propriété lui appartenant que le produit
du premier terme et du quatrième terme égale le produit du second par le
troisième ; ils ne la voient pas toutefois adéquatement et, s'ils la voient, ce
n'est point par la vertu de la proposition d’Euclide, mais intuitivement,
sans aucune opération ».
5. De int. emend, Ap., I, § XIV, p. 231, Geb., Il, p. 10, 1. 20-21.
LA SCIENCE INTUITIVE 449
tel qu'il est défini par le procès décrit daHs le ScoÜe 2 de ÛI Propo
sition 40.
11. De int. emend., Ap., 1, § XV, p. 233, Geb., II, p. 11, 1. 13-19.
12. Cf. infra, Appendice n° 16.
13. Eth., II, Prop. 40, Coroll. 2, Ap., p. 213, Geb., II, p. 122, 1. 24.
452 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME
^im édiatem ent leur raison, mais il est nécessaire, pour y parvenir,
de recourir à une chaîne de démonstrations.
L’exemple arithmétique paraît donc bien adapté à la relation simple
et immédiate de l’essence de Dieu à l’essence des choses.
14. De int. emend., A p, I, §§ LXIV, LXV, LXIX, pp. 276-277, Geb., II,
p. 38, II, p. 39, n°‘ III, VII. •
15. Du moins dans l'Ethique, car le De intellectus emendatione reconnaît
pour choses singulières les attributs, dénommés dans ce traité « choses fixes
et éternelles », Ap., I, § LVII, p. 279, Geb., II, p. 37, 1. 5-6.
LA SCIENCE INTUITIVE 453
*
**
17. Eth., V, Scol. de la Prop. 36, Ap., pp. 646-647, Geb., II, p. 303,
I. 16-25.
18. La connaissance par Raison « ne peut tromper », mais « ne nous
permet pas de jouir intellectuellement de la chose » (lCourt Traité, I, chap. I,
Ap., I, p. 102, chap. IV, p. 110 et note, p. 111); « elle nous permet de
conclure sans danger d'erreur, [...] mais n'est pas elle-même un moyen
d'atteindre à notre perfection > (De int. emend, Ap., I, § XXIV, p. 235, Geb.,
II, p. 13, 1. 7-10).
LA SCIENCE INTUITIVE 455
20. « Tertium illud cognitionis genus cujus fundamentum est ipsa Deî
cognitio », Eth., V, Prop. 20, Scot., Ap., p. 223, Geb., II, p. 126, 1. 28-29.
LA SCIENCE INTUITIVE 457
*
**
LA SC IEN C E IN T U IT IV E
(su ite e t f i n )
1. Eth., II, Déf. 4 ; cf. supra, t. I, chap. III, § XXII, pp. 137 sqq.
2. Expression platonicienne : -rO -rfc; ,Puync; République, VII, 533d.
LA SCIENCE INTUITIVE 469
3. Eth., V, Prop. 23, Scol., Ap., p. 628, Geb., II, p. 296 [mots soulignés
par nous}.
4. A propos de cette identité entre le commencement et la fin dans l'éter
nité du principe, voir le suggestif rapprochement que M. Henri Charles Puech
établit entre la conception gnostique et celle de Spinoza, dans son cours sur
« Les doctrines ésotériques et les thèmes gnostiques dans l'Evangile selon
Thomas », cf. Annuaire du Collège de France, 1965, 65* année, p. 256.
470 DE LA NA11JRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
**
5. Cf. Lettre XXXXXVII, à ]e.m Bouwmeester, Ap., III, pp. 254-255, Geb.,
IV, pp. 188-189.
6. Cf. supra, t. I, Appendice n° 1.
472 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME
sont des ventes éternelles au même titre que les Etres de raison
dont la Géométrie définit l’essence et déduit les propriétés •.
En conséquence la Philosophie devra observer deux préceptes :
1. Se détourner de la perception imaginative des choses singulières
soumises au changement, pour considérer la série (series) des choses
fixes et éternelles8910selon l’ordre immuable et logique de leur dépen
dance, à savoir les essences éternelles des choses : celles de Dieu,
de ses attributs, de la Pensée, de l’Etendue, des modes infinis et
des modes finis, pour aboutir à apercevoir en Dieu les lois univer
selles qui déterminent l’ordre nécessaire des modes finis existant
dans la durée, c’est-à-dire les lois qui commandent à l’ensemble
« des choses singulières soumises au changement ».
2. Connaître génétiquement l’essence de ces êtres réels, comme la
Géométrie connaît génétiquement l’essence de ses Etres de raison.
Et, puisque la Géométrie obtient cette connaissance génétique en
construisant ses figures, et en déduisant d’elles tout ce qui en résulte
nécessairement, de même, la Philosophie construira l’essence de
Dieu, et, de cette définition génétique, déduira tout ce qu’il est pos
sible d’en déduire.
*
**
l'entendement forme sans avoir besoin pour cela d'autres idées (il s'agit des
notions que Descartes appelle namres simples absolues, par ex. aux §§ LXIV et
LXV, Ap., 1, p. 276 , Geb., II, p. 38, 1. 34 et 39, 1. 1 sqq.), tantôt il désigne
la puissance par laquelle l'entendement forme ses idées de lui-même, sans
aucune intervention extérieure, par ex. au § lxviii, p. 277.
11. Ibid., Ap., 1, § xli, p. 257, Geb., Il, p. 26, 1. 34-35.
12. Ibid., § lxv, Ap., 1, p. 2 7 6 , Geb., Il, p. 39, 1. 4.
13. Ibid., § xli, p. 257, Geb., Il, p. 26, 1. 34. — C'est-à-dire qui n'a
pas de cause finie, s’expliquant à son tour par une autre cause finie, etc ..
14. Ibid., § lxv , p. 276, Geb., Il, p. 39, 1. 4.
15. Ibid., Geb., II, p. 39, 1. 4-5. Cette position de la quantité comme
premier principe, qui implique l'identification cartésienne entre la quantité
et la grandeur, est repoussée par Hobbes. Cf. Hobbes, Examinatio et emenda-
tio matbematicae bodiernee, Op. lat., IV, Dial. 1, pp. 15-17.
16. De int. emend., Ap., 1, § lxv, p. 276, cf. §§ LI, LI, liii, pp. 270-271,
Geb., II, p. 39, 1. 4 sqq., l. 35, et Lettre LX, à Tscbirnbaus, Ap., III, p. 230,
Geb., IV, p. 270.
17. De int. emend, Ap., I, § LXV, pp. 276-277, Geb., Il, p. 39, 1. 4-14.
18. De int. emend., Ap., 1, § x li , pp. 257-258, §§ lii, u n , pp. 270
271, § lxv et lxix, pp. 276-278, Geb., Il, pp. 26 sqq., 34, 39. — Plusieurs
définitions peuvent être données du même être géométrique, selon les diverses
façons dont on conçoit la détermination de la quantité. Par exemple, on peut
déterminer une surface elliptique, soit en se représentant une pointe appli
quée contre une corde et se mouvant autour de deux points fixes, soit en
concevant des points, infinis en nombre, qui soutiennent un certain rapport
constant avec une ligne droite, soit par une section conique d'une certaine
obliquité (De int. emend., Ap., 1, § lxix, pp. 277-278, Geb., II, p. 39). Si
ces diverses définitions sont celles d’un même être, c'est qu'elles enveloppent
toutes sa cause formelle. Si elles ne sont pas toutes parfaites, c'est que la
plupart l'enveloppent sans l'exprimer. Elle est exprimée seulement par la
première, qui, par là même, est seule parfaite. Faisant naître la figure sous
nos yeux, elle est génétique et inmitive. C’est la vraie définition de 'la chose;
les autres, sans être fausses, ne sont que les vraies définitions de ses propriétés
(cf. supra, t. 1, chap. IV, § XX, pp. 151 sqq). Néanmoins, comme elles
enveloppent la cause formelle de la chose, elles peuvent tenir lieu de sa vraie
LA SCIENCE INTUITIVE 475
Lettre LX, à Tschirnhaus, Ap., III, p. 320, Geb., IV, pp. 270-271. Pour
la comparaison avec Hobbes, cf. infra, S XI, pp. 482 sqq.
28. De int. emend, Ap., I, § 13, p. 231 et note 1 ; cf. Eth., Il, Prop. 16
et Coroll. 2 ; Prop. 19, Prop. 2 7 / cf. supra, ch. V, §§ X , B, 3° p. 122,
note 34, chap. VII, § IV, p. 194. Dans la Lettre LX, à Tschirnhaus, Spinoza
écarte la première définition parce qu'elle n' « enveloppe » pas la cause
efficiente, mais la suite de la lettre montre que, moins précis ici qu'en
d’autres textes, il donne à envelopper (involvere) le sens d'exprimer (expri-
mere), cf. Geb., IV, p. 270, 1. 26 et p. 271, 1. 1.
29. De int. emend, Ap., I, § l i , pp. 269-270, Geb., II, pp 38-39.
30. Ibid, § x l i , p. 257, Geb., II, p. 27, 1. 2-3. Cf. Lettre ^X X V II, tl
Jean Bo#Wmeester, juin 1666, Ap, III, pp. 254-255, Geb., IV, pp. 187-189.
LA SCIENCE INTUITIVE 477
31. De int. em^id., § XLI, pp. 257-258, Geb., Il, pp. 27-28.
32. Hid., p. 257, Geb., II, pp. 27-28.
33. Ibid., § XL, p. 256, Geb., II, p. 26, 1. 14. — Prise en soi, la con
naissance mathématique, étant le vrai en acte, ne comporte pas d’erreur
possible (cf. supra, chap. XIV, §§ xii-xiii , pp. 430 sqq.). L'invention mathé
matique peut donc progresser à sa guise sans craindre de se fourvoyer, du
moment qu'elle reste développement authentique de l'entendement pur.
34. Cette définition, que nous reconstruisons d'après le contexte, et que
Spinoza annonce comme devant terminer le De intellectus emendatione,
en est absente à cause de l'inachèvement de l'ouvrage.
35. Lettre XXXVII, à Jetm Bs^wmeester, Ap.., III, p. 255, Geb., IV,
188-189.
478 bE LA NA'rtJRE E t' DE L'ORIGINE DE L'ÂME
idée, Ame, Corps, etc.), car, loin de concevoir leurs notions absolu-.
ment du fait que nous formons celles-ci absolument, . nous les formons
absolument du fait que nous les concevons absolument, — c’est-à-
dire que nous apercevons en Dieu la cause totale (Dieu) qui les pro
duit de façon inconditionnée. C’est pourquoi, quand nous définis
sons la chose seulement par sa propriété, ne concevant pas sa cause,
nous confondons à peu près immanquablement son essence et sa
propriété, laquelle, au surplus, ne peut être que confusément connue,
puisqu’elle n ’est adéquatement saisie que si elle est déduite de
l’essence dont elle dépend 46 « Si [donc] nous passons outre, sans
nous arrêter aux essences, nous renverserons nécessairement l’enchaî
nement des idées qui doit reproduire dans l’entendement l’enchaîne
ment de la N ature » 46 ; bref, ignorant les vraies causes, nous
méconnaîtrons l’ordre, lequel procède de la cause à l’effet, et nous
confondrons tout iT.
6 ° Pour découvrir ce en quoi consiste la définition génétique de
l’essence d’un être physiquement réel, par exemple Dieu, et comment
elle rend compte de toutes ses propriétés, la Philosophie se tourne
vers les définitions génétiques de la G éom étrie48, par exemple, celle
du cercle, comme figure décrite par le mouvement de la ligne autour
d’un point im m obile49, ou celle de la sphère, comme solide résultant
de la rotation d’un demi-cercle autour d’un axe “ Ainsi, définissant
Dieu, non par sa propriété : la perfection, mais par la raison géné
tique de sa nature : substance constituée par une infinité d’attributs
infinis 51, elle le construit, comme la géométrie construit le cercle ou
très êtres de raison, cela importe beaucoup dès qu’il s’agit d’êtres physiques
et réels », ibid., § LI, Ap., I, p. 270, Geb., II, p. 35.
45. « Effectivement, les propriétés des choses ne sont pas clairement
connues aussi longtemps qu’on n’en connaît pas les essences », ibid.
46. Ibid.
47. Eth, I, Prop. 7, Scol. 2.
48. « Pour diriger notre enquête, posons-nous devant les yeux quelque
idée vraie dont nous sachions avec la plus haute certinide que l’objet
dépend de notre pouvoir de penser et qu’elle n'a pas d’objet dans la Narnre,
[ ...] par exemple [...] le concept d’une sphère », De int. emend, Ap., I, § XLI,
pp. 257-258, Geb., II, p. 27. — « A défaut d'autres exemples que j’écarte
pour n’avoir pas l’air de vouloir mettre en lumière les erreurs des autres,
je prendrai seulement l’exemple d’une chose très abstraite [ ...], à savoir le
cercle », ibid., § li, p. 270, Geb., II, p. 35. — Les exemples écartés sont :
la définition cartésienne de Dieu comme être parfait, celle de l'homme comme
être raisonnable, toutes les définitions par un prédicat convertible, enfin
toutes les définitions par un caractère dont la négation entraîne nécessai
rement celle de la chose sans que sa position entraîne celle de la chose.
49. De int. emend, Ap., I, § LU, p. 270, § LIU, p. 271.
50. Ibid., § XLI, p. 258, Geb., II, p. 27.
51. Lettre LX, à Tschimhaus, Ap., III, p. 321, Geb., IV, pp.. 270-271.
480 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
*
**
60. Hobbes, De cMpore (1655) (Op. lat., Londres, 1839, I), I, ch. VI,
art. 4 et 6 , pp. 61-63 ; Six lessons for the Savilian Professors of the Mathe
matics (1656) (Eng. Works, VII), pp. 210-212 sqq., etc.; De homine (1658)
(Op. lat, II), ch. X, §§ IV et V, pp. 93 sqq. ; Examinatio et emendatio ^ the-
maticae hodiernae [Six dialogues contre Wallis], (1660) (Op. lat, IV), Dial.
I et II, p. 76.
61. Examinatio (Op. lat., IV), Dial. II, p. 76.
62. Hobbes continue à cet égard l'œuvre de Sir Henry Savile (1549-1622),
fondateur à Oxford d'une chaire de géométrie et d'une chaire d'astrono
mie, auteur des Praelectiones tres decim in Principium Elementorum Eu-
clidis (Oxford, 1621), commentaire critique des huit premières proposi
tions d'Euclide, où sont rectifiées certaines insuffisances du modèle grec,
par exemple, les définitions de la parallèle et de l'angle plan (cf. Exami
natio, II, pp. 61-62, 65). C'est aux successeurs de Savile dans les deux
chaires créées par lui que Hobbes s’adresse en 1656 dans ses Six tessons
to the Savilian Professors of the Mathematics. — Tout en rudoyant les
Euclidiens de stricte obédience, par exemple, dans son De principiis et
ratiocinatione Geometrorum : ubi ostenditur incertitudinem falsitatemque
non minorem inesse scriptis eorum, quam scriptis Physicorum et Ethi-
corum, contra fastum professorum Geometriae, où il critique la défi
nition euclidienne de l'angle plan, il reste fidèle à la méthode d'Euclide
et s'oppose par là aux Cartésiens, à Arnauld et surtout à Malebranche qui,
dans la Recherche de la Vérité (II, 2' partie, chap. VI) se déchaîne contre
Sir H. Savile et, à travers lui, contre Euclide, objet à son sens « d'une
estime déréglée ».
63. Examinatio, I, pp. 64-87 ; Six lessons, p. 214. — Cf. Euclide, Ele-
menta, Livre XI, Définitions 14, 18, 21.
64. On trouve chez Leibniz, peut-être ici influencé par Hobbes, des
jugements aussi sévères sur l'algèbre et l’arithmétique : « Je ne pouvais
m'empêcher de rire quand je voyais qu'il (Malebranche} croit l'Algèbre la
première et la plus sublime des sciences, et que la vérité n'est qu'un rapport
d'égalité et d'inégalité, que l'Arithmétique et l'Algèbre sont ensemble la
véritable logique », A Tschirnhaus, éd. Gerh., Math. Schr., IV, p. 465. —
484 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
ayant une cause et une génération doivent être définies par la cause
et par la génération est la suivante : la fin de la démonstration, c’est
la science des causes et de la génération des choses ; si cette science
n'est pas comprise dans la définition, elle ne pourra se trouver dans
le premier syllogisme découlant des définitions ; si elle ne se
trouve pas dans la première conclusion, elle ne se trouvera pas
non plus dans les conclusions ultérieures, de sorte que cette
science, qui constitue le but et le desssein de la démonstration,
n’existera jamais » 7° D e même, Spinoza, donnant congé tant à la
méthode des tangeantes qu’à celle des ordonnées, estime que « la
seule règle à observer, c’est qu’il faut chercher une définition d’où
l’on puisse tout déduire » 7^ D ’où la nécessité de partir d’une idée
adéquate première, autosuffisante, embrassant en elle la cause ou la
raison absolue et totale, qui se retrouvera entière dans les idées qu’on
en déduira : de ce fait, celles-ci seront, elles aussi, adéquates, car,
à leur tour, elles contiendront intégralement la connaissance de la
cause ou raison totale par quoi leur objet est pleinem ent intelligible ” •
74. « Ubi generatio nulla, aut nulla proprietas, ibi nulla philosophia intelli-
gitur » (De c0 1pore,
' I, chap. I, § VIII, p. 9). En revanche, il y a une connais
sance génétique, more geometrico, du juste et de l'injuste, car c'est nous qui en
sommes les causes. En effet, sans les contrats et les lois, dont nous sommes les
auteurs, il n'y aurait pas plus de juste et d'injuste parmi les hommes que
parmi les bêtes (ibid., p. 9). Cette idée, que le « comprendre > implique le
« faire », inspirera Vico, Dilthey, Croce, etc., tous ceux qui confèrent aux
sciences de l'esprit et à la philosophie de l'histoire le privilège du « compren
dre » pour ce que leur objet est fait par l'homme. Toutefois, ces divers philo
sophes conçoivent que ce « faire » est extra-rationnel et diffère radicalement
de l'acte par lequel nous engendrons les figures géométriques. D'où le procès
de l'intelligence qui reste extérieur à la réalité concrète, et en particulier celui
de la raison mathématisante et cartésienne, étrangère au véritable « compren
dre », c'est-à-dire au vécu, au « faire » propre à l’activité pratique de l'esprit ;
ce par quoi Vico est disciple de Daniel Huet, et Dilthey, disciple de Vico.
75. Hobbes, De corp0 1e' , ibid.
CHAPITRE XV III
LA VOLONTÉ
1. Scot. de la Prop. 48, Ap., p. 231, Geb., II, p. 129, 1. 28-31, p. 130,
1. 1-2.
LA VOLONTÉ 489
7. Cf. Court Traité, II, chap. XVI : « Il est certain que le vouloir parti
culier doit avoir une cause extérieure par laquelle il est; car, puisqu’à son
essence n'appartient pas l’existence, il doit être nécessairement par l'existence
d'une autre chose >, Ap., 1, p. 146, note 2, Geb., I, p. 81, l. 10-13. —
Cf. Lettre Il, à Oldenburg Ap., III., p. 115, Geb., IV, p. 9, l. 16-19.
8. Cf. supra, t. I, chap. XII, § II, p. 298, §§ IX-X, pp. 307 sqq.
9. En un seul sens seulement, parce que, comme l'essence est causée par
Dieu et non par elle-même, elle est dans cette mesure contrainte et non libre :
échappant à la détermination des choses finies, elle reste soumise à la déter
mination par Dieu. Mais, d'autre part, sa puissance propre d'affirmation, se
confondant au-dedans d'elle avec la puissance même de Dieu, est à la fois
sa spontanéité et celle de Dieu.
492 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
que l'Ame soit sur ce plan douée de libre arbitre, puisque la causalité
libre de Dieu, à laquelle s’identifie son vouloir, l’exclut. Mais il
demeure que l’Ame agit de façon différente, selon qu’on la consi
dère co^m e enveloppant l’existence actuelle du Corps dans la
durée ou comme enveloppant l’essence du Corps sub specie aeter-
nitatis. En conséquence, on ne peut conclure qu’elle exclut le libre
arbitre dans ce dernier cas, du fait qu’on a démontré quelle l’excluait
dans le premier. Ce problème sera examiné ultérieurement 10.
pp. 377-378, Geb., II, p. 190. Il est vrai qu'il écrit seulement dans notre
Scolie : « Il faut noter ici que j'entends par volonté >, et non « il faut noter
que j’entends ici ». Ce qui incite Willem Meijer, dans sa traduction hollan
daise, à proposer la correction : « ... venit notandum me hic... ». Mais cette
correction est à exclure, car tous les manuscrits sont d'accord sur le texte ori
ginal ; et elle est inutile, car, avec ce texte, le sens n'est pas douteux. Si cet
hic ne signifiait pas qu'on ne retient ici qu'un aspect de la volonté, s’il
s'agissait simplement d’introduire « ici » une définition de sa nature en
général, hic n'aurait guère de sens, et notandum tout court eût suffi.
12. Court Traité, II, chap. X v I, § VIII, Ap., I, pp. 150-151 ; cf. ibid,
§ II, chap. II, § IX.— Les §§ I et Il du chap. XVII, qui évoquent, hors de
propos, des distinctions aristotéliciennes que Spinoza n'utilise pas ultérieure
ment, sont vraisemblablement, comme l'ont pensé W. Meijer, Freudenthal,
Appuhn, etc., des interpolations.
13. Ibid, II, chap. XVI, §§ III sqq, Ap., 1, pp. 146 sqq., chap. XVII,
§ III, pp. 153 sqq.
494 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME
23. Cf. aussi Eth., II, Scol. de la Prop. 10, sub fin., Ap., pp. 142-143,
Geb., Il, pp. 93-94.
24. La traduction Appuhn (Ap., p. 233) est très fautive : à la 4' ligne
du texte latin : « Deinde » (Geb., II, p. 130, l. 27) est rendu par « et » ;
à la 6‘ ligne, la phrase « Haec ergo affirmatio, etc. » (Geb., ibid., l. 27) est
omise. La traduction correcte serait : « Ensuite (Deinde) une telle affirmation
(Ax. 3) ne peut être non plus sans l'idée du triangle. Donc cette affirmation
ne peut ni être, ni être conçue sans l'idée du triangle. Cependant, à son tour
(porro), cette idée du triangle doit envelopper cette même affirmation », etc.
498 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME
25. Theol. Pol., chap. IV, Ap., II, p. 95, Geb., III, p. 62, 1. 32 sqq. et
63, 1. 1-12.
26. Cf. supra, chap. XIII, § VI, pp. 412 sqq.
27. Pour Geulincx, en cela d’accord avec Malebranche, l’action, au
contraire, est extérieure à la raison.
LA VOLONTÉ 499
*
**
29. Eth., Il, Scol. de la Prop. 49, Ap., p. 236, Geb., Il, p. 132, 1. 2-4.
LA VOLONTÉ 503
*
**
Il c o m p re n d q u a tre p a rtie s :
1° C o n s é q u e n c e de la Proposition 49 : l 'i d é e fa u sse n 'e n v e l o p p e
p a s l a c e r t i t u d e 32
2° A v e r t i s s e m e n t d ’a v o i r à é c a rte r p ré a la b le m e n t u n p ré ju g é fa i
sant o b s ta c le à l 'i n t e l l e c t i o n de la Proposition 4 9 32
3° R éponse à q u a tre o b j e c t i o n s 32
4° U tilité p ra tiq u e d e la p ré s e n te d o c t r i n e 32
38. « ... ipsum inteUigere )>, Prop. 43, Scot., p. 218, Geb., II, p. 124,
1. 11.
39. Cf. supra, chap. XII, SS VII, sqq., pp. 396 sqq.
LA VOLONTÉ 507
A) C eux q u i r é d u i s e n t le s id é e s aux im a g e s q u i se fo rm e n t en
n o u s p a r l a r e n c o n t r e d e s c o r p s 41423 e s t i m e n t q u e le s id é e s d e s c h o s e s
à la re s s e m b la n c e d e s q u e lle s n o u s n e p o u v o n s f o r m e r a u c u n e im a g e
n e s o n t p a s d e s id é e s , m a i s s e u l e m e n t d e s f i c t i o n s q u e n o u s f o r g e o n s
p a r le lib r e a r b itr e d e n o tr e v o lo n té . T e n a n t a lo rs p o u r é tr a n g è r e s à
la v o litio n le s i d é e s q u i s e u l e s p o u r e u x s o n t d e v é r i t a b l e s id é e s , à
s a v o ir c e lle s q u i s o n t e n n o u s c o m m e d e s im a g e s fo rm é e s à la re s
s e m b la n c e des ch o ses, ils le s c o n s id è re n t com m e des « p e in tu re s
m u e t t e s s u r u n ta b le a u ». E n c o n s é q u e n c e , ils n e v o i e n t p a s q u e to u t e
i d é e , e n t a n t q u 'i d é e , e n v e l o p p e u n e a f f i r m a t i o n o u u n e n é g a t i o n .
§ ^ X I. — Q u e le s i m a g e s s o i e n t d u e s u n i q u e m e n t à d e s m o u v e
m e n ts c o rp o re ls et n 'a i e n t r i e n à v o ir avec des i d é e s , c 'e s t ce qui
ré s u lte de la d é m o n s tra tio n du Corollaire de la Proposition 17. Il
en va de m êm e p o u r le s m o t s , p a r l é s o u é c r its , im a g e s s o n o r e s o u
v i s u e l l e s , is s u e s d e s m o u v e m e n ts de la la n g u e ou des m o u v e m e n ts
d e la m a in , e t d o n t la s ig n if ic a tio n d é p e n d d e s d is p o s itio n s d u C o rp s
(c f. Scolie d e la Proposition 1 8 ) . Q u 'i l s n 'a i e n t r i e n à v o ir a v ec d es
i d é e s , c ’e s t c e d o n t t é m o i g n e n t l e p s i t t a c i s m e 42, a i n s i q u e l e s e r r e u r s
e t le s q u ip r o q u o dus au se u l la n g a g e , c o ^ m e ceux q u e m e n tio n n e
le Scolie d e la Proposition 4 7 . E n f i n , q u ’i l p u i s s e y a v o i r e n p a r o l e s
4 4 . C f. supra, ch ap . X IV , § XII, B , p p . 4 3 0 sq q .
4 5 . G u e ro u lt, Descartes selon l'ordre des raisons, I, chap. V , p p . 185 sqq.,
I l , c h a p . X IV , p . 8 9 , n o te 2 3 .
510 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
affirmer l’une après l’autre une infinité de choses ? Quant aux choses
que nous ne percevons pas, elles échappent à notre pensée . et, par là
même, à notre vouloir, qui serait bien embarrassé de les pouvoir
affirmer. Mais, insistera-t-on, si Dieu voulait faire que nous les
perçussions aussi, il devrait accroître notre faculté de percevoir alors
que, pour que nous les voulussions, il n’aurait pas à accroître la
faculté de vouloir. Argument absurde, car, puisque, comme on l'a
montré, cette prétendue volonté n’est que l’idée d’un être général,
c’est-à-dire de ce qui est commun à toutes les volitions, il est évident
qu'on n'en saurait concevoir de plus générale, c’est-à-dire de plus
grande, et que Dieu, par conséquent, ne saurait l’accroître ; mais,
comme on a érigé cette idée générale de la volonté en faculté de
vouloir, on se figure que cette faculté s’étend à l’infini au delà de ce
que l'entendement peut percevoir. Tout ce beau raisonnement
consiste en fait à assurer que, pour nous faire connaître une infinité
d'autres êtres que ceux que nous connaissons, D ieu devrait nous
donner un entendement plus grand, mais qu'il n'aurait pas à nous
donner une idée plus générale de l'être 4748•
2° L’expérience témoigne que la faculté d'assentir est distincte de
la faculté de connaître, car elle enseigne que nous pouvons suspendre
notre jugement et ne pas assentir à ce que nous percevons : ce que
corrobore le fait qu’on n’est pas dit se tromper quand on forge un
cheval ailé sans affirmer en même temps qu’il existe 48
Mais nous ne disposons pas en fait d’un libre pouvoir suspensif.
La suspension du jugement n'est rien d’autre qu’une perception :
à savoir la perception que nous avons de ne pas percevoir adéqua
tem ent la chose. Concevons un enfant qui imagine un cheval ailé et
ne perçoit rien d’autre ; comme cette imagination enveloppe l'exis
tence de ce cheval (Coroll. de la Prop. 17), il considérera celui-ci
comme présent et ne pourra douter de son existence, encore qu’il
n'en soit pas certain. Si, dans notre sommeil, il peut nous arriver de
47. Ap., pp. 237-241, Geb., II, pp. 133-134. — Sur cette confusion de
l'abstrait et du concret, cf. Court Traité, il, chap. XVI, § IV, Ap., I, p. 147.
Dans la note 2 de cette page, Spinoza observe que la séparation absolue de
l'entendement et de la volonté, comme pouvoirs généraux et pourtant réels,
fait de ces deux facultés l’équivalent de deux substances. Or, co^ane le
mode d'une substance ne peut passer dans une autre, l'idée, mode de l'en
tendement, ne pourra passer dans la volonté, et aucun amour ne naîtra
dans la volonté, car « il y a contradiction à ce que l'on puisse vouloir
ce dont il n'existe aucune idée dans le pouvoir qui veut ». — Sur l'im
possibilité d'admettre qu'une volonté distincte du pouvoir de connaître puisse
choisir entre des partis que ce pouvoir seul conçoit et qu'elle ne peut
elle-même concevoir, cf. l'intéressante discussion d'Arnold Gehlen, dans sa
Theorie der Willensfreiheit, Berlin, Junker u. Dünnhaupt, 1933, pp. 43-53.
48. Ap., p. 238, Geb., II, pp. 132-133. — Descartes, Principes, 1, art. 33,
39, 1V‘ Med., II, p. 59, 1. 28 sqq.
512 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
tum reddit) en nous apprenant que « nous agissons par le seul geste
de Dieu (ex solo D ei nutu) » et participons de la nature divine,
« et cela d'autant plus que nous faisons des actions plus parfaites
et connaissons Dieu mieux et encore mieux > 58 Elle nous enseigne,
en outre, en quoi consiste notre plus haute félicité ou béatitude, à
savoir dans la seule connaissance de Dieu, qui est la vertu même,
et qui nous induit à ne faire que ce dont nous persuadent l'Amour
et la Piété. Ce par quoi nous n'attendons pas pour notre vertu et
nos meilleures actions la suprême récompense que nous estimerions
être due à la plus dure des servitudes, mais savons que la vertu même
et le service de Dieu sont la félicité et la souveraine liberté. —
Thème de la seconde partie du Livre V (Propositions 21 à 42), qui
identifiera vertu, liberté, amour de D ieu et béatitude.
2° Elle nous apprend comment nous devons nous comporter à
l’égard des choses de fortune, qui, ne suivant pas de notre nature, ne
dépandent pas de nous. Puisque tout suit éternellement de Dieu aussi
nécessairement que de l'essence du triangle l'égalité de ses angles à
deux droits, nous attendrons et supporterons d'une âme égale les
deux faces de la fortune. — Thème que développera la première par
tie du Livre V (Propositions 1 à 20), laquelle déduit une morale d’ins
piration stoïcienne, requise de l’homme vivant au sein des choses
existant dans la durée.
3° Elle est utile à la vie sociale, en nous détournant de la haine,
du mépris, de la raillerie, de la colère, de l'envie, en nous apprenant
à être contents de ce que nous avons, à aider notre prochain, non
par pitié de femme, partialité, ou superstition, mais sous la seule
conduite de la Raison, c'est-à-dire selon les exigences du temps et
des circonstances. — Thème que développera le Livre IV, à partir de
la Proposition 35 5S\
4° Elle est utile à la vie politique, en nous instruisant des condi
tions requises pour qu'un gouvernement permette aux hommes d’être
dans la cité, non des esclaves, mais des citoyens qui fassent librement
ce qui est le meilleur. — Thème que développera particulièrement
le Tractatus Politicus.
CONSIDÉRATIONS FINALES
les idées étant elles-mêmes des modes, Dieu doit produire les idées de
ces idées. En conséquence, toute idée doit être, non seulement idée
de l'objet, mais idée de l'idée.
De plus, Dieu doit connaître tous ces modes selon l’ordre génétique
de leur causalité, c’est-à-dire que l’ordre et la connexion de ses idées
doivent être les mêmes que ceux des choses ou des causes. En effet,
s’il ne les connaissait point selon leurs causes, à proprem ent parler,
il ne les connaîtrait pas, puisque (1, A x. 4) la connaissance de toute
chose dépend de la connaissance de sa cause et l’enveloppe.
Cette correspondance nécessaire de l'enchaînement des idées et de
l'enchaînement des choses, traditionnellement connue sous le nom
de parallélisme, présente trois aspects principaux, dont les deux
derniers paraissent être la particularisation du prem ier :
1° Parallélisme universel des idées avec les modes de tous les
attributs connus ou inconnus ; 2° parallélisme des idées avec les
corps ou modes de l’Etendue (dénommé par nous extra-cogitatif) ;
3° parallélisme des idées avec les modes de la Pensée (dénommé par
nous intra-cogitatif). Ce dernier parallélisme revêt deux formes,
étant, soit identité de l’enchaînement des idées et de l’enchaînement
des causes dans la Pensée, soit identité dans cette même Pensée de
l’enchaînement des idées et de l’enchaînement des idées des idées.
Sous son triple aspect, le parallélisme est déduit ici selon les
perspectives gnoséologiques propres au Livre II, c’est-à-dire co^rne
résultant des conditions de la connaissance des choses dans tout
entendement, infini ou fini. C'est pourquoi il est établi (dém. de
la Prop. 7) par référence à l'Axiome 4 du Livre I, qui énonce la
loi universelle de toute connaissance possible.
§ IX . — L ’A m e é ta n t u n e id é e et to u te id é e é ta n t id é e d ’u n e
c h o s e , l ’A m e ne p e u t e x is te r q u e si e lle e s t l ’i d é e d 'u n e ch o se q u i
CONSIDÉRATIONS FINALES 523
existe : S i elle était l ’idée d ’une chose non existante, elle n’existerait
pas (dém . de la P rop. 1 1 , Ap., p. 144, Geb., Il, p. 94, 1. 23-24).
D ’où cette prem ière définition de l’essence de l’Ame : « L’essence
de l’Ame consiste en cela seulement qu’elle est l’idée d’un Corps
existant en acte » (Lettre L X I V , E th iq u e , II, C o ro ll de la P rop . 1 3 ) .
Par l’essence de l’Ame, il faut entendre ici, non pas l’essence singu
lière éternelle de l’Ame dans l’entendem ent de Dieu, mais l’essence
de l’Ame existant en acte.
De cette première définition en découle une seconde. En effet, étant
une idée finie et toute idée finie étant, comme mode fini de l’attribut
Pensée, une partie de l’entendement infini de Dieu, l’Ame doit
être définie comme une partie de cet entendement.
Cette définition perm et d’apercevoir à quelles conditions l’Ame
peut ou ne peut pas connaître les choses, les connaître vraiment
ou non. C’est l’im portant C o rolla ire de la Prop ositio n 1 1 : l’Ame
connaît une chose lorsque Dieu la connaît en tant qu’il constitue
l’Ame ; elle ne la connaît pas, lorsque Dieu connaît la chose sans
constituer l’Ame ; elle la connaît inadéquatement, lorsque Dieu
connaît la chose, non en tant seulement q u ’il constitue l’Ame, mais
en tant q u ’il constitue conjointement à elle d’autres idées ; elle la
connaît adéquatement, lorsque Dieu connaît la chose en tant seule
ment qu’il constitue l’Ame.
Il est possible, à partir de là, de déduire la nature de nos diverses
connaissances en fonction de leur origine, et, pour commencer, la
nature de la connaissance imaginative du Corps humain et des corps
extérieurs, connaissance qui nous est donnée par les idées des affec
tions du Corps humain.
'*
'* *
§ X V II. — L ’i d é e a d é q u a t e m a n i f e s t e l ’i d e n t i t é , q u a n t à l e u r n a t u r e ,
d e l ’e n t e n d e m e n t h u m a i n e t d e l’e n t e n d e m e n t d i v i n , e t p a r c o n s é q u e n t
c e lle d e to u s le s e n te n d e m e n ts h u m a in s .
D ie u é ta n t, d e p a r s o n in d iv is ib ilité , to u t e n tie r q u a n t à sa n a tu r e
d a n s l ’e n t e n d e m e n t h u m a i n com m e d a n s le s ie n p r o p r e , l ’i d é e q u e
n o u s a v o n s d e sa n a tu re e st n é c e s s a ire m e n t u n e id é e t o t a l e , c ’e s t - à -
d ire l ’i d é e q u ’i l en a lu i-m ê m e . A in s i, l’h o m m e peut c o n n a ître la
n a tu re d u to u t c o ^ m e l e t o u t l a c o n n a î t e t, s’i l d é d u i t d e l ’i d é e d u
t o u t le s i d é e s d e s p a r t i e s , i l c o n n a î t r a l e s p a r t i e s d a n s e t p a r l e t o u t
c o m m e le to u t lu i- m ê m e le s c o n n a ît.
Les id é e s a d é q u a te s des d iv e rs e s ch o ses s in g u liè re s , e n v e lo p p a n t
c h a c u n e la m ê m e id é e , à s a v o ir c e lle d e D ie u c o m m e id é e d e la c a u s e
a b s o lu e d e le u r o b je t, o n t, m a lg r é le u rs d iffé re n c e s , u n fo n d id e n ti
q u e . E n c h a c u n e , i l y a l ’i d é e d e l a m ê m e c a u s e a b s o l u e , D i e u , m a i s
ra p p o rté e chaque fo is à une ch o se d iffé re n te . D ’a u t r e p a rt, il y a
a u ta n t d ’i d é e s a d é q u a te s d iffé re n te s q u ’i l y a d ’A m e s d iffé re n te s ,
ou q u ’i l y a d e p a rtie s d iffé re n te s de l ’e n t e n d e m e n t d iv in . C epen
d a n t , t o u t e s c e s i d é e s o n t l e m ê m e p r i n c i p e : D i e u , d ’o ù n e p e u v e n t
s e d é d u i r e q u e l e s m ê m e s s o r t e s d ’i d é e s , à s a v o i r d e s i d é e s a d é q u a t e s .
A in s i le s A m e s , q u i s e lo n le u r e s s e n c e p e u v e n t a v o ir p lu s o u m o in s
d ’i d é e s a d é q u a t e s , o n t , e n t a n t q u ’e l l e s o n t d e t e l l e s i d é e s , u n c o n t e n u
d e m ê m e n a tu re . L e u r d iff é r e n c e a p p a r a ît d e ce p o in t d e v u e c o m m e
s e u le m e n t n u m é riq u e . E lle s sont d iffé re n te s , non p a rc e q u ’e l l e s
c o n ç o iv e n t d iff é r e m m e n t D ie u e t c e q u i s ’e n d é d u i t , c a r le s c h o s e s
q u ’e U e s c o n n a i s s e n t a l o r s , e l l e s l e s c o n n a i s s e n t ut in se sunt, m a is s im
p l e m e n t p a r c e q u e l ’u n e n ’e s t p a s l ’a u t r e . C e t t e d i f f é r e n c e d e s p a r t i e s
534 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
( o u d e s ^ m e s ) , s u r l a q u e l l e S p i n o z a s ‘e s t , à v r a i d i r e , p e u e x p l i q u é ,
n ’a r i e n à v o i r a v e c le s d i f f é r e n c e s d e l i e u e t d e t e m p s , q u i n e c o n
c e r n e n t q u e le u rs e x is te n c e s d a n s la d u ré e . E lle n e s a u r a it ê tr e s a n s
d o u te q u ’i n t t i n s è q u e , f o n d é e dans le u r ra is o n p ro p re d é c rite dans
u n e d é f i n i t i o n g é n é t i q u e . M a i s e l l e n 'e n v e l o p p e , e n t o u t c a s , r i e n d e
q u a l i t a t i f , n i d e s p é c if iq u e , q u i p u is s e a lté r e r e n e lle s , e t d iv e r s e m e n t,
la v is io n d e D ie u . E n c h a c u n e , c e tte v is io n e s t d ire c te , to ta le , c la ir e
e t d i s t i n c t e . E l l e n ’e s t p a s d é f o r m é e , c o ^ t u e le v e u t L e i b n i z , s e l o n d e s
je u x d e p e r s p e c tiv e v a r ia n t a v e c le s d if f é r e n ts p o in ts d e v u e . E lle e s t
id e n tiq u e e n t o u t e s , p a r c e q u 'e l l e e s t e n to u te s la v u e e n tiè r e d e la
ch o se ut in se est. C e tte id e n tité fo n d e la re lig io n p h ilo s o p h iq u e
s u p r ê m e , à s a v o i r l 'u n i t é a b s o l u e d e t o u s e n u n e m ê m e i n t u i t i o n , u n
m ê m e g e s te , u n m ê m e a m o u r . B ie n q u e c h a q u e p a r tie s o it u n ê tre
c o n c r è te m e n t d iffé re n t, — d i f f é r e n t p a r l a p u i s s a n c e d e s ’a f f i r m e r , l e
n o m b r e d e s e s i d é e s a d é q u a t e s , l a c a p a c i t é d e r é f l e x i o n , d ’e f f o r t , d e
v e rtu , — le u r d iffé re n c e à l ’é g a r d de le u r v is io n in te lle c tu e lle de
D ie u est in trin s è q u e m e n t n u lle . C et asp ect de la d o c trin e ré s u lte
im m é d ia te m e n t de la c o n c e p tio n de l ’i d é e a d é q u a te com m e id é e
id e n tiq u e e n D ie u e t en to u s .
*
**
§ X V III. — D e la th é o r ie s p in o z is te d e la c o n n a is s a n c e , c e r ta in s
o n t c ru p o u v o ir c o n c lu re à u n e s o r t e d ’i d é a l i s m e .
Q ue l ’A m e par sa p ro p re ré fle x io n s 'a c c o m p l i s s e s p o n ta n é m e n t
co^m e s c i e n c e i n t u i t i v e ; q u ’a i n s i e l l e s e r é v è l e à s o i c o m m e e s s e n
tie lle m e n t s p o n ta n é ité e t s a v o ir a b s o lu ; q u e par ce p ro c è s ré fle x if
e l l e s 'a f f r a n c h i s s e d e t o u t e s u j é t i o n à l ’é g a r d d e s c h o s e s e x t é r i e u r e s ;
q u ’e l l e s e d é f i n i s s e a l o r s , p r i m o r d i a l e m e n t , c o m m e c o n s c i e n c e , e t n o n
p lu s s im p le m e n t com m e id é e du C o rp s e x is ta n t en a c te ; que la
« f o r m e » , c 'e s t - à - d i r e l’e s s e n c e d e l ’i d é e s o i t i d é e d e l ’i d é e , i d e n t i t é
i n t e r n e d u s u j e t e t d e l 'o b j e t , p u r s a v o i r d e s o i ; q u e l e s e n t i m e n t p o u r
l 'A m e d 'ê t r e u n i e a u C o r p s n e s u f f i s e p a s à i m p o s e r i m m é d i a t e m e n t
la c e rtitu d e p h ilo s o p h iq u e que ce C o rp s e x is te , e t q u 'o n d o iv e le
p ro u v e r à p a rtir de D ie u , e n ta n t q u e le s id é e s d e s a ffe c tio n s du
C o rp s d o n t l ’A m e e st a ffe c té e ne p o u r r a ie n t ê tre en e lle si D ie u
ne l 'a v a i t p a s p ro d u ite com m e id é e de ce C o rp s ; q u e l 'A m e p e r
ç o iv e la ch o se e x té rie u re par des id é e s im a g in a tiv e s a ffir m a n t la
p r é s e n c e d e c e t t e c h o s e a l o r s q u ’i l se p o u r r a i t q u e c e t t e c h o s e n ’e x i s t â t
p a s , e tc ., c e s o n t là , d i r a - t - o n , a u t a n t d e t r a i t s d 'a p p a r e n c e id é a lis te
q u i, à c e rta in s ég ard s, ra p p e lle ra ie n t D e s c a rte s ou a n n o n c e ra ie n t
F ic h te .
R ie n n 'e s t m o i n s e x a c t c e p e n d a n t.
Sans d o u te , l ’A m e e s t- e lle , dans la S c ie n c e I n tu itiv e , s p o n ta n é ité
a b s o lu e . M a is c e lle -c i n ’e s t p a s la s ie n n e , c ’e s t c e l l e de D ie u , avec
CONSIDÉRATIONS FINALES 535
laquelle elle se confond dans l’idée adéquate qu’elle est dite produire
spontanément parce que Dieu la produit tout entière en elle abso
lument. Quant à la Science Intuitive (qu’on a cru pouvoir appeler
Savoir absolu), elle ne se pose pas absolument par soi, puisqu’elle est
posée absolument par Dieu et diffère par conséquent de lui comme
l’effet de la cause.
D ’une façon générale, l'Ame connaissante n’est jamais considérée
en elle-même et à part comme le sujet connaissant. Le véritable sujet
connaissant, c’est l’entendement de Dieu, mode infini d’un des attri
buts constitutifs de sa substance : l’ignorance de l’Ame, ses diverses
façons de connaître, ne sont que les diverses façons dont Dieu
connaît la chose : l’Ame ignorant la chose, c’est Dieu qui perçoit la
chose en tant qu’il ne constitue pas l’Ame ; l’Ame percevant la
chose, c’est Dieu qui perçoit la chose en tant qu’il constitue l’Ame ;
l’Ame percevant la chose inadéquatement, c’est Dieu qui perçoit la
chose en tant qu’il ne constitue pas l’Ame seulement ; l’Ame perce
vant adéquatement la chose, c’est Dieu qui perçoit la chose en tant
seulement qu’il constitue l’Ame. La psychologie spinoziste n’est donc
toujours rien d’autre que théologie. Elle est inséparable de l’onto
logie.
Semblablement, la réflexion ne fait pas de l’Ame un être auto
nome, mais un automate spirituel, puisque toute réflexion est
fondamentalement le redoublement des idées par Dieu, lequel produit
nécessairement les idées des modes de la Pensée, et puisque l’essence
de chaque Ame exprime de façon prédéterminée la force même de
Dieu. D ’autre part, si la méthode de Spinoza « n’est rien autre
chose que la connaissance réflexive ou idée de l’idée », sa philosophie
n’est pas, comme celle de Fichte, une philosophie de la réflexion.
Selon Fichte, la conscience, par une série de réflexions sur elle-
même, se dépasse incessamment en une suite d’étapes dont l’abou
tissement est le Savoir Absolu. Selon Spinoza, la réflexion ou idée de
l’idée ne saurait nous élever du savoir vulgaire au savoir absolu,
c’est-à-dire à la connaissance vraie. L’idée de l’idée imaginative n’est
pas le dépassement de l’idée imaginative : elle est tout aussi confuse
que celle-ci. La connaissance réflexive consiste au contraire à partir du
savoir vrai qui, étant savoir vrai de ce savoir vrai, développe à l’infini,
à l’intérieur de lui-même, la série des idées vraies dont l’enchaîne
ment constitue le savoir humain. La connaissance réflexive n’est donc
que le développement autonome de l’idée vraie donnée originelle
m ent en nous, et non le processus par lequel cette idée vraie nous
serait donnée 7
De plus, si l’idée de l’idée, c’est-à-dire l’identité du sujet et de 7
*
**
§ I. — L e s c o n c e p t s d ’A m e e t d ’H o m m e s o n t d e s c o n c e p t s é t r o i
t e m e n t lié s , p u i s q u e l ’A m e e s t l 'i d é e d u C o r p s , i n s é p a r a b l e d e lu i,
t a n d i s q u e l 'H o m m e n ’e s t r i e n d ’a u t r e q u ’u n e A m e e t u n C o r p s
in d is s o lu b le m e n t u n is . T o u te fo is , l ’A m e peut ê tre c o n sid é ré e en
e lle -m ê m e , e n t a n t q u 'i d é e , a b s t r a c ti o n f a it e du C o rp s. M a is c e tte
c o n s id é ra tio n n e f a it p a s q u 'e ll e p u i s s e ê t r e c o n ç u e a u t r e m e n t q u e
c o m m e id é e d u C o rp s .
D e l 'e s s e n c e d e l ’A m e e t d e l ’H o m m e , o n d é c o u v r e c h e z S p i n o z a
u n l o t d e d é f i n i t i o n s v a r ié e s :
1. « L ’e s s e n c e d e l ’H o m m e e s t c o n s t i t u é e p a r c e r ta in e s m o d i f i c a
tio n s d e s a ttr ib u ts d e D ie u », Ethique, II, Coroll. d e la Prop. 10;
« l ’H o m m e c o n s i s t e e n u n e A m e e t e n u n C o r p s », ibid., Coroll, d e
la Prop. 13.
2. « C e q u i c o n s titu e e n p r e m i e r l ’e s s e n c e d e l ’A m e n ’e s t r i e n
d 'a u t r e q u e l ’i d é e d ’u n C o r p s e x i s t a n t e n a c t e », Ethique, I l l , Prop. 3,
d é m . ; « l 'e s s e n c e d e l ’A m e c o n s i s t e e n c e la s e u l (in hoc solo) q u ’e lle
e s t l ’i d é e d 'u n C o rp s e x is ta n t e n a c t e » , Lettre L X IV , à Schuller,
A p ., I I I , p . 326, G e b ., I V , p . 211, 1. 1 4 - 1 5 (c f. é g a l e m e n t , E th, I I ,
Prop. 11).
3. « L ’A m e e s t u n e p a r t i e de l 'e n t e n d e m e n t d iv in », Ethique,
II, Coroll. d e l a Prop. 11.
4 . « N o t r e A m e , e n t a n t q u ’e lle c o n n a î t , e s t u n m o d e é t e r n e l d u
p e n se r, q u i e st t e r m i n é par un a u tre m ode é te rn e l d u p e n s e r , ce
d e r n i e r à s o n t o u r p a r u n a u t r e m o d e e t a in s i à l 'i n f i n i , d e f a ç o n q u e
t o u t e s e n s e m b l e c o n s t i t u e n t l ’e n t e n d e m e n t é t e r n e l e t i n f i n i d e D i e u » ,
Ethique , V, Scolie d e la Prop. 40.
5. « [ L 'J i d é e qui e x p rim e l'e s s e n c e du C o rp s sous l 'a s p e c t de
l ’é t e r n i t é e s t u n c e r t a i n m o d e d u p e n s e r q u i a p p a r t i e n t à l ’e s s e n c e d e
l'A m e e t q u i e s t é t e r n e l », Ethique, V, Scolie d e la Prop. 23.
6. « L ’e s s e n c e d e ! ’A m e c o n s i s t e d a n s la c o n n a i s s a n c e s e u le d o n t
D i e u e s t le p r i n c i p e e t l e f o n d e m e n t », V , Scolie d e la Prop. 36 ;
548 APPENDICE III
tenue pour l 'essence d'une chose sin g u liè re (non comme essence sin
gu lière), par exemple, lorsqu’un homme singulier, sans être consi
déré dans sa singularité, est considéré dans sa spécificité, c’est-à-dire
comme un homme, par opposition aux bêtes (b ruta) . Dans cette
acception, essence ne s’oppose en rien à existence. Elle peut signifier
aussi bien la nature intrinsèque d’une chose prise dans son existence,
que celle d’une chose prise dans son essence. Ainsi, quand l’essence
de l’Ame est définie comme idée d’un Corps existant en acte, l’essence
dont il est question est celle de l’Ame en tant qu'elle existe.
Ces deux derniers sens du mot essence apparaissent à plein dans
le Scolie de la Prop ositio n 3 6 du Livre V, où il est dit que l'Ame,
du fait que « son essence consiste dans la connaissance seule dont
Dieu est le principe et le fondement », perçoit directement « com
ment et sous quelle condition elle suit de la nature divine quant à
l’essence et quant à l’existence ». Dans le premier membre de phrase,
le mot essence signifie nature de l’Ame ; dans le second, il signifie
la réalité ontologique, singulière, éternelle, d’une Ame.
*
**
ser qui lim itent son être, l’entendement de Dieu, paraît s’identifier
avec la précédente. Elle en diffère cependant, sans lui contredire
néanmoins. En effet, l’Ame, en tant qu’idée d’un Corps existant en
acte dans la durée, étant périssable (V, Coroll. de la Prop. 40), n’est
pas une partie éternelle de l’entendement de Dieu, et n’en est qu’une
partie fugitive. Elle en est une partie éternelle par son entendement
qui est impérissable.
La cinquième définition atteste, en effet, que l’essence de l'Ame
n’est pas seulement idée d’un Corps existant en acte, mais qu’elle
est aussi idée éternelle de l’essence éternelle d’un Corps singulier (V,
Scol. de la Prop. 23). Comportant à ce titre une partie éternelle (V,
Prop. 23, 28, 39), l’Ame est partie éternelle de l’entendement de Dieu.
Comprenant deux parties, l’une périssable en tant qu’elle est l’idée
d’un Corps existant en acte dans la durée, l’autre éternelle en tant
qu’elle est l’idée de l’essence d’un Corps éternel, elle appartient de
deux façons à l’entendement de Dieu : comme partie périssable, elle
est une partie du mode médiat de l’attribut Pensée, comme partie
éternelle, elle est une partie de son mode immédiat. Enfin, à ces
deux parties correspondent les deux définitions de son essence, qui
se complètent pour définir son être total 1
La sixième définition, selon laquelle l’essence de l’Ame consiste
dans la connaissance seule dont Dieu est le principe et le fondement,
fait contraste avec la deuxième, puisqu’elle définit l’essence de l’Ame,
non en cela seulement qu’elle est l’idée d’un Corps existant en acte,
mais en cela seulement qu’elle est une connaissance qui enveloppe
Dieu et a son principe en Dieu seul. Cette connaissance, c’est évi
demment, comme en témoignent tant la précision « dont Dieu est le
principe et le fondement » que la référence à la Proposition 44
du Livre II, la connaissance du troisième genre. Cette définition
s’accorde donc avec la cinquième, à savoir celle de l’Ame comme partie
éternelle de l'entendement de Dieu, l’Ame étant éternelle en tant
que connaissance du troisième genre (V, Prop. 31) et ayant cette
connaissance du fait qu’elle conçoit l’essence de son Corps sous
l’aspect de l’éternité (V, Prop. 29). Mais si, comme on l’a dit, l’Ame
est à la fois essence dans l’éternité et existence dans la durée, ll va
de soi que les définitions 2 et 6 sont requises pour définir son
essence totale.
La septième définition paraît contredire la sixième, car, si l’essence
de l’Ame est constituée par la connaissance du troisième genre, elle
ne peut être constituée par des idées adéquates et des idées inadé-
p . 1 7 7 ) . A - t - i l a c c e p té j u s q u ’a u b o u t l e s R ègles d e D e s c a r t e s e t l e u r
p r i n c i p e ? I l le s a a c c e p té e s à p e u d e c h o s e p r è s , j u s q u ’e n 1 6 7 5 , m a i s
i l a d û s 'e n d é t a c h e r t r è s v r a i s e m b l a b l e m e n t e n 1 6 7 6 , s i l ’o n e n j u g e
d ’a p r è s l a L e t t r e à T s c h i r n h a u s d u 5 m a i 1 6 7 6 , e t p a r l 'i m p r e s s i o n
q u e l u i c a u s a , l a m ê m e a n n é e , s o n e n t r e t i e n a v e c L e ib n iz . D e p l u s , le
p r i n c i p e d e la c o n s e r v a t i o n d e la m ê m e p r o p o r t i o n d e m o u v e m e n t
e t d e r e p o s , é r ig é e n m a x i m e u n i v e r s e l l e d e la N a t u r e , e s t i n c o m p a t i b l e
a v e c le s R è g l e s c a r t é s ie n n e s d u m o u v e m e n t , a v e c l e p r i n c i p e d e
c o n s e r v a t i o n d e la m ê m e q u a n t i t é d e m o u v e m e n t s u r l e q u e l D e s c a r t e s
f o n d a i t s o n s y s tè m e t o u r b i l l o n n a i r e . M a i s il e s t p o s s ib l e q u e S p in o z a ,
p o u r q u i le s s p é c u la ti o n s d e la p h y s i q u e n 'é t a i e n t q u 'u n a c c e s s o ire , n e
l 'a i t p a s c l a i r e m e n t p e r ç u , c f. in fra, A p p e n d ice n ° 8.
APPENDICE N ° 5
L ’A m e du Cadavre
(C f . chap. V I , § X V I I , p. 1 7 6 )
Les parties les plus récentes du Court Traité, à savoir les Additions
et ^Appendice, exposent une théorie physique des corps qui prélude
à celle de YEthique.
Spinoza commence par poser qu'il n'y a pas d’autres modifications
de l'étendue que le mouvement et le repos et que « chaque chose
corporelle n'est rien d'autre qu'une proportion déterminée de mou
vement et de repos, de sorte que, s'il n'y avait dans l'étendue que du
mouvement, ou que du repos, pas une seule chose particulière ne
pourrait se montrer ou exister : ainsi le corps humain n'est rien
d'autre qu'une certaine proportion de mouvement et de repos » \
Il précise dans les Additions 21 (Addition 1, n° 8) que la distinction
des corps « résulte seulement de telle ou telle autre proportion de
mouvement et de repos par laquelle celui-ci est ainsi et non autre
ment, ceci est ceci et non cela ; que n° 9) « de cette proportion de
mouvement et de repos provient aussi l'existence de ce corps qui est
le nôtre » ... « Cependant [n° 10}, ce corps qui est le nôtre était dans
une autre proportion de mouvement et de repos quand il était un
enfant non encore né, et, par la suite, après notre mort, il sera dans
une autre encore » ... « Si donc [n° 12} un tel corps a et conserve
cette proportion qui lui est propre, par exemple 1 à 3, ce corps
[ ... sera} comme il est actuellement ; soumis à la vérité, à un change
ment constant, mais non à un si grand qu'il dépasse la limite de
l à 3 ». — « Mais [n° 14}, si d'autres corps agissent sur le nôtre si
puissamment que la proportion l à 3 de son mouvement ne puisse
pas subsister, alors c’est la m ort ». Quant à l'âme, elle suit en l’espèce
toutes les vicissitudes du corps.
D'où une théorie des sensations et des sentiments élémentaires : si
tique. Après le choc, les deux corps ne se séparent pas, üs ont donc
même vitesse, égale à celle du centre de gravité du système des deux
corps :
V = V' = u
Après le choc, le rapport des quantités de mouvement sera :
m 'V ' m 'u __ m '
mV mu m
Ce rapport ne peut être égal au rapport des quantités de mouvement
avant le choc, à savoir :
m 'v'
mv
Car il faudrait que v = v' ; or, v — v' = o signifie que la vitesse
relative des deux corps, avant le choc, est nulle, c’est-à-dire que les
deux corps ne peuvent se rencontrer s'ils sont séparés au départ, ce
que l'on suppose évidemment.
En conclusion, si les deux corps sont parfaitement mous, le rap
port des quantités de mouvement ne se conserve pas dans le choc, alors
que leur somme se conserve.
3. Corps parfaitement élastiques. — On dit qu'un corps subit une
déformation élastique quand, de lui-même, il revient subitement à
sa forme primitive ; ainsi, l’énergie est d'abord absorbée, comme dans
les corps mous, puis restituée. Dans le choc de deux corps élastiques,
il n’y a donc pas de perte d’énergie. D 'où :
(m + m ')u2 = mv2 + m'v12 = m\72 + m 'V "
équation qu'il faut joindre à celle déjà écrite:
m + m 'u = mv + m ’v’ = mV + m 'V '
On en tire successivement :
v + V = v' + V'
et
m — m'
V = v' + (v — v')
m + m'
m — m'
V' = v + (v — v')
m + m'
En désignant par K la partie commune aux deuxièmes membres
de ces dernières équations, on formera le rapport des quantités de
mouvement après le choc :
m 'V ' m 'v + m 'K
mV m v' + mK
MÊME PROPORTION DE MOUVEMENT ET DE REPOS 565
*
**
Si, pour Spinoza, les idées adéquates sont dites claires et distinctes,
les idées inadéquates ne sont jamais dites obscures et confuses, mais
mutilées et confuses. Pourquoi le terme « obscur » est-il écarté ?
Sans doute à cause de son emploi chez Descartes, où il désigne l’opa
cité ineffable, et en soi irréductible à l'analyse, du composé substan
tiel âme et corps, où deux éléments hétérogènes (diversa) sont inintel-
ligiblement mélangés l’un à l’autre.
Descartes expliquait par là que « la perception des sens soit fort
obscure et confuse » (V /’ Méd., A.T., VII, p. 80, IX, p. 63) ; que,
de ce fait, notre faculté de connaître se trouve « obscurcie » (A
Newcastle, A.T., V, p. 137, 1. 26) ; que les idées des qualités sensi
bles ont une « fausseté matérieUe », et qu’il se rencontre en ces
qualités « tant d’obscurité et de confusion que j’ignore si elles sont
véritables » ( I I ' Méd., A.T., VII, pp. 43-44, Ix, p. 34). D ’où la
préoccupation de « distinguer ce qu’il y a de clair en nos sentiments
d'avec ce qui est obscur », ce qu’il y a de clair étant la perception pure
et simple de la qualité présente dans notre esprit, ce qu’il y a d’obscur
étant cette qualité en tant qu’il est impossible d’en connaître distinc
tem ent la nature (Principes, I, art. 68, cf. art. 47 sub fin.). Descartes
asocie c o u r ^ ^ e n t l’obscur et le confus comme il associe le clair et
le distinct, mais alors qu’il définit exactement ce qui différencie la
connaissance claire et la connaissance distincte (cf. Principes, I,
art. 45), il ne définit pas ce qui différencie au juste la perception
obscure et la porception confuse, — contrairement à ce que fera
Leibniz dans ses Meditationes de cognitione, veritate et ideis (1684).
Néanmoins, en rapprochant certains textes (en particulier l’article 45
et l’article 68 des Principes, I), on peut concevoir que l’obscurité du
sentiment se définit, non simplement par l’absence, mais par l’impos
sibilité d’une connaissance distincte de son contenu, bref, par son
caractère inanalysable en soi, ou par le c nescio quid > (Princ., I,
art. 70) qu'il enveloppe et où s’exprime l’incompréhensibilité de ce
OBSCURITÉ, CONFUSION, MUTILATION, INADÉQUATION DES IDÉES 579
vraie ou adéquate, quand elle nous fait connaître soit une chose sim
ple, soit de façon distincte tous les éléments simples d'une chose
composée. En conséquence, « toute idée vraie est simple, ou composée
de simples » (Ap., 1, § 46, pp. 265-266, Geb., Il, p. 32, 1. 19-20).
Cette thèse, toute différente de celle de l'Ethique, est conçue sous
l'influence de Descartes et de sa théorie des natures simples. Pour
YEthiq ue, en effet, l'idée est mutilée et confuse en tant qu'elle
laisse échapper les causes de son objet, et par là même ses propres
raisons ou causes, bref en tant qu'elle est détachée de ses prémisses.
L'idée est adéquate lorsqu'elle comprend en elle la connaissance de
toute sa cause. L'adéquation n'est donc pas l'exhaustivité, tandis que,
pour le D e emendatione, adéquat et exhaustif tendent à se confondre.
« Si [...], déclare le D e em endatione, il est de la nature d'un être
pensant de former des idées vraies, c'est-à-dire adéquates, il est cer
tain que nos idées inadéquates ont pour unique origine que nous
sommes une partie d'un être pensant dont certaines pensées dans
leur intégrité, certaines seulement par partie, constituent notre âme »
(Ap., 1, § 41, p. 259, Geb., Il, p. 28, 1. 18-19). Cette formule vaut
certes aussi pour YEth iq ue , mais en un sens différent, du fait que
YE th iq u e ne conçoit pas de la même manière que le D e intellectus
em endatione comment certaines pensées de l'être pensant dont nous
sommes une partie peuvent être en nous, les unes intégralement,
les autres seulement par partie. — Cf. in fra, A p p e n d ic e n ° 16 .
A P P E N D IC E N° 12
B) N a tu re des idées.
3° D u rée : idée de la durée du Corps et des corps ; réplication
C o rp s -id é e du C o rp s : P rop ositio ns 3 0 -3 1 .
B) N a tu re des idées.
1° C o rp s : durée du Corps (et des corps), idée de la durée du
Corps et des corps ; réplication Co rp s-id ée du C o rp s : P ro p o si
tions 3 0 -3 1 .
2° A m e : idée de la durée d u Corps (et des corps), idée d e l’idée
de cette idée ; réplication id é e du Co rp s-id ée de cette id é e (pas de
proposition dans X Ethique).
La comparaison de ces deux tableaux m et en évidence une double
anomalie :
1. Contrairement à la règle observée partout ailleurs, les P rop o
sitio n s 30 et 3 1 , qui, au moyen de la réplication C o rp s id é e du Corps,
statuent sur Xidée de la durée des corps (le mien et les autres),
n'introduisent pas, au moyen de la réplication idée d u C o rp s-id ée de
l ’idée , des propositions corrélatives statuant sur l'idée de l'idée de la
durée du C o rp s et sur l'inadéquation de la conscience im agin ative de
m a durée in térieu re . Bref, Spinoza ne traite que de Xidée de la durée
du C o rps et des choses extérieures , et néglige entièrement la con
scien ce de la d u rée de l ’A m e. Cependant, nous savons que, sur le
plan imaginatif, la conscience de la d u rée de m on Ame et de la durée
de mes affections est totalement inadéquate, la durée étant conçue
alors, tout autant que celle des corps, comme une quantité mesurable
par le temps. Le problème de la durée de l'Ame n'apparaîtra que
dans le Livre III, dans les P ropositions 6, 7 et 8, et dans le Livre V,
en particulier dans la Prop ositio n 2 3 et son Scolie, mais ici et là à
un point de vue tout différent. Car, ni dans le Livre III, ni dans
586 APPENDICE X lll
2. Eth., V, Prop. 23, Ap., pp. 628-629, Geb., II, p. 296, 1. 11-15.
3. Cf. Livre IV, Définition 3. Cette durée est quelque chose de réel, qui se
distingue de la durée abstraite, laquelle n'est qu'une quantité ou un être de
raison, « c'est-à-dire, l'existence en tant qu'elle est conçue abstraitement et
comme une sorte de quantité », Eth., II, Prop. 45, Scol., Ap., p. 224, Geb., II,
p. 127, 1. 15-18. Cette durée abstraite n'est rien d'autre que l'idée inadéquate
de cette durée réelle dont il est ici question, idée qui la représente faussement
comme une quantité mesurable par le temps.
A P P E N D IC E N° 14
3. C f. supra, t. I , Appendice n ° 9.
4 . C f. supra, ch a p . X I , § § IX sq q ., p p . 3 3 8 sq q . ; cf. ch ap . V I , § XVI,
p p . 1 7 1 sq ., § XXI, p p . 1 8 1 sq q .., ch a p . V I I , §§ V sq q ., p p . 1 9 8 sq q ., §§ X I
sq q ., p p . 2 0 9 sqq.
5. C f. supra, t. I, Appendice n ° 1 0 , § i i i , 1°, p p . 5 3 9 sqq.
6. D esc a r te s, Lettre à Elisabeth, 2 1 m a i 1 6 4 3 , A . T ., III, p . 665; A la
même, 28 juin 1 6 4 3 , p . 6 9 1 .
7 . C f. supra, ch ap . X I , § XXV, p . 3 7 2 .
A P P E N D IC E N° 15
1. Question que Locke et Berkeley poseront sous cette forme : Tout ce qui
existe étant p a rticulier, comment parvenons-nous à des termes généraux »,
L^ ocke, Essai conc& wnt l’entendement humain, III, chap. III, § VI ; Berkeley,
Traité sur les principes de la connaissance humaine, Introduction, § XI.
LE MOT ET L’IDÉE GÉNÉRALE 591
5. Court Traité, II, chap. 1, Ap., I, p. 100, chap. II, p. 103, chap. XXII,
p.176.
6. De int. emend., Ap., I, §§ X-XIV, p. 231, Geb., II, p. 10.
7. « Essentia rei ex alia se concluditur, sed non adaequate », Ap., I, § XIII,
p. 231, Geb., Il, p. 10, 1. 16-17 ; « adaequatam proportionalitatem non
vident », Ap., 1, § XVI, p. 234, Geb., II p. 12, 1. 11 ; « nonabsoluteinde
possumus intelligere », Ap., I, § XV, p. 232, Geb., II, p. 11, 1. 12-13.
8. De int. emend., Ap., I, § XIII, pp. 231-232, § XVI, p. 236, Geb., Il,
p. 10, 1. 17, p. 12, 1. 11, notes f, g, h.
9. Ibid., Ap., I, § XIV, p. 231, §XV, p. 233, Geb., II, p.10, 1. 20-21,
p. 11, 1. 13 sqq.
GENRES DE CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 595
20. En physique, Descartes explique les effets par leurs causes, et non les
causes par les effets (Principes, III, art. 4 et 42). En métaphysique, la première
cause en physique, à savoir la volonté de Dieu (I, art. 36), ne peut être con
nue que par la voie analytique.
21. De int. emend., Ap., I, § XIII, addition 1, p. 231, Geb., Il, p. 10, note
f ; « c'est là l'effet dont nous concluons la cause au sujet de laquelle nous
n'avons nulle connaissance », ibid., Ap., I, p. 232, addition 1, Geb., Il, p. 11,
note g. — Selon XEthique, nous ne connaissons pas par l’effet sa cause exté
rieure finie, mais nous connaissons dans l’effet sa cause interne infinie en
tant qu'elle est pareillement dans la partie et dans le tout.
GENRES DB CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 599
une partie d’un être pensant dont certaines pensées dans leur inté
grité, certaines seulement par partie, constituent notre esprit » ” .
Mais en quoi consiste le tout et la partie ? Pour Y E th iq u e , connaître
adéquatement ou totalement la chose, c’est en connaître toute la cause,
ce qui va de soi puisque vere scire est scire per causas ; connaître ina
déquatement ou partiellem ent la chose, c’est en ignorer les causes,
la confusion de l’idée résultant de ce qu’elle est en nous détachée
de ses prémisses. Dans le D e intellectus em endatione, il semble res
sortir de certains textes que l’idée adéquate est celle qui connaît,
non point toute la cause de la chose, mais toute la chose elle-même,
et l’idée inadéquate ou mutilée, celle qui ne représente qu’une partie
de la chose même : « Quand nous affirmons de quelque chose ce
qui n ’est pas contenu dans le concept que nous en formons, cela
indique [...] q u ’il y a en nous un manque de perception, c’est-à-dire
que nos pensées ou nos idées sont en quelque sorte mutilées, et
tronquées » (Ap., § 4 1 , p. 25 9 , Geb., II, p. 28, I. 4 -5 ) . Le manque
de perception n’est pas la non-perception des causes de la chose,
mais la non-perception d’une partie de cette chose. C’est pourquoi « la
fausseté consiste [...] en cela seul q u ’il est affirmé d’une chose quel
que chose qui n’est pas contenu dans le concept que nous avons
formé de la chose » (Ap., 1, § 4 1 , p. 258 , Geb., Il, p. 28, 1. 2 sqq.),
car il est attesté par là que nous n ’avons pas pénétré jusqu’en son
fond le concept de cette chose. « D ’où il suit que les pensées simples
ne peuvent pas ne pas être vraies » (ib id .) , car « si une idée se
rapporte à une chose très simple, elle ne pourra être que claire et
distincte. Cette chose, en effet, ne devra pas être connue en partie,
mais ou bien elle le sera tout entière ou il n ’en sera rien connu »
(Ap., 1, § 39, p. 2 5 3 , Geb., II, p. 24, 1. 2 3 sqq.). Aussi toute idée
vraie est simple ou composée d’idées simples (Ap., 1, § 46, pp. 2 6 5
2 6 6 , Geb., II, p. 3 2 , 1. 19 -2 0 ), et « toute confusion provient de ce que
l’esprit connaît un entier ou une chose composée de beaucoup
d’autres, seulement en partie » (Ap. 1, § 39, p. 2 5 3 , Geb., II, p. 26,
1. 17-18) ; en conséquence, « si une chose composée de beaucoup de
parties est divisée par la pensée en toutes ses parties les plus simples,
.!t qu’on soit attentif à chacune d’elles prise à part, toute confusion
disparaîtra » ( ib id ) S7,
Ces notions sont d’origine cartésienne et font consister la connais
sance vraie dans l’analyse qui permet la découverte des natures simples
connues intuitivement de façon claire et distincte : elles disparaîtront
de YE th iq u e . Dira-t-on que le simple y reparaît sous la forme de267
Tel est, par exemple, le cas du cercle, que nous pouvons définir
génétiquement par la rotation d'une droite dont une extrémité est
fixe et l’autre mobile. Le cercle est évidei^rnent une essence « spé
ciale », car il n’est ni le triangle, ni le carré, etc. En ce sens, on peut
le dire essentia particularis. D e plus, cette définition, étant définition
par la cause, est vraie. Enfin, elle est affirm ative, puisque
« toute définition doit être affirmative » s'\ En ce sens, on peut
le dire essentia particularis a ffirm a tiva . Mais c'est, d'autre part,
une essence universelle ou spécifique, car la définition génétique qu'il
enveloppe vaut pour tous les cercles particuliers dont il constitue
« l’essence intime ». Il n'y a donc là rien qui ressemble à l’essence
singulière d’une chose singulière, mais, au contraire, l’essence uni
verselle de choses singulières, analogue à celle de l’Ame ou à celle de
l’H om m e que la déduction de Y E th iq ue nous fait connaître par sa
cause prochaine. La possibilité de connaître adéquatemment l’essence
singulière de la chose reste donc une énigme.
En se bornant à la connaissance de l'essence des choses, YEthiq ue
adopte, ici co^mme ailleurs, une position plus équilibrée et, partant,
moins sujette à caution que celle du D e intellectus emendatione.
§ IX. — Enfin, outre les différences que nous venons de relever
dans la façon dont YEthique d'une part, et, d'autre part, les Traités
qui la précèdent, conçoivent respectivement les genres de connais
sance, on en notera une dernière, qui, fondamentale, est relative à
l’esprit qui précède à leur classification : dans les premiers Traités,
la classification est purement descriptive et ne suppose pas de genèse,
elle est un constat, ou une nomenclature ; dans Y E th iq u e , au contraire,
elle résulte d’une genèse ; ce par quoi se trouve précisée sans ambi
guïté la caractéristique de chaque genre de connaissance, tandis que
se trouve fondée de façon solide, en vertu de leur origine, leur
statut propre et leur différence de nature.
2. Cf. De int. emend. : c [Intellectus] res non tam sub duratione qu^n sub
quadam specie aeternitatis percipit », Ap., § LXVII, p. 277, Geb., II, p. 39,
1. 16-17.
3. Cf. H. F. Hallet, Aete-rnitas. A Spinozistic Study, Oxford, 1930, pp. 99
104.
SUB SPECIE AETERNITATIS, SUB QUADAM SPECIE AETERNITATIS 611
*
'* *
7. Rép. aux V Obj., A. T., VII, pp. 376-377. — Considération qui paraît
empruntée à Aristote : « Il peut arriver que l'agent ignore ce qu'il fait ; par
exemple, qu'on croie moucheté un fer de lance acéré ; qu'on prenne un
caillou pour une pierre ponce, ou qu'en faisant boire quelqu'un pour le
sauver on le fasse périr [...} En raison de l'ignorance où l'on est de toutes
les conditions de l'action, l’homme qui en méconnaît quelques-unes semble
agir contre son gré, surtout dans les cas les plus importants. Or les plus
importants sont ceux dans lesquels et en vue desquels s'exécute l'action »,
Ethique nicomachéenne, III, chap. I, § § XVII-XVIII.
8. Rép. aux V“ Obj., A. T., VII, p. 377, 1. 12-16.
622 APPENDICE XIX
fait alors que, ayant aperçu le m eileur, ils choisissent peu après,
impulsivement, le moins bon, quitte à le regretter plus tard. Inter
prété de la sorte, cet adage se concilie parfaitement avec l'autte :
c O m n is peccans est ignorans :i>, car la volonté se détermine là toujours
selon ce que le jugement du moment lui indique comme bon. Ce qui
est en cause, ce n'est pas une volonté mauvaise oppesée à un jugement
bon, c'est, dans un sujet dont le vouloir est intrinsèquement toujours
bon, l'inconstance de ses jugements toujours incertains9. Pour le
sens commun, au contraire, le « V id e o m eliora. .. » évoque le conflit
du vouloir avec les jugements de bien et de mal prononcés à coup
sûr par la conscience morale (par le dictam en R a tio n is), et, en
conséquence, oppose une volonté m auvaise à un jugem ent certain.
Il pose ainsi le problème métaphysique du mal moral, problème que
le cartésianisme, se tenant sur le plan terrestre d'un eudémonisme
uniquement soumis aux règles relatives de l’habileté et de la pru
dence, expulse de la philosophie naturelle et rejette dans la théo
logie, seule habilitée à confronter les absolus commandements divins
avec la faiblesse de l’homme et à supputer les secours que celui-ci
peut attendre de la grâce : « Ce bien faire dont je parle ne se
p eu t entendre en termes de Théologie où il est parlé de la Grâce,
mais seulement de Philosophie morale et naturelle où cette Grâce
n'est point considérée » 101.
En conséquence, puisqu'il ne m'est pas plus possible de vouloir
mal que de concevoir mal, la volonté, définie co^m e m ouvem ent
vers le bien, étant nécessairement déterminée par le jugement de
bonté (faux ou vrai), semble bien devoir exclure d'elle toute liberté.
En vain essayerait-on d'arguer que si je ne puis pratiquement me
refuser à vouloir ce q u i est jugé bon, je le pourrais absolument au
cas où je voudrais m e prouver à moi-même que je suis libre. Cette
éventualité, que Descartes accepte lorsqu'il s'agit du jugement d'évi
dence u, il ne l'envisage nulle p art lorsqu'il s'agit du mouvement vers
le bien. Elle impliquerait d'ailleurs un diabolisme qui se détruirait
lui-même, car la volonté n'agirait là contre le bien que parce qu'on
aurait jugé qu'en l'espèce il était d’un plus grand bien de prouver
qu'elle est libre. Ainsi, là encore, elle se déterminerait sub aliqua
ratione boni. Etant nécessairement déterminée par le jugement préa
lable de convenance, la volonté pratique n ’est donc pas libre par
elle-même, mais seulement par la liberté du jugement dont eUe
dépend. D'où l'on revient à reconnaître que « notre volonté ne se
portant à suivre ou à fuir aucune chose que selon que notre enten-
12. Discours, III' Partie, A. T., X, p. 26. — Thèse contredite par Male-
branche, cf. Gueroult, Malebranche, III, chap. XI, §§ ^ ^ uv , ^XXVI ; cf. Mole-
branche, R. d. V., I, chap. II, O. C., I, pp. 50-55, R. d. V., I" Ed., O. C.,
III, pp. 18-19, Traité de Morale, I, chap. VI, O. C., XI, pp. 70 sqq.
13. Rép. aux II" O b j, Abrégé géométrique, Axiome 7.
14. Cf. à ce sujet, Ginette Dreyfus, Le problème de la liberté de l’homme
dans la philosophie de Malebranche, dans les Actes des Journées Male
branche : Malebranche, Paris, Vrin, 1967, pp. 154 sqq. ; déjà cité supra,
chap. XVIII, § XVI, p. 433, note 2.
624 APPENDICE XIX
de cette sorte de refus et n’y voit q u ’une sim ple proclamation verbale.
Descartes lui-même n’assurait-il pas qu’il n’était que « feint ?
En fait, l’expérience ne témoigne de ma liberté que dans les juge
ments portant sur les idées obscures et confuses, et avant tout dans
l’erreur qui leur est corrélative. N on seulement nous surprenons dans
l’erreur l’arbitraire de la volonté et son indépendance à l’égard de
l’entendement, mais par elle, et par elle seule, nous découvrons que
notre volonté est infinie et sans commune mesure avec notre enten
dement fini. Sans l’erreur et sans le péché, nous n’apercevrions donc
jamais que l’essence de la volonté, c’est la liberté ; et ce n’est pas
par hasard si la liberté de la volonté est démontrée dans celle des
S ix Méditations qui est consacrée au problème de l’erreur : l’erreur
prouve la liberté, et la liberté explique l’erreur.
15. Cf. supra, chap. XVIII, § XVI, pp. 433 sqq. ; et Ginette Dreyfus,
art. cit, ibid.
DOCTRINE CARTÉSIENNE DU LIBRE ARBITRE 625
B
D
Bacon (F.) : 65, 557. Darbon (A.) : 178 n., 187 n.,
Baensch (O.) : 209 n., 284 n., 240 n., 387 n., 602 n.
320 n., 609, 618 n. Delbos (V.) : 186 n., 494 n., 617.
Baillarger : 19 3 n. Denys l'Aréopagite : 113 n.
Balligault (F.) : 513 n. Descartes : 6 , 7, 8 , 10 n., 11, 12,
Balling (P.) : 218 n., 222 n., 572 13 n. (cartésien), 20-25, 27, 31
577, 664. 33, 35 n., 40, 41, 58, 71 n.,
Belaval (Y.) : 3 79 n. 80 n., 81, 82, 111 n., 115-118,
Bergson : 231. 135, 138 (cartésiennes), 139,
Berkeley : 590 n.-592. 140 n. (cartésiennes), 141, 144,
Blyenbergh (G. de) : 7 n., 25 n., 147 (cartésienne), l48, 150-153,
628 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
Lagrange : 568. O
Lantzenberg : 209 n., 320 n.,
618 n. Oldenburg (H.) : 76 n., 119 n.,
Leibniz : 6, 8, 25, 64 n., 71 n., 149 n., 160 n., 163 n., 167 n.,
128 n., 148 n., 153, 154 n., 168 n., 174 n., 186 n., 188 n.,
157,158,161, 170, 176, 179 n., 206 n., 339 n., 347 n., 490 n.,
187 n., 189, 229, 235 n., 369 n., 491 n., 495 n., 510 n., 541 n.,
379 n., 398, 415 n., 464, 466 553, 556, 558, 567, 573, 636.
(leibnizienne), 475 n., 483 n., Ovide : 620.
529, 534, 552, 554, 567, 568, Oxford (mathématiciens d’ ) : 482.
578, 633, 640, 653.
Locke : 590 n.-592.
P
Chapitre premier
Structures d u L iv r e 11 de /'Ethique
Paragraphes Pages
*
**
Chapitre II
L e s D é fin itio n s e t les A x io m e s d u L iv re I I
1 Les D é fin it io n s
Paragraphes Pages
§ II. Anomalies diverses ................................................... 26
§ III. Réduction partielle de ces an o m alies...................... 26
*
**
II. A x io m e s
Chapitre III
D éd u ctio n de l ’essence de l ’homm e
Chapitre IV
L ’essence de l ’hom m e (suite)
Paragraphes Pages
§ II. L a P ro p o sitio n 3 : P r o d u c t i o n n é c e s s a ir e p a r D i e u
d e l ’i d é e q u ’i l a d e l u i e t d e s c h o s e s . — S tru c
t u r e d e la d é m o n s tra tio n . — L e p o u v o i r (potes-
tas) e t la p u i s s a n c e (potentia) d e p e n s e r ................. 48
§ III. C o n s é q u e n c e s : 1 ) r e d o u b l e m e n t d e l ’i d é e e n id é e
d e l ’i d é e ; 2 ) m o d e s d e l ’a t t r i b u t P e n s é e c o m m e
in fin ita in fin it is m odis ...................................................... 50
§ IV . N o u v e l a rg u m e n t c o n tre le concept de l ’e n t e n
d e m e n t c r é a te u r . — L e s h u i t é lé m e n ts d o c tr in a u x
i m p l i q u é s p a r l a P rop ositio n 3. — P re m iè re d é
m o n s t r a t i o n d e l ’id é e v r a i e d o n n é e . — R é f u t a t i o n
d u l i b r e a r b i t r e . — S colie : r a p p e l d e l a r é d u c t i o n
— d é m o n t r é e a u L iv r e I — d e la p u issa n c e d e
D ie u a so n essen ce .................................................................. 51
§ V . L a P ro p o sitio n 4. — U n i c i t é d e l ’i d é e d e D i e u . —
Id e n tité e t d is tin c tio n d es m o d e s in fin is im m é
d ia ts e t m é d i a ts . — P r o b l è m e t r a d i t i o n n e l d e la
c o n n a is s a n c e d iv in e d e s c h o se s p a rtic u liè re s . —
La solution spinoziste comparée à celles de M ai
monide, de Gersonide et de C rescas...................... 54
§ V I. La P ro p o sitio n 5. — Autonomie de l’attribut Pen
sée. — Les deux aspects de la démonstration . . . . 57
§ VIL Réfutation de l’explication réaliste des idées . . . . 59
§ VIII. La P ro p o sitio n 6 . — Autonomie de tous les attri
buts. — Mutuelle indépendance des attributs dans
la production de leurs modes. — Corollaire. —
Nouvelle réfutation de l’entendement créateur . . 60
§ VIII. Réfutation de l’explication idéaliste des objets des
bis. idées. — Autonomie et distinction réelle des attri
buts ............................................................................. 62
§ IX. La P rop osition 7. — Le « parallélisme ». — Pro
grès de la P ro p o sitio n 7 sur la Proposition 6 et
son C o r o lla ir e .............................................................. 64
§ X. Démonstration de la Proposition 7. — Axiome
gnoséologique comme nervu s probandi . — Posi:
tion du parallélisme extra-cogitatif. — La dé
pendance de l’ordre des idées par rapport à la
connaissance de l’ordre de leurs causes exclut l’im
position aux idées de l’ordre des choses ou des
causes dans les autres attributs ............................ 65
634 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
Paragraphes Pages
PtHagrllfJhes Pages
Difficulté de cette thèse. — Examen de plusieurs
hypothèses .................................................................. 78
§ XX I. Solution proposée .................................................... 80
§ ^ X II. Le S colie de la P rop ositio n 7. — La substance infi
nim ent infinie fondement ontologique du parallé
lisme. — Conséquence pour les modes et leur
enchaînement 1) de l’unité ontologique des attri
buts ; 2) de la subsistance de leur distinction
réelle ........................................................................... 84
§ XXIII. Portée respoctive de la démonstration dans la
P ro p o sitio n 7 et de la démonstration dans le
S colie de cette P r o p o s it io n ...................................... 88
§ XX IV . Analogie avec les démarches déductives du
Livre 1. — Rôle de l’identité de l’acte causal dans
les divers attributs ................................................... 89
§ ^X V . La distinction réelle des enchaînements de modes
dans les divers attributs et leur fondement dans
la distinction réelle des attributs dans la substance
infinim ent infinie ................................................... 90
§ ^ ^ V I . Incompatibilité entre l’interprétation des attributs
comme différences inessentielles et l'impossibilité
pour toute âme de connaître plus de deux attri
buts. — Compatibilité de cette limitation de
connaissance avec l’intelligibilité de D i e u ........... 91
§ ^ ^ V I I . La Proposition 8, son C o ro lla ire et son Scolie. —
Détermination, au moyen du parallélisme, des
idées des essences et des idées des existences dans
l’entendement d i v i n ................................................... 92
§ ^ ^ V I I Rôle privilégié du Corollaire. — Analyse de
bis. l’exemple géométrique donné par le Scolie. —
Portée exacte de cet e x e m p le ................................. 94
§ ^ ^ V III. Contraste entre la différence des essences et la
différence des existences. — Interprétation cor
recte du précédent Scolie ........................................ 97
§ ^XXIX. De la distinction des essences en Dieu. — Oppo
sition entre la thèse du C o u rt T ra ité et celle de
V Ethique ..................................................................... 98
§ ^ ^ X . Discussion et réfutation d’une interprétation . . 100
§ XXXI. Comment Dieu connaît-il les choses qui n’existent
pas. — Science d’intelligence et science de vision. 102
636 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME
Chapitre V
L ’essence de l’hom m e (fin)
Paragraphes Pages
tion selon laquelle elle ne peut les connaître qu'i-
nadéquatement ; 4) condition selon laquelle elle
peut les connaître adéquatement ............................... 118
§ XI. Discussion 'SUI deux formules en apparence dis
cordantes du C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 9 et du
C o ro lla ire de la P rop ositio n 1 1 ............................. 125
§ XII. Rôle f o n d ^ e n ta l du C o ro lla ire de la P ro p o si
tio n 1 1 dans les déductions u lté rie u re s.................... 125
§ X III. D é te r m in a tio n , p a r p ro v is io n , d e c e que l ’A m e
p e u t e t d e c e q u ’e ll e n e p e u t p a s c o n n a î t r e , d e c e
q u ’e l l e n e p e u t c o n n a î t r e q u ’i n a d é q u a t e m e n t , d e c e
q u ’elle peut connaître adéquatement .................... 126
§ XIV. Clef de voûte de la théorie de la connaissance
adéquate ..................................................................... 128
§ ^ V . Identité de l’idée adéquate dans l’idée du tout et
dans l’idée de la partie. — Opposition entre Spi
noza et Leibniz .......................................................... 128
§ XVI. La P ro p o sitio n 1 2 . — Position du lemme prési
dant à la déduction de la connaissance imagina
tive .............................................................................. 129
§ XVII. Deux conséquences de la P ro p o sitio n 1 2 com
m andant les deux parties constitutives de la
démonstration de la P rop osition 1 3 . — S colie de
la P ro p o sitio n 1 2 . — A utre démonstration pro
posée pour la P rop ositio n 1 2 . — Portée de cette
autre d ém o n stratio n ................................................... 129
§ XVIII. La P ro p o sitio n 1 3 . — Spécification comme Corps
existant en acte de l’objet dont l’Ame est l’idée.
— Les deux parties de la démonstration. — Rap
port de ces deux p a r tie s .......................................... 130
§ XIX. Le C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 13 . — Terme final
du premier moment de la déduction : définition
de l’essence de l’homme ...................................... 133
§ X IX Polyvalence de la P ro p o sitio n 1 3 et de son C o ro l-
bis. la ire .............................................................................. 134
§ ^ X . Opposition entre la définition de l'Ame comme
idée d’un Corps existant en acte et les concep
tions aristotélicienne et cartésienne .................... 135
638 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME
Paragr..pbes Pages
Chapitre VI
O rig in e de la connaissance imasginative
Première Partie
§ V. Détermination de ce en quoi se distinguent et de
ce en quoi conviennent les corps les plus simples :
A xio m es 1 et 2, Lem m es 1 et 2 ............................. 146
TABLE DES MATIÈRES 639
Paragraphes Pages
§ VI. Pourquoi le mouvement n’est-il pas déduit de
l’Etendue. — En quoi l'attribut Etendue enve
loppe-t-il un d y n am ism e.......................................... 149
*
**
Deuxième Partie
§ VII. Les règles du mouvement et du repos. — Lem m e
3 : détermination du mouvement des corps par
une chaîne infinie de causes ou de mouvements. —
Corollaire : la loi de l’inertie. — A x io m e 1 : le
principe prem ier de toute phoronomie : les ma
nières dont un corps est affecté dépendent de la
nature de ce corps et de la nature du corps qui
l’affecte. — Axiome 2 : loi spécifique du choc des
corps les plus s im p le s .............................................. 151
*
**
*
**
Paragraphes Pages
Individu à travers ses quatre transformations pos
sibles ............................................................................... 165
§ XIV. Scolie : Différents degrés de la composition des
corps : la hiérarchie des Individus dans l’U ni
vers ................................................................................. 169
*
**
*
**
Paragraphes Pages
§ ^X III. La métaphysique sous-jacente à la physique se
fonde au contraire sur une unité de principe qui
enveloppe une finalité immanente et interne. —
Comment, selon le point de vue considéré, Spi
noza apparaît tantôt comme plus, tantôt comme
moins rigoureusement mécaniste que Descartes . . 185
Chapitre VII
O r ig in e de la connaissance im agin ative (suite)
Paragfllj>hes Papi
*
**
ParagrttPhes Pages
*
**
Paragraphes Pages
sation dans le temps ne sont-elles pas déduites.
— Pourquoi n'est-il question que d'association
des idées par contiguïté temporelle et spatiale . . 231
§ XXV. Le Scolie. — Les deux caractères fondamentaux de
la mémoire. — Que la mémoire est pour l’Ame
une double cause de fausseté et pour les hommes
le principe d'une double divergence .................... 233
*
**
PMagraphes Pag11
d e s c o r p s e x t é r i e u r s e t d e la c o n n a i s s a n c e i m a g i n a
tiv e du C o rp s h u m a in .......................................................... 243
Chapitre VIII
Origine de la connaissance imaginative
(suite et fin)
Paragraphes Pages
§ IX. Réponse à une objection touchant l'infinité d’âmes
différentes et corrélatives pour une seule et même
chose dans l’infinité des a ttr i b u t s ............................ 254
§ X . Réponse à u n e objection touchant l’identité de
l’Am e e t de l’idée de l’A m e ......................................... 255
*
**
Chapitre IX
N a tu re de la connaissance im aginative
(P ro po sition s 2 4 à 3 1 )
Paragraphes P agis
d e c e s d iffic u lté s . — R e m a r q u e : c o m p a ra is o n a v e c
l a P rop ositio n 19 . — Q u e l 'A m e n e c o n n a î t p a s
c e q u e s o n t e n so i le s p a r ti e s d u C o r p s h ^ a i n 26 2
§ IV . L es P rop ositio ns 2 5 e t 2 6 c o m m e l e m m e s d u
C o ro lla ire d e la Prop ositio n 26 . — a ) P r e m i e r
l e m m e (P roposition 2 5 ) : « l 'i d é e d 'u n e a f f e c t i o n
q u e l c o n q u e d u C o r p s h u m a i n n 'e n v e l o p p e p a s l a
c o n n a is s a n c e a d é q u a te d u c o rp s e x té r ie u r » ; a u tr e
m e n t d i t e lle n e f a i t p a s c o n n a î t r e c e c o r p s t e l
q u ’i l e s t e n s o i ............................................................................. 267
§ I V C o m p a r a i s o n e n t r e le s d é m o n s t r a t i o n s d e s P rop o-
b is sitio ns 2 4 e t 2 5 . — Q u 'i l r é s u l t e d e c e s d é m o n s t r a
t i o n s q u e l’i d é e d e l 'a f f e c t i o n d u C o r p s h u m a i n
n 'e n v e l o p p e p a s l a c o n n a i s s a n c e d e s e s c a u s e s . —
S t a t u t d ’u n e c o n n a i s s a n c e q u i n 'e s t n i l a c o n n a i s
sa n c e in a d é q u a te , n i la c o n n a is s a n c e a d é q u a te d e
la c h o s e . — E m p lo i ra is o n n é des te rm e s id ée
e t c o n n a iss a n c e ............................................................................. 269
§ IV b) D e u x i è m e l e m m e (Proposition 2 6 ) : l 'A m e n e
te r p e rç o it a u c u n c o rp s e x té r ie u r c o m m e e x is ta n t e n
a c t e , s i c e n 'e s t p a s l e s id é e s d e s a f f e c t i o n s d e s o n
p ro p re C o rp s. — C e t t e P ro p o sitio n c o m p l è t e le s
Propositions 16 e t 17. — E l l e e s t la r é p l i q u e p o u r
la c o n n a i s s a n c e d u c o r p s e x t é r i e u r d e l a Proposi
tion 1 9 p o u r l a c o n n a i s s a n c e d u C o r p s h u m a i n . —
c) C o n c lu s io n (C o ro llaire) : E n t a n t q u e l ’^Ame
i m a g i n e u n c o r p s e x té r ie u r , e l l e n 'e n a p a s la
c o n n a i s s a n c e a d é q u a te . — Q u e l 'A m e n e p e u r r a
j a m a is a v o ir u n e c o n n a i s s a n c e a d é q u a t e d e s c o r p s
e x t é r i e u r s e n t a n t q u 'e x i s t a n t e n a c t e .......................... 271
Paragraphes Pages
§ VI. La P rop ositio n 28 : Les idées des affections du
Corps h ^ a i n , en tant qu’elles sont considérées
dans leur rapport avec l’Ame humaine seulement,
ne sont ni claires ni distinctes, mais confuses.
— Comment cette conclusion dérive-t-eUe des
Propositions 2 4 et 2 5 ? — Com m ent ces idées, rap
portées à Dieu, sont-elles en soi claires et dis
tinctes ? — Pourquoi la P rop osition 2 1 n’est-elle
pas alléguée ? — U tilité de la Prop ositio n 2 1 . . . . 275
§ VII. Confusion et inintelligibilité de l’idée de l’affec
tion, c’est-à-dire du sentiment. — Que le sentiment
n’est pas en soi obscur, puisque, rapporté à Dieu,
il est clair et distinct .............................................. 278
*
**
Paragraphes Pages
P ro p o sitio n 23 et dans la Prop ositio n 29 . — Pour
quoi cette notion n'intervient-elle pas dans la
démonstration des P ropositions 2 4 , 2 5 et 2 7 ? . . 285
§ X Q ue l'Ame n'a aucune connaissance de ce qu'elle
bis est en soi par les idées des idées des affections
de son C o r p s .................................................................... 287
§ XI. Le C o ro lla ire de la P rop ositio n 2 9 . — Synthèse de
ce qui précède et conséquence qui en résulte. — Le
Scolie : Confirmation de cette conséquence et
supplément d’explication ........................................... 288
*
**
Paragraphes Pages
Chapitre X
D e la nature du v ra i et d u faux
(P ro po sition s 3 2 à 3 6 )
Paragraphes Pages
§ VII. P roportion 34 : Vérité de toute idée en nous
absolue, c’est-à-dire adéquate et parfaite. — Iden
tification de l'idée adéquate donnée en nous et de
l’idée adéquate donnée en D i e u ............................. 307
§ V I I I . S i g n i f i c a t i o n e t p o r t é e d e l ’é p i t h è t e « a b s o lu e > 308
§ I X . L a P roposition 3 4 c o m m e g e n è s e d e « l ’i d é e v r a ie
d o n n é e » p o s é e a u p o i n t d e d é p a r t d u D e in te l-
lectus em endatione ................................................................. 310
§ X . L a P rop ositio n 3 5 : la f a u s s e t é c o m m e p r i v a t i o n
d e c o n n a is s a n c e . — S y m é tr i q u e d e l a P rop osi
tio n 34, c o m p l é m e n t d e la P rop ositio n 3 3 . — Q u e
l a f a u s s e té e s t d a n s le s id é e s, n o n e n t a n t q u ’eU es
so n t ra p p o rté e s à D ie u , m a is e n ta n t s e u le m e n t
q u ’e lle s s o n tr a p p o r té e s à l ’A m e ................................... 311
§ X I . L ’e r r e u r p o u r S p i n o z a e t p o u r D e s c a r t r e s . — Q ue
la p riv a tio n n ’e s t pas, pour S p in o z a , l ’a c t e de
p riv e r .............................................................................................. 312
§ X III. La P ro p o sitio n 36 : le s id é e s in a d é q u a te s et
c o n fu ses so n t des conséquences a u s s i n é c e s s a ir e s
q u e le s i d é e s a d é q u a te s , c ’e s t - à - d i r e c la ire s e t d i s
t in c t e s . — C o n c lu s io n v i s a n t à e x c l u r e d é f i n i t i v e
m e n t to u te in te r v e n tio n d u lib re a rb itre d a n s le
p h é n o m è n e d e l a fa u s s e té . — L e s d e u x f o n d e m e n t s
d i f f é r e n t s d e l a n é c e s s i t é d e s id é e s i n a d é q u a t e s . . 316
Chapitre XI
La Raison
Propositions 37 à 40
I. Fondements de la Raison : les notions communes. — II. Les
divers genres de connaissance.
Paragraphes Pages
§ 1 Introduction .............................................................. 324
§ Il. Structure de la déduction de la R a is o n ............... 325
I
Les notions communes, fondements de la Raison
Paragraphes Pages
§ VII. Passage de la sphère des idées inadéquates à celle
des idées adéquates. — Que l’idée de l’affection
du Corps est à certains égards inadéquate, et à
d’autres adéquate ....................................................... 334
*
**
Paragraphes Pages
*
**
ParagrttfJhes Pages
*
**
F. Déduction de certaines notions universelles étrangères à la Raison
§ ^ ^ W . Transcendantaux et Universaux ............................. 370
§ ^ X V . Divergence par rapport à Descartes .................... 372
§ X V I . Le mot ......................................................................... 373
*
**
§ ^X V II. Statut de la Raison dans l'Eth iq u e , le Court T ra ité
et le D e intellectus e m e n d a tio n e ............................. 374
§ ^X V III. Concepts généraux, notions géométriques, êtres
d’imagination, êtres de r a is o n .................................... 375
§ ^ X IX . Le problème du nombre, de la mesure et du temps. 377
II
Les différents genres de connaissance
Chapitre XII
L a R a iso n (suite)
(Propositions 4 1 à 4 3 )
§ 1. P o s i t i o n d u p r o b l è m e d u c r i t é r i u m d e l a v é r it é .
— P o u r q u o i i n t e r v i e n t - i l e n c e m o m e n t d e la
656 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
Paragraphes Pages
Chapitre XIII
La Raison (suite et fin )
(Proposition 44 et Corollaires)
III. Connaissance des choses comme nécessaires et sous un certain
aspect d’éternité
Paragraphes Pages
§ 1 Proposition 44 : il n’est pas de la nature de la
Raison de considérer les choses comme contin
gentes, mais il est de sa nature de les considérer
comme nécessaires. — Conclusion tirée de la
nature de la Raison et de la nature des choses . . 404
§ II. Premier Corollaire : il suit de là que la seule ima
gination peut faire que nous considérions les
choses, tant relativement au passé que relativement
au futur, comme contingentes. — Le Scolie :
genèse psychologique de l’imagination des choses
comme contingentes dans le passé, dans le présent,
et dans le futur. Explication de l’illusion des
futurs contingents. — Comment cette explication
peut valoir, elle aussi, p o u r le passé et pour le pré
sent. — Les quatre moments de la théorie de la
contingence dans les Livres I et II de XEthique •. 404
§ III. Le Second Corollaire : il est de la nature de la
Raison de percevoir les choses sous un certain
aspect d’éternité. — Première partie de la
démonstration : connaître la nécessité des choses
vraiment, c’est connaître que leur nécessité est
celle de la nature éternelle de Dieu, donc les
connaître sub specie aeternitatis. — Deuxième
partie de la démonstration : connaître les choses
par leurs propriétés communes, c’est les connaître
comme intemporelles, donc les connaître sub qua-
dam specie aeternitatis ............................................ 407
§ IV. Que les deux parties du Corollaire se réfèrent à
deux cas hétérogènes. — Que sub quadam specie
aeternitatis ne se réfère qu’au second cas. —
Pourquoi cependant sub quadam specie aeterni
tatis apparaît dans l’énoncé de la Proposition qui
embrasse les deux c a s ............................................... 408
§ V. U tilité de la seconde partie du C orollaire........... 409
§ V Discussion du nervus probandi dans chacune des
bis parties du C orollaire................................................... 410
658 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME
Paragrllf1hes fages
§ VI. Nécessité physique et nécessité métaphysique, pas
sage du plan du savant à celui du philosophe
et du s a g e ........................................................................ 412
§ VIL La connaissance du deuxième genre comme
« antichambre » de la connaissance du troisième
g e n r e ................................................................................. 414
Chapitre XIV
La Science In tuitive.
( P rop ositio ns 4 5 à 4 7 )
Paragraphes Pages
idée est adéquate et parfaite. — Analyse de la
démonstration ............................................................... 424
§ X. Que l'adéquation de l’idée de la propriété com
mune doit être démontrée autrement que l'adé
quation de l'idée de l’essence éternelle et infinie
de D i e u ............................................................................. 424
§ XI. La P rop ositio n 47 : l’^ m e h ^ a i n e a une connais
sance adéquate de l'essence éternelle et infinie de
Dieu. — Pourquoi cette Proposition ne se
tire pas immédiatement de la précédente. —
Passage de l'idée de D ieu enveloppée dans l'idée
que l'Ame est à l'idée de D ieu que l'Ame a. —
Analogie avec la Proposition 1 9 ............................. 426
§ XII. Le Scolie de la Prop ositio n 4 7. — Ses deux par
ties : 1) double conclusion à tirer des P rop osi
tio ns 4 5, 46, 47 ; 2) discussion d’une objection
p o ssib le ......................................................................... 428
§ X III. Point de vue de Spinoza et point de vue d'Euthy-
dèrne, d’Antisthène et de P l a t o n ........................... 431
Chapitre XV
La S cien ce In tu itiv e (suite)
Paragraphes Pages
Chapitre ^ V I
La Science In tu itiv e (suite)
Paragraphes Pages
§ V. L’exemple arithm étiaue de la quatrième propor
tionnelle et la relation de l’essence de Dieu à
l'essence des choses ........................................................ 451
§ VI. Le procès de la connaissance intuitive selon les
diverses disciplines ........................................................ 452
*
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§ VII. En quoi le procès de la connaissance du troisième
genre diffère du procès de la connaissance du
deuxième genre. — Le S co lie de la P ro p o sitio n 36
du Livre V. — Q u’il établirait selon certains que
la déduction dans le Livre I des choses singulières
comme produites nécessairement par Dieu appar
tient à la connaissance du second g e n r e ............. 453
§ VIII. En quoi cette interprétation est exclue. Expli
cation correcte du Scolie de la P rop ositio n 36 du
Livre V. — Que le Livre I n'appartient pas à la
connaissance du deuxième genre et pourquoi. —
Les deux erreurs enveloppées dans l’explication
incorrecte du S colie de la P rop osition 36 ........... 455
§ IX. Que le Livre I appartient ainsi que le Livre II et
toute X Eth iq u e à la connaissance du troisième
genre. — Connaissance du troisième genre lato
sensu et stricto sensu .............................................. 456
§ X. Caractères comparés de la déduction dans le Livre I
et dans le Livre II ................................................... 458
§ X I. Signification de l'expression essence des choses
dans la D é fin it io n de la connaissance du troisième
genre d'après le S co lie de la P ro p o sitio n 40. —
Qu'il s'agit là de l'essence universelle ou spécifique
des choses singulières et non de l'essence singu
lière des choses singulières ...................................... 459
§ X II. Objection : la connaissance du troisième genre
est caractérisée par la connaissance des essences
singulières en opposition avec la connaissance
rationnelle caractérisée par la connaissance des pro
priétés communes des choses. — Arguments en
faveur de cette objection ........................................ 460
§ XIII. Problème posé par la D é fin it io n de la connais
sance du troisième genre entendue c o ^m e con
naissance des essences singulières éternelles . . . . 461
662 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME
PMdgraflhes Pages
Chapitre XVII
La Science In tu itiv e (suite et fin )
P&agrfl/'hes Pages
§ XI. La réforme de la Géométrie par Hobbes. — La
Géométrie génétique de Hobbes inspiratrice
directe de la méthode génétique m ore geomewico
dans la philosophie de Spinoza ................................... 482
§ XII. Divergence de Hobbes et de Spinoza sur l’étendue
du champ d’application de la méthode génétique
m ore geom etrico ........................................................... 486
Chapitre XVIII
L a V olon té
Paragraphes Pages
Chapitre X IX
Considérations finales
Paragraphes Pages
Appendice n° 1
D isc u ssio n su r la dém onstration d u C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 9
Appendice n° 2
Cause de l’idée inadéquate et cause de l ’idée adéquate
Appendice n° 3
L es diverses d éfin itio ns spinozistes de l ’essence de l ’A m e et de
l ’essence du Corps
Appendice n ° 4
Appendice n° 5
Appendice n ° 6
Appendice n° 7
Appendice n° 8
Appendice n° 9
Appendice n° 10
L'im ag in a tio n com m e faculté lib re et le langage
Appendice n° 11
Appendice n° 12
Appendice n° 13
L ’articulation d e la déduction des connaissances ^ m g in a tin e s
Appendice n° 14
Appendice n° 15
Appendice n° 16
La classification des genres d e connaissance dans les Traités
antérieurs à l'Eth iq u e
Appendice n° 17
Sub specie aeternitatis, su b quadam specie aeternitatis
Appendice n° 18
Appendice n° 19
La doctrine cartésienne du lib re arbitre et la critique de Spinoza