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S ^ T U D IE N ^U N D M A T E R IA L IE N

ZUR G E S C H IC H T E DER P H IL O S O P H IE

H era u sg e g e b en v o n Y v o n B elav al, G e rh a rd F u n k e,


H e in z H e im so e th u n d G io rg io T o n e lli

B an d 7

M A R T IA L GUEROULT

Spinoza I I

1974

G E O R G O L M S V E R L A G H IL D E S H E IM • NEW YORK
M A R T IA L GUEROULT

SEINOZA
ii
L ’Â M E
(E thique, II)

1974

G E O R G O L M S V E R L A G H IL D E S H E IM • NEW YORK
© Copyright 1974 by Georg Olms, Hildesheim_
Alle Rechte vorbehalten
Printed in France
Hergestellt in Zusammenarbeit mit dem
Verlag Aubier, Editions Montaigne, Paris
ISBN 3 487 05148 6
CHAPITRE PREMIER

S T R U C T U R E S D U LIEVRE II D E L’É T H IQ U E

§ 1. — Le Livre I de lEthique traitait de la théologie rationnelle,


le Livre II traite de la psychologie rationnelle ; .psychologie, toutefois,
métaphysique, car elle se fonde entièrement sur le statut ontologique
de 1 âme. D e plus, quoique accessoirement et dans les limites très
restreintes où cette psychologie le requiert, il traite aussi de la
physique. Ainsi Spinoza a-t-il pu déclarer que « 'l'Ethique [...] a son
fondement dans Ja ■Métaphysique et la Physique » 1
Alors que Descartes traite d'abord « De la Nature de ' l’âme
humaine » (II' Méditation), et ensuite « De Dieu » (III' Méditation),
Spinoza, comme d’aucuns l’ont remarqué, ne tra ite « De la Nature
et de l’Origine de l’Ame » (II' Livre de l’Ethique) qu’après avoir
traité « D e Dieu » ( / " Livre). Inversion fondée, puisque Dieu, se
connaissant et connaissant ses modes en même temps qu'il les produit,
est pour l’Ame, qu’il contient comme une des idées de son enten­
dement, l’unique principe possible, non seulement de son être, mais
de la conscience qu’elle prend d ’elle-même et des choses. Le Livre 1
de l'Ethique a métaphysiquement justifié, en suivant l’ordre synthé­
tique à partir de Dieu, Ge que, dans le D e intellectus emendatione,
notre entendement découvrait par la pensée réflexive en suivant
l’ordre analytique. Ici, l’indépendance du Cogito comme point de
départ valable de toute connaissance avait été réfutée par lidée
vraie donnée qui, révélée à ma conscience par sa réflexion sur soi,
attestait que la puissance de ma pensée n’est rien d’autre que la
puissance de la Pensée divine. Là, cette indépendance a été défini­
tivement exorcisée par la' réfutation de la thèse de l’entendement
créateur, « -m agnum obstaculum scientiae », dissociatrice de Dieu et
de l’homme. L’incompréhensibilité et la liberté créatrice étant expul­
sées de Dieu, notre entendement étant replacé dans l’entendement

1. Lettre XXVII, à Blyenbergh, 3 juin 1665, Ap., III, p. 228, Geb., IV,
pp. 160-161.
8 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

infini, source et lieu des idées vraies, la science de l’homme, iden­


tifiée — quant à sa vérité — à la science de Dieu, peut se développer
à l’infini selon l’ordre dû, qui va du principe aux conséquences.
La raison a donc achevé de se reconquérir en refoulant tour à
tour l’Ecole et Descartes. L’Ecole, partant de la connaissance des
objets sensibles pour s’élever à Dieu, renversait l’ordre des choses et
était vouée ou à se contredire ou à méconnaître inéluctablement
la nature de Dieu 4, Descartes, progressant par rapport à l’Ecole en
dénonçant la connaissance sensible, rendait l’âme et Dieu à leur
véritable nature d’essences rationnelles, saisissables a priori par l’en­
tendement. Mais, coupant notre raison de la raison intérieure à Dieu,
ü l’emprisonnait dans la finitude ; et, rejetant Dieu dans l’abîme
d’une toute-puissance incompréhensible, il n’était pas plus capable
que le thomiste d’en faire le principe génétique de notre connais­
sance. Lui aussi en venait donc à violer l’ordre dû. Ainsi, la raison
n’avait rien conquis tant qu’elle n’avait pas tout conquis, tant qu’elle
n’avait pas dépassé le cartésianisme de toute la hauteur dont celui-ci
avait lui-même dépassé l’Ecole. Comme le note Leibniz, après une
conversation avec Tschirnhaus sur lE th iqu e3 : « La plupart des
philosophes commencent par les créatures, Descartes commence par
l’âme, Spinoza par Dieu ».

§ Il. — Après avoir, dans le Livre 14, construit l’essence de Dieu,234

2. « [N'ayant} pas observé l'ordre requis pour philosopher [...J au lieu


de considérer avant tout la nature de Dieu, comme ils le devaient, puisqu'elle
est antérieure tant dans la connaissance que par nature, ils [les scolastiques}
ont cru que, dans l'ordre de la connaissance, elle était la dernière, et que
les choses appelées objets des sens venaient avant toutes les autres. Il en est
résulté que, tandis qu'ils considéraient les choses de la nature, il n'est rien
à quoi ils aient moins pensé qu'à la nature divine, et, quand ils ont plus
tard entrepris de considérer la nature divine, il n'est rien à quoi ils aient
pu moins penser qu'à ces premières fictions, sur lesquelles ils avaient fondé
la connaissance des choses de la nature, vu qu'elles ne pouvaient les aider en
rien pour connaître la nature divine ; il n'y a donc pas à s'étonner qu'il leur
soit arrivé de se contredire », Ethique, II, Prop. 10, Scolie du Corollaire,
Ap., p. 142, Geb., II, pp. 93-94. La méconnaissance de la nature de Dieu,
c'est la confusion de son essence avec celle des choses créées, ibid. Sur cette
confusion, cf. aussi I, Prop. 8, Scolie 2 (début), Ap., p. 32, Geb., II, pp. 49
sqq., qui vise plus directement le paganisme que l'Ecole.
3. Cf. Résumé par Leibniz d'une Conversation avec Tschirnhaus sur l'Ethi­
que de Spinoza, dans Sitzungsberichte der preuss. Akademie, 28 nov. 1689,
p. 1076, et L. Stein, Leibniz und Spinoza, Beilage II, p. 283. — On trouve chez
Malebranche trois degrés analogues : les insensés, qui se fondent sur les créa­
tures sensibles, les superbes, qui se fondent sur leur âme, les sages, qui se
fondent sur Dieu, cf. Malebranche, IIe Méd. Chrét., § x i x , Gueroult, Male­
branche, t. I, p. 34.
4. Spinoza, ne suivant pas en cela l'exemple d'Euclide dans ses Elementa,
a divisé lEthique en Parties et non en Livres ; mais l'usage a généralement
prévalu de dénommer ces Parties des Livres. Par raison de commodité, nous
nous conformons à cet usage.
S1RUCI'URES DU LIVRE II DE L’ÉTHIQUE 9

expliqué sa nature tant naturante que naturée, Spinoza indique dans


la Préface du Livre II qu’il « passe maintenant à l’explication des
choses qui ont dû suivre nécessairement de l ’essence de Dieu ou
de l’Etre éternel et infini ». Ce par quoi, étant donné que l’essence
éternelle et infinie de Dieu, c’est l’a ttrib u t5, par opposition à la
substance infiniment infinie « constituée d’une infinité d’attributs
dont chacun exprime une essence éterneUe et infinie », il annonce
une déduction qui, « procédant de la connaissance adéquate de
l’essence formelle de certains attributs de Dieu [ce sont la Pensée
et l’Etendue] à la connaissance adéquate de l’essence des choses »
(Scolie 2 de la Proposition 40 du Livre II), réalisera la connaissance
du troisième genre telle qu’elle sera définie ultérieurement. Il ajoute
qu’il ne traitera pas de toutes les choses67, car elles sont une infinité
infiniment infinie, mais qu’il expliquera seulement « ce qui peut nous
conduire comme par la main à la connaissance humaine de l’Ame
humaine et de sa béatitude suprême » 7 Par là est décrite, non seule­
ment la sphère du Livre II, mais celle des Livres suivants, puisque
cette connaissance ne sera finalement accomplie que dans le Livre V.

§ III. — Bien que le Livre II se présente comme ayant pour


objet la nature et l’origine de l’âme 89 en général, il ne porte que
sur la connaissance. On ne saurait s’en étonner du moment que
« l’essence de notre Ame consiste dans la connaissance seule, dont
Dieu est le principe et le fondement » 9 D e plus, puisque toute
action se réduit à l’affirmation interne de l’idée adéquate et toute
passion à la limitation de cette affirmation, puisque, ici comme
partout, l’essence détermine la puissance, la théorie de la connaissance
doit déterminer fondamentalement la théorie des affections ( affectus)

5. Cf. supra; t. I, chap. I, § XXV, p. 69.


6. Cette restriction est impliquée dans le Scolie de la Proposition 47, où
il est précisé que nous déduisons de la connaissance de Dieu, non pas omnia,
mais plurima, etc., et formons ainsi la connaissance du troisième genre. Ce qui
n'empêche pas l'Ame d'être en principe « apte à connaître tout ce qui
(omnia) peut suivre de [... la] connaissance [adéquate] de Dieu » (Eth., V,
dém. de la Prop. 31).
7. Eth., Il, Préface, Ap., p. 188, Geb., II, p. 84.
8. Mens doit se traduire par âme, et non (comme dans la trad. Pléiade)
par esprit (spiritus), mot que Spinoza n'emploie pas, sauf exceptionnellement
quand il s'agit du Spiritus Dei, c’est-à-dire de l’idea Dei (cf. Eth., IV, Prop. 68,
Scol., Ap., p. 555, Geb., II, p. 262, 1. 6). Dans les textes en néerlandais
n'apparaît que le mot ziele (âme), et non celui de geest (esprit), sauf dans
cet unique passage du Court Traité : « [...] l'homme en tant qu'il est formé
d'un esprit (geest), d'une âme (ziele) [...] » (Court Traité, Préface, § I, Ap.,
p. 66, Geb., I, p. 51, 1. 15). Geest et ziele sont donc synonymes pour Spinoza,
mais il préfère le mot ziele. Le Court Traité emploie le mot geesten au pluriel
pour désigner les esprits animaux (cf. Court Traité, II, ch. §§ VI et VII,
Geb., I, p. 102, 1. 10, 20).
9. Ethique, V, Scol. de la Prop. 36, Ap., p. 646, Geb., II, p. 303, 1. 11-13.
10 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

entendues dans leur sens le plus large : effort, désir, volonté, amour,
action, passion, etc. Ainsi le Livre II occupe dans l'œuvre une
position centrale.
Du fait que l'Ame 10 humaine, conçue à la façon cartésienne,
comme mens, c'est-à-dire comme fondamentalement pur intellect ^
10. Corps et Ame prennent des majuscules seulement lorsqu'il s'agit du
Corps et de l'Ame de l'homme.
11. Cf. Ethique, II, Coroll. de la Prop. 11, Ap., p. 144, Geb., II, p. 94,
1. 30; Eth., III, Déf. 2; IV, Déf. 8, Prop. 23, dém., Prop. 26, dém., Prop. 3.5
et Coroll., etc.; V, Scolie du Coroll. de la Prop. 36, Ap., pp. 253, 429, 467,
469-470, 483-485, 646. — Mens désigne pour Descartes l’anima rationalis
qui constitue le tout de l'âme hiumaine, cf. Quintae Resp, A. T., VII, pp. 355­
356, Notae in Programma quoddam, A. T., VIII, 2, p. 347; — « Anima in
homine unica est, nempe rationalis », A Regius, mai 1641, III, p. 371; —
c Cumque mens, sive anima rationalis, a corpore sit distincta, etc., non imme-
rito sola a nobis anima appellatur », ibid., p. 372. — Cf. II' Méditation :
« Mens, sive animus, sive intellecms, sive ratio », A. T., VII, p. 29, 1. 9-11;
— « L'esprit ou l'âme de l'homme, ce que je ne distingue point », Abrégé
des Méd., IX, p. 14. — Pour Spinoza aussi, toute âme est fondamentalement
intelligence, car elle est une partie de l'entendement divin. C'est pourquoi,
toute âme, c'est-à-dire « l'idée d'une chose quelconque », et non pas seulement
« l'Ame humaine, idée d'un Corps humain », enveloppe l'idée adéquate de
l'essence éternelle et infinie de Dieu (cf. Il, Prop. 45 et 46). Puisqu'il n'y
a pas d'âme sans intelligence, l'anima la comporte elle aussi. Il est donc indif­
férent d'employer les termes d'animnr, de mens ou d’anima : « Idea seu
anima », Ethique, III, Prop. .57, Scolie; « anima seu mens », V, Préface.
Enfin, l'expression mens humana, qui peut paraître pléonastique chez Des­
cartes, où l'homme seul a une âme (Descartes ne se soucie pas des anges),
ne l'est pas chez Spinoza, pour qui les choses en ont toutes une. Toutes, en
revanche, ne sont pas capables du même degré de réflexion, donc de con­
science, et, aux plus bas degrés (animal, plante, minéral), l'intelligence reste
endormie, comme si elle n'existait pas. Par là peuvent s'accorder ces deux
affirmations contraires : toute âme est entendement, partie de l’entendement
divin, non seulement l'Ame humaine, comme il est dit au Coroll. de la
Prop. 11, mais les autres aussi, puisque Dieu a dans son entendement les
idées de tous ses modes (cf. Prop. 3), — et d'autre part, l'âme des animaux
est dépourvue de Raison, quoique capable de sentiment (« bruta [quae irra-
tionalia dicuntur] (a) sentire nequaquam dubitare possumus », III, Scol. de
la Prop. 51, Geb., II, p. 187, 1. 6-7). Si la Raison est l'apanage exclusif de
l'Ame humaine, il n'y a rien de commun entre l'animal et l'homme, bref, il
y a entre eux une différence de nature qui fait que, de l'un à l'autre, tout —
en particulier les affections — est différent (ibid.). Cependant, cette différence
de nature n'empêche pas leurs âmes de différer seulement par le degré :
degré de puissance et de réflexion (comme leurs corps ne diffèrent entre eux
que par le degré de complication), puisque : « omnia diversis gradibus ani-
mata sunt ». Mais la différence de degré a des conséquences telles que tout se
passe comme s'il s'agissait d'essences de nature radicalement hétérogène, n'ayant
rien de commun entre elles (cf. IV, Scolie de la Prop. 57). C'est pourquoi
l'Ame de l'enfant paraît différer en nature de l'Ame de l'adulte (V, Prop. 39,
Scolie), bien qu'il n'y ait entre elles qu'une différence dans le degré de déve­
loppement. — Sur le concept spinoziste de mens, voir l'importante note de
Mme E. Giancotti Boscherini, dans Ricerche lessicali su opere di Descartes e
Spinoza, par G. Crapulli et E. Giancotti Boscherini, Roma, Ateneo, 1969,
pp. 121-184.
(a) On notera cependant la réserve : « qui sont dits irrationnels
STRUCTURES DU LIVRE I l DE L'ÉTHIQUE 11

est la première chose que Spinoza examine après Dieu, est-ce à


dire qu’elle soit, selon l’ordre, le premier de ses effets ? — Nullement.
Elle n’est qu’un mode fini parmi une infinité d’autres. Le philosophe
n ’en traite de façon privilégiée que pour une raison subjective,
relative au projet énoncé dès le § 1 du De intellectus emendatione :
rechercher ce qui peut combler l’âme « d’une éternité de joie
continue et souveraine ». Ce qui ressort des quelques lignes de la
Préface citées plus haut : se contenter d’expliquer seulement ce qui
peut nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Ame
humaine et de sa béatitude suprême 12134. La métaphysique, que
Descartes circonscrit à la recherche du fondement de la Physique, est
ici circonscrite à la recherche du fondement de YEthique. S’il advient
à Spinoza de s’occuper de physique, c’est seulement dans la mesure
où le requiert l’éthique “ • Aussi sa métaphysique commandera-t-elle
une certaine psychologie de l’affectivité, non plus médicale et cli­
nique, selon les tendances du péripatétisme ou du cartésianisme, mais
réflexive et normative, selon les tendances du néo-platonisme et de
l’augustinisme, dans la perspective d’un progrès intellectuel-spirituel,
qui lie étroitement le statut affectif de l’homme à son statut gnoséo-
logique, lequel commande par là même son comportement éthique
Mais, puisqu’il s’agit de l’homme et de sa béatitude, pourquoi

12. Selon M. Wolfson, The Philosophy of Spinoza, New York, 1958, Il,
p. 7, si Spinoza choisit l’homme parmi toutes les autres choses de la nature,
c’est sous l'inspiration d'une vieille idée, chère à Platon, à Aristote, à Plotin,
aux Arabes, aux Juifs médiévaux, en particulier à Maïmonide, à savoir que
l'homme est un microcosme, miniature fidèle du macrocosme. Les Proposi­
tions l à 9 décriraient le macrocosme, les Propositions 10 à 13 le microcosme,
montrant les points de ressemblance et de différence. — Cette explication
ne paraît pas s'imposer, car, puisque Spinoza nous a indiqué lui-même la
raison de son choix, il semble peu nécessaire d'en inventer une autre.
L'homme comme microcosme et la nature comme macrocosme n'apparaissent
que dans le Scolie de la Proposition 13, où la Nature entière est présentée
comme un immense individu composé d'individus eux-mêmes composés
d'individus à l'infini, cf. infra, chap. VI, § XIII, pp. 165 sqq. — Sur le micro­
cosme et le macrocosme, cf. Maïmonide, Guide des Egarés, 1, chap. ^^^X II,
trad. Munk, p. 354, et la note de Munk.
13. « Il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet [de l'Ame],...
c'est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois l'expliquer ici et cela
n'est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer >, Eth., Il, Scol. de la
Prop. 13, Ap., p. 150, Geb., Il, p. 97, 1. 6-7 sqq. « J'aurais dù, si mon
intention eût été de traiter expressément du corps, expliquer et démontrer
cela plus longuement. Mais j'ai déjà dit que mon dessein est autre et que,
si je fais place ici à ces considérations, c'est parce que j'en puis facilement
déduire ce que j'ai résolu de démontrer, ibid., Scolie de la dém. du Lemme 7,
Ap, p. 162, Geb., Il, p. 102, 1. 14-18
14. Pour l'influence du spinozisme sur les écoles médicales anticartésiennes,
en particulier sur J. Müller (Handbuch der Physiologie des Menschen
Vorlesungen, Coblenz, 1840), sur l'existentialisme et sur Max Scheler, cf.
W. Riese, La théorie des passions à la lumière de la pensée médicale du
XVII" siècle, Bile, Karger, 1965, pp. 51 sqq.
12 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

n’avoir pas plutôt intitulé ce Livre “ : « D e l’Homme )) ou « De la


nature Humaine » ? En effet : 1° Le Livre II déduit en premier
lieu l'essence de l’hom m e “ • — 2° L’homme n’est pas qu’une âme,
c’est aussi un corps. Et ce corps, contrairement à l’enseignement de
Descartes, est à jamais inséparable de l’âme. — 3° L’âme n’est pas
le privilège de l’homme, car « omnia diversis gradibus animata
sunt ». — 4° Le privilège de l’homme, c’est seulement de n’être pas
entièrement imagination, mais d’avoir un intellect pur, pars melior
nostri, par lequel il peut saisir des idées adéquates et accéder à la
béatitude. — 5° Ce privilège est lié à la nature de son corps, dont
l’indépendance est suffisante pour que son âme soit capable de
réflexion spontanée, et dont la complexité est telle qu’il peut offrir
à l’imagination des données laissant transparaître pour l’entendement
un grand nombre de propriétés communes. — 6° Enfin, l’âme
n’est pas comme chez Descartes mieux connue que le corps, puisqu’elle
doit être idée du corps pour être idée de l’idée.
Là encore le choix paraît guidé par des raisons subjectives. « De
l’Homm e » eût risqué d’évoquer le Traité cartésien du même nom,
voué entièrement à la physiologie. Mais surtout, la béatitude ne
concerne dans l’homme que l’âm e seulement. C’est en elle seule
que se déroule le procès de connaissance menant au salut, le corps
n’étant à cet égard qu’un pôle de référence où à peu près rien ne
s’accomplit.
Enfin, le titre De Natura et Origine Mentis, par son contraste
avec la première partie du titre de la Seconde Méditation cartésienne :
« De natura mentis humanae ” , annonce, d’une part une déduction
absolument universelle statuant sur l’âme en général avant de se
fixer sur l’Ame humaine en particulier, idée de ce corps très spéci­
fique qu ’est le Corps humain, et, d’autre part, une déduction génétique
qui conçoit la nature de l’âme à partir de son origine, c’est-à-dire de
sa raison ou de sa cause, car « vere scire est scire per causas ».

*
*

§ IV. — De la nature et de l’origine de cette âme, le Deuxième


Livre fournit une déduction savante et complexe.
On peut, en mettant à part les Définitions et les Axiomes, y
discerner sept moments principaux :
1° Déduction de l'essenceu de l’homme : Propositions 1-13.15678

15. Comme la Seconde Partie du Court Traité.


16. Prop. 1-13.
17. Descartes, Œuvres, A. T., VII, p. 23, !. 20.
18. Ou de sa définition, la définition se réciproquant avec l'essence :
« Nullam definitionem alicujus rei dare possumus, quin simul ejus essentiam
explicemus », Cog. Met., I, chap. II, Geb., 1, p. 239, !. 25-26, Ap., 1, p. 438.
STRUCTURES DU LIVRE II DB L'ÉTHIQUE 13

2° Déduction de ^Imagination ou connaissance du premier genre :


Scolie de la Prop. 13 - Proposition 23.
3° Déduction de la nature non adéquate et confuse de toute
connaissance imaginative : Propositions 24-31.
4° Déduction de la nature du vrai et du faux : Propositions 32-36.
5° Déduction de la Raison ou connaissance du second genre
(premier degré de la connaissance adéquate) : Propositions 37-44.
6° Déduction de la Science Intuitive, ou connaissance du troi­
sième genre (deuxième degré de la connaissance adéquate) : Pro­
positions 45-47.
7° Déduction de la Volonté comme puissance d’affirmation propre
de l’idée : Propositions 48-49.
Le lien de ces divers moments s’aperçoit aisément. L’essence de
l’homme est union d’un Corps et d’une Ame, c’est-à-dire d’un corps
et de l’idée de ce corps (1" moment). Il en résulte nécessairement
que l’Ame h ^ a i n e a de son Corps, des corps extérieurs et d’elle-même
une connaissance enveloppée dans les idées des affections de son
Corps, c’est-à-dire une connaissance imaginative ( 2 moment). —
Les idées des affections du Corps étant inadéquates dans l’Ame, la
connaissance qu’enveloppent ces idées n’est pas adéquate : c’est la
connaissance du premier genre (3' moment). — Elle est fausse, car
le vrai, c’est l’idée adéquate, et le faux, c’est l’idée inadéquate, ou
toute connaissance enveloppée dans une idée inadéquate (4‘ mo­
ment). — Si l’Ame humaine est assujettie à la connaissance imagi­
native, elle est, en même temps, connaissance intellectuelle spon­
tanée, pouvoir de réfléchir “ sur ses idées et de les rendre adéquates
en découvrant leur liaison naturelle (rationnelle) dans la Pensée, ou,
ce qui revient au même, pouvoir de prendre conscience des idées
adéquates qui lui sont éternellement immanentes du fait qu’elle est
une partie de l’entendement divin. Elle comporte donc la Raison,19

19. Les mots de réflexion, de connaissance réflexive n'appartiennent pas au


vocabulaire de YEthique, mais à celui du De intellectus emendatione : « La
Méthode n'est pas autre chose que la connaissance réflexive ou l'idée de
l'idée », Ap., 1, § XXVII, sub fin. p. 239, Geb., II, p. 15, 1. 30, 16, 1. 1 ; cf.
Ap., 1, § XXVIII, p. 240, sub init, Geb., II, p. 16, 1. 6 sqq.; Ap., 1,
§ XLI, p. 257, Geb., II, p. 26, 1. 26-29; Ap., I, § LX, p. 275, Geb., Il,
p. 38, 1. 5. La disparition de ce terme marque le dépassement du point de
vue du sujet et du psychologisme au profit du point de vue de Dieu et de
l'ontologie. La réflexion, terme cartésien, se réfère à un pouvoir absolu du
sujet ; or, elle n'est, pour YEthique, que le redoublement nécessaire en Dieu
de toute idée, en tant que Dieu, ayant nécessairement les idées de tous ses
modes, a nécessairement par là même les idées des modes de la Pensée,
c'est-à-dire les idées de ses idées (cf. plus bas, chap. IV, § III, pp. 50 sqq.;
chap. VIII, § Il, pp. 245 sqq.). Mais, pour être exprimée autrement, la ré­
flexion n'en demeure pas moins ce qu'elle est, c'est-à-dire comme l’indique
l'expression idée de l’idée, une conscience expresse et explicite de soi impli­
quant un redoublement.
14 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

c’est-à-dire le pouvoir de parvenir à la connaissance du deuxième


genre (5' moment), et la Science Intuitive, c’est-à-dire le pouvoir de
parvenir à la connaissance du troisième genre (6‘ moment). — Enfin,
l’idée, en tant qu’elle est idée, est un acte de la puissance de penser ;
de ce fait, elle enveloppe son affirmation, et il en résulte que la
volonté ne se distingue pas de l’entendement (7‘ moment).

§ V. — La déduction des Propositions qui constituent, dans ces


divers moments, le contenu du Livre II, est régie par certaines
structures essentielles qui commandent le procédé de la réplication 20
(appliqué à partir de la Proposition 8, et aussi dans les Livres
suivants), fondé lui-même sur les deux concepts majeurs de l’idée
et du parallélisme 21 et sur les aspects différents que présente chacun
d’eux :
Le concept de l'idée comme idée d'objet, déduit par la Proposi­
tion 3 (Dieu produisant nécessairement les idées tant de lui-même
que des choses qu’il produit, les idées sont, dans son entendement et
dans tout entendement pur, idées d’objet et conformes à leur objet),
introduit deux sortes de réplications :
1° Réplication n° 1 : de l'objet à l'idée : ce qu'est la chose, l'idée
l’est aussi ; par exemple, dans la Proposition 8 et son Corollaire :
si la chose est éternelle, l’idée est éternelle ; si elle existe dans la
durée, l’idée existe dans la durée ; dans la Proposition 15 : si la
chose est composée de parties, l’idée est composée d ’idées ; ou en­
core, ce qui arrive dans l’objet est nécessairement perçu par l’idée
de cet objet, par exemple, dans le Corollaire de la Proposition 9
et dans les Propositions 12, 14, 16, etc.
2° Réplication n° 2 : de l'idée à l'objet : si l’idée perçoit les affec­
tions d’une chose, cette chose est son objet (par exemple, dans la
démonstration de la Proposition 13) ; ce qu’est l’idée, la chose l’est
aussi (par exemple, dans la Proposition 11 : si l’idée existe, son objet
existe).
Ces réplications souvent se combinent et s’enchevêtrent. Ainsi, pour
démontrer que l’Ame est l’idée d’un Corps existant en acte, on a
successivement : a) réplication 2 : l’Ame étant l’idée d’un objet
et existant en acte, cet objet existe en acte (Prop. 11) ; b) réplica­
tion 1 : ce qui arrive dans l’objet de l’Ame est nécessairement perçu
par l’Ame, donc l’Ame perçoit nécessairement les affections de son
objet (Prop. 12) ; c) réplication 2 : ce qu’elle perçoit étant les
affections d’un Corps, son objet est nécessairement le Corps (Prop. 13).201

20. Ce mot n'appartient pas au vocabulaire de Spinoza.


21. Nous employons par commodité ce terme traditionnel qui n'appartient
pas au vocabulaire de Spinoza, cf. infra, ch. IV, § IX, p. 64, note 39.
STRU^CTURES DU LIVRE II DE L’ÉTHIQUE 15

D e là il résulte, selon la réplication 1, que les affections de l’Ame


sont les corrélats des affections du Corps, et la déduction des affec­
tions de l’Ame doit être la réplique de la déduction des affections du
Corps.
Le concept du parallélisme comme identité de l’enchaînement des
idées dans la Pensée et de l’enchaînement des choses ou des carmes
hors de la Pensée, établi par la Proposition 7 comme identité de
l’enchaînement des idées et de l’enchaînement des choses ou des
causes, est étroitement lié au concept de l’idée comme idée de
l’objet. Spécifiant la correspondance générale de l’idée et de la chose
fondée par la Proposition 3, il introduit une nouvelle sorte de répli­
cation. L’enchaînement des causes produisant dans la Pensée l’Ame et
ses affections étant posé comme étant le même que l’enchaînement
des causes produisant dans l’Etendue le Corps et ses affections, la
déduction des affections de l'Ame est calquée sur celle des affections
du Corps et procède comme par une sorte de rabattement géomé­
trique du plan du Corps sur celui de l’Ame.
D ’où la réplication n° 3 : de l’enchaînement des affections du Corps
à l'enchaînement des idées de ces affections dans l’Ame.
Se situant dans l’univers des modes de l’Etendue existant dans la
durée, où les lois de la physique expliquent la nature et les affections
de tous les corps, et par conséquent du nôtre, cette réplication permet
de déterminer corrélativement les conditions qui, dans l’univers des
modes de la Pensée existant dans la durée, rendent compte de
l’origine et de la nature tant des idées que l’Am e a des affections du
Corps que des connaissances enveloppées dans ces idées. Par exemple
dans les Propositions 17 à 19, 24, 25, etc., Corollaire 1 de la Propo­
sition 44 et son Scolie.

§ VI. — Ces trois sortes de réplications dépendent étroitement


du concept de l’idée comme idée de l’objet et du concept du paral­
lélisme comme identité de l’enchaînement des idées dans la Pensée
et de l’enchaînement des choses ou causes dans les autres attributs,
en particulier (ce qui intéresse l’homme), dans l’attribut Etendue.
Mais il y a un autre concept de parallélisme et un autre concept
de l’idée. Le parallélisme, en effet, peut aussi se concevoir, non plus
entre les modes de l’attribut Pensée et les modes des autres attributs,
mais à Xintérieur du seul attribut Pensée, et de deux façons diffé­
rentes, à savoir, soit comme identité de l’enchaînement des idées
et de l’enchaînement des causes dans la Pensée, soit comme identité
dans cette même Pensée de l'enchaînement des idées et de l’enchaî­
nement des idées des idées.
Etant intérieur à la Pensée, ce parallélisme, sous ses deux aspects,
peut être dit intra-cogitatif. Par opposition à lui, le parallélisme
comme identité de l’enchaînement des idées dans la Pensée et de
16 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L’^ÂME

l’enchaînement des choses ou des causes dans les attributs autres


que la Pensée peut être dit extra-cogitatif, si l’on se place au point
de vue de la Pensée, qui est celui de la théorie de la connaissance,
ou universel, si l’on se place au point de vue supérieur de
l’ontologie “
Sous ses deux aspects, le parallélisme intra-cogitatif, à la différence
de l’autre, dépend, non plus du concept de l’idée comme idée d’une
chose hors de la Pensée, mais du concept de l’idée prise indépendam­
ment de cette chose, soit que l’on considère l ’idée en elle-même,
comme mode de la Pensée, soit qu’on la considère dans sa forme 33
ou essence, comme idée de l’idée
Les deux aspects du parallélisme intra-cogitatif sont liés entre eux.
En effet, par l’idée de l’idée, l’idée se connaît elle-même ; mais
connaître une chose, c’est la connaître par ses causes : vere scire est
scire per causas (1, Ax. 4). Donc, l’idée en tant qu’idée de l’idée
enveloppe la connaissance de ses causes et en dépend (même Axiome) ;
de ce fait, les idées sont conçues selon l’ordre génétique de leur
production dans l’attribut Pensée ; autrement dit, l’ordre et la con­
nexion des idées sont conçus comme étant l’ordre et la connexion
des causes dans cet attribut (Prop. 7 ). Enfin, puisque l’idée de
l’idée constitue la « forme » ou essence des idées, il appartient à
l’essence des idées de se connaître par leurs causes et aussi de conce­
voir que l’ordre et la connexion des idées ne sont rien d’autre que
l’ordre et la connexion des causes dans l’attribut Pensée “ •

§ VII. — D u parallélisme intra-cogitatif, considéré sous ses deux


aspects, découlent trois nouvelles réplications.
Réplication n° 4 : de l’ordre et de la connexion des causes dans la
Pensée à l’ordre et à la connexion des idées dans la Pensée. — En
effet, les modes de la Pensée sont des choses ou des causes qui
s’ensuivent les unes des autres selon l’ordre et la connexion des
causes dans l’attribut Pensée. Mais (Prop. 7) l’ordre et la connexion
des idées sont la même chose que l’ordre et la connexion des choses
ou (cf. dém. de la Prop. 9) des causes, donc l’ordre et la connexion
des idées sont la même chose que l’ordre et la connexion des causes
dans la Pensée. Cette réplication permet d ’établir, par exemple, que
Dieu a l’idée d’une chose singulière existant en acte en tant qu’il
est affecté d’une infinité d’autres idées (Prop. 9), qu’il a l’idée de ce2345

22. Ces expressions : parallélismes intra-cogitatif, extra-cogitatif, universel,


n'appartiennent pas au vocabulaire de Spinoza. Nous les utilisons pour la
clarté de l'explication.
23. Cf. Eth., II, Prop. 21, Scol., Ap., p. 179, Geb., II, p. 109, 1. 19-20.
24. Sur l'origine, chez Chrysippe, du concept de l'idée comme identité d e
l'idée et de l'idée de l'idée, cf. infra, chap. XII, § IX , p. 401, note 15.
25. Pour la démonstration de ces thèses, cf. infra, chap. IV, §§ IX-XIX.
STRUCTIJRES DU LIVRE II DE L'ÉTHIQUE 17

qui arrive dans l’objet de cette idée en tant seulement qu’il a l’idée
de cet objet (Coroll. de la Prop. 9), que tout ce qui arrive dans
l’objet de l’idée constituant l’Am e doit être perçu par cette Ame
(Prop. 12).
Réplication n° 5 : de l’idée de l’objet à l’idée de l’idée de l’objet. —
Dieu, ayant les idées de tous ses modes, a les idées des modes de la
Pensée tout autant que des modes des autres attributs (Prop. 3) ;
il a donc les idées des idées par la même raison qu’il a les idées des
choses. La réplication objet-idée de l’objet implique donc la réplication
idée de l’objet-idée de l’idée de l’objet. Cette dernière réplication
permet de déduire les idées des idées des affections du Corps à partir
des idées des affections du Corps (Prop. 20 à 23, 27 à 29). L’Ame,
dans l’idée qu’elle a de soi, se conçoit alors à la façon d’un objet
extérieur et méconnaît sa vraie nature.
Réplication n° 6 : de l’ordre et de la connexion des idées à l’ordre
et à la connexion des idées des idées. — Cette réplication, étroite­
ment liée à la précédente, apparaît en même temps qu’elle dans
plusieurs Propositions. Dieu, ainsi qu’on vient de le voir, produisant
nécessairement les idées des modes de la Pensée et, de ce fait, les
idées des idées, enchaîne celles-ci nécessairement comme s’enchaînent
les idées. Les idées des idées se rapportent donc à Dieu de la même
façon que les idées. On peut déduire par là que l’Ame se connaît
eUe-même de la même façon qu’elle connaît le Corps, que l’idée de
l’Ame est unie à l’Ame de la même façon que l’Ame elle-même est
unie au Corps, que l’Ame a, non seulement les idées des affections du
Corps, mais les idées des idées de ces affections (Propositions 20, 21,
22), qu’elle ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle a les idées
des idées des affections du Corps (Prop. 23), etc.

§ VIII. — De même que le parallélisme entre l’ordre des choses


et l’ordre des idées, démontré par la Proposition 7, donne naissance à
la réplication n° 3 allant de l’enchaînement des affections du Corps
à l’enchaînement des idées de ces affections dans l’Ame, de même le
parallélisme entre l’ordre des idées et l’ordre des choses, démontré
par les Corollaires des Propositions 6 et 7, donne naissance à une
réplication symétrique de la réplication n° 3 :
Réplication n° 7 : de l’ordre et de la connexion des pensées et des
idées des choses dans l’Ame à l’ordre et à la connexion des affections
du Corps.
Cette réplication n’apparaît pas dans le Livre II, et, mentionnée
dans le Scolie de la Proposition 2 du Livre III, n’est mise en œuvre
qu’à partir de la Proposition 1 du Livre V. Si elle a, elle aussi, un rôle
gnoséologique, explicatif et probatoire, elle a surtout un rôle normatif
18 DE LA NA1URE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

fondé dans l’opposition entre le statut de Dieu et le statut de


l’ho^mme. En Dieu, les idées, de toute éternité conformes aux objets
et enchaînées selon l’ordre des causes ou des choses, c’est-à-dire
vraies (vere scire est scire per causas, cf. 1, Ax. 4), sont de ce fait
pleinement idées de l’idée et enchaînées selon l’ordre de leur produc­
tion génétique dans la Pensée, ordre qui est en même temps celui des
causes ou des choses dans tous les autres attributs. Dans l’homme,
au contraire, dont l’Ame, étant l’idée d’un Corps existant en acte
dans la durée, est originellement dominée par l’imagination, les
idées, en tant qu’imaginatives, exprim ent seulement les affections du
Corps et ne sont, ni conformes aux choses telles qu’elles sont en
soi, ni enchaînées selon la connexion de leurs causes. Toutefois elles
doivent l’être, pour autant que l’homme veut parvenir à des idées
vraies, puisque « idea vera debet suo ideato convenire ». D ’où
ce dictamen rationis : l’homme doit enchaîner ses idées selon le
« debitus ordo » 26, c’est-à-dire selon l’ordre des causes dans la
Pensée (parallélisme intra-cogitatif), ce par quoi il les enchaînera
ipso facto selon l’ordre réel des choses ou des causes hors de la
Pensée. Connaissant ainsi le maximum de choses par les idées de
son entendement et enchaînant le maximum d ’idées imaginatives
« selon un ordre satisfaisant pour l’entendement », il connaît dans
cette mesure les choses co ^m e Dieu les connaît, ordonnant ses
idées selon l’ordre de leurs causes dans l’attribut Pensée.

§ IX. — Ontologiquement, les divers concepts de l’idée (idée de


l’objet, idée de l’idée) et du parallélisme (parallélisme intra-cogitatif,
parallélisme extra-cogitatif) sont sur le même plan : fondés sur
la conformité nécessaire en Dieu des idées et des choses, ils rendent
possible la vérité en soi. Gnoséologiquement, au contraire, le concept
du parallélisme intra-cogitatif a une fonction privilégiée, car, enchaî­
nant les idées selon l’ordre des causes dans la Pensée, ordre identique
à celui des causes hors de la Pensée, d’une part, il rend possible pour
nous la connaissance du vrai en permettant de connaître les choses
extérieures selon l’ordre et la connexion de leurs causes dans leur
attribut propre, d’autre part, il accomplit l’idée, car celle-ci, se
connaissant alors par ses causes, se connaît vraiment elle-même et
réalise ainsi pleinement sa nature d’idée de l’idée. Lorsque, au con­
traire, les idées laissent échapper la liaison causale qui les unit et
par quoi elles s’expliquent mumellement, isolées les unes des autres
comme des fragments contingents, elles sont fausses, puisque la vérité
consiste à connaître par les causes ou raisons, et mutilées, puisque,
contrairement à leur namre, elles connaissent aussi peu que possible
tant les choses extérieures qu’elles-mêmes, étant de ce fait au m ini­

26. De int. emend., Ap., I, § XXVII, p. 239, Geb., II, p. 15, 1. 19.
STRUCTURES DU LIVRE II DE L’ÉTHIQUE 19

mum idée de l’idée. D ’où la nécessité de partir d'une idée vraie se


connaissant immédiatement comme vraie (l'idée de l’essence éternelle
et infinie de Dieu), pour en tirer par la réflexion, c'est-à-dire par
l’idée que cette idée a d'elle-même, une infinité d'idées vraies
s'enchaînant selon la connexion de leurs causes, ce par quoi se réalise
en un incessant progrès notre science des choses, selon la méthode
mise naturellement en jeu par la puissance native de notre enten­
dement 21.27

27. De int. emend., Ap., 1, §§ XXVI-XXVII, pp. 236-239, Geb., Il, pp. 14-16.
CHAPITRE II

LES D É F IN IT IO N S ET LES AXIO M ES DU LIV RE Il

Z. Définitions

§ 1. — Sept Définitions introduisent au Livre Il.


1° Définition du corps comme mode déterminé 12de l’étendue. —
Cette Définition particularise le Corollaire de la Proposition 25 du
Livre 1, qui définit toute chose singulière comme affection déterminée
de Dieu.
2° Définition de l’essence comme : a) ce sans quoi une chose ne
peut ni être, ni être conçue, b) ce par quoi sont donnés nécessaire­
ment le concept et l’être de la chose, c) ce qui sans la chose ne peut
ni être, ni être conçu. — Il est indiqué par là, non seulement que la
chose est inconcevable et impossible sans l'essence, mais que l’essence
donne nécessairement la chose, et que, enfin, elle est elle-même
inconcevable et impossible sans la chose. Par l’énoncé de ces trois
conditions, est rectifiée la définition de Descartes, qui inclut la pre­
mière, prend le contre-pied de la troisième, et enveloppe la négation
de la seconde. Ainsi, pour Descartes, l’étendue est l’essence du mouve­
ment et des figures parce qu’ils ne peuvent ni être, ni être conçus
sans elle (première condition), tandis qu’elle peut être et être conçue
sans eux (contre-pied de la troisième condition) ; ce par quoi il est
impliqué que leur être et leur concept ne sont pas nécessairement posés
par elle (négation de la deuxième condition) 2 Pour Spinoza, au

1. Sur l'expression certus et determinate, cf. supra, t. I, chap. I, § ^XXIX,


p. 76, note 225.
2. « Aucune des choses sans lesquelles une autre peut être n'est comprise
en son essence », Descartes, fV"s Réponses, A. T., IX, p. 171, VII, p. 219,
l. 25-26. Réciproquement, tout ce sans quoi une chose ne peut être appartient
à son essence, cf. Principes, I, art. 53, 56; IJJ* Méd., A. T., IX, pp. 29, etc.
D'où il résulte que la substance appartient à l'essence du mode, l'intelligence
à l'essence de l'imagination, du sentiment, de la volonté, etc. Le mode
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 21

contraire, l’essence d’un corps singulier n’est pas l’étendue, bien qu'il
ne puisse ni être, ni être conçu sans elle, car, par l’étendue seule, il
n ’est ni donné ni conçu, son essence étant constituée par une cer­
taine proportion de mouvement et de repos telle que, si elle est
ôtée, il est ôté, que si elle est donnée, il est donné, que s’il est donné
elle est, elle aussi, nécessairement donnée.
La définition cartésienne conduit à des absurdités, car si l’essence
est ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être conçue, et non en
même temps ce par quoi elle est nécessairement conçue et donnée,
il faudra admettre, par exemple, que, Dieu, étant ce sans quoi
aucun homme, ni aucune chose, ne peuvent être, ni être conçus,
constitue l’essence de l’homme et de toute chose, ou que, si cette
conclusion répugne, les choses créées n’ont pas besoin de Dieu pour
être et être conçues 3 Sans le concept correct de l’essence énoncé par
la Définition 2, il serait impossible de démontrer, dans la Proposi­
tion 10, que l’être de la substance n’appartient pas à l’essence de
l’homme*.

3° Définition de l’idée comme un concept de l’Ame *“ ■ que


l’Ame forme du fait qu’elle est chose pensante. — Spinoza semble
ici se contenter de répéter Descartes 5 En réalité, comme en témoigne
son Explication, il le rectifie en substituant concept à perception 6,
voulant indiquer par là que, dans la représentation d’un objet, l’Ame
est active, et non passive. Si, dans la Définition de l’attribut (1,
Déf. 4), il a utilisé le term e de percevoir et non celui de concevoir,
c’était pour bien marquer que, par l'idée, l’entendement représente la
chose (c’est-à-dire l’essence de la substance) telle qu’elle est en soi 7
Contrairement à ce qu’il professait dans le Court Traité, où, accordant

n'étant pas un effet, mais une altération de la substance même, n'est pas
comme chez Spinoza incommensurable avec elle ; il est donc concevable que
celle-ci appartienne à son essence. — Dans les Principia, Spinoza expose sur
ce point la doctrine cartésienne et non la sienne : « Rien de ce qui peut être
enlevé d'une chose sans porter atteinte à son intégrité ne constitue son essence,
mais ce qui, s'il est enlevé, supprime la chose, constitue son essence »,
Axiome 2, Ap., I, p. 360. Par exemple, ôter les qualités sensibles ne supprime
pas la nature du corps, donc elles ne constituent pas son essence ; mais, si
l'étendue est ôtée, la nature du corps sera entièrement détruite, donc la na­
ture du corps consiste dans la seule étendue, ibid, Proposition 2, p. 365.
3. Cf. Scolie du Corollaire de la Prop. 10, Ap., pp. 141 sqq., Geb., II,
pp. 93-94.
4. Cf. dém. de la Prop. 10, et Scolie de son Coroll., sub fin, Geb., II,
p. 94, 1. 5-12. — Cf. infra, chap. V, § VI, pp. 110 sqq.
4 bu. « De » a évidemment un sens possessif.
5. Descartes, Objectiones tertiae (Réponse à la 5* objection de Hobbes),
A. T., VII, p. 181, !. 5-12.
6. Descartes, ibid, l. 8.
7. Cf., supra, t. I, Appendice 3, § VI, p. 436, n. 32.
22 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

à Descartes que l'entendement est passif891023, il allait plus loin que lui
en affirmant co^m e passive la pensée sous ses deux aspects d'intelli­
gence et de volonté 8, il pose ici la Pensée comme une puissance
active dont les modes ou idées sont les affirmations “ •
Cette Définition fait pressentir les Propositions 33, 35 : il
n'y a dans les idées rien de positif à cause de quoi elles sont dites
fausses ; l'imagination n'est passivité que pour une part, elle enve­
loppe toujours quelque action. Elle annonce aussi la Proposition 49 :
les idées ne sont pas des « peintures muettes sur un tableau »

4° Définition de l’idée adéquate comme une idée qui, considérée


en elle-même, sans relation avec son objet, a les propriétés intrin­
sèques d’une idée vraie. — Cette Définition s'accorde avec la précé­
dente, car si l'idée résulte seulement de l'activité interne de l'Ame
comme chose pensante, sa vérité ne peut être attestée que par elle-
même “ • Elle s'oppose à la conception extrinsèque de l'idée vraie
comme idée conforme à son idéat (1, Axiome 6), conception qui dit
ce qu’est la vérité de l'idée sans indiquer comment cette vérité se
reconnaît.
La conformité de l'idée à la chose ne semble pouvoir être connue
que par la comparaison de l'idée avec son objet hors de nous, compa­
raison impossible puisqu'il faudrait que cet objet fût en nous. L'idée
ne peut donc être tenue pour vraie que si elle renferme en elle-même
la marque de sa conformité avec la chose : verum index sui ls,
c'est-à-dire que si elle est adéquate. Ordinairement, le terme d'adé­
quation (adaequatio rei et intellectus) signifie conformité à la chose

8. Descartes, Traité des Passions, 1, art. 17. — Cf. A Regius, mai 1641,
III, p. 372 ; déc. 1641, p. 455 ; cf. Gueroult, Descartes, t. II, p. 77, n. 5.
9. Spinoza, Court Traité, II, ch. XVI, § V : notre connaissance résultant en
nous de l'action des choses mêmes, la volonté, identique à la connaissance,
est aussi passive qu'elle, l'affirmation d'une chose n'étant pas notre affirma­
tion, mais celle de la chose en nous. — Doctrine contraire, sur ce dernier
point, à celle de Descartes qui affirme la volonté comme action, cf. textes in­
diqués à la note précédente.
10. On notera que cependant, dans les Regulœ, Descartes avait conçu
l'entendement co^mme une vis. Il lui a toujours reconnu, en effet, en accord
avec l'innéité des idées, une certaine spontanéité : « Vim illam per quam res
proprie cognoscimus, esse pure spiritualem » (X, p. 415) ; « Hrec vis cognos-
cens interdum agit > (ibid.) ; cf. Méd., A.T., VII, p. 37, 1. 29 ; p. 38, 1.
1 sqq., où les idées innées sont dites « paraître ne procéder que de ma seule
nature » ; cf. aussi VIe Méd., VII, p. 79, 1. 8, à propos de la passivité de la
faculté de sentir. — Sur le double aspect de l'entendement comme action et
com m e passion, cf. Gueroult, Descartes, t. II, p. 45, note 13.
11. Cf. Scolie de la Prop. 48 (sub fin.).
12. « Il appartient à la nature de la pensée de former des idées vraies >,
De int. emend, Ap., 1, p. 275, § LXI, Geb., 11, p. 38, 1. 13-14.
13. Lettre LXXVI, à Albert Burgh (1676), Ap., III, p. 358, Geb., IV,
p. 320, 1. 8.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 23

(convenientia suo ideato) “ • Ici, il enveloppe, non seulement cette


conformité, mais sa révélation nécessaire en nous, l’idée conforme à
la chose (idée vraie) ayant une structure telle q u ’elle produit néces­
sairement dans l’Ame la certitude de sa vérité (idée adéquate). C’est
que, comme on le verra dans la suite, l’idée, étant conforme à la
chose en tant qu'elle en embrasse toute la cause ou raison, saisit de
ce fait à l’intérieur d’elle toute la cause ou raison de sa propre affir­
mation, et, par conséquent, doit aussi s’apercevoir elle-même néces­
sairement comme vraie. Ainsi, la vérité de lidée est sa conformité à
la chose, sa conformité est sa totalité ou adéquation, et sa totalité
impose immédiatement la reconnaissance de sa vérité, c’est-à-dire son
adéquation dans le sens de la Définition 4.
Alors que le concept extrinsèque de l’idée vraie comme conformité
à son objet est présenté au Livre 1 comme un Axiome, son concept
intrinsèque, comme adéquation, est donné ici dans une Définition.
C’est que le premier énonce un rapport entre deux choses : le rapport
de conformité de l’idée à l’idéat, tandis que le second énonce la
propriété spécifique d’une chose : l’évidence immédiate par soi de
l’idée vraie.
Une telle définition n’est évidemment pas génétique, puisqu’elle
se fait par la propriété et non par la nature ou essence d ’où découle
cette propriété, à savoir par l'inclusion dans l’idée de sa raison totale.
Le terme d’adéquat enveloppe donc deux concepts connexes : celui
de totalité, d’où le nom d’inadéquate donnée à l’idée partielle ou
mutilée ; celui d’évidence par soi, ou immédiate, qui résulte de la
totalité. Descartes considérait lui aussi l’idée adéquate comme une
idée totale, mais il entendait par là une connaissance exhaustive (la
plupart du temps irréalisable) 14516 des propriétés de la chose, et non
simplement, comme Spinoza, la connaissance totale de la cause ou
raison de sa nature ” • De plus, il n’a jamais établi de lien génétique
entre l’évidence par soi de l’idée vraie et la connaissance à l’intérieur
d’elle de toute la raison de sa nature.
5° Définition de la durée comme continuation indéfinie de l’exis­
tence ; indéfinie, est-il précisé, parce qu’elle ne peut jamais être

14. L’expression traditionnelle est adaequatio rei et intellectiis ; mais, uti­


lisant le mot adaequata pour désigner Vidée en tant qu'évidente, Spinoza a
évité de l’employer pour exprimer la conformité à la chose qui caractérise
Vidée en tant que vraie. Il utilise à sa place les mots convenientia (Lettre à
Tschirnhaus, Ap., III, p. 320, Geb., IV, p. 270, 1. 16-17), convenire (Eth, I,
Axiome 6, Ap., p. 24, Geb., II, p. 47).
15. Descartes, Rép. aux V I * Obj, A. T., VII, p. 220, 1. 6 sqq., Entretien
avec Burman, A. T., V, pp. 151-152. Cf. saint Thomas, Sum. Theol., I, qu. 14,
art. 21. — Cf. r«pra, t. I, Appendice 3, § X, pp. 450 sqq.
16. Par exemple, la définition génétique du cercle comme figure résultant
du mouvement d’une ligne dont une extrémité est fixe et l'autre mobile en
donne l'idée adéquate, même si l'on ignore les propriétés qui en découlent.
24 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

déterminée, c’est-à-dire terminée (determinari) 17 par la nature même


de la chose existante, non plus que par sa cause efficiente, laquelle
pose nécessairement l’existence de la chose, mais ne l’ôte pas. —
L’existence de toute chose singulière dépend, en effet, d’une part, de
sa nature ou essence qui, par sa causalité efficiente interne ou
conatus, tend à imposer et à faire persévérer son existence ; d ’autre
part, de la cause efficiente externe qui rend possible l’accomplissement
de cette opération (cf. I, Prop. 28). En conséquence, toute chose sin­
gulière, étant par sa nature puissance de poser son existence et ne
pouvant, de ce fait, renferm er un principe qui la supprimerait, tend
à exister indéfiniment. N on toutefois infiniment, car, étant, non pas
essence infinie, mais essence finie, sa puissance d’exister n’est pas
absolue, de sorte que si, d’elle-même, elle n ’impose à son existence
aucune limite, elle ne saurait exclure qu’il puisse lui en advenir
quelqu'une 18, déterminée par une cause extérieure. Quant à la cause
efficiente externe de son existence, elle ne saurait lim iter celle-ci,
puisque, la détruisant au lieu de la produire, elle n’en serait plus
la cause.

6° Définition de la réalité et de la perfection comme étant une


seule et même chose. Cette identification a été affirmée antérieu­
rement par saint Thomas 19 et par Descartes 2021; mais Spinoza lui
donne une signification différente dans la mesure où, l’utilisant pour
dénoncer les notions vulgaires de parfait et d ’imparfait, de bien et
de mal, comme des fictions imaginatives issues de comparaisons
entre individus de même espèce ou de même genre, il vise à
détruire les prétendues perfections que l’on croit découvrir au-delà
ou au-dehors de la réalité, et q u ’on lui oppose comme l’Idéal, le
Modèle, la Fin, l’Ordre, etc. *\ Cependant, en réduisant la perfection
à la réalité, il ne l’anéantit pas. Il la maintient, en effet, comme

17. Determinari, c'est-à-dire terminée, limitée, par exemple : « L'existence


[de notre Ame} ne peut se définir (definiri) par un temps déterminé (certo
tempore) qu'en tant qu’elle enveloppe l'existence actuelle du corps » (Eth., V,
Scolie de la Prop. 23, Ap., p. 628, Geb., Il, p. 296, 1. 11-15). Definiri est,
en l'espèce, synonyme de terminari, que l'on retrouve ici sous la forme de
determinari. Finis et terminus sont équivalents. Cf. supra, t. I, chap. XII,
§ XI, p. 338, note 25.
18. Cf. Livre IV, Définition 3, définition du contingent : il n'y a rien
dans l'essence des choses singulières qui pose nécessairement leur existence ou
qui l'exclut nécessairement ; d'où leur contingence (par rapport à leur essence).
19. Cf. saint Thomas, Sum. Theol., I, qu. 5, art. 1.
20. Descartes, Rép. aux 11®* Objections, Axiome 4, A. T., VII, p. 165,
me Méd., VII, p. 40, 1. 27-28.
21. Ethique, IV, Préface, Ap., pp. 423-425, Geb., Il, pp. 207-208 ; cf. Co-
git. Met., I, ch. VI, § VII, Ap., I, p. 450, § XI, p. 453, Geb., I, pp. 247-249,
De int. emend, Ap., I, § V, p. 228, Geb., Il, p. 9.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 25

valeur suprême “ , dont toutefois la réalité seule est investie, soit


qu'il affirm e que plus une chose a de perfection, plus elle a d'être ou
de réalité “ , soit qu’il érige en perfection la puissance d 'ag ir“
nécessairement enveloppée par toute réalité “

7° Définition des choses singulières 26 comme choses finies ayant


une existence déterminée. — Ainsi que l'attestent les Propositions 25
(Corollaire) et 28 du Livre I, cette définition, très générale, vaut
pour les âmes singulières aussi bien que pour les corps. Mais la
précision qui s’y ajoute : lorsque plusieurs individus concourent e n
une même action de telle sorte que tous soient cause à la fois d'un
même effet, ils sont tous, dans cette mesure, considérés comme
une même chose singulière, ne se comprend clairement que pour les
corps, bien que Spinoza conçoive aussi l'âme comme un Individu fait
d'autant d'idées qu'il y a de corps composant le corps dont elle
est l'idée (cf. Prop. 15). Rapportée au corps, cette conception pro­
cède du mécanisme. Descartes, dans l'article 25 de la Partie II des
Principes, fondait l'unité d'un corps dans le transport simultané de
ses parties, animées elles-mêmes de mouvements différents. Spinoza
fonde également cette unité sur la coalition externe des parties. Mais
il l'explique, non plus comme Descartes, par leur repos réciproque
(la simultanéité de leur transport), mais, comme Huygens, Male­
branche et Leibniz, par la pression des ambiants, celle-ci étant
d'autant plus efficace que sont larges et plates les surfaces par où les
parties sont appliquées les unes aux autres (cf. Axiome 3, post
D efinit, dans le Scolie de la Prop. 13). Cependant, cette expli­
cation mécaniste n'est pour Spinoza (comme pour Leibniz) qu'une
explication abstraite que domine une explication concrète, pouvant
s'instituer au point de vue de la connaissance adéquate de la nature
du mode singulier. La convergence des actions est alors conçue
comme une corrélation de conatus multiples, imposée à eux par
l’essence ou la form e singulière du corps considéré. Une telle indi­
vidualisation des corps par leur essence singulière éternelle est étran­
gère à Descartes ; elle n'est d'ailleurs pas expressément enseignée
dans YEthique ; elle y transparaît seulement.23456

22. c Plus une chose a de perfection, plus elle participe à la divinité >,
Lettre XIX, à Blyenbergh, Ap., III, p. 182, Geb., IV, p. 94, 1. 10 sqq.
23. Lettre XXXVI, à Hudde, Ap., III, p. 251, Geb., IV, pp. 184-185.
24. Ibid. et Eth., I, Prop. 11, Scolie, Ap., pp. 44-45, Geb., II, p. 54.
25. Ethique, IV, Pré/., Ap., pp. 425-426, Geb., Il, pp. 208-209.
26. Spinoza ne distingue pas entre res particularis et res singularis (com­
parer la définition des choses particulières, Corollaire de la Prop. 25 du
Livre I, et celle des choses singulières, Prop. 28 dans le même livre).
26 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

*
# *

§ II — Cette liste présente à première vue plusieurs anomalies :


1 ° Certaines de ces Définitions ne sont pas invoquées par le
Livre II. — Ainsi la Définition 1, invoquée seulement dans la
Proposition 2 du Livre IV, la Définition 6, dans la Préface du
Livre IV et dans les Propositions 35 et 40 du Livre V, enfin les
Définitions 5 et 7. Or, si des définitions sont énoncées en tête d’un
Livre, n’est-ce pas pour être utilisées ensuite dans le cours de ce
Livre ?
2° Plusieurs semblent superflues :
a) Celle de l’essence (Déf. 2), puisque tout le long du Livre I
Spinoza parle de l’essence sans éprouver jamais le besoin de la définir.
b) Celle de la chose singulière (Déf. 7), puisque cette définition se
trouve déjà dans l’énoncé de la Proposition 28 du Livre I 27.
3° Telle autre est omise qui semble essentielle, à savoir celle de
l’âme, qui est le sujet du Livre et lui donne son titre, tandis qu’est
défini son symétrique : le corps.
4° Telle autre paraît trop étroite : à savoir celle de l’idée (Déf. 3),
qui définit l’idée que l’Ame a, non l’idée que l’Ame est, ni les idées
que Dieu a de lui-même et des choses. De plus, elle ne porte que sur
un aspect de l’idée, en faisant abstraction de l’autre : l’idée comme
représentation d’un objet. Enfin, la Définition de l’idée comme
« un concept que l’Ame forme en tant qu'elle est chose pensante >
renferme la notion d’Ame qui n’est pas définie et qui est en soi
une idée autre que celles que l’Ame forme en elle-même 28.
5° La suite de ces Définitions ne paraît pas réglée selon un ordre.
En effet, on n’aperçoit pas, au premier coup d’œil, pourquoi le
corps doit être défini avant l’essence, l’essence avant l’idée, l’idée avant
la durée, la durée avant la réalité ou perfection, la perfection avant
les choses singulières.

§ III. — Il n'est pas facile d ’expliquer toutes ces anomalies ; du


moins peut-on le tenter pour quelques-unes d’entre elles.
1° Il n'est pas nécessaire q u ’une Définition énoncée en tête d’un
Livre soit utilisée dans la suite pour ses démonstrations. Elle peut

27. Prop. 28 : « Quodcumque singulare, sive quaevis res, quae finita est,
et determinatam habet existentiam », Geb., II, p. 69, 1. 2-3.
28. La définition fondamentale de l'idée serait : l'idée est un mode de
l’attribut Pensée (c'est sa réalité formelle) représentatif d'un objet (c'est sa
réalité objective). Penser (cogitare) une chose, c'est en former l'idée (formare
ideam), cf. dém. de la Prop. 3.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE 11 27

être là simplement pour faire comprendre clairement de quoi l’on


parle, et pour prévenir initialement certains préjugés majeurs du
sens commun qui risquent de troubler les lecteurs.
Tel serait le cas de la Définition du corps (Définition 1), lequel
est couramment conçu, — et en particulier par Descartes, — non
comme un mode de la substance de Dieu, mais comme une substance
finie extérieure à l’être divin.
T el serait le cas aussi de la Définition de l’idée (Définition 3), qui
ne sert à aucune démonstration, et n’est invoquée que subsidiairement
au cours du Scolie de la Proposition 48, à seule fin de réfuter une
conception de Descartes 2930, et, plus généralement, d’ « avertir » les
lecteurs d ’avoir à éviter le « préjugé » commun à « nombre d’hom­
mes » de voir dans les idées, non « des conceptions de la Pensée »,
mais « des images comme celles qui se form ent au fond de l’œil, ou si
l’on veut, au milieu du cerveau » ”
La Définition de la durée (Définition 5) est utile pour comprendre
le Scolie de la Proposition 45, et la Définition de la chose singulière
(Définition 7) pour comprendre la singularité du corps composé
telle qu’elle est déduite dans le Scolie de la Proposition 13.
2° Les Définitions qui semblent superflues ne le sont pas :
a) La Définition de l’essence (Déf. 3) dans le Livre II ne doit pas
être jugée inutile du fait qu’elle est absente du Livre 1. Dans ce Livre,
il s'agissait de l’essence de Dieu et de ce qu’elle implique. On pou­
vait alors s’en tenir à la définition traditionnelle et cartésienne de
l’essence, telle qu’elle est énoncée dans les Cogitata metaphysica (ce
sans quoi une chose ne peut ni être, ni être conçue), sans y ajouter
les deux autres conditions, car, dans le cas de Dieu, où la cause de
la chose, c’est son essence, il est impossible que, abstraction faite
de ces deux conditions, cette définition ne porte que sur la cause
de la chose, et non sur son essence. Quand, au contraire, comme dans
le Livre Il, il s’agit de l’Ame et des choses singulières, c’est-à-dire
des modes finis, où l’essence et la cause de la chose ne sont pas iden­
tiques, la définition cartésienne, séparée de deux autres conditions,
ne peut définir que la cause de la chose et non son essence. D ’où
la nécessité d’y adjoindre les deux autres conditions pour obtenir
la définition de l’essence et non celle de la cause. Faute de distinguer

29. Cf. infra, chap. XVIII, § Vll, pp. 495-496.


30. Cf. Eth., II, Scol. de la Prop. 48, sub fin., Scol. de la Prop. 49, Ap.,
p. 232, p. 236, Geb., II, p. 130, 1. 9-11, p. l32, 1. 4 sqq. Les termes du
Scolie de la Prop. 49 montrent bien qu'il s'agit d'un avertissement prélimi­
naire destiné à écarter un « préjugé » : « Incipio igitur a primo, Lectoresque
moneo, ut accurate distinguant inter Ideam, sive Mentis concep^m, et inter
Imagines rerum, quas imaginamur », Geb., II, p. 131, 1. 30 sqq.; c Multi
homines [ ...} ideas [...} veluti picturas in tabula mutas aspiciunt, et hoc
praejudicio praeoccupati », etc., ibid, pp. 131-132.
28 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L ’ÂME

ces trois conditions, on tombe dans des erreurs d'attribution : ou


bien on confond la nature de Dieu et celle des choses singulières ; ou
bien on nie tout lien entre lui et elles (Prop. 10 et Scolie) 3132; ou
bien on confond propriété commune et chose singulière (Prop. 37) ;
ou bien on sépare artificiellement idée et volition (Prop. 49).
b) Bien que la Définition de la chose singulière reproduise une
formule déjà utilisée par le Livre I, elle ne constitue pas une répé­
tition inutile. Elle avertit que la chose singulière va être considérée
en elle-même dans les deux caractères qu’elle comporte : l’existence
déterminée, la finitude. D e ces deux caractères résultent nécessaire­
ment l’inadéquation de la connaissance imaginative que l’Ame en a.
Au contraire, la Proposition 28 du Livre I énonçait cette formule en
passant, pour indiquer de quoi l’on parlait, et considérait, non la
chose singulière en elle-même, mais le modus operandi par lequel
Dieu la produit. De plus, cette Définition n ’est pas purement et
simplement le rappel d’une form ule antérieure, puisqu’elle y ajoute
cette précision que plusieurs individus, concourant par leur action
à un même effet, doivent être considérés comme constituant une
même chose singulière ; ce par quoi s’annonce le Scolie de la Propo­
sition 13, lequel, allant plus loin, conçoit toute chose singulière
corporelle co^rne un Individu composé de plusieurs corps.
3° Ce n’est pas sans raison qu’est omise une Définition de l’âme,
qui serait la symétrique de la Définition du corps, car elle est énoncée
et démontrée par la Proposition 11. Cependant, le Livre I ne
donne-t-il pas dès le début la Définition de Dieu, tout en la démon­
trant par la suite ? N e pouvait-on pas en faire autant pour l’Ame dans
le Livre II ? Mais le cas est différent, car la Définition de Dieu repose
sur la définition classique, c o u r ^ ^ e n t reçue, de Dieu comme être
infiniment parfait 3^ Malgré sa nouveauté, elae peut donc être pro­
posée comme nota per se. Au contraire, la définition de l’^ m e
comme idée du Corps est paradoxale. N ’étant pas nota per se, eüe
ne saurait être proposée d’emblée et doit être imposée par une
démonstration.
4° La Définition de l’idée est trop étroite. — Elle le paraît, certes,
si l’on en méconnaît l’intention. Mais on a déjà répondu au moins en
partie à cette objection en indiquant q u ’il s’agit là de conjurer un
préjugé relatif aux idées que forme notre Ame, de façon à ce que
nous les tenions pour des actions et non pour des passions produites
en nous par leurs objets. Il ne saurait donc être question ici de l’idée
qui constitue l’Ame, ni des idées que Dieu forme en lui. Au surplus,
un tel préjugé n’existe pas à leur égard, d ’abord parce que le sens

31. Cf. Court Traité, II, Préface, § V, Ap., I, p. 99, Geb., I, p. 53.
32. Cf. supra, t. I, chap. I, § XXIV bis, sub fin., pp. 68 sqq.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 29

commun s’en occupe fort peu, ensuite parce que ceux qui y portent
intérêt n’ont généralement pas cru que les idées que Dieu conçoit
pussent introduire en lui quelque passion et être en lui comme des
« peinmres muettes sur un tableau ».
La même intention explique qu’il ne soit pas non plus question ici
de la Définition de l’idée comme représentation d’un objet.
La Définition de l’idée, qui porte seulement sur la nature de l’idée
considérée telle qu’elle est en nous, abstraction faite de l’objet qu’elle
représente, introduit à la suivante, qui définit ^adéquation comme la
propriété pour une idée d’être telle que, considérée en elle-même et
sans relation à l’objet, elle offre toutes les dénominations intrinsèques
d’une idée vraie. Sa propriété d’être évidente par soi, c’est-à-dire de
nous assurer par elle-même de sa conformité à la chose qu’elle repré­
sente, ne concerne que ïidée adéquate en nous, à savoir l’idée que
l’Ame forme en elle pour ce qu’elle est une chose pensante, mais
non l’idée adéquate en Dieu, où l’adéquation doit se définir par
l’accord originel de l’idée avec son objet (cf. dém. de la Prop. 32 et
dém. de la Prop. 36). L’évidence n’ayant en effet de sens que pour
l’homme qui conclut de l’idée à l’objet, et non pour Dieu dont la
nature impose ab ovo la conformité nécessaire de ses idées et des
objets de ses idées, conformité qu’il connaît du fait que, par son
entendement, il sait que sa puissance de penser est égale à sa
puissance d’agir (Coroll. de la Prop. 7).
5° La suite des Définitions n’obéit pas à un ordre réglé. — Certes,
mais les définitions, étant préjudicielles, doivent se suffire à elles-
mêmes et n ’ont pas à se déduire les unes des autres, sinon elles ne
seraient plus des définitions, mais des propositions. Il n’en résulte
pas qu’elles soient disposées sans ordre, mais cet ordre répond aux
intentions de l’auteur, c’est-à-dire à son projet, et c’est par rapport à
celui-ci qu’il faut chercher leur fil conducteur.
Comme le Livre II traite de choses singulières et vise à les
déterminer quant à leur essence, quant à leur existence et quant à
leur connaissance, ses Définitions initiales doivent normalement s’y
rapporter, et il est plausible qu’elles soient en conséquence réparties
sous ces trois rubriques : a) ontologiques : corps (n° 1), essence
(n° 2) ; b) gnoséologiques : idée (n° 3), adéquation de l’idée (n° 4) ;
c) existentielles : durée (n° 5), réalité et perfection (n° 6), choses
singulières existant en acte (n° 7).
Dans la première catégorie, la Définition de l'essence (n° 2), outre
ses conséquences de lointaine portée, garantit que la Définition du
corps (n° 1) en énonce correctement l’essence.
Dans la seconde catégorie, la Définition de l’idée (n° 3), où l’idée
est posée comme issue de l’activité intérieure à la chose pensante, et
non comme l’effet passif de l’objet extérieur, prélude à la Définition
30 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

de l'idée adéquate (n° 4), où la vérité de l'idée est conçue comme


la propriété intrinsèque de l'idée considérée sans relation à l'objet.
Dans la troisième catégorie, le lien des Définitions 5, 6 et 7, en
tant qu’elles se rapportent toutes à l'existence, est mis en évidence
par la fin de la Préface du Livre IV. Spinoza y observe que les choses
singulières existent dans la durée, qu'en chacune la durée est indé­
finie, du fait que leur essence ou réalité, tendant à poser leur exis­
tence, ne contient aucun principe qui puisse limiter celle-ci et par
conséquent déterminer leur durée ; que, au contraire, cette essence
détermine leur perfection, c'est-à-dire le degré de leur pouvoir d'agir.
En conséquence : a) dans les essences finies, la quantité d'existence
— ou de durée — ne dépend pas de la quantité d'essence et n'ex­
prime pas le degré de leur perfection ; b) l'existence d'un être fini ne
constitue en rien sa perfection ou réalité ; c) notre vie est d'autant
plus parfaite, non en tant qu'elle est plus longue, mais en tant que
nous y sommes plus actifs ; d) si bien qu'il nous faut faire effort
pour accroître, non point notre longévité, mais notre vertu.
Cette thèse ne contredit-elle pas le Scolie de la Proposition 11 du
Livre I, selon lequel plus une chose est parfaite, plus elle a de force
pour exister ? Puisqu'on en concluait que Dieu, ayant une perfec­
tion infinie, existe nécessairement, c'est-à-dire éternellement, ne
devrait-on pas en conclure aussi que plus une essence finie a de per­
fection, plus elle a de force pour exister ou durer ? Certes, il est vrai
que les essences finies ont, selon leur degré de perfection, une puis­
sance plus ou moins grande pour exister ; mais, si grande qu'elle
puisse être dans l'une ou dans l'autre, cette puissance est pour toutes,
en face de l'infinité des causes extérieures, pratiquement égale à zéro.
Par là se trouvent abolies, quant à la durée de leur subsistance, les
différences qui pourraient résulter entre elles de leur puissance et
de leur perfection inégales 33 En outre, si faible que soit une essence,
sa tendance à exister est aussi indéfinie que la tendance de la plus
forte, et maintenant son existence tant que rien du dehors ne vient
y m ettre fin, elle pourra, si les circonstances extérieures la favorisent,
conserver plus lontemps son existence qu'une essence plus parfaite et
plus puissante qu'elle. Ainsi, en Dieu seul la quantité d'existence
exprime la quantité d'essence, car, sa perfection étant infinie et sa3

33. « Nulle chose singulière, en effet, ne peut être dite plus parfaite pour
la raison qu’elle a persévéré plus longtemps dans l’existence ; car la durée
des choses ne peut être déterminée par leur essence, puisque l'essence des
choses n’enveloppe aucun temps certain et déterminé d'existence, mais une
chose quelconque, qu’elle soit plus ou moins parfaite, pourra persévérer tou­
jours dans l’existence avec la même force par quoi elle a commencé d’exister,
de sorte que toutes sont égales en cela » (mots soulignés par nous], Eth., IV,
Préface, Ap., p. 426, Geb., II, p. 209, 1. 4-10.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 31

puissance d'exister nécessairement sans limite, il existe infiniment


et nécessairement, c'est-à-dire éternellement 3435.

II. Axiomes

§ IV. — Les cinq Axiomes qui suivent les sept Définitions sont
présentés co^rne s’il s’agissait de vérités de fait, enseignées par
l’expérience.
1° L’essence de l'homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire. —
Nous constatons que tel homme existe, ou n’existe pas, ou n’existe
plus, c’est-à-dire qu’il peut aussi bien se faire, suivant l’ordre de la
Nature, que cet homme-ci ou cet homme-là existe ou non s:s. Par
là même, nous savons que son existence est contingente, c’est-à-dire
que son essence ne l’enveloppe pas nécessairement. N on qu’elle soit
contingente absolument, car tout dans la N ature est nécessaire (I,
Prop. 29), mais contingente seulement par rapport à son essence
(cf. Définition 3 du Livre III et Scolie 1 de la Prop. 33 du Livre I).
Cependant, comme l'enchaînement infini des causes est exorbitant de
l’essence singulière de tout homme, on ne peut savoir a priori si cet
enchaînement comporte ou exclut nécessairement ici ou là son exis­
tence, et l'expérience nous la fait concevoir abusivement comme
absolument contingente.
2° L'homme pense. — Autre vérité de fait, dépouillée des privi­
lèges que Descartes conférait au Cogito : rationalité pure, libre arbitre,
indépendance et autosuffisance absolues, fondement premier d’évi­
dence et de certitude. « Nous savons que nous pensons », précisait

34. C’est pourquoi « nous concevons l’existence des modes comme entiè­
rement différente de celle de la substance », Lettre XJJ, à Louis Meyer, Ap.,
III, p. 151, Geb., IV, p. 54, l. 32-34.
35. Gentile et Radetti, dans l’édition italienne de YEthique (texte et tra­
duction) par Gaetano Durante, Firenze, Sansoni, 1963, ont donc en un sens
raison d’observer, dans leur note 9 au Livre II, p. 726, qu'essentia hominis
signifie ici l’essence d’un homme particulier. Mais on doit convenir que le
mot essentia vise ici avant tout la nature de tout homme, c’est-à-dire l’essence
spécifique de l’homme, qui, contrairement à l’essence de Dieu, exclut l’exis­
tence nécessaire de tel ou tel homme. C’est ce qu’atteste le Scolie 2 de la
Proposition 8 du Livre I, où il est démontré que la « nature de l’homme »,
ou sa « vraie définition » (or, la vraie définition, c’est celle de l’essence), ne
peut expliquer l’existence de plusieurs individus hommes. On ne doit pas
perdre de vue que ce que déduit le Livre II (cf. Prop. 10 et son Corollaire),
c’est l’essence de l’homme, c’est-à-dire l’essence de tout homme singulier, non
l’essence singulière de tel homme. Sur les deux sens du mot essence, cf. infra,
Appendice n° 3, § II, pp 548-549.
32 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

une rédaction antérieure 8a, tém oignant par ce « nous > qu’il s’agit
là d'un fait anonyme d’expérience courante, n’offrant, malgré son
incontestable certitude, rien qui l’élève au-dessus des autres. Ce fait
n’est pas seulement celui de la pure conscience intellectuelle, il est tout
autant celui de la conscience imaginative que, dans le plan de la
durée, toute âme existante a d’elle-même comme idée de l’idée, en
même temps qu’elle perçoit son Corps et les affections de son
Corps. Bref, il est la conscience à nous donnée des divers modes de
la pensée : idée, amour, désir, joie, etc. ” •

3° Tout mode de penser qui, comme l’amour, le désir, etc, est


une affection (affectus) 367839 de l’âme, ne peut être donné dans un
Individu sans que soit donnée en lui l’idée de la chose aimée, désirée,
etc. Mais une idée peut être donnée sans que soit donné aucun autre
mode du penser. — Troisième constatation. Nous constatons, en effet,
que si l’on supprime la perception, tous ces modes sont supprimés "•
Est-ce à dire qu’une idée puisse être donnée seule dans l’Ame,
c'est-à-dire sans amour, sans désir, sans tendance à s’affirmer ? N on
point ; mais seulement qu’elle ne requiert pas, pour être donnée, la
position préalable d’un autre mode. Bref, il ne s’agit nullement ici
d’un retour au critère cartésien, à savoir : l’essence est ce sans quoi
une chose ne peut être, mais ce qui peut être sans que cette chose
soit ; par exemple, l’intellect, pouvant être sans l’amour, sans le désir,
mais non ceux-ci sans lui, en constitue l’essence, et ils en sont
les modes. On contredirait par là, en effet, à la définition spinoziste
(Définition 2), selon laquelle ce qui constitue la nature d’une chose
ne doit pas être seulement, comme le veut Descartes, ce qui, étant ôté,
ôte la chose, mais aussi ce qui, étant posé, la pose nécessairement.
Le sens de l'Axiome, pris à la lettre, c’est donc simplement que l’idée
est première par nature, c’est-à-dire qu’elle n’a pas besoin qu’un
autre mode soit donné avant elle pour pouvoir l’être elle-même, mais
qu’au contraire elle doit d’abord être donnée pour que les autres le
soient : « Il est à observer que toutes les autres modifications, telles
que l’Amour, le Désir, la Joie, etc., tirent leur origine de cette
modification première [l’idée] est immédiate, de façon que, si celle-ci

36. « Vel aliter scimus nos cogitare », d'après les Nagelate Schriften,
cf. éd. Geb., Il, pp. 85, 357.
37. Cf. Il, Prop. 11, début de la dém.
38. Affectus désigne seulement les modifications affectives ou volontaires
de l'Ame, et sè distingue d'affectio qui désigne indifféremment toute modifi­
cation. Ainsi l'idée, l'âme, sont des affectiones, non des affectus. Affectus
pourrait se rendre par affect, si ce mot était français comme Affekt est alle­
mand.
39. Cf. De int. e?TUnd, Ap., 1, § ^LXI, p. 278, Geb., Il, p. 40, 1. 1-4.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 33

ne les précédait pas, il ne pourrait y avoir d’amour, de désir, ni de


joie, etc. 40.
Toutefois, dans la suite, cet Axiome se révèle d’une plus grande
portée, en tant qu’il indique que l’idée n ’est pas simplement la
condition sine qua non des autres modes, mais encore leur condition
suffisante : non seulement ils ne peuvent être sans elle, mais il suffit
qu’elle soit pour qu’ils soient eux aussi nécessairement. C’est pour­
quoi, l’idée ne peut être sans l’Amour, le Désir, etc., non, certes,
parce qu’elle en dépend, mais parce qu’ils en sont les dépendances
nécessaires : « Une telle idée apporte avec elle 41 les autres modifi­
cations de l’Amour, du Désir, etc. 42. C’est ce que précise la démons­
tration de la Proposition 11 : « De tous les modes [de la pensée),
l’idée (en vertu de l’Axiome 3) est de sa nature le premier, et, quand
elle est donnée, les autres modes (ceux auxquels l’idée est antérieure
par nature) doivent se trouver dans cet individu (en vertu du même
Axiome) l>. L’idée apparaît bien alors comme constituant l’essence
des autres modes, en vertu de la définition spinoziste de l’essence.
Elle reste première par rapport à eux, et, s’ils appartiennent à son
essence, ils ne la constituent pas et n’en sont que des dépendances
nécessaires, c’est-à-dire des propriétés.
D ’accord avec Descartes pour constituer la nature de l’âme (mens)
par le seul entendement, Spinoza se doit de se retrouver d’accord
avec lui pour faire de celui-ci (de l’idée) l’essence de toutes les
affections 43. Mais, co^mme sa définition de l’essence (Définition 2)
lui interdit d’affirmer avec lui que, si la tendance, le désir, etc.,
ne peuvent être sans l’entendement, celui-ci peut être sans eux 44, il
doit les poser comme absolument inséparables 45.

4° Nous sentons qu'un certain corps est affecté de beaucoup de

40. Court Traité, Appendice, II, § V, Ap., I, p. 201, Geb., 1, p. 118 [mots
soulignés par nous].
41. Mots soulignés par nous.
42. Ibid., § vu, p. 202 : « les autres modifications de l'Amour, etc. >,
« de overige Wyzingen van Liefde, etc. (Geb., I, p. 118, 1. 21), c’est-à-dire
ces autres modifications que sont l'amour, etc. ; cf. Court Traité, Il, ch. II,
§ IV, p. 104, Geb., 1, p. 56, 1. 3-8. — On sait que, s’il n’y a pas de modes
de la pensée sans idées, tous les modes de la pensée ne sont pas des idées,
bien que tous naissent des idées. Seuls sont idées les modes qui représentent
effectivement les choses. C'est pourquoi, le nombre, le temps, la mesure, ne
sont pas des idées, cf. Cogit., Met., I, ch. I, § VI, Ap., 1, pp. 430-431, Geb., 1,
p. 235. Cf. supra, t. 1, Appendice n° 1, § I, pp. 413 sqq., § IV, pp. 422 sqq.,
Appendice n° 9, § XVI, p. 470.
43. Descartes, UT Méd, A. T., VII, p. 37, l. 6-12 ; VI* Méd, VII, p. 78,
1. 25-27 : « Intellectionem enim nonnullam in suo formali conceptu inclu-
dunt ; — cf. A Gibieuf, 19 janvier 162, III, p. 419.
44. Descartes, Principes, I, art. 53 ; cf. Malebranche, Recherche de la
Vérité, III, l re part., ch. I (Œuvres complètes), t. I, p. 382.
45. Cf. Proposition 49.
34 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

manières. — Référence aux perceptions sensibles des affections de


notre Corps (cf. Prop. 13, dém.) 4^
5° Nous ne sentons, n i ne percevons nulles choses singulières",
sinon des corps et des modes de penser. — Constatation que toute
notre expérience se réduit en fait aux données de l'Axiome 2 et de
l'Axiome 4, ce d’où il résulte que nous n’avons aucune idée des modes
produits par les attributs autres que la Pensée et l’Etendue. —
Comme on le verra par la suite 4“, sentir se rapporte uniquement à
mon Corps et à mon Ame, alors que percevoir vaut aussi pour les
corps extérieurs.

§ V. — Toutes ces vérités constituent les éléments principaux de


la déduction de l’essence de l’homme :
L’essence de l’homme, n’enveloppant pas l’existence nécessaire, n’est
pas substance (Axiome 1). Comme il n’y a rien d’autre que la
substance et ses modes (Prop. 4, et Coroll. de la Prop. 6 du Livre 1),
l'essence de l’homme ne peut comprendre que des modes. Puisque
l’homme pense, cette essence comprend nécessairement des modes du
penser (Axiome 2). Puisque de tous ces modes, l’idée est de sa nature
le premier, ce qui constitue en premier l’Ame humaine, c’est une idée
(Axiome 3). Puisque nous avons les idées des affections du Corps,
notre Ame a l’idée de son Corps (Axiome 4). Puisque l’essence de
l’Ame consiste en cela seul qu’elle est l’idée d’un Corps existant en
acte, l’Ame ne connaît que ce que cette idée contient en elle (Axiome
5). Conclusion générale : l’essence de l’homme est constituée unique­
ment d’une Ame et d’un Corps (Proposition 13).

§ VI. — N ’est-il pas surprenant qu’une déduction qui se veut


entièrement rationnelle ait recours à des Axiomes se réduisant,
semble-t-il, à des vérités de fait ? Comment peut-on considérer
comme des Axiomes, c’est-à-dire comme des vérités éterneUes, ce qui
est donné par l’expérience ?
Mais ces Axiomes sont-ils réellement des vérités de fait ? Ils sont
saisis dans l’expérience, sans doute, mais ne sont-ils pas en eux-mêmes
nécessaires et universels ? incontestables et incontestés ? Personne ne
niera que l'existence d’un homme est contingente, ni que l'Homme
pense. En revanche, on peut nier quAdam pense. Ces Axiomes repo-4678

46. Comp. avec Descartes, V l Méd., VII, p. 74, 1. 17.


47. « Nulles choses singulières, ou rien de la nature naturée », précisent
les Nagelate Schriften (of niets van de genatuurde natuur [natura naturata),
cf. Geb., II, p. 42). Dans la Nature Naturante nous percevons, en effet, Dieu
et deux attributs. D’autre part, il faut se souvenir que la Natura naturata
comprend, outre les modes singuliers existant dans la durée, les essences sin­
gulières éternelles.
48. Cf. infra, chap. V, § XIX bis, note 54, p. 134.
LES DÉFINITIONS ET LES AXIOMES DU LIVRE II 35

sent donc sur des notions communes et énoncent des vérités éter­
nelles : « Par vérité éternelle, j'entends une proposition qui, si
elle est affirmative, ne puisse jamais être négative. Ainsi, Dieu est,
est une vérité première et éternelle, mais ce n’est pas une vérité
éternelle qu’Adam pense » Toutefois, c’en est une que l’ « Homme
pense » (Axiome 2). En effet, l’essence de l'homme est une vérité
éternelle, non l’existence d’Adam, donc tout prédicat d’Adam non
plus. En outre, Adam pense est la constatation que, à tel moment,
tel homme existant est affecté d’un certain état ; et on peut nier
cet état sans contradiction lorsque, à tel autre moment, l'expérience
atteste qu’il n’est plus. Ainsi, on peut dire qu’Adam ne pense pas
quand il est endormi, évanoui ou mort *“• Mais il s’agit ici de
l’existence d’un homme et non de l’essence de l'homme ; or, « l’expé­
rience n’enseigne pas l’essence des choses » *1 En revanche, on ne
peut nier sans contradiction que l’Homme pense, car la pensée est
ici une propriété nécessaire de sa notion, qui appartient éternellement à
sa définition ou à son essence, et il est aussi absurde de la lui refuser
qu’il l’est de refuser à l’essence du triangle la propriété d'avoir ses
angles égaux à deux droits. Enfin, cette propriété, étant commune
à tous les hommes, est pareillement tout entière en chacun d’eux et
pareillement enveloppée dans toutes les perceptions imaginatives que
nous avons d’eux. D e ce fait, la raison peut, à partir de celles-ci,
la connaître comme une propriété de leur essence (cf. Prop. 38
et 39). 49501

49. De int. emend,, Ap., I, § XXXIV, p. 247, addition 1, Geb., II, p. 20,
note u. Il en va de même pour les propositions négatives : « La Chimère
n’est pas est une vérité éternelle, mais non Adam ne pense pas », ibid. —
Cf. Descartes : « On ne peut recevoir pour notions [communes} que ce qui
ne peut être nié de personne », A Mersenne, 25 oct. 1638, A. T., II, p. 629,
1. 15-16.
50. « L’expérience n’apprend-elle pas que [...},si le Corps est inerte, l'Ame,
dans le même temps, est incapable de penser ? Car, quand le Corps est en
repos dans le sommeil, l'Ame est en même temps assoupie et n'a plus, comme
quand elle veille, le pouvoir de penser [potestMem cogiumdi] », Eth., III,
Prop. 2, Scolie, Ap., p. 260, Geb., II, p. 142, 1. 26-29. En réalité, ce que l’ex­
périence constate, c’est seulement qu’Adam est privé, non de la pensée elle-
même, mais de son usage (ou capacité (potestas) de la mettre en jeu). Adam
ne saurait, en effet, être privé de toute pensée, puisque son Ame est un
mode de la pensée et qu’on ne peut nier de son existence une propriété néces­
saire de son essence. Mais, n’allant pas au-delà de l’apparence, l’expérience,
qui ignore l’essence, conclut à tort de ce que simplement elle voit, c'est-à-
dire de l'incapacité de penser constatée en Adam, à la négation en lui de
toute pensée. En revanche, à partir des notions communes, que l'expé­
rience elle-même enveloppe, la raison peut s’élever à la connaissance de
l'essence et de la propriété nécessaire de tout homme. Et cette connaissance,
qui ne serait pas possible sans l’expérience, n’a plus rien d’empirique et
est strictement rationnelle. — C’est ce qu’on verra dans la suite.
51. Cf. Lettre X, à de Vries, Ap., III, p. 144, Geb., IV, p. 47, 1. 13.
36 DE LA NATORE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

On conviendra donc que, quoique saisis dans l’expérience, ces


Axiomes ne sont pas des vérités de fait, mais des vérités éternelles,
qui, en quelque sorte, émergent de la connaissance imaginative, où,
de par la nature de leurs objets, elles se trouvent nécessairement
enveloppées. En conséquence, l’Ame, dégageant d’abord de l’expé­
rience, par la Raison, ces notions essentielles, s’efforce ensuite de
les penser, conformément à leur nature, par l'entendement d’où elles
procèdent. En nous révélant a posteriori certains caractères essentiels
des choses, l’expérience ne fait donc qu’aiguiller l’esprit sur les idées
immanentes à l’entendement, et celles-ci, saisies alors selon leur
nature a priori, fournissent la raison interne des nécessités tout d’abord
révélées dans les faits et recueillies dans les Axiomes. C’est ainsi
que, après s’être élevé grâce à eux jusqu’à l’essence de l’Ame, l’enten­
dement pourra en déduire a priori que, par rapport à son essence,
l’existence de l’homme ne peut qu’être contingente, puisque son
essence ne contient que sa nature et non la cause de l’existence de
tels ou tels exemplaires singuliers 52. Qu’ayant conçu que cette essence
de l’homme comporte nécessairement une Ame dont l’essence est
une idée, partie de l’entendement divin, il apercevra a priori que
l’homme pense nécessairement. Q u’ayant déduit que cette essence
est union nécessaire d’une Ame et d’un Corps, il comprendra a priori
pourquoi l’Ame perçoit nécessairement les affections de ce Corps et
n’en peut percevoir d’autres, etc.
Ainsi, ces Axiom es expriment des nécessités qui, bien qu’aperçues
dans l’expérience, n’en proviennent pas, mais se fondent sur des
notions et des essences qui la commandent.
Enfin, si l’homme doit s’adresser à l’expérience pour saisir des
axiomes dont l’origine est ailleurs, c’est qu’il se découvre d’abord
comme l’Ame d’un Corps singulier existant en acte dans la durée,
et que, naissant ainsi dans la connaissance imaginative, il est obligé
de partir d’elle pour s’élever à la connaissance d’entendement, même
si celle-ci lui est radicalement hétérogène. C’est pourquoi, pendant
tout le second Livre, c’est toujours l’idée (imaginative) d’une chose
singulière existant en acte qui sert de point de départ à la déduc­
tion des plus hautes notions, jusques et y compris celle de Dieu
(cf. Prop. 47).

52. Cf. Lettre XXX/V, à Hudde, 7 janvier 1966, Ap., III, pp. 245-246,
Geb., IV, pp. 179-180 ; Eth, I, Prop. 8, Scolie 2, Ap., pp. 35-36, Geb., Il,
pp. 49-50.
CHAPITRE III

L’ESSEN CE DE L’H O M M E

1. Déduction du caractère attributif de la Pensée et de l'Etendue


(Propositions 1 et 2)

La déduction de l’essence de l’Homme s’étend des Propositions 1


à 13. Elle comprend trois étapes : 1° déduction de la Pensée et de
l'Etendue comme attributs de Dieu (Propositions 1-2) ; 2° déduction
de l’entendement divin, de ses idées, et du « parallélisme » (Proposi­
tions 3-8) ; 3° déduction de l’essence de l'Ame et de l'Homme (Pro­
positions 9-13).
La première de ces étapes constitue le préliminaire indispensable à
la déduction de l'essence de l'Homme, laquelle comporte un mode
de la Pensée : l'Ame, et un mode de l'Etendue : le Corps.

§ 1. — Puisque ce qui va être déduit désormais a pour principe


la connaissance adéquate de l'essence formelle de certains attributs
de Dieu ’, il est requis par l’ordre que soit déduit en premier lieu
le concept adéquat de ces attributs, à savoir celui de la Pensée et
celui de l'Etendue.
Que la Pensée et l'Etendue soient des attributs, et non des affec­
tions de Dieu, c'est ce qui, jusqu’ici, tout en étant pratiquement
certain, n’a pas encore été rigoureusement prouvé 2 Partant de choses12

1. Cf. supra, chap. I, § II.


2. Selon le Scolie de la Prop. 15 du Livre I, la Proposition 14, ayant dé­
montré que nulle substance ne pouvait en dehors de Dieu ni être, ni être
conçue, a permis de conclure« que la substance étendue est l'un des attri­
buts infinis de Dieu » (Ap., p. 52, Geb., II, p. 57, 1. 22-23). — Cepen­
dant, le Corollaire 2 de la Prop. 14 précise qu’il s’en conclut simplement que
« la chose pensante et la chose étendue sont ou bien des attributs ou bien
des affections des attributs de Dieu ». En réalité, la conclusion formulée par
le Scolie de la Proposition 15 n’est pas légitime tant qu’on n’a pas établi
que la Pensée et l’Etendue sont des substances (à un seul attribut). Or, cette
preuve n’est nulle part donnée dans le Livre I, qui a seulement démontré
que toute substance à un seul attribut est nécessairement attribut de Dieu.
Le Scolie de la Proposition 15 ne fait que supposer la substantialité de
l’Etendue, et la conclusion qui la pose comme attribut reste donc elle*
même problématique. — Dans le Scolie de la Proposition 21, Spinoza pré-
38 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L'ÂME

singulières quelconques considérées comme données en fait, Spinoza


va l’établir maintenant a posteriori.
La Proposition 1 concerne la Pensée : « La Pensée est un attribut
de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante ». — En effet, les
pensées singulières, c’est-à-dire cette pensée-ci et cette pensée-là, sont
des modes de Dieu ( Coroll. de la Prop. 25 du L. I) ; donc, un
attribut dont toutes les pensées singulières enveloppent le concept
appartient à Dieu (1, Déf. 5) ; par conséquent, la Pensée est un
attribut de Dieu, ou Dieu est chose pensante.
Les pensées singulières enveloppent le concept de la Pensée, puisque
celle-ci, étant comme « leur genre à l’égard de leurs définitions »
et en même temps leur cause prochaine3, est ce par quoi elles se
conçoivent. D u fait qu’elles se conçoivent par la Pensée comme étant
des affections d’une substance pensante (cf. 1, Déf. 5), cette Pensée est
une essence éternelle et infinie de Dieu, donc un de ses attributs
(cf. I, Déf. 4 et 6), sa dénomination de Chose Pensante confirmant
qu’un tel attribut est Dieu même, et non son phénomène.
A cette démonstration a posteriori, le Scolie en ajoute une autre,
subsidiaire, et d’aspect a priori. Elle se fonde sur la possibilité a priori
de concevoir un être pensant infini : plus un être pensant peut
penser de choses, plus nous concevons qu’il contient de réalité ou de
perfection ; un être qui peut penser une infinité de choses en une
infinité de modes est donc nécessairement infini par la force du
penser. Puisque, en ne considérant que la pensée, nous concevons un
Etre infini, la Pensée est nécessairement Dieu en tant que Pensée,
et par conséquent elle est un des attributs de Dieu.
S’appuyant sur un principe a priori qui est un substitut de l’axiome :
Le néant n’a pas de propriétés 4 enveloppant une preuve de simple
vue (car dire que, en « ne considérant que la Pensée, nous concevons
t r Etre infini », c’est constater que la simple vue de la Pensée révèle
son caractère d’attribut), cette preuve a un aspect a priori. Mais,
comme la plupart des preuves de simple vue, elle n’appartient pas à
la chaîne déductive, et de ce fait est rejetée en marge, dans un Scolie.

§ Il. — Une allégation, glissée dans la démonstration du Scolie


sans pourtant lui être indispensable : « L’être infini pensant peut

cise encore qu’il suppose seulement que la Pensée est un attribut divin :
4: Cogitatio, quando quidem Dei attributum supponitur ». Elle n'est égale­
ment que supposée dans les Propositions 31-32. — Enfin, on ne doit pas
perdre de vue qu'il s'agit là seulement de Scolies, c’est-à-dire de remarques
accessoires.
3. De int. emend., § 57, sub. fin., Ap., I, p. 27, Geb., II, p. 37, 1. 8-9.
— Cause prochaine in suo genere, cf. mpra, t. I, chap. XII, § XII, p. 309 ;
cf. Eth., I, Prop. 28, Scolie.
4. Cf. supra, t. I, chap. IV, § IV, pp. 144 sqq.
DÉDUCTION DE LA PENSÉE ET DE L’ÉTENDUE 39

penser infinita infinitis modis », paraît déconcertante. En effet, le


pouvoir de produire une infinité infiniment infinie de modes est
concevable, non upur un attribut, — qui ne saurait en produire qu’une
infinité, — mais pour la substance divine en tant qu’elle comprend
une infinité d’attributs : c’est en se fondant sur l’infinité de ses attri­
buts qu’il a été établi (Proposition 16 du Livre 1) qu’elle produisait
nécessairement « infinita infinitis modis ». Comment alors conférer
ce pouvoir à un seul attribut, la Pensée ? — Cette question a été vir­
tuellement tranchée par la Proposition 16 elle-même : puisque celle-ci
a établi que Dieu produit nécessairement tout ce qu'un entendement
infini conçoit, à savoir l’infinité infinim ent infinie des modes enve­
loppée dans l’essence divine, cet entendement conçoit nécessairement
autant d’idées que Dieu produit de modes, c’est-à-dire une infinité
infiniment infinie ; donc le seul attribut Pensée produit à lui seul
autant de modes que tous les autres réunis. Ainsi, « la puissance de
penser de Dieu est égale à sa puianance actuelle d’agir » 5. Si Dieu ne
connaissait pas dans son entendement tous les modes qu’il produit, il
serait impossible de démontrer et même d ’énoncer la Proposition 16.
Par là s’explique la formule qui conclut la démonstration de cette
Proposition : « [De la nature divine] suit nécessairement tout ce
qui peut tomber sous un entendement infini ». Ou encore, d’après
le Scolie de la Proposition 17 du Livre 1, Dieu produisant nécessaire­
ment tout ce qui découle de lui, sa puissance est illimitée ; mais,
s’il ne produisait pas tout ce dont il a les idées, sa puissance serait
limitée 6 ; si, d’autre part, il ne produisait pas les idées de tout ce qu’il
produit, sa puissance de penser ne serait pas égale à sa puissance
d’agir 7 ; ou encore, sa puissance serait par là même limitée, puisque
sa puissance de penser n’est qu’un des aspects de sa puissance d’agir.
Toutefois, cette allégation, bien que découlant inévitablement,
dès le Livre 1, de la Proposition 16, n ’est pas jusqu’ici expressément
démontrée. Elle ne le sera que dans la Proposition 3 du Livre 11,
complétée par le Corollaire de la Proposition 7. Il restera alors à
savoir comment un attribut, dépourvu de l’infinitude infiniment
infinie propre à la substance divine, peut, à lui seul, produire autant
de modes qu’elle, c’est-à-dire autant qu’en produit l’ensemble infini
des attributs ; et comment, n’ayant pas plus de perfection ou de
réalité que chacun des autres attributs, il peut produire à lui seul
infiniment plus de modes que chacun d’e u x 8.

5. Eth, II, Prop. 1, Coroll.


6. 1, Scolie de la Prop. 11, Ap., p. 64, Geb., II, p. 62, 1. 20 sqq.
7. Cf. Court Traité, I, chap. II, Ap., 1, p. 54 ; cf. supra, t. I, chap. X,
§ XI, p. 273, § IX, p. 283.
8. Cf. infra, chap. IV, § § XX-XXI, pp. 78 sqq.
40 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

§ III. — La Proposition 2 institue l'Etendue co^mme attribut divin


infini : « L’Etendue est un attribut de Dieu, autrement d it Dieu est
chose étendue ». Elle consomme. ainsi la rupture avec la tradition
platonicienne, aristotélicienne, chrétienne, qui faisait de Dieu un
être exclusivement spirituel. Quant aux objections préjudicielles que
la doctrine traditionnelle oppose sur ce point à la thèse spinoziste :
divisibilité, finitude, imperfection, composition, corruptibilité de
l'étendue, le Livre I en a déjà fait justice 9 De cette Proposition,
Spinoza n'expose pas la démonstration et se contente de renvoyer à
celle de la Proposition 1 sur laquelle elle doit se calquer. En consé­
quence, on aura : Les corps singuliers, c'est-à-dire ce corps-ci, ce
corps-là, sont des modes qui expriment la nature de Dieu d'une
manière certaine et déterminée (I, Coroll. de Prop. 25) ; donc, un
attribut dont tous les corps singuliers enveloppent le concept appar­
tient à Dieu (I, Déf. 5) ; par conséquent, l'Etendue est un attribut de
Dieu, ou Dieu est chose étendue. Symétrique de celui de la Proposi­
tion 1, le Scolie de la Proposition 2 s'énoncerait ainsi : Plus un
être étendu peut envelopper de choses étendues, plus nous concevons
qu'il contient de réalité ou de perfection ; un être qui peut envelopper
une infinité de choses étendues est donc nécessairement infini par
la force de sa nature comme étendue. Puisque, en ne considérant que
l'étendue, nous concevons un Etre infini, l'Etendue est nécessaire­
ment (I, D éf. 4 et 6) l'un des attributs de Dieu.
On observe : 1° que la démonstration de la Proposition 2, dans
le Scolie, ne peut se calquer rigoureusement sur celle de la Propo­
sition 1, puisque, à la différence de l'attribut Pensée, i'attribut Etendue
ne peut avoir qu'une infinité et non une infinité infiniment infinie
de modes ; 2° que, comme la Pensée, l'attribut Etendue est infini par
la force de son être, et n'est donc pas une masse inerte 9101, mais, tout
autant que la Pensée, une puissance de se causer par soi en vertu de
son essence ; de ce fait, il enveloppe nécessairement, de la même
façon que la Pensée, l'infinitude, car tout ce qui est par soi est
nécessairement infini ; 3° que la démonstration utilisée pour la
Pensée dans la Proposition 1, non seulement est a posteriori, mais doit
servir de modèle à la démonstration de la Proposition 2 ; or, dans une
addition du Court Traité, Spinoza estimait que la démonstration
a posteriori n'était possible que pour l'Etendue n ; s'il a maintenant
changé d'avis, c'est sans doute parce qu'il s'est soustrait à l'influence
de Descartes, car c'est vraisemblablement à l'exemple de celui-ci
qu'il avait d'abord récusé pour la Pensée le procédé a posteriori.

9. Cf. Eth., I, Scolie de la Prop. 15 ; cf. supra, t. I, ch. VI, § VI, pp. 211
sqq., § XI, pp. 217 sqq.
10. Lettre LXXXI, à Tschirnhaus, Ap., III, p. 368, Lettre LXXXIII, au
même, ibid, p. 371, Geb., IV, pp. 332, 1. 15 sqq., 334, 1 23-26.
11. Court Traité, I, chap. II, addition 5, Ap., I, p. 56 (fin de l’addition).
DÉDUCTION DE LA PENSÉE ET DE L’ÉTENDUE 41

Descartes, en effet, établissait directement et a priori l’existence de


la substance pensée par l’intuition du Cogito, sans la conclure de ses
modes dont, au contraire, il faisait préalablement abstraction ; tandis
qu’il concluait médiatement et a posteriori l’existence de la substance
corporelle à partir des modes sensibles de la pensée dont cette
substance est la seule cause concevable. Néanmoins, dès le Court
Traité, le point de vue de Spinoza est différent, car Descartes déduisait
l’existence de la substance étendue à partir de certains modes de la
pensée, tandis que Spinoza la déduit à partir de modes dont l’étendue
seule est le sujet.

§ IV. — Du fait que la démonstration de la Proposition 2, relative


à l’Etendue, doit se calquer sur celle de la Proposition 1, relative à
la Pensée, peuvent naître, dans une perspective cartésienne, idéaliste,
certaines objections.

1° Ce corps singulier-là, ce corps singulier-ci, d’où doit partir la


démonstration, ne nous sont donnés que dans des idées. Mais ces
idées sont des modes de la Pensée. Ainsi, en partant d’elles, je puis
bien conclure que leur attribut, c’est la Chose Pensante, mais non
que c’est la Chose Etendue. Par conséquent, contrairement à l’addi­
tion 5 du Court Traité, ce n’est pas à la Pensée, c’est à l’Etendue que
la démonstration a posteriori serait inapplicable. — Cette objection
postule gratuitement l’idéalisme, car, bien qu’effectivement nous ne
connaissions les corps que par nos idées, la démonstration peut
légitimement porter sur les corps que ces idées représentent, puisque
l’idée, selon Spinoza, nous livre d’emblée, sans aucun doute possible,
naturel ou métaphysique, la chose hors de nous, telle qu’elle est en
soi : « Ideata, sive res perceptas » 12. En conséquence, on peut, à
partir de l’idée du corps, s’élever, à volonté, soit à l’attribut Etendue
qui explique le corps, soit à l’attribut Pensée qui explique son idée ;
dans ce dernier cas, par Vidée de cette idée, on considère cette
idée en elle-même, abstraction faite de l’objet qu’elle représente :
« L’idée du corps n ’enveloppe et n’exprime d’autres attributs de
Dieu que l’étendue et la pensée. Car l’objet auquel elle se rapporte,
à savoir le corps, [...] a Dieu pour cause en tant qu’il est considéré
sous l’attribut étendue et non en tant qu’il est considéré sous aucun
autre, et par suite [...] cette idée du corps enveloppe la connaissance
de Dieu en tant seulement qu’il est considéré sous l’attribut Etendue.
De plus, cette idée, en tant qu’elle est un mode de la pensée, a aussi
Dieu pour cause [...} en tan t qu’il est chose pensante, et non en
tant qu’il est considéré sous un autre attribut, et par suite [...]

12. Cf. supra, t. I, chap. I, § VIII, pp. 33 sqq.


42 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

l’idée de cette idée enveloppe la connaissance de Dieu en tant qu’il


est considéré sous l’attribut Pensée » “

2 ° On peut adm ettre que les idées nous livrent les choses telles
qu’elles sont en elles-mêmes, si ces idées sont des idées de l'enten­
dement, non si elles sont des idées imaginatives dont la valeur
objective est nulle. Or, ce corps singulier-ci, ce corps singulier-là,
étant des corps singuliers existant à tel moment de la durée et dans
tel lieu de l'étendue, ne nous sont connus que par l'expérience des
sens, c’est-à-dire par des idées imaginatives ; par ces idées nous ne
pouvons savoir, non seulement ce que sont ces corps, mais même s’ils
existent ; on ne peut donc à partir de leur contenu rien conclure de
valable à propos des corps et de leur substance. — Va-t-on arguer
que rien ne permet ici d’affirmer que les choses singulières évoquées
en l’espèce soient l’objet d’idées imaginatives, et faire observer que
les choses singulières peuvent être connues clairement et distincte­
ment par l’entendem ent comme les modes découlant de Dieu, tout
autant que perçues confusément par l'imagination comme des choses
existant dans la durée ? A rgum ent sans valeur, car nous les connais­
sons par l’entendement quand nous les concluons de Dieu ou de
son attribut, alors q u ’au contraire ici, c’est D ieu ou son attribut que
nous concluons d’elles comme d'un donné a posteriori ; car Dieu,
quoique im m anent de toute éternité à notre âme, n’est pas d’emblée
connu d’elle avec une conscience distincte, ni par conséquent les
modes en tant qu’ils en découlent. Le point de départ, ce sont donc
bien les choses singulières perçues imaginativement dans la durée —
co^mme le suggère d'ailleurs sans ambiguïté les expressions ci et là
(haec et ilia). Partant de l'expérience des choses singulières, l'âme
s’élève au concept d’attribut et aperçoit alors que ces choses sont
des modes qui s'en déduisent, et si l'âme n’était pas d’abord l’idée
d'un corps existant en acte dans la durée, elle serait incapable de
connaître l’attribut Pensée et l’attribut Etendue : « L’âme humaine
ne peut avoir connaissance que de ce qu’enveloppe l'idée d’un corps
existant en acte ou de ce qui peut s’en déduire. [...] Le pouvoir de
connaître appartenant à l’âme ne s’étend donc qu'à ce que cette
idée du corps contient en elle-même ou à ce qui en découle. Or,
cette idée du corps n’enveloppe et n’exprime d’autres attributs de
Dieu que l’étendue et la pensée » “ • Ultérieurement (Prop. 13),
c’est à partir du contenu de ses idées imaginatives que l’âme pourra
poser que l’objet de l’idée qui la constitue est un mode de l’étendue,
à savoir le corps.134

13. Cf. Lettre LXIV, à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, p. 277,
1. 13-29 [mots soulignés par nous].
14. Lettre LXIV, à Schuller, ibid.
DÉDUCTION DE LA PENSÉE ET DE L’ÉTENDUE 43

On retrouve alors l'objection : l'idée des corps particuliers étant


imaginative, on n’en peut rien conclure.
Cette objection se réfute en considérant la nature de l'idée imagi­
native. Celle-ci, en effet, ne comporte par elle-même aucune fausseté
positive, et son objet : l'image (vestigium, trace cérébrale) enveloppe
la vraie nature des corps, à savoir l'étendue. Car l'étendue, étant
indivisible, est pareillement dans la partie et dans le tout, donc dans
la moindre affection du Corps comme dans la N ature entière. En
conséquence, notre perception imaginative des choses singulières,
c'est-à-dire des affections de notre Corps, nous permet de les connaî­
tre, selon leur vraie nature, comme des choses étendues ” • Il est donc
possible de dém ontrer à partir des corps perçus que létendue est
l'attribut dont ils sont des modes.

§ V. — Reste à savoir si la démonstration de la Proposition 1


(ou 2) est absolument a posteriori et celle du Scolie absolument
a priori.
Considérons d'abord le Scolie. Sa preuve a été dite a priori et de
simple. vue, parce qu’elle se fonde sur la possibilité a priori de conce­
voir un être pensant infini. Mais, d'un autre côté, elle part d’un
donné indéterminé de modes, s'élève au maxmaximum, c’est-à-dire à
l'Etre qui en comprend une infinité infiniment infinie, pour en
conclure, au moyen du principe : plus un être a de modes, plus il
a de perfection, que cet Etre est Dieu. Ainsi, quoique enveloppant
une preuve de simple vue, le raisonnement suit une marche analy­
tique et conserve de ce fait quelque affinité avec une preuve a
posteriori. D'où son contraste avsé la démonstration de la Proposi­
tion 16 du Livre 1, qui est a priori et synthétique : partant du
concept de Dieu donné a priori, comme être absolument parfait,
elle en tire l'existence nécessaire d'une infinité infiniment infinie
de modes en s’appuyant sur la réciproque du principe utilisé ici,
à savoir : plus un être a de perfection, plus il produit de modes.
Ce contraste est éclairant. En effet, dans la Proposition 16, on part
de ['essence infiniment infinie de Dieu pour déduire sa puissance
(potentia) 19 infiniment infinie, c’est-à-dire la nécessité qu’il produise
en vertu de son essence l'infinité infinim ent infinie des modes
concevables par un entendem ent infini. Ici, au contraire, on part du
pouvoir (potestas) a infinim ent infini de la Pensée, pouvoir que 1567

15. Ethique, 11, Prop. 37.


16. Sur les concepts de potentia et de potestas, cf. supra, t. 1, chap. XIV,
§ VII, p. 387.
17. « Quo plures ens cogitans potest cogitare... > ; « ens quod infinita
infinitis modis potest cogitare >, Prop. 1, Scol, Ap., p. 123, Geb., II, p. 86;
cf. Prop. 3 : « omne id quod in Dei potestate est, necessario est >, Ap.,
p. 125, Geb., II, p. 87, 1. 11.
44 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

nous pouvons concevoir “ , pour faire coïncider cette Pensée avec une
essence éternelle de Dieu. Le pouvoir (potestas) diffère de la puis­
sance en ce que sa mise en action n’est pas donnée co^m e néces­
saire, tandis que la puissance (potentia) consiste pour Dieu à accom­
plir nécessairement tout ce qui est en son pouvoir (1, Prop. 35). Or,
cette nécessité étant imposée par l’essence de Dieu, la puissance de
celui-ci ne peut s’établir q u ’à partir de l’essence, à la nécessité interne
de laquelle cette puissance, d’ailleurs, se ramène (1, Prop. 34).
Par là on comprend que le Scolie ici considéré ne puisse parler
que du pouvoir et non de la puissance, puisque celle-ci suppose que
nous possédions déjà l’essence, alors que l’essence ici nous fait défaut
et que précisément nous la recherchons. Mais sitôt cette essence
authentifiée, lorsque, au moyen du pouvoir (potestas) infini que nous
concevons devoir être accordé à la Pensée, celle-ci est établie comme
une essence infinie éternelle, c’est-à-dire comme un attribut de Dieu,
il devient possible de transformer sa potestas en potentia, car on peut
déduire à partir de cette essence éternelle de Dieu la nécessité
qu'elle produise l’infinité infiniment infinie des modes dont nous
concevons qu’elle a le pouvoir (potestas). C’est à cette déduction
que procédera la Proposition 3, où necessario se substituera à potestas.
Ainsi, le passage de la potestas à l’essence attributive dans le
Scolie de la Proposition 1 du Livre II met en évidence la marche
analytique de sa déduction, en contraste avec le passage de l’essence
à la potentia, qui met en évidence la marche synthétique de la
déduction dans les Propositions 16 du Livre 1 et 3 du Livre Il.

§ VI. — Considérons maintenant la Proposition 1 (ou 2). On a


vu que, partant de l’expérience commune : cette pensée-ci, cette
pensée-là (ce qui répond à cet homme-ci, cet homme-là de l'Axiom e 1),
son caractère a posteriori semble évident. Cependant, c'est a priori
que l'entendement identifie comme modes d’un attribut divin les
pensées singulières em piriquem ent données, car les critères du mode,
de l’attribut, ■de la substance ne lui sont fournis que par des idées
de toute éternité immanentes à lui *9 Bien mieux, et quoiqu'il soit
vrai que l’attribut Pensée demeurerait inconnu à l’Ame si celle-ci
n’avait aucune connaissance imaginative de ses modes singuliers ^
ce n ’est pas par eux qu’il lui est révélé comme tel, mais a priori,
par l’intuition rationnelle de son idée éternellement donnée dans
notre entendement comme il l’est dans celui de Dieu, dont le nôtre 18920

18. Sur la potestas et la concevabilité, cf. supra, t. I, chap. XIV, § VII,


pp. 387-389.
19. Dans la Proposition 21 du Livre I, où la Pensée était supposée être un
attribut, on concluait son infinité de la nature nécessairement infinie de tout
attribut.
20. Cf. supra, § IV, n° 2, p. 42.
DÉDUCTION DE LA PENSÉE ET DE L’ÉTENDUE 45

n’est qu’une partie. C’est cette conscience rationnelle premiere qui


rend en soi possible, jusque dans l’expérience imaginative, la connais­
sance des choses singulières comme étant des modes d ’un attribut,
et non l’inverse. Enfin, notre entendement n’a pas à apprendre a
posteriori, par l’existence de ces modes, que la Pensée existe, puisque
le concept par soi de son essence lui enseigne a priori qu’elle existe
nécessairement z1.
La démonstration a posteriori n ’est donc qu’un moyen subalterne
de réveiUer la spontanéité de l’entendement assoupi pour le diriger,
à l’occasion de l’expérience imaginative des modes, sur l’idée, éter­
nellement présente en lui et connue a priori, de l’attribut sans lequel
ces modes ne sauraient ni être, ni être conçus.
Ainsi, il ne peut y avoir de démonstration absolument a posteriori
des attributs que nous connaissons, puisque les notions d’attributs et
de modes doivent nous être données a priori pour que nous puissions
identifier les uns et les autres, et il ne peut non plus y avoir d’eux, ici,
de démonstration absolument a priori, puisque leurs modes singuliers
doivent être perçus a posteriori pour que nous puissions identifier
ces attributs comme les attributs de ces modes.

§ VII. — Puisqu'il est exclu que les attributs étrangers à l’essence


d’une âme soient des idées a priori de son entendement, et puisque
l’expérience de lesos modes lui fait défaut, ces attributs doivent lui
demeurer inconnus. On peut donc démontrer a posteriori, à partir
de l’expérience qu’elle a de ses modes, que l’Ame humaine ne peut
connaître aucun attribut hors de la Pensée et de l’Etendue parce que,
son essence étant l’idée d’un corps existant en acte zz, elle ne peut rien
connaître d’autre que ce qui est impliqué par l’idée et par le
corps z3, à savoir, la Pensée et l’Etendue dont üs sont respectivement
les modes. Et elle ne peut déduire d’autres attributs à partir de
ceux-là, puisque, tout attribut étant par soi, on n’en saurait déduire
aucun autre 24
Ce résultat une fois acquis, on peut, par l’incommensurabilité des
attributs, démontrer a priori que l’essence de l’Ame humaine, du

21. Il en va de même pour l'attribut Etendue. Cf. Court Traité, II,


chap. XIX, § IV, Ap., 1 p. 159. — c Aucune expérience ne pourra jamais
nous donner pareille connaissance [de ce dont l’existence ne se distingue
pas de l’essence}, car l’expérience ne nous enseigne pas les essences des
choses : le plus qu’on puisse attendre d’elle est qu’elle dirige l’esprit de
telle façon qu’il s’applique à certaines essences seulement. Puis donc que l'exis­
tence des attributs ne diffère pas de leur essence, aucune expérience ne pourra
jamais nous la faire saisir », Lettre X , à Simon de Vries, Ap., III, p. 144,
Geb., IV, p. 47.
22. Ethique, II, Prop. 13.
23. Ibid., Prop. 1, Scolie.
24. Lettre LX.IV, à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, pp. 277-278.
46 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

fait qu’elle est constituée par un mode de la Pensée, c’est-à-dire par


une idée ayant pour objet un mode de l'Etendue, ne saurait enve­
lopper la connaissance d’autres attributs que ces deux-là. En effet, les
divers attributs, étant sans commune mesure, sont sans aucune con­
nexion ; donc l’idée d’un mode de l’Etendue et l’idée d’un mode
d’un autre attribut sont aussi sans connexion ; donc il est impossible
qu’elles ne fassent q u ’une idée, qu’une âme, qu’une essence. Elles
font deux idées, deux âmes, deux essences, aussi dénuées de rapport
entre elles que le sont entre eux les modes des attributs qui sont
leurs objets. Par conséquent, elles sont radicalement inconnues l’une
de l’autre “ • Cette démonstration pourrait se formuler de façon uni­
verselle : les attributs étant incommensurables, toute âme, de par
son essence, ne peut en envelopper et en connaître que deux, à
savoir la Pensée dont elle est un mode, et un attribut x dont un mode
est l’objet de l’idée qui la constitue. D ’où ce corollaire : toute âme
qui, comme l’âme humaine, connaît les attributs Pensée et Etendue,
ne saurait par là même en connaître un autre, et il y a autant de
systèmes infinis d’idées ou d’âmes s’ignorant les uns les autres qu’il
y a de systèmes infinis de modes, c’est-à-dire d’attributs. Ces attributs
étant une infinité, il y a une infinité de systèmes infinis d’idées ou
d’âmes, donc une infinité infiniment infinie d’idées ou d’âmes ie.
Conclusion qui recoupe celle du § II et enveloppe le même pro­
blème ".
On voit par là que l’inconnaissabilité de ceux des attributs qui
nous échappent n’est pas simplement une vérité de fait, mais aussi
une vérité de raison, déduite a priori de l’idée adéquate de l’essence
de Dieu. L’ignorance où nous sommes de la plupart des attributs ne
compromet donc en rien l’intelligibilité de Dieu.

25. Lettre LXVI, à Tschirnbaus, Ap., III, p. 329, Geb., IV, p. 280.
26. Cf. Court Traité, Appendice II, § IX, p. 203, § XII, p. 204, Geb., 1,
p. 119.
27. Cf. infra, chap. IV, §§ XX-XXI, pp. 78 sqq.
CH A PIlR E IV

L’ESSENCE DE L’H O M M E (swife)

II. Déduction de l’entendement de D ieu et du parallélisme


(Propositions 3 à 8)

§ 1. — La précédente étape (Propositions 1-2), s’élevant des modes


singuliers, donnés dans l’expérience, à la Pensée et à l’Etendue
conçues comme attributs divins, ne posait ces attributs que dans leur
essence. La seconde étape (Propositions 3-8), laissant de côté l’Eten­
due et ne retenant que la Pensée, déduit cet attribut comme puissance,
cause efficiente et interne de ses modes. On retrouve là l’ordre suivi
au Livre I à propos de la substance divine : 1° déduction de son
essence ( l re section, aboutissant aux Propositions 9, 10, 11), 2° déduc­
tion de sa puissance ou causalité efficiente (2° section, Proposi­
tions 16 et suivantes).
Cette puissance de l’attribut Pensée, c'est la puissance de penser,
telle qu’elle s’exprime dans l’entendement de Dieu. Aussi l'objet
de la déduction dans cette seconde étape sera-t-il de déterminer en
quoi consiste cette puissance divine de penser, quel est son rapport
avec la puissance divine d’agir, quelles sont les idées qu’elle produit,
de quelle façon elles suivent de la nature de Dieu, comment elles se
lient les unes aux autres, quelle est l’étendue du champ que couvre
leur ensemble, comment elles ont pour objet les essences aussi bien
que les existences des choses singulières comprises dans tous les
attributs. On voit par là que ce qui va maintenant être déduit, c’est
seulement les idées telles q u ’elles sont dans l’entendement de Dieu,
bref la Science de Dieu, aussi étendue que l’être même de Dieu,
puisqu’elle porte sur les modes de tous ses attributs, puisqu’elle lie
toutes ses idées selon l’ordre véritable de l’enchaînement des choses
en Dieu, le parallélisme ici déduit étant celui des idées et de
toutes les choses en Dieu, puisque, enfin, elle ne comprend que des
idées adéquates ‘, etc. Cette science ne doit donc pas être confondue
avec la science propre à l’Homme, incapable de s’étendre aux idées
des modes autres que ceux de l’Etendue et de la Pensée, ne corn-

1. Comp. avec Proposition 30, dém., du Livre I, 32 du Livre II.


48 DE LA NATURE ET DB L ’ORIGINE DE L’ÂME

prenant qu’un petit nombre d’idées adéquates, etc. Aussi, se fi^irer,


comme quelques-uns, que certaines des Propositions déduites ici
concernent les choses telles qu’elles sont pour nous, c’est-à-dire telles
que notre Ame les connaît, par opposition aux choses telles qu’elles
sont en soi pour l’entendement de Dieu, est-ce tomber dans une
confusion majeure, source de nombreux contresens 2

§ IL — Suivant l’ordre de la production des modes, la déduction


tire d’abord de l’attribut Pensée, comme au Livre 1 elle l’avait tiré
de Dieu *, son mode infini : l’entendement divin, objet ici des
Propositions 3 et 4.
La Proposition 21 du Livre 1 avait sans doute déjà conçu l’idée
de Dieu, ou entendement divin, comme un mode infini et éternel de
l’attribut Pensée. Mais c’était de façon problématique, car on avait
seulement supposé, et non démontré, que la Pensée constitue un
attribut de Dieu, et on recourait à la Pensée simplement comme à
une illustration concrète servant de point d’appui pour la démons­
tration générale de l’éternité et de l’infinité des modes immédiats dans
tous les attributs, sa particularité comme Pensée étant laissée de
côté de la même façon qu’en géométrie est laissée de côté la particu­
larité du triangle (isocèle, ou rectangle, etc.) dans la démonstration
d’une propriété générale des triangles. M aintenant, au contraire, la
Proposition 1 ayant préalablement, de façon apodictique, investi la
Pensée de sa nature attributive, la déduction de son mode infini
immédiat est ipso facto, elle aussi, apodictique.
En conséquence, la Proposition 3 pose que « il y a nécessairement
en Dieu une idée tant de son essence que de tout ce qui suit
nécessairement de son essence ». — Dieu, en effet, a le pouvoir
(potest) de penser une infinité de choses en une infinité de modes
(Prop. 1), c’est-dire (1, Prop. 16) de form er l’idée de son essence et de
tout ce qui s’en suit nécessairement. Or, tout ce qui est au pouvoir
(in potestate) de Dieu est, en vertu de son essence, nécessairement
(1, Prop. 35). Donc, une telle idée est nécessairement donnée, et
(1, Prop. 15) ce ne peut être ailleurs qiren Dieu 4
Cette démonstration, observera-t-on, bien que renvoyant à la
Proposition 1, semble plutôt s’appuyer, en fait, sur son Scolie, car

2. Cf. infra, § VIII bis, p. 64 bis, note 38.


3. Cf. supra, t. I, chap. XI. .
4. C’est-à-dire hors de Dieu. Elle peut donc être donnée aussi dans une
Ame, puisque l’Ame est elle-même en Dieu, cf. infra, chap. XIV, § II,
p. 417. — Nous ne nous arrêterons pas ici à discuter la thèse de Freudenthal
(Spinoza u. die Scholastik, Leipzig, 1887, pp. 134-135), d'après laquelle il
y aurait contradiction entre la Proposition 3 et la Proposition 4. On trouve
une bonne réfutation de cette erreur, qui provient de préjugés scolastiques,
par Gentile et Radetti, dans la note 15 du Livre II de l’édition de YEthique
par Gaetano Durante, op. cit.
DÉDUCTION DU P ^ ^ L É L I S M E 49

elle se fonde, non sur la Pensée comme attribut de Dieu, mais sur
le concept d’un Etre infini pensant une infinité infinie de choses,
concept sur lequel s’appuie ce Scolie pour aboutir à l’attribut. Ainsi
le point de départ serait moins dans l’attribut que dans les modes.
Pour répondre à cette remarque, on observera : 1° que la Propo­
sition 5 confirme expressément que le fondement de la Proposition 3,
c’est la Proposition 1, à savoir Dieu comme Chose Pensante ; 2° que
le nerf de la démonstration, dans la Proposition 3, c’est bien Dieu,
Chose Pensante, car c’est à ce titre que D ieu possède le pouvoir de
penser une infinité de choses en une infinité de modes ; 3° que,
quoique se tirant très aisément du Scolie, la Proposition 3 doit se
fonder sur la Proposition 1, et ne se référer à son Scolie que subsi­
diairement, car tout Scolie est une démonstration (ou une explication)
en marge de la chaîne déductive et ne peut s’y introduire comme un
de ses anneaux. D e fait, on ne voit guère, dans YEthique, un Scolie
intervenir dans la démonstration d’une Proposition de la chaîne ; il
n’est évoqué que pour rappeler une dénomination ou une explication
(par ex. Il, Coroll. des Prop. 26, 29, Prop. 41, 42, etc.).
La démonstration de la Proposition 3 doit se comprendre de la
façon suivante : du fait qu’on a dû concevoir la Pensée, considérée
seule, co^mme le pouvoir (potestas) de penser une infinité de choses
en une infinité de modes, on a dû accorder qu’elle est un Etre infini,
c’est-à-dire une essence éternelle de Dieu ou attribut (Prop. 1 et
Scolie). Son pouvoir (potestas) est donc le pouvoir même de Dieu.
Mais quelles sont ces choses que Dieu, comme Etre pensant, a le
pouvoir de penser ? Ce ne peuvent être que sa propre essence et
l’infinité infiniment infinie des modes qui en découlent nécessaire­
ment, car, comme il n’y a pas d’autres choses que celles-là, c’est leur
ensemble seul qui constitue nécessairement tout le contenu de ce
qu’un entendement infini peut concevoir (omnia quae sub intellectum
infinitum cadere possunt) (1, Prop. 16 et Prop. 30). D e plus, comme
toute pensée ayant pour objet une chose est idée, la pensée de
l’essence de Dieu et des choses qui en découlent nécessairement est
nécessairement une idée. Enfin, comme tout ce qui est au pouvoir
de Dieu est produit nécessairement par Dieu (1, Prop. 35), cette idée
est nécessairement donnée, et nécessairement donnée en lui, puisque
(1, Prop. 15) tout est en Dieu.
Cette Proposition a permis de passer du pouvoir (potestas) à la
puissance (potentia) 5 Dans la Proposition 1, le pouvoir de penser,
c'est-à-dire de concevoir une infinité de choses en une infinité de

5. Le mot potentia, qui n’apparaît pas dans la démonstration de la


Proposition 3, surgit dès la première ligne du Scolie, tout entier consacré au
commentaire du concept spinoziste de puissance. — Sur potentia et potestas,
cf. supra, chap. III, § V, pp. 43 sqq., et supra, t. 1, chap. XIV, § § VIII sqq.,
pp. 387-389.
50 DE LA NATIJRE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

modes, pouvoir de concevabilité infini qui définit l'entendement


infini, a permis d’atteindre à l’essence infinie et éternelle ou attribut.
Dans la Proposition 3, l’idée de cette essence a permis de révéler ce
pouvoir (potestas) comme puissance (potentia), laquelle se déduit
nécessairement de l'essence et ne fait q u ’un avec la nécessité de
celle-ci (1, Prop. 34). La sphère de concevabilité infinie propre à
l'entendement infini se trouve alors nécessairement remplie par
l’infinité infiniment infinie des choses découlant nécessairement de
l’essence, et, par là même, le pouvoir propre de cet entendement est
conçu comme la nécessité de penser toutes les choses produites par
Dieu, c’est-à-dire comme exprimant la puissance infiniment infinie
de penser propre à Dieu. On se retrouve alors sur le plan de la
Proposition 16 du Livre 1 : « De la nécessité de la nature divine
doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses,
c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infin i ».
Le résultat est donc de déterminer rigoureusement et nécessaire­
ment ce qui restait jusque-là indéterminé :
1° Le pouvoéc (potestas) de penser est déterminé comme puis­
sance (potentia). La potestas, en elle-même, est indéterminée, car
sa mise en œuvre n'est pas nécessaire, et sur cette indétermination
se sont fondés les partisans du libre arbitre. La puissance (de penser)
est au contraire le pouvoir (de penser) nécessairement déterminé
par l’essence à produire toutes les pensées (1, Prop. 35), et elle se
réduit à la nécessité interne de l’essence (1, Prop. 34).
2° Les choses que la pensée peut et doit penser se trouvent déter­
minées comme étant l’infinité infiniment infinie des modes décou­
lant nécessairement de l’essence de Dieu, et aussi cette essence même *.
3° Les pensées de ces choses sont déterminées à leur tour comme
des idées. Penser (cogitare) une chose, c’est produire son idée (formare
ideam) .
Au total, l’univers des idées compris dans l’idée que Dieu a de
son essence est désormais distinctement conçu et solidement fondé en
Dieu même.

§ III. — Cette Proposition comporte deux conséquences.


1° Elle implique que toute idée est nécessairement idée de l’idée. —
Dieu, en effet, produisant nécessairement dans son entendement les
idées des modes de tous les attributs, c'est-à-dire de toutes les6

6. Par là il est confirmé que l’intention de la Prop. 30 du Livre 1


était bien de démontrer que, à l'égard des choses qu’ils connaissent, l'enten­
dement infini et l'entendement fini se comportent de la même façon, et non
de déduire le contenu de l'entendement infini, tâche réservée à la présente
Proposition 3 du Livre II, cf. supra, t. 1, chap. XIII, § IV, pp. 355 sqq.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 51

« choses » q u ’il produit, produit nécessairement en lui les idées des


modes de l’attribut Pensée (ces modes faisant partie des « choses »
produites) ; et ces modes étant des idées, ii produit nécessairement
les idées de ses idées. Ainsi, toute idée de son entendement, et par
conséquent toute idée, est nécessairement idée de l'idée 7
L’idée se dédouble donc en mode ou chose produite par Dieu dans
la Pensée et en idée de ce mode, dédoublement qui, loin d'exclure
leur coïncidence, l'impose. De là résulteront deux doctrines capitales :
a) celle de la conscience comme identité de l'idée et de l'idée de
l’idée (identité du sujet et de l'objet dans le moi 78) ; b) celle du
parallélisme intra-cogitatif, comme identité dans la Pensée de l'ordre
et de la connexion de ses modes, c’est-à-dire des « choses » Ott des
causes pensantes, avec l’ordre et la connexion des idées 9, bref, comme
identité de l'ordre et de la connexion des idées avec l'ordre et la
connexion des idées des idées.

2° Elle pose dans la Pensée, non seulement une infinité, mais


une infinité infiniment infinie de modes ou d'idées. — En effet,
ayant les idées de tous les modes qui suivent de l'infinité de ses
attributs, Dieu a les idées, non seulement de tous les modes de
l’Etendue et de la Pensée, mais de tous les modes des attributs qui
nous sont inconnus. Son entendement doit donc comporter autant
de systèmes infinis d'idées ou d'âmes qu'il y a d’attributs, c’est-à-dire
une infinité. Par là se trouve précisée, éclaircie, et fermement établie,
l’affirmation avancée sans preuve dans le Scolie de la Proposition 1,
selon laquelle l'Etre pensant infini comporte infinita infinitis modis 10.
Cette égalité des modes de la Pensée et des modes de tous les
attributs sera explicitée dans le Corollaire de la Proposition 7 comme
égalité en Dieu de la puissance de penser et de la puissance d’agir.

§ IV. — En dém ontrant définitivement que l'idée de Dieu est


l’effet nécessaire de son essence, Spinoza confirm e la réfutation de
la doctrine de l’entendement créateur, à laquelle procédaient le
Scolie de la Proposition 17 et les Propositions 30, 31, 32 du Livre I.
A cet égard, en effet, apparaissent huit conséquences qui s’ajoutent
aux deux que nous avons signalées plus haut, cf. § III :

1° Puisque les idées de Dieu et des choses suivent de Dieu par


la nécessité même selon laquelle les choses suivent de lui (I, Prop. 16),

7. Cf. Eth., II, Prop. 20, début de la démonstration.


8. Cf. infra chap. VIII, §§ II-IV, pp. 245 sqq.
9. Cf. infra, §§ X sqq., pp. 65 sqq.
10. Cf. Court Traité, Appendice, II, §§ IV et IX, Ap., I, pp. 201, 203,
Geb., I, p. 117, 1. 24 sqq. et p. 119, 1. 5-10, Lettre LXVI, à Tschimhaus,
Ap., III, p. 329, Geb., IV, p. 280, et plus haut, chap. III, § II, pp. 38 sqq.
52 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

elles ne sauraient précéder les choses, ni être pour lui les modèles
d’après lesquelles sa volonté les produirait.
2° L’entendement infini connaît nécessairement Dieu et toutes les
choses produites par Dieu, mais rien d’autre puisqu’il n’y a rien
d’autre “ • Il n’est donc pas plus étendu que ce que produit la
puissance de Dieu.
3° Tout ce que l’entendement infini conçoit existe donc nécessai­
rement.
4° Il est possible, par conséquent, d’affirmer en retour que
« Dieu produit nécessairement tout ce qui peut tomber sous un
entendement infini » (cf. I, Prop. 16) ; non du fait que Dieu y est
contraint par la nécessité de cet entendement, mais au contraire du
fait que cet entendement est contraint par la nécessité de Dieu de
concevoir tout ce que Dieu produit nécessairement.
5° Ce qui vaut pour les effets ou les modes vaut également pour
la cause ou la substance. Puisque Dieu produit nécessairement l’idée
adéquate de son essence, tout ce que comprend objectivement cette
idée, c’est-à-dire l’infinité des perfections ou des attributs infinis,
doit se trouver formellement en lui telle qu’il le connaît dans cette
idée. La substance divine doit donc, en soi, c’est-à-dire formelle­
ment, être constituée par l’infinité des perfections infinies qui peu­
vent tomber sous un entendement infini 11213.
6° N otre propre entendement, en tant qu’il est identique avec
l’entendement infini 1S, c’est-à-dire en tant qu’il a l’idée adéquate de
Dieu 14, peut affirmer avec une absolue certitude que ce qu’il connaît
de la nature de Dieu et tout ce qu’il peut en déduire, il le connaît
comme Dieu même le connaît, c’est-à-dire tel que cela est en soi.
Il est donc démontré d’une façon universelle, et non plus simple­
ment posé comme un axiome, que toutes les idées d’un entendement
sont vraies, c’est-à-dire qu’elles s’accordent nécessairement avec leurs

11. « Idée qui contient objectivement la Nature entière, telle qu'elle est
réellement en elle-même », Court Traité, Appendice, II, § rv, Ap., I, p. 201,
Geb., I, p. 117 ; « idée [... qui} contient en elle objectivement l’essence for­
melle de toutes choses sans augmentation ni diminution », ibid., § X, pp. 2 03­
204, Geb., I, p. 117, sub fin.
12. « Il n’existe dans l’entendement infini de Dieu aucune substance qui
ne soit formellement dans la Nature », Court Traité, I, ch. 2, § ii , n° 4,
Ap., I, p. 50, Geb., I, p. 20, 1. 6-7, cf. ibid, § XI, p. 53, Geb., I, p. 21 ;
Appendice, Prop. 4, p. 199. — « Tout ce qui peut être perçu par un
entendement infini comme constituant une essence de substance appartient
à une substance unique » Eth., II, Prop. 1, Scolie.
13. Cf. Corail. de la Prop. 11, cf. plus bas, chap. V, SS X-XII, pp. 118
sqq.
14. Cf. Prop. 46.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 53

objets, bref, que ce qui est contenu objectivement dans l’entende­


ment doit être nécessairement donné dans la N ature (cf. 1, Prop. 30,
dém.).
7° Dès lors pourra être établie la légitimité de toutes les démons­
trations antérieures et ultérieures. Toutes, en effet, depuis les D é fi­
nitions initiales du Livre I, partent de ïidée vraie donnée en nous.
Or, lidée vraie donnée, c’est précisément cette idée adéquate de la
substance divine et de ses modes, dont on vient de démontrer im pli­
citement la vérité, en établissant qu’elle est nécessairement donnée en
Dieu, qui la forme invinciblement en vertu de sa nature (cf. aussi
I, Prop. 30). L’idée vraie posée au point de départ n ’est donc plus
seulement désormais ïidée vraie donnée en nous, mais en même
temps Yidée vraie prouvée en soi ” • Et une fois établi que cette
idée est non moins nécessairement donnée dans notre entendement
que dans celui de Dieu ls, on aura du même coup prouvé la vérité
de toutes les démonstrations que YEthique en déduit.
Mais n’est-ce pas au prix d’un cercle, car cette idée n’est-elle pas
prouvée comme vraie parce que nous l’avions préalablement sup­
posée telle ? Sans doute est-ce là une sorte de cercle, mais non un
cercle vicieux. L’idée, en effet, n ’était pas originellement supposée,
mais donnée en nous irrésistiblement comme vraie par Dieu, qui,
la produisant comme représentation nécessaire de lui et de tout ce
qu’il produit, l’impose par là même originellement en nous, par la
force interne de sa vérité, comme vraie représentation des choses.
Or, il est de la nature de l’idée vraie, en tant q u ’idée de l’idée,
savoir du savoir, certitude, etc., de se saisir de sa vérité comme telle,
c’est-à-dire de s’approfondir par la réflexion sur soi jusqu’en son
fondement dernier et jusqu’à sa certitude absolue (certitude de sa
certitude). Il n’y a donc là d ’autre cercle que celui de l’affirmation
nécessaire de l’idée vraie par elle-même et pour elle-même selon
sa spontanétité propre : « Pour établir la vérité et faire de bons
raisonnements, nous n’avons besoin d’autres instruments que la
vérité elle-même et le bon raisonnement : j’ai confirmé un bon
raisonnement et je m ’efforce encore de le justifier en raisonnant
bien » ” Ainsi, il est de la nature de l’idée vraie donnée de se
muer, sans autre instrument qu’elle-même, en idée vraie prouvée,1567

15. « Ergo datur necessario talis idea », Eth., II, Prop. 3, Ap., p. 125.
Geb., Il, p. 87, 1. 12.
16. Eth., II, Prop. 45-41, cf. infra, chap. XIV, §§ II sqq., pp. 417 sqq.
Spinoza annonçait cette déduction dans une note marginale du De intellectus
emendatione : « On observera que nous ne cherchons pas ici comment la
première essence objective nous est donnée de naissance ; cette question a sa
place dans l’étude de la nature où cela sera plus abondamment expliqué >,
Ap., 1, § XXVII, note 1, p. 238, Geb., Il, p. 15, note n.
17. De int. emend., Ap., 1, § x x , p. 242, Geb., Il, p. 17.
54 DE LA NAîURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

c’est-à-dire de se découvrir comme la connaissance nécessaire que


Dieu a de lui du fait qu’il produit nécessairement son entendement
infini.
8° L’entendement infini contenant tout ce que Dieu produit, rien
de plus, ni rien de moins, il y a en Dieu égalité parfaite entre son
omniscience et sa toute-puissance. Entre les deux ne s'ouvre donc plus
cette marge de liberté qui lui perm ettrait de choisir arbitrairement
ceux des possibles qu’il souhaiterait faire exister, si bien que sa volonté
ne les créerait pas tous alors que tous seraient pensés par son intel­
ligence “
D ’où le Scolie qui, rappelant des résultats déjà acquis par le
précédent Livre, dénonce dans cette liberté sans loi, analogue à la
puissance despotique des Rois, la confusion entre Dieu et l'ho^mme,
l’homme, d’ailleurs, ne s’attribuant une telle liberté que par une
duperie de son imagination “ •

**

§ V. — La Proposition 3, en déduisant l’idée de Dieu, a déduit


le mode infini de la Pensée. Comme ce mode est l’idée tant de
l’essence de Dieu que de l’infinité infiniment infinie des choses
qui en découlent, bref, tant de la Nature Naturante que de la Nature
Naturée, on pourrait croire qu’il y a là, en réalité, deux idées dis­
tinctes. Une telle distinction est exclue par la Proposition .f. :
« L’idée de Dieu, de laquelle suivent une infinité de choses en u'ne
infinité de modes, ne peut être qdunique. » — En effet, puisque
Dieu et l’infinité infinie de ses modes constituent un être unique
(Eth., 1, Prop. 14, Coroll. 1), l’idée de Dieu et de ses modes ne peut
être qu’unique 20.18920

18. Cf. Eth., 1, Prop. 17, Scolie ; cf. supra, t. I, chap. X, § II, n° 2,
pp. 272-273, § IX, p. 283.
19. Cf. Lettre XIX, à Guillaume de Blyenbergh, Ap., III, pp. 180 sqq.,
Geb., IV, pp. 90 sqq.
20. Selon Freudenthal, op. cit, pp. 134-135, la démonstration de la Pro­
position 4 : l'entendement de Dieu ne comprend rien d'autre que les
attributs et les affections de Dieu, or Dieu est unique, donc l'idée de Dieu
l'est aussi, comporte une lacune, et la conclusion n'est possible que si cette
lacune est comblée par la proposition scolastique suivante : l'idée de Dieu
est identique à son essence (cette essence est unique, donc l’idée de Dieu
est unique). Ainsi saint Thomas déclare : « Videtur quod non sint [in DeoJ
plures ideae. Idea enim in Deo est ejus essentia. Sed essentia Dei est una tan­
tum. Ergo et idea est una (Sum. Theol., I, qu. 15, n° 2). — Mais, d’abord, la
démonstration de Spinoza ne comporte aucune lacune, car, puisque Dieu
connaît par son entendement les choses et lui-même comme elles sont en
soi, et que, en soi, il constitue avec les choses un être unique, il est évident
que l'idée qu’il a de soi et des choses ne peut être qu’unique. Ensuite, la
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 55

Par là se trouve fondé ontologiquement ce qui permet à l’idée vraie


donnée d'être le principe suffisant de tout le savoir humain. Si, en
effet, l’idée de Dieu est l'idée unique enferm ant en elle les idées
de toutes les choses, il est légitime de déduire d’elle toute la science,
et l’entreprise de YEthique, telle que l'a décrite par avance le De
intellectus emendatione, comme le développement systématique du
contenu d u n e seule idée : l’idée vraie donnée (de D ieu) trouve là
sa justification définitive.
Cette Proposition, d’autre part, ne contredit pas à la distinction
affirmée entre le mode infini immédiat et le mode infini médiat,
c’est-à-dire entre l'idée de l’univers des essences éternelles et celle
de l’univers des existences changeantes “ , car, de même que ces deux
univers ne sont possibles que dans et par un seul et même Dieu, leurs
idées ne sont possibles que dans et par une seule et même idée : celle
de Dieu. Bref, la diversité des choses peut bien impliquer la diversité
des idées dans l’entendement divin, mais non en Dieu une diversité
de ses entendements ; et de même qu’un seul et même Dieu embrasse
et produit la diversité des choses, un seul et même entendement
divin les comprend dans l’unité de leur principe.
On a signalé 22 qu’il s'agirait ici de l'une des trois difficultés tradi­
tionnelles que soulève la connaissance par Dieu de la multiplicité des
choses qu’il produit : 1° Comment Dieu peut-il connaître une infinité
de choses particulières sans perdre l'unité et la simplicité de son
entendement ? 2° Comment peut-il connaître une infinité de choses
qui n’existent pas ? 3° Comment peut-il connaître des choses maté­
rielles ? — Spinoza répondrait à la seconde dans la Proposition 8,
à la troisième dans la Proposition 9, et ici même (Prop. 4) à la
première. — Selon le même interprète, la réponse que Spinoza
apporte dans la Proposition 4 lui aurait été dictée par Gersonide et
Crescas réfutant Maïmonide 2i\ Maïmonide **, en effet, prive Dieu de
la connaissance directe des choses particulières et ne lui accorde que
celle de leur substitut : les choses générales, éternelles et immuables.
Gersonide et Crescas 25, au contraire, la lui concèdent et sauvent

pensée de Spinoza est toute différente de celle de saint Thorns, car, pour
lui, l’idée de Dieu n’appartient pas à l’essence de Dieu, mais est un mode
de Dieu par lequel Dieu conçoit objectivement son essence.
21. Sur l’erreur consistant à concevoir l’idée de Dieu comme le mode
infini immédiat de la Pensée et l’idée de ses modes comme le mode infini
médiat de cet attribut, cf. supra, t. I, chap. XI, § VII, pp. 315 sqq.
22. A. Wolfson, op. cit, II, pp. 180-181.
23. Wolfson, ibid.
24. Maïmonide, Moreh Neb., III, c. 20, cité par A. Wolfson, II, p. 18,
cf. Maïmonide, Guide des Egarés, trad. franç. Munk, III, pp. 147-155. —
Comp. avec Averroès, Destruction de la Destruction des Philosophes (contre
Gazali), Disp. XIII (cf. la note de Munk, pp. 149-150 et la trad. all. de
M. Horten, Bonn, 1913).
25. Wolfson, ibid, pp. 19-20.
56 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’c u E

l’unité de son entendement en réduisant en lui les choses particulières


à leur unité génétique — la connaissance de Dieu, identique à son
essence, étant la cause une de tout ce qu’il produit hors de lui.
Spinoza, ayant rejeté dans le Court Traité la ■solution de Maïmonide,
car, dit-il, « les choses générales ne sont rien » 2", admettant que Dieu
connaît les choses particulières, n’aurait plus trouvé d’autre issue que
la thèse de Gersonide 27
Cette conclusion, fondée sur des considérations étrangères à la
doctrine plutôt que sur son analyse, ne paraît guère recevable. Certes,
Spinoza est ici plus loin de Maïmonide que de Gersonide et de Cres­
cas, mais sa solution n’a pas grand-chose de commun avec la leur,
puisque celle-ci se fonde sur la thèse de l’entendement créateur que la
sienne récuse. L’entendement infini, qui com prend en lui les idées
des choses particulières, ne saurait tirer son unité de sa prétendue
identité avec l’essence de Dieu, puisque, pour Spinoza, il en est l’effet
et lui est à ce titre incommensurable. Son unité est nécessaire en vertu
de l’unité de son objet, à savoir Dieu 2", car, toute idée vraie étant
conforme à son idéat (1, Axiom e 6), elle doit être unique quand son
idéat est unique. En outre, le problème ne se pose même plus, car
les multiples idées qu’enveloppe l’entendement infini ne peuvent
compromettre l’unité de Dieu, puisque, cet entendement tombant
hors de Dieu (hors de la N ature Naturante), elles y tombent ipso
facto, elles aussi. Elles ne m ettent pas non plus en péril l’unité de cet
entendement même, bien qu’elles en soient les parties, car l’indivisi­
bilité absolue de la substance, excluant de ses modes toute division
réelle, c’est-à-dire la discontinuité, maintient, sous la division infinie
des modes finis, l’unité réelle infrangible du mode infini qui est
leur tout, à savoir, en l’espèce, celle de l’entendement divin.
Si donc Spinoza rencontre ici un problème traditionnel, il ne le
résout pas en démarquant plus ou moins servilement ses prédéces­
seurs. A vrai dire, il lui apporte moins une solution nouvelle qu’il
ne le fait évanouir au seul contact de sa doctrine.2678

26. Court Traité, I, ch. VI, § VII, Ap., I, p. 83.


27. Cf. A. Wolfson, ibid, pp. 20-21. — Gersonide et Crescas ne font d’ail­
leurs que reproduire ici la thèse de saint Thomas, cf. Sum. Theol., I, 14, 6,
ad Resp., 14, 11, ad Resp., Contra Gentiles, I, c. 50, c. 65, De Veritate,
qu. II, art. 4, art. 5, ad Resp. — Saint Thomas a traité les trois difficultés
traditionnelles énoncées ici, la première et la troisième dans les textes que
nous venons d'indiquer, la seconde dans Sum. Theol. I, 14, 9, ad Resp. et
13, ad Resp., Cont. Gentiles, I, 67, De Veritate, qu. II, art. 12, ad Resp.
28. Eth, I, Ax. 6. — L'idée des attributs doit son unicité à ce qu’ils ne
font qu'un en Dieu : Cette idée « est nécessairement une, en raison de ce
que toutes les essences des attributs sont l’essence d'un seul être infini »,
Court Traité, Appendice, II, § X, Ap., I, p. 204, Geb., I, p. 117, 1. 34 sqq.
De même l’idée des modes est une dans l’entendement de Dieu, car ils sont
les modes d'un seul Dieu.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 57

*
**

§ VI. — D e Dieu, posé par la Proposition 3 comme cause néces­


saire de son entendement et des idées qu’il renferme, va se tirer, dans
la Proposition 5, l’autonomie de l’attribut Pensée comme cause :
« L'être formel des idées reconnaît pour cause Dieu, en tant seule­
m ent qu'il est considéré comme être pensant, non en tant qu'il s'expli­
que par un autre attribut. C'est-à-dire les idées tant des attributs de
Dieu que des choses singulières reconnaissent pour cause efficiente,
non les objets dont elles sont les idées, ou, en d'autres termes, les
choses perçues, mais Dieu lui-même en tant qu'il est chose pensante. >
De l’idée unique de Dieu on passe à l’infinité infiniment infinie
des idées q u ’elle contient (les infinita infinitis modis posés dans la
Proposition 3) pour déterminer la cause de celle-là comme de ceUes-ci,
en les considérant dans leur être formel, c’est-à-dire dans leur réalité
physique, comme modes de cette chose physiquement réelle qu’est
l’attribut Pensée. La Proposition 3, tout en posant Dieu (en vertu
de la Proposition 16) comme la cause de l’idée qui contient toutes
ces idées, avait seulement retenu dans son énoncé qu’il y a nécessai­
rement en Dieu une telle idée, vérité qui découle de ['essence de
Dieu (en vertu de la Proposition 15). Ici il n’est plus question que
de Dieu comme cause de ces idées, et il s’agit uniquement de spé­
cifier cette causalité.
L’énoncé de la Proposition 5 comporte deux affirmations distinctes :
1° L’être formel des idées*9 ne reconnaît pour cause que l’attribut
Pensée et non un autre attribut. 2° Aucune idée n’est causée par
l’objet qu’elle représente, mais toutes uniquement par l’attribut
Pensée. — La seconde, bien qu’introduite par un « c’est-à-dire »
(hoc est), n’est pourtant pas l’équivalent pur et simple de la pre­
mière, car elle en explicite plutôt une conséquence, et une consé­
quence qui, de prime abord, paraît n ’en dériver que partiellement.
Certes, si les idées ne peuvent être produites que par l’attribut
Pensée, et non par d’autres attributs, elles ne peuvent être produites
par leurs objets, en tant que ces objets sont les autres attributs divins
ou leurs modes. Mais l’idée de l’attribut Pensée pose un problème,29

29. « Esse formate idearum modus est cogitandi (ut per se notum) »,
Prop. 5, dém., formule dont on trouve le symétrique dans le Corollaire
de la Proposition 6 : « Esse formate rerum, quae modi non sunt cogitandi ».
— Formel signifie en l'espèce physiquement réel, par exemple la réalité
physique de l'idée comme mode réel de cette réalité physique substantielle
qu’est l’attribut Pensée ; ainsi : « l’être formel de l’idée du cercle » (II, Scolie
de la Prop. 1, Ap., p. 133, Geb., II, p. 90, 1. 20) ; ou la réalité physique
de l’objet représenté par l'idée : l’être formel du cercle, l’être formel du
corps. L'esse formate s’oppose à Vesse objectivum qui est le contenu repré­
sentatif de l'idée et qui, de ce fait, se distingue tant de l’esse formate de
l’idée que de l’esse formate de la chose représentée dans ce contenu.
58 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

car Dieu, en tant que Chose Pensante, n'est, en face de la pensée


qui le connaît, ni un autre attribut, ni le mode d'un autre attribut, et,
cependant, comme Chose Pensante, il est l’objet de son idée. N e faut-il
pas admettre que, au moins dans ce cas, l'idée est causée son
objet, à savoir par Dieu, Chose Pensante ?
On pourrait alors concevoir, en transposant à l'idée de Dieu dans
l'entendement divin ce que Descartes affirme de cette idée dans
l’entendement humain, que l'objet (Dieu) im prim erait du dehors
son idée dans l'entendement qui le représente. Pour Descartes, en
effet, l'idée de Dieu est le cas privilégié où l'on peut conclure avec
certitude que l'idée a sa cause dans l’objet qu'elle représente, et
qu’elle est imprimée par cet objet, du dehors, dans l’esprit qui le
conçoit. Action causale fort intelligible, puisqu'ici l'agent est homo­
gène au patient. En l’occurrence, dirait Malebranche, c’est « un esprit
qui agit sur un esprit ».
La démonstration de la Proposition doit donc éliminer cette
objection et établir, en conséquence, les deux affirmations que
nous avons distinguées.
Elle s’appuie sur la Proposition 3, non toutefois sur son énoncé,
mais sur son nervus ptobandi. Si, en effet, on a pu établir là que
Dieu formait nécessairement une idée de son essence et de tout ce
qui en découle nécessairement, ce n’est pas en se fondant sur ce qu'il
serait l'objet de sa propre idée, c'est en considérant « seulement »
qu’il est une Chose Pensante ayant par elle-même la puissance de
produire toutes les idées. On obtient par là une conclusion absolument
nécessaire et générale, excluant ab ovo q u ’une idée quelconque, donc
l’idée même de Dieu, puisse être causée par son objet. Certes, dans
le cas de Dieu, cause de l'idée et objet de l'idée coïncident, mais
c’est la cause de l'idée qui en est l'objet, et non son objet, en tant
qu'objet, qui en est la cause.
Du même coup se trouve éliminée la conception pseudo-cartésienne
selon laquelle l’idée de Dieu serait imprimée dans l'entendement par
son objet, opinion d'autant moins recevable que l’idée de Dieu, étant,
en l’occurrence, l’entendement de Dieu lui-même, ne saurait être
conçue sans absurdité comme imprimée dans un entendement quel­
conque.
Les deux affirmations précédemment distinguées sont donc légiti­
mement acquises : la prem ière (les idées n'ont point d'autre cause que
l’attribut Pensée), en vertu de ce que la Proposition 3 requiert comme
l'unique fondement de son nervus probandi (à savoir la puissance
productrice de la Chose Pensante), la seconde (aucune idée n’est
causée par l'objet qu’elle représente), en vertu de ce que la Propo­
sition 3 exclut comme son fondement possible (que Dieu aurait
l’idée de Dieu du fait qu'il est l’objet de son idée). La prétendue
causalité de l’objet sur la Pensée, que cet objet soit un autre attribut
DÉDUCTION DU PARALLELISME 59

que la Pensée, ou que ce soit l’attribut Pensée lui-même, se trouve


en conséquence réfutée de toutes les manières.
Spinoza propose cependant une autre forme de démonstration :
L’être formel des idées étant un mode du penser, c’est-à-dire (I,
Coroll. de la Prop. 25) un mode qui exprime d’une manière déter­
minée la nature de Dieu en tant seulement qu’il est Chose Pensante,
il n’enveloppe le concept d’aucun autre attribut de Dieu (1, Prop. 10) ;
en conséquence (1, Ax. 4), il n ’est l’effet d’aucun attribut autre que
la Pensée, et il a pour cause Dieu en tant seulement qu’il est
considéré comme Chose Pensante.
On observera que, dans cette seconde démonstration, l'Axiom e 4
du Livre 1 n’est pas utilisé selon la formule de son énoncé : « la
connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause et
l'enveloppe », car le mot connaissance est remplacé par le mot
concept ; d’où implicitement cette autre formule : le concept de
l'effet dépend du concept de la cause et l'enveloppe, ce qui revient
à dire que, en vertu du concept de cause et du concept d’effet, l’effet
dépend de la cause et l’enveloppe. D ’où cette conclusion qui sert
de nervus probandi : ce qui n’enveloppe pas le concept d’une chose ne
peut être conçu comme l’effet de cette chose. L’Axiom e 4 n ’a plus
alors un sens gnoséologique, mais un sens logique, et se situe sur le
même plan que l’A xiom e 3. C’est qu’il n’est nullement question ici de
gnoséologie, c’est-à-dire de la condition selon laquelle se produit dans
la Pensée la connaissance des choses, mais d’ontologie, c’est-à-dire
de l’attribut Pensée lui-même et de la façon autonome dont il est la
cause de tous ses modes, c’est-à-dire dont il est la cause de l’être
formel des idées.
Cette seconde démonstration, en tant qu’elle se réfère uniquement
à des Propositions du Livre I, fondées sur les notions de substance
et d’attribut, n’est-elle pas marginale par rapport à la première qui,
s’appuyant sur la déduction de l’entendement de Dieu (Prop. 3), est
fondée seulement sur l’acquis du Livre II et suit le fil de la déduction
selon l’ordre des raisons propres à ce Livre ? La verrait-on alors
mieux à sa place dans un Scolie, — Spinoza ayant l’habitude de
réserver aux Scolies les démonstrations en marge de l’ordre des
raisons, — d’autant plus qu’elle semble moins complète que la
précédente en ne fondant expressément que la première affirmation,
sans spécifier que Dieu, comme Chose Pensante, ne peut être cause
de son idée en tant qu’il en est l’objet ? N on cependant, car elle est
indispensable pour la suite : en effet, se situant au point de vue
ontologique de l’être formel de l’attribut et de son absolue indépen­
dance en tant qu’attribut, elle permet la démonstration de la Propo­
sition 6 qui concernera tous les attributs.

§ VII. — Le résultat de la Proposition 5 est double : a) positif, il


60 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

établit l’autonomie absolue de l’attribut Pensée dans la production


de ses modes, c’est-à-dire de ses idées ; b) négatif, il réfute l’expli­
cation réaliste de la production des idées : ni l'idée de Dieu, ni les
idées que Dieu a de toutes les choses qu’il produit, ne s’expliquent par
l’action que l’objet exercerait du dehors sur la pensée.
Par là est exclue, non seulement la doctrine des interprètes littéraux
du chapitre I de la Genèse, qui estiment que Dieu n ’a connu les
choses qu’après les avoir créées 32 mais certaines doctrines néopla­
toniciennes, selon lesquelles Dieu produit la Pensée en se faisant objet
pour son idée, étant au-dessus de la Pensée, èTiéxeiva vo^crewc;,
et formant l’idée de son être, non « de ce fait seulement qu’il est
chose pensante », mais « de ce fait seulement qu’il est l’objet de
son idée » 32 L’explication réaliste de la perception par l’action
extérieure de l’objet sur le sujet percevant (influxus physicus) est
donc ici récusée, non seulement dans le cas où cet objet est l’étendue,
ou un corps, mais dans le cas où il est Dieu. Enfin, cette conclusion
est universelle, c’est-à-dire qu’elle vaut, non simplement pour les
seules idées de Dieu, ce qu’on pourrait être tenté de croire, puisqu’il
s’agit de « l’idée que Dieu forme de son essence et de tout ce qui
en suit nécessairement », mais aussi pour nos propres idées. Car
celles-ci, étant des modes de son attribut et des parties de son
entendement, sont en même temps ses propres idées. C’est en partant
de nos idées que, dès la Proposition 1, on a pu poser l'attribut Pensée
comme ce dont nécessairement elles sont les modes. Dans les Cogitata
Metaphysica, il est vrai, Dieu recevait seul le privilège de déterminer
par son entendement les idées des objets, tandis que nos idées
étaient considérées comme déterminées par eux. Mais Spinoza ne
s’était pas encore, alors, débarrassé de toutes les conceptions tradi­
tionnelles 32 Selon YEthique, au contraire, la déterm ination de nos
idées par leurs objets n ’est qu’une fausse conception issue des repré­
sentations imaginatives, traduisant la défaillance de la puissance affir­
mative de notre entendement.

*
**

§ VIII. — La Proposition 5 a fondé l’indépendance absolue de


l’attribut Pensée dans la production de ses modes et exclu la concep­
tion réaliste de la cause des idées. La Proposition 6 lui fait équilibre 3012

30. Thèse des « vaniloqui blasphematores », que saint Augustin réfute, en


particulier dans le Contra Adv. Leg. et Proph., I, c. 6, § IX, c. 7, § X.
31. « Ex eo quod sit suae ideae objectum », Eth, II, Prop. 5, dem.,
Ap., p. 129, Geb., II, p. 88, 1. 25.
32. Cogit. Met., II, c. 7. — Sur la récusation de ces doctrines tradition­
nelles, cf. Eth, I, Scolie de la Prop. 17, Ap., p. 65, et Prop. 30, 31, Ap.,
pp. 86 sqq. — Cf. supra, t. I, Appendice n° 3, § VIII, p. 446, note 80.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 61

en prévenant les conséquences idéalistes qu'on risquerait d’en tirer


si l’on méconnaissait la spontanéité analogue des autres attributs.
Par sa première affirmation et la seconde de ses démonstrations,
la Proposition 5 introduit immédiatement à la Proposition 6 qui, gé­
néralisant pour tous les attributs la conclusion obtenue dans la
Proposition 5 pour le seul attribut Pensée, accorde à tous la même
autonomie et fonde, par là même, leur indépendance réciproque :
« Les modes de chaque attribut ont pour cause Dieu en tant seulement
qu’il est considéré sous l’attribut dont ils sont les modes, et non
en tant qu’ils sont considérés sous un autre attribut. »
La démonstration de ce théorème est calquée sur la seconde démons­
tration de la Proposition 5 ; s’appuyant comme elle sur la Proposi­
tion 10 et l’Axiom e 4 du Livre 1, elle utilise cet A xiom e dans le sens
logique et ontologique que lui donnait cette Proposition 5 : tout
attribut, se concevant par soi, exclut de lui tout autre (1, Prop. 10),
et ne saurait admettre en lui rien q u i soit produit par cet autre
(1, A x. 4). Cette généralisation de la Proposition 5 va de soi dans
la mesure où, dans sa seconde démonstration, elle a pu prouver
l’autosuffisance de la Pensée comme l’unique cause de ses modes en
se fondant, non sur la Pensée en tant que Pensée, mais sur la Pensée
en tant q u ’attribut.
En conséquence, ce qui vaut p o ^ l’être formel des idées vaut
ipso facto pour l’être formel des choses 3\ D ’où le Corollaire : « Il
suit de là que l’être formel des choses qui ne sont pas des modes du
penser ne suit pas de la nature divine par la raison qu’elle a
d ’abord connu les choses ; mais les choses qui sont les objets des
idées suivent et sont conclues de leurs attributs propres de la même
manière et avec la même nécessité que nous avons montré que les
idées suivent de l’attribut Pensée ».
Ce Corollaire tire de la Proposition 6 : a) u n e conséquence négative
relativement au rôle prééminent traditionnellement prêté aux idées
dans la production des choses par Dieu, b) une conséquence positive
relative à la façon identique dont D ieu produit d’une part les
choses et d’autre p art les idées de ces choses.
a) Puisque toutes les choses sont causées par leur attribut propre
indépendamment des autres attributs, Dieu ne produit pas les choses
à partir des idées ou des archétypes qu’il aurait préalablement de
ces choses, mais il produit simultanément les choses et les idées de
ces choses à partir des attributs qui leur sont propres.
b) Les choses, objets des idées, suivent de leurs attributs respectifs
avec la même nécessité (eadem necessitate) et de la même façon
(eodem modo), c’est-à-dire selon la m ême spontanéité et autonomie,
que les idées de ces choses suivent de l’attribut Pensée.3

33. Cf. supra, p. 57, note 29.


62 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’i d E

Par sa partie négative, ce Corollaire apporte une nouvelle pierre


à. la réfutation du concept de l’entendement créateur, inlassablement
poursuivie depuis le Scolie de la Proposition 17 du Livre 1, à travers
les Propositions 30, 31, 32, 33, 34 de ce Livre et 3 du Livre Il.
La production autonome des modes par chaque attribut réfute direc­
tement ce que le Scolie de la Proposition 17 du Livre 1 réfutait
indirectement par l’absurdité des conséquences “
Par sa partie positive, ce Corollaire annonce le parallélisme, car,
puisque les choses qui sont les objets des idées suivent de leur
attribut propre de la même façon et selon la même nécessité que les
idées de ces objets suivent de l’attribut Pensée, il paraît évident que,
si les idées de ces objets s’enchaînent dans la Pensée selon un certain
ordre et une certaine connexion, les objets de ces idées devront eux-
mêmes dans leur attribut propre s’enchaîner selon le même ordre
et la même connexion. D ’où cette conclusion que l’ordre et la
connexion des choses sont identiques à l’ordre et à la connexion des
idées. Aussi ne doit-on pas être surpris de voir ce Corollaire allégué
par la Proposition 1 du Livre V, lorsque celle-ci établit ce parallé­
lisme comme la réciproque du parallélisme que la Proposition 7
du Livre Il démontre, à savoir que l'ordre et la connexion des idées
sont identiques à l’ordre et à la connexion des choses.
Toutefois, si ce Corollaire annonce le parallélisme, il ne saurait le
fonder. Il établit seulement que les choses et les idées des choses
sont produites par leur propre attribut semblablement de façon auto­
nome et spontanée, mais non qu’elles le soient en chacun selon le
même ordre et la même connexion. Les notions d’ordre et de
connexion n’apparaîtront que dans la Proposition 7. Et si la Proposi­
tion 1 du Livre V allègue ce Corollaire pour fonder le parallélisme
entre l’ordre des choses et l’ordre des idées, c’est en le joignant au
Corollaire de la Proposition 7 qui comporte les notions d’ordre et de
connexion.

§ VIII bis. — En généralisant les conclusions de la Proposition .5,


la Proposition 6, par un renversement des points de vue, aboutit,
en ce qui concerne la théorie de la connaissance divine, à son exacte
contrepartie. Alors que la Proposition 5 réfute l’explication réaliste
des idées, la Proposition 6 réfute l’explication idéaliste de leurs objets :
en Dieu, les idées ne sont pas plus la cause des objets que les objets
ne sont la cause des idées, et les objets ont, à l’égard de leurs idées, la
même indépendance absolue que les idées à l’égard de leurs objets "".
Ainsi se trouvent éliminées simultanément deux doctrines tradition- 345

34. Eth., 1, Prop. 17, Coroll., Geb., II, p. 62, 1. 4 sqq.


35. Cf. supra, t. I, chap. XIII, § IV sub fin, pp. 358 sqq.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 63

nellement antithétiques 36 : l’antériorité des choses à l’égard des idées


de Dieu, l’antériorité des idées de Dieu à l’égard des choses ” Cette
dernière thèse, qui est celle de l’entendement créateur, étant ici
plus opiniâtrement combattue que la première du fait que, étant
soutenue « par la plupart », elle est considérée comme particulière­
ment dangereuse.
D e plus, comme l’atteste, dans ces deux Propositions, leur référence
commune à la Proposition 10 et à l’A xiom e 4 du Livre I, l’autonomie
de la Pensée dans la production de ses modes et sa contrepartie :
l’égale autonomie des autres attributs dans la production des leurs,
sont fondées sur la distinction réelle des attributs en Dieu, distinction
qui demeure irréductible, bien q u ’ils ne fassent en lui qu’un seul
être.

36. Cette double exclusion se trouverait pareillement chez Fénelon, selon


L. Robinson (op. cit, p. 207, note 1), qui cite ce texte du Traité de l’exis­
tence de Dieu : « Dieu a l'intelligence infinie sans pouvoir rien recevoir
même de son objet; son objet ne peut donc lui rien donner. Conclurons-
nous de là que Dieu ne voit point les choses parce qu’elles sont, mais qu’au
contraire elles ne sont qu'à cause qu’il les voit ? Non, je ne puis entrer
dans cette pensée. Dieu ne pense une chose qu’autant qu’elle est vraie ou
existante. Il la voit donc parce qu’elle est réelle. Il est vrai qu'elle n’est réelle
que par lui. Si on prend sa pensée et sa science pour lui-même, parce qu’en
effet sa science n’est rien de distingué de lui, il faudrait avouer en ce sens
que sa science est la cause des êtres qui en sont les objets. Mais si on
considère sa science sous cette idée précise de science, et en tant qu’elle n’est
qu’une simple vue des objets intelligibles, il faut conclure qu’elle ne fait
point les choses en les voyant, mais qu'elle les voit parce qu’elles sont
faites [...} C'est donc par autre chose que par la simple pensée prise dans
cette précision de son idée, que Dieu agit sur les objets pour les rendre vrais
et réels ; et sa science ou pensée ne les fait point, mais elle les sup­
pose », Traité de l’Existence et des Attributs de Dieu, II, chap. V, art. 5
(Paris, Charpentier, 1843), pp. 176-177. — Cette conception est cependant
loin de coïncider avec celle de Spinoza, car, si Fénelon s’accorde avec lui
pour rejeter l’entendement créateur et nier que les choses ne soient qu’à
cause que Dieu les voit, c'est pour affirmer que l’entendement de Dieu en
a les idées parce que, préalablement, les choses sont. Et si Dieu échappe à
la réceptivité, c’est que sa volonté crée les objets et leur intelligibilité, si
bien que c’est finalement dans sa volonté qu’il conçoit les choses telles
qu’elles sont en soi, tant selon leurs essences que selon leurs existences :
« Hors de [...} sa pure volonté, l'objet n'est plus que néant » (ibid., p. 178).
Pour Spinoza, Dieu ne saurait connaître dans sa volonté les objets qu’il
veut créer puisque cette volonté est, comme les objets, un effet de sa création,
ou plus exactement de sa puissance. Si Fénelon échappe à la réfutation qui
découle de la Proposition 6, c'est pour tomber sous celle qui découle des
Propositions 16, 17, 32, du Livre I, 3 et 5 du Livre Il.
37. On a déjà vu à plusieurs reprises Spinoza érablir sa doctrine sur le
dépassement de doctrines traditionnelles, qui, dans leur antagonisme, parais­
sent épuiser toute la sphère des possibilités ; par exemple, à propos des
attributs, l'antagonisme entre le réalisme et le nominalisme ; à propos de
l’unité du mode infini, l'antagonisme entre la connaissance divine des géné­
ralités (Maïmonide) et la connaissance divine des choses particulières (saint
Thomas, Gersonide).
64 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

L'unité en Dieu des attributs, c’est-à-dire des genres d’être, s’affirme


là encore comme étant tout autre chose que leur confusion, ou, comme
dirait Schelling, que leur indifférence : « N uit où toutes les vaches
sont noires >, ironisera Hegel. Si l’unité était telle, cette confusion
se répandrait partout, jusqu’au fond de la N ature. Il serait alors
impossible d’assurer que la N ature intérieurement productrice des
corps n’est jamais, si peu que ce soit, présente dans la N ature pro­
ductrice des idées. Au fond de tout être se retrouverait la fusion de
l’idée et de la chose, tantôt comme réel-idéal, tantôt comme idéal-réel,
et il y aurait quelque chose du corps dans la pensée, quelque chose
de la pensée dans le corps, bref quelque chose de tous les attributs
dans chaque attribut. Ainsi serait supprimée la « différence infinie »,
c’est-à-dire l’incommensurabilité, entre les attributs 3839. Cette confusion
serait pour Spinoza l’abîme d’une conception mystique, où, contrai­
rement au rationalisme cartésien porté ici à l’absolu, s’abolirait, avec
l’intelligibilité des choses, toute possibilité de science.

*
**

§ IX. — En exorcisant, comme entrée de jeu, les thèses réaliste


et idéaliste, les Propositions .5 et 6 ont fait place nette. Le rideau
s’ouvre alors sur le parallélisme S9, que la Proposition 7 établit.
« L’orile et connexion des idées sont la même chose (idem est)
que l’ordre et la connexion des choses > : cette formule atteste qu'il
s’agit là, entre les deux ordres, moins d’un parallélisme que d’une
identité:
Ainsi qu’on l’a vu, cette Proposition semble s’annoncer dès le
Corol/,aire de la Proposition 6 qui établit, non seulement que tous

38. Cf. supra, t. 1, chap. VII, § XII, p. 237, t. Il, mfra, chap. III,
§§ XXIV-XXV, pp. 89 sqq., etc. — Conformément à son interprétation sub-
jectiviste des attributs, M. A. Wolfson (op. cit., Il, pp. 22-23) voit dans les
Propositions 5 et 6, qui distinguent réellement les attributs, la conception
des choses pour nous, et dans la Proposition T, qui affirme leur unité, la
conception des choses en soi, c’est-à-dire pour Dieu. Cette interprétation est
à rejeter, non seulement pour les raisons que nous avons déjà avancées, mais
pour ce que les Propositions 5 et 6 ne font que déduire l’idée que Dieu
même forme de son essence, de ses attributs, de ses modes. Tout ce qui est
déduit ici est donc connu tel qu’il est en soi et tel que Dieu le connaît.
C’est une connaissance adéquate. — Il y a en l’occurrence superposition de
deux contresens, à savoir 1°) ce qui est déduit ici, ce serait les choses telles
que les connaît l’entendement humain, et non telles que les connaît l’enten­
dement divin ; 2°) l’Ame, par son entendement, ne connaîtrait pas les choses
telles qu’elles sont en soi, ce que réfutent la Proposition 41 et la démons­
tration de la Proposition 44.
39. Terme qui n’est pas de Spinoza et qui appartient au vocabulaire de
Leibniz ; cf. Leibniz, Considérations SU1' la doctrme d'«# esprit universel
(1702), § XII, Gerh., Phil. Schr., VI, p. 533, 1. 16, cf. aussi p. 113.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 65

les attributs produisent comme la Pensée, chacun par soi seul, ses
modes, mais qu’ils les produisent tous de la même manière (eodem
modo) et selon la même nécessité (eadem necessitate). Il s’en faut
pourtant que soit acquise de ce fait la Proposition 7, car, en quoi
consiste cette même manière et cette même nécessité, c’est ce qui
dem eurait dans le vague, même si l’on entendait par là que tous
les attributs produisent leurs modes avec cette même spontanéité et
cette même nécessité qui sont le propre de la nature éternelle de
Dieu. Par les notions capitales d’ordre et de connexion (idem ordo
et eadem connexio), la Proposition 7 permet de sortir de ce vague
en précisant que la nécessité selon laquelle se produisent les idées
des choses est celle d'un ordre identique à celui selon lequel se
produisent les choses objets de ces idées, cet ordre nécessaire étant,
ici et là, celui de la causalité.
N e faudra-t-il pas alors conclure que la Proposition 7 s’établit à
l’encontre de la Proposition 6, car, tandis que celle-ci fonde l’indé­
pendance réciproque des attributs, elle leur impose, au contraire, cette
commune nécessité de produire tous le même enchaînement de
causes ? — N on point. On dira plutôt qu’elle poursuit son œuvre ;
que, sans détruire l’autonomie que celle-ci accorde aux attributs,
elle précise en quel sens il faut l’entendre ; d’une part, on recon­
naîtra en chacun une spontanéité interne de production absolument
exclusive de toute action de l’un sur l’autre (Prop. 6), d’autre part,
on exclura, non moins rigoureusement, la possibilité que soient
disparates les enchaînements de causes produits par chacun d ’eux, et
l’on mettra ainsi en évidence, non pas seulement l’analogie, mais
l’identité absolue de leur action.
Enfin, si la Proposition 7 complète la Proposition 6 en précisant
le sens de l’autonomie conférée aux attributs, elle complète également
la Proposition 5, en déduisant, non plus seulement que les idées ont
pour cause Dieu comme chose pensante, mais qu’elles ont aussi
pour causes d’autres idées dont, par là même, elles dépendent.

§ X. — La démonstration de la Proposition 7 tient en deux lignes,


et se réduit au rappel de l'Axiom e 4 du Livre I : « La connaissance
de l’effet dépend de la connaissance de la cause », axiome épisté­
mologique hérité de l’A ntiquité par l’intermédiaire de Bacon, qui
n’a rien de spécifiquement spinoziste, mais d’où Spinoza tire une
doctrine originale.
Puisque, de par l'Axiom e 4, la connaissance d’une chose est
conditionnée par la connaissance de sa cause, on doit convenir que
l’entendement a des connaissances ou des idées vraies en tant qu’il
aperçoit entre les choses que ces idées représentent le lien de cause
à effet qui les enchaîne formellement (vere scire est scire per
causas). De ce fait, les idées s’enchaînent selon l’ordre et la connexion
66 DE LA NA1URE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

causale qu’elles saisissent entre leurs objets ; donc, l’ordre et la


connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des
causes ou des choses.
Si l’on replace cette Proposition dans son contexte, c’est-à-dire
comme suivant la Proposition 5, la Proposition 6 et son Corollaire,
et comme précédant le Corollaire de la Proposition 7, on voit que
les choses dont il s’agit, ce sont les modes des attributs autres que
la Pensée. D ’où il résulte que l'ordre et la connexion des idées dans
la Pensée est la même chose que l’ordre et la connexion des modes
dans les divers attributs. Ce « paraUélisme », en tant qu’il règne
entre, d’une part, les idées dans la Pensée et, d'autre part, les choses
hors de la Pensée, peut être dit extra-cogitatif.
De ce que les idées s’enchaînent les unes aux autres selon l’ordre
d’après lequel les choses qu’elles ont pour objets se causent les unes
les autres, on ne saurait conclure, bien entendu, que l’ordre et la
connexion des idées leur soient imposés du dehors par l’ordre et
la connexion de ces choses. On ne peut dire, par exemple, que,
du fait que dans l'attribut Etendue le triangle est posé avant l’égalité
de ses angles à deux droits parce qu'il est la cause ou la raison de
cette propriété, la Pensée est contrainte de former l'idée de cette
propriété après l'idée du triangle et à partir d’elle, ce par quoi l’on
s’expliquerait que l'ordre et la connexion des idées fussent la même
chose que l’ordre et la connexion des choses hors de la Pensée. Une
telle conclusion, en effet, serait récusée par les Propositions 5 et 6,
d’après lesquelles l’attribut Pensée, ainsi que tous les attributs, est
autonome, et cause ses modes par lui seul, indépendamment des
autres attributs. Il faut conclure, au contraire, que, dans la Pensée, les
idées s’engendrent les unes les autres selon l’ordre et la connexion
de leur propre causalité dans la Pensée, et que cet ordre se trouve
être la même chose que l’ordre et la connexion des choses qui sont
ses objets dans les autres attributs. On dira, en conséquence, que
l’idée du triangle engendre d ’elle-même, dans la Pensée, l’idée de
l’égalité des angles du triangle à deux droits, de la même façon que,
dans l’Etendue, l’être formel du triangle engendre l’être de cette
propriété, mais non du fait que cet être formel l’y contraint du
dehors : « Autre est le cercle, autre l’idée du cercle » 40 Les idées
suivent de l’attribut Pensée de la même façon et avec la même
nécessité que les choses qui sont les objets de ces idées suivent et
sont conclues de leurs attributs propres 40

40. De inl. emend, Ap., 1, § XXVII, p. 231, Geb., Il, p. 14, 1. 13 sqq.
41. C’est la réciproque de la formule terminale du Corollaire de la Pro­
position 6. — Elle est impliquée et développée dans le Scolie de la Proposi­
tion 7 (Geb., II, p. 90 1. 18-30).
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 67

§ XI. — S’il est vrai que, en tant que replacée dans son contexte,
la Proposition 7 signifie que les choses dont il s’agit, ce sont les
modes d'attributs autres que la Pensée, cependant l'Axiom e 4 du
Livre I, énonçant de façon absolument universelle que la connaissance
ou l'idée de l'effet dépend de la connaissance ou de l'idée de la
cause, n’implique aucunement que la cause ou chose dont la connais­
sance perm et la connaissance de l’effet ne puisse être rien d’autre
qu’une chose singulière extérieure à la Pensée. La cause dont nous
avons l’idée peut être tout aussi bien Dieu ou un mode de la Pensée
elle-même. C’est pourquoi, si l’on a tiré de cet Axiome le parallélisme
extra-cogitatif, c’est-à-dire un parallélisme entre la chaîne des idées
et la chaîne des choses hors de la Pensée, on peut aussi tirer de lui un
parallélisme entre la chaîne des idées et la chaîne des choses ou des
causes à l'intérieur de la Pensée elle-même. C'est ce parallélisme que
nous appelons intra-cogitatif.
Il comporte lui-même deux espèces :
Tout d’abord, en tant que modes du penser, les idées sont conçues
comme des choses se causant les unes les autres selon l’ordre et la
connexion de leur causalité dans l'attribut Pensée. Mais l'ordre et la
connexion des idées est la même chose que l'ordre et la connexion
des causes ou des choses, donc l’ordre et la connexion des idées sont
la même chose que l’ordre et la connexion des causes ou des choses
dans l’attribut Pensée.
Dans ce cas, l'enchaînement des idées n’est pas conçu d’après
l’enchaînement de leurs objets, que ces objets soient des modes
d'attributs autres que l’attribut Pensée, ou des modes de la Pensée
elle-même, mais abstraction faite de tout enchaînement des idéats,
et uniquement selon l'enchaînement des causes dans la Pensée, ce
qui aboutit à poser la série causale des idées elles-mêmes. C’est sur
cette première sorte de parallélisme intra-cogitatif que s’appuie la
démonstration de la Proposition 9.
Ce parallélisme était virtuellement enveloppé dans la Proposition 5,
car, puisque la Pensée produit ses modes p ar elle seule, les idées, en
tant que modes de la Pensée, doivent s’engendrer dans la Pensée les
unes les autres selon l’ordre et la connexion des causes dans la
Pensée.

§ X I bis. — En second lieu, les idées, au lieu d ’être considérées


seulement en elles-mêmes, peuvent être considérées comme objets
pour des idées. Les idées, on l’a vu, sont des choses produites par
l’attribut Pensée, et leur ordre et leur connexion doivent être la
même chose que l’ordre et la connexion de ces choses ou causes.
D ’autre part (Prop. 3) Dieu a dans son entendement les idées de tous
les modes, et par conséquent les idées des modes de la Pensée ; il
a donc aussi les idées des idées. Mais, d'après l’A xiom e 4 du Livre 1,
68 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DB L’ÂME

la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et


l’enveloppe. D e ce chef, les idées des idées (c’est-à-dire la connaissance
des idées) dépendent de la connaissance qu’elles ont de la cause de
leurs objets, c’est-à-dire de la cause des idées dans la Pensée, et
enveloppent la connaissance de la cause de ces idées. En conséquence,
l’ordre et la connexion des idées des idées est la même chose que
l’ordre et la connexion des idées. C’est sur cette seconde sorte de
parallélisme intra-cogitatif que s’appuie la démonstration de la Pro­
position 20.

§ XII. — Au lecteur non averti, le parallélisme intra-cogitatif sous


ses deux formes apparaît comme une conception des plus paradoxales.
Tout d’abord, l’idée est appelée chose et traitée comme telle, alors
que l’usage est de réserver le mot chose (res) à ce qui n ’est pas idée
et d’opposer chose à idée. Mais il faut observer que les idées sont
des essences formelles, c’est-à-dire des réalités, lesquelles sont connais­
sables par d’autres idées. Ainsi, « l’idée de Pierre est quelque chose
de réel » et peut à ce titre être l’objet d’une autre idée 42 En ce sens,
les idées méritent déjà le nom de choses. Mais, de plus, elles sont
des modes produits par Dieu en tant qu’attribut Pensée, et, par
conséquent, elles sont des choses tout autant que les choses produites
par les autres attributs, et Dieu en a les idées tout autant qu’il a les
idées de ces autres choses. Enfin, les modes sont des causes, et par
conséquent les idées aussi. Or, toute cause est une chose. Donc les
idées sont des choses. Aussi le mot cause peut-il se substituer au
mot chose, l’expression ordre des causes à l’expression ordre des
choses 42 Dire que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes
que l’ordre et la connexion des choses, c’est dire qu’ils sont les mêmes
que l’ordre et la connexion des causes. Mais, dans la Pensée, les causes
des idées, ce sont des idées. En conséquence, contester aux modes de
la Pensée la qualité de choses, c’est contester leur réalité co^mme
causes, leur engendrement comme une série de choses ou de causes
se causant les unes les autres. C’est nier par là même tout enchaîne­
m ent nécessaire des idées.
Une fois admis que les idées sont des choses, qu’elles constituent un
enchaînement de causes, qu’elles sont elles-mêmes connues par des
idées, la seconde form e du parallélisme intra-cogitatif n’offre plus
de difficulté. Puisque l’ordre et la connexion des idées est la même
chose que l’ordre et la connexion des choses ou des causes, ü est

42. De int. emend., Ap., I, § XXVII, p. 238, Geb., I, p. 14, 1. 17 sqq.


43. Par exemple au Scol. de la Prop. 7 : « Unum eumdemque ordinem,
sive unam eamdemque causarum connexionem », Geb., II, p. 90, 1. 16-17 ;
dans la Prop. 9, dém., Geb., II, p. 92, 1. 11-12 : « Ordo et connexio
idearum (per Prop. 7 hujur) idem est ac ordo et connexio causarum » ; dans
la Prop. 20, dém., Geb., iI, p. 108, 1. 29-30.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 69

évident que l’ordre et la connexion des idées des idées est la même
chose que l’ordre et la connexion de ces choses ou causes que sont
les idées, idéats des idées des idées.

§ XIII. — La prem ière form e de parallélisme intra-cogitatif


paraît présenter une difficulté plus sérieuse. En effet, dans le paral­
lélisme précédemment examiné et dans le parallélisme extra-cogitatif,
on conçoit aisément deux séries distinctes, parce que les termes de
chacune de ces séries diffèrent des termes de l’autre série : les
idées des choses extérieures diffèrent des choses, les idées des idées
diffèrent des idées qu’elles ont pour objets. Les deux séries sont
discernables en tant que l’une est la série des idéats et l’autre la
série des idées. Dans la première forme de parallélisme intra-
cogitatif, au contraire, les causes ou choses d’après lesquelles s’enchaî­
nent les idées selon un ordre et une connexion identiques ne sont
pas les idéats de ces idées : ce sont les modes de la Pensée. Mais les
modes de la Pensée, ce sont précisément les idées. Il semble donc
impossible de distinguer deux séries, et la conclusion : l’ordre et la
connexion des idées est la même chose que l’ordre et la connexion des
choses paraît aboutir à cette formule tautologique et dérisoire : l’ordre
et la connexion des idées est la même chose que l’ordre et la connexion
des idées.
Cette difficulté ne survient que si l’on n’aperçoit pas que l’idée
est d’un côté représentation d’objet, et de l’autre côté mode de la
Pensée et par conséquent cause. Si l’on considère les idées simplement
comme représentations d’objets extérieurs, on ne ponsra savoir, ni
comment elles s’enchaînent, ni quel est le principe de leur ordre et
de leur connexion, à moins de concevoir qu’elles s’enchaînent selon
l’ordre et la connexion des choses extérieures qu’elles représentent
dans la mesure où elles connaissent ceUes-ci selon l’ordre des causes
dont elles dépendent et qu’elles enveloppent. Mais à s’en tenir uni­
quement là, on ferait dépendre l’ordre et la connexion des idées de
l’ordre et de la connexion des choses ou des causes dans les autres
attributs, ce par quoi on contredirait à la Proposition 5. Puisque,
d’après cette Proposition, les causes selon lesquelles s’enchaînent les
idées ne peuvent être que des causes intérieures à l’attribut Pensée,
puisqu’il n’y a pas dans cet attribut d’autres choses ou causes que les
modes de la Pensée, on doit conclure que l’ordre et la connexion des
idées est la même chose que l’ordre et la connexion des choses ou
des canses dans l’attribut Pensée.
La difficulté est donc résolue sitôt que l’on distingue, dans l’idée,
l’idée co^rne représentation et l’idée co^rne cause, l’idée comme cause
perm ettant de rendre compte de ce que l’idée prise comme simple
représentation ne saurait expliquer. Par cette distinction, on obtient
une dualité de termes qui fonde une dualité d’enchaînements, et
70 DB LA NATIJRE E T DB L ’ORIGINE DE L’ÂME

le parallélisme intra-cogitatif sous sa première forme échappe à la


tautologie.

§ XIV. — D ’après ce qui précède, on voit que la distinction et


le rapport entre eux des trois formes du parallélisme se fonde sur
les trois aspects de l’idée, à savoir :
1° L’idée considérée comme essence objective ou représentation d ’une
chose autre qu’un mode de la Pensée. A cet aspect de l’idée correspond
le parallélisme extra-cogitatif.
2° L’idée considérée comme essence form elle (ou être formel), mode
de la Pensée, cause comprise dans la chaîne infinie des causes dans
la Pensée. A cet aspect de l’idée correspond la première forme du
parallélisme intra-cogitatif.
3° L’idée considérée dans sa forme ou nature, comme idée de l’idée,
« l’idée de l’idée n’ [étant] rien d’autre que la forme de l’idée » 44
C’est l’idée considérée comme connaissance ou savoir et, par consé­
quent, savoir du savoir ou idée de l’idée, puisque savoir, c’est savoir
qu’on sait 44 A cet aspect de l’idée correspond la seconde forme du
paraüélisme intra-cogitatif.
Les trois aspects de l’idée ne faisant qu’un dans l’idée, ces trois
sortes de parallélisme, en soi, c’est-à-dire en Dieu, n ’en font qu’un,
et ne doivent être distingués que par une distinction de raison.

§ XV. — Si, en Dieu, aucun de ces parallélismes n’a de privilège


sur les autres, il n’en va pas de même pour l’Ame humaine, où le
parallélisme intra-cogitatif sous ses deux formes a un rôle prééminent.
En effet, connaître les choses vraiment, c’est enchaîner les idées
que nous en avons selon l’ordre et la connexion causale de ces choses,
c’est-à-dire selon le parallélisme extra-cogitatif. Mais l’Ame commence
par percevoir imaginativement les choses, et elle ordonne alors les
idées qu’elle en a selon l’ordre des affections du Corps, et non selon
l’ordre et la connexion des choses telles qu’elles sont en soi, indépen­
damment de ces affections. Si l’Ame demeurait sur ce plan, elle
serait incapable d’ordonner ses idées selon le parallélisme extra-
cogitatif, et serait vouée à ignorer la vérité. Mais l’Ame a un
entendement qui recèle en lui une idée vraie : l’idée de Dieu, d ’où
elle peut déduire les idées vraies de toutes les choses produites par
Dieu"". Déduire ces idées, c’est les disposer selon l’ordre et leur
connexion causale à partir de l’idée de leur première cause, c’est-à-dire
selon l’ordre et la connexion des causes dans la Pensée. C’est donc les

44. Eth,, II, Scol. de la Prop. 21, Ap., p. 179, Geb., II, p. 109, l. 19-20.
45. De int. emenJ., Ap., 1, § xxvn, pp. 237-239, Geb., I, p. 14, 1. 28 sqq.
46. « Esse ideae diciwr, prout omnia objective in idea Dei continen­
tal >, Cog. Met., I, c. II, Geb., 1, p. 238, 1. 11-12, Ap., 1, p. 436.
DÉDUCTION DU PARALÉLISM E 71

enchaîner selon le parallélisme intra-cogitatif sous sa première forme.


Par là même, l’^ m e les enchaîne selon l’ordre et la connexion des
causes ou des choses hors de la Pensée, c’est-à-dire selon le parallé­
lisme extra-cogitatif a. D ’où le précepte qui s’adresse à l’Ame sou­
cieuse de connaître le vrai : u ru r connaître les choses vraiment,
c’est-à-dire selon l’ordre et la connexion de leur causalité à partir
de leur première cause, à savoir Dieu, l’Ame doit enchaîner ses idées
selon l’ordre et la connexion de leur causalité à partir de l’idée de la
première cause, à savoir l’idée de Dieu. Par là s’explique le dictamen
formulé par le De intellectus emendatione : « Pour présenter un
tableau de la Nature, notre âme doit faire sortir toutes ses idées de
celle qui représente la source et l’origine de la N ature entière, de
façon que cette idée soit aussi la source des autres idées » ...
Ainsi, puisque l’Ame ne peut enchaîner ses idées selon l’ordre et
la connexion des choses hors de la Pensée qu’à la condition de les
enchaîner selon l’ordre et la connexion des causes dans la Pensée, la
première forme du parallélisme intra-cogitatif est pour l’Ame la
condition du parallélisme extra-cogitatif.
A son tour, la première forme du parallélisme inara-cogitatif est
conditionnée dans l’Ame par sa stronde forme.
En effet, pour enchaîner ses idées selon l’ordre et la connexion des
causes dans la Pensée, l’Ame doit avoir la connaissance, c’est-à-dire
l’idée, de ses idées comme étant des causes s’enchaînant les unes les
autres selon l’ordre de leur production. C’est ce qui a lieu lorsqu’elle
déduit ses idées les unes des autres, car la déduction consiste, u ru r
l’Ame, à obtenir la connaissance ou l’idée A par le moyen d’une
autre idée B dont elle a l’idée co^mme de la cause ou de la raison de
l’idée A. Ainsi, pour aller de l’idée du triangle à l’idée de l’égalité
de la somme de ses angles à deux droits, l’Ame doit s’élever a
l’idée de l’idée du triangle, pour découvrir dans cette idée du triangle
la raison ou la cause d’où résulte l’idée de la somme de ses angles

47. Ce que confirme le Corollaire de la Proposition 7.


48. De #’nt. emend., Ap., I, § XXVIII, p. 241., Gela, II, p. 17, 1. 5-7.
On voit par là que ces idées étant, comme chez Descartes, des tableaux des
choses, et non, comme chez Leibniz, leurs expressions (cf. Leibniz, Quid sil
idea, Gehr., Phil. Schr, VII, pp. 263-264), la vérité de la science consiste,
non dans la correspondance rigoureuse d'un système de symboles avec la
structure des choses, mais dans la conformité parfaite, obtenue par l’identité
de l’ordre des idées et de l’ordre des choses, entre le tableau mental de
l’ensemble des choses et cet ensemble lui-même. — Il va de soi que par
« tableau >, on doit entendre, non des c: images >, des peintures (imaginer,
picturas), mais des conceptions de la Pensée (conceptus cogitation#’/), cf.
Prop. 48, Scol, Ap., pp. 231-232, Geb., II, p. 130, 1. '5-13. Les < peintures >
ou images sont, en effet, les tableaux en nous des affections cérébrales, tandis
que les idées sont en nous les tableaux des essences, de leurs connexions, de
leurs propriétés communes.
72 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

à deux droits. Certes, l’idée du triangle et celle de sa propriété sont


ontologiquement antérieures à l'idée de l’idée du triangle, mais, pour
l'Ame, la connaissance de la liaison entre l'idée du triangle et l'idée
de sa propriété résulte de l'idée qu'elle prend de l'idée du triangle
comme raison ou cause de l'idée de sa propriété. Autrement dit :
en soi, la liaison des idées ne dépend pas de la réflexion sur les
idées, c'est-à-dire des idées des idées, car les idées sont en soi
produites selon l'ordre des causes dans la Pensée, sans qu’intervien­
nent en rien les idées des idées, c’est-à-dire la réflexion. Mais la
connaissance de cette liaison selon les causes est conditionnée par
la réflexion sur les idées, par la connaissance de celles-ci comme des
raisons ou des causes. On voit par là que le parallélisme intra-cogita­
tif sous sa seconde forme est condition pour l'Ame de l’enchaînement
de ses idées selon l'ordre des causes dans la Pensée, c’est-à-dke est
condition du parallélisme intra-cogitatif sous sa première forme.
Enfin, ces deux formes sont ontologiquement une seule et même
chose, puisque les idées des idées, dépendant de la connaissance
qu’elles ont de la cause de leurs objets qui sont les idées, s’ordonnent
nécessairement selon le même ordre et la même connexion que ces
objets mêmes, c’est-à-dire que les idées. Leur ordre et leur connexion
est donc la même chose que l'ordre et la connexion des idées.

§ XVI. — D ’après ce qui précède (§ X V ), on doit conclure que


le parallélisme extra-cogitatif est le fondement de la vérité, puisque,
la vérité étant conformité de l'idée à la chose (I, A x. 6), il établit
l'universelle conformité entre l’enchaînement des idées et celui des
choses ou des causes ; et, d’autre part, que le parallélisme intra-
cogitatif sous ses deux formes est pour nous le fondement de notre
connaissance possible de la vérité, puisque nous ne pourrions jamais
parvenir à conformer l'ordre de nos idées à celui des choses ou causes
extérieures, selon le parallélisme extra-cogitatif, si nous ne pouvions
conformer leur ordre à celui des causes dans la Pensée, selon le
parallélisme intra-cogitatif. Par là on s’explique q u ’il n ’y ait pas
d’autre méthode pour parvenir au vrai que, sans se préoccuper des
choses extérieures, de déduire, par la réflexion, toutes nos idées de
l’idée vraie donnée, pour les enchaîner conformément à l'ordre de
leurs raisons génétiques à l'intérieur de l’entendement.

§ ^V II. — La prééminence du parallélisme intra-cogitatif dans


l’Ame a son fondement dans la nature de l'attribut Pensée dont les
idées sont les modes, et dans la nature de l’idée qui, étant savoir,
est ipso facto savoir du savoir, idée de l’idée. Tandis que, dans les
attributs autres que la Pensée, les choses, ou les modes, étant par
nature étrangères au savoir, doivent se produire nécessairement les
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 73

unes par les autres sans le savoir, dans la Pensée, au contraire, dont
la nature s’exprime nécessairement par le savoir 4S, les choses, ou
modes, doivent se produire les unes par les autres, non seulement
en le sachant, mais en tant qu’elles le savent. En elle, comme dans
les autres attributs, les modes sont des actions de Dieu ; mais, en
elle seule, ces actions sont des actes de pensée, c’est-à-dire des actes
de connaissance. Comme les autres attributs, elle produit ses modes
en les enchaînant selon l’ordre de leur causalité. Toutefois, étant
la Pensée, et ses modes étant des idées, elle ne peut les produire et
les enchaîner que par la pensée. Mais produire par la pensée un
enchaînement d ’idées, c’est précisément le connaître, et, réciproque­
ment, savoir comment une idée en produit une autre, c’est produire
cette autre en la liant consciemment à sa cause. Ainsi, une idée vient
avant une autre, non seulement parce q u ’elle en est la raison ou la
cause, mais aussi parce qu’elle est connue comme sa raison ou sa
cause ; semblablement, une idée vient après une autre parce qu’elle
est connue par cette autre 5<\ Que cette connaissance vienne à man­
quer, et l’idée ne peut plus se lier à cette autre comme à sa
cause " .
On ne saurait toutefois pousser ces considérations à l’extrême : m
soutenir que l’enchaînement des modes du Penser, supposant la
connaissance de cet enchaînement, est produit par cette connaissance
même, et que celle-ci n ’est pas conditionnée par celui-là ; ni soute­
nir que l’idée est absolument posée par l’idée de l’idée ; ni soutenir,
enfin, que, pas plus que la possibilité des idées ne dépend des
objets qu’elles représentent, pas plus la possibilité de l’idée de l’idée
ne dépend de l’idée qu’elle a pour objet parce que, sinon, ce serait
réintroduire dans le comportement de l’idée à l’égard d’elle-même
ce qu’on a exclu du comportement de l’idée à l’égard de la chose,
etc. Ces conclusions, qui sont celles d’un idéalisme absolu, tel que
celui de Fichte, sont ici totalement aberrantes. Les idées sont des
choses que Dieu connaît par des idées, et il ne peut y avoir d'idée 49501

49. La Pensée absolue (absoluta Cogitatio, cf. Eth, I, Prop. 32, Geb., II,
p. 72, 1. 2-3), ou Chose Pensante, n'est pas le Savoir (c’est-à-dire idée, idée
de l'idée, entendement), mais seulement cause du savoir, lequel est le mode
nécessaire où elle s'exprime.
50. Cause et raison étant identiques : « causa sive ratio ».
51. « Si j'ai dit que Dieu était cause d'une idée, de celle d'un cercle
par exemple, en tant seulement qu’il est chose pensante, comme du cercle
seulement en tant qu'il est chose étendue, mon seul motif pour tenir ce
langage a été qu'on ne peut percevoir l'être formel de l'idée du cercle que
par le moyen d’un autre mode du penser qui en est co^me la cause pro­
chaine, qa’on ne peut percevoir cet autre à son tour que par l’intermédiaire
d’un autre encore et ainsi à l’infini ; de sorte que, aussi longtemps que les
choses sont considérées comme des modes du penser, nous devons expliquer
l’ordre de la Nature entière, c’est-à-dire la connexion des causes, par le seul
atribut Pensée >, Scol. de la Prop. 7 [mots soulignés par nous].
74 DE LA NA'rtJRH f i t DE l ’ORIGINE DE L'ÂME

de l’idée si une idée n’est pas donnée d’abord **• Les idées des idées
n’étant rien d'autre qu'un cas particulier des idées que Dieu a des
modes, le parallélisme entre les idées et les idées des idées doit
nécessairement se calquer sur le parallélisme entre les choses et les
idées. Prétendre que les idées et l’ordre des idées résultent de la
connaissance que l’entendement en a, c’est détruire le parallélisme
lui-même en soutenant, en opposition avec le Corollaire de la Propo­
sition 6, que l'être formel des choses [en l'espèce, l’être formel des
idées] suit de la nature divine pour la raison qu'elle a d'abord connu
ces choses. S’il est absurde de concevoir que les choses viennent des
idées, il est pour la même raison absurde de concevoir que l’idée
vienne de l'idée de l’idée.

§ XVIII. — L’ordre et la connexion des idées étant les mêmes


que l’ordre et la connexion des choses, il en résulte, comme Corollaire,
que « la puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance
actuelle 253
5 d’agir, c’est-à-dire {que} tout ce qui suit formellement de
la nature infinie de Dieu suit aussi en Dieu objectivement dans
le même ordre et avec la même connexion de l’idée de Dieu >.
C e Corollaire se tire immédiatement de la Proposition 7, car, si
l'ordre et la connexion des termes de deux séries sont les mêmes,
il y a, de part et d’autre, autant de termes, et par conséquent égalité
entre les puissances qui les produisent.
La première partie de l’énoncé conclut à l'égalité de ces puissances,
la seconde conclut à l’égalité de leurs effets, le « c'est-à-dire » (hoc
est) qui les relie impliquant leur identité.
La seconde partie perm et d ’énoncer le second aspect du parallé­
lisme, tel que, en s’appuyant sur ce Corollaire et sur le Corollaire de
la Proposition 6, l’établit la Proposition 1 du Livre V , à savoir que
l’ordre et la connexion des choses sont la m ême chose que l’ordre
et la connexion des idées. La formule de la Proposition 7 : l’ordre
et la connexion des idées sont la m ême chose que l’ordre et la
connexion des choses énonce son premier aspect. Sous le premier
aspect, l’ordre et la connexion des idées paraissent commandés par
l'ordre et la connexion des choses. Sous le second, l'ordre et la
connexion des choses paraissent commandés par l’ordre et par

52. « Non datur idea ideae nisi prius datur idea », De int. emend, Ap., 1,
S XXVII, p. 239, Geb., II, p. 16, 1. 1-2.
53. Puissance actuelle en tant qu'elle produit, a produit, produira éternel­
lement avec la même nécessité l'infinité des choses en une infinité de modes
qui découlent de la nature de Dieu. Ce par quoi « la toute-puissance de
Dieu a été en acte de toute éternité et demeure pour l'éternité dans la
même actualité », I, Scot de la Prop. 17, Ap., pp. 63-64, Geb., II, p. 62,
l. 19-20.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 75

la connexion des idées. En Dieu, toutefois, il n'en est rien, et ces deux
aspects sont en lui indifférents, ou plutôt s’évanouissent, car, que
l’ordre et la connexion des idées soient identiques à l'ordre et à la
connexion des choses, ou que, vice versa, l’ordre et la connexion des
choses soient identiques à l’ordre et à la connexion des idées, c’est
en Dieu tout un.
Mais il n ’en va pas de même pour l’homme, car, l’homme n’étant pas
co^mme Dieu pur entendement, mais, d’une part, entendement, et,
d’autre part, imagination, les deux aspects du paraüélisme se dis­
joignent en lui. Sous son premier aspect, il vaut pour l’imagination ;
sous son second aspect, il vaut pour l’entendement. Sous son premier
aspect, ü est principe de fausseté et de servitude, car lorsque
l’homme enchaîne ses idées selon l'ordre des choses qu’il perçoit ima-
ginativement, il n’enchaîne nullement les idées des choses telles
qu’elles sont en soi et selon la relation de cause à effet qui en soi
les lie entre elles, mais il enchaîne les idées des affections de son
Corps selon la succession pour lui inintelligible et, de ce fait, contin­
gente, de ces affections. La suite de ses idées, si elle est la même
que celle de ces affections, n’est alors en rien la même que l’ordre
et la connexion des choses en lli. D e là résulte une connaissance
mutilée et confuse, et l’esclavage des passions.
Sous son second aspect, au contraire, le parallélisme est pour
l’homme principe de connaissance vraie et de libération, fondement
de possibilité tant de la Science que de la Moralité. Si, en effet, tout
ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit objecti­
vement en Dieu dans le même ordre et selon la même connexion
de l'idée de Dieu, l’ordre et la connexion des choses devront être
les mêmes que l’ordre et la connexion des idées, et il suffira à l’Ame
d’enchaîner à partir de l’idée de Dieu les idées des choses selon la
nécessité rationnelle qui lie ces idées entre elles, c’est-à-dire selon
leurs relations causales, pour connaître tel qu’il est en soi l’enchaî­
nement causal des choses en soi. Ainsi la Science est possible. Et,
puisque l'ordre et la connexion des choses sont les mêmes que
l’ordre et la connexion des idées, nous pourrons enchaîner les
affections du Corps selon l’enchaînement rationnel des idées dans
notre Ame et échapper par là à la servitude des passions (cf. V,
Prop. 1, Prop. 10 et Scol.). Ainsi la Moralité est possible.
Cependant, si les Corolnnires des Propositions 6 et 7 permettent de
distinguer deux aspects du parallélisme, cette distinction n’est qu'une
pierre d’attente et n’a pour le moment nulle conséquence, puisqu’il
s’agit de déduire ici, non la connaissance que l’ho^mme a des choses,
mais la connaissance que Dieu en a par les idées de son entendement.

§ XIX. — Ce Corollaire rencontre de prim e abord une objec­


tion : il distingue la puissance de penser de la puissance d’agir,
76 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

alors que la production des pensées est non moins un agir que
la production des choses (cf. I, Prop. 16).
O n serait tenté de répondre que Spinoza, sans cesser de considérer
la puissance de penser comme une puissance d’agir, ne fait ici que
se conformer à la distinction courante du penser et de l’agir, vou­
lant signifier par là, de la façon la plus simple et, par conséquent,
la plus claire, que Dieu produit en lui autant d ’idées qu’il produit
de choses, et que les unes et les autres suivent de sa nature selon
le même enchaînement.
Mais c’est esquiver la difficulté, pM le recours à un prétendu
manquement de Spinoza à sa rigueur coutumière, au lieu de s’expri­
mer en fonction des formules précises qui sont les siennes. La puis­
sance de penser, en effet, n’est pas ici considérée simplement en
tant que puissance d'agir, car elle est rapportée, non à ce qui suit
formellement de la nature infinie de Dieu, mais à ce qui suit en
Dieu objectivement de l’idée de Dieu. En tant que puissance d’agir,
la Pensée, comme tous les autres attributs, est la puissance par
laquelle la nature infinie de Dieu produit des réalités formelles qui
sont ses modes ; mais, en tant qu’elle est puissance de penser, ces
réalités formelles se définissent quant à leur contenu par des réalités
objectives et se distinguent par là intrinsèquement des réalités for­
melles constituant les modes des autres attributs 54 D e toute évi­
dence, la distinction de la réalité formelle et de la réalité objective
n’apparaît qu’avec les idées, donc avec l’idée de Dieu qui les
conditionne toutes. En conséquence, la puissance de penser doit
se définir comme la puissance de produire des réalités objectives à
partir de la réalité objective de l’idée de Dieu.
Autrement dit, le parallélisme entre, d’une part, les modes que
la Pensée, en tant qulattribut, produit par sa puissance d'agir, et,
d’autre part, les modes que produit la puissance d’agir des autres
attributs est un parallélisme entre des choses, et, s’il n’était que cela,
il serait aveugle. Mais la Pensée, en tant que pensée, est puissance
de penser, c’est-à-dire de voir ou de connaître les choses ainsi que
leur enchaînement, et elle le peut p ^ c e que ses modes sont intrin­
sèquement des idées ou des réalités objectives. En conséquence, le
parallélisme entre ses modes et les modes de tous les attributs (y
compris d'elle-même comme attribut) est un parallélisme entre les
modes de ces attributs et les réalités objectives qui définissent ses
idées. Aussi ne peut-il être conçu qu’à partir de l'idée de Dieu,
d’où suivent toutes les idées. De ce biais, la puissance de penser se
distingue, par une distinction de raison, de la pure et simple puissance54

54. « Je crois [...} qu’il y a dans la nature une puissance infinie de


penser et que cette puissance contient objectivement, dans son infinité, la
Nature tout entière » [mot souligné par nous}, Lettre XXXII, à Oldenburg,
A p, III, p. 240, Geb., IV, p. 173. 1. 17-19.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 77

d’agir de l’attribut Pensée, qui, comme celle de tout attribut, est la


puissance de produire des réalités formelles à partir de la nature
infinie de Dieu.
Ce qui joue au fond de ce Corollaire, à l’énoncé si anodin, c’est
l’am biguïté du mode de la Pensée, qui est à la fois chose et idée,
réalité formelle et réalité objective, mode et idée du mode, idée et
idée de l’idée, etc. La distinction entre le connaître et l’agir, en tant
qu’elle se réfère à ce double aspect, n’est donc pas une simple
concession à l’usage courant. Ayant sa racine dans la nature spécifique
du mode propre à la Pensée, elle apparaît comme bien fondée.
Considération importante pour l’avenir, car elle permettra de
résoudre ultérieurement d’autres difficultés.
Quoi q u ’il en soit, ce Corollaire répond à deux questions : 1. le
champ des idées et celui des choses ont-ils la même extension ? 2. les
idées de Dieu sont-elles conformes aux choses ?
La réponse affirmative à la première question confirme la réfu­
tation des thèses de l’entendement créateur : le champ des idées
étant égal à celui des choses, il n’y a plus de m arge possible pour
le libre arbitre. Dieu, ayant nécessairement les idées de tout ce qu’il
produit, n ’a pu manquer de produire ce dont il a les idées, puisque
ces idées ne font que représenter ce qu’il produit ; elles ne peuvent
être les modèles d’après lesquels les choses sont produites, puisqu’elles
n ’en sont que les répliques, etc., ensemble de thèses déjà établies de
diverses manières par toute une série de propositions “
La seconde partie du Corollaire répond affirmativement à la seconde
question, car, si en Dieu les réalités objectives s’enchaînent selon
le même ordre et la même connexion que les réalités formelles, il est
évident que, non seulement elles ont la même extension que celles-ci,
mais quelles sont vraies. O n pourra alors conclure qu’en Dieu toutes
les idées sont vraies. Elles le sont, en effet, de deux façons : 1° elles
connaissent les causes de leurs objets et s’engendrent elles-mêmes
selon la connexion de ces causes ; or, toute connaissance vraie est
connaissance par les causes (cf. 1, A x. 4, équivalent de l’adage :
Vere scire est scire per causas) ; 2° connaissant leurs objets selon
l’enchaînement génétique de ces objets, leur propre enchaînement est
nécessairement conforme à celui de leurs objets ; or, « une idée vraie
doit être conforme à l’objet dont elle est l’idée » (1, Ax. 6). D ’où la5

55. Eth., I, Prop. 16, 17, Corollaire et Scolie, 30, 31, 32, 33 et Scolies,
34, 35 ; II, Prop. 3, Scolie. — Cf. supra, t. I, chap. IX, §§ IV et V,
pp. 261 sqq., t. II, chap. IV, § IV, pp. 51 sqq. — Sur un rapprochement
entre l'égalité en Dieu de la puissance de penser et de la puissance d'agir
d'une part, et d'autre part la formule de I, Proposition 16 : « De la néces­
sité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité
de choses, c'est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini »,
cf. supra, t. I, ch. IX, §§ IV et V, pp. 261-264.
78 DE LA NATIJRE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

Proposition 32 du Livre II : « Toutes les idées considérées dans leur


rapport avec Dieu sont vraies >.
Mais cet enseignement ne résulte-t-il pas déjà des Propositions 3
et 7, et n’est-il pas abusif d’y voir le propre de ce Corollaire ? N on
point, l'usage que Spinoza en fait dans la suite l’atteste. Ce n’est pas,
en effet, aux Propositions 3 et 7, mais à ce corollaire seul qu'il re­
court pour établir q u ’en Dieu toutes les idées sont vraies (Prop. 32)
ou adéquates (Prop. 36), ou encore que telle idée y est adéquate (Prop.
38 et 39). On constate même qu'il ne l’utüise jamais pour une
une autre fin
Pourquoi est-ce ce Corollaire, et non les Propositions 7 et 3, qui est
utilisé de la sorte ? C’est parce que, contrairement à ces Propositions,
il considère les idées, non dans leur réalité formelle, mais dans
leur réalité objective, et qu’ainsi il est seul capable d’établir expres­
sément le parallélisme entre la réalité formelle des choses (y compris
celle des idées considérées comme choses, causes, ou modes) et la
réalité objective des idées. C'est en ce sens qu’il apporte quelque
chose de nouveau et d’essentiel, l’égalité entre la puissance d’agir de
Dieu et sa puissance de penser étant ce qui permet d’assurer que
Dieu connaît adéquatement tout ce qu’il produit et qu’ainsi toutes
ses idées sont vraies.

§ ^ X . — Puisque Dieu, par sa puissance de penser, produit néces-


saTIJement les idées des modes de tous ses attributs, il en résulte :
1. comme déjà dit, que la Pensée produit les idées de ses propres
modes, c’est-à-dire les idées de ses idées, et que ses idées sont néces­
sairement en même temps idées de ces idées ; 2. qu’elle produit autant
de modes que Dieu en produit dans l’infinité de ses attributs5657.
Cette dernière affirm ation pose un problème :
Dieu a une infinité d’attributs dont chacun enveloppe une infi­
nité de modes. Les modes de Dieu sont donc infiniment infinis.
Or, la Chose Pensante, produisant autant d’idées qu'il y a formelle­
ment de modes dans la N ature entière, doit produire à elle seule
autant de modes que Dieu en produit, c'est-à-dire une infinité infi­
niment infinie (I, Prop. 16, II, Scol. de la Prop. 1, dém. de la
Prop. 3, Prop. 4). Elle aurait donc à elle seule autant de puissance
que tous les attributs réunis : « La puissance de penser de Dieu est

56. Hors des Propositions mentionnées ici, il l'utilise encore dans la


Proposition 1 du Livre V, conjointement avec le C0 1o' ll. de la Prop. 6, pour
une fin analogue, en vue d’établir que, l'ordre des choses étant conforme
à celui des idées (non moins que celui des idées à celui des choses), l'homme
peut enchaîner les choses selon l’ordre des idées, et renverser par là le point
de vue de sa connaissance imaginative pour s’élever à celui de Dieu où. tou­
tes les idées sont adéquates.
57. Cf. supra, chap. IV, § II, pp. 50-51.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 79

égale à sa puissance actueüe d'agir ». Mais, la puissance de penser


de Dieu étant son essence même (cf. I, Prop. 24), l'essence de
l’attribut Pensée devrait être égale à celle de la substance divine.
Conséquences dont l'apparente absurdité n’a pas échappé à Tschir-
nhaus : « L’attribut de la pensée a une extension bien plus grande
que les autres attributs. Or, puisque chacun des attributs fait partie
de l'essence de Dieu, comment l'admettre sans contradiction » ? 5"
Spinoza, qui satisfait aux autres questions, ne répond pas à celle-là.
D ’où plusieurs hypothèses, critiques ou interprétatives, aussi irre­
cevables les unes que les autres :
1° Il y a deux Dieu, la Pensée et l’Etre. — Assertion absurde,
réfutée par le Scolie de la Proposition 10, les Propositions 11, 12,
14, etc., du Livre I.
2° Il y a un seul Dieu, identité de l'Etre e t de la Pensée, dont la
disjonction donne lieu à l'infinité infinim ent infinie des modes de
l'Etre et à l'infinité infinim ent infinie des modes de la Pensée. —
Ce n'est plus Spinoza, c'est Schelling “ C'est même le contre-pied de
Spinoza, qui réfute, par le concept de Dieu constitué d’une infinité
d'attributs substantiels, le dualisme Etre-Esprit, conçu comme le
phénomène de l’Un.
3° Il y a un seul Dieu et « tous les divers attributs concevables
ne sont finalement que des aspects subjectifs issus de la Pensée
elle-même » “ — Hypothèse idéaliste, que réfute entre autres le
Corollaire de la Proposition 6.58960

58. Lettre LXX, de Schuller à Spinoza (14 nov. 1675), Ap., III, pp. 345­
346, Geb., IV, p. 302, 1. 23-28.
59. Sur ce point Schelling, dans son Bruno, a précisé lui-même qu'il récu­
sait le spinozisme : « Bruno : Une connaissance absolue, excluant l’opposi­
tion de la Pensée et de l’Etre [Etre = Etendue}, présuppose l’union en elle
de l’une et de l'autre. — Lucien : Incontestablement. — Bruno : Pensée et
Etre sont donc au-dessous et non au-dessus d’elle. — Lucien : Elle doit
nécessairement être plus haut qu’eux, puisqu'ils sont des opposés. — Bruno :
Mais cette connaissance est avec l’essence de l’éternel dans le rapport de
l’absolue indifférence. — Lucien : Nécessairement, puisqu’elle est la forme.
— Bruno : Puisqu’elle a au-dessous d’elle la Pensée et l’Etre, il est impos­
sible que nous fassions de la Pensée et de l’Etre les attributs de l'absolu
lui-même, pris dans son essence. — Lucien : C’est impossible. — Bruno :
Pourrions-nous donc considérer comme achevé quant à la forme ce réalisme
qui voit dans la Pensée et l’Etendue les propriétés immédiates de l'absolu,
réalisme qu’on a pourtant coutume d'estimer même être le plus achevé de
tous ? — Lucien : Non, nous ne le pourrons jamais plus », Schelling
(Samt. Werke, 1, t. IV), pp. 323-324.
60. Pollock, Spinoza, his life and philosophy, 1880, pp. 175-179. —
L. Robinson (op. cit., p. 272), qui cite Pollock, lui ajoute, comme repré­
sentant encore plus décidé de l’interprétation idéaliste, C. Stumpf, qui, iden­
tifiant le rapport de la Pensée et de l’Etendue au rapport de l'acte repré­
sentatif et du contenu représentatif, irait jusqu’à soutenir que pour Spinoza
« la réalité des choses n’est rien d’autre que la pensée que Dieu en a
(ihr Gedachtwerden durch Gott) >. — Cependant, Stumpf paraît dire peut-
80 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

§ ^ X I. — Spinoza n’ayant pas apporté lui-même une réponse, est-


il possible de la donner pour lui ? On peut le tenter, à condition de
ne rien avancer qui ne découle des prémisses de la doctrine, et de ne
prétendre à rien d’autre qu'à de simples conjectures.
Tout d'abord, Dieu, comprenant une infinité d'attributs, a néces­
sairement une puissance infiniment plus grande que ceUe de chacun
d’eux. Lors donc que Spinoza déclare qu'en Dieu la puissance de
penser est égale à la puissance d'agir, il ne peut pas vouloir dire
que la prem ière constitue en soi une puissance aussi grande que la
seconde, mais simplement que, si grande qu’on conçoive la seconde,
la première lui est égale, non absolument, mais dans son genre,
ayant autant de modes en son genre que Dieu en a, lui, dans
tous les genres. Par exemple, d’un ouvrier auteur d’une ^im ense
machine et capable aussi d'en tracer avec une exactitude parfaite
un crayon détaillé de même format, on pourra dire qu’en lui le
pouvoir de dessiner la chose est égale au pouvoir de la fabriquer,
sans vouloir dire par là qu’il lui faut autant de puissance pour la
dessiner que pour la fabriquer.
On doit donc conclure que, en ce sens, quoique produisant dans
son genre autant de modes que Dieu en produit dans tous les autres
genres, la puissance de l’attribut Pensée n’est pas égale à celle du Dieu

être autre chose : soulignant que les « choses (res) dont Spinoza parle dans la
Proposition 7 sont les objets immanents de la pensée divine », il en conclut
que « leur réalité [dans cette pensée} n’est rien d’autre que la pensée
que Dieu en a », Stumpf, Spinozastudien, Abhandlugen der Preuss, Akad.
d. Wiss, 1919, Hist. Phil. Klasse, n° 4, p. 23. Il n'affirmerait donc
nullement qu'en soi la réalité des choses se réduit pour Spinoza à la
pensée que Dieu en a, mais qu’elle s'y réduit seulement à l’intérieur de
l’entendement divin, les choses ne pouvant être en celui-ci, comme disait
Descartes après les scolastiques, qu'à la façon seulement dont elles peuvent
être dans un entendement, c’est-à-dire sous forme d'idées. C’est donc dans
la Pensée de Dieu seulement que les modes des attributs, comme choses,
seraient des Denkinhalte, et, comme idées, des Denkakte. D'où la traduc­
tion de « Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum »
par « Die Ordnung und Verknüpflung der gottlichen Vorstellungsakte ijl
die namlich wie die der gottlichen Vorstellungsinhalte » (ibid., p. 24).
Cette formule serait acceptable si l'on entendait simplement par là que,
dans la Pensée de Dieu, les idées des modes de cette Pensée s’enchaînent
comme ces modes eux-mêmes, bref, que l’enchaînement des idées des idées est
le même que celui des idées. Elle cesse de l'être, en revanche, lorsque, avec
Stumpf, on soutient que l'entendement divin est passif dans les idées qui
sont en lui comme des contenus (Vorstellungsinhalte), ce qui conduit l’au­
teur à affirmer que se retrouve ici : « le parallélisme de la psychologie aris­
totélicienne transféré à la divinité, [ ...} les objets étant le déterminant, et
les idées, comme actes, ce qui est spécifié par eux », ibid., p. 24. — ^ods
si l'on retrouve ici Aristote, c'est qu’on l’a introduit là où il n’a que faire,
car les idées de l’entendement divin qui sont objets des idées des idées
n’ont rien de passif, mais sont des modes actifs, et les idées des idées ne
sont rien d’autre que l'affir^tion maxima de leur force propre.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 81

substance infinim ent infinie. Conclusion d’autant plus évidente que,


la Pensée étant l’un des attributs de Dieu, Dieu comprend en lui les
modes de la Pensée et ceux des autres attributs, c’est-à-dire la puis­
sance de celle-là et la puissance de ceux-ci, et que, ainsi, il va de
soi que sa puissance est infinim ent plus grande que celle de la
Pensée seule.
Mais, résolue à l’égard de Dieu, la question ne l’est pas à l’égard
des autres attributs, car, puisqu’un être a d’autant plus de perfection
qu’il a plus de propriétés ou de modes “ il semble impossible de pré­
tendre que l’infinité infinim ent infinie des modes de la Pensée ne
constitue pas plus de perfection ou de réalité que l’infinité simple des
modes de chacun des autres attributs. C’est à cette difficulté, on l'a
vu, que s’arrête Tschirnhaus.
Puisqu’il paraît nécessaire d’admettre, d’une part, qu’il y a infini­
ment plus de modes dans la Pensée que dans chacun des autres attri-
bus, d’autre part, que tous les attributs ont une perfection ou une
réalité égale, la difficulté n’est-elle pas résolue si l’on conclut, avec
Lewis Robinson, que chaque mode de la Pensée a infinim ent moins
de réalité que chacun des modes correspondants des autres attri­
buts 612 ? Bref, si, en quelque sorte, « le poids spécifique de l’idée est
intermédiaire entre un et zéro » 636457? Ainsi, l’ensemble infiniment
infini des modes de la Pensée n’aurait pas plus de réalité que l’ensem­
ble infini des modes de tout autre attribut.
Cette interprétation ingénieuse s’appuie sur une certaine conception
que Descartes se ferait des idées. Descartes, en effet, sans aller,
comme quelques scolastiques, jusqu’à dénier toute réalité à l’essence
objective, déclare que les idées ne peuvent que « déchoir de la per­
fection des choses qu’elles représentent » 64 et sont « une façon
d’être bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent
hors de l’entendement » “ • De là, on a conclu qu’il devrait en être
de même pour Spinoza, puisqu’il conçoit, lui aussi, l’essence objective
comme le tableau de l’essence formelle, et que le tableau a toujours
moins de réalité que l’original. En outre 66, il dévalue au maximum
ceux des modes de la pensée qui, comme les êtres de raison, ne repré­
sentent aucune chose hors d’eux et, de ce fait, leur refuse le nom
d’idée OT.

61. Cf. supra, t. I, ch. IV, §§ IV sqq., pp. 144 sqq.


62. Lewis Robinson, Kommentar, pp. 273-274.
63. Ibid, p. 274.
64. « Deficere a per/ectione rerum », Descartes, III• Méd, A.T., VII,
p. 42, 1. 11-15, IX, p. 33.
65. Descartes, ibid., VII, p. 41, 1. 26-29, IX, p. 33. — Cf. Prem. Rép.,
A.T., VII, p. 103, 1. 1-4, IX, p. 82.
66. Spinoza, Cogit. Met, I, chap. I, § 5, Ap., I, pp. 430-431, Geb., I,
pp. 234-235.
67. Lewis Robinson, op. cit, p. 274.
82 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Si séduisante que soit cette solution, qui a le mérite de satisfaire


apparemment aux exigences de la logique, elle rencontre plusieurs
objections fondamentales.
D'abord, étant donné la haute valeur de réalité que Descartes
accorde à l'idée claire et distincte, comme vraie et immuable nanire,
on peut se demander si, en professant que la réalité objective de
l'idée est moins réeUe ou parfaite que la réalité formelle de la chose,
il n'a pas voulu simplement accorder une concession ad hominem
à ceux des scolastiques qui prétendaient la réduire à « un pur rien »,
et renforcer sa preuve en prévenant une objection fondée sur une
opinion qui ne serait pas la sienne. En fait, il a reconnu à l’idée,
dans cette preuve même, une très grande perfection, puisque, selon
lui, non seulement l'idée de l'infini n'est pas « un pur rien », mais
qu’aucune réalité formelle finie, si grande qu’elle soit, ne saurait
en être la cause, et que, au nom de la nécessaire égalité ad m inim um
entre la réalité de la cause et celle de l'effet, il faut « au moins
autant de réalité formelle » dans la cause de cette idée, c’est-à-dire
une réalité formelle infinie, qu'il y a en elle de réalité objective “
Ensuite, Spinoza n'enseigne nulle part que l'idée comporte moins
de réalité ou de perfection que la chose représentée : « L'essence for­
melle de Pierre, écrit-il, est un objet réel, l'essence objective de
Pierre est aussi quelque chose de réel » 6869701; rien n'indique là que ce
soit quelque chose de moins réel. Tout laisse présumer, au contraire,
que c'est quelque chose d'aussi réel. Quant aux êtres de raison, s’il
constate que, ne correspondant à aucun objet hors de l'entendement,
ils ne signifient qu'un néant, c'est pour affirmer que, comme modes
de la pensée, « ce sont des Etres réels » ™ Si les idées sont, en un
sens, des tableaux, ce ne sont pas des reflets causés en nous par
l'action des choses représentées, ce sont seulement leurs corrélats dont
la cause est dans la Pensée seule, et non dans les choses, leur « forme »
ou essence consistant dans « un mode du penser considéré sans rela­
tion avec l'objet » " De plus, comme l’Ame est pour Spinoza l'idée
du Corps, si toute idée déchoit de la chose qu'elle représente, il faut
en conclure que l'Ame déchoit du Corps. Conséquence qui ne
s'impose nullement chez Descartes, pour qui l'Ame n’est pas l'idée
d'un Corps, mais que Spinoza ne saurait éviter et qui serait rui­
neuse pour lui, car comment concevoir que l'Ame, lieu de l'Amour
de Dieu pour lui-même, puisse avoir moins de perfection que le
Corps ?

68. Gueroult, De.'cartej, I, pp. 207 sqq., et note sur la première preuve
a posteriori, Appendice de la seconde édition.
69. Spinoza, De int. emend, Ap., I, p. 237, Geb., II, p. 14, 1. 20-22.
70. Cogit. Met., I, ch. I, § VI, Ap., I, p. 431, Geb., I, p. 235, 1. 12 sqq.
71. Eth, II, Scol. de la Prop. 21, Ap., p. 179, Geb., II, p. 109, 1. 19-24.
— Descartes, au fond, n'est d’ailleurs pas d’une autre opinion.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 83

La solution proposée ici, malgré son ingéniosité, paraît donc


devoir être rejetée comme contraire aux aspirations fondamentales
de la doctrine et comme ne trouvant aucun appui, si lointain qu'il
soit, dans les textes.
N e pourrait-on pas en trouver une autre, fondée sur le concept
même d'infini ? On dirait alors que, l'attribut Pensée étant, comme
les autres, une essence infinie, le même attribut infini (la Pensée)
s'exprime dans chaque système infini d'idées correspondant à chacun
des systèmes infinis d'objets fondés dans chaque attribut. En consé­
quence, l'ensemble infiniment infini des idées constitué par l'ensem­
ble des systèmes infinis d'idées n'enveloppe pas pour la Pensée une
réalité infiniment infinie. Pour conclure à une telle réalité, il fau­
drait que chacun de ces systèmes d'idées fût produit par un attribut
différent, supposition doublement absurde comme contraire tant à
l'hypothèse qu'à la nature de l'idée qui, par définition, ne peut être pro­
duite que par le seul attribut Pensée. Enfin, comme l'infini lui-même
ne se divise pas, mais demeure identique au fond de chaque mode, il
est indifférent que ses modes soient une infinité, ou une infinité
infiniment infinie. Concevoir que la réalité de l'attribut serait plus
ou moins grande selon qu'il aurait plus ou moins de modes, ne
serait-ce pas introduire le nombre là où il n'a que faire, c'est-à-dire
dans l'infini qui l'exclut ?
Cependant, cette dernière explication, elle non plus, n'est pas
satisfaisante, puisque, d'après la démonstration de la Proposition 16,
d'autant plus une chose a de propriétés ou de modes, d'autant plus
elle a de réalité ou de perfection.
Finalement, cette aporie pourrait, semble-t-il, se résoudre par la
distinction, indiquée plus haut (cf. supra, § ^ X ) , entre la puissance
d'agir, ou puissance de produire les essences formelles, et la puissance
de penser, ou puissance de produire les essences objectives. Par sa
puissance d'agir, l'attribut Pensée produit, de par sa nature infinie,
une infinité d'essences formelles (les infinita), ni plus ni moins que
la puissance d'agir de chacun des autres attributs, ces infinita étant
en lui comme en eux des causes ou des choses. Toutefois, chaque
essence formelle, ayant dans la Pensée le caractère d'essence objec­
tive, c'est-à-dire de représentation ou d ’idée, se réfracte en une
infinité de reflets (les infiniti modi), correspondant aux modes qui,
sur la même ligne que la sienne, sont ses corrélatifs dans l'infinité
des attributs. Mais cette réfraction ne change rien à sa réalité formeUe,
laquelle, « abstraction faite de tout objet représenté », demeure
identiquement une seule et même cause ou chose dans l'attribut
Pensée (cf. Il, Scolie de la Prop. 21). Ainsi, les infiniti modi qui
la modulent ne l'accroissent pas plus que l'irisation n'accroît la
quantité de lumière d'un rayon de couleur blanche. En conséquence,
84 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

puisqu'elle ne produit pas en elle plus d'essences formelles que cha­


cun des autres attributs n'en produit en lui, la puissance d'agir de
la Pensée est égale à celle de chacun d ’eux ; mais, en tant que puis­
sance de penser, elle paraît infinim ent plus grande du fait qu'elle
réfracte en une infinité d’essences objectives chacune des essences
formelles qu’elle produit ; en ce sens elle est dite égale à la puis­
sance d'agir de Dieu.
Cette conclusion peut s'obtenir par une autre voie. L'infinité infi­
niment infinie des essences objectives ne résulte nullement, dans
l’attribut Pensée, de sa nature infinie comme attribut, mais du fait
que, comme Pensée, il doit représenter en lui l'infinité infiniment
infinie des choses. Or, s’il y a une infinité infinie de choses, c'est
en vertu de la nature infinim ent infinie de la substance divine qui
les produit nécessairement, mais non en vertu de l’attribut qui les
pense ; donc l’infinité infiniment infinie des essences objectives qui
les représentent n'est pas fondée dans la nature infinie de l'attribut
Pensée, mais dans la nature infiniment infinie de la substance
divine, que, par sa puissance de penser, l’attribut Pensée connaît
nécessairement dans l’idée de Dieu ; c’est pourquoi elle se déduit de
l’idée de Dieu, laquelle représente la substance divine et ses modes,
et non de la nature infinie de l'attribut, laquelle, considérée en
elle-même, indépendamment des choses qui sont à représenter, pro­
duit une infinité, et non une infinité infinim ent infinie, d'essences
formelles ou de causes.
Enfin, les infiniti modi des infinita de la Prop. 16 du Livre 1
et ceux de la Proposition 4 du Livre II ne peuvent être placés sur la
même ligne, car les premiers sont des modes de substance (de la
substance infinim ent infinie), tandis que les seconds ne sont que
des modes de modes, c'est-à-dire les modes (ou modulations) de
l'infinité des modes de l’attribut Pensée. Or, de même qu’il n'y a
pas plus de réalité dans l'ensemble des modes de la substance que
dans la substance même, ni plus de réalité dans l’ensemble des
modes de l'attribut que dans l’attribut même, il ne saurait y avoir
plus de réalité dans l'ensemble des modes d'un mode que dans ce
mode même. Ainsi, la réalité des infiniti modi des infinita dans l'attri­
but Pensée, se résorbant dans celle de ces infinita, ne saurait m ulti­
plier la réalité des infinita, et il n'y a pas plus de réalité dans cet
attribut que dans chacun des autres.
*
**

§ ^XXII. Le Scolie ramène l'attention sur Yunité ontologique des


attributs en Dieu. Il comporte deux parties, qui tirent pour les modes
et leurs enchaînements : 1 ° les conséquences de l’union des attri­
buts conçus comme constituant une seule et même substance comprise
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 85

tantôt sous un attribut, tantôt sous un autre ( l re partie) 72 ; 2° les


conséquences de la distinction réelle qui subsiste entre ceux-ci
malgré leur unité en Dieu (2e partie) ”
1° L'unité des attributs en Dieu fonde dans la substance unique
l’identité des modes, causes, ou choses, dans les divers attributs. En
effet, ce qui vaut des attributs vaut des modes : de même que les
diverses substances à un attribut (Pensée, Etendue et autres) font
une seule et même substance constituée d’attributs différents, de
même un mode quelconque d’un attribut et les modes correspondants
dans l’infinité des autres attributs font une seule et même chose
(cause ou mode) en des attributs différents. Ainsi, « un mode de
l’étendue et l’idée de ce mode sont une seule et même chose, mais
exprimée en deux manières ; c’est ce que quelques Hébreux semblent
avoir vu comme a travers un nuage » •
De Xidentité des enchaînements entre les choses dans les divers
attributs on est passé ici à Xidentité des choses enchaînées. Et cette
dernière identité fonde ontologiquement la première : puisque les

72. Eth, II, Scol. de la Prop. 7, du début à « Et si j'ai dit ... », Ap.,
pp. 132-133, Geb., II, p. 90, !. 2-17.
73. Ibid, de « Et si j'ai dit... » jusqu'à la fin, Ap., pp. 133-134, Geb., II,
p. 90, !. 17-30.
74. Et Spinoza poursuit : « Je veux dire ceux qui admettent que Dieu,
l’entendement de Dieu et les choses dont il forme l'idée sont une seule et
même chose ». Il s'agit, avant tout, de Maïmonide (Moreh Neb, I, c. 68) :
« Tu connais cette célèbre proposition que les philosophes ont énoncée à
l'égard de Dieu, savoir qu'il est l'intellect, l'intelligent et l'intelligible, et
que ces trois choses en Dieu ne font qu’une seule et même chose, dans
laquelle il n’y a pas de multiplicité. Nous aussi nous en avons parlé dans
notre grand ouvrage (Abrégé du Talmud}, car c'est la base de notre reli­
gion » (tt-ad. fr. du Guide des Egarés, Munk, t. I, p. 301). Doctrine d'ori­
gine aristotélicienne (cf. Aristote, Méta. A, c. 7, 1072 b, 19-21, c. 9, 1074 b,
33-35, 1075 a 1-5 ; cf. saint Thomas, Commentaria in Metaph. Arist, éd.
Cathala, p. 736, n. 2614), soutenue par des péripatéticiens arabes, par ex.
Alfarabi : « Deus est intelligentia, intelligible, intelligens » (cf. Fontes quaes-
tionum, c. 2, dans Schmêilders, Documenta philos. Arabum (Bonn, 1836),
et Avicenne (Ibn-Sîna) (Metaph., V, 1 et 2, f. 87, cf. Prantl, Geschichte der
Logik im Abendland, II, p. 356, Schmêilders, op. cit, pp. 26 sqq.,), dont
Maïmonide s'inspire de près (cf. Munk, op. cit, pp. 302, note) ; et par des
péripatéticiens chrétiens, en particulier saint Thomas : « In Deo autem est
idem intellectus et quod intelligitur et ipsum intelligere ejus » (Sum. Théol,
1a Pars, qu. 18, art. 14, cf. aussi 1, qu. 14, 3 ad Resp., Contra Gentiles, I,
47-48, De Veritate, qu. II, art. 2, ad Resp.). Cette doctrine est cependant
Join de coïncider avec celle de Spinoza : l'identité des idées et des choses
n’est chez ces philosophes que celle de l'intelligence avec ses objets intérieurs
(les essences spirituelles), et non celle de l'intelligence avec les choses hors
d'elle qui, comme modes d’attributs différents de la Pensée, sont sans
commune mesure avec elle. Elle se fonde sur l'identité de l’essence de Dieu
et de son entendement, que récuse énergiquement Spinoza. On comprend
donc qu’il ne J'évoque qu’avec réserve : « quod quidam Hebraeorum
per nebulam vidisse videntur ».
86 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’l l E

choses enchaînées sont les mêmes, leurs enchaînements n'en font


qu’un. Par là est éclaircie et confirmée la formule par laquelle la
Proposition 7 s'énonce : « L’ordre et la connexion des idées sont
la même chose (idem est) que l’ordre et la connexion des choses >.
Alors que la Proposition 7 établit par un axiome gnoséologique que
l’identité des enchaînements des modes dans les divers attributs
est nécessaire, le Scolie, dans sa première partie, explique par des
vérités ontologiques pourquoi elle l’e s t75. En l’espèce, il rem plit à la
lettre sa fonction de Scolie (crxoÀiov), c'est-à-dire de reimarque
explicative.
Cette chaîne unique, abstraction faite de sa diversification dans
l'infinité des attributs, Spinoza l’avait déjà déduite de la substance,
dans la Proposition 28 du Livre 1. Il n’a cessé dès lors de l’évoquer en
exprimant l’infinité infinim ent infinie des modes divins par la
formule : « infinita infinitis modis 767 » ; infinita, c’est la chaîne
unique des modes singuliers de la substance unique, qui sont les
mêmes choses sous des attributs différents ; infinitis modis, c'est
leur diversification à l'infini co ^m e modes des différents attributs.
Ainsi, le parallélisme des modes corrélatifs, conçu comme exprimant
leur identité en une seule et même chose (una eademque res), reçoit
de l’unicité de la substance son fondement ontologique.
2° La seconde partie du Scolie est la contrepartie de la première :
malgré leur identité au regard de la substance, les modes des divers
attributs n’en sont pas moins causés par Dieu en tant seulement
qu’il est tel ou tel attribut. Ainsi, la causalité divine n’étant toujours,
malgré l’identité de son acte en toute chose, que la causalité de ses
attributs, — ce pourquoi Dieu comme cause, c'est-à-dire comme
Natura naturans, doit se définir primordialement par ses attributs ” ,
— les divers modes produits par Dieu en ses divers attributs restent
réellement distincts les uns des autres tout autant que (cf. 1, Scol. de la
Prop. 10) restent réellement distincts en Dieu même les attributs
constitutifs de sa substance. C'est là un rappel de la Proposition 7
et de la Proposition 6 : l’unité ontologique des modes ne doit pas
faire perdre de vue leurs différences réelles et essentielles. Aussi,

75. « De ce que l’Ame et le Corps sont une seule et même chose qui est
conçue tantôt sous l’attribut Pensée, tantôt sous l’attribut Etendue, il résulte
(unde fit) que l’ordre ou l’enchaînement des choses est le même (una sit),
que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre », Eth, III, Scol.
de la Prop. 2, avec renvoi à II, Scol. de la Prop. 7. — On observe que la
conclusion d’un Scolie fait l'objet d'un autre Scolie, et non d’une Proposition.
— On sait que le Scolie est en géométrie une remarque concernant la pro­
position qui précède (au féminin, Scolie est le commentaire philosophique
ou critique d'un texte).
76. Eth, I, Prop. 16 et passim.
77. Cf. supra, t. I, chap. IX, § III, pp. 260-261, chap. X, § ^XX, pp. 300
sqq., chap. XI, §§ XV-XVI, pp. 344 sqq.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 87

contrairement à la démonstration de la première partie, qui est


ontologiquement fondée sur la substance infinim ent infinie, la
démonstration de cette contrepartie est-elle gnoséologique ; se tirant
de ceUe de la Proposition 7, elle se fonde comme elle sur la loi de
connaissance énoncée dans l’A xiom e 4 du Livre I : nous ne pouvons
connaître un mode de la pensée que par sa cause, laquelle est un
mode de la pensée, etc. ; connaître un mode de l'étendue que par sa
cause, c'est-à-dire par un mode de l'étendue, etc. La puissance cau­
sale des attributs est conclue là d'une nécessité gnoséologique, et,
même lorsqu'il s’agit de celle de l'Etendue, il est procédé du
connaître à l'être.
Les dernières lignes du Scolie concluent des attributs à Dieu :
chaque attribut étant cause de ses modes et Dieu étant constitué par
l'infinité des attributs, Dieu est cause des choses produites par ses
attributs, et, par là même, cause des choses telles qu'elles sont en
soi. Ainsi est prévenue la méprise qui naîtrait de la première partie
du Scolie, au cas où l'on se figurerait que les modes produits par les
attributs, du fait qu'ils expriment diversement les choses produites
par Dieu, ne seraient pas les choses telles qu'elles sont en soi. Si,
en effet, les attributs ne constituaient pas D ieu tout en étant les
causes des choses, Dieu ne causerait pas lui-même les choses, et
celles-ci, lui étant en ce sens étrangères, seraient illusoires ; si, d'autre
part, il les produisait lui-même réellement, mais que ces attributs ne
constituassent pas sa substance, les choses, en s'exprimant diverse­
ment selon la diversité des attributs, seraient en ceux-ci autres que
ce qu'elles sont en soi, et elles seraient phénoménales. Toutes ces
hypothèses sont désormais exclues et, du même coup aussi, les doc­
trines qui, séparant Dieu de son Verbe créateur, creusent un abîme
entre lui et les choses, compromettant par là leur authentique réalité.
« Je ne puis maintenant expliquer cela plus clairement », observe
Spinoza pour finir. Rien pourtant ne paraît d'ores et déjà plus clair.
Mais, puisque des explications ultérieures semblent être ici annoncées,
où peut-on bien les trouver ? Sans doute, dans les Scolies des Propo­
sitions 21 du Livre II et 2 du Livre III. Il est vrai qu'ils évoquent le
présent Scolie, moins pour le rendre plus clair que pour rendre plus
claires, grâce à lui, les Propositions auxquelles ils se rapportent 78
Mais on peut estimer que, en l'appliquant au cas concret de la
relation entre l'Ame et le Corps, ils le rendent de ce chef lui-même
aussi plus clair.78

78. Les deux Scolies ccmmencent de la même façon : « Haec Propositio


longe c!arius intelligitur ex dictis in Schol. Prop. 7 hujus », Ap., p. 179,
Geb., II, p. 109. — « Haec clarius intelliguntur ex iis quae in Schol. Propo-
sitionis 7, Partis 2, dicta sunt », Ap., p. 258, Geb., II, p. 141, 1. 23-24.
88 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

§ ^X III. — En tant qu'elle démontre l'unicité de la chaîne des


causes ou des choses en se fondant sur l'unité des attributs, imposée
par l'unicité de la substance, la première partie du Scolie de la
Proposition 7 est elle-même la contrepartie de la Proposition 6,
qui démontre l’indépendance radicale de la puissance causale des
différents attributs en se fondant sur leur distinction réelle. Elle
apporte ce principe ontologique d’unité auquel on s’était naguère
attendu, mais dont se passait la Proposition 7, laquelle, se tenant
rigoureusement au fil de la déduction, ne posait rien qui ne se
pût conclure de l’attribut Pensée.
Contrepartie de la Proposition 6 en tant seulement qu'elle la
complète, mais non en tant qu’elle s'y oppose. En effet, la Propo­
sition 6, établissant pour chacun des attributs une causalité efficiente
semblablement autonome, introduisait à l'identité en eux du compor­
tement des causes. Si elle a pu étendre à tous les attributs cette
autonomie que la Proposition 5 établissait pour la seule Pensée, c’est
en se fondant sur Xidentité de nature des attributs qui, en tant
qUattributs, sont pareillement essences de substance et conçus par
soi. Par là devenait possible son Corollaire, où s'affirme déjà l'identité
de la façon et de la nécessité (eodem modo eademque necessitate)
selon lesquelles les idées et leurs objets s'ensuivent de leurs attributs
respectifs. Cette identité, que la Proposition 6 introduisait en se
fondant sur Xidentité formelle de la nature des attributs, la première
partie du Scolie de la Proposition 7 la confirme par Xidentité de
leurs contenus, les modes divers en chacun d ’eux n’étant qu'une
seule et même chose au regard de la substance.
Enfin, l'autonomie causale, que cette même Proposition 6 établissait
pour chaque attribut, est confirmée par la dernière partie de ce
Scolie, laquelle témoigne que cette autonomie s’allie parfaitement
avec l’identité des contenus divers selon les divers attributs.
On voit par là qu’il est impossible de soutenir, comme l’ont fait
certains, que le Scolie de la Proposition 7 impose aux différents
attributs, à l'encontre de la Proposition 6, l’identité de l'enchaîne­
ment de leurs modes, et que la preuve du parallélisme n'est admi­
nistrée vraiment que dans ce Scolie, au moyen de l’unicité de la
substance. Car, outre ce que nous avons dit, on constate que la
Proposition 7 le prouve à elle seule, sans recourir le moins du monde
à cette unicité. D ’autre part, on conférerait par là à un Scolie le rôle
d'une Proposition, et, en l’introduisant abusivement dans la chaîne
déductive, on ferait violence à l’ordre. Un Scolie — comme on l’a
déjà dit et comme son nom l’indique — n'est qu’une explication
complémentaire. Même s’il comporte une démonstration, cette dé­
monstration, étant étrangère à celles de la chaîne, reste accessoire.
Depuis le début du Livre II, le principe de la chaîne, c’est la Pensée,
attribut de Dieu. La Proposition 7, démontrant le parallélisme au
DÉDUCTION DU P.ARALLÉLISME 89

moyen de la loi rendant possible la connaissance (c’est ' l’A xiom e 4


du Livre 1), loi qui préside à la genèse des idées, appartient à la
chaîne, non le Scolie, qui s'appuie sur un autre principe, à savoir la
substance infinim ent infinie. Dans la suite 798012, apparaîtront des dé­
monstrations fondées sur ce Scolie, mais, quoique dites « plus claires
et « plus évidentes », elles seront cependant toujours, ou subsidiaire­
ment mentionnées (Il, Proposition 8), ou rejetées dans des Scolies
(Il, Scolies des Propositions 12, 21, 43, III, Scolie de la Proposition 2).
C’est que, découlant d’un Scolie, elles ne peuvent être, elles aussi,
que des Scolies, c'est-à-dire des explications en marge de la chaîne “°.

§ ^X IV . — On découvre ici des analogies instructives avec les


démarches déductives du Livre 1. Là, on prouvait d’abord (Prop. 7)
l’existence par soi des attributs conçus comme substances à un seul
attribut, puis (Prop. 11) l'existence par soi de Dieu, substance cons­
tituée d'une infinité d’attributs. En conséquence, les attributs conser­
vent leur existence par soi quoiqu'ils se causent indivisément et tous
ensemble (simul) en Dieu, l’existence nécessaire de Dieu étant la
leur et réciproquement. De même ici, on prouve d'abord l'identité
nécessaire des enchaînements dans les divers attributs, et l'on fonde
ensuite cette identité dans la substance unique comme identité des
modes qui sont enchaînés. D'autre part, de même que, dans le Scolie
de la Proposition 10 du Livre I, les propriétés démontrées des subs­
tances à un seul attribut les habilitaient à constituer toutes ensemble,
comme attributs, la substance unique et à n'être qu’une seule cause
par soi, de même ici le comportement identique des diverses chaînes
de modes dans les divers attributs les habilite à n’en constituer qu’une
seule : celle des modes de la substance unique. Cependant, de même
que les attributs unis dans la substance ne cessent de s'y distinguer
réeUement (cf. I, Prop. 10, Scolie), y étant toujours, de par leur
essence, conçus par soi, de même la série unique des modes ne cesse
de constituer dans les divers attributs des chaînes réellement diverses
que Dieu, par un seul et même acte, produit en chacun d’eux telles
qu’elles sont en soi, à savoir comme réellement différentes *\
En conséquence l'identité en une seule et même chose de deux
modes correspondants dans des attributs différents, par exemple d'une
idée et du corps qui est son objet, n’est pas une identité essentielle,
mais, au premier chef, une identité causale sa- Cette idée et ce
corps diffèrent par leur essence autant que diffèrent entre eux les
attributs dont ils sont respectivement les modes. Ils ne sont identiques
que par l'acte qui les produit, lequel est le même parce que la

79. Eth, II, Propositions 8, 12, 21, 43, III, Prop. 2.


80. Cf. infra, chap. V, § XVII, p. 130.
81. Cf. aussi Eth, III, Scol. de la Prop. 2.
82. Cf. supra, t. I, chap. VII, § XIII, pp. 2 37 sqq.
90 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

cause est de part et d ’autre déterminée et située identiquement ^rns


la chaîne des causes, si bien qu'ils ne peuvent être produits l’un
sans l'autre, qu'ils surgissent et s'évanouissent simultanément, aussi
nécessairement qu'existent simultanément (simul) dans la substance
divine les deux attributs qui sont respectivement leurs premières
causes. Leur unité comme unité d'une seule et même chose, c’est
donc à la fois, d'une part, leur identité causale, et, d'autre part,
l'indissolubilité de leurs essences distinctes ; de même qu’en Dieu
l'unité de la substance est à la fois l'indissolubilité de ses attributs
réellement distincts, imposée par la plénitude absolue de son être
total, et l'unicité de sa cause propre, imposée par cette unité.

§ ^X V . — Il est donc exclu qu’en roi s’effacent les différences


entre les diverses chaînes de modes, et que l'expression infinita
infinitis modis indique qu'il n'y a en réalité et originellement qu'une
seule et même suite de choses ou modes de Dieu, laquelle, ultérieu­
rement réfractée dans la diversité des attributs, apparaîtrait alors sous
l'aspect d'une infinité de séries différentes. Ce serait expulser les
attributs de la puissance divine, les réduire à des formes subalternes
phénoménalisant les effets de la N ature Naturante. Or, on l'a vu,
la substance de Dieu, ce sont ses attributs mêmes, son essence et sa
puissance ne sont rien d'autre que les leurs. Les modes que produisent
chacun d'eux, comme des choses infiniment différentes de celles que
produisent chacun des autres, c’est elle qui les produit tels qu’ils
sont en soi, en chacun d'eux. Elle les fonde alors donc dans la réalité
de leur différence. Elle produit directement une idée en tant qu’elle
est Chose Pensante, comme elle produit directement un corps en
tant qu'elle est Chose Etendue. Son unité ne saurait jamais faire que
la cause de l'idée soit autre chose que la nature du seul attribut
Pensée, ni la cause du corps autre chose que la nature du seul attribut
Etendue. « C'est pourquoi Dieu est réellement, en tant qu'il est
constitué d'une infinité d'attributs, cause des choses comme elles
sont en elles-mêmes (ut in se sunt) » “
Cependant, dès qu'on interprète les attributs comme des formes
phénoménalisant sous l'aspect d'un divers l'identité en soi homogène
et sans différence de la substance, on est inévitablement conduit à
interpréter de la même façon la différence de leurs modes respectifs
et à nier leur distinction essentielle, tout autant qu’on l’a niée des
attributs eux-mêmes. Le spinozisme est alors détruit de fond en
comble, car c'est précisément sur cette distinction que repose son
enseignement fondamental, la possibilité du salut requérant l’auto­
nomie absolue des divers attributs et des séries de leurs modes res­
pectifs, malgré l'identité de leur comportement interne. Ainsi, dans83

83. Scol. de la Prop. 7, r»b fin. [mots soulignés par nous].


DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 91

les effets de la substance comme dans la substance même, l'union des


attributs n'est pas une fusion où ils se perdent, mais une indissolu­
bilité où ils conservent leur hétérogénéité propre.

§ ^X V I. — L'interprétation selon laquelle les attributs seraient


des différences inessentielles pour une substance qui serait en soi
pure indifférence rend inconcevable, ainsi que l'a remarqué Lewis
Robinson “ , l’incapacité de notre âme d ’en connaître plus de deux,
car l'unité essentielle de la substance et sa diversification inessentielle
en une infinité d'aspects phénoménaux devraient se manifester en
n'im porte quel point de son être. Toute âme aurait donc nécessai­
rement l'idée de l'infinité des attributs différents. Si, au contraire,
la différence des attributs appartient essentiellement à la substance,
ceUe-ci ne peut manifester ces différences que dans la totalité de
son être (en tant qu'il est constitué par la totalité des attributs), non
dans un de ses modes quelconque, non par conséquent en toute idée.
En d'autres termes, il faut réunir tous les secteurs de l’être pour
embrasser toutes ses différences, différences qui sont réelles ; et
chacun de ces secteurs, ne manifestant pour sa p art qu’un seul genre
de différences, exclut de lui les différences des autres genres. D'où
il résulte : 1° que l'idée d'une différence d'un certain genre (par
exemple d'un mode de l'étendue) exclut l'idée d ’une différence d'un
autre genre (par exemple d'un mode d'un attribut autre que l'éten­
due) ; 2° que notre âme, étant idée d’un mode de l'étendue, ne peut
connaître d'autre attribut que l'Etendue et la Pensée ; 3° qu'il y a
autant d'idées ou d'âmes différentes que d’expressions d'une même
chose dans l'infinité des attributs différents. Tel est le sens et la
justification de la réasnse que Spinoza donne sur ce point à Tschir-
nhaus, lequel s'en satisfait “
Cependant, ne reste-t-on pas confronté à une insurmontable anti­
nomie ? D 'une part, la substance, du fait de son indivisibilité, doit
être quant à sa nature tout entière en chacun de ses modes, ce qui
explique que son idée adéquate soit au fond de toute âme et que
nous la concevions comme constituée par une infinité d'attributs ; ne
devrions-nous pas alors connaître tous ses attributs ? D 'autre part,
ses attributs, du fait qu'ils sont incommensurables entre eux, doivent,
sauf la Pensée et l'Etendue, rester inconnaissables pour les âmes ou
idées qui ont pour objet un mode de l'étendue ; ne sommes-nous
pas alors condamnés à ignorer la substance ?
C'est là encore une pseudo-antinomie. — Ces deux exigences
contraires, étant l'une et l'autre démontrables, sont des vérités de

84. Lewis Robinson, op. cit., pp. 280-286.


85. Lettre LXVI, à Tschimhaus, Ap., III, p. 329, Geb., IV, p. 280, et
Lettre LXIV, à Schuller, pp. 326-327, Geb., IV, pp. 277-278. Cf. supra,
ch. Ill, § VI, pp. 45-46.
92 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

raison, et la raison impose leur conciliation. Celle-ci consiste en ce


que nous avons une connaissance totale de la forme ou nature de la
substance, et seulement une connaissance partielle de son contenu.
En conséquence, son idée est nécessairement en nous celle d'un
« quelque chose » qui nous d it que « [les attributs] sont, sans nous
dire en même temps ce qu'ils sont » Bref, tout de même que le
soleil ne laisse pas d'imposer son idée entière, alors qu'une partie de
son disque est éclipsée, la substance divine ne laisse pas d'imposer
son idée entière, alors qu'une partie de son contenu nous est cachée.
L'inconnaissabilité de ceux de ses attributs qui nous échappent n'est,
pas plus que l'éclipse, un mystère pour notre entendement, car elle
est a priori démontrable, à partir de la substance divine, de l'incom­
mensurabilité de ses attributs constituants et de la nature de notre
Ame comme idée d'un Corps existant en acte, avec la même rigueur et
clarté que l’éclipse est calculable à partir des mouvements de la lune
et du soleil “ Mais, précisément, une telle démonstration est impos­
sible dans l'hypothèse où ces attributs ne seraient que des diversifi­
cations inessentielles et phénoménales d'une substance en soi abso­
lument simple et homogène. Toutes les difficultés sont-elles levées
pour autant ? On n'en pourra décider qu'ultérieurement, à propos du
Scolie de la Proposition 21 ” •
*
*

§ ^X V II. — Le parallélisme universel, étant fondé et acquis, va


désormais être utilisé comme principe (ratio) de la détermination
dans l'entendement divin des idées des choses finies, considérées tant
dans leurs essences que dans leurs existences. Par là deviendra pos­
sible, en prem ier lieu, la déterm ination de l'Ame humaine, à la
fois comme partie éternelle de l'entendement divin et comme idée
d'une chose singulière existant en acte, et en second lieu, la déter­
mination des idées perçues par cette Ame.
Puisque Dieu connaît nécessairement tout ce qu'il produit (Prop. 3)
86. Court Traité, 1” partie, ch. V, addition 3 (au § VII, fin de l'addition),
Ap., I, p. 47.
87. Lettre LXIV, à Schuller, Ap., III, pp. 326-327, Geb., IV, pp. 277-278;
cf. supra, ch. III, § VIII bis, pp. 63-64, et t. I, chap. 1, 1, § XVIII, p. 53.
88. Comparaison contestable, observera-t-on, car l’éclipse ne fait que cacher
provisoirement le disque solaire, elle ne le rend pas inconnaissable. — Cette
circonstance n’enlève rien au raisonnement. Ainsi, l'impossibilité depuis des
millénaires d’apercevoir à partir de la terre l’une des faces de la lune n’a pas
empêché de connaître exactement la nature de cet astre, c'est-à-dire d’en
déterminer la forme, la grandeur, le volume, la masse, la distance, la vitesse de
rotation, ni de démontrer par la mécanique céleste qu'il est nécessaire qu'une
seule face de ce satellite soit visible de la terre. La perception récente
de sa face cachée n'a rien enlevé (ni non plus ajouté) à ces connaissances
rationnelles.
89. Cf. infra, chap. VIII, § § VII-IX; pp. 251 sqq.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 93

et qu’il produit les essences et les existences des choses (1, Prop. 25),
il a nécessairement dans son entendement infini les idées tant des
essences que des existences des choses. Comme celles-là sont éter­
nelles et celles-ci temporelles [ayant une durée déterminée que le
temps mesure}, comme l’ordre et la connexion des idées sont les
mêmes que ceux des choses, ainsi qu’il appert de la Proposition 7,
les idées des essences doivent être éternelles et les idées des existences
doivent être temporelles (avoir une durée déterminée, mesurée par
le temps). D ’où la Proposition 8 : « Les idées des choses singulières,
ou modes, n'existant pas [c’est-à-dire les idées des essences éternelles
de ces choses} doivent être comprises dans l'idée infinie de Dieu
[c’est-à-dire dans son entendement infini} de la même façon que les
essences formelles des choses singulières, ou modes [c’est-à-dire que
ces mêmes essences éternelles}, sont contenues dans les attributs de
Dieu ». Ce qui, ajoute Spinoza, « se connaît plus clairement par le
Scolie de la Proposition 7 ». Si, en effet, les idées et leurs objets
sont une seule et même chose sous des attributs différents, les
premières seront nécessairement éternelles ou temporelles selon que
les seconds le seront “
D e là résulte (Hinc sequitur) le Corollaire : « T a n t que les choses
singulières n'existent pas, si ce n ’est en tant que comprises dans les
attributs de Dieu [c’est-à-dire si ce n’est en tant qu’essences éternelles
finies ou modes éternels finis}, leur être objectif, c'est-à-dire leurs
idées, n'existe pas, si ce n'est en tant qu'existe l'idée infinie de Dieu
[c’est-à-dire si ce n’est en tant qu’existe son entendement, qui com­
prend, à titre d’idées éternelles, les idées de tous les modes découlant
nécessairement de sa substance} ; et, sitôt que les choses singulières
sont dites exister, non seulement en tant que comprises dans les
attributs de Dieu, mais en tant qu'elles sont dites durer, leurs idées
aussi envelopperont une existence par où elles sont dites durer ».
Dans u n Scolie, Spinoza, désireux de s’expliquer encore plus clai­
rement, commence par reconnaître qu’il ne le peut à l’aide d’un
exemple adéquat, vu qu’il s’agit là d’une « chose unique », à savoir
d’une propriété spécifique de l’entendement divin, mode infini de
la Pensée auquel rien n ’est comparable. Il estime toutefois pouvoir,
grâce à la géométrie, parvenir à une illustration approximative de
ce qu’il avance.
La nature du cercle, observe-t-il, est telle que les rectangles sous les
segments de toutes les droites qui se coupent à l’intérieur de lui
sont égaux entre eux ; c’est pourquoi le cercle contient une infinité
de rectangles égaux entre eux. Mais, pourtant, on ne peut dire
qu’aucun existe, si ce n ’est qu’autant que le cercle existe, et l’on ne
peut pas dire que l’idée de l’un quelconque de ces rectangles existe,

90. Sur le caractère de ce Scolie, cf. supra, § XXIII, p. 88.


94 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

si ce n’est qu’autant qu’elle est contenue dans l’idée du cercle. Suppo­


sons maintenant que, de cette infinité de rectangles, il en existe seule­
ment deux, à savoir E et D. Alors les idées de ces deux rectangles
n'existent plus seulement en tant qu'elles sont contenues dans l’idée
du cercle, mais encore en tant qu'elles enveloppent l'existence de ces
rectangles ; ce qui fait qu'elles se distinguent de toutes les autres
idées de tous les autres rectangles 9\

§ ^ X V II bis. — Le Corollaire, qui concerne à la fois les idées qui


n’existent pas et celles qui existent, a une portée plus étendue que
la Proposition, qui ne concerne que les premières. C'est pourquoi,
malgré le « H inc sequitur », il ne déduit d’elle que sa première
partie (relative aux idées qui n'existent pas), mais non sa seconde
(relative aux idées qui existent), laquelle est fondée, en réalité, non
sur elle, mais sur les prémiss es qui ont permis sa démonstration, à
savoir sur la Proposition 7 et son Scolie.
En outre, co^rne en témoignent les démonstrations des Proposi­
tions 9, 11, 45, ce qui importe dans la suite du Livre II, ce n'est
pas la Proposition 8, mais son Corollaire et son Scolie, dans la mesure
précisément où ils concernent les choses qui existent. La raison en
est que ce Livre ne considère l'Ame que comme l'idée d'un Corps
existant en acte (cf. dém. de la Prop. 11).91

91. Spinoza, dans une première version, avait écrit : « Le cercle est de
nature telle que des rectangles compris sous les deux parties du segment
de toutes les lignes droites se coupant à l'intérieur du cercle sont égaux
entre eux ». Il l'a simplifiée ultérieurement en substituant à c rectanguli
comprehensi sub duabus partibus segmenti omnium linearum rectwum, etc. »
le raccourci « rectangula sub segmentis ». — « In eodem », dans « in eodem
sese invicem secantium », signifie in circulo. On ne doit donc pas le traduire
avec Appuhn (p. 136) par « en un même point à l'intérieur, etc. ». On n'est
pas autorisé, d'autre part, à corriger le texte d'après celui de la Lettre LIX
(Ap., III, p. 319, Geb., IV, p. 269, l. 31-35), comme le fait Appuhn, en
substituant « a segmentis » à « sub segmentis », car cette lettre est de Tschirn-
haus, et non de Spinoza. — Sur les corrections successives de ce texte,
cf. Gebhardt, Spinoza Opera, Il, Textgestdtung (91, l. 16-18), p. 358. Quant à
l'origine de cette illustration géométrique, elle serait chez Gersonide, cf. Wolf­
son, op. cit, Il, p. 31.
DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 95

Mais ce n’est pas seulement dans le Livre II, c’est dans tout le cours
de YEthique que la Proposition 8 reste inutilisée, au bénéfice de son
Corollaire et de son Scolie, par exemple, dans les démonstrations
des Propositions 21 et 23 du Livre V. Pourquoi alors une Propo­
sition relative aux seules idées qui n'existent pas ? C'est que ces
idées, comprises en Dieu de toute éternité, sont les essences éter­
nelles des idées existant dans la durée, que par là même elles en
sont la cause (ou la raison) interne, et qu'il est impossible sans elles
de les concevoir correctement. Ainsi, grâce à la Proposition 8, en
tant qu'elle constitue immédiatement la première partie de son
Corollaire, on pourra démontrer que l'idée d'une chose singulière
existant dans la durée enveloppe nécessairement, outre l’idée de son
existence fugitive, la réalité de son essence éterneUe (cf. V, dém. de
la Prop. 23) ; ce que, sans doute, établissait déjà la Proposition 25
du Livre I (cf. V, dém. de la Prop. 22), mais seulement de façon
très générale (cf. V, fin du Scolie de la Prop. 34). C’est pourquoi, en
démontrant que les choses qui n'existent pas sont réelles d'une autre
façon, en tant que comprises éternellement en Dieu, la Proposition 8,
bien qu'elle ne soit jamais elle-même invoquée par le Livre V,
prépare les Propositions de ce livre relatives aux essences.
On peut conjecturer, enfin, que Spinoza a pu vouloir dès main­
tenant établir que, tant que les choses n'existent pas en acte dans
la durée, leurs idées n'existent pas non plus en acte dans la durée,
afin d'écarter, d'entrée de jeu, les doctrines platoniciennes et chré­
tiennes qui, concevant que l'existence de l'Ame ne dépend pas
de celle de son Corps, affirm ent que, existant avant et après lui,
elle a, par elle-même, des propriétés et des facultés (imagination,
mémoire, etc.) que, en vérité, elle ne saurait posséder s'il n’exis­
tait pas (cf. V, Scol. du Coroll. de la Prop. 34) ; résultat négatif
qui est en même temps positif, puisqu'il ouvre la voie à la définition
de l'Ame comme idée d'un Corps existant en acte (cf. Prop. 11).
Quant à l'exemple géométrique développé par le Scolie, il est,
malgré le caractère inévitablement approximatif que Spinoza lui
reconnaît, aussi précisément que possible ajusté à la conception onto­
logique qu'il vise à expliquer.

Il comporte trois points :


1° Il est de la nature du cercle de comprendre en lui une infinité
de rectangles égaux qui n'y existent pas en acte, mais seulement
en tant qu'ils sont compris dans sa nature.
2° Cependant (attamen), pour que ces rectangles existent dans ce
cercle en tant seulement que compris dans sa namre, il faut aussi
que ce cercle existe en acte, car ils ne sont pas concevables tant que
le cercle n'est pas tracé in concreto ; corrélativement, pour que les
96 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

idées de ces rectangles existent simplement en tant que comprises


dans l'idée de ce cercle, il faut qu'existe en acte l'idée de ce
cercle existant en acte.
3° Lorsque, parm i les rectangles existant seulement en tant que
compris dans la nature du cercle existant en acte, deux d'entre eux,
les rectangles E et D, étant tracés in concretro, existent aussi en acte,
c'est-à-dire ont une existence déterminée quant au temps et au lieu,
alors leurs idées n'existent pas seulement en tant qu'elles sont
comprises dans l'idée de la nature du cercle existant en acte, mais elles
existent aussi en acte comme idées de ces deux rectangles existant
en acte.
O n voit que, dans le point n° 2, l'existence des rectangles seulement
comprise dans la nature du cercle est absorbée dans l'existence en
acte du cercle et se confond avec elle, bien que (point n° 1) elle soit
commandée seulement par la nature de ce cercle.
Dans le point n° 3, au contraire, l'existence en acte des rectangles
E et D n'a pas sa raison suffisante dans la nature du cercle existant en
acte (ni dans la cause de son existence en acte), mais dans une série
de causes existant en acte, étrangères à cette nature (ce qui correspond,
pour l'ontologie, à l'intervention de la chaîne infinie des causes
singulières).
Enfin, si la raison par laquelle ces rectangles sont compris dans
le cercle existant en acte ne réside pas dans la cause de son existence
en acte, puisque cette raison consiste seulement en sa nature, il n'en
demeure pas moins que le cercle doit exister en acte pour que ces
rectangles soient conçus comme compris en lui. Par là, l'exemple
géométrique cadre bien avec le cas ontologique auquel il s'applique,
à savoir avec celui des modes qui n'existent pas en acte, et qui,
ayant leur raison dans la nature de l’attribut, ne sont possibles que
parce que cet attribut existe. Et l'on a pu en conclure que les choses
qui n'existent pas ne sont concevables que dans et par une chose qui
existe, que ce qui est effectivement conçu, sans cependant pouvoir
l'être par l'existence d'une autre chose que lui, existe nécessairement
du moment que nous le concevons, et qu'ainsi, par le seul fait que
nous pensons la substance, nous savons immédiatement que néces­
sairement elle existe (cf. 1, Scol. 2 de la Prop. 8) 91<.
On p eu t découvrir à partir de là ce qui différencie l'exemple géo­
métrique et la vérité ontologique qu'il vise à illustrer. Dans le premier
cas, la raison de l'existence du cercle, n'étant pas sa nature, mais une
cause étrangère à celle-ci, n'est pas en même temps la raison de
l'infinité des rectangles égaux qu'il comprend en lui ; dans le second
cas au contraire, la raison de l'existence de l'attribut, étant seulement92

92. Cf. supra, t. 1, chap. III, § ^XXllI, pp. 134 sqq.


DÉDUCTION DU P^ARALLÉLISME 97

sa nature, est en même temps la raison de l’infinité des modes qui


existent en lui simplement en tant qu’il appartient à sa nature de
les comprendre en lui. Par là s’efface la distinction entre le point
n° 1 et le point n° 2, et l’exemple géométrique se révèle de ce
fait comme « n’expliquant pas adéquatement la chose dont on parle ».
Rien de plus naturel, puisque le cas de l’attribut et des modes
compris en lui est un cas unique. Toutefois, il n ’en demeure pas moins
valable, et son défaut n’est que véniel, puisque, pour l’essentiel, il
s’ajuste à ce qu’il s’agit d’expliquer, à savoir la différence entre
les idées ayant pour objets des choses qui existent en acte et les
idées ayant pour objets des choses qui n’existent pas en acte et
existent seulement en tant qu’elles sont comprises dans l’attribut.

§ ^X V III. — Les idées des deux rectangles existant en acte sont


dites se distinguer des autres idées des autres rectangles 93 Mais de
quels autres rectangles ? De ceux qui existent seulement en tant qu’ils
sont compris dans le cercle ou de ceux qui existent en acte ?
D ’aucuns ont cru qu’il s’agissait de ces derniers, estimant que,
tandis que les premiers subsistent de façon indifférenciée dans la
figure où ils sont compris, les derniers se différencient réellement
les uns des autres par la détermination précise de leur temps et de
leur lieu. Ils en concluent que les idées dont se distinguent celles des
deux rectangles existants donnés, ce sont les idées d’autres rectangles
existants. Ils se confirment dans leur opinion par ces premiers mots
de la démonstration de la Proposition 9 : « L’idée d’une chose singu­
lière existant en acte est un mode singulier du penser et distinct des
autres (Coroll. et Scol. de la Prop. 8) » ; ces « autres » ne pouvant,
de toute évidence, renvoyer là qu’aux idées des autres choses singu­
lières existant en acte.
Cette interprétation est à rejeter et elle ne peut être avancée que
si l’on perd de vue le point de la question. En effet, il s’agit, en
l'occurrence, d’expliquer comment les idées des choses qui existent se
distinguent des idées des choses qui n ’existent pas et de quelle
façon subsistent ces dernières. L’exemple géométrique ne peut donc
servir qu’à montrer comment les idées des rectangles existants se
distinguent des idées des rectangles qui n’existent pas. De plus,
puisque sont envisagés seulement l’infinité des rectangles non
existants et deux rectangles existants, on ne peut opposer ceux-
ci qu’à ceux-là, et non à d’autres rectangles existants qui, par
hypothèse, ne sont pas considérés. Enfin, on ne saurait se pré­
valoir de la Proposition 9, car celle-ci utilise le Corollaire et le
Scolie de la Proposition 8 pour résoudre précisément le cas que 93

93. « Quo fit ut a reliquis reliquorum rectangulorum ideis distinguantur >,


Eth., Geb., II, p. 91, 1. 26-29.
98 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

cette Proposition laisse de côté, à savoir celui de la distinction entre


elles des choses singulières existant en acte. Bref, la détermination
dans la durée et dans le lieu, qui permet dans le Corollaire et le
Scolie de la Proposition 8 de distinguer entre les choses simplement
comprises en Dieu et les choses existant dans la durée, va permettre
ensuite, dans la Proposition 9, de distinguer celles-ci entre elles. Mais,
de cette distinction-là, il n’est pas question dans le Corollaire de la
Proposition 8.
Le présent Scolie n’offre donc pas la moindre ambiguïté ; les idées
de tous les autres rectangles, ce sont celles des rectangles n’existant
pas en acte dans la durée, et, dès que deux rectangles existent en
acte, les idées de ceux-ci tranchent vigoureusement sur les idées de
ceux-là.

§ XXIX. — Reste à savoir comment se distinguent les unes des


autres les essences qui sont comprises en Dieu comme le sont les
rectangles dans le cercle.
Si elles ne se distinguent les unes des autres que dans la mesure où
elles existent dans la durée, elles cesseront de se distinguer quand ces
existences s’aboliront, et elles s’évanouiront alors totalement dans l’être
absolument homogène de l’attribut, qui leur sera aussi indifférent que
le bloc de marbre l’est aux formes possibles que le marteau du
sculpteur peut en faire surgir. Sous les choses singulières existantes,
il n’y aura donc pas d’essences singulières éternelles, objets d ’idées
singulières elles-mêmes éternelles, mais seulement l’attribut indiffé­
rencié, la distinction de ces choses ne se produisant qu’en dehors de
lui dans les modes singuliers existants, déterminés selon le lieu et
le temps.
C’est là, sans nul doute, la thèse du Court Traité : l’essence ne
peut être aperçue comme une chose singulière par une idée singulière
tant que n'existe pas en acte l’objet particulier où elle prend corps
de façon distincte : « En tant que, sous la désignation de la chose,
est conçue l’essence sans l’existence, l’idée de l’essence ne peut être
considérée comme quelque chose de particulier ; cela est possible
seulement quand Yexistence est donnée avec l’essence, et cela parce
qu’alors existe un objet qui auparavant n ’existait pas. Si, par exemple,
la muraiUe est toute blanche, on ne distingue en elle ni ceci, ni
cela » 8\ De là il résulte que, tant que la chose singulière n ’existe
pas, a) son essence ne se distingue, ni de l’attribut où elle est com­
prise, ni des essences des autres choses 945 ; b) elle ne saurait en

94. Court Traité, II, ch. ^X , § IV, add. 3, 8°, Ap., I, p. 169, Appendice, II,
§ IX, p. 203. — Comparer avec le texte de saint Thomas cité au t. I, ch. XII,
§ VII, p. 333, note 9.
95. Cf. dém. de la Prop. 4 de l'Appendice du Court Traité, I, Ap., I,
p. 199.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 99

conséquence être l’objet d ’aucune idée singulière 96 ; c) devenant mode


seulement dans et avec la chose existante, l’essence du mode, tant
que cette chose n’existe pas, est, sans doute, comprise dans l’attribut,
mais non au titre de mode ; d) elle n ’est alors rien qui puisse se
distinguer de cet attribut, puisque hors de l’attribut et des modes, il
n’y a rien ; bref, elle est absorbée dans l’être indifférencié de
l’attribut 97
Ces vues ont des conséquences décisives pour la doctrine du salut :
puisque les choses existant dans la durée ne comportent pas d’essences
singulières éternelles, il n’y a d ’essence éternelle, ni du Corps, ni
de l’Ame, et point d ’éternité individuelle. Au moment de la mort, le
Corps se dissout dans l’étendue universelle, tandis que l’Am e s’absorbe
en Dieu, où, perdant son individualité, elle ne subsiste plus que par
la Pensée éternelle et inaltérable que celui-ci a de lui-même "• —
Conception proche de l’averroïsme, où la pensée définitive de Spinoza
ne se dégage pas encore.
LEthique se détourne de ces vues. Posant en Dieu les essences
comme des modes différenciés de toute éternité, elle assigne à chaque
Corps et à chaque Ame une essence singulière éternelle, et fonde

96. Ibid., Ap., I, § IX, p. 203.


97. « Il est encore à observer que ces modes, considérés comme n'existant
pas réellement, sont néanmoins tous compris dans leurs attributs ; et comme
il n'y a dans (a) les attributs aucune sorte d’inégalité [c'est-à-dire comme
en chacun tout est uniforme}, ni non plus dans les essences des modes [c'est-à-
dire comme elles sont indifférenciées}, il ne peut y avoir aussi dans l'idée
aucune distinction, puisqu'elle ne serait pas dans la nature. Mais, si quelques-
uns de ces modes revêtent leur existence particulière et se distinguent ainsi en
quelque manière de leurs attributs (parce que l'existence particulière qu'ils
ont dans l'attribut est alors le sujet de leur essence), alors une distinction se
produit dans les essences des modes et, par suite, aussi dans leurs essences
objectives qui sont nécessairement contenues dans l'idée », Court Traité,
Appendice, II, § XI, Ap., I, p. 204. (a) Nous traduisons « dans les attributs »
et non, comme Appuhn et l’édition de la Pléiade, « entre les attributs » ;
cette dernière traduction, ôtant toute signification au contexte, est, de plus,
en elle-même inacceptable, car, étant établi qu'aucun atribut ne peut être
égal à un autre (« Il n’y a pas deux substances égales », I, ch. II, § II,
pp. 49, 51-52), on ne peut affirmer qu'il n'y a aucune inégalité entre eux.
En outre, puisqu'ils sont sans commune mesure, il ne peut y avoir entre eux
le moindre rapport, pas plus d'égalité que d'inégalité. Enfin, le texte hollan­
dais écrit in et non tussen : « ... En dewijl in de eigenschappen geen
ongeljkeid ter wereld is », Geb., I, p. 119, 1. 23-25. — ^MM. Brachin et
Sassen, consultés, ratifient notre traduction, considérant comme impossible de
traduire in comme s'il y avait tussen. Cf. supra, t. I, Appendice n° 6, p. 474,
note 14. — Cf. aussi Court Traité, Appendice, I, Prop. 4, dém. : « L'essenœ
vraie d’un objet est quelque chose qui [...} est ou bien réellement existant ou
bien contenu dans une autre chose qui existe réellement et de laquelle on ne
pourra le distinguer réellement, mais seulement modalement [...} [que lorsque
la chose existera réellement} ». Remarquer le futur : « pourra ».
y». Court Traité, II, ch. XX, add. 3, 8“, ch. XX.1X, §§ IV-VII, ch. XXIII.
100 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

la possibüité d’une éternité individuelle 89 Dans cette sphère, la


différence des choses réside dans leurs définitions ou raisons géné­
tiques propres, conçues nécessairement par le moyen de l'essence même
de Dieu, et non dans des déterminations de temps et de lieu aptes à
différencier, non la singularité des essences, mais la particularité
des existences 10<

§ ^ ^ X . — Cependant, quelques-uns, retrouvant dans le Corollaire


et le Scolie de la Proposition 8 certaines formules du Court Traité,
ont cru qu’il s’agissait ici et là de la même doctrine et ont abouti,
de ce fait, à une interprétation aberrante de la nature respective
des essences formelles et des idées dont elles sont les objets.
Puisque, observent-ils, les choses qui n’existent pas dans la durée,
c'est-à-dire les essences formelles, sont dites n’avoir d’existence que
« en tant qu’elles sont comprises dans les attributs de Dieu », tandis
que les idées de ces choses non existantes sont dites être comprises
dans l’idée infinie de Dieu de la même façon que ces choses sont
contenues dans les attributs, ils ont cru devoir opposer ces idées, qui,
comme modes compris dans un mode infini (l’entendement de Dieu)
doivent appartenir à la N ature Naturée, à ces essences formelles des
choses éternelles qui, en tant que comprises dans l’attribut même,
ne sauraient être des modes et doivent, de ce fait, appartenir à la
N ature Naturante. Pour la même raison, ils ont opposé semblablement
les essences éternelles des idées, lesquelles sont comprises dans l’attri­
but Pensée, aux idées de ces essences, qui sont les modes de cet
attribut 10\
Une telle interprétation, admissible à la rigueur dans le contexte
du Court Traité, est insoutenable dans celui de YEthique. Selon
YEthique, on l’a vu, les essences des choses sont des modes éternels
de Dieu tout autant que les idées dont elles sont les objets. En effet,
si Dieu ne produisait pas les essences, celles-ci pourraient être et être
conçues sans lui, ce qui est absurde. Donc il « n'est pas seulement
cause efficiente de l’existence, mais aussi de l’essence des choses »
(I, Prop. 25) “
De plus, les essences ne sont pas en Dieu simplement en puissance,
comme la statue dans le bloc de marbre, car tout ce qui est produit
par Dieu est en acte, et l’être en puissance est pour Spinoza un pur 9102

99. Eth, V, Prop. 22.


100. Eth., V, Prop. 23.
101. Cf. L. Robinson, op. cit, pp. 287-290; à certains égards aussi,
A. Rivaud, dans La physique de Spinoza, Chronicon spinozanum, IV, 1926,
pp. 32-33.
102. Eth., 1, Prop. 25, Ap., pp. 77-78 ; cf. supra, t. I, chap. XII, S V,
pp. 331 sqq.
DÉDUCTION DU PARALLÉLISME 101

rien. Les essences ont donc une réalité en acte distincte de la réalité
en acte de leur existence 103104.
L'erreur de ces interprètes vient de ce que, les essences formelles
non existantes étant dites « comprises dans les attributs », ils en
ont conclu qu'elles devaient appartenir à la N ature Naturante. Mais
ils ont oublié que tous les modes sont compris dans les attributs 1M,
et, d'autre part, qu'ils n'y sont compris que comme en autre chose
(ut in alio) 105, puisqu'ils en sont les effets.
C'est ce qu'on a vu par le Second Scolie de la Proposition 8 du
Livre I, qui examine précisément comment nous pouvons avoir des
idées des choses qui n'existent pas : alors que la substance, expli­
que-t-il, étant par soi et conçue par soi, ne peut être connue que par
eüe-même, si bien que, du moment que nous en avons l'idée, elle
existe, le mode, n'étant ni par soi, ni conçu par soi, est compris dans
la substance comme dans une autre chose existante (in alio) par
laquelle nous le concevons, si bien qu'il suffit que la substance soit
pour que nous le connaissions, sans que pourtant il existe. L'exemple
géométrique donné par le Scolie de la Proposition 8 du Livre II est,
on l'a vu, tout à fait adéquat : les rectangles sont compris dans une
autre chose : le cercle existant, comme les modes dans la substance,
et, sans qu'ils existent, nous pouvons en avoir les idées par l'idée de
ce cercle existant qui, de par sa nature, les comprend en lui comme
possibles. Si certains d'entre eux ont, en outre, une existence concrète
dans la durée, ils se distinguent par là des autres, et de la même
façon leurs idées se distinguent des idées des autres.
Dira-t-on, enfin, qu'entre Dieu et les essences éternelles il y a
un rapport de substance à modes, tandis qu'entre l'idée de Dieu et
les idées des essences éternelles il y a un rapport de mode infini à

103. Eth, V, dém. de la Prop. 22 : « Dieu n'est pas seulement la cause


de l’existence de tel ou tel Corps humain, mais aussi de son essence, laquelle
doit être conçue par le moyen de l’edaence même de Dieu, et cela avec une
nécessité éternelle ; ce concept doit donc être nécessairement donné en Dieu ».
— On voit que l’essence (éternelle) d’un Corps est donnée en Dieu, mais
qu’elle est aussi donnée en Dieu comme en un autre puisqu’elle est son effet,
et qu’elle appartient à la Nature Naturée.
104. Eth, I, Prop. 15, Ap., pp. 50-51.
105. Eth., I, Scol. 2 de la Prop. 8 : c Par modifications, [on entendrait}
ce qui est en autre chose (quod in alio est), le concept des modifications se
formant du concept de la chose en quoi elles sont (in qua sunt). C’est pour­
quoi nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes ;
bien qu’elles n’existent pas en acte hors de l’entendement, leur essence en
effet n’en est pas moins comprise en une autre chose par laquelle on peut la
concevoir », Ap., p. 33. — « Les modes ne peuvent être ni être conçus sans
une substance, donc ils ne peuvent être que dans la seule nature divine et
n’être conçus que par elle », I, Prop. 15, dém., Ap., pp. 50-51. — c Tout
est en Dieu », I, Prop. 17, dém., Ap., p. 61. Le mode est en autre chose (in
aUo), c c'est-à-dire qu’il est en Dieu seul », I, Prop. 23, dém., Ap., p. 75 ;
cf. I, Prop. 29, dém., sub fin, Ap., p. 86, Prop. 30, dém., Ap., p. 87, etc.
102 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

ses parties ? Sans doute, mais il n’y a là rien qui fasse difficulté, car
il est de la nature de l’idée, non d’être de la même nature que la
chose dont elle est l’idée, mais de la représenter telle qu’elle est en
soi. Il est donc conforme à la nature de l’idée que l’idée de D ieu et
les idées qu’il a des essences éternelles, bien qu’étant des modes,
représentent tel qu’il est en soi le rapport de la substance à ces
essences qui en sont les modes 1(06

§ ^ ^ X I . — Par le Corollaire de la Proposition 8, ü est impliqué


que l’entendement de Dieu a pour contenu, outre l’ensemble des idées
éternelles qui en sont les parties et ont pour objets les essences éter­
nelles, l’ensemble des idées qui se produisent en cascade dans la
durée et qui ont pour objets les choses existant dans la durée. En
tant que son entendement comprend les idées des essences éternelles,
Dieu a la science d’intelligence 101 ; en tant qu’il comprend les idées
des existences dans la durée, il a aussi la science de vision. Quant à
la science moyenne, ou science des futurs contingents, elle lui est
étrangère, puisque tout étant nécessaire et rien n’étant contingent,
les futurs contingents sont de pures « chimères » 10a^
Par là se trouverait incidemment répondu à la seconde des questions
traditionnelles : « Comment Dieu connaît-il les choses qui n’existent
pas » ? ‘09106789

106. « Tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit


aussi en Dieu objectivement dans le même ordre et avec la même connexion
de l’idée de Dieu », II, Prop. 7, Scolie, Ap., p. 132. C’est pourquoi toutes
les idées qui sont en Dieu sont adéquates (Prop. 36, dém.), donc vraies ■
(Prop. 32).
107. C'est-à-dire la science des possibles qui n’existent pas — et non,
comme certains l’entendent, la science des possibles qui n’existeront jamais,
car, pour Spinoza, il n'y a pas de tels possibles.
108. Sur l’illusion des futurs contingents, cf. infra, chap. IX, § XV,
pp. 294-295, chap. XIII, § II, pp. 404 sqq.
109. Pour les théories juives, cf. Maïmonide, Guide des Egarés, III, 15, 16,
20; trad. fr. Munk, III, pp. 104-114; et Gersonide, Milhamot Adonaï, III,
2, 6(6) et III, 5(2) cf. A. Wolfson, op. cit., II, pp. 27-31. — Pour les théo­
ries chrétiennes, cf. saint Thomas, Sum. Theol, I, 14, 9 ad Resp.
CHAPITRE V

L’ESSENCE DE L’H O M M E (/*»)

Ill. Déduction de l’essence de l’Homme 1


(Propositions 9 à 13)

§ I. — On parvient maintenant à la troisième et dernière étape de


l’investigation relative à [’essence de l’Homme.
Avec la Proposition 9, il n’est plus question des essences éternelles
en Dieu ( « les choses qui n’existent pas », Prop. 8), ni non plus de
la corrélation en général de l’existence des choses singulières et de
celle de leurs idées (Coroll. de la Prop. 8), mais de l’idée singulière
existant en acte et de la condition singulière d’où dépend son exis­
tence. En conséquence, la causalité (interne) de l’attribut, jusqu’ici
seule invoquée, devra céder le pas à celle de la chaîne infinie des
choses finies.
Ici apparaît une ligne de clivage. En effet, le regard se détourne
désormais de l’entendement de Dieu, de son contenu, de ses lois
immanentes, de la sphère des essences éternelles un instant entrevue
dans la Proposition 8, pour ne plus se porter que sur l’existence du
mode singulier de la Pensée. La raison en est que la recherche, qui,
dès le début du Livre Il, visait de loin la détermination du statut de
l’homme, serre maintenant de près son objet, à savoir l’homme donné
originellement à lui-même comme idée d ’une chose singulière exis­
tant en acte, et que, de ce fait, doivent passer au premier plan les
conditions et les modalités de l'existence d ’une telle idée. Pour expli­
quer l’homme, la première tâche doit donc être de déterminer ce
qui rend possible en Dieu l’idée de cette chose dont l’existence dans
la durée commande celle de notre âme.

1. L'essence de l’Homme, qui est la nature de tout homme, ne doit pas


être confondue avec l'essence singulière de tel homme, chose réelle constituée
par l'essence éternelle de son âme et par l'essence éternelle de son corps.
L'essence de l'Homme est, au contraire, un être de raison, comme l’essence du
triangle est un être de raison par rapport aux corps triangulaires et à leurs
essences singulières, qui sont eux des choses réelles. Mais contrairement à
l'idée générale d'homme, elle n'est pas un être d’imagination ; car elle ex­
prime authentiquement une structure présente en tout homme singulier.
104 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

D'où la Proposition 9 : « L'idée d'une chose singulière existant


en acte a pour cause Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant
qu’on le considère comme affecté d’une autre idée de chose singulière
existant en acte, idée de laquelle Dieu est cause pareillement en tant
qidil est affecté d’une troisième, et ainsi à l'infini » • — En effet, une
idée de chose singulière existant en acte est : en tant qu'idée, un
mode de la Pensée ; en tant qu'idée d'une chose singulière, un mode
singulier de la Pensée ; en tant qu’idée d’une chose existant en acte,
un mode existant en acte et se distinguant par là des autres modes s
(Coroll. du Scolie de la Prop. 8). D u fait qu'elle est mode de la
Pensée, elle doit avoir pour cause Dieu en tant seulement qu'il est
Chose pensante ; du fait qu’elle est un mode singulier et fini, elle ne
peut être causée par Dieu en tant qu’il est Chose Pensante absolu­
ment, mais en tant qu’il est affecté par un autre mode fini du
penser, dont il est pareillement la cause en tant qu’il est, derechef,
affecté par un autre, et ainsi à l’infini. En conséquence, puisque
(Prop. 7) l'ordre et la connexion des idées sont la même chose que
l’ordre et la connexion des causes, l’idée d’une chose singulière exis­
tant en acte* a pour cause une autre idée, c’est-à-dire Dieu en tant
qu'il est affecté d’une autre idée, laquelle pareillement est en Dieu
en tant qu'il est affecté d’une troisième idée, et ainsi à l'infini.
Ce qui, dans le Scolie de la Proposition 7, était posé de façon géné­
rale à propos de Dieu — Chose Pensante (comme aussi à propos de
Dieu — Chose Etendue), à savoir qu’il est la cause interne de la série
des idées par quoi s'explique tout mode de penser, est maintenant
spécifié à propos de l’idée singulière d’une chose existant en acte. Ici,
en effet, est déduite la condition déterminant Dieu à la produire
dans sa singularité, cette condition étant qu’il agisse, non en tant
qu'infini, mais en tant que fini, c’est-à-dire en tant qu’affecté par
la série des causes finies dont cette idée est l’effet. La cause pre­
mière infinie passe donc à l’arrière-plan au profit de l’infinité des
causes secondes finies. Et l’on voit aussitôt que, la cause interne de
l'idée étant réduite à presque rien, tandis que ses causes externes sont
une infinité, Spinoza pourra dire — le rapport du fini à l’infini234

2. Sur cette formule comparée à la formule énoncée dans la dé^nstration


de la Prop. 40, cf. infra, Appendice n’ 2, § I, pp. 541-542.
3. C'est-à-dire (à la différence de ce qui est retenu à la fin du Scolie du
Corollaire de la Proposition 8) se distinguant des autres idées existantes des
choses singulières existantes. Cf. supra, chap. IV, S XXVIII, pp. 97 sqq., la
discussion sur le sens des mots a reliquis reliquorum rectangulorum ideis dis­
tinguante,
4. Le texte dit : « unius singularis iJeae alla idea, sive Deus, quatenus, etc. :
c d'une certaine idée singulière une autre idée est cause, c'est-à-dire Dieu,
etc. >, et non « ideae unius rei singularis actu existentis >, etc., comme dans
l'énoncé de la Proposition. — Pour une explication plausible de cette diffé­
rence, cf. infra, § IV, p. 107.
DÉDUCTION DE L’ESSENCE DE L’HOMME 105

étant pratiquem ent égal à zéro — que son existence dépend « uni­
quem ent > des causes externes, c’est-à-dire d’une infinité d’autres
modes finis de l’attribut Pensée.
D 'autre part, le passage de la Pensée comme cause interne infinie
à l’infinité des causes finies de l’idée singulière d’une chose singu­
lière existant en acte est rendu possible par la Proposition 28 du
Livre 1, laqueUe a établi, de façon générale, p our toute chose singu­
lière, c’est-à-dire pour tout mode quelconque de la substance divine,
la nécessité que chacune soit déterminée par une chaîne infinie de
causes finies. La Proposition 28 se trouve donc spécifiée par là au
point de vue de l’attribut Pensée.
Enfin, l’application de cette Proposition au cas ici considéré est
conditionnée par l’intervention du parallélisme intta-cogitatif sous
sa prem ière forme tel qu’il résulte de la Proposition 7 : l’ordre et la
connexion des causes par lesquelles Dieu, à l’intérieur de l’attribut
Pensée, produit médiatement tel mode du penser, ou telle idée,
étant la même chose que l’ordre et la connexion des idées, Dieu pro­
duit cette idée en tant qu’il est affecté par une chaîne infinie d’idées.
La conclusion est donc présentée comme résultant de la Propo­
sition T, fondement du parallélisme intra-cogitatif. Mais ne pouvait-
on pas se dispenser de ce détour en apparence oiseux ? Car, sitôt
établie, dès les premiers mots, l’identité de l’idée et du mode, c’est-à-
dire de l’idée et de la cause finie, n’est-il pas évident, sans de plus
amples démonstrations, que la chaîne des idées n’est rien d'autre
que la chaîne des causes des idées, et que la cause de toute idée
singulière est une autre idée, etc.
Il n’en est rien, car, si du fait que l’idée est mode fini du penser,
il résulte que comme tout mode fini elle est causée par une chaîne
infinie de causes finies, ou modes finis du penser, on n’en peut
conclure immédiatement que les idées s’enchaînent comme s’enchaî­
nent ces causes. Cette conclusion n’est possible que par l’intervention
du parallélisme intra-cogitatif qui, établissant l’identité de la chaîne
des idées et de la chaîne des causes, impose de concevoir les idées
selon l’ordre de leurs causes, c’est-à-dire selon l’ordre de leur engen­
drement les unes par les autres. En conséquence, s’il fallait d’abord
rappeler l’identité des modes de la pensée et des idées pour m ettre
en évidence sous ces dernières les causes qui les font être, il était
nécessaire ensuite de les envisager séparément pour permettre au
parallélisme d’établir que ce que les idées (des choses existantes)
tiennent des autres idées, elles le tiennent uniquement du fait que
celles-ci sont des causes s’enchaînant nécessairement en cascade d ^
la durée selon l’ordre de leur engendrement successif. Aussi est-ce
sans doute intentionnellement que Spinoza a remplacé ici l'expres­
sion habituelle d'ordre des choses par cette autre, plus rare chez lui,
d’ordre des causes.
106 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

Ceci dit, ..le nervus probandi de la démonstration paraît des plus


simples : d’abord, on pose la chaîne des modes du penser comme la
chaîne des causes de l’idée ; ensuite, on conclut que, la chaîne des
idées étant identique à la chaîne des causes (Prop. 7), la chaîne des
causes de l’idée est la chaîne des idées.

§ II. — Il est loisible de voir dans cette Proposition la solution du


second des trois problèmes traditionnels mentionnés plus haut :
c o r n a n t l'être infini peut-il connaître une chose finie existant dans
la durée, ainsi que la transposition et la solution du troisième pro­
blème : comment D ieu peut-il connaître les choses matérielles 5 Tou­
tefois, ces problèmes ont perdu leur acuité dans une doctrine où
l’entendement infini contient en lui l’infinité des idées des choses
finies, et où se trouve récusée, ab ovo, entre Dieu et les choses
l’opposition de l’immatériel et du matériel. En outre, l’objet du
Livre II n’est pas de résoudre ces sortes de difficultés, mais seule­
m ent de déduire l’essence de l’homme en partant de Dieu.

§ III. — Le Corollaire de la Proposition 9 : « De tout ce qui


arrive dans l'objet singulier d’une idée quelconque, la connaissance
est donnée en Dieu en tant seulement qu'il a l’idée de cet objet » 56,
est, co^m e c’était déjà le cas pour le Corollaire de la Proposition 8,
non moins important que la Proposition. Il constitue, en effet, le
lemme par quoi il pourra être démontré (Prop. 13) que l’objet de
l’idée qui constitue l’Ame h ^ a i n e , c’est le Corps. Il établit, non
point que Dieu perçoit ce qui arrive dans l’objet d ’une idée, — ce
qui est immédiatement évident, puisqu’il perçoit nécessairement tout
ce qu’il produit (Prop. 3), — mais qu’il le perçoit dans l’idée singu­
lière qu’il a de cet objet, si bien qu’il a l’idée de ce qui arrive dans
l’objet en tant seulement qu’il a l’idée de cet objet : par exemple, il
ne pourrait avoir l’idée de ce qui arrive dans un corps sans avoir
l’idée de ce corps ; réciproquement, s’il a l’idée de ce corps, il doit
percevoir en lui ce qui arrive en lui. En termes courants, il est signi­
fié par là que ce qui arrive dans l’objet d ’une idée est perçu par
l’idée de cet objet, et non par celle d’un autre. D ’où l’on voit que,
si le Corps est l’objet de l’Ame, l’Ame, et cette Am e seule, percevra
ce qui arrive dans ce Corps. En conséquence, étant donné qu’effec-
tivement l’Ame perçoit ce qui arrive dans le Corps, on devra conclure
que ce Corps est bien l’objet dont elle est l’idée.

5. Cf. Wolfson, op. cit, II, p. 32.


6. « [...] la connaissance est donnée en Dieu en tant seulement qu’il a
l'idée de cet objet », sur cette formule rapprochée de celle qui définit la
connaissance adéquate d'après la quatrième conséquence du Corollaü-e de la
Proposition 11 (cf. infra § XI, p. 125) cf. infra, Appendice n° 2, § II.
pp. 544- 545.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L’HOMME 107

La démonstration de ce Corollawe, lequel est en lui-même très


clair et très simple, est aussi obscure qu’elle est elliptique. Fondés
sur le parallélisme intra-cogitatif, elle comprend deux lemmes et
une conclusion :
Lemme 1 : De tout ce qui arrive dans l’objet d’une idée quelconque,
une idée est donnée en Dieu (Prop. 3), non en tant qu’il est infini,
mais en tant qu’on le considère comme affecté d’une autre idée
de chose singulière (Prop. préc.) 7
Lemme 2 : Mais (Prop. 7) l'ordre et la connexion des idées sont les
mêmes que l’ordre et la connexion des choses 8
Conclusion : La connaissance de ce qui arrive dans un objet singulier
sera donc en Dieu en tant seulement qu'il a l’idée de cet objet.

§ IV. — Cette démonstration pose un problème : sa conclusion


semble, en effet, exorbitante de ses prémisses.
Présenté sous son meilleur jour, le raisonnement est le suivant :
de même que Dieu a nécessairement l’idée de toute chose singu­
lière existant en acte, de même il a nécessairement l’idée de tout
ce qui arrive dans cette chose, car, en vertu de la Proposition 3,
rien de ce qu’il produit ne saurait échapper à sa connaissance ; de
plus (Prop. 9), il est affecté de cette idée en tan t q u’il est affMMté
d ’une autre idée de chose singulière ; enfin (Prop. 7), comme l’ordre
des idées est le même que celui des choses ou des causes, il produit
cette idée en tant qu’il produit cette autre (on passe ici de l’ordre
des idées à celui des causes), et, en conséquence, cette idée (de ce
qui arrive dans l’objet) est donnée en lui en tant qu’est donnée en
lui cette autre idée (celle de l’objet).
Mais, ce qui est prouvé là, en vérité, c’est simplement que l’idée
de ce qui arrive dans l’objet est produite par « une autre idée »,
ce n’est pas que cette « autre idée » soit précisément l’idée de
l’objet même où quelque chose arrive. Or, c’est là le point essentiel.
D ’où deux hypothèses : 1 ° Ou bien, si l’on se rapporte au libellé de 78

7. Lewis Robinson (cf. Kommentar, p. 293), s'appuyant sur la ponctuation


des Nagelate Schriften, pour d'ailleurs mutiler le texte, adopte la version :
« Quicquid in objecto cujuscumque ideae contingit, ejus datur in Deo idea
(per Prop. 3 hujus), non quatenus alia rei singularis idea affectus conside-
ratur (per praeced. Prop.) ; sed, etc. ». Ce qui semble faciliter l'intellection
du passage, car si Dieu a l'idée a de ce qui arrive dans un objet A, non en
tant qu'il a l'idée d’un autre objet B, c'est qu'il l'a seulement en tant qu'il a
l'idée de l'objet A. Mais la version « non quatenus alia rei, etc. » conserve la
référence à la Proposition 9 : « (per praeced. Prop.) », alors que cette Pro­
position affirme exactement le contraire : « quatenus », et point du tout
« non quatenus ». Ce qui témoigne à l'envi que cette version, intrinsèquement
contradictoire, n'est qu'une mutilation du texte.
8. Spinoza ne dit pas ici, comme dans la Proposition 9, l'ordre et la
connexion des causes ; mais les deux termes, choses et causes, sont employés
souvent l'un pour l'autre et désignent aussi bien les idées que les choses.
108 DE LA NATIJRE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

la Proposition 9, on admet que « l’autre idée », cause de l’idée de ce


qui arrive dans l’objet, chose singulière existant en acte, est une
idée autre que l’idée de cet objet, c’est-à-dire est l’idée d’une autre
chose singulière existant en acte, laquelle idée est elle-même produite
par une autre idée de chose singulière existant en acte, etc. ; mais,
pour aboutir à conclure que l’idée de l’objet et l’idée de ce qui
arrive en lui coïncident, il faudra supposer que la série des idées
qui produit l’idée de l’objet et la série des idées qui produit l’idée
de ce qui arrive dans l’objet sont la même. Hypothèse insoutenable,
car si l’idée de l’objet et l’idée de ce qui arrive dans l’objet étaient
produites par la même série de causes, elles ne pourraient se distin­
guer. La suite montrera que les causes de l’idée du Corps et les
causes des idées de ses affections ne sont pas les mêmes, ni non plus
les causes du Corps et les causes de ses affections. 2° Selon la
seconde hypothèse, on entend par « l’autre idée », cause de l’idée
de ce qui arrive dans l’objet, l’idée même de cet objet. A coup sûr,
en effet, on ne peut nier que l’idée d ’une chose singulière existant en
acte et l’idée de ce qui arrive dans cette chose soient deux idées
différentes, deux modes différents de la Pensée, et qu’elles puissent,
en conséquence, soutenir entre elles un rapport de causalité. A cet
égard, on observera que la démonstration de la Proposition 9 est
beaucoup plus générale que son énoncé, car elle établit un rapport
de causalité, non pas simplement entre les différentes idées de choses
singulières existant en acte, mais entre tous les modes de la Pensée,
substituant à l’expression : « idée d’une certaine chose singulière
existant en acte », l’expression : « une certaine idée singulière »,
et concluant que « une telle chée a pour cause une autre idée », etc.

§ V. — Dans cette hypothèse, qui est incontestablement la bonne,


la démonstration reste toutefois obscure et elliptique, car, d’abord,
l’essentiel n’est pas prouvé : à savoir que « l’autre idée », cause de
l’idée de ce qui arrive dans l’objet, c’est l’idée de cet objet. Bref,
s’il est démontré qu’une « autre idée » cause l’idée de ce qui arrive
dans l’objet, il n’est pas démontré, mais seulement postulé, que cette
« autre idée », c’est celle de l’objet où quelque chose arrive.
De surcroît, ce postulat se heurte à une objection. Comment,
demandera-t-on, l’idée d’un objet pourrait-elle être dite la cause de
l’idée de ce qui arrive en lui ? Ce qui arrive dans son objet, ce
sont les affections de cet objet. L’âme, idée du corps, devrait alors
être la cause des idées des affections de son corps, et, corrélati­
vement, le corps, dont l’âme est l’idée, être la cause de ses propres
affections. Absurdité éclatante, semble-t-il, car ne va-t-il pas de soi
que la cause des affections d’un corps n’est pas en lui-même, mais
dans un autre corps, qui agit sur lui ? En conséquence, l’idée de
DÉDUCTION DE L’ESSENCE DE L’HOMME 109

l’affection de ce corps ne peut avoir comme cause que l’idée d’un


autre corps.
La théorie physique de Spinoza fait, toutefois, justice de cette
objection.
En effet, selon l’A xiom e 1 (après le Lemme 3, dans le Scolie de la
Prop. 13), « toutes les manières dont un corps est affecté par un
autre suivent de la nature du corps affecté en même temps que de
celle du corps qui l’affecte ». Ce qui signifie, étant donné l’identité
de sequi et de causari, que le corps affecté est tout autant que le
corps affectant cause de la nature de l’affection qu’il éprouve. Il l’est
même davantage selon le Coroll. 2 de la Proposition 16. Ainsi, tout de
même que l’objet cause partiellement la nature de ce qui arrive en
lui, l’idée de cet objet cause (partiellement) la nature de l’idée de ce
qui arrive dans l’objet (ou encore l’Ame est cause inadéquate de
cette idée). Q u’un tel rapport de cause à effet s’établisse entre le
corps affecté et son affection, ou entre l’Ame et l’idée de cette affec­
tion, c’est ce dont témoigne la Proposition 16 du Livre II : Selon
elle, comme toutes les manières dont un corps est affecté suivent de
la nature du corps affecté et en m ême tem ps de celle du corps qui
l’affecte, l’idée de ces manières d’être affecté enveloppe nécessaire­
ment la nature de l’un et de l’autre corps, et cela en vertu de
l’Axiom e 4, p. 1, d’après lequel « la connaissance de l’effet dépend
de la connaissance de la cause et l’enveloppe ».
Il en résulte que Dieu, pour causer l’affection d’un corps, doit avoir
déjà causé ce corps par une série infinie d’autres corps ou causes non
seulement, comme il va de soi, parce que ce corps doit être déjà là
pour que quelque chose arrive en lui et parce que son affection ne
saurait exister sans lui être adhérente, mais parce que le corps affecté,
étant partiellement la cause de la nature de l’affection qui lui advient,
doit nécessairement exister, à ce titre, avant elle, en tant que toute
cause doit exister avant son effet.
Corrélativement, si l’on passe du plan physique au plan psycholo­
gique, de l’objet perçu par l’idée à l’idée qui perçoit l’objet, pour
les mêmes raisons, l’idée de l’objet doit avoir été déjà produite pour
pouvoir causer partiellement en elle-même l’idée de la nature de ce
qui se passe dans l’objet, et cette dernière idée est, de ce fait, insépa­
rable de la première. Ce qui implique qu’une affection de l’âme,
en tant qu’elle a pour cause partielle cette âme elle-même, est néces­
sairement perçue par celle-ci et en enveloppe la nature.
La conclusion du Corollaire est donc en soi parfaitement légitime,
bien que sa démonstration demeure très elliptique du fait qu’elle
implique une théorie physique qui n’a pas encore été exposée.
Ce point étant acquis, on voit que se trouve confirmée la fausseté
de la première interprétation — bien qu’elle croie pouvoir avancer
110 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

en sa faveur un certain nombre d’arguments *• — Il est exclu que


la chaîne des causes de l’idée de l’objet (ou des causes de l’âme)
soit identique à la chaîne des causes de l’idée de ce qui arrive dans
l’objet (ou des causes de l’affection de l’âme). Il y a, en effet, une
chaîne de causes (celle par laquelle Dieu est affecté de l’idée du corps)
où l’âme n’est qu’un effet ; et une chaîne de causes (celle par
laquelle Dieu a les idées des affections du corps) où l’âme elle-même
est cause (partielle) de ce qui arrive en elle. C est pourquoi — comme
il sera démontré dans la suite — Dieu ne connaît ce qui se passe
dans le Corps humain que s’il est affecté préalablement de l’Ame
humaine déjà constituée 1(° C’est pourquoi aussi, Dieu ne connaît pas
et n’a pas l’idée du Corps humain en tant seulement qu’il constitue
l’idée de ce Corps, mais le connaît et en a l’idée en tant qu’il est
affecté d’une infinité d’autres idées, tandis qu’il connaît le Corps
h ^ a i n dans l’idée même de ce Corps en tant qu’il perçoit dans
cette idée les affections de ce Corps (Il, Prop 19). 11. Ce qui ne saurait
se concevoir que si les causes de l’idée du Corps (ou les causes de
l’Ame) sont extérieures à cette idée (ou à l’Ame), alors que les causes
des idées des affections du Corps (ou les causes des affections de
l’Ame) sont intérieures (au moins partiellement) à l’idée du Corps
(ou à l’Ame). D ’où l’on doit conclure que les causes d ’où dépend
l’idée du Corps ne sont pas les mêmes que les causes d’où dépendent
les idées des affections du Corps, ou encore que les causes d’où dépend
J'existence de l’Ame ne sont pas les mêmes que les causes de ses
affections.
**

§ VI. — Une fois déduit, par la Proposition 9 et son Corollaire,


ce qui conditionne l’existence de tout mode singulier de la Pensée
et la perception qu’un tel mode a de ce qui arrive dans son objet,
il reste à appliquer à l’homme les conclusions ainsi obtenues, pour
découvrir les conditions de l’existence de son Ame et déterminer, à
partir de la perception qu’elle a de ce qui se passe dans son objet,
ce en quoi consiste cet objet.
Mais une telle application est impossible tant qu’on se refuse
à réduire l’homme à des modes, tant que, le dérobant à la néces­
sité de la nature universelle, on en fait une substance, c’est-à-dire
une nature à part, un empire dans un empire. De là une double
tâche, l’une négative, assumée par la Proposition 10 : détruire les
doctrines soutenant que l’homme est une substance : « L’être de910

9. Cf. infra, Appendice n° 1, pp. 541 sqq.


10. Cf. Eth., II, Coroll. de la Prop. 11, et infra, § XI, pp. 125 sqq.
11. Cf. infra, chap. VII, §§ XXVI-XXX, pp. 235 sqq.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 111

la substance n’appartient pas à l’essence de l’homme, autrement dit%


ce n'est pas une substance qui constitue la form e de l’homme » ;
l’autre positive, a s s ^ é e par le Corollaire : établir que « l’essence de
l'homme est constituée par certaines modifications des attributs de
Dieu >. Par là sera obtenue une première détermination de cette
essence.
L’énoncé de la Proposition permet de spécifier les adversammes
qu’epoe vise : ce sont les péripatéticiens et les cartésiens, d’accord
pour concevok l’Ame co ^m e une substance qui constitue la forme
de l’ho^mme — les premiers voyant en elle l’acte du Corps, les
seconds ce qui, s’unissant au corps matériel, l’ « informe » en lui
conférant une indivisibilité d’em prunt qui l’investit de la « form e »
du corps humain 12.
La démonstration procède par l’absurde, comme chaque fois
qu’il s’agit d’une négation. Elle se fonde sur la D éfinition de l’essence
(II, Déf. 2) et sur le premier propre de la substance, à savoir la
causa sui ou l’éternité (1, Prop. 7) : l’essence étant donnée, tout
ce qui lui appartient est donné (Déf. 2) ; il appartient à l’essence de
la substance d ’exister nécessairement par soi (1, Prop. 7) ; si l’essence
de l’homme était substance, son essence étant donnée, il existerait
nécessammement par soi, ce qui est absurde (II, A xiom e 1) ; donc son
essence n’est pas substance.
La même démonstration pourrait se faire tout autant à partir des
autres propres de la substance : — soit à partir de l’unicité : il
n’existe pas deux substances de même nature (1, Prop. 5) ; plusieufs
ho^mmes peuvent exister ; donc la substance n’appartient pas à
l’essence ou à la forme de l’homme ; — soit à partir de l’infinité, ou
de l’i^mmutabüité, ou de l’indivisibilité, etc., qui manifestement
n'appartiennent pas à l’homme (Scolie).
Il aurait été possible, d’autre part, de la conclure directement de
la définition de la substance (1, Déf. 3), car il est évident que
l’homme n’est ni en soi, ni conçu par soi, ni tel que son concept
n’ait pas besoin du concept d’un autre être dont ii serait formé.
Spinoza n’a pourtant pas retenu cette démonstration. C’est vraisembla­
blement parce qu’elle ne porte pas directement sur l’existence. Or,
il s’agit, depuis la Proposition 9, de déterminer le statut de l’homme
donné originellement à lui-même comme idée d’une chose singulière
existant en acte (cf. Prop. 9, 11, 13). La démonstration la meilleure
est donc celle qui établit la non-substantialité de l’homme en partant
de la modaiité de son existence en acte telle qu’elle est donnée a
posteriori.
Enfin, on pourrait concevomm une démonstration fondée sur la

12. Cf. Descartes, Lettre à Mesland, 9 février 1645, A.T., IV, p. 167, au
même, 1645/1646, ibid., p. 346.
112 DE LA NATURE ET DE l ‘ORIGINE DE L’ÂME

nature de la définition (ou de l’essence) de la chose, c o ^ lae dans


le Scolie 2 de la Proposition 8 du Livre 1 13 : l’essence, la définition,
ou la nature de la chose, n’enveloppe jamais l’existence d’un nom­
bre déterminé de ces choses ; bref, la cause de l’essence ne comprend
pas la cause de multiples existences et il faut la chercher ailleurs.
Par exemple, la cause de l’existence d’un certain nombre d’hommes
n’est pas l’essence de l’homme, mais la série infinie des causes finies
qui déterminent les existences de tels et tels hommes. Si, de l’essence
de l’homme, on pouvait tirer son existence, celle-ci se confondrait
avec celle-là (ou la cause de celle-ci avec la cause de celle-là) ;
l’essence envelopperait nécessairement l’existence, et une existence
unique, ce par quoi l’homme serait substance, puisque toute substance
existe par soi et est unique. Mais alors il serait Dieu. Or, loin qu’il
existe un homme unique, nécessaire par soi, il en existe une m ulti­
tude dont aucun n’est cause de soi. Donc l’homme n’est pas une
substance. Si Spinoza n’a pas utilisé cette démonstration qui, dans
le Livre 1, offrait une voie pour prouver qu’il ne saurait y avoir
deux substances de même attribut, c’est apparemment qu’elle est
beaucoup trop longue et compliquée et que, en quelques mots, le
Scolie, appuyé sec la Proposition 5 du Livre 1, en donne un bref
équivalent.
Le Corollaire, d’une évidence encore plus immédiate que la Pro­
position, pourrait se tirer directement de la Proposition 4 du
Livre 1 : puisqu’il n’y a rien hors la substance et ses modes, l’homme,
n’étant pas substance, doit nécessairement se réduire à des modes.
Cependant, Spinoza préfère une preuve plus circonstanciée, appuyée
sur la Proposition 15 du Livre 1 : puisque l’être de la substance
n’appartient pas à l’essence de l’homme, celle-ci est en Dieu et ne
peut ni être, ni être conçue sans lui (1, Prop. 15) ; donc (1, Coroll.
de la Prop. 25), elle est une affection exprimant la nature de Dieu
de façon déterminée.
Cette démonstration est effectivement préférable, car elle permet
de montrer que, si l’essence de l’homme est nécessairement un mode
parce qu’elle est différente de l’être de la substance (Prop. 10),
elle n’est cependant pas hors de Dieu, comme la « créature », ainsi
que le veut une certaine théologie traditionnelle, mais immanente à
lui, puisque, ne pouvant ni être ni être conçue sans lui, elle est
en lui.
§ VII. — De cette démonstration, ne va-t-on pas conclure que
l’essence de l’homme, c’est Dieu ? Si, en effet, on accepte la défini­
tion courante de l’essence : ce sans quoi une chose ne peut ni être,
ni être conçue, Dieu doit être l’essence de l’homme, puisque celle-ci
ne peut ni être, ni être conçue sans Dieu. Dans cette perspective,

13. Variante de la démonstration tirée de la Proposition .5 du Livre I.


DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 113

l’immanence d e l’homme à Dieu signifierait la confusion de l'essence


de Dieu et de l'essence de l’homme.
C'est à prévenir cette confusion que s'attache le Scolie. — Tous
reconnaissent que Dieu est la cause unique tant de l’existence que
de l’essence des choses, c’est-à-dire de leur création (fiendi) et de
leur conservation (essendi) “ . D e ce fait, tous doivent accorder que
sans Dieu rien ne peut ni être ni être conçu. Mais, en même temps,
la plupart définissent l’essence d’une chose ce sans quoi la chose ne
peut ni être, ni être conçue 1451678, ce qui logiquement entraîne, soit
que la nature de Dieu appartienne à l’essence des choses créées
soit que les choses créées puissent être et être conçues sans Dieu. Etant
amenés par là à se contredire, — car on ne peut proclamer que Dieu
est le créateur des choses et en même temps, soit que ces choses sont
de la même nature que lui, soit qu'elles peuvent être et être conçues
sans lui 1J, — ils témoignent involontairement que leur définition de
l’essence est fausse. Il faut donc reconnaître que l’essence se définit,
non pas simplement comme ce sans quoi la chose ne saurait ni
être, ni être conçue, mais comme ce qui, étant posé, pose la chose,
et qui, étant ôté, la supprime ; ou encore, comme ce sans quoi la
chose ne peut ni être, ni être conçue et qui, vice versa, sans la chose
ne peut ni être, ni être conçu (cf. II, Déf. 2) “ • On ne risquera plus
alors, en affirmant que l’essence de l’homme ne peut ni être, ni être
conçue sans Dieu, de la confondre avec l'essence de Dieu.
Quelle est donc la cause de cette erreur commune parm i les phi­
losophes ?
C’est, au fond, comme le signalait déjà, dans le Livre 1, le
Scolie 2 de la Proposition 8, leur incapacité de « connaître les choses

14. Cf. supra, t. 1, ch. XII, § IV, pp. 329-351, § VII, pp. 333-334.
15. On voit que le mot essence n’est pas pris ici dans la même significa­
tion qu’aux lignes précédentes, car il signifie la nature de la chose, qui est
l’objet de sa définition, alors qu’il signifiait là l’être de la chose en tant
qu’il se conserve. — Sur le rapport des deux significations dans le spinozisme,
cf. supra, t. I, ch. XII, § VII, pp. 333-334.
16. Dieu, essence de toutes choses, hérésie des manichéens et des priscil-
lianistes, soutenue par Denis l’Aréopagite (cf. De divinis nominibus, ch. V,
817 C-820 B), Maxime le Confesseur, Jean Scot Erigène : « Ipse namque
omnium essentia est, qui solus vere est, ut ait Dionysius Areopagita >, De
divisione naturae, I, 3, c. 1, 443 B ; « Solum^odo ipsam [naturam creatricem
omniumque causalem] essentialiter subsistere », ibid., 455 B ; « Est igitur
principium, medium et finis. Principium, quia ex se sunt omnia quae essen-
tiam participant (d’après saint Thomas, Sententiarum Lib., II, dist. XVII,
quaest. 1, art. 1) ; Amaury de Bène (cf. le texte de Gerson, De concordia
metaph. cum log., Op., IV, pp. 825 sqq., cité par Wolfson, op. cit, Il,
II, p. 38). Cf. aussi saint Thomas, Sum. Theol., 1, qu. 3 a 8 c. La condamna­
tion d’^maury fut l’occasion, au début du XIII* siècle, d'une nouvelle
condamnation de Scot Erigène.
17. Cf. B/h., I, dém. de la Prop. 25.
18. Cf. supra, ch. II, § I, pp. 20 sqq.
114 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

par leurs premières causes », et, par conséquent, de distinguer ■


entre la substance et ses modes “ D ’où l’on voit que, si la confu­
sion de la substance et de ses modes est, co^mme on l’a établi, étroi­
tement solidaire de la mauvaise définition de l’essence, c’est parce
qu’d le en est le principe, et non parce qu’elle en est la conséquence.
Cette confusion, à son tour, vient d’une faute contre l’ordre : ils
ont voulu connaître les effets les plus lointains, à savoir les objets
des sens, avant et sans leur cause première, à savoir Dieu, et ils ont
abouti à un tissu de fictions. V enant ensuite à considérer la nature
de Dieu, ils se sont empressés d’oublier ces fictions, qui, bonnes
pour les objets des sens, ne pouvaient leur servir pour connaître la
nature d’une chose sans aucun rapport avec ceux-ci. Ils étaient donc
fatalement voués à se contredire 20.
Leur erreur, comme le m ontrait le Court Traité'1'1, se fortifie d'une
fausse logique qui substitue aux choses physiquement réelles la vaine
abstraction des universaux. Par exemple, comme ils s’imaginent que
l’essence de l’homme com porte une substance composée de deux
substances : l’Ame et le Corps (forme et matière), on pourrait
croire que, après qu’il leur ait été prouvé que l’une est un mode de
l’attribut Pensée et l’autre un mode de l’attribut Etendue, ils renon­
ceraient à leur opinion, car l’attribut, existant Mycp x al cpûaei avant
et sans ce mode, ne saurait en constituer l’essence. Il n’en est rieu,
pourtant, et ils s’obstinent à prétendre que l’essence de l’ho^sée
comprend les attributs dont son Ame et son Corps sont des modes.
C’est que, en l’espèce, la fausse logique des universaux les fourvoie
dans un faux concept de la définition. La définition consistant
pour e a l en un genre et une différence, ils en concluent que le
genre entrant dans la compréhension du sujet est par là même
compris dans l’essence de la chose Mais s’ils raisonnaient sur des
choses et non sur des abstractions, ils verraient que la chose est,
soit une substance, qui, se concevant par soi et existant par soi, n'a
pas besoin pour être définie d ’un genre qui la ferait mieux connaî­
tre, soit un mode, qui, existant par une autre chose et se concevant
par celle-ci, a certes besoin de cette autre pour être définie, sans
pourtant que cette autre soit un genre, puisqu’elle est une chose qui,
loin d’être comprise dans le sujet, comme l’est le concept universel,
comprend en elle la chose qui est son mode. Et, d’autre part, ce
mode étant en elle co^mme en autre chose (esse u t in alio), l’essence
de celui-ci est radicalement autre que la sienne19203

19. Ap., p. 32, Geb., II, p. 49, 1. 26 sqq.


20. II, Scolie de la Prop. 10, Ap., pp. 141 sqq., Geb., Il, p. 93, 1. 29 sqq.
21. Court Traité, II, Préface, §§ IV-V, Ap., 1, pp. 98-99, Geb., 1, p. 53.
22. Cf. Aristote, Métaph., A, 5, 1071 a, 13-14.
23. Cf. supra, t. I, ch. 1, § XX, pp. 56 sqq., § XXI, pp. 58 sqq. et
!'Appendice n° 3, § vm, pp. 443 sqq.
DÉDUCTION DE L’ESSENCE DE L’HOMME 115

Ce Scolie ne vise que les scolastiques, car ce sont eux, et non


Descartes, qui, commençant par les objets des sens, finissent par la
considération de D ieu et établissent un contraste entre la science des
choses (qu’ils constituent de fictions) et la science de Dieu. Mais,
malgré tout, il pourrait aussi bien, semble-t-il, viser Descartes, qui,
prenant à son compte cette définition de l'essence que Spinoza
condamne M, professe cependant que Dieu est la cause tant de
l’essence que de l’existence des choses, tombant, de ce fait, dans la
contradiction que Spinoza dénonce. S’il est ici épargné, c’est sans
doute parce que, ayant établi la fausseté fondamentale de la science
scolastique, récusé la connaissance sensible et la logique des univer­
saux, il n’a pas commencé par les objets des sens, mais par Dieu, et
que, traitant de la physique selon ses véritables causes : étendue et
mouvement, il a habilité la raison mathématisante comme le seul
instrument valable de toute connaissance scientifique.

*
**

§ VIII. — Si nous savons désormais que l'essence de l’homme


est constituée de modes, nous ne savons pas encore en quoi ces modes
consistent. Cette nouvelle détermination est apportée par les Propo­
sitions 11, 12 et 13.
La Proposition 11 : « Ce qui constitue en premier l’être actuel
de l’Am e humaine n’est rien d’autre que l’idée d’une chose singulière
existant en acte », pose que l’Ame est l’un des modes dont l’homme
est constitué, et s’attache à spécifier l'essence de ce mode et son
contenu.
Sa démonstration s’effectue en trois étapes :
1° L’essence de l’Am e humaine est une idée. — En effet, l'homme,
étant constitué par certains modes des attributs de Dieu, comporte
des modes de l’attribut Pensée, car « l’h o ^ tu e pense » (Il, Ax. 2).
Ces modes (modi ou affectiones) sont (II, A x . 3), soit des affections
(affectus) : amour, cupidité, etc., soit des idées (ideae). D e tous ces
modes, l’idée est première par nature, et, s’ils sont donnés, elle est
donnée, si elle est ôtée, ils sont ôtés (même A x.). Bref (II, Déf. 2 et
Scol. du Coroll. de la Prop. 10), l’idée est leur essence. Donc, ce
qui constitue, en premier, c’est-à-dire essentiellement, l’Ame
humaine “ , c’est une idée.245

24. Descartes, Principes, I, art. 53, art. 63, Lettre à Arnauld ,du 4 juin
1648, A. T., V, p. 193, I. 4-7 : « Cogitatio constituit ejus [mentis} essentiam,
quemadmodum extensio constituit essentiam corporis, nec concipimr tanquam
attribumm [praecipuum} quod potest adesse, vel abesse... etc. », Notae in
Programma, A.T., VIII, 2, p. 348, 1. 15-30, p. 349, 1. 1-9.
25. « Ame » avec majuscule, comme plus tard « Corps » avec majuscule,
désignent, parmi les âmes et les corps, ceux qui sont humains. — On pourrait
116 DE LA NA^TURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

2° Cette idée est celle d’une chose existant en acte. — En effet,


l’idée d’une chose qui n’existe pas n’existe pas (Il, Coroll. de la
Prop. 8).
3° lA chose objet de cette idée n’est pas infinie. — En effet,
une chose infinie existe nécessairement (I, Prop. 21 et 22) ; or,
l’essence de l’homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire (Il,
A xiom e 1) ; donc, « ce qui constime en premier [c’est-à-dire essen­
tiellement} l’être acmel de l’Ame humaine n’est rien d’autre que
l’idée d’une chose singulière existant en acte >.
O n observera que, dans la seconde prémisse, la détermination de
l’objet va de l’idée à l’objet : l’objet doit exister, puisque l’idée
existe. Par là s’annonce le procès caractéristique qui déduit, à partir
de l’Ame prise comme donnée, l’existence, pour le moment encore
problématique, du Corps qui doit lui être uni.
L’Ame humaine, qui apparaît ici en clair pour la première fois,
est, en accord avec la Proposition 10, considérée comme un mode.
N ’étant pas plus que l’Homme une substance, elle ne saurait être
tenue, comme le croyaient, de façon différente toutefois, Aristote
et Descartes, pour « la forme de l’Homme ». Qu’elle soit l’une de
ces modifications dont il a été démontré ( Coroll. de la Prop 10)
qu’elles doivent constituer l’essence de l’Homme, c’est là une évi­
dence prem ière que fait immédiatement éclater un Axiom e (II,
Ax. 2). Mais une telle évidence ne s’impose pas pour le Corps, dont
l’appartenance à l’essence de l’Homme exige d’être déductivement

soulever ici une difficulté : l'Axiome 1 : L'homme pense, s’explicite, en


l'espèce, comme constatation d’une pluralité de modes de la Pensée, dont
l'essence est constituée par l'idée ; mais peut-on en conclure que l'Ame elle-
même est «ne idée singulière ? On pourrait tout autant en conclure qu'elle
est constituée d’une pluralité d’idées comportant chacune une multiplicité
d'af/ectus subalternes (cupiditas, amor, conatus, etc.) ? L’unité de l’Ame semble
donc postulée et non prouvée, postulat important, car il enveloppe que,
toute idée étant idée d’«n objet, l’âme, étant une idée, est idée d’«n objet
singulier. On répondra que dans les premières lignes de la démonstration
de la Proposition 9, Spinoza a établi, en se fondant sur le Corollaire et le
Scolie de la Proposition 8, que l'idée d'une chose singulière existant en acte
est un mode singulier du penser et distinct des autres. Or, l’Ame, étant l'idée
d’une chose singulière existant en acte, doit nécessairement être «n mode
singulier du penser distinct des autres ; donc, son unité serait démontrée et
non postulée. Mais cette réponse est insuffisante, car l’affirmation que l'Ame
est l’idée d’une chose singulière existant en acte est elle-même postulée. La
conception de l’Ame comme constituée par une idée (comportant à l’intérieur
d'elle une multitude tant d’idées que de modes de pensée subalternes) est
donc bien pour le moment simplement affirmée par prétérition, comme une
évidence qui va de soi. Mais ultérieurement l’unité de l’^me sera fondée
dans l’unité du Corps dont elle est l'idée, l’unité du Corps étant constituée
per son individualité, laquelle résulte de la loi imposant à ses constituants la
même proportion de mouvement et de repos.
DÉDUCTION DE L’ESSENCE DE L’H O e s E 117

établie (cf. Descartes). Aussi, le but principal, tant de la Proposi­


tion 11 que de sa démonstration, est-il au fond, en prouvant que
l'^ m e est l'idée d'une chose singulière existant en acte, de fournir
un lemme qui permette à la Proposition 13 de démontrer que le
Corps est cet objet et, par conséquent, l'autre mode constituant
l'ho^mme.
Le fondement commun des démonstrations des Propositions 10
et 11, c’est l'Axiom e 1, qui, au nom de l'expérience, pose que l'exis­
tence de l’homme est contingente. Cet A xiom e est incontestable ;
mais, diraient les cartésiens et autres partisans de l'immortalité de
l'Ame, la conséquence l’est m oins qui en conclut que l'Ame,
comme l'Homme, est un mode périssable. L’anéantissement du com­
posé Ame et Corps peut bien sans doute impliquer celui du Corps,
mais non nécessairement aussi celui de l'Ame, qui, simple et
indivisible, est incorruptible, contrairement au Corps qui, composé
et divisible, ne l'est pas. Or, simplicité et indivisibilité sont le fait de
la substance. Ainsi l’Ame est substance. — Objection vaine pour
Spinoza, car eUe est d’ores et déjà exclue par le Corollaire de la
Proposition 8, selon lequel l’idée singulière (en l'occurrence, l’Ame)
ne saurait continuer à exister dès lors que n’existe plus la chose
singulière (en l’occurrence, le Corps) dont elle est l'idée. Seule ne
peut demeurer alors que son essence éternelle, corrélat de l'essence
éternelle de la chose qu'elle a pour objet. L’objlltio n ne peut donc
naître que de ce qu'on détache la Proposition 11 de la suite des
raisons où elle est incluse. Au surplus, outre que l'Ame est, dans
son genre, aussi divisible et composée que le Corps l'est dans le
sien (cf. Il, Prop. 15), il est de toute évidence qu'elle n'est ni infinie,
ni cause de soi, et qu ainsi elle n’est pas substance.

§ IX. — L’innovation apportée par la Proposition 11 implique une


série de conséquences remarquables :
1° L’Ame n'étant plus, comme chez Descartes, une substance
indépendante, mais, comme toute idée de chose singulière, un mode
fini de Dieu-Chose Pensante, il en résulte que, désormais, dans la
plupart des démonstrations, le sujet grammatical ne sera plus,
comme chez Descartes, Mens, l'Ame humaine, ou mon Ame, mais
l'être ontologique de l'Ame comme mode fini de l'attribut Pensée :
Deus quatenus humanae Mentis essentiam (ou naturam) constituit,
Dieu en tant qu’il constitue notre Ame, c'est-à-dire Dieu en tant
qt/il est fin i (il devrait d'ailleurs en être de même, en principe, pour
le sujet grammatical corps, qui est Dieu même en tant qu’il constitue
tel corps). — 2° L’Ame étant un mode de Dieu, tout ce qu’elle
perçoit, d'une part, est causé par Dieu, d'autre part, dépend, quant
à sa nature et quant à la valeur objective que l'Ame lui accorde,
118 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L ’ÂME

du processus par lequel Dieu le produit en eUe ; et le Corollaire de


la Proposition indiquera que ces processus sont de deux sortes :
l’un, immédiat, d’où naît en elle l’idée adéquate, l’autre, médiat, d’où
naît en d ie l’idée inadéquate. — 3° L’Ame étant conçue comme un
mode de la Pensée, et l’idée comme l’essence d’un tel mode, l’^ m e
est identifiée à une idée. Certes, Descartes, on l’a vu, avait fait de
l’intelligence pure l’essence de l’Ame, de l’idée la condition de ses
autres modes : sentiment, volonté, etc. ; mais il n ’avait pas ramené
ces modes à de simples propriétés ou dépendances de l’idée, et
encore moins avait-il identifié l’Ame avec une idée. — 4° L’idée,
ayant été définie comme perception d’un objet, est, de par sa
nature, inséparable de lui. En conséquence, l’Ame, étant une idée,
est, elle aussi, de par sa nature, inséparable de son objet. Par là
même, sitôt démontré que cet objet, c’est le Corps, l’Ame et le Corps
seront conçus, contrairement aux vues de Descartes, comme abso­
lument indissociables. En vertu du Corollaire de la Proposition 8, ils
partageront invinciblement les mêmes vicissitudes : que le Corps dis­
paraisse de l’existence, et l’Am e en disparaîtra aussi : elle n’est donc
pas immortelle ; que le Corps soit une essence éternelle, et l’Ame en
sera une aussi, cette éternité n’ayant rien à voir avec sa prétendue
immortalité.
5° Etant acquis que l’Ame est l'idée d’un objet et qu’elle perçoit
nécessairement ce qui se passe en lui, il devient possible de la déter­
miner à partir de lui. Cette détermination, érigée en procédé systéma­
tique, constitue la réplication objet-idée de l’objet, qui gouvernera
toutes les Propositions à partir de la Proposition 14. Elle apparais­
sait déjà, sous une forme générale, dans le Corollaire de la Proposi­
tion 8, où la réalité tant essentielle qu’existentielle des idées était
posée en fonction de celle des choses. En revanche, dans la Pro­
position 11, comme on l’a vu 2S, et dans les deux suivantes, c’est en
fonction de l’idée, c’est-à-dire selon la réplication idée-objet de
l’idée, q u ’est posée l’existence de la chose finie objet de l’idée.

§ X. — De la Proposition 11 découle un Corollaire particulière­


ment riche de sens : « Il suit de la que l’A m e humaine est une
partie de l’entendement infini de D ieu ; et de ce fait, lorsque nous
disons que l’Ame humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne
disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais
en tant qu’il s’explique par la nature de l’Am e humaine, ou constitue
l’essence de l’Am e humaine, a telle ou telle idée ; et quand nous
disons que Dieu a telle ou telle idée, non en tant seulement qu’il
constitue la nature de l’Am e humaine, mais en tant qu’il a, outre cette
Ame, et conjointement à elle, l’idée d’une autre chose, alors nous

:26. Cf. supra, § VIII, p. 115.


DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L ’HOMME 119

disons que l’Am e humaine perçoit une chose partiellement ou ina­


déquatement »
Clef de voûte de toute la théorie de la connaissance, A) il énonce
une définition, B) il en tire les conséquences.
A) La Proposition 11 aboutissait à une définition de l’Ame :
« L’être actuel de l’Ame humaine est constitué en premier par l’idée
d’une chose singulière existant en acte ». D e cette définition, le
Corollaire en tire une seconde : « Il suit de là (H inc sequitur) que
l’Ame humaine est une partie de l’entendement de Dieu » “ • — En
effet, l’entendement de Dieu étant l’idée infinie tant de l’essence de
D ieu que de tout ce qui suit de cette essence (cf. II, Prop. 3, 1,
Prop. 21), il est évident que l’Am e en tan t qu’elle est (Prop. 11) l’idée
d’une chose singulière existant en acte est une partie de l’entende­
ment infini de Dieu. Mais, cette chose singulière existant en acte
étant limitée dans sa durée, l’Ame, qui en est l’idée, n’a elle-même
qu’une durée limitée ; autrement dit elle est périssable. D ’où ü appert
que, considérée de la sorte, l’Ame, partie de l’entendement de Dieu,
n’en est pas une partie éternelle.
Au contraire, lorsque, comme plus tard dans le Livre V, on
considérera l'Ame « en dehors de sa relation à l'existence du
Corps », comme idée de l’essence éternelle de ce Corps, c’est-à-
dire en tant qu’elle est elle-même une essence éternelle (cf. V,
Prop. 29), on devra la tenir, à cet égard, pour un mode éternel,
c’est-à-dire pour une partie éternelle de l’entendement de Dieu (V,
Coroll. de la Prop. 40).
Comme l’existence de l’Ame enveloppe son essence, car l’existence
singulière de toute chose enveloppe son essence singulière (II, Coroll.
de la Prop. 8, Prop. 45, V, Prop. 23, dém.), il faut affirmer de l’Ame
à la fois que, de par son existence, elle est une partie fugitive de
l’entendement de Dieu, et que, de par son essence, elle en est une
partie éternelle.
La partie périssable de l’Ame est constituée par son imagination,
lieu des idées inadéquates, qui se limite à la perception des choses
existant dans la durée ; sa partie éternelle est constituée par son
entendement, lieu des idées adéquates, qui connaît, soit les propriétés
éternelles des choses (raison), soit leur essence (science intuitive)
(cf. V, Coroll. de la Prop. 40). L’Ame existante comporte ces deux
parties. C’est pourquoi, si l’on considère l’Ame comme l’idée d ’un
Corps existant en acte, on dira que « son essence... est constituée par
des idées adéquates et inadéquates » (III, dém. de la Prop. 9 et
Prop. 3). Si, au contraire, on considère l’Ame seulement comme idée278

27. Eth, II, Ap., I, pp. 144-145, Geb., II, pp. 94-95.
28. Cf. ausssi Lettre XXXII, à Oldenburg, Ap., III, p. 240, Geb., IV,
p. 174, l. 5-6.
120 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

de l’essence éternelle de son Corps (c’est-à-dire sa partie éternelle),


on dira que son « essence 28 » est constituée uniquement per « la
connaissance dont Dieu est le principe et le fondement », c’est-à-dire
par l’entendement seul (V, Scolie de la Prop. 36). En conséquence,
lorsque, dans le Scolie de la Prop. 43 du Livre II, Spinoza, se référant
au Corollaire de la Proposition 11, déclare que « notre Ame, en tant
qu'elle perçoit les choses vraiment [ces derniers mots sont absents
de ce Corollaire] est une partie de l’entendement infini de Dieu >,
la partie dont il s’agit là est en réalité une partie éternelle de l’enten­
dement de Dieu, puisque la connaissance vraie est le fait, pour l’Ame,
de son entendement, lequel est sa partie éternelle. Mais le mot éternel
n'est pas prononcé ici. Le Livre II ne traite en effet que de l’^ m e
existant dans la durée, « l’éternité de l’Ame [étant] connue seulement
dans la cinquième Partie » ”
Dans cette perspective, étant donné que l’entendement infini de
Dieu comprend le mode infini immédiat de la Pensée, c’est-à-dire
l’univers des idées prises comme essences éternelles, et le mode infini
médiat, c’est-à-dire l’univers des idées prises co^ane existences péris­
sables, il ressort que l'Ame, comme idée éternelle de l’essence éternelle
du Corps, est une partie éternelle du mode infini ^im édiat de la
Pensée, et que, comme idée périssable du Corps existant en acte
pendant une durée limitée, elle est une partie fugitive de son mode
infini médiat. Ce mode infini médiat est éternel, tandis que ses
parties finies sont périssables et en perpétuel changement. Le mode
infini immédiat est éternel, et ses parties finies sont immuables et
éternelles 3\
Enfin, si l’idée du Corps existant en acte qui fonde la partie
imaginative et périssable de l’Ame est une partie périssable de
l’entendement infini de Dieu, il ne s’ensuit nullement que cette
partie soit en Dieu elle-même imaginative. En effet, l’idée fugitive
du Corps existant en acte est en Dieu une idée adéquate, car Dieu
embrasse dans sa connaissance toutes les causes de l’existence de ce
Corps ; au contraire, l’Ame ignore ces causes, ce par quoi la connais­
sance qu’elle a du Corps par l’idée de l’affection du Corps n’est pas
adéquate. Ce défaut de connaissance, étant le fait de l’imagination,
est donc propre à l’Ame. Il est étranger à l’entendem ent de Dieu et
à ses parties changeantes.29301

29. On notera deux significations différentes du mot essence ; il désigne,


tantôt la réalité formelle d'une chose singnlière éternelle, comme l'essence
singulière de tel ou tel Corps, l'essence singulière de l'Ame qui en est l'idée
(cf. V, Prop. 22 et 23), tantôt la nature intrinsèque de cette chose, par exem­
ple lorsqu’il est dit que l'essence de l'Ame, c'est la connaissance seule dont
Dieu est le principe et le fondement (cf. V, Scolie de la Prop. 36, et infra,
l' Appendice n° 3, § II).
30. Eth., V, Prop. 41, Ap., p. 656, Geb., I, pp. 306-307.
31. Cf. supra, t. I, ch. XI, § VIII, pp. 316 sqq.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L ’HOMME 121

B) Etant une partie de l’idée infinie constituée par l'entendement


de Dieu, l’^ m e n’est qu’une idée finie. Quelles conséquences en
résulte-t-il pour la connaissance qu’elle prend des choses ?
Ces conséquences sont au nombre de quatre, dont deux sont
expressément énoncées et dont deux sont seulement impliquées et
peuvent se tirer des autres a contrario 31 :
1° an première conséquence, expressément formulée, constitue id
première partie du Corollaire : l’Ame humaine étant une partie de
l’entendement infini de Dieu, il en résulte que « lorsque nous disons
que l’Am e humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien
d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il
s’explique 3233 par la nature de l’Am e humaine, ou constitue l’essence
de l’Am e humaine, a telle ou telle idée ». Par là est énoncée la
condition ontologique de toute connaissance possible pour l’Ame,
quelle que soit cette connaissance, adéquate ou inadéquate. Dans les
deux cas, l’Ame n’a une perception en elle que parce que Dieu a cette
perception en lui en tant qu’il s’explique par la nature de cette Ame.
On verra plus loin que ce n’est pas de la même façon dans les
deux cas.
2° De là se tire a contrario une seconde conséquence, non exprimée
présentement, mais utilisée ultérieurement, et qui permet de déter­
miner ce que l’Am e ne connaît pas et ne peut pas connaître, c’est à
savoir : quand Dieu perçoit telle ou telle chose, non en tant qu’il
s’explique par la nature de l’Ame humaine, c’est-à-dire non en tant
qu’il constitue son essence, nous disons que l’Ame ne perçoit pas telle
ou telle chose. Ce principe est appliqué dans la Proposition 19 : Dieu
ayant l’idée du Corps humain, non en tant qu’il constitue la nature
de l’Ame humaine, mais en tant qu’il est affecté d’un très grand
nombre d’autres idées, l’Ame humaine, considérée en elle-même, dans
sa nature propre, « ne connaît pas le Corps humain ».
3° La troisième conséquence, qui est expressément formulée, cons­
titue la seconde partie du Corollaire : « Quand nous disons que Dieu
a telle ou telle idée, non en tant seulement qu’il constitue la nature
de l’Am e humaine, mais en tant qu’il a, outre cette Ame, et
conjointement à elle, l’idée d’une autre chose, alors nous disons
que l’Am e humaine perçoit une chose partiellement ou inadéqua­
tement. Ce qui signifie que l’Ame perçoit une chose seulement en
partie, lorsque Dieu la perçoit en tant qu’il s’explique seulement en
partie par l’essence de cette Ame, ou en tant qu’il constitue non
seulement l’essence de cette Ame, mais une infinité d’autres.

32. Dans la suite, Spinoza, lorsqu'il renverra à ce C01o' llaire, se référera


aussi bien aux conséquences implicites qu’aux conséquences explicites.
33. « D em quatenus per «atwram Mentis explicattH' ».
122 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L'ÂME

Cette conséquence énonce la condition ontologique de la connais­


sance inadéquate. Le terme important, c'est ici le terme « seulement »
(tantum),
La première conséquence énonçait, on l'a vu, un principe universel :
si l'Ame a une perception quelconque, c'est que Dieu lui-même a
cette perception en tant qu'il constitue la nature de cette Ame. Mais
cette perception peut être en Dieu de deux manières, soit en tant
qu'il s'explique entièrement par la nature de l'Ame, c'est-à-dire en
tant qu'il constitue seulement l'Ame, soit en tant que, tout en la
constituant, il en constitue en outre une infinité d'autres s4 Dans ce
dernier cas, l'Ame ne peut percevoir la chose que partiellement ou
inadéquatement. En effet, l'idée de ce que Dieu perçoit n'étant en
Dieu qu’en tant qu'il est infini et non en tant seulement qu'il est
fini, c'est-à-dire non en tant qu'il constitue seulement l'Ame humaine,
l'Ame humaine ne peut concevoir qu'une partie de cette idée. L'idée
n’est donc pas dans l'Ame comme elle est en Dieu ; dans l'Ame, elle
est finie, mutilée ; en Dieu, elle est totale, intégrale. Ou encore, la
cause totale de l'idée étant dans l'infinité de la chaîne des causes,
qui dépasse l'Ame et que Dieu seul embrasse, l'Ame ne renferme
de cette cause qu'une partie infime. En conséquence, l'idée est
inadéquate et partielle dans l'Ame, alors qu'elle est adéquate et
totale en Dieu.
4° De là découle a contrario la quatrième conséquence, non expres­
sément formulée. Puisque l'Ame n'a qu’une connaissance partielle ou
inadéquate de la chose lorsque Dieu a une perception de cette chose,
non en tant qu'il constitue seulement cette Ame, mais en tant que,
conjointement à elle, il en constitue aussi une infinité d'autres,
a contrario nous conclurons que l’Ame connaît vraiment (vere)
la chose, c'est-à-dire que l'Ame en a une connaissance totale ou
adéquate, lorsque Dieu perçoit cette chose en tant qu'il constitue34

34. Dans ce cas, Dieu ne peut être dit, dans la rigueur du terme, s'expli­
quer par l’Ame, car ne s’y expliquant (ou ne s’y exprimant) que partiellement,
ii y est enveloppé plutôt qu’il n’est expliqué par elle. — Explicare s’oppose à
involvere comme exprimer à envelopper (sur l’opposition d'explicare et
d'involvere, cf. II, Scolie de la Prop. 18, Ap., p. 173, Geb., II, p. 107, 1. 5-7).
C'est ainsi que les idées des affections du Corps humain « enveloppent »
(involvunt) la nature de choses extérieures au Corps humain, mais ne la font
pas connaître vraiment, ibid. Dieu ne s’explique que partiellement par l’Ame
lorsqu’il s’explique entièrement par une idée dont l’Ame ne contient qu’une
partie ; il ne s'exprime alors que partiellement en elle. Lorsqu’il s’explique
entièrement par une idée qui est tout entière dans l’Ame, il s'explique
entièrement par elle et s’y exprime totalement. Dieu, en tant qu’il est dit
sans restriction s’expliquer par la nature de l’Ame humaine, est rapporté à
l’Ame en tant seulement qu’elle a une idée adéquate ; c’est ce qui est pré­
cisé au début de la démonstration de la Proposition 43 : « Idea vera in nobis
est illa quae in Deo, quatenus per naturam Mentis humanae explicarnr, est
adaequata (per Coroll. Prop. 11 hujus) », Geb., II, p. 123, !. 20-22.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 123

seulement la nature de cette Ame. Ce qui signifie que, si Dieu a


une idée en tant q u ’il s’explique seulement par la nature de l’Ame
humaine, c’est-à-dire en tant seulement q u ’il la constitue sans en
outre en constituer d’autres, ou encore, en tant qu’il s’explique entiè­
rement par elle, cette idée est entière dans l’Ame comme en Dieu ;
elle est identique en lui et en elle, puisque, pour l'avoir en lui, il
suffit à Dieu de la produire en elle. Cette idée ne saurait être ni
plus étendue, ni plus parfaite en Dieu du fait qu'il est infini et que
l’Ame est finie, puisqu’il l’a en tant qu'il est fini, c'est-à-dire en
tant qu'il constiule seulement l’Ame. En d’autres termes, si l’idée est
entièrem ent dans l'Ame comme en Dieu, c’est que toute sa cause
est dans l'Ame et non, si peu que ce soit, hors d'elle, Dieu, pour
causer cette idée en lui, n’ayant pas besoin d’autre cause que celle
par laquelle il la cause dans l’Ame.
Le mot important de cette quatrièm e formule, c’est, ici encore,
le mot « seulement » (tantum ) ; s'ajoutant à la première formule, il
permet d ’énoncer la condition qui rend possible dans l'Ame, non
plus simplement toute connaissance en général, mais la connaissance
adéquate.
Bien que cette quatrième formule ne soit pas expressément énoncée
dans ce Corollaire, elle lui est expressément rapportée, mais avec la
précision du « tantum », dans la démonstration de la Proposition 40 :
quand nous parlons d’idées adéquates, y est-il dit, « nihil aliud dici-
mus (per Coroll. Prop. 11 hujus) quam quod in ipso divino intellecul
datur idea, cujus Deus est causa, non quatenus infinitus est, nec
quatenus plurimarum rerum singularium ideis affectus est, sed qua­
tenus tantum humanae Mentis essentiam constituit ». D'où la formule
du Scolie de la Proposition 43 (sub finem ) : « Mens nostra quatenus
res vere percipit, pars est infiniti Dei intellectus (per Coroll. Prop. 11
hujus) », ce par quoi il est signifié que, lorsque l’Ame a e n elle l’idée
vraie d'une chose, cette idée est totale dans la partie de l’entendement
divin que l'Ame constitue et non totale seulement dans l'infinité des
parties de cet entendement. Enfin, la troisième et la quatrième for­
mules sont précisément explicitées et rapportées l’une et l'autre au
Corollaire de la Proposition 11 dans la démonstration de la Pro­
position 1 du Livre III : « Les idées qui sont adéquates dans l'Ame
de quelqu'un sont adéquates en D ieu en tant qu'il constitue l'essence
de cette Ame (Coroll. de la Prop. 11, p. Il), et celles qui sont inadé­
quates dans l’Ame sont adéquates en Dieu (même Coroll.), non en
tant qu'il constitue seulement (solummodo) l’essence de cette Ame,
mais en tant qu’il contient aussi à la fois en lui les Ames d’autres
choses ».
Cependant, ü arrive souvent à Spinoza d'omettre les expressions
complémentaires : vere, tantum, nec quatenus plurimarum, etc., qui,
précisant la formule générale, la déterm inent comme formule de la
1 24 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

connaissance adéquate. Par exemple, la Proposition 12 (et aussi la


Proposition 13) stipule que « la connaissance de ce qui arrive dans
l’objet de l’idée constituant l’Ame humaine est nécessairement donnée
en Dieu en tant qu’il constitue la nature de l’Ame humaine >, sans
ajouter : toutefois, en tant qu’il est affecté en même temps (sed
quatenus etiam, ou simul... etc.) par une infinité d’autres idées
(cf. Il, Prop. 28). C’est q u ’il s’agit là de prouver seulement que ce
qui arrive dans l’objet de l’Ame est nécessairement perçu par elle,
et non que cette perception est inadéquate. A la fin de la démons­
tration de la Prop. 3, l’idée est dite adéquate pour ce qu’elle est
« donnée en Dieu en tant q u ’il constitue l'essence de notre Ame >,
alors qu’on attendrait : « en tant qu’il constitue seulement l’essence de
notre Ame >. Cependant, dans la plupart des cas, l’addition du mot
« seulement » est rendue inutile par le contexte et par l’intention
évidente de l’auteur. Par exemple, dans la Proposition 34, où une
idée est dite adéquate en nous quand Dieu a une idée adéquate en
tant qu ’il constitue l'essence de notre Ame ; ou encore dans la
Proposition 38, qui précise que, en l’occurrence, Dieu n’est pas
affecté en même temps par les idées d’une multitude de choses sin­
gulières. — Il reste que ces économies de mots ne facilitent pas la
tâche du lecteur, que Spinoza dote trop généreusement d’une perspi­
cacité d’esprit égale à la sienne ““.
Quoi qu’il en soit, il résulte de ce qui précède que ce Corollaire,
par le principe universel qu’énonce sa première partie, et par les
trois spécifications qu’il comporte, fonde pour l’Ame les conditions,
1° de la possibilité de toute connaissance en général, 2° de l’impos­
sibilité de la connaissance, 3° de l’inadéquation ou imperfection de
la connaissance, 4° de l’adéquation ou perfection de la connaissance.
Il constitue donc le pilier fondamental de la théorie gnoséologique.
Mais pourquoi ne formule-t-il expressément que la première et la
troisième condition, le mot adéquat n’étant même pas prononcé ?
C’est qu’il s’agit seulement, pour le moment, de jeter le fondement
de la connaissance imaginative.
Il reste enfin que, par ses anticipations inexprimées, ce Corollaire35

35. La rédaction du Corollaire de la Proposition 11 incite à la confusion,


car, sa seconde partie, qui définit la condition de la connaissance inadéquate,
paraissant s'opposer à la première, on est de prime abord incliné (surtout si
l'on ne connaît pas la suite, en particulier la Proposition 19) à voir en celle-
ci la définition de ce qui conditionne l’idée adéquate. Certes, on en serait
dissuadé si l'on observait qu’elle ne parle que du « percipere », non du
« vere » ou du « adaequate percipere », qu’elle évite le « tantum » dans
l'expression quatenus Mentis essentiam constituit ; mais la confusion risque
d’être entretenue, d’autre part, du fait que, ultérieurement, Spinoza définit
parfois, comme nous venons de le dire, la condition de la connaissance adé­
quate simplement par cette première partie du Corollaire, sans y ajouter le
trf11tum qui, en l'occurrence, serait de rigueur.
DÉDUCTION DE L’ESEN CE DE L’HOMME 125

pose bien des énigmes aux lecteurs. D 'où le Scolie : « Les lecteurs se
trouveront ici empêchés sans doute, et beaucoup de choses leur vien­
dront à l’esprit qui les arrêteront ; pour ce motif, je les prie
d’avancer à pas lents avec moi et de surseoir à leur jugement jusqu’à
ce qu’ils aient tout lu ». C’est que les conséquences que ce Corollaire
énonce expressément (sans parler de ceUe qu’il implique) ne peuvent
être bien comprises que par la suite, à savoir par la physique, par la
théorie de la nature de l’affection du Corps humain, par la déduction
de l’imagination, par les théories des notions communes et de la
Science Intuitive.

§ XI. — D ’après la Proposition 9, l’idée d’une chose singulière


existant en acte est donnée en Dieu en tant qu?il est affecté d’une
série d’idées ou causes, c’est-à-dire en tant qu?il n’est pas infini ; d’après
la quatrième conséquence du Corollaire de la Proposition 11, qui
concerne la condition de l’idée adéquate dans l’Ame, et qui est
explicitée dans la démonstration de la Proposition 40, l’Ame est
dite percevoir une chose adéquatement quand Dieu a cette idée en
tant qu’il s’explique seulement par la nature de l’Ame et non en
tant qu’il est infini, c’est-à-dire non en tant qu?il est en outre affecté
par d’autres idées ou causes. Ainsi, dans le premier cas, Dieu est
tenu pour non infini, c’est-à-dire pour fini, du fait que sa causalité
est conditionnée par une série infinie d’idées ou de causes, tandis
que, dans le second cas, il est tenu pour fini de par une raison
contraire, c’est-à-dire dans la mesure où sa causalité n’est pas condi­
tionnée par d’autres idées ou causes. Cette contradiction apparente
se résout aisément. Si Dieu est considéré comme fini dans le premier
cas, c’est que sa causalité, étant conditionnée par des choses exté­
rieures, est de ce fait déterminée, donc finie ; s’il est considéré comme
fini dans le second cas, c’est dans la mesure où sa causalité incondi­
tionnée et infinie s’investit entièrement dans un mode fini, l’Ame.
Ce qui ne se réalise pleinem ent que dans l’idée adéquate, puisque,
dans l’idée inadéquate, la causalité infinie ne s’investit que partielle­
ment dans le mode fini ; question qui sera expliquée plus amplement
dans la suite 36

§ XII. — L’extrême importance du Corollaire de la Proposition 11


vient de ce qu’il enveloppe les principes fondamentaux permettant
de déduire la nature de la connaissance imaginative et la nature de
la connaissance d’entendement. En identifiant avec une partie de
l’entendement de Dieu l’Ame définie comme idée d’une chose sin­
gulière existant en acte, il perm et de déduire le principe de l’adé­
quation et de l’inadéquation de la connaissance dans l’Ame. C’est,36

36. Cf. infra, Appendice n° 2, S I.


126 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

en effet, comme partie de l’entendement divin que l’Ame a des


idées adéquates et des idées inadéquates, car il y a des idées adéquates
et des idées inadéquates dans l'Ame parce qu’il y a des idées que
Dieu a en tant qu’il constitue seulement telle partie de son enten­
dement, c’est-à-dire telle Ame, et d’autres idées qu’il a en tant que,
conjointement à cette partie, il constitue, en outre, d’autres parties.
C’est ce qu’exprimait déjà, en un lumineux raccourci, le De intellectus
emendatione : « Il est certain que nos idées inadéquates ont pour
unique origine que nous sommes une partie d’un être pensant dont
certaines pensées dans leur intégrité, certaines seulement par partie,
constituent notre esprit » ”

§ XIII. — Les quatre conséquences comprises dans ce Corollaire,


les unes explicites, les aures implicites, perm ettent de détermi­
ner par provision ce que l’Ame peut connaître, ce qu’eUe ne peut
pas connaître, ce qu’elle ne peut pas connaître adéquatement, ce
qu’elle peut connaître adéquatement.
En vertu de la première conséquence, l’^ m e connaît ce que Dieu
perçoit en tant qu’il constitue la nature de l’Ame ; telles sont : les
affections du Corps humain existant en acte, la nature de ce Corps et
celle des corps extérieurs pour autant seulement qu’elles sont enve­
loppées dans l’affection du Corps humain, les idées de ces affections,
la nature de l’Ame pour autant seulement qu’elle est enveloppée dans
les idées de ces idées, les propriétés communes des corps, les propriétés
communes propres au Corps humain et à certains corps, l’essence de
Dieu et l’essence des choses singulières.
En vertu de la deuxième conséquence, l’Ame ne peut avoir aucune
connaissance des choses que Dieu perçoit sans s’expliquer par la
nature de cette Ame :
1° Tels sont les modes des attributs autres que la Pensée et
l’Etendue, car, l’Ame étant définie comme idée d'un mode de l’Eten­
due, Dieu ne perçoit pas le mode d'un attribut autre que l’Etendue
et autre que la Pensée en tant qu’il constitue une idée ayant pour
objet un mode de l’Etendue. C’est pourquoi aussi nous ne pouvons
connaître d’autres attributs que la Pensée et l’Etendue, bien que nous
sachions par l’idée de Dieu qu’il y en a une infinité d’autres “
2° Parmi les modes des attributs que l'Ame connaît, elle ne connaît378

37. De int. emend., Ap., 1, § XXXXI, p. 259, Geb., II, p. 28, 1. 8-13, cf.
Eth, III, dém. de la Prop. 1, Eth, II, Prop. 32, et dém. de la Prop. 36. —
Cette formule, toutefois, s’applique, dans le De int. emend, à une théorie de
l'idée adéquate et inadéquate qui ne s'accorde pas avec celle de YEthique, cf.
infra, Appendice n0 16, pp. 593 sqq.
38. Lettre LXIV, à Schuller, Ap., III, pp. 326-327, Geb., IV, pp. 277-278 ;
cl. supra, ch. III, S XXVI, pp. 91 sqq., et t. 1, pp. 53 sqq.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 127

ni les existence singulières qui n'affectent en rien son Corps, ni les


essences singulières que Dieu perçoit sans constituer l'^m e.
3° L'Ame n’a pas l’idée du Corps humain existant en acte et ne
le connaît pas, en tant qu'elle est l’idée du Corps que Dieu a, car
Dieu a cette idée non en tant qu'il constitue l’Ame. Mais, de par la
première conséquence, l’Ame a les idées des affections du Corps et
la connaissance du Corps que les idées de ces affections enveloppent,
car Dieu a les idées des affections du Corps en tant qu'il constitue
l'Ame (Prop. 19).
4° L'Ame ne connaît pas ce que sont en soi la nature du Corps
humain, celle des parties du Corps humain, celle du corps extérieur,
celle de l'Ame (Prop. 24 à 29), car Dieu les connaît non en tant qu'il
constitue l'Ame.

En vertu de la troisième conséquence, est voué à l’inadéquation,


ou exclu de la connaissance adéquate, tout ce que l'Ame perçoit des
choses singulières existant en acte, objets de la seule imagination,
puisque Dieu produit ces perceptions en tant qu’il constitue, outre
la nature de l’Ame et conjointement à elle, d’autres idées. Il en
résulte que l'Ame humaine n’aura que des idées inadéquates (mutilées
et confuses) des affections de son Corps et des idées de ces affections,
et connaîtra tout à fait inadéquatement la durée de son propre Corps
et celle des choses singulières qui sont hors de nous.
En vertu de la quatrième conséquence, l'Ame pourra connaître
adéquatement toutes les choses que Dieu perçoit en tant qu’il cons­
titue seulement la nature de l'Ame. Telles sont les choses qui sont
pareillement dans la partie et dans le tout, car l'idée en est iden­
tique dans le tout de l’entendement infini et dans la partie (Ame) ;
ce par quoi l’idée en question est adéquate en Dieu en tant qu’il
constitue l’Ame seulement et, par conséquent, est adéquate dans
l'Ame.
D'où la nécessité pour toute vraie science de se détourner des
choses singulières en tant qu'existant en acte dans la durée S9, puis­
qu'elles ne donnent lieu qu'à une connaissance inadéquate, pour
considérer, soit les propriétés communes des choses, car, étant pareil­
lement dans la partie et dans le tout (étendue, mouvement et repos,
loi universelle de la causalité 3940), leurs notions, corrélativement, sont
pareillement dans la partie et dans le tout de l’entendement infini,
donc adéquates dans l'Ame ; soit l’essence des choses, laquelle est
connue adéquatement en tant qu'elle se déduit de l'essence formelle

39. Cf. De int. emend., Ap., I, § ^XXVII, pp. 272-273, Geb., II, pp. 36-37.
40. La nécessité d’être déterminé à exister par une chaîne infinie de causes
en cascade est une « propriété commune des choses singulières », II, Prop. 31,
dém., Ap., p. 194, Geb., II, p. 115, 1. 22-23.
128 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

de l’attribut 4142 dont l’idée est adéquate dans l’^ m e 41, parce que,
l’attribut étant identique dans la partie et dans le tout, son idée est
pareillement dans la partie (Ame) et dans le tout de l’entendement
infini.

§ XIV. — La clef de voûte de la théorie de la connaissance intui­


tive, c’est l’indivisibilité de la substance, en l’occurrence de l’attribut,
car c’est elle qui, perm ettant à l’attribut d’être tout entier dans n ’im ­
porte lequel de ses modes, permet à l’Ame, partie de l’entendement
divin, d’avoir en elle l’idée adéquate de l’attribut et de tout ce qui
suit de lui, savoir « l’essence des choses >, et ainsi d’être apte à
connaître les choses par le troisième genre de connaissance. Ce qui
signifie que ces idées sont produites dans l’Ame inconditionnellement,
par la causalité absolue de Dieu ; autrement dit, que Dieu les produit
dans notre Ame en tant qu’il s’explique seulement par eane, bref,
en tant que son infinitude s’investit totalement dans notre finitude.

§ ^ V . — Les conséquences qui résultent de l’identité de l’idée


adéquate de Dieu dans le tout et dans la partie (l’Ame) de son
entendement sont considérables, et opposent Spinoza à Leibniz. Pour
Leibniz, chaque essence individuelle (substance individuelle ou mo­
nade) ne peut apercevoir les choses que selon le point de vue où elle
est rivée, c’est-à-dire selon la projection d’un « géométral », et non
comme Dieu les voit. Il y a un point de vue propre de la « partie », —
pour employer ici un terme spinoziste, — qui ne s’identifie pas au
point de vue du tout, bien qu’il lui corresponde selon une règle et
que la déformation qu’il en donne soit mathématiquement déterminée.
C’est pourquoi, si aucun point de vue excentrique ne peut jamais
s’identifier avec le point de vue central, il est possible de concevoir
ce dernier par une symbolisation réglée, alors qu’il reste toujours
impossible d’en avoir l’intuition en acte. Ainsi, chaque essence indi­
viduelle est condamnée pour l’éternité à rester une certaine expression
oblique et particulière du tout, à ne pouvoir que symboliser avec lui,
sans le recevoir pleinement en elle tel qu’il est en soi. Pour Spinoza,
au contraire, Dieu et l’essence des choses étant identiquement en acte
dans la partie et dans le tout, chaque Ame peut, à partir de l’idée
adéquate de Dieu, actuellement présente en elle, s’unir — dans les
limites de sa définition — à la science que Dieu a de lui-même et
de l’essence des choses, — sans aucune déformation due à la pers­
pective spéciale d’un prétendu point de vue particulier, — et ainsi
jouir actuellement dans sa plénitude, dès cette vie, et au delà d’elle,
pour l’éternité, de l’amour que Dieu a pour lui-même.

41. Eth., II, Scol. 2 de la Prop. 40, Ap., p. 212, Geb., Il, p. 122, 1. 18-19.
42. Eth., II, Prop. 45, 46, et 47, Ap., p. 221, pp. 225-227, Geb., II,
pp. 127-128.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 129

D ’où l'extrême importance des idées de D ieu et des attributs


Etendue et Pensée, qui, également présentes dans la partie et dans
le tout, sont nécessairement dans leur entier 434 en chacun de nous.
En effet, d'autant plus de choses nous parviendrons à déduire d'elles,
d’autant plus notre Ame aura en elle d'idées entières de ces choses,
c'est-à-dire de choses s’expliquant par nous seuls 44, bref, d'autant
plus Dieu percevra de choses en tant qu'il s'explique seulement par
notre Ame, d'autant plus notre Ame aura d’idées adéquates, d'autant
plus elle s'avancera dans la vérité, d'autant plus elle conquerra sa
liberté.
*

§ XVI. — La Proposition 12 : « T out ce qui arrive dans l’objet


de l’idée constituant l’Am e humaine doit être perçu par cette Ame,
en d’autres termes, une idée en est nécessairement donnée en elle ;
c’est-à-dire, si l’objet de l’idée constituant l’A m e humaine est un corps,
rien ne pourra arriver dans ce corps qui ne soit perçu par l’Ame »,
s'exprime à la vérité pour l'essentiel dans sa première partie, qui
constitue un lemme pour la Proposition 13. C’est ce qu'indique
accessoirement sa seconde partie : « c'est-à-dire si l'objet, etc. », qui
énonce seulement l’hypothèse de son application possible au corps
dans le cas où celui-ci serait l’objet de l'Ame ; ce que précisément
démontrera la Proposition 13.
La Proposition 12 se tire d u Corollaire de la Proposition 9, car,
si « de tout ce qui arrive dans l'objet d’une idée quelconque, la
connaissance est nécessairement donnée en Dieu (Coroll. Prop. 9) »
en tant q u ’il a l'idée de cet objet, c'est-à-dire constitue l’Ame (Prop.
11), il est évident que D ieu aura l’idée de ce qui arrive dans cette
chose en tant qu'il a l'idée de cette chose, c’est-à-dire en tant qu’il
s’explique par l’Ame. Or, nous savons (Coroll. de la Prop. 11, pre­
mière conséquence) que si Dieu a l'idée de telle ou telle chose en
tant qu’il s’explique par la nature de l’Ame, cette idée doit être dans
l’Ame. Donc, l'idée de tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée consti­
tuant l’Ame hum aine doit être donnée en elle.

§ XVII. — De là résultent deux conséquences importantes pour


la suite : il est impossible que l’objet de l’idée qui constitue l'^m e
ne soit pas la chose dont elle perçoit les modifications, et impossible
qu’il soit une chose dont elle ne percevrait pas les modifications.
Ces deux conséquences sont le fondement des deux parties qui cons­
titueront la démonstration de la Proposition 13.

43. Eth. II, Prop. 38, 45, 46.


44. Eth., II, Prop. 40.
130 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Re^mtH'qae. — Lorsque nous disons que Dieu a l'idée de telle ou


telle chose seulement en tant qu?il s’explique par la nature de l’Am e,
nous ne disons pas qu'il a cette idée en tant qu?il s’explique seule­
ment par la nature de l’Am e ; mais nous disons qu'il l'a en lui
seulement du fa it qu'il s'explique par la nature de l'Ame, si bien
que cette idée est dans l'Ame parce que D ieu ne peut l'avoir en
lui autrement qu'en s'expliquant par la nature de celle-ci. Ce n'est
pas du tout dire que D ieu a cette idée en tant qu'il s’explique
seul^mant par la nature de l’Ame, car, en ce cas, cette idée serait
adéquate, alors que, dans le cas considéré, elle est inadéquate. En
effet, si Dieu ne peut la produire en lui sans s'expliquer par la
nature de l'Ame, il ne saurait non plus la produire en s'expliquant
seulement, c'est-à-dire entièrement, par celle-ci, car il ne peut la
produire qu'en s'expliquant en outre par la nature d'une infinité
d'autres idées. Il faut donc préciser que, si D ieu a l'idée de ce qui
arrive dans l'objet de l'Ame en tant qu'il s'explique p ar la nature de
celle-ci, il ne s'explique, en l'occurrence, que partiellement par elle ;
et que, si, de ce fait, l'Ame a nécessairement en elle l'idée de ce qui
arrive dans son objet, elle n'en a pourtant qu'une idée inadéquate.
Le Scolie de cette Proposition propose une autre démonstration,
aussi évidente et même plus claire, qui s'appuierait sur le Scolie
de la Proposition 7, c'est-à-dire sur l'unité ontologique des attributs
en Dieu. Si, en effet, l'Ame et son objet sont une seule et même
chose sous deux attributs différents, ce qui se produit dans son
objet comme affection de celui-ci devra nécessairement se produire
dans ' l'Ame comme idée de cette affection, et, par conséquent, être
connu d'elle.
Quoique plus claire (clarius intelligitur), cette démonstration est
rejetée dans un Scolie, comme l'ont été, dans les Propositions 7 et 8,
des démonstrations analogues 45 C'est qu'elle tombe, comme celles-ci,
hors de la chaîne déductive fondée sur l'entendement de Dieu et
sur le parallélisme intra-cogitatif. Si les démonstrations de la chaîne
sont moins claires, elles ont sur les démonstrations que fonde l'onto­
logie de la substance l'avantage d'être génétiques, puisqu'elles dédui­
sent le processus par lequel les idées (celle de l'objet de l'Ame, celle
de ce qui arrive dans l'objet de l'Ame) sont produites par Dieu. Elles
sont donc seules à répondre au but de l'investigation, laquelle porte
sur la nature et sur l'origine de l'idée.

§ XVIII. — La Proposition 13, selon laquelle « L’objet de l’idée


constituant l’Am e humaine est le Corps, c’est-à-dire un certain mode 54

45. La Proposition 8 n’a pas de Scolie, mais elle indique accessoirement


une autre démonstration, par la substance, en la référant au Scolie de la Pro­
position 7.
DÉDUCTION DE L’ESSENCE DE L'HOMME 131

de l’étendue existant en acte, et n'est rien d’autre », marque, avec


son Corollaire qui définit l'essence de l’homme, la fin de la seconde
étape du Livre IL D'une part, elle achève de déduire l’essence ou la
nature de l'Ame humaine en fondant sa définition comme idée d'un
Corps existant en acte ; d'autre part, elle achève de déduire l'essence
de l'ho^mme, en établissant, par là même, que l’autre mode dont celui-ci
est constitué, c'est le Corps.
L’Ame humaine ayant été déduite comme idée d'une chose singu­
lière existant en acte (Prop. 11), il reste maintenant, tâche capitale,
à déduire ce qu’est cette chose. D 'où la Proposition 13.
La Proposition 13 comprend deux parties : 1° l’objet d e l’idée
constituant l’Am e humaine est le Corps existant en acte ; 2° cet objet
ne peut être rien de plus que le Corps. Corrélativement, elle comporte
deux démonstrations qui procèdent chacune par l'absurde.
1° Il est imCossible que le Corps existant en acte ne soit pas
l'objet de l’Ame h ^ a i n e , car, dans ce cas, les idées des affections
de ce Corps seraient en Dieu, non en tant qu'il s’explique par notre
Ame, mais en tant qu'il s'explique par l'âme d'une autre chose
(Coroll. de la Prop. 9), c'est-à-dire qu'elles ne seraient pas dans notre
Ame (Coroll. de la Prop. 11, deuxième conséquence) ; or, elles y sont
(Ax. 4) ; donc l’objet de l’idée constituant l'Ame humaine est le
Corps existant en acte (Prop. 11).
2° Il est impossible que, outre le Corps (praeter Corpus), il y
ait aussi (etiam) autre chose qui soit l'objet de l'Ame, car de cette
chose devrait suivre quelque effet (1, Prop. 36) dont l'Ame devrait
nécessairement avoir l'idée (Prop. 12) 46 ; or, elle n'en a pas la m oin­
dre (Ax. 5) ; donc, l’objet de notre Ame n'est rien d'autre que le
Corps existant en acte.
Il ressort de l'ensemble de cette démonstration que l'Ame ne
connaît l'objet dont elle est l’idée, c’est-à-dire le Corps, qu’en tant
qu’elle a les idées des affections de ce Corps (cf. Prop. 19). C'est
Courquoi il a fallu ici, pour identifier l’objet de l'Ame comme étant
le Corps, partir des- idées - des affections du Corps. C’est aussi la
raison pour laquelle l’Axiome 4 affirme, non pas que nous avons
le sentiment du Corps, mais que nous avons le sentiment de ses
affections.
Les deux parties de la démonstration se fondent sur les deux
conséquences de la Proposition 12 (cf. supra, § ^V H , pp. 129 sqq.).
D e plus, la seconde ne se tire pas simplement a contrario de la pre­
mière, à esvoir : si l’Am e ne perçoit nulle affection d’une chose autre
que le Corps, cette chose n ’est pas l’objet de l’idée qui 'Constitue46

46. Cf. éd. Gebhardt, II, Textgestaltung, p. 360.


132 DE LA NATI.JRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

l’Ame, mais elle passe par la Proposition 36 du Livre 1, pour démon­


trer que, toute chose ayant un effet, l’Ame ne pourrait manquer de le
percevopo si cette chose était son objet. Ce recours à la Proposition 36
est, en effet, indispensable ; car, s’il est nécessaire que toute chose
dont l’Ame perçoit les affections ÂMit l’objet de l’idée qui définit
l’Ame, il ne l’est nullement, de ce fait, qu’une chose d é p o u ^ e d’af­
fections et dont, par conséquent, l’Ame ne percevrait nulle affection ne
puisse pas être cet objet ; il serait seulement impossible de prouver
qu’elle l’est. Si, par exemple, le Corps, qui est effectivement l’objet
de l’Ame, était dépourvu d’affections, l’Ame, quoique idée de ce
Corps, ne le connaîtrait pas, et, si l’on ne pourrait pas alors prouver
qu’il est l’objet de son idée, on ne pourrait pas non plus par là
prouver qu’il ne l’est pas. Si, au contraire, il est impossible qu’une
chose soit dépourvue d’affections, il est impossible qu’elle soit l’objet
de l’Ame dès lors que celle-ci ne les perçoit pas.
On observe que, par récurrence, cette seconde démonstration confère
à la première un degré plus haut d’apodicticité. Celle-ci, en effet,
s’appuyait sur l’expérience (Ax. 4), c’est-à-dire sur le fait que l’Ame
perçoit les affections du Corps, pour en conclure que ce Corps est
son objet. La seconde démonstration donne de ce fait la raison
nécessaire : l’Ame perçoit nécessairement des affections dans le Corps
qui est son objet, puisque tout corps a nécessairement des affections.
Il reste à se demander pourquoi produire quelque e ffe t est iden­
tique à avoir des affections (affectiones) ? C’est que ces affectiones
sont en même temps les affectus variés par lesquels chaque chose
exprime sa puissance d’exister (ou conatus) agissant et réagissant
au milieu des autres causes ou choses 48 Mais, puisque je perçois les
affections de bien d’autres corps que celui qui constitue l’objet de
l’idée définissant l’Ame, les idées de ces autres corps ne devraient-
elles pas entrer elles aussi dans sa définition ? En aucune façon.
D ’abord, la Proposition 11 a démontré que l’Ame, étant l’idée d’u«
objet, ne saurait se définir par l’idée de plusieurs objets. D e plus,
l'Axiom e 4 : « Nous sentons qu’un certain corps est affecté de
beaucoup de manières », témoigne que nous ne sentons effectivement
qu’un seul corps, identifié depuis comme étant notre Corps, car,
lorsque nous disons sentir aussi d’autres corps singuliers, nous ne
faisons en réalité que sentir des modifications de notre propre Corps
qui enveloppent la nature d’un corps extérieur, sans jamais sentir les
affections de ce corps lui-même 48 C’est pourquoi, si l’Ame peut
bien avoir les idées de plusieurs corps, elle ne peut être l’idée que
d’un seul.
Enfin, l’appel à l’A xiom e 5 : « Nous ne sentons ni ne percevons478

47. Eth., III, Déf. 2 et 3.


48. Cf. Eth, II, Prop. 17 et Coroll.
DÉDUCTION DE L’ESSENCE DE L'HOMME 133

nuUes choses singulières sauf des corps et des modes d u penser »,


atteste que ce qui est exclu comme objets possibles de l'idée cons­
tituant l'Ame, ce sont les modes qui sont corrélatifs du Corps dans
les autres attributs que l’Etendue. Précision indispensable, puisque,
d’après le Scolie de la Proposition 7, tous ces modes ne faisant a v ll
le Corps et a v ll l’Ame qu’une seule et même chose sous des attributs
différents, on MMurrait en conclure q u ’ils sont unis à l'Ame aussi
indissolublement qu'elle est unie à son Corps, et qu'ils sont, de
ce fait, objets de l’idée qui la constitue. N'est-ce point par ;ette
identité ontologique des modes corrélatifs que le Scolie de la Propo­
sition 12 démontrait directement que tout ce qui arrive dans l'objet
de l’Ame doit être perçu par elle dans cet objet ? De plus, ces modes
corrélatifs ne doivent-ils pas, eux aussi, produire quelque effet,
c’est-à-dire des affections qu'une Ame corrélative doit percevoir ?
Mais, l'Axiom e 5 constatant le fait que nous ne percevons pas leurs
affections, on doit conclure q u ’ils ne sauraient être objets de l'idée
constituant l’Ame ; et l’incommensurabilité des attributs fonde en
droit la nécessité de ce que l'Axiom e 5 se contente de constater
comme un fait.
Par la définition de l’Ame comme idée d'un Corps, se trouve
écartée la conception d’Aristote, selon laquelle l’Ame a pour objet
immédiat et premier, non le Corps, mais les sensibles externes qui
font passer à l’acte la puissance sensitive du su jet4950; et, d'une façon
générale, l’opinion du sens commun qui, en vertu d’une expérience
sophistiquée par l’imagination et les faux jugements qu'elle suscite,
se figure que les objets sentis dirlltem ent et en premier sont les
choses extérieures à notre Corps.
On verra plus tard que cette idée du Corps, quoique constituant la
nature de l’Ame, est seulement l'idée que l’A m e est et, ne comportant
pour elle nulle connaissance du Corps, n ’est en rien l'idée, ou plutôt
la connaissance, que l’Ame a de lui. Cette connaissance, elle ne l’a
que par les idées des affections du Corps, lesquelles, en vertu de la
Proposition 11, tombent nécessairement à l’intérieur de cette idée du
Corps qui constitue l’Ame et que l’Ame est “

§ XIX. — Le Corollaire : « Il suit de là que l’homme consiste en


une A m e et en un Corps, et que le Corps hum ain existe pour autant
que (prout) nous le sentons », tire la conclusion décisive de la
Proposition 13.
Aboutissant à la définition de l'essence de l'homme, fondant le

49. Aristote, De Anima, II, 5, en part. 417 a 6 sqq., 417 b 17 sqq. (Les
sensibles externes font passer à l’acte ( èvépyeio ) la sensibilité individuelle
(éÇ«c; ). Rapprochement que confirmerait la Lettre LXIV, à Schu^&, Ap., III,
pp. 326-327, Geb., IV, pp. 277-278.
50. Cf. infra, chap. VII, § § ^XXVI sqq., pp. 235 sqq.
134 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L'ÂME

sentiment comme ce qui nous révèle en toute certitude l’existence


du Corps auquel l'Ame humaine est unie, il satisfait au premier des
grands problèmes que le Livre II s'était proposé de résoudre.

§ X IX bis. — Le Corollaire et la Proposition, qui sont inséparables,


sont remarquablement polyvalents.
En effet, outre la définition de l’essence de l'homme, ils Ils e n t :
1° la définition de l’essence de l’Am e existant en acte : « L’essence
de l’^m e, écrit Spinoza à Schuller “ , renvoyant à YEthique, partie II,
Proposition 13, consiste en cela seul qu’elle est l'idée d'un Corps
existant en acte » ; 2° la preuve de l’existence du Corps humain : « Il
suit de là que le Corps humain existe pour autant que nous le
sentons » (Corollaire) ; 3° la preuve de son union avec l’Ame :
il est prouvé que le Corps est l'objet de l'idée qui constitue l’Ame 512 ;
4° la nature des composants de cette union : ce sont des modes et
non des substances ; 5 ° la nature de cette union : « Par ce qui
précède, nous ne connaissons pas seulement que l'Ame h ^ a i n e est
unie au Corps, mais aussi ce qu'il faut entendre par l'union de l'^ m e
et du Corps » (Scolie) : à savoir essentiellement le lien indissoluble
de l'idée et de son objet 5354; 6° le caractère total de cette union : rien
n'arrive dans le Corps qui n'ait son retentissement dans l'Ame sous
forme d'idée ; 7° le caractère de la connaissance par laquelle nous
saisissons l’existence du Corps et son union avec l’Am e : c’est un
sentiment M, lequel se révélera être une idée mutilée et confuse,
c’est-à-dire inadéquate.

51. Cf. Lettre LXIV, à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, p. 277, 1. 14-15.
52. « Quand nous percevons clairement que nous sentons tel corps et n’en
sentons aucun autre, nous concluons clairement de là que l’âme est unie au
corps et que cette union est la cause de cette sensation ; mais en quoi cette
sensation, ou cette union, consiste, c'est ce que nous ne pouvons connaître
absolument par là », De int. emend., Ap., I, § XV, p. 232. — De ce texte de
la Réforme, Spinoza n’acceptera plus que les deux premières lignes, car, selon
YEthique, cette union n’est pas cause de la sensation, et nous savons clairement
et distinctement en quoi cette sensation ou cette union consiste, la sensation
(qui désigne ici ce que Descartes appelle le sentiment de l’union) n’étant pas,
pour lui comme pour Descartes, constitué intrinsèquement par cette union,
considérée comme une mixio.
53. « Mentem unitam esse Corpori ex eo ostendimus quod scilicet Corpus
Mentis sit objectum », Eth, Il, Prop. 21, dém., Geb., Il, p. 109, 1. 5-6.
54. Comme nous l'avons fait observer, dans VAxiome 5 : « Nul/,as res sin-
gul1er s, praeter corpora et cogitandi modos sentimus nec percipimus », senti-
mus se rapporterait uniquement à mon Corps, à mon Ame et à leurs affec­
tions, percipimus vaudrait aussi pour les corps extérieurs, etc. C'est pourquoi
l'union de l’Ame et du Corps est l’objet d’un sentiment : nous ne sentons pas
les corps extérieurs, nous les percevons seulement par l’intermédiaire des
affections de notre Corps, lesquelles sont elles-mêmes objets de sentiment. Ce
sentiment est ici une idée de nature inadéquate. Mais sentiment et idée inadé­
quate ne se réciproquent pas, car, outre que toutes les idées inadéquates ne
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 135

*
**

§ ^ X . — La définition de l'essence de l’A m e existante comme


idée d ’un Corps existant en acte, bien qu’ayant une résonance aris­
totélicienne, n’a guère de rapport avec celle d'Aristote. Exister en
acte signifie simplement que le Corps existe dans la durée ; être
l’idée de ce Corps signifie que l’Ame en est la représentation, nulle­
ment qu’elle en est l'acte ou la forme. Cette définition e,xclut non
moins radicalement le concept cartésien de la substance composée,
selon lequel l’Ame, en s'unissant à un corps, lui confère la forme
du Corps humain, c’est-à-dire l'indivisibilité et la finalité propres à
l’esprit. En outre, rien n'est plus étranger à Descartes que de faire
consister l’essence de l'Ame en « cela seul qu’elle est unie à un
Corps existant en acte » 56 Pour lui, au contraire, l'entendement pur
est cela seul qui constitue l'essence de l'âme ; entendement absolu­
ment indépendant, non seulement du Corps, mais de tout objet exté­
rieur, simple Cogito, et non Cogito aliquid. La pensée sans objet,
c’est-à-dire la Pensée absolue, se trouve ainsi identifiée avec l'essence
de toute âme, étant elle-même conscience et réflexion pures. Pour
Spinoza, au contraire, la Pensée sans objet, du fait qu'elle est Pensée
absolue, est la Chose Pensante, c’est-à-dire Dieu même comme attribut.
Elle est au delà de l’entendement, de la conscience et de la réflexion.
Dans cette dernière sphère, qui est celle du mode, la Pensée devient
idée 56 La définition de toute idée comme idée d’un objet et de tout
mode de la Pensée comme idée 57 se justifie par l’impossibflité pour
la Pensée absolue de produire la connaissance sans produire l’idée
d'un objet. Et, d’autre part, comme elle est nécessairement connais­
sance, elle pose nécessairement des idées d’objet, c'est-à-dire ses

sont pas des sentiments, tous les sentiments ne sont pas des idées inadéquates.
En effet, si ce qui caractérise le sentiment, c’est de se rapporter à moi-même
(à mon Corps, à mon Ame), on peut concevoir un sentiment qui serait idée
adéquate. C’est ainsi que, dans le Livre V (Scot. de la Prop. 33), Spinoza
déclare que « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels ». La
spécificité du sentiment consisterait ici en ce qu’il est une idée( adéquate) que
l'^me a immédiatement d’elle-m ê^ et de son Corps. Ce serait donc l’objet
de l’idée et non sa nature (adéquate et inadéquate) qui ferait d'elle, dans ce
cas, un sentiment. Il ne faut pas, d’autre part, oublier que, dans la sphère de
la connaissance du troisième genre, certains mots, par exemple ceux de Joie,
d’Amour, n'ont plus le même sens que dans la sphère des passions. C’est le cas
pour le mot sentiment.
55. Cf. Lettre LX.IV, à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, p. 277, Éth., III,
Prop. 3, dém., Ap., p. 260, Geb., II, p. 145, 1-2-3.
56. Et, par conséquent, réflexion, c'est-à-dire idée de l'idée, cf. infra,
ch. VIII, § U, pp. 245 sqq.
57. Ou comme dépendance de l'idée, l’idée enveloppant en elle tout modus
cogitandi qui n’est pas propre^nt idée, c’est-à-dire représentation de chose,
par exemple les affectus, la volonté, etc.
136 DE LA NA1URE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

modes. L’indissolubilité de l’idée et de l’objet, liée à la nature de la


connaissance, est donc à la fois le fondement de l’essence de l’idée,
de l’essence de l’âme, de l’essence de l’union de l’âme et du corps,
et de l’essence de l’homme.

§ ^ X I. — Si l’essence de l’Ame humaine se définit comme idée


d’un Corps existant en acte, que devient l’Ame, lorsque le Corps
cesse d’exister ? N e s’évanouit-elle pas en quelque sorte, dans l’indé­
termination absolue de l’attribut ? La précision q u ’ajoute la Lettre
à Schuller, en se référant à la Proposition 13, à savoir que « l’essence
de l’Ame consiste en cela seul (in hoc solo) q u ’elle est l’idée d’un
Corps existant en acte », ne le donnerait-il pas à entendre ? Ne
retrouverait-on pas ainsi la thèse qui, on l’a vu 58, est celle du
Court Traité ? Cependant, on sait aussi que cette thèse a été aban­
donnée par YEthique, laquelle professe, dans son Livre V, que, une
fois anéantie l’existence du Corps, demeure son essence éternelle,
dont l’idée éternelle constitue l’essence éternelle de l’Ame.
Doit-on conclure que la Proposition 13 s’oppose aux assertions du
Livre V, et que subsiste en elle un vestige des conceptions du
Court Traité ?
N on point, car c’est précisément sur cette Proposition 13 que,
dans le Livre V, la Proposition 23 s’appuie pour prouver qu’il y a
une idée éterneUe de l’essence du Corps, c’est-à-dire une essence
éternelle de l’Ame. Dans la Proposition 13, il s’agit — comme depuis
la Proposition 11, et selon la ligne de clivage que nous avons
indiquée 5960— de l’A me existante. En conséquence, l’essence, c’est-à-
dire la nature de l’Ame existante, c’est l’idée du Corps existant, car
si le Corps n’existait pas, son idée, et par conséquent l’Ame, n'exis­
terait pas. Mais, d’autre part, l’existence d’une chose enveloppe son
essence (I, Prop. 25, II, dém. de Prop. 45, et V, dém. de la Prop. 22) ;
donc l’Ame, étant l’idée de ce Corps existant, est en même temps
nécessairement idée de son essence, et idée éternelle, puisque cette
essence est éternelle (V, Prop. 23, 29) “
Par là est particularisée cette vérité universelle que toute chose
est réelle de deux manières, soit comme existence dans la durée,
soit co^ane essence éternelle en Dieu (cf. dém. de la Prop. 23 du
Livre V, et la Proposition 8 du Livre II, son Corollaire et son Scolie).
On doit conclure que la formule : « L’essence de l’Ame consiste
en cela seul qu’elle est l’idée d ’un Corps existant en acte » signifie :
l’essence de YAme existante consiste en cela seul, etc., les mots
« cela seul » portant avant tout sur « l’anée d’un Corps », ce qui

58. Cf. supra, chap. IV, § XXVII, pp. 92 sqq.


59. Cf. supra, chap. V, § I, p. 103.
60. Sur l'^phibologie du terme « essence », cf. supra, chap. V, S X,
p. 120, note 29.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 137

définit l’essence de l’Ame comme étant d’abord l’idée d’un Corps.


Ensuite seulement, en vertu, tant de la Proposition 8 du Livre II et
de son Corollaire que de la Prop. 23 du Livre V, il en découle que,
si le Corps existe, l’Ame existe dans la durée comme idée de son
Corps existant, et que si ce Corps, cessant d’exister, n’a d’autre réalité
que son essence éternelle, l'Ame n’est réelle que comme idée éterndle
de cette essence éternelle, et est elle-même une essence éternelle.

. *
(* *

§ ^X II. — En posant qu’il résulte de la Proposition 13 que


« l'homme consiste en un Corps et en une A m e )), le Corollaire de
cette Proposition précise le Corollaire de la Proposition 10, qui se
contentait d’affirmer que l'essence de l'homme est constituée par
certaines modifications des attributs de Dieu. En concluant de cette
Proposition 13 que le Corps humain existe pour autant que (prout) 61
nous le sentons, il atteste que par lui seul le sentiment ne saurait
nous assurer de l’existenœ du Corps, puisque, sans la démonstration
apportée par la Proposition, nous ne pourrions être philosophiquement
certains de l’existence qu’il nous fait sentir.
Cette démonstration est complexe, car elle joint l’a priori et
l’a posteriori :
1. La démonstration de l’existence de l’objet de l’idée constitutive
de l’Ame est a priori, car elle se fait, indépendamment du sentiment,
par la Proposition 11.
2. L’identification de cet objet avec le Corps combine l’a priori
et l’a posteriori : a) la détermination du rapport entre l’idée de
l’objet et l’idée de ses affections, s’effectuant par le Corollaire de la
Proposition 9 et par la Proposition 12, est a priori ; b) la détermina­
tion des idées de ces affections comme idées des affections du Corps,
s’effectuant par l’A xiom e 4, est a posteriori.
Par ces distinctions, on évite de voir un cercle là où il n’y en a pas,
comme si l’on se figurait que, dans la Proposition 13, le sentiment
(idée confuse de l’affection du Corps) sert à prouver l’existence du
Corps, tandis que, dans le Corollaire, l’existence du Corps sert à prouver
la valeur du sentiment. Il n’en est rien : le sentiment n’est pas, dans
la Proposition, ce qui fonde la preuve de l’existence du Corps,
puisque l’existence de l’objet de l’idée constitutive de l’Ame est
démontrée a priori, le sentiment ne servant qu’à identifier cet objet
co^mme étant le Corps. C’est seulement une fois prouvée l’existence

61. Et non ^ corr:.;:ne » ou « tel que nous le sentons », car il est évident
qu'il est en soi autre que ce que nous nous représentons de lui par le sentù
ment.
138 DE LA NA1URE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

du Corps, que le Corollaire peut déduire de là la valeur objective


du sentiment.
En effet, il est impossible de démontrer l’existence du Corps au
moyen du sentiment, puisque tout sentiment, comme toute ' imagina­
tion, tend par nature à affirmer l’existence de son objet, celle du
cheval ailé comme celle du Corps.
Enfin, le sentiment, par quoi nous avons la connaissance imagi­
native de notre Corps, n’en saurait donner une connaissance adé­
quate 62634; de plus, l’affection dont il est l’idée enveloppant à la fois la
nature de notre Corps et celle du corps extérieur qui l’affecte, il
enveloppe en lui, outre la connaissance non adéquate du premier, la
connaissance non adéquate du dernier, et ne peut distinguer ces
deux natures l’une de l’autre. Il est donc en lui-même, par son
contenu, une idée confuse 83 D e ce chef, si l’Ame perçoit par le
sentiment tout ce qui arrive dans son Corps, c’est-à-dire toutes les
affections de celui-ci, elle ne les perçoit que confusément ; et, ainsi,
la connaissance qu’elle a par là de son Corps, non seulement n’est
pas adéquate, mais est, de plus, mutilée et confuse 64
Toutefois, l’Ame est par le sentim ent totalement unie au Corps,
puisque, étant constituée par les idées des innombrables parties de
son Corps (Prop. 15), elle est unie à chacune d’elles du fait même
et de la même façon qu’elle est unie à son tout ; et puisque, sentant
nécessairement tout ce qui arrive dans son Corps (Prop. 12), elle
renferme autant de sentiments qu’il survient d’affections dans son
Corps.
On retrouve là un certain nombre d’affirmations cartésiennes :
nécessité philosophique de démontrer l’existence du Corps ; connais­
sance par le sentiment tant du Corps que de son union avec l’Ame ;
union totale de l’Ame et du Corps ; union nécessaire de la sensi­
bilité psychique avec les plus petites parties du Corps.
Mais les analogies s’arrêtent là. En effet, les idées des parties du
Corps, qui sont les parties de l’Ame, et les idées que l’^ m e a des
affections de son Corps, n’étant que les corrélats de ces parties et
de ces affections, excluent entre l’Ame et le Corps toute pénétration
réciproque des deux. Bien que compris dans la sphère du Corps et
de ses affections, le sentiment, en tant que tel, ne s’explique nulle­
ment par l’union du Corps humain avec l’Ame, car une telle union
n’est qu’un cas particulier de l’union universeUe des idées avec, leurs
objets, des modes de la Pensée avec les modes correspondants d’un
autre attribut. Et puisque cette union est impliquée par les idées
claires et distinctes tout autant que par les idées confuses, c’est

62. Eth., III, Prop. 27, Ap., p. 187, Geb., III, p. 112.
63. Ibid, Prop. 28, Ap., p. 188, Geb., II, p. 113.
64. Ibid., Prop. 28, et Corail. de la Prop. 29. — Cf. infra, chap. IX, S VI,
pp. 275 sqq., et § X bis, pp. 287 sqq.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L'HOMME 139

qu’elle n’est pas la cause spécifique de la confusion de ces idées.


Cette cause, on la découvre dans la nature de l’affection d'un corps
quelconque et dans les conditions auxqueUes est assujettie en Dieu
chaque idée d’une chose singulière existant dans la durée. Il résulte
de là que tout corps existant dans la N ature : animal, végétal, minéral,
est, non moins que le Corps humain, senti nécessairement par l’âme à
laquelle il est uni. Dieu seul a de chacun des corps existants une
idée claire et distincte, en tant qu'il perçoit conjointement à celui-ci
la chaîne entière des choses qui le conditionnent.
En conséquence, le sentiment est dépouillé d’un seul coup de tous
les privilèges que Descartes lui reconnaissait : de son privilège
humain, puisqu'il n’est pas le propre de l'homme, mais qu’il est
présent aussi chez tous les êttes dépourvus de raison 85 ; de son
privilège biologique, puisque, toutes les choses étant animées à des
degrés divers, il doit se trouver, non seulement dans celles que nous
appelons vivantes (animaux, végétaux), mais dans celles que nous
considérons comme inertes (les minéraux) ; de son privilège téléolo­
gique, puisqu’il n'est plus l’instrum ent institué dans la substance
composée en vue de sa conservation ; de son privilège d'origine,
puisqu’il ne résulte pas d'un acte spécial de la toute-puissance divine
incarnant l’âme dans le corps ; de son privilège philosophique,
enfin, puisqu’il cesse d’être l’organe spécifique de la connaissance
du composé âme-corps et de ce qui s’y passe. La théorie cartésienne
de l’union substantielle, asile de l’idée obscure et confuse, qui fonde
sur cette union le privilège du sentiment, tout en fondant en même
temps sur ce sentiment la certitude de cette union, devra donc céder
la place à une doctrine d'idées claires et distinctes : « En vérité, je
ne puis assez m ’étonner q u ’un Philosophe, après s’être fermement
résolu à ne rien déduire que de principes connus d’eux-mêmes et
à ne rien affirmer qu'il ne le perçût clairement et distinctement,
après avoir si souvent reproché aux Scolastiques de vouloir expliquer
les choses obscures par des qualités occultes, admette une hypothèse
plus occulte que toute qualité occulte » 656. Réduite à des modes
comme les autres, la nature humaine (la nature stricto sensu de
Descartes), dissoute dans la nature universelle, est comme tout le
reste soumise à ses lois. On ne l’explique plus simplement par
l'action absolue du Dieu créateur, c'est-à-dire par sa cause éloignée,
mais par ses causes prochaines 67, c’est-à-dire par la série infinie

65. « Bruta enim sentire nequaquam dubitare poss^us, postquam Mentis


novimus originem », Eth., III, Scot. de la Prop. 57, Ap., p. 370, Geb., II,
p. 187, 1. 7-8 ; cf. aussi IV, Scot. 1 de la Prop. 37, Ap., p. 494, Geb., II,
p. 237, 1. 7-8 : « Nec... nego bruta sentire ».
66. Eth., V, Préface, Ap., pp. 589-590, Geb., II, p. 235, 1. 19-24.
67. Ibid., Geb., II, p. 235, 1. 25-28, p. 230, 1. 1-4. Sur les causes pro­
chaines et éloignées, cf. Eth., I, Prop. 16, Coroll. 3, Prop. 28, et Coroll. et
140 DE LA NATORE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

des causes finies qui déterm inent identiquement dans deux attributs
parallèles l'existence corrélative de deux modes et de leurs affections.
Rien n'est plus clair et distinct que cette explication qui, excluant
radicalement toute action directe d'un de ces modes sur l'autre, sauve,
dans leur union même, conformément à leur incommensurabilité,
l’autonomie réciproque de leur causalité “

§ ^X III. — Si maintenant on considère dans son modus operandi


la déduction de l'essence de l'homme, on voit qu'elle est fondée entiè­
rement sur l'attribut Pensée et sur les implications internes de ses
modes. Le « parallélisme », qui en constitue le nervus probandi 6B,
c'est le parallélisme intra-cogitatif, c'est-à-dire l'identité de l'ordre
des idées et de l'ordre de leurs causes dans leur propre attribut,
enveloppé dans le parallélisme universel établi par la Proposition 7
comme identité de l'ordre des idées et de l'ordre des choses dans
tous les attributs 10. Ce n'est pas l'identité ontologique universelle
des modes corrélatifs dans les divers attributs que le Scolie de cette
Proposition fonde directement dans l'unité de la substance divine.
Lorsque cette sorte de démonstration apparaît, c'est toujours en
seconde ligne, comme dans la Proposition 8, ou dans un Scolie, comme
dans la Proposition 12 7\ Bref, le Scolie de la Proposition 7 étant
comme tout Scolie en marge de la déduction, les démonstrations
diverses qui s'appuient sur lui sont ipso facto, elles aussi, marginales,
pouvant être mises entre parenthèses sans que soit compromis l'en­
chaînement déductif aboutissant à la Proposition 13.
Ainsi, des deux fondements de l'union de l'Ame et du Corps :
l'unité des atttibuts dans la substance divine, l'unité nécessaire de
toute idée avec un objet, c'est-à-dire l'essence de l'idée comme idée
d'un objet, le premier, qui pourtant est le plus profond 72 et permet
une démonstration plus claire (clarius intelligitur), s'efface devant
le second 72, du fait que celui-ci est l'unique instrument qualifié
d’une déduction génétique déroulant méthodiquement à partir de
la Pensée seule les implications nécessaires de ses modes ou idées.

supra, t. I, chap. VIII, § III, n° 8, p. 249, § IV, p. 250, § V, n° 8, p. 255,


note 2, etc.
68. Sur la validité des perspectives cartésiennes, cf. Gueroult, Descartes
selon l'ordre des raisons, II, pp. 114-115.
69. Cf. Prop. 9 et 12, qui sont fondamentales.
70. Cf. supra, chap. IV, §§ X-XII, pp. 65 sqq.
71. Ou, plus tard, dans le Scolie de la Proposition 21. — Cf. supra, ch. IV,
§ XXIII, pp. 88-89.
72. Cf. Court Traité, I, ch. II, § XVII, n° 2, Ap., I, p. 55, 11, ch. XXII,
§ V, p. 176.
73. Cf. Eth., II, Prop. 21, dém., Geb., Il, p. 109, 1. 5-6.
DÉDUCTION DE L'ESSENCE DE L’HOMME 141

Le rôle marginal du Scolie de la Proposition 7 et de toutes les


démonstrations qui sont fondées sur lui met en évidence cet effa­
cement.
Il y a là un procès d'apparence idéaliste, qu’il serait tentant de
rapprocher du procès cartésien : le point de départ serait, sinon
le Cogito, du moins la pensée humaine, dont la certitude est un
axiome (A xiom e 2) ; l’existence du Corps humain, qui serait d’abord
tenue a priori pour douteuse, devrait être établie au point d’arrivée,
car, s’il est immédiatement certain que « nous sentons un corps
(Axiom e 4), il n’est en rien certain que, de ce fait, « ce corps
existe pour autant que nous le sentons » (Coroll. de la Prop. 13).
Cependant, ce procès d’apparence idéaliste n’implique aucun idéa­
lisme, car il se développe dans un contexte réaliste et ne constitue
qu’une phase de la déduction générale. En effet, démontrer que le
Corps humain existe et que mon Ame lui est unie, ce n ’est nullement,
comme chez Descartes, démontrer qu’il existe hors de l’Ame une
chose extérieure et q u ’eUe lui est unie. Cette existence n’a pas à être
démontrée, car elle n’a jamais été mise en doute. D ’abord, on ne
pourrait pas plus en douter qu’on ne peut douter de Dieu, puisque la
définition de Dieu comme substance comprenant une infinité d’attri­
buts oblige dès le début à affirm er des réalités substantielles autres
que la Pensée, et puisque la démonstration que l’Etendue est un
attribut implique qu’elle existe nécessairement par soi hors de la
Pensée et indépendamment d’elle. Ensuite, la position de l’entende­
ment divin, dans la Proposition 3, enveloppe que toute idée n’est
telle que comme idée d’un objet. De là il résulte (Coroll. de la
Prop. 8) que toute idée ou âme n’existe que comme idée d’une
chose existante (Prop. 11), ce par quoi sont affirmées l’existence de
cette chose et son union avec l’Ame. Ce qu’il s’agit ici de démontrer,
ce n’est donc pas qUune chose extérieure existe 74 et que mon Ame lui
est unie, c’est seulement quelle est la chose extérieure existante à
laquelle mon Ame est unie. Bref, il s'agit seulement d ’identifier la
nature de la chose extérieure à laquelle je sais a priori que je suis
uni. D ’où ce paradoxe, par rapport à la théorie cartésienne, que je
sais déjà comment l’Ame doit être unie au Corps, quelles conséquences
doivent en résulter pour elle, ce qu’elle doit connaître du Corps
si elle lui est unie (Proposition 12), avant de savoir que le Corps
existe et que c’est à lui qu’elle est unie. C’est même parce que je sais
d’avance ce que l’Ame doit connaître de l’objet auquel elle est unie
que je puis conclure, à partir de ce qu’elle en connaît en fait, que
cet objet, c’est le Corps (Prop. 13).

14. Court Traité, II, ch. 19, § IV, Ap., I, pp. 159-160, Geb., I, p. 90, 1.
7-16.
142 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

§ ^ X IV . — Identifiant à un mode de l'Etendue la chose à laquelle


l’Ame est unie co ^m e l’idée à son objet, la Proposition 13 réintroduit
expressément, par le biais du Corps humain, l’Etendue laissée dans
l'ombre depuis la Proposition 2. L'Etendue est alors posée en fonction
de l’Ame existant dans la durée, Ame que le Corps spécifie en
spécifiant comme mode de l'Etendue, ou corps, l'objet dont elle est
l'idée. La Proposition 13 justifie ainsi, comme par récurrence, la
Proposition 2, qui, pour prouver l'existence de l'Etendue comme
attribut divin, partait de modes singuliers de l'Etendue, lesquels ne
pouvaient être invoqués que pourvu que l’Ame en eût l'idée ” • En
même temps, elle la complète, en établissant que, en plus de la
Pensée dont elle est un mode, l'Ame ne peut connaître d'autre attribut
que l'Etendue, puisque les modes de celles-ci sont les seuls à être
l’objet de l’idée qui la constitue n .
Terme de la déduction qui descend de la position de Dieu, Chose
Pensante, à la position de l'essence de l’Homme comme union d’une
Ame et d'un Corps, la Proposition 13 constitue un nœud décisif.
Intégrant à la déduction de l'Ame, de par la constitution de celle-ci
comme idée d’un corps, l’attribut Etendue, posé pour lui-même dans
la Proposition 2, elle ferme un cycle ; introduisant par là, en vue
d'expliquer la nature spécifique de l'Ame humaine, la physique des
corps, elle en ouvre immédiatement un autre.756

75. Cf. Lettre X U V , à Schuller, Ap., III, p. 326, Geb., IV, p. 277.
76. Cf. supra, ch. III, S VI, pp. 57 sqq., chap. IV, § XXVI, p. 91, cf. aussi
Lettre XLIV, loc. cit.
CHAPITRE VI

O R IG IN E
D E LA C O N N A IS S A N C E IM A G IN A T IV E

I. La physique des corps et du Corps humain


(Scolie de la Proposition 13)

§ I. — L'Ame a été définie comme idée d’un Corps singulier


existant en acte. De cette définition, on va déduire, quant à leur
origine et quant à leur nature, les divers genres de connaissance
que l’Ame peut avoir des choses. En premier lieu, sera déduite
l’origine de la connaissance imaginative (Scol. de la Prop. 13,
Prop. 14-23).
Cette recherche comprend trois étapes : 1) une introduction expo­
sant les éléments de physique permettant de concevoir ce qu’est la
constitution du Corps humain (Scolie de la Prop. 13) ; 2) la déduc­
tion de la connaissance imaginative du Corps et des corps extérieurs
(Prop. 14-19) ; 3) la déduction de la connaissance imaginative de
l’Ame et de ses affections (Prop. 20-23).

*
'**

§ II. — Par la définition de l'Ame humaine comme idée d'un


Corps existant en acte, nous savons certes qu’elle est unie à lui et
comment elle l'est. Mais (Scolie de la Prop. 13) nous n'aurons jamais
une idée adéquate, c'est-à-dire distincte, de cette union, tant que
nous ne connaîtrons pas clairement et distinctement la nature de ce
Corps. Sans doute, cette définition permet-elle de spécifier l’Ame
humaine par rapport à celles qui ont pour objet un mode d’un attribut
autre que l’étendue. Mais il y a une multitude d'âmes qui, quoique
idées d'un corps, ne sont pas humaines. Dieu, en effet, ayant néces­
sairement les idées de tout ce qu’il produit ', a nécessairement les
idées de tout corps quelconque, de sorte que « tout dans la Nature
est animé à des degrés divers > 2 Ce qui a été dit jusqu’ici vaut12

1. Eth., Il, Prop. 3.


2. c Omnia, quamvis diversis gradibus, animata wmen sunt >, Scolie
de la Pf'op. 13, Ap., p. 149, Geb., II, p. 96, 1. 2. — Grammaticalement,
omnia renvoie dans le texte à Indtvidua ; mais la suite précise aussitôt que
144 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

donc pour les individus non humains autant que pour les humains.
C’est pourquoi, étant « commune » aux Ames humaines et aux âmes
des bêtes 3, — les unes comme les autres étant idées d’un corps et
se sentant par là unies à lui *, — la spécification précédemment
intervenue est insuffisante.
L’essence de l’Ame humaine en tant qu’humaine est, en effet,
infiniment différente de l’essence des autres âmes, car elle est par
rapport à celle-ci un aliquid diversum 5 En conséquence, pour fonder
cette différence et parvenir à une définition complète 6 de l’essence
de l’Ame humaine et de l’essence de l'Homme (c’est-à-dire de l’union
de cette Ame avec son Corps), il faut, après avoir spécifié son objet
comme corps, spécifier à son tour celui-ci co^m e Corps humain.
Puisque les idées diffèrent entre elles comme diffèrent leurs objets,
c’est, en effet, en considérant la différence de leurs objets, en
l’occurrence, les corps, que l’on pourra connaître la différence
des âmes. Et, selon un principe reconnu par Platon aussi bien que
par Descartes, l’excellence d'une idée se mesurant à la perfection
ou à la réalité de son objet, on mesurera l'excellence de l’Ame
humaine à la perfection supérieure du Corps qui est son objet 7
Enfin, la perfection supérieure de l’essence du Corps humain s’expri­
mera par la complexité supérieure de son organisation.
D ’ores et déjà, Spinoza peut indiquer que < plus un corps est apte
comparativement aux autres à agir et à pâtir de plusieurs façons à
la fois, plus l’âme de ce corps est apte, comparativement aux autres,
à percevoir plusieurs choses à la fois », et que « plus les actions
d’un corps dépendent de lui seul et moins il y a d’autres corps qui
concourent avec lui dans l’action, plus l’âme de ce corps est apte
à connaître distinctement » 8, propositions qui seront expliquées et
démontrées ultérieurem ent9, mais dont le seul énoncé indique de
quelle façon l’excellence de l’Ame est liée à celle du Corps ; car,

Dieu a nécessairement l'idée de toute chose quelconque (cujuscumque rei), et


non pas seulement des Individus ; reste à savoir si ce qui n'est pas Individu
mérite le nom de chose, cf. infra, § x i i , pp. 164 sqq.
3. Bruta : par ce mot Spinoza entend seulement les bêtes, mais sa réflexion
pourrait, en principe, tout aussi bien s'appliquer aux choses non vivantes.
4. < Bruta enim sentire nequaquam dubitare poss^us postquam Mentis
novimus originem t, Eth, III, Prop. 57, Scolie, sub init., Ap., p. 370,
Geb., Il, p. 187, 1. 7-8.
5. « Brut [a] autfres] quarum natura a naturatil. h ^ a n a est diversa >,
Eth., IV, Prop. 37, Scolie 1, Ap., p. 493, Geb., Il, p. 237, 1. 2-3, cf. aussi
Eth, III, Scolie de la Prop. 57.
6. Cf. infra, Appendice n° 2, Sur les diverses définitions de l'essence de
l'Ame.
7. Eth,, II, Prop. 13, Scolie, Ap., p. 150, Geb., II, pp. 96-97.
8. Ibid.. Geb., II, p. 97, cf. aussi Scol. de la Prop. 29.
9. Cf. Eth., II, Prop. 14, IV, Prop. 38 et 39, V, Prop. 39 et Scolie, etc:. —
Cf. infra, chap. VII, § XVI, pp. 217 sqq.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 145

la suprême vertu ou perfection de l'Amc étant la connaissance 1012,


cette âme est la plus parfaite qui, grâce à la complexité de son
corps, peut, comme l'Ame humaine, accéder à la plus haute connais­
sance, c'est-à-dire à la connaissance d'entendement “ • Ainsi, le degré
de vertu d'une âme dépendant du degré de sa connaissance, et le
degré de sa puissance de connaître du degré de perfection du corps
auquel elle est unie, on voit comment l'étude de l'Ame humaine doit
être introduite par celle du Corps humain, laquelle à son tour suppose
la science générale des corps. En raison de ces diverses considérations,
qui témoignent que l'Ethique doit se fonder sur la physique autant
que sur la métaphysique 1J, le Scolie de la Proposition 13 apparaît
moins comme la conclusion de ce qui précède que comme la préface
de ce qui suit.
*
**

§ III. — Puisque la nature du Corps, dont la connaissance est


requise pour celle de la nature de l'Ame humaine, est la nature d'un
corps que l'Ame perçoit comme existant en acte dans la durée, l’étude
de ce corps doit procéder de principes saisissables à ce niveau,
c'est-à-dire des notions communes d'étendue, de mouvement et de
repos, etc., lesquelles, présentes dans toutes les perceptions imagina­
tives des choses existant en acte dans la durée 1314, sont concevables par
la Raison. Cette étude sera donc une physique purement relationnelle,
statuant seulement sur les conditions universelles de la nature des
corps singuliers existant dans l'univers, ainsi que de leurs rapports.
Enfin, elle sera très succincte, puisqu'elle ne doit être traitée que
dans la mesure où l'exige la théorie de l'Ame humaine “
Cette physique abrégée peut se diviser en trois sections : A) théorie
des corps les plus simples (Axiomes 1 et 2, Lemmes 1, 2, 3 et Corol­
laire, Axiom es 1 et 2) ; B) théorie des corps composés ou Individus
(Définition, A xiom e 3, Lemmes 4, 5, 6, 7 et Scolie ; C) théorie du
Corps humain (Postulats).

10. Eth, IV, Prop. 26, 27, 28, V, Prop. 25.


11. Eth, IV, Prop. 38, V, Prop. 39 ; cf. infra, chap. VII, loc. cit.
12. « L'Ethique... a, on le sait, son fondement dans la Métaphysique et
la Physique », Lettre XXXXVII, à Blyenbergh, 3 juin 1665, Ap., Ill, p. 228,
Geb., IV, pp. 160-161.
13. Cf. Eth, Il, Prop. 37, 38 et Coroll. Ap., pp. 223-224, 226-227.
14. « Pauca de natura corporum praemittere >, Scolie de la Prop. 13,
sub fin, Geb., Il, p. 99, !. 19 ; « Atque haec, si animus fuisset de corpcre
ex professo agere, prolixius explicare et demonstrare debuissem. Sed jam dixi
me aliud velle, nec alia de causa haec adferre, quam quia ex ipsis ea, quae
demonstrare constitui, facile possum deducere », Lemme 7, Scolie, s:ib ft».,
Geb., II, p. 102, 1. 14-17.
146 DE LA NATURE ET DE L’ORIGIN-E DE L'ÂME

A. — Théorie des corps les plus simples

§ IV. — La théorie des corps les plus simples comprend deux


parties :
La première établit ce par quoi les corps se distinguent et ce en
quoi ils conviennent (Axiom es 1 et 2, Lemmes 1 et 2).
La seconde établit les principes des lois qui règlent le rapport de
leurs mouvements (Lemme 3, Corollaire, Axiomes 1 et 2 subséquents) :
détermination du mouvement de l'un par l’autre selon la causalité
(Lemme 3), inertie (Corollait'e), relativité de l’effet à la nature du
corps qui le cause et à la nature du corps qui le subit (Axiome 1),
loi fondamentale de la réflexion (Axiom e 2).
Ces axiomes et ces lemmes constituent les prémisses implicites ou
explicites de tous les raisonnements physiques ; les lemmes diffèrent
des axiomes en ce que ce sont des prémisses démontrables ’5

Première Partie
§ V. — L'Axiom e 1 : « Tous les corps se m euvent ou sont en
repos » et l’A xiom e 2 : « Chaque corps se m eut tantôt plus lente­
m ent, tantôt plus .vite » 156, énoncent deux propriétés fondamentales,
constituant ce qui est commun à tous les corps.
Le Lemme 1 : « Les corps sont distingués les uns des autres sous
le rapport du m ouvem ent et du repos, de la vitesse et de la lenteur, et
non sous le rapport de la substance », comprend deux assertions :
15. A la fin de la première partie du Scol. de la Prop. 13, Spinoza déclare,
en effet, que pour voir la cause en vertu de laquelle nous avons de notre
Corps une connaissance confuse, et plusieurs autres choses encore, < il est
nécessaire de poser d’abord quelques prémisses au sujet de la nature des
corps >. On s’explique par là pourquoi la théorie des corps ne comprend que
des Lemmes, et non des Propositions.
16. La formule employée pour la démonstration du Lemme 2 (Ap., p. 153,
Geb., II, p. 98, 1. 6-7) : « ils peuvent aller plus vite ou plus lentement et abso­
lument parlant (absolute) tantôt se mouvoir, tantôt être au repos » pourrait
faire penser que le repos n’est qu’un mouvement infiniment lent (cf. infra,
§ XIX, pp. 177 sqq.). Cependant, Spinoza ne l’a jamais soutenu; et métaphysi­
quement, la réalité de la force de repos est fondée tout autant que celle du
mouvement dans le conatus présent en toute chose comme tendance à persé­
vérer dans son être. Le mouvement et le repos sont bien deux modes « parce
que le Repos n’est pas un pur Néant > (Court Traité, II, chap. XIX, S VIH,
Ap., I, p. 161, Geb., I, p. 91, note marginale 8), ce qui ne signifie nullement
que le repos soit peu de chose, ou même moins que le mouvement. En
effet, le mouvement est inconcevable, donc impossible, sans le repos (ibid,
I, chap. II, § XIX, note marginale 6, Ap., I, p. 57, Geb., I, p. 25, 1. 23 sqq. ;
cf. infra, pp. 149 sqq.). Cette impossibilité pour le mouvement et le repos
d'être l’un sans l’autre fait que ni l'un ni l’autre ne peuvent être absolus.
Cepondant, l’un et l'autre, pris ensemble, sont, comme tout mode infini, abso­
lument posés.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 147

La première assigne le mouvement et le repos, la vitesse et la len­


teur comme facteurs de la différence des corps, ces facteurs leur
étant d'autre part communs. Les Axiom es 1 et 2 la conditionnent,
car, pour pouvoir être distingués de la sorte, il faut que tous les corps
soient en mouvement ou en repos, et se meuvent plus ou moins vite.
Spinoza donne cette assertion pour nota per se, c’est-à-dire évidente
sans démonstration ” • Et, de fait, l’expérience ne cesse d’enseigner
^im édiatem ent que les corps ont des mouvements et se distinguent
par eux.
Cependant, si l'on se réfère au Court Traité, on voit que cette pre­
mière assertion ne saurait être enseignée par l’expérience brute, et
qu'il y faut le concours de l'entendement. C'est l'entendement qui,
connaissant l’Etendue comme un attribut autosuffisant, conçoit que
tous ses effets ont leur cause en elle seule, si bien que (contre Aristote)
on doit conclure quelle n'enveloppe aucune autre cause de chan­
gement que le Mouvement et le Repos 1781920. C'est pourquoi : « Si [.. .}
nous considérons l’étendue seule, nous ne percevons en elle rien
d’autre que du Mouvement et du Repos, desquels nous trouvons que
sont formés tous les effets qui sortent d’elle ; et ces deux modes sont
tels dans le corps qu'aucune chose autre qu'eux-mêmes ne peut y
apporter de changement » ” Ce qui enveloppe in nuce l'affirmation
cartésienne de l’inertie et du mécanisme universel, affirmation qui ne
saurait sortir évidemment de l’expérience brute.
La seconde assertion : les corps ne sont pas distingués « sous le
rapport de la substance » vise à réfuter la thèse péripatéticienne
(et subsidiairement la thèse cartésienne) selon laquelle les corps se
distinguent entre eux en tant qu'ils sont des substances **• Sa dé­
monstration, fondée uniquem ent sur l'ontologie et les déductions
du Livre 1, a pour nervus probandi l’incompatibilité entre la nature
de la substance et la nature des corps : 1° il ne peut y avoir plusieurs
substances de même attribut (1, Prop. 5), or, les corps étant tous
étendus, sont de même attribut ; 2° ni des substances finies (1,
Prop. 8), or, les corps sont des choses finies ; 3° ni des substances
divisibles ou résultant d'une division (1, Scol. de la Prop. 15), or,
les corps naissent de la division d'un corps et sont eux-mêmes divi­
sibles en d'autres corps, si bien qu’il n'y a entre eux q u ’une différence
modale, et non une différence réelle (ibid.).
Si les corps ne sont pas distingués les uns des autres par rapport
à la substance, mais par rapport au mouvement et au repos, on en
conclura naturellement qu'ils sont distingués seulement (solo) par

17. Eth., Il, Scol. de la Prop. 13, Ap., p. 152, Geb., Il, p. 97, 1. 28.
18. Court Traité, II, chap. XIX, Ap., I, pp. 160 sqq., Geb., I, pp. 90-91.
19. Ibid, Ap., I, p. 161, § VIII, Geb., I, p. 91, 1. 9 sqq.
20. Sur les conceptions aristotélicienne et cartésienne des substances corpo­
relles, cf. supra, t. 1, Appendice n° 10, pp. 529-556.
148 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DB L’ÂME

le mouvement et par le repos, la vitesse et la lenteur. Bien que cette


conclusion soit dès maintenant acquise, elle ne sera formulée qu’à
la fin de la théorie des corps les plus simples (Axiome 2 précédant
la D éfinition de l’Individu). Elle est remarquable, car, d'une part, si
l'expérience enseigne que les corps ont des mouvements différents,
elle n’enseigne pas qu'ils se distinguent entre eux uniquement par
le mouvement et le repos, et, d'autre part, Aristote fonde leur distinc­
tion sur leur différence quant à la substance, et Descartes, tout en
faisant du mouvement et du repos le principe de distinction des
corps, persiste néanmoins à voir en ceux-ci des substances, lato
sensu 21, il est vrai.
Il reste que si le Lem m e 1 n'est pas cartésien quant à la seconde
assertion, il paraît l'être incontestablement quant à la première,
Descartes fondant la diversité des corps sur la diversité de leurs
mouvements 22 et concevant le repos comme un mode tout autant que
le mouvement “ •

21. Cf. st#f1a, t. I, App^laites, n° 10.


22. Descartes, Principes, II, art. 23-33.
23. On verra ultérieurement en quoi divergent la physique de Spinoza et
celle de Descartes. On notera, pour le moment, leurs principaux points de
concordance vers 1663. Spinoza professe, lui aussi, le principe de la conserva­
tion de la même quantité de mouvement (Princ. phü. cart., II, Prop. 13) ;
fait abstraction dans le mouvement de la direction : c La détermination à
suivre une certaine direction n'appartient pas à l'essence du mouvement >
(II, Prop. 19), tout en reconnaissant l’importance de cette détermination (II,
Prop. 26), puisqu'il estime qu'il faut autant de force pour changer la direction
que pour changer le mouvement ; énonce le principe d’inertie ; conçoit le
mouvement et le repos comme des états (II, Prop. 14, cf. Eth., II, Scol, de la
Prop. 13, Coroll. du Lemme 3) ; admet le système des tourbillons (Il,
Prop. 8-11), les sept règles du mouvement (II, Prop. 24-31) ; considère tantôt
le mouvement comme l'unique mode infini (Court Traité, 1, ch. 9, § I, Ap., 1,
p. 92), tantôt le mouvement et le repos co^rne deux modes c parce que le
repos n'est pas un pur néant > (Court Traité, II, ch. 19, § viii , add. 3,
Ap., 1, p. 161 ; Appendice, Il, § XIV, ibid, p. 205). De même, Descartes
mentionne, tantôt seulement le mouvement (Principes, 1, art. 53, 61), tantôt
le mouvement et le repos comme « deux diverses façons du corps > (ibid, Il,
art. 27). Il ne mentionne pas le repos lorsqu'il pose le mouvement comme
mode général de l'étendue (cf. Principes, I, art. 53, 61). L'étendue originelle
étant identifiée avec la matière en repos (cf. Traité de la lumière, A. T., X,
p. 7), qui ne reçoit que secondairement le mouvement, lequel la divise en
parties, on s'explique que le mouvement soit le plus souvent seul mentionné.
En concevant le mouvement et le repos comme deux ^ d e s , et le repos
comme quelque chose de réel, Spinoza est en tout cas d'accord avec Descartes
(contre les Scolastiques, Malebranche, le premier Leibniz), bien que ses rai­
sons d'affirmer à égalité ces deux modes lui soient toutes personnelles (cf.
infra, § XX, pp. 179 sqq.). Quoi qu’il en soit, les Principla restant, à quel­
ques détails près, en tout cela fidèles à Descartes, il n’y a pas lieu d'apor-
cevoir là quelque originalité importante (contrairement à l’opinion de Ed.
Schmitt, dans Die unendlichen Modi bei Spinoza, Zeitschrift für Philosophie
u. phil. Kritik, 1910, t. 140, p. 47). L'originalité de Spinoza est ailleurs : à
savoir dans la définition de l’identité des corps composés (ou Individus) par
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 149

Le Lemme 2 : « Tous les corps conviennent en certaines choses >


tire les conclusions des deux Axiom es et du Lemme précédents et la
conséquence de la D éfinition 1 du Livre Il. Les substances seules ne
convenant en rien et les corps n'étant pas des substances (Lemme 1),
il est évident que les corps doivent convenir entre eux : la démons­
tration précise en quoi. C’est d'abord par l'étendue, puisque (Il,
D éf. 1), ils en sont les m odes; c'est ensuite par le mouvement, le
repos, la vitesse et la lenteur, puisque (Ax. 1 et 2, Lem. 1) ce sont là
des propriétés qui leur sont communes. D 'où il appert que tous les
corps ont une grandeur et des mouvements variables pouvant aller
de l’extrême vitesse au repos presque total.
Ce L ^ e m e fonde la possibilité d ’une physique comme connais­
sance adéquate, car, si les corps ont des propriétés communes, on
peut, grâce aux notions de ces propriétés, les connaître clairement
et distinctement et acquérir d'eux une science rationnelle. Toutefois,
parce qu'elle procède des notions communes, cette physique ration­
nelle ne sera jamais qu'une connaissance du second genre (cf. Scolie
de la Prop. 40).
*
**

§ VI. — Objet d'une notion commune et posé comme connu de soi,


k mouvement est, d'autre part, le mode infini immédiat de l’Eten­
due 21 ; cependant, il n'est pas ici déduit comme tel de son attribut,
ainsi que l'a été l'entendement divin, mode infini immédiat de la
Pensée ”
Cette omission paraît devoir s’expliquer par l’économie générale
de la déduction : le Livre II part de la Pensée pour en déduire, par
l'intermédiaire de l'entendement divin, l’Ame humaine existante ;
au terme de cette déduction (Proposition 13), l'étendue, le mouve­
ment et le repos qui lui sont joints, sont rencontrés dans les percep­
tions que cette Ame a de son Corps et des corps extérieurs, et ils y
sont saisis par des notions communes. C'est sur ces corps existants,
s'affectant mutuellement, que porte la physique. Elle ne requiert donc
rien d'autre que ces notions communes. La déduction, à partir de
l'attribut Etendue, du mouvement et du repos comme mode infini
immédiat appartient à un ordre de considérations ontologiques qui
est ici hors de propos.

la même proportion de mouvement et de repos entre leurs parties, et dans


l’institution de la conservation de la même proportion de mouvement et de
repos comme loi suprême de la Nature. Or, ces deux nouveautés essentielles,
énoncées en 1665 dans la Lettre à Oldenburg et, au moins la première, dans
les notes marginales de la Préface de la IP partie du Court Traité ainsi qu'au
§ XIV de son Appendice, sont absentes des Principia.
24. Court Traité, I, ch. IX, Ap., 1, pp. 92-93, Gela 1, p. 48 ; Lettre LXIV,
à Schuller, Ap., III, p. 327, Geb., IV, p. 278, l. 25-26.
25. Cf., Eth,, Il, Prop. 3 et 4.
150 DB LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

On a pu croire, cependant, que, si elle n'avait pas lieu, c’est qu'elle


était impossible s6 Lorsque Tschirnhaus lui fait observer qu'il est dif­
ficile de déduire d'une étendue inerte l’existence du corps en mou­
vement 27, Spinoza ne répond-il pas que « à partir d’une étendue défi­
nie à la façon de Descartes comme une masse en repos », c’est « non
seu;lement difficile, mais complètement im^posible », car « la
matière en repos persévérera dans son repos autant qu’il est en elle
et ne sera mise en mouvement que par une cause extérieure plus
puissante » ? D ’où l'inutilité, pour ne pas dire l’absurdité, des
principes cartésiens 2a. D ’où aussi l'intention que Spinoza aurait
manifestée, affirme-t-on, de substituer à l'Etendue un autre attribut
dont la nature dynamique rendrait cette déduction possible 29
Cette intention ne paraît cependant pas expressément résulter des
textes où l'on croit pouvoir la déceler. Spinoza semble seulement esti­
mer que, étant un attribut divin, l'Etendue est nécessairement par
elle-même une puissance efficace et ne saurait être réduite, comme
le voulait Descartes, à une masse inerte, définie uniquement comme
extension en longueur, largeur et profondeur. En effet, étant une
substance attributive, elle est cause de soi et cause de tous ses modes.
Il a de bonne heure aperçu que, conçue à la façon de Descartes,
l’étendue ne pouvait produire le mouvement. Dans le Court Traité,
à l’objection q u ’il doit y avoir une première cause (éminente) qui
meut le corps, puisque, étant en repos, il ne saurait se mouvoir de
lui-même, il répondait : « Nous concédons que si un corps était une
chose subsistant par elle-même et n'avait d'autre propriété que d’être
long, large et profond, nous concédons [...} qu'alors, s'il était réelle­
ment en repos, il n’y aurait en lui aucune cause pour qu'il commen­
çât à se mouvoir lui-même ; mais nous avons déjà affirmé que
la Nature est un être duquel tous les attributs sont affirmés, et puis­
qu'il en est ainsi il ne peut rien lui manquer pour produire tout ce
qui est à produire » ” Plus loin, après avoir de nouveau écarté
l’hypothèse d’une cause du mouvement qui renfermerait en elle
l’étendue éminemment, il ajoutait : « Il est à observer [...} que tous
les effets que nous voyons qui dépendent nécessairement de l’étendue
doivent être rapportés à cet attribut [l'Etendue}, ainsi que le M ou­
vement et le Repos. Car, si le pouvoir de produire ces effets n’était
pas dans la Nature, ils ne pourraient être en aucune façon, quand
bien même il existerait dans la N ature beaucoup d’autres attributs. Car2678930

26. Camerer, Die Lehre Spinozas, pp. 61 sqq. ; Lewis Robinson, op. cit.,
pp. 260 sqq.
27. Lettre LXXX, à Oldenburg, Ap., III, p. 367, Geb., IV, p. .331.
28. Lettre LXXXI, à Tschirnhaus, Ap., III, p. 368, Geb., IV, p. 332.
29. Au même, Lettre LXXXIIl, Ap., III, p. 371, Geb., IV, p. 334.
30. Court Traité, I, ch. II, § XXVII, Ap., I, p. 60 [mots soulignés par
nous), Geb., I, p. 27.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 151

si une chose doit produire quelque effet, il faut qu’il y ait en elle
quelque chose par quoi elle puisse plus qu'aucune autre le pro­
duire » 32 De ces deux textes, il résulte : 1° que si, de l’Etendue défi­
nie comme extension en longueur, largeur et profondeur, on ne peut
tirer le m ouvem ent et le repos, il existe certainement parmi les attri­
buts de la nature quelque chose par quoi ces deux modes s’expliquent ;
2° que ce quelque chose ne peut se trouver que dans l’Etendue ;
3° que l'Etendue, toutefois, n’est pas une masse inerte, mais une
substance (ou un attribut) infinie se posant par soi et produisant de
soi une infinité de modes, bref, une puissance infinie. Il n'est donc
nulle part question de renoncer à concevoir l'Etendue comme un
attribut, mais il s’agit seulement de ne plus la dépouiller, comme le
faisait Descartes, du dynamisme interne qui, au titre d’attribut, lui
appartient nécessairement 32 Etant, comme la Pensée, essence de
substance, et par conséquent puissance, on p eut déduire d’elle ses
modes tout aussi facilement que de la Pensée les siens, mais à condi­
tion de la concevoir, elle aussi, comme puissance. C’est de ce biais
seulement que Spinoza entrevoit la nécessité de réformer la physique
cartésienne. Reste à savoir si une telle conception dynamique de
l’étendue substance ne devrait pas conduire invinciblement à réduire
l’extension à un phénomène de la force mouvante, en soi inétendue,
et à dénier toute réalité positive à la force de repos 32
Quoi qu'il en soit, puisqu’il apparaît bien qu’aux yeux de Spinoza
il est tout aussi possible de déduire de l’Etendue son mode infini
immédiat que de déduire de la Pensée le sien, l’absence de cette
déduction ici doit vraisemblablement tenir à la raison d’ordre que
nous avons indiquée.
*
**

Deuxième Partie

§ VII. — Alors que les propositions précédentes ont établi que


le mouvement et le repos sont, d'une part, des propriétés communes
à tous les corps et, d'autre part, les facteurs de leur distinction, les
propositions de cette seconde partie (cf. supra, § IV) m ettent au
jour les règles de la production en chaque corps du mouvement et312

31. Ibid., Il, ch. XIX, § VI, p. 160, Geb., I, p. 90.


32. En ce sens, il est permis de dire que le mouvement n'est pas « imposé
à l'Etendue », mais que celle-ci est « la source vivante d'un mouvement in­
fini » (cf. Léon Roth, Spinoza, Londres, 2' ed., 1957, p. 84). Quant à faire
du mouvement l'énergie cinétique et du repos l’énergie potentielle (cf.
A. Wolf, Proceedings of Aristotelidn philosophy, 1926-1927, p. 186), c'est là
procéder à une assimilation quelque peu forcée, ainsi que le remarque Roth,
ibid., p. 83.
33. Cf. infra, § XIX, pp. 177 sqq.
152 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

du repos. C'est l’objet du Lemme 3, que spécifie l'Axiome 1, et de


l'Axiom e 2.
Selon le Lemme 3 : « Un corps en mouvement ou en repos a dû
être déterminé au mouvem ent ou au repos par un autre corps, qui
a été lui aussi déterminé au mouvement ou au repos par un autre ;
cet autre, à son tour, l'a été par un autre et ainsi à l'infini ».
Symétrique de la Proposition 28 d u Livre 1, ce Lemme utilise le
résultat de sa démonstration. Il spécifie pour les modes finis de
l’Etendue : les corps, le déterminisme universel qu’elle a démontré
pour toutes les choses singulières. Il est aussi, dans une certaine
mesure, la réplique de la Proposition 9 du Livre II, qui spécifiait ce
déterminisme pour les modes finis de la Pensée : les idées. Mais
il s’agissait là de la chaîne infinie des causes de l’existence de
l’idée, tandis qu’il s’agit ici de la chaîne infinie des causes, non de
l’existence du corps, mais seulement de sa détermination au mouve­
ment et au repos. En tant qu’ils constituent le mode infini immédiat
de l’attribut Etendue, le mouvement et le repos sont produits par la
nature absolue de cet attribut ; en tant que produits dans un corps
singulier, c’est-à-dire dans un mode fini, ils ne peuvent être produits
que sous la condition que Dieu soit affecté par un autre corps, lequel
à son tour ne peut affecter Dieu que si Dieu est affecté par un
autre, et ainsi à l’infini “
D ’où un Corollaire, immédiatement évident, car il va de soi, étant
donné le T^rnme 3, que si un corps n’est déterminé par aucun autre,
soit au mouvement, soit au repos, il restera dans l’état où il se trouve.
Cette conclusion, qu’impliquent de loin les Propositions 26 et 28 du
Livre 1, c’est le principe d'inertie : « Un corps en m ouvem ent se
meut jusqu'à ce qu'il soit déterminé par un autre à s’arrêter et {...}
un corps au repos reste au repos jusqu'à ce qu'il soit déterminé au
mouvement par un autre ». Règle cartésienne, déduite, toutefois,
non à la façon de Descartes, à partir de l’immutabilité de la conduite
divine 85, mais à la façon de Hobbes 3456, à partir de la nécessité pour
tout état ou pour tout changement d’état d’être déterminé par une
chaîne infinie de causes finies.
Quoique ce Corollaire soit déduit du Lem m e 3 (hinc sequitur), il
est dit être connu aussi de soi (quod etiam per se notum est). Mais
on pourrait en dire autant du Lemme 3, quoiqu’il soit déduit de la
Proposition 28 du Livre 1. Ce Corollaire et ce Lemme ne sont en
effet que deux façons d’affirmer la même évidence immédiate, à

34. Eth., II, Prop. 13, dém. du Lemme 3, Ap., pp. 153 sqq., Geb., II,
p. 98, 1. 14-21.
35. Cf. Descartes, Principes, II, art. 37, Spinoza, Princ. phil. cart., II,
Prop. 14 et Cardl.
36. Comparer avec Hobbes, De Corpore, Il, ch. VIII, art. 19 (Op, lat, I),
pp. 102-103, ch. IX, art. 7, p. 110.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 15 3

savoir que nulle chose finie ne peut causer absolument par elle seule
quelque changement en elle-même ou en autre chose.
Si donc on se place seulement au point de vue de la physique, on
peut les considérer, quoiqu’ils soient métaphysiquement démontra­
bles ” , comme un seul et même axiome : le premier axiome propre
de cette science.
L’Axiome 1, qui suit, en serait le second : « Toutes les manières
dont un corps est affecté par un autre suivent de la nature du corps
affecté et en même tem ps de celle du corps qui l’affecte ; de sorte
qtlun seul et même corps est m û de différentes manières en raison
de la diversité des corps qui le m euvent, et qu’en retour différents
corps sont mus de différentes manières par un seul et même
corps » 31 — Cet A xiom e comporte en premier lieu une proposition
générale concernant la détermination de la nature des affections d’un
corps. Il en déduit ensuite une loi du mouvement, en introduisant
la nature du corps affecté et la nature du corps affectant comme
autant de causes de la nature du mouvement d'un corps mû. En un
sens, ll est comme la contrepartie du Lem m e 3 et de son Corollaire,
où les corps étaient présentés comme tenant tout du mouvement
extérieur et rien d’eux-mêmes, car il les pose comme ayant une
nature qui intervient comme un facteur déterminant de la manière
dont ils sont mus. Cette nature correspond à ce que la physique
appelle la masse, qui, pour Descartes, est un certain volume, et,
pour Leibniz, une certaine force. Qu’est-elle pour Spinoza ? Il ne
le précise pas. C’est en tout cas quelque chose par quoi les corps sont
d’une certaine façon causes de la nature du mouvement et du repos
dont ils sont affectés par les mouvements des autres corps. Q u’ils
soient par là des causes, c’est ce qu’attestent l’expression sequuntur
(sequi = causari) et l’emploi fait de cet A xiom e dans la démonstra­
tion de la Proposition 16. Causes purement mécaniques, d’ailleurs, et
considérées purement et simplement dans leur capacité de transmettre
le mouvement reçu et d’en modifier la vitesse ou la direction 313

3 7. Sur la démonstration des axiomes, cf. supra, t. I, chap. II, 5 VI, p. 91.
— Sur les exemples de propositions démontrées données comme axiomes,
cf. Spinoza, Princ. phil. cart., II, Prop. 15.
38. Cf. Descartes, Principes, II, art. 45, 46, 47, 48, 49, 50, 52, 53, Spi­
noza, Princ. phil. cart., II, Prop. 24 sqq.
39. Rappelons que la ^ s s e consiste en une grandeur intervenant dans
l'étude du mouvement, et dont Descanes ne connaît qu'une composante : le
volume, alors que, comme le fait timidement Mariotte, et délibérément New­
ton, il faut y joindre la densité et la rapprocher du poids. On a longtemps
distingué la masse inerte et la masse gravifique introduite par la loi d'attrac­
tion de Newton. Einstein a montré qu’il faut les considérer comme identiques.
On ne doit pas y mêler l'impénétrabilité, qui est la propriété générale des
corps d’occuper seuls un certain espace, quelle que soit leur masse ; ce qui
154 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

On observera que cet Axiome, lui non plus, n’est pas métaphysi­
quement indémontrable, puisque tout mode fini existant, quoique
tenant son existence de la chaîne infinie des autres modes ou causes,
renferme en lui une tendance à exister qui constitue le fond de sa
nature. Et quoique cette force, comparée à l’infinité des causes
extérieures, soit, en vertu de sa finitude, infiniment petite, au point
qu’on puisse dire que l’existence de la chose ne dépend que des
causes extérieures, elle est pourtant réelle et agissante (cf. III,
Prop. 4-8). Néanmoins, il ne semble pas qu’on doive faire intervenir
ici la notion métaphysique du conatus. Se plaçant, en effet, sur le
plan de la phoronomie et des notions communes qui la commandent,
Spinoza ne distingue les corps que par le m ouvem ent et le repos, la
vitesse et la lenteur. C’est donc uniquement une certaine caractéris­
tique de leur mouvement et de leur repos qui doit constituer le fonde­
ment de leur singularité physique.
Unissant le mouvement et la masse (ou son équivalent), et énon­
çant la relation générale de ces deux facteurs, cet A xiom e exprime le
principe de toutes les lois possibles du mouvement, mais de façon très
générale, sans les expliciter de façon précise et déterminée. C’est
que, en effet, ces lois ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit de
corps durs, mous, ou élastiques ‘°, et que ces propriétés, résultant de
la composition des corps, sont étrangères aux corpora simplicissimat 41
qui pour le m om ent sont seuls en question. Aussi ne sont détermi-

n'exclut pas la compressibilité. Toutefois, la compressibilité, condition de


l’élasticité, n’est concevable que pour les corps composés. Or, les principes
exposés ici sont valables pour les corpora simplicissima, qui, n'étant pas
composés, ne sauraient être ni compressibles, ni élastiques. Il semble donc
que l'impénétrabilité doive être Considérée chez eux comme constituant leur
force de répulsion. (Kant considérera de cette façon l’impénétrabilité dans son
Versuch den Begriff der negativen Grossen in die Welweisheit einzufiihren.)
Quoi qu'il en soit, l’extrême généralité des formules spinozistes, applicables
tant aux corpora simplicissima qu'aux corps composés, l’absence de toute ana­
lyse concernant cette nature du corps et le genre de causalité qu'elle exerce,
ne permettent pas une détermination précise ni assurée de ce qu’il faut entendre
au juste par cette « nature ». Le contraste est vif ici avec Leibniz, qui, se
livrant à une analyse des plus détaillées, a distingué : l’impénétrabilité ou
antitypie, « la résistance, [ ...} force passive, qui non seulement résiste à la
pénétration, mais encore au mouvement (,...} la force élastique ou force active
qui, surajoutée à la matière, non seulement résiste à la pénétration de tout
corps, mais encore le répercute » (Leibniz, G. P., IV, p. 395, VII, p. 529).
Mais Leibniz se donnait pour tâche, entre autres, de construire un nouveau
système de physique, fondamentalement opposé au système cartésien, ce qui
n'était nullement dans les projets de Spinoza, lequel ne s’intéresse à la phy­
sique que de façon accessoire, et n'a d'autre idée en tête qu'une Ethique.
40. Spinoza ne parle pas de l’élasticité, mais seulement de la dureté, de la
mollesse, et de la fluidité.
41. Cf. infra, § XIII, pp. 165 sqq.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 155

nables de façon ■précise que les lois du choc des corps composés 60,
seules d’ailleurs à pouvoir être objets d’expérience 60 Cependant, si
général q u ’il soit, ou plutôt, pourrait-on dire, de par sa généralité
même, cet Axiome est fondamental. C’est à partir de lui que seront
déduites ultérieurement la perception imaginative des corps exté­
rieurs, celle des qualités que nous leur attribuons, la relativité de ces
qualités à notre propre Corps 44, et la perception de notre Corps.
L'Axiome 2, enfin, énonçant la règle de l’égalité entre l’angle d'inci­
dence et l'angle de réflexion, formule la loi qui régit le changement de
direction de tout corps en mouvement rencontrant un corps immobile
qu’il ne peut mouvoir 45
Ici s’achève la physique des corps les plus simples (corpora simpsli-
cissima), les trois facteurs fondamentaux de la phoronomie ayant été
successivement considérés : le mouvement et son mode général de
transmission, avec le Lem m e 3 et son Corollaire, la masse, avec
l'Axiom e 1 (post. Lem. 3), et la direction, avec ! A xiom e 2.

*
**

§ VIII. — Quoique élémentaire et dépouillée, cette physique pose


bien des problèmes. Après avoir énoncé les premières règles, jusqu’à
l'Axiom e 2 y compris, Spinoza écrit : « Voilà pour ce qui concerne
les corps les plus simples, qui ne se distinguent entre eux que par
le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur. Elevons-nous main­
tenant aux corps composés » 45
Est-ce à dire que tous les principes jusqu'ici exposés s’appliquent 42356

42. Cf. infra, Appendice n° 4 : Spinoza et les lois cartésiennes du rm>u-


vement.
43. Cf. infra, § VIII, pp. 155 sqq.
44. Cf. Eth., II, Prop. 16, 17, et infra, chap. VII, §§ XVIII sqq.,
pp. 223 sqq.
45. Cf. Descartes, Dioptrique (IIe Discours), A. T., VI, p. 100, 19-26, où
Descartes établit cette règle pour les corps les plus simples et absolument
élastiques, supposant une balle, abstraction faite de sa pesanteur, de sa gros­
seur, de sa figure (p. 94, 1. 3, p. 99, 1. 6-9) ; cf. Lettre à Mersenne, du 28
octobre 1640, A. T., III, pp. 226-227 ; cf. Hobbes, De Corpore, III, ch. 24,
§ VIII (Op. lat., I), pp. 312-313. Cette règle est spécialement importante pour
Hobbes et pour Spinoza qui, professant contrairement à Descartes une phy­
sique de la percussion et de la répercussion, fondent sur elle le mécanisme
des ' conditions cérébrales de la perception, celle-ci étant conçue comme liée
à la réflexion des esprits animaux sur les surfaces cérébrales qu’ils percutent;
cf. plus bas, chap. VII, § IX, pp. 205 sqq. On notera qu'il n'est pas question
de la conservation de la même quantité de mouvement, déduite dans les Princ.
phil. cart., II, Prop. 13. Au surplus, le principe suprême, pour Spinoza, c'est
celui de la conservation dans l’univers de la même proportion de mouvement
et de repos, cf. plus bas, § XVI, pp. 171 sqq.
46. Eth., II, Prop. 13, Scolie, fin de l’Axiome 2, Ap., p. 156, Geb., II,
p. 99, 1. 23-25.
156 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

aux seuls corps les plus simples, à l'exclusion des corps composés ?
Nullement, ils sont généraux et s’appliquent à tous, car il est bien évi­
dent que les corps composés, eux aussi, se meuvent tantôt plus
vite, tantôt plus lentement, se distinguent par des mouvements diffé­
rents, conviennent en certaines choses, sont déterminés au mouvement
par d’autres corps en mouvement, obéissent aux diverses lois du
choc et de la réflexion, etc. Au surplus, tous ces principes se fondent
sur l’expérience ; or, comme on le verra ultérieurement, nous
n’avons pas d’autre expérience que celle des corps composés.
Néanmoins, parmi tous ces principes, il en est un qui fait excep­
tion et ne concerne que les corps les plus simples, c’est celui d’après
lequel ces corps se distinguent entre eux seulement sous le rapport
du mouvement et du repos, de la vitesse et de la lenteur. Certes,
les corps composés peuvent eux aussi se distinguer par là, mais
non essentiellement. Ce qui fonde leur distinction essentielle, c’est ce
qui fait d’eux des individus différents, à savoir, en chacun, l’union de
corps plus simples en un certain tout qui persiste plus ou moins
longtemps, mais appréciablement, dans son identité : « Par cette
union de corps (per hanc corporum unionem) un Individu se distin­
gue des autres » " Cette union impose aux corps composants une
loi par laquelle leurs mouvements sont réglés et accordés entre eux
selon une certaine proportion de leurs vitesses, c’est-à-dire de leur
mouvement et de leur repos.
C’est pourquoi, après la conclusion de l'Axiome 2 : telles sont les
lois générales qui suffisent à rendre compte des corps les plus simples,
c’est-à-dire de ceux qui sont distingués les uns des autres seulement
par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur, il est indiqué
d’ajouter cette précision : quant aux corps composés, qui se distin­
guent entre eux par l’union des corps dont ils sont faits, s'ils obéis­
sent aussi à ces lois générales, ils comportent en outre d’autres lois
qui résultent de cette union, les lois générales se compliquant d’elles-
mêmes quand les corps les plus simples s’unissent en des touts dif­
férents les uns des autres.
Il y a donc, en fait, chez Spinoza, bien que lui-même n’use pas
d’une teUe dénomination, une physique abstraite et générale, qui
vaut pour les corps les plus simples et sert de substructure à la phy­
sique des corps composés, et une physique concrète, celle des corps
composés, où de nouvelles lois surgissent du fait de la composition
entre eux des corps les plus simples. La physique des corps les plus
simples mérite à coup sûr le nom de physique abstraite, non pas seu­
lement pour ce qu’elle est la plus générale, mais pour ce qu’elle
porte sur des choses qui, n’existant jamais comme telles séparément47

47. Définition de l’Individu, sub fin., post Ax. 2, Ap., p. 157, Geb., 11,
p. 100, 1. 3-5.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 157

dans la Nature, ne sont jamais comme teües objets d'expérience et ne


sont conçues dans leur isolement que par abstraction. La Nature, en
effet, ne présente toujours que des corps composés, et c’est la Raison
seule qui, à partir des éléments composant (partes componentes)
les corps les moins composés, conçoit les corps les plus simples dans
leur nudité et dans leur indépendance. La physique des corps compo­
sés est, au contraire, une physique concrète, car elle porte sur les
Individus, lesquels n’existent pas dans la N ature uniquement à titre
de parties composantes d’un tout, mais constituent des êtres réels
ayant leur autonomie propre.
La distinction entre une physique abstraite et une physique concrète
vient de ce que de l’union des corps simples en corps composés
surgit quelque chose de nouveau, 3. savoir la constitution de systèmes
qui imposent aux mouvements de leurs composants une concor­
dance réglée, comme proportion constante de leur mouvement et de
leur repos, c’est-à-dire de leurs vitesses.
L’idée d’une telle concordance réglée, intérieure à tout composé,
n’apparaît guère chez Descartes, encore moins la distinction impli­
cite entre une physique abstraite et une physique concrète. C’est plu­
tôt Leibniz qui serait rencontré par là, puisque, vers la même époque
(1670), celui-ci distingue explicitement entre une théorie du mou­
vement abstrait (Theoria motus abstracti) et une théorie du mouve­
ment concret (Hypothesis physica nova) qui vise à déterminer ce par
quoi s’établit entre les corps une concordance ou harmonie des mouve­
ments sans laquelle l’univers matériel ne pourrait se conserver, ni
même se constituer " Mais la différence est considérable entre les
vues de Leibniz et celles de Spinoza, car Leibniz postule, pour la
possibilité de cette harmonie, une correction (ou un infléchissement)
des lois de la physique abstraite, conditionnée par l’intervention d’un
facteur supra-géométrique, à savoir l’esprit. Pour Spinoza, au contraire,
ce qui est, chez lui, l’équivalent de la physique concrète, c’est-à-dire
l’institution d’une proportionnalité réglée entre les vitesses des
composants, loin d’être imposé, à l’encontre des lois de la physique
des corps les plus simples, par l’intervention d’un facteur supra-
géométrique, résulte nécessairement de ces lois, par simple compli­
cation, sous la condition de l’union des corps en corps composés, à
partir du phénomène, lui-même purement mécanique, de la pression
des ambiants. Mais on devra se demander si le principe de la conser­
vation de la proportion du mouvement et du repos conçu comme
loi universelle de la N ature est compatible avec le principe de la48

48. Dans une Lettre de 1671 (Lettre XLV, post scriptum, Ap., III, p. 286,
Geb., IV, p. 231), Leibniz promettait d’envoyer son Hypothesis Physica Nova
à Spinoza au cas où celui-ci ne la connaîtrait pas. — Spinoza accepte avec
empresseMnt (Lettre XLV1, 9 nov. 1671, Ap., III, p. 287, Geb., IV, p. 233).
Nous ignorons quelle fut sa réaction.
158 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

conservation de la même quantité de mouvement, fondement des lois


cartésiennes du choc des corps, que Spinoza ne paraît pourtant pas
avoir mis en doute "

§ IX. — Pour l’instant, laissant de côté la physique des corps


composés, qui n’a été invoquée ici, par anticipation, que pour mieux
caractériser et situer la physique des corps les plus simples, il faut se
demander ce que sont en fait ces corps les plus simples.
Leur caractéristique la plus remarquable, c’est qu’ils se distinguent
entre eux, non pas comme parties de l'étendue, mais sous le rap­
port du mouvement et du repos. Rien de plus naturel du moment
que la partition résulte du mouvement et du repos, ou que, pour
employer la formule du Court Traité, c’est du mouvement et du repos
que sont formés tous les effets qui sortent de l'étendue 4950512; car, s’ils
tiennent du mouvement et du repos leur distinction essentielle, il
n ’est en rien surprenant que ce qui constitue la singularité de leur
essence se conçoive en fonction de leur mouvement et de leur repos,
de leur vitese et de leur lenteur.
De ce fait, on a cru pouvoir avancer que leur nature se définit par
un certain degré de vitesse. D ’où il résulte que, cette vitesse chan­
geant à chaque instant de par les chocs et les mouvements qu’ils ne
cessent de recevoir, leur nature à chaque instant change entièrement,
qu’ils ne font qu’apparaître et disparaître, et que, s’anéantissant au
prem ier choc, ils sont éminemment « périssables ». Doctrine qui se
rapprocherait singulièrement de celle de Leibniz dans la Theoria
motus abstracts, où celui-ci soutient que le corps n’a de réalité que
s’il est ' en mouvement “ De là, enfin, on a conclu que, « privés
de réalité propre », ils sont illusoires et « réels seulement au regard
de notre perception ». En conséquence, n’ayant ni figure, ni grandeur,
ni nature fixes, perdant à chaque instant leur identité, les corps les
plus simples apparaissent comme fluents et insaisissables, et l’univers
de ces corps comme un chaos mécanique indéterminé, régi par des
lois sans doute, mais d'où ne naîtrait rien de déterminé si, par le
jeu de ces lois, ne se constituaient ces unions de corps en quoi
consistent les individus 5‘.
Cette interprétation ne paraît pas pouvoir être retenue. En effet,
d'après les propositions précédentes, qui, ne l'oublions pas, cancer-

49. Cf. infra, Appendice n° 8.


50. Cf. supra, § V, p. 147.
51. « Materiam primam si quiescat esse nihil », Theoria motus abstrMti,
G. P. VII, p. 260 ; « ... nihil aliud esse corpus quam moveri », Manuscrits de
Hanovre, Abt. 37, vol. III, fol. 45, recto, cité par A. Rivaud : Textes inédits de
Leibnitz, Rev. Mét. et Mor., 1914, p. 115, note 5. — Cf. mon livre Dyna­
mique et Métaphysique leibniziennes, 2e éd., 1968, p. 11.
52. Cf. A. Rivaud, La physique de Spinoza, dans Chronicon Spinozmum,
IV, pp. 31-33, sqq., cf. infra, Appendice n° 4.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 159

nent expressément les corpora simplicissimat, il ressort que ces corps


restent identiques à eux-mêmes, qu’ils soient en mouvement ou qu’ils
soient en repos. Si un corps cessait d’exister dès lors qu’il change de
vitesse, entre en repos ou en mouvement, on ne pourrait dire que
chaque corps se meut tantôt plus lentement, tantôt plus vite (Ax. 2),
puisqu’il deviendrait un autre corps sitôt qu’il irait plus lentement
ou plus vite ; pour la même raison, on ne pourrait pas dire non plus
qu’un corps en mouvement ou en repos ait dû être déterminé au
mouvement ou au repos par un autre corps, etc. (Lemme 3), ni
qu’un corps puisse être affecté de nombreuses manières par un autre
(Ax. 1, post Lem. 3). Bref, il n’y aurait pas un même sujet possible
pour des mouvements différents. De ce chef, il n’y aurait pas de
lois possibles du mouvement des corps, ou, s’il pouvait exister de
telles lois, elles n'auraient rien de commun avec ceUes qui viennent
d’être exposées, puisque celles-ci supposent que la nature du corps ne
change pas du fait que sa vitesse vient à être modifiée par l'action
des autres corps.
Il faut donc envisager une autre hypothèse, qui, tout en fondant la
singularité de chaque corps par rapport au mouvement et au repos,
assure la permanence de sa singularité à travers les divers change­
ments de vitesse dont il peut être affecté de par l’action des autres.
La difficulté sera résolue si chaque corps, quelles que soient sa gran­
deur, sa masse, la vitesse ou la lenteur du mouvement qui lui est
imprimé, conserve une façon propre à lui de se mouvoir ou d’être en
repos, bref, . une façon de vibrer qui lui soit spéciale et dont la
formule, qui caractérise sa singularité, demeure invariable quelle
que soit l’amplitude de cette vibration, quel que soit le transport de
ce corps selon toutes les vitesses et dans toutes les directions, même
quand un choc vient interrompre sa translation ou changer la vitesse
de celle-ci. On voit aussitôt que le modèle d’après lequel doit se
concevoir la singularité du corpus simplicissimum, c’est le pendule
simple ” Dans ■un pendule simple, en effet, la durée des oscillations,
— ou des vibrations, — proportionnelle à la longueur du fil qui
soutient le poids, reste immuable quels que soient l’amplitude de
l’oscillation, le poids de la masse suspendue au fil, la nature de la
substance dont celle-ci est faite. De plus, l’isochronie de l’oscillation
subsiste même quand le pendule est au repos dans sa position d’équi­
libre, car son oscillation, nulle en apparence, est considérée comme 53

53. La raison de tout pendule simple est donnée par la formule bien
connue t = rr. ----qui exprime le rapport de la longueur du pendule avec
la durée de ses oscillations, t représentant la durée d'une oscillation, l la lon­
gueur du pendule, g l'intensité de la pesanteur, c’est-à-dire la vitesse acquise
au bout d'une seconde par un corps tombant dans le vide.
160 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

virtuele. Semblablement, chaque corpus simplicissimum se caractéri­


serait par une certaine vibration isochrone, invariable quelle que
soit son amplitude et quelles que soient les circonstances, que le corps
soit transféré d’un lieu à un autre avec une vitesse quelconque, qu’il
soit mis au repos ou qu’il soit mis en mouvement. Bref, comme
chaque pendule différent, chacun de ces corps différents aurait de
son mouvement oscillatoire une raison qui lui serait propre et qui le
distinguerait de tous les autres.
Cette hypothèse, quoique répondant le mieux aux difficultés de
la question, doit pour le moment être considérée seulement comme
plausible. Ultérieurement, la théorie des corps composés lui conférera
un très haut degré de probabilité.

§ X. — Il reste m aintenant à déterminer complètement en quoi


consistent les corps les plus simples.

1. Tout d’abord, puisqu’ils possèdent une existence stable et définis­


sable, on ne saurait les tenir pour iUusoires et « réels seulement au
regard de notre perception >. Tout au contraire, ils échappent à
celle-ci et, comme les corpuscules cartésiens, sont « invisibles », si
bien que ceux qui les jugeraient irréels seraient co^mme « certains
chimistes qui n’admettent rien sinon ce qu’ils peuvent voir de leurs
yeux et tâter de leurs mains »55 Soustraits à notre imagination et
conçus par la Raison au moyen des notions communes, nous connais­
sons leur réalité telle qu’elle est en soi. De plus, bien qu’ils ne
soient jamais réels isolément, c’est-à-dire hors des corps composés
qui seuls existent dans la Nature, ils n’en sont pas moins réels en
ceux-ci comme leurs parties composantes.

2. Bien qu’ils se définissent dans leur singularité essentielle par une


caractéristique relative au mouvement et au repos, on ne saurait
réduire à celle-ci tout ce en quoi ils consistent. En effet :

3. Ils sont des parties de l’étendue, puisque (Il, Déf. 1) tout corps
est un mode déterminé de l’étendue, et puisqu’ils sont les parties
composantes du corps composé le moins composé 55

4. Quoique étant « très simples », ils ne sont pas absolument simples,


mais seulement les plus simples au regard des corps composés ou
des agrégats : ce sont les éléments derniers des corps composés du
premier degré, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas eux-mêmes compo­
sés de corps composés. Bref, ce sont des parties composantes qui ne54

54. Lettre VI, à Oldenbmg (fin 1661), Ap., III, p. 127, Geb., IV, p. 24,
1. 9-10, 13-15.
55. « Partes componentes », Définition de l'Individu, Lemme 4, Lemme 5.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 161

comprennent pas à leur tour de parties composantes “ S'ils n e sont


pas absolument simples, c’est que, comme tout mode étendu, ils
sont divisibles en parties, sans pourtant être des agrégats de parties,
étant des composita idealia, non des composita realia ; bref, c’est que,
étant des parties de l’étendue et de ce fait divisibles, ils ne sont pas
des atomes, lesquels sont absolument indivisibles, dont inétendus.
Ce pour quoi, entre autres raisons, Spinoza récuse l’atome 565758960; et
Leibniz ne l’admet, à cause de son indivisibilité, que co^une une
entité inétendue, c’est-à-dire spirituelle (atomon spirituale ou monas).
5. Comme parties de l’étendue, ils ont une grandeur.
6. Cette grandeur est variable, puisque les parties composantes de
l’individu du premier degré peuvent devenir plus grandes ou plus
petites 5^
7. Ils peuvent différer entre eux par la grandeur et par la figure “
8. Ils ne sont ni durs, ni mous, ni fluides, puisque ces qualités résul­
tent de la façon dont ils s’agrègent les uns aux autres “ , ce qui
confirme qu’ils ne sont pas des atomes, puisque ceux-ci sont absolu­
ment durs. Ils seraient seulement impénétrables, ce que, toutefois,
Spinoza ne précise pas.
Bref, ce sont des corpuscules, mais des corpuscules en perpétuelle
vibration, dont la façon de vibrer, propre à chacun, est le fondement
de leur singularité, de sorte que c’est seulement sous le rapport du
mouvement et du repos, de la vitesse et de la lenteur, qu’ils se
distinguent essentiellement les uns des autres.

§ XL — D u fait que Spinoza distingue les corpora simplicissima


seulement par rapport au mouvement et au repos, à la vitesse et à
la lenteur 61 et que, d’autre part, ll les oppose aux corps composés,

56. Dans le Scolie du Lemme 7, où s'achève la déduction des Individus


ou corps composés du premier degré, Spinoza déclare que jusqu’à présent
(hucusque) il a conçu un Individu composé des corps les plus simples. Ce
dont on peut conclure que tout ce qui a été dit antérieurement des parties
composantes de cet Individu vaut ipso facto des corps les plus simples, abstrac­
tion faite, bien entendu, des relations où ils sont nécessairement impliqués
dès qu'ils sont agrégés dans un Individu.
57. En accord avec Descartes, cf. Spinoza, Princ. phil. cart., II, Prop. 5.
Ap., I, pp. 368-369, Geb., I, p. 190. — Cf. Eth, 1, Scot. de la Prop. 15, etj
supra, t. I, pp. 215-216.
58. Eth, II, Prop. 13, Lemme 5, Ap., pp. 157-158, Geb., II, p. 100.
59. Ibid, Lemme 5 et Ax. 3, cf. infra, § XI.
60. Ibid, Ax. 3, post Coroll. Lemme 3, cf. infra, § x i i i .
61. « [Corpora simplicissima) quae solo motu et quiete, celcritate et tar-
ditate inter se distinguuntur », ibid., Scol. Lem. 7, Geb., II, p. 101, 1. 29-30.
162 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

certains interprètes (cf. Joachim M) ont cru qu’il n’y avait de diffé­
rence de grandeur qu’entre ceux-ci et non entre ceux-là. Pourtant,
visiblement, Spinoza ne l’admet d’aucune manière, puisque (D éfini­
tion de l’Individu, après !'Axiom e 2) les Individus sont composés de
corps qui peuvent être, soit de même grandeur, soit de grandeur dif­
férente (ejusdem aut diversae magnitudinis) ; et puisqu’il précise
ensuite, au Scolie du Lemme 7, qu’il n’a encore parlé jusqu'ici
(hucusque) que des Individus composés de corpora simplicissima. Ce­
pendant, comme, dans ce Scolie, il répète que les corps les plus simples
se distinguent entre eux seulement par le mouvement et le repos, on a
cru pouvoir supposer qu’en réalité la D éfinition de l’Individu donnée
après !’Axiom e 2 s’appliquait à tous les Individus, tant à ceux qui,
composés des corps les plus simples, sont composés de corps de la
même grandeur, q u ’à ceux qui, composés de corps composés, sont
composés de corps de grandeur différente ; en conséquence de quoi,
cette remarque du Scolie du Lemme 7 : « Jusqu’ici nous avons
conçu un Individu seulement composé de corpora simplicissima », a
été considérée comme « a little uncautious » “ •
Cette interprétation paraît, à prem ière vue, pouvoir se défendre, car
les corps les plus simples, étant les éléments derniers de toute compo­
sition, on peut considérer qu’ils doivent, de ce fait, être pareils et de
même grandeur, et que la dissimilitude n’intervient qu’avec les dif­
férents degrés de composition et proportionnellement à eux. On pour­
rait aussi faire remarquer à l’appui de cet argument que, lorsqu’il dis­
cute l'hypothèse de la divisibilité de la substance, Spinoza, comme
Descartes dans les Principes, n’envisage que sa division en parties
égales **•
Cependant, c’est là une opinion qui ne résiste pas à l’examen. Tout
d’abord, Spinoza ne discute l’hypothèse de la divisibilité de la
substance en parties égales que pour la repousser. Sans doute, vise-
t-il à réfuter là, non l'égalité des parties en lesquelles la substance
se diviserait, mais le fait même qu’elle puisse se diviser. De toute
façon, on ne peut trouver dans une thèse qu’il rejette un argument
en faveur de l’égalité des corps les plus simples. De plus, Descartes
lui-même, dans le Traité de la Lumière 65, suppose que les parties
originelles de l’étendue sont inégales, et si, plus tard, dans les
Principes, il les conçoit comme égales, il n’admet pas que dans cet623*5

62. H. Joachim, Study of the Ethics of Spinoza, Oxford, 1901, p. 83,


note 1. — Harold Joachim, professeur à l’Université d’Oxford et bon con­
naisseur de Spinoza, a écrit en outre un utile commentaire du De intellectus
emendatione : Spinoza’s Tractatus De Intellectus Emendatione, A Commen­
tary, Oxford, 1940.
63. H. Joachim, ibid.
64 Cf. Eth., I, Prop. 12, dém., Ap., p. 46, Geb., II, p. 55, 1. 15-16.
65. Ecrit vers 1632, mais publié en 1664.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 163

état elles puissent être les éléments composants des corps ; elles ne
le deviennent qu’après avoir été transformées, par les frottements
dus au mouvement circulaire, en corpuscules inégaux. Les éléments
derniers, composant les corps de l’univers dans son état actuel, sont
donc inégaux en grandeur. Or, dans l'Ethique, Spinoza, par corpora
simplicissima, n’entend rien d’autre que les éléments derniers actuels
de la composition des corps, et non un état prim itif et révolu
de la matière qui, par une évolution universelle, se serait muée ulté­
rieurement en son état actuel, désormais définitif. Les corpora sim ­
plicissima doivent donc être des éléments qui, à l’image des cor­
puscules cartésiens 66678, ne sont pas tous de même grandeur. En effet, ils
s’appliquent les uns sur les autres par des superficies plus grandes
ou plus petites (Axiom e 3) ; ils diffèrent quant à la figure — or une
sphère, par exemple, n’aura jamais la grandeur d’un cube — ; ceux
qui composent les fluides sont plus petits que ceux qui composent
les solides *’•
Enfin, en concevant que l’Individu ne perd pas son identité quand
ses parties composantes deviennent plus petites ou plus grandes 6!,
on sous-entend que les corps les plus simples peuvent avoir des
grandeurs, non seulement variées, mais variables. En effet, les parties
qui varient ne peuvent, en l’espèce, être elles-mêmes des composés
dont la grandeur changerait par séparation ou par agrégation de
leurs parties, puisque, ayant été supposés être les composants les
plus simples de l’Individu du prem ier degré, elles ne sauraient elles-
mêmes être composées ; en outre, comme l’Individu ne peut se
maintenir qu’en conservant le même nombre de composants 69, si
ses parties variaient de grandeur par agrégation ou séparation de
leurs composants, il ne conserverait pas le même nombre de compo­
sants, et, au lieu de changer seulement de grandeur, il périrait. Les
Individus et ses composants composés ne peuvent donc varier de
grandeur tout en maintenant leur individualité que si varie seulement
la grandeur et non le nombre des corps les plus simples qui les
composent.
L’erreur consiste à croire que, du moment que les corpora simpli-
cissima sont distingués entre eux seulement par le mouvement et le
repos, ils ne peuvent différer de grandeur, conséquence qu’on cher­
cherait en vain chez Spinoza. Cette erreur est liée à une autre, qui
consiste à croire que, du fait que les corps composés ne se distinguent
pas par leurs seuls mouvements et repos, mais par autre chose encore,
cette autre chose ne peut être que la grandeur. Or, il n’en est rien,

66. Descartes, Principes, III, art. 48-51, 88-93.


67. Lettre VI, à Oldenburg, Ap., III, p. 130, Geb., IV, p. 29, 1. 1-11. —
C’est l’opinion de Boyle, à laquelle Spinoza souscrit.
68. Eth., II, Scol. de la Prop. 13, Lemme 5.
69. Ibid., Lemme 4.
164 DE LA NA'rURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

puisque Spinoza indique expressément que cette autre chose, c'est


une union de corp!7071• Au surplus, on voit, d’après le Lemme 5, que
toutes les parties d’un Individu peuvent devenir plus petites ou plus
grandes, donc l’Individu devenir plus petit ou plus grand, sans
pourtant cesser d’être le même, pourvu que ne varie pas le rapport du
mouvement et du repos entre ses parties.
D ’où l’on doit conclure que, bien que tous les corps, les composés
comme les plus simples, puissent avoir des grandeurs différentes, le
fondement de leur différence réelle n’est jamais leur grandeur, mais,
comme le déclare expressément Spinoza, « seulement leur mouvement
et leur repos, leur vitesse et leur lenteur » lorsqu’il s’agit des corps
les plus simples, et une certaine « union de corps » lorsqu’il s’agit des
corps composés, cette union impliquant entre les parties composantes.
la conservation d'une même proportion de mouvement et de repos,
c’est-à-dire d’un même rapport de leurs vitesses.

§ XII. — La nature des corpora simplicissima pose un double


problème relatif à leur essence et à leur âme : 1° Ont-ils chacun une
essence éternelle ? 2° Ont-ils chacun une âme ? Les deux problèmes
n’en font qu’un, se résolvant pareillement et semblant, à première
vue, devoir recevoir une solution positive.

1° Ils doivent avoir une essence éternelle, puisque, d’après la


Proposition 25 du Livre 1, toute chose en comporte une, laquelle (cf.
1, Axiome 4) doit être conçue nécessairement par le moyen de
l’essence même de Dieu et (cf. II, Prop. 6, V, Scot. de la Prop. 29)
être contenue, tant que la chose n’existe pas, dans l’attribut divin,
ut in alio.
Cependant, a-t-on objecté, comment pourrait-on accorder une
essence éternelle à ce dont « l’essence » est éminement « périssable »
et « semble privée de réalité propre » ” , à ce qui n’existe jamais
séparément, mais toujours seulement comme une partie co m p o site
d’un Individu ? — Objection sans force, car, ainsi qu’on l’a vu, les
corpora simplicissima ne sont pas moins réels ni plus périssables que
les autres. D ’autre part, l’essence d’aucun corps n’est périssable, mais
seulement son existence, dont la durée, qu’elle soit plus ou moins
longue, est indifférente à l’éternité de son essence. Enfin, qu’une
chose soit toujours une partie d’une autre et n ’existe jamais séparé­
ment, cela ne l’empêche pas d’être une chose, et d’avoir à ce titre,
comme toute chose, une essence qui doit être conçue nécessairement
par le moyen de l’essence de Dieu.

70. Eth., II, Scol. de la Prop. 13, Définition de l’Individu, sub fin, Ap.,
p. 157, Geb., II, p. 100, 1. 35.
71. Cf. Rivaud, art. cit., pp. 33 sq., p. 41.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 165

2° En un sens, ils devraient comporter chacun une âme, en vertu


de la Proposition 3 du Livre Il, selon laquelle Dieu a nécessairement
l'idée de toute chose, ce que confirme, dans le Scolie de la Proposi­
tion 13, le « omnia quamvis diversis gradibus animata sunt ». On
doit observer, toutefois, qu'on ne saurait accorder d'âme à ce qui,
considéré séparément, n'est toujours qu'un être abstrait ; que, d'autre
part, dans le Scolie de la Proposition 13, l'assertion « omnia quamvis,
etc. », replacée dans son contexte, ne se rapporte pas aux corpora
simplicissirma, mais aux Individus : « Individua..., quae omnia... ».
O n objectera, il est vrai, que, si dans ce Scolie une âme est attri­
buée à tous les Individus, c'est pour. cette raison que « d'une chose
quelconque, de laquelle Dieu est cause, une idée est nécessairement
donnée en Dieu ». Mais, précisément, le nom de chose semble devoir
être réservé à ce qui est concret et n’existe pas uniquement co^m e
partie d'une autre chose, c'est-à-dire seulement à l'Individu. Il faut
donc refuser l'âme aux corpora simplicissima, qui ne sont jamais,
à ce titre, des choses, et n'existent toujours que comme parties
d'une chose. On pourrait alors conclure que Dieu en a les idées,
sans que ces idées soient proprem ent des âmes ; elles seraient plutôt
les idées dont l'âme est composée, l'idée d'un corps (humain ou
autre) étant « nécessairement composée des très nombreuses idées des
parties qui le composent » (II, Prop. 15). Bref, de même que leur
essence est comprise comme composante dans l'essence de l'Individu,
leur idée est comprise comme composante dans l'âme de l'Individu.

B. — Théorie des corps composés

§ XIII. — L'objet de cette théorie, c'est d'établir ce par quoi un


corps composé, ou Individu, se distingue des autres et m aintient son
identité numérique à travers ses vicissitudes de grandeur, de mou­
vement, de figure. Ce fondement, c'est sa forme ou nature.
Pas plus que le corps simple, la forme du corps composé ne
saurait être substance puisque, tous les Individus matériels étant
modes de la même substance (l'Etendue), la substance est ce par
quoi ils conviennent entre eux (Lemme 2), et non ce par quoi ils
se différencient. Elle se définit, en conséquence, comme une union
de corps : « Forma, Individui consistit in unione corporum » (Lemme
4, dém.). L’essence de l'homme et l'essence du corps composé qui fait
son Corps ont donc une constitution analogue. L'une comme l'autre
excluent la substantialité (Prop. 10) et se définissent comme une
union de modes (Coroll. de la Prop. 10). Mais, ici, il s'agit des modes
d'un même attribut (l'Etendue), là il s'agissait de modes (l'^m e et
le Corps) appartenant à deux attributs différents (Pensée et Etendue).
166 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE l>E L’ÂME

L’essence de l’Ame, on le verra plus tard, n’est aussi qu’une union de


modes appartenant à un même attribut (la Pensée).
Cette union de corps est conditionnée par la pression des ambiants,
qui maintient les corps, égaux ou inégaux, « appliqués les uns sur
les autres », ou (vel) qui, « s’ils se meuvent avec le même degré ou
des degrés différents de vitesse, les fait se communiquer les uns
aux autres leur mouvem ent suivant un certain rapport ». C’est par
là que tous ces corps « composent ensemble un seul et même corps,
c'est-à-dire un Individu qui se distingue des autres par le moyen de
cette union de corps » (D éfinition de l’Individu, post A x. 2, post
Lem. 3).
Il pourrait sembler que le « ou » (vel) désigne ici une alternative
plutôt qu’une identité, et qu’il y ait là deux cas différents : le premier
concernerait les corps durs, le second concernerait les corps mous et
fluides. C’est ce que confirmerait l'Axiom e subséquent (Axiom e 3),
selon lequel plus les corps sont appliqués les uns aux autres par de
grandes surfaces, plus difficilement ils peuvent changer de situation
les uns par rapport aux autres, et plus difficilement l'Individu qu’ils
conditionnent peut changer de figure. U n tel Individu est un corps
dur. C’est le contraire pour les corps dont les parties sont appliquées
les unes aux autres par de petites surfaces, c’est-à-dire pour les
corps mous, et pour ceux dont les parties se meuvent les unes parmi
les autres, c’est-à-dire pour les corps fluides.
On devrait conclure de là que le principe de la proportion cons­
tante de repos et de mouvem ent entre les parties composantes de
l’Individu n’intéresse pas les Individus qui sont durs, mais seulement
ceux qui sont mous ou fluides. Mais, s’il en était ainsi, ce principe
ne pourrait s’appliquer à l’univers entier, puisque toute une catégorie
de corps devrait lui échapper.
Cette conclusion s’imposerait peut-être s’il existait dans l’Univers
des corps absolument durs. Mais il n’en est rien. C’est ce qui
résulte du texte de l'Axiom e 3, qui fait état, non de corps dont les
parties seraient d’une telle superficie qu’elles ne pourraient pas
changer de situation les unes par rapport aux autres, mais de corps
dont les parties seraient telles qu’elles ne peuvent facilement changer
de situation. Le dur, le mou et le fluide n’offrent donc pas de diffé­
rences tranchées, comme nous le ferait croire le témoignage de nos
sens ; il n’y a entre eux qu’une différence de degré dans la grandeur
propre aux superficies des parties composantes. Ce ne sont certes pas
des différences illusoires, puisqu’elles ont un fondement réel dans ce
degré de grandeur. Ce qu’il y a d’illusoire dans la perception que
nous en avons, c’est la différence tranchée que nous y mettons, et
qui tient au caractère qualitatif (confus) dont nos sens les revêtent.
C’est ce que confirme la Lettre de Spinoza contenant ses observa­
tions sur le Livre de M. Robert Boyle au sujet du Nitre, de la
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 167

Fluidité et de la Solidité, en particulier les §§ 1, 5 et 6 ck la partie


de cette Lettre consacrée à la Fluidité. Spinoza déclare d’abord (§ 1)
que le fluide et le solide, comme le visible et l’invisible, le chaud et
le froid, rentrent dans la classe des notions dues à l’usage des sens,
qu’ils ne représentent pas la nature telle qu’elle est en soi. Il ajoute
(§ 5) que « si de grands corps [entendons de grands corps compo­
sant quelque Individu} étaient mus [entendons les uns par rapport
aux autres} avec une vitesse qui fût avec leur masse dans la même
proportion que la vitesse des potits corps [composant quelque autre
Individu} l’est avec leur masse, ils [c’est-à-dire les Individus ou
corps composés de ces grands corps} devraient être appelés fluides,
si ce m ot n’était pas une dénomination extrinsèque et n’était pas
employé par le vulgaire pour désigner seulement... [des Individus
composés de} corps en mouvement dont la petitesse et les interstices
échappent aux sens. Il revient au même de diviser les corps en
fluides et solides et en visibles et invisibles » ”
De ce texte on peut conclure également que ce que nous appelons
solide ou dur, mou ou fluide, dépend aussi du degré de vitesse qu’ont
à l’égard les unes des autres les parties composantes du tout. Ce
qui se conçoit, d’autre part, du fait que, lorsque les parties compo­
santes changent difficilement leur situation réciproque, leur vitesse
les unes par rapport aux autres est, toutes choses égales d’ailleurs,
nécessairement moindre que lorsque ce changement est aisé. Enfin,
d’autant plus les corps composants sont grands, d’autant plus grande
peut être la superficie par laquelle ils s’appliquent les uns aux
autres, donc d’autant moins aisé leur changement réciproque de
situation et d’autant moins grande leur vitesse les uns par rapport
aux autres. On peut aussi en conclure que ce que nous dénommons
fluidité tient à l’extrême petitesse des parties composantes, et corré­
lativement à la grande vitesse de leurs changements réciproques de
situation. C’est ce que confirme le § 6 de la même Lettre : « Les
grands corps sont très peu aptes à former des fluides... > écrivait72

72. Spinoza, Lettre VI, à Oldenburg (1661), Ap., III, pp. 129-130, Geb.,
IV, pp. 28-29 (les numéros des §§ de la Lettre correspondent aux numéros
des §§ du livre auxquels Spinoza consacre des commentaires). Cf. R. Boyle,
Tentamima quaedam physiologica diversis temporibus occasionibusque cons-
cripta. — I, Tentamen Physico-Chymicum- continens Experimentum circa
varias atque multiplices partes Nitri et ejusdem Redintegrationem una
atomicis quibusdam considerationibus indidem ords ; II, Historia fluiditatis
et firmitatis ; Ill, Disputatio de intestinis motibus particulars solidarùm
quiescentium, in qua absoluta corporum quies in disquisitionem vocatur,
1659. Cf., dans cette Lettre, les observations de Spinoza sur la Section 5 de
l'Histoire de la fluidité, dans l’éd. anglaise : History of Fluidity, Works,
Londres, 1772, rééd. de G. Olms, Hildesheim, 1965, 1, p. 380. — Pour l'in­
fluence de Boyle sur Spinoza, cf. Albert Rivaud, La physique de Spinoza,
dans Chronicum Spinozanum, IV, pp. 54-56.
168 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L ’ÂME

Boyle. — « Que l'on entende par fluide ce que j’ai dit tout a
l’heure, ou non, la chose est évidente de soi », observe Spinoza ”
De ces différents textes ” , il appert que les corps composés, qu’ils
soient dits durs (ou solides), mous, ou fluides, sont tous constitués de
corps en mouvement les uns par rapport aux autres, mouvement dont
la vitesse diffère suivant la grandeur de leurs parties, mais qui
n’est jamais nul. Toute matière est donc, mais à des degrés divers,
fluide, c’est-à-dire, pour parler selon la nature des choses et non
selon nos sens, agitée de mouvements internes. Mais, en vertu de la
pression des ambiants, elle est aussi, à des degrés divers, solide ” •
Double aspect des choses que Descartes pour son compte avait déjà
proclamé, et d’où il résulte pour Spinoza que l’identité numérique de
tout corps composé, dur, mou, fluide, n'est rien d’autre que la subsis­
tance d'une m êm e proportion de repos et de mouvement entre ses
parties, jointes ensemble, selon des modalités diverses, par la pression
des ambiants, et qu’aucun corps composé ne saurait faire exception à
la loi de cette proportion constante.
Une fois ainsi fixées les conditions et les modalités diverses de
l’union de corps qui constitue la forme de l’Individu, quatre Lemmes
précisent les conditions qui permettent à cet Individu de rester
identique à lui-même en dépit des quatre sortes de transformations
qui peuvent lui advenir : 1° disparition de certaines de ses parties
du fait qu’elles se séparent de lui ; 2° modification de la grandeur
de ses parties ; 3° modification de leur mouvement ; 4° modification
du mouvement du tout qu’elles constituent.
La forme de l’Individu est conservée : 1° lorsque les corps qui se
séparent de lui sont remplacés simultanément par d’autres en nombre
égal et aussi de même nature (Lemme 4) ; 2° lorsque ses parties deve­
nant plus grandes ou plus petites, elles conservent entre elles le
même rapport de mouvement et de repos (Lemme 5) ; 3° lorsque
ses corps composants, détournant sur une partie le mouvement qu’ils
avaient vers une autre, peuvent continuer leurs mouvements et se
les communiquer selon le même rapport qu’auparavant (Lem m e 6) ;

73. Lettre VI, à Oldenburg Ap., III, p. 130, Geb., IV, p. 30; cf. Descartes,
Principes, Il, art. 4.
74. Spinoza ne s’occupe pas dans XEthique de déterminer complètement ce
qu’est en soi la différence entre les corps solides, mous et fluides, mais sim­
plement de distinguer entre le dur, le mou et le fluide, car c’est cette dis­
tinction seule qui sera utile pour rendre compte des affections cérébrales
(cf. dém. du Corali. de la Prop. 17).
75. La pression des ambiants conditionne le fluide tout autant que le
solide : « Comme les particules d’eau ne cessent d’être agitées en divers sens,
il est clair que, si elles ne sont pas comprimées par les corps qui les envi­
ronnent, l’eau se répand dans tous les sens », Lettre VI, à Oldenburg, ibid,
p. 131, Geb., IV, p. 31, l. 6-10.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 169

4° lorsque, étant dans sa totalité, soit en repos, soit en mouvement,


ou se mouvant, soit dans teUe direction, soit dans telle autre, chacune
de ses parties garde son mouvement et le communique aux autres
comme auparavant (Lemme 7). On observera que ce qui fonde le
Lem m e 4, c’est la définition de la nature de l'Individu par l'union
des corps, et que ce qui fonde les autres Lemmes, c'est sa définition
par la conservation, entre les parties qui le composent, de la même
proportion de mouvement et de repos.

§ XIV. — On vient de déduire ici les Individus du premier degré,


c’est-à-dire ceux qui sont composés des corps les plus simples. Mais
ces Individus peuvent à leur tour se composer entre eux et former
un Individu du deuxième degré, auquel s'appliquent les règles établies
pour l’Individu du premier degré, si bien que, sans que sa nature en
soit altérée, il est capable d'être affecté de beaucoup plus de manières
encore. Et cette composition se poursuit de degré en degré à l'infini,
de sorte que « la N ature entière est un seul Individu dont les parties,
c’est-à-dire tous les corps, varient d'une infinité de manières sans
aucun changement de l'Individu total » (Scolie) "•
On voit par là que le Corps humain, étant un Individu très
composé, peut être affecté d'un très grand nombre de façons par les
corps extérieurs, et néanmoins maintenir sa nature ; que, puisque la
perfection d’une âme dépend de la complexité du corps auquel elle
est liée, l’Ame unie au Corps humain est d'une grande perfection ;
que la N ature entière 7677 étant l'Individu le plus complexe et le plus
capable de variations multiples, l'âme qui lui est liée est de beaucoup
la plus parfaite. Cette âme n'est rien d'autre que l'idée de la Nature
naturée matérielle comprise dans l'entendement de Dieu, mode infini
de la Pensée, corrélative de cette N ature matérielle (la facies totius
Universi) comprise elle-même dans le mode infini de l’Etendue.
Enfin, puisqu'on doit concevoir entre l'Individu du premier degré et
la N ature entière une série infinie d’Individus de complication crois­
sante, on devrait concevoir entre le Corps hum ain et le corps de la
N ature une série infinie de corps de plus en plus complexes, et,
par conséquent, entre l’Ame humaine et l’idée de ce corps une série

76. Cf. : « Sache que cet univers dans son ensemble [comme le corps
humain] ne forme qu'un seul individu » (Maïmonide, Guide des Egarés, I,
ch. ^^X II, éd. Munk, p. 354; cf. Platon, Timée, 306-316, etc.). — C’est le
macrocosme, image colossalement agrandie du microcosme (cf. Maïmonide,
ibid.).
77. La « Nature entière », expression qui est ici prise dans son sens cou­
rant : l'ensemble de l’univers matériel, la Nature étendue, bref, la « facies
totius Universi, quae quamvis infinins modis variet, manet tamen semper
eadem », A Schuller, Lettre LXIV, Ap., III, p. 327, Geb., IV, p. 278,
!. 25 sqq.
170 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

d’âmes de plus en plus parfaites. Cependant cette vue — propre à


Leibniz — n’apparaît pas ici, expressément du moins ”

*
*

C. — Théorie du Corps humain

§ XV. — La théorie du Corps humain, qui est une spécification


de la théorie générale des corps composés, comprend uniquement
des Postulats, c'est-à-dire des constatations empiriques ” , qui attestent
a posteriori que le Corps humain est un Individu très complexe, que
régissent, par conséquent, les lois qui viennent d'être déduites tant
pour les corps les plus simples que pour les Individus en général.
L’expérience sert donc seulement à exhiber un cas concret que ses
caractères perm ettent de subsumer sous le système des lois déduites
a priori 80
Postulat 1 : Le Corps humain est composé d'un très grand nombre
d’Individus, de diverse nature, dont chacun est très composé (cf. Scolie
du Lemme 7).
Postulat 2 : De ces Individus, les uns sont fluides, d'autres mous,
d’autres durs (cf. A xiom e 3).
Postulat 3 : Les Individus composant le Corps humain, e t par
conséquent le Corps humain lui-même, sont, sans que change leur
nature, affectés d’un très grand nombre de manières par les corps
extérieurs (cf. Lemme 3, A xiom e 1, post Lem. 3, Scolie du Lemme 7).7890

78. Les sociétés civiles sembleraient devoir être comptées parmi ces Indi­
vidus plus élevés. En effet, dans le Tractatus Politicus, I, chap. Il, § XVI,
Geb., III, p. 281, 1. 31-32, et chap. III, § II, ibid, pp. 284-285, Spinoza
déclare que le « corps social [...] est dirigé comme par une seule âme » ; dans
l'Ethique, IV, Scolie de la Prop. 18, on lit : « Les hommes ne peuvent rien
souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être que de s'accorder
tous en toutes choses de façon que les Ames et les Corps de tous composent en
quelque sorte une seule Ame et un seul Corps », Ap., p. 460, Geb., Il,
p. 223, 1. 9-12. On notera le « en quelque sorte ». Il y a donc là une simple
analogie. De plus, il s’agit là, non d’un fait, mais d'un dictamen Rationis ;
cependant, celui-ci exprime une nécessité présente dans la nature des choses,
le debet étant toujours fondé dans un esse.
79. « Omnia illa, quae sumpsi, posrulata vix quicquam continent, quod
non constet experientia », Il, Prop. 17, Scolie, Ap., p. 170, Geb., II, p. 105,
1. 27-28.
80. La physique de Spinoza, comme celle de Descartes, est une physique
a priori, car elle conçoit a priori les principes qui permettent l’explication du
phénomène. En revanche, le phénomène, en tant qu'il réussit à être expliqué
par les principes, prouve ceux-ci a posteriori. Mais les principes peuvent être
susceptibles d’une certitude propre qui, les dispensant d’être prouvés par le
fait qu’ils expliquent, leur permet au contraire de prouver a priori des
faits et des structures du réel qui contredisent l’expérience vulgaire. —
Cf. Descartes, Principes, IV, art. 205, 206.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 171

Postulat 4 : Le Corps humain a besoin, pour se conserver, d'un


très grand nombre d'autres corps, par lesquels il est continuellement
co^m e régénéré (cf. Lemme 4).
Postulat 5 : Quand une partie fluide du Corps humain [entendez
les esprits animaux} est déterminée par un corps extérieur à frapper
souvent une partie molle [entendez le cerveau}, elle change la
surface de celle-ci et lui imprime, pour ainsi dire, certaines traces
(quaedam vestigia) du corps extérieur par lequel elle est elle-même
poussée. C'est là le processus de l’impression cérébrale (cf. Axiomes 1
et 2, post Lem. 3).
Postulat 6 : Le Corps humain peut mouvoir d'un très grand
nombre de manières et disposer en un très grand nombre de manières
les corps extérieurs (cf. Lemme 3 et l'Axiom e 1 subséquent).
*
**
§ XVI. — Quelles idées scientifiques inspirent la théorie des corps
composés ? Et d'abord, en quoi ces corps consistent-ils exactement ?
D e toute évidence, ils doivent être conçus à partir des corps les
plus simples. Le corps composé du premier degré est un agrégat de
corps très simples, en perpétuelle vibration, serrés les uns contre les
autres de telle sorte que leurs mouvements, en se transmettant des uns
aux autres, se coordonnent en un ensemble infini de rapports de
mouvement et de repos. D e cette solidarité de mouvement et de repos
résulte entre les corps constituants une certaine proportion constante
de mouvement et de repos. C'est cette proportion qui définit l’indi­
vidualité. S'il advient que les chocs venus du dehors détruisent cette
proportion, le corps composé se désagrège et s'évanouit
Qu’entendre au juste par cette proportion constante de mouvement
et de repos entre les parties composantes ? Comment Spinoza a-t-il
été amené à voir là le principe de l'identité numérique de l'Indi­
vidu ?
Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de se référer aux
recherches des contemporains sur la dynamique des solides, spéciale­
ment à celles qui concernent le problème des centres d’oscillation,
fort célèbre dans la seconde moitié du x v u e siècle.
Tous les corps, on l'a vu, peuvent être considérés en un sens comme
fluides, en un sens comme solides. Chez Descartes, le principe de
leur identité est pris des fluides, car la constance du volume malgré
les changements continuels de figure ou de forme est mise en évi­
dence par le m ouvement tourbillonnaire des fluides. Malgré les défor­
mations et les étranglements de l'anneau tourbillonnaire, le même
volume de matière se conserve toujours, la cohésion résultant pour
le corps du mouvement commun qui entraîne toutes ses parties et les
81. Cf. infra, Appendice n° 6, pp. 559 sqq.
172 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

met en repos les unes par rapport aux autres. Ce qui est conçu ici
comme conditionnant l’identité du corps, laquelle est, en l’espèce,
la permanence de sa masse, c’est-à-dire de sa grandeur quant au
volume, ce n’est pas la proportion constante de repos et de mouve­
ment entre ses parties, c’est seulement la même quantité de mouve­
ment des parties en chaque segment de l’anneau, les vitesses s’accrois­
sant proportionneUement avec la petitesse croissante des parties de
façon que, dans les étranglements, le produit m v reste le même que
dans les renflements.
Chez Spinoza, le principe de l’identité des corps est • pris des
solides, la proportion constante de repos et de mouvement entre les
parties étant mise en évidence par les solides tournants et les pendules
composés. Ainsi, dans un disque dont l’axe de rotation est normal à
son plan, les vitesses de deux points quelconques de ce disque sont
dans le rapport constant de leur distance de l’axe, quelle que soit
la vitesse du disque ; et ce rapport subsiste entre les vitesses virtuelles
lorsque le disque est immobile 8283^ La même constance de la propor­
tion du repos et du mouvement entre les éléments d’un système
s’observe également dans le pendule composé dont Christian Huygens
a calculé, pour le cas général, le centre d’oscillation. Le disque tour­
nant peut être considéré comme un cas particulier du pendule com­
posé, et l’étude de ce dernier mène plus loin que celle du premier,
par la possibilité qu’il offre de rompre les liens attachant entre eux
les éléments composants du système et, ainsi, de mesurer, au moment
de leur libération réciproque, la vitesse propre qu’ils tiennent chacun
de leur solidarité. En conséquence, observe Huygens, si trois masses,
liées par une tige sans masse et rectiligne, tournent, c’est-à-dire
oscillent autour d’un de ses points dans le plan vertical, et si la
longueur du pendule sim ple synchrone est trouvée, la valeur de la
vitesse du pendule simple sera dans un rapport constant avec la
vitesse d’une des masses du pendule composé, comme elle sera
dans un rapport constant à chaque instant avec la vitesse du centre
de gravité des masses et de tous les points de la tige. Que l’on
rom pe le lien qui rattache les masses les unes aux autres et qu’on les
réfléchisse de manière à ce qu’elles s’élèvent toutes selon la verticale
' avec la vitesse qu’elles avaient acquise à ce moment-là, les hauteurs
qu’elles atteindront seront entre elles dans les rapports constants de
leurs points d’origine à leurs distances de l’axe s3

82. Ce disque a été envisagé par Roberval, répondant à un problème posé


par Mersenne à Descartes; cf. infra, Appendice n° 5, pp. 555 sqq.
83. Chr. Huygens, Horologium Oscillatorium, Pars, IV, De Centra Oscilla-
tionis, Prop. 4 et 5 (éd. de 1673), pp. 99-103 ; (Œuvres complètes, La Haye,
1934, t. XVIII, pp. 255-262). — Huygens avait, dès 1646, connu le pro­
blème par Mersenne, cf. infra, Appendice n° 5, ibid.
Nous devons à M. Samuel Gagnebin, ancien professeur de méthodologie
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 173

Cette proportion constante leur est imposée de par leur union en


un seul et même pendule. C’est ce que met en évidence la compa­
raison avec un pendule simple synchrone. On voit alors que les
parties du pendule composé dont les distances à l’axe sont inférieures
à la longueur du pendule simple iraient plus vite si elles étaient
libres et oscillaient co ^m e des pendules simples. Elles communiquent
donc de la vitesse aux parties du pendule composé dont la distance
à l’axe est supérieure à la longueur du pendule simple, et qui,
ainsi, vont plus vite qu’elles ne le feraient si elles étaient libres et
oscillaient comme des pendules simples. Il y a donc communication
de mouvem ent et de repos selon une proportion bien définie à chaque
instant. U n tel système de mouvement renfermé sur soi peut être
transporté selon toutes les vitesses et dans toutes les directions sans
être en rien altéré, même quand un choc vient interrompre sa trans­
lation ou changer la vitesse de celle-ci. C’est ainsi que le Lemme 7
(post Prop. 13, Eth., II) se vérifie entièrement pour tout solide tour­
nant, même quand le corps en tournant est transporté ou quand il
s’arrête. Il reste vrai pour deux pendules synchrones, en considérant
deux points quelconques de l’un et de l’autre, dans les mêmes condi­
tions de transport commun et de repos.
On observera enfin que, dans le levier également, les vitesses sont
dans le rapport constant des distances au point d’appui. Or, ce sont
ces leviers qui, dans les animaux articulés, transmettent les mouve­
ments et assurent le repos relatif des parties. On peut ainsi concevoir
comment les corps qui composent un Individu se communiquent
leur mouvement selon un certain rapport (cf. D éfinition de l’Indi­
vidu), et comment la permanence de l’Individu est assurée par la
constance entre ses parties d’un certain rapport de mouvement et
de repos, de vitesse et de lenteur.
Qu’il s’agisse du levier, du disque tournant, du pendule composé,
la solidarité des parties engendre la solidarité de leur mouvement, et
celle-ci, une proportion constante de leur mouvement et de leur
repos. Enfin, dans la Nature, cette solidarité des parties résulte pour
tous les corps composés de la pression des ambiants.
Il semble évident que l’Individu est conçu par Spinoza à l’image
du pendule composé, la pression des ambiants imposant aux mouve­
ments des corps qui le constituent cette proportion constante de
mouvement et de repos qu’impose aux pendules simples la tige
des sciences à l'Université de Neuchâtel, à la fois savant et philosophe, spino-
ziste averti, d'avoir eu l'attention attirée sur l'extrême importance, pour les
conceptions physiques de Spinoza, de la dynamique des solides, et de la théorie
des pendules conçue par Huygens. Qu’il nous permette de lui exprimer ici
notre plus affectueuse gratitude. — Signalons deux intéressantes émdes de
M. S. Gagnebin sur Spinoza, parues dans les Studia philosophica, ^X I, 1962,
pp. 6 sqq. et un très important ouvrage, récemment publié : A la recherche
d'un ordre naturel, Neuchâtel, La Baconnière, 1971.
174 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

rigide qui les lie les uns aux autres dans le pendule composé. L’iden­
tité de l'Individu demeure tant que les vitesses de ses parties restent
accordées les unes aux autres selon une loi fixe imposant qu'entre
toutes se conserve la même proportion de mouvement et de repos.
Si la grandeur de ces parties change et que cette proportion subsiste,
l'Individu n'est altéré en rien. Si elle est détruite, l'Individu l'est
aussi, car la proportion de mouvement et de repos qui caractérise
son tout est elle-même anéantie. Il cesse d'ailleurs aussi d'exister s’il
perd, sans qu'elle soit remplacée, la m oindre de ses parties, puisque
ce qui le distingue d'un autre, c'est son degré de composition,
c'est-à-dire le nombre de ses parties composantes, et que la communi­
cation des mouvements ne peut plus se faire selon la même propor­
tion lorsque vient à faire défaut l'un des éléments du système.
Ce principe vaut pour tous les Individus, par exemple pour cet
Individu supérieur qu’est le sang 84 Considérées en soi, indépendam­
ment du sang, les particules de lymphe et de chyle qui le composent
ne s’ajustent pas d'elles-mêmes les unes aux autres quant à leur figure
et à leur mouvement. Elles sont à ce titre des touts indépendants.
Mais, dès qu’elles sont aperçues comme tombant sous la domination
d'une seule et même nature : celle du sang, elles doivent, sous la
contrainte de cette nature ,5, s’ajuster les unes aux autres pour qu’entre
leurs mouvements s'établisse, selon une loi constante, une proportion
leur pormettanr de s’accorder. EUes deviennent alors des parties du
sang, qui se pose co^mme un tout indépendant. D u moins le serait-t-il,
si ses parties, ne recevant aucun mouvement de corps qui lui seraient
extérieurs et ne leur en communiquant aucun, ne subissaient pas
d'autres variations que celles que leur impose sa seule nature. Mais
précisément, il n’en est rien, car, comme il dépend de multiples
causes extérieures qui en même temps dépendent de lui, il se produit
en lui des variations qui ne s’expliquent pas seulement par les rapports
que sa nature impose aux mouvements de ses parties, mais aussi
par les rapports réciproques de son mouvement avec celui des causes
extérieures. Il apparaît alors à son tour comme partie d'un tout
dont il subit la loi.
Il en est de même pour tous les corps de la Nature, qui, étant en
perpétuelle réciprocité d'action avec l’infinité des autres, sont à cet
égard les parties d’un immense tout : l'univers, lequel, ne pouvant
subir aucune action venant du dehors, conserve entre toutes ses
parties la même proportion de mouvement et de repos 84586, et reste par

84. lettre XXXII, à Oldenburg, 20 novembre 1665, Ap., III, pp. 238-239,
Geb., IV, pp. 170-171.
85. Cf. « Prout universalis narnra sanguinis exigit, (...} cogantur », etc.,
ibid., IV, p. 171, 1. 33-34.
86. « Servata in toto universo eadem ratione motus ad quietem », ibid., Geb.,
IV, pp. 172, 1. 35 — p. 173, 1. 2. — C'est à tort que la traduction
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 175

là éternellement identique à lui-même '7 Considéré ici, non dans sa


quantité immuable de mouvement, mais dans la proportion immuable
de mouvement et de repos imposée à ses parties, l’ensemble de
l’univers est comparable à un gigantesque pendule composé, dont
le rythme éternel est absolument indéréglable du fait qu’il ne peut
subir aucune action perturbatrice venant du dehors.

§ XVII. — Par là achèvent de s’éclairer les notions de corpora


simplicissima et de corpora composita : le corps le plus simple est
au corps composé, moins comme la partie simple à l’agrégat, que
comme le pendule simple au pendule composé. C’est pourquoi, ne se
définissant pas comme une partie ultime ayant une certaine grandeur
déterminée (bien qu’il en ait une), mais par rapport au mouvement
et au repos, à la vitesse et la lenteur, nous avons cru pouvoir le
caractériser par un mode de vibrer selon une raison qui lui soit
propre, tout comme chaque pendule simple a une isochronie propre
de ses oscillations. Et de même qu’il n’y a pas dans la Nature de
corpora simplicissima indépendants, tous les corps étant nécessaire­
ment soumis à la pression des ambiants et faisant nécessairement
partie des corps composés, de même que, de ce chef, le corpus
simplicissimum, considéré en lui-même, n’est qu’une abstraction scien­
tifique, de même, le pendule simple, en tant qu’indépendant, en est
une aussi, étant conçu comme une masse ponctuelle, suspendue à
un bout fixe par un fil sans poids, alors qu’il n’y a dans la Nature
que des pendules composés, constitués d’un fil pesant et d’une masse
excédant toujours le point. Enfin, de même que le pendule composé
impose sa règle aux pendules simples dont il est fait, de même
l’Individu ou corps composé impose sa règle aux corps les plus sim­
ples dont il est fait, les obligeant à s’accorder entre eux selon une
même proportion de mouvement et de repos. Ainsi, en tant qu’unis
à d’autres corps et s’intégrant à un Individu, les corps les plus simples,
sur ce point là encore, sont comparables aux parties les plus réduites
d’un pendule composé.
A partir de cette théorie des corps composés, se conçoit aisément,
en fonction de la réplication Corps-Ame, une théorie des affections
(affectus) élémentaires de l’Ame. Selon que les corps extérieurs agis­
sant sur le Corps humain favorisent ou au contraire compromettent
la juste proportion de mouvement et de repos entre ses parties, il
en résulte pour lui un bien ou un mal, c’est-à-dire la santé ou la
maladie, et pour l’Ame, en tant qu’elle perçoit ces modifications, de
la joie (un sentiment de bien-être) ou de la tristesse (un sentiment de

française de l'édition La Pléiade traduit « servata eadem ratione motus ad


quietem » par « quantité constante de mouvement et de repos » (Pléiade,
p. 1236).
87. Ibid, Ap., III, pp. 239-240, Geb., IV, pp. 172-173.
176 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’.^ Œ

malaise). Si cette proportion est détruite, l'Individu meurt ; le Corps,


et i’^m e qui lui correspond, disparaissent de la d uréeBS. Ce qui
subsiste du premier dans la durée, ayant entre ses parties une autre
proportion de mouvement et de repos, est un autre corps, auquel
correspond dans la durée une autre âme individuelle sans rapport
avec la précédente. — Cependant, cette théorie, développée par ie
Court Traité 8S, est absente de l'Ethique, qui se contente d’exposer,
dans le Scolie de ia Proposition 39 du Livre IV, la relation nécessaire
entre ia subsistance de l'Ame et la conservation de la proportion de
mouvement et de repos entre les parties du Corps dont elle est i’idée.
*
*
§ XVIII. — Si maintenant on considère ie tableau de i’univers
matériei depuis ies plus simples des corps jusqu’au plus composé
d’entre eux, c’est-à-dire jusqu’à ia N ature embrassée dans son tout,
on entrevoit comme une transposition de l’aristotélisme, aristoté­
lisme, ii est vrai, mélangé de quelques traits platoniciens, aristoté-
iisme sans Aristote, mécanisé, répudiant ia distinction de ia puissance
et de i’acte, mais, en un sens, conservant celie de la matière et de
ia forme. La matière, ce sont ies corpora simplicissima qui, toutefois,
à ia différence de la matière aristotélicienne, ont un principe de
distinction et obéissent à des lois déterminées ; ia forme, c’est ie
corps composé, « union de corps » ou Individu, qui, modifiant le
statut des corps les pius simpies, impose à ieurs mouvements mutuels
une proportion constante, réglée par une loi dominante. Avec ia
composition graduelie des Individus les uns avec les autres, on s’élève
de forme en forme, jusqu’à ia forme des formes, à savoir la N ature
qui les unit tous dans un seul organisme vivant. Organisme, en ce
sens qu’il y a subordination des parties au tout et impossibilité pour
ie tout de subsister sans ia corréiation du mouvement de ses parties
selon la proportion constante qui le définit ; organisme vivant, en
tant que la vie n’est partout dans la matière qu'une concordance de
rythmes divers, ajustés et unis en un seul rythme, en une seule
palpitation, en une seule respiration. Enfin, comme toute chose dans
ia Nature est un organisme constitué d’organismes eux-mêmes cons­
titués d’autres organismes, et ainsi 3. i’infini, on pourrait déjà évoquer
à ce propos, mais en un autre sens 8990, le mot de Leibniz, à savoir que
tout dans la N ature est machine [c’est-à-dire organisme] jusque
dans ses plus petites parties.
Ii n’y a donc point ia moindre opposition de nature entre les
structures matérieiles du minéral, du végétal, de l'animai et de

88. Cf. infra, Appendice n° 6.


89. Cf. infra, Appendice n° 7.
90. Pour Leibniz, en effet, toute organisation requiert une finalité et une
âme organisatrice.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 177

l’homme, mais un simple progrès dans la complication, dû au nombre


de plus en plus grand des Individus unis à chaque degré de la hié­
rarchie. Les différences tranchées que nous introduisons entre les
trois règnes de la Nature ne sont que relatives à notre connaissance
imaginative, comme le sont les différences tranchées que nous perce­
vons entre le dur, le mou, le fluide. Ainsi, la hiérarchie des formes
n ’exclut en rien leur unification radicale. D ’une part, cette unification
se fait sur le modèle du vivant, c’est-à-dire d’une organisation de
parties subordonnées à un tout, et, en principe, il n’y a pas de
différence de nature entre l’organisme d’une pierre et celui du corps
humain ; et, d’autre part, elle se réalise intégralement par le méca­
nisme sans l’intervention d’aucune finalité, car l’organisation des corps
que nous appelons vivants résulte uniquem ent des lois de la mécanique
pure, tout autant que celle des corps que nous disons privés de vie,
comme les minéraux. De ce fait, tous les corps, depuis la pierre
jusqu’au corps humain, étant pareillement des mécanismes et des
animaux, on pourrait dire que, dans l’univers matériel, toute chose
est animal-machine. La « forme » n’est en effet que l’union des
parties mécaniquement produite par la pression des ambiants, et
nullement quelque entité métaphysique ou spirituelle qui, étrangère à
l’étendue et au mouvement, s’imposerait de haut aux parties informées.
Surtout, elle n’a rien à voir avec une âme, bien que, de par la corré­
lation nécessaire des modes dans l’Etendue et dans. la Pensée, une
âme soit toujours unie à un corps individuel. Mais, s’il est uni à
elle, il n’est pas uni par elle. Toutefois, l’union de tout corps indi­
viduel avec -une âme est plus aisée à concevoir si l’on sait que, dans
le sens qui a été précisé, tout corps est organisé.
On peut donc avancer qu’il subsiste là un certain aristotélisme,
par le prim at de la forme, de l’organisation, par la conformité de toute
chose au modèle du vivant (au sens biologique du terme), par la
vision de la N ature co^mme une hiérarchie de formes culminant
dans une forme des formes ; mais, comme nous l’avons dit, aristo­
télisme sans Aristote, par le mécanisme radical, par la négation de
toute finalité, par la réduction de la forme, de l’organisation, du
vivant, au produit mécanique des pressions extérieures, par l’incom­
mensurabilité, malgré leur corrélation, de l'âme et de la forme du
corps, par l’absolue continuité des choses étendues, par la négation
de la puissance (au sens de virtualité) et l’affirmation correspon­
dante de l'actualité de toute chose.

§ XIX. — Quant à la différence entre la physique de Spinoza et


celle de Descartes, qui n’ont de commun entre elles que le mécanisme,
elle est non seulement de technique, mais d’esprit 01 :91

91. C'est une opinion erronée, mais couramment admise, que la physique
de Spinoza n’est que cartésienne : « [La physique de Spinoza ...} n'ajoute rien
178 DE LA NA^WRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

Différence de technique, puisque Spinoza substitue au modèle mé­


canique du tourbillon celui du pendule.
Différence d’esprit, puisque, étendant sans limite le champ des
idées claires et distinctes, et éliminant, de ce fait, l’union substan­
tielle de l’âme et du corps, il rend compte de la structure du corps
humain par le mécanisme seul, que Descartes réservait à l’explication
de tous les autres corps.
Pour Descartes, la cohésion, l'union des parties en un corps,
s’explique par leur repos réciproque s2 L'unité du même tourbillon,
grâce à laquelle toutes les parties, emportées par le même mouve­
ment, sont à cet égard en repos les unes par rapport aux autres
(quoiqu'à l’intérieur de ce tourbillon elles aient, en tant que petits
tourbillons, chacune leur mouvement propre), est le fondement géné­
ral de l’unité de tout corps dur, mou, fluide — ces trois états étant
liés au degré de vitesse et de grandeur (en vertu du rapport inverse
de la vitesse et de la grandeur) des parties composantes s3 Un corps
dont toutes les parties seraient réciproquement en repos absolu serait
absolument dur, — cas extrême dont il n'existe aucun exemple dans
la nature 94 Cette théorie s'appuie sur l'affirmation d'une force de
repos. Au contraire, Spinoza institue comme principe de la cohésion
des corps, non la force de repos, mais la pression des ambiants. Pour
qui prend comme modèle le système pendulaire, cette substitution
se comprend, car, dans tout pendule composé, l'accord des pendules
composants selon une certaine proportion de leurs vitesses leur est
imposé par la liaison rigide qui les réunit, c'est-à-dire par une
contrainte extérieure analogue à celle que la pression des ambiants
exerce sur les corps constituant les individus.
Etant donné que la plupart des physiciens de l'époque, Boyle,
Hobbes, Huygens, Malebranche " , le premier Leibniz, abandonnent

à celle d e D escartes, e t elle n o u s d o n n e d u m o n d e p h y siq u e la m ê m e re p ré ­


sen tatio n q u e la p h y siq u e cartésienne », D a rb o n , Etudes spinozistes, Paris,
P . U . F., 1 9 4 6 , p . 128.
9 2 . D escartes, Principes, I l , art. 55.
9 3 . Ibid., art. 54-63.
9 4 . Ibid ., a rt. 53.
95. B oyle, (Tentamina, II) Historia firmitatis et fluiditatis, p . 7, d istin g u e
le repos m an ifeste tel q u ’il nous a p p a ra ît et le repos v rai, stricto sensu. Le
p re m ier est c ertain , l’a u tre to u t à fa it im p ro b a b le. Il n ’y a donc p as v ra isem ­
b la b le m e n t de rep o s ab so lu. — Cf. aussi R ivaud, art. cit, p . 55. — D a n s le
De absoluta quiete in Corporibus (Opera, I, p. 866), B oyle précise fin alem e n t
q u ’il n ’y a p as de rep o s a b so lu , m ais seu lem en t d iffére n ts degrés d e m ouve-
v e m en t. — P o u r H o b b e s, ce q u i s’oppose a u m o u v em e n t, ce n ’est p a s le
repos, m ais le m o u v em e n t (c o n tra ire m en t à D escartes, Principes, II, a r t 44 ;
cf. S pinoza, Princ. phil. cart., II, Prop. 19, Coroll.), quoique le lan g ag e
e x p rim e le rep o s co m m e l'o p p o sé d u m o u v em en t (De Corpore, II, ch. IX , § v ii
Op. lat., I, p . 1 1 1 ). D ’o ù il co n clu t q u e le repos n e p e u t ê tre u n e cause, n i
a v o ir la m o in d re actio n (p. 1 1 2 ). A lb e rt R iv au d estim e q u e c l ’in flu e n ce de
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 179

l’explication de la cohésion par la force de repos au profit d’une


explication fondée sur la pression des ambiants, parce qu’ils n’admet­
tent pas la force de repos, doit-on conjecturer que Spinoza lui aussi
devait finalement la rejeter ? En fait, pourtant, il ne la répudie
jamais. Dans l'Ethique, il ne revient pas sur ses déclarations anté­
rieures. Cependant, il ne les réitère pas non plus, et l’expression
« proportion de mouvement et de repos », ou « proportion de
vitesse et de lenteur », n’implique pas nécessairement que le repos
soit une force. De plus, dans sa correspondance, on l’a vu “8, il
s'élève contre la définition cartésienne de l’étendue comme masse en
repos, et déclare qu’on ne peut tirer d’eUe que des « principes [...]
inutiles pour ne pas dire absurdes » ” • Précisant peu après sa
pensée 9S, il assigne, comme principe de la variété des corps, l’attribut
Etendue lui-même : or, l’attribut est une puissance infinie de se
produire et de produire tous ses modes.
Il n ’est donc pas téméraire de supposer que Spinoza s’était engagé
dans une voie qui devait le conduire à rejeter la force de repos,
qu’il y avait été peut-être en partie amené par le choix du modèle
pendulaire, et que ce revirement serait apparu au grand jour s’il
avait eu le temps de « mettre en ordre ses pensées sur la physique » ” .

§ ^ X . — On doit de plus se demander s’il est possible d’affirmer


à la fois comme loi suprême de la N ature le principe de la conser­
vation de la même quantité de mouvement et celui de la conservation
de la même proportion de mouvement et de repos entre les Individus
ou corps composés qui constituent l’univers ; si, d’autre part, l’affir­
mation de ce dernier principe est compatible avec la conception
cartésienne du système universel des tourbillons.
Assurément, Spinoza l’a cru, et même jusqu’au début de l’année
1676, n’ayant dû voir dans le principe de la conservation de la
même proportion de mouvement et de repos qu’une expression plus
intelligible et plus exacte du principe de la conservation de la même
quantité de mouvement.

Hobbes, sensible dans d’autres parties de l’Ethique, n’apparaît nulle part dans
la seconde partie [donc dans la Physique] » (art. cit., p. 53). Cette assertion,
comme il se confirmera plus tard (cf. infra, chap. VII, § IX, pp. 205 sqq.) ne
semble pas fondée. Pour la négation de la force de repos 1) chez Malebranche,
cf. Gueroult : Descartes, Malebranche et l’idée de force, Revue Métaph.,
1954, p. 126 ; Ginette Dreyfus, La Volonté selon Malebranche, ch. IX,
pp. 142 sqq. ; 2) chez Leibniz, cf. Gueroult, Dynamique et Métaphysique
le.ibniziennes, p. 11.
96. Cf. supra, § VI, pp. 149 sqq.
97. Lettre LXXXI, à Tschimhaus, Ap., III, p. 368, Geb., IV, p. 332.
98. Ibid, Ap., Ill, p. 371, Geb., IV, p. 334.
99. Ibid, Geb., IV, p. 334, 1. 27-28.
180 DE LA NAWRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Le texte d’une note marginale du Court Traité le donne à penser “ °.


D ’après ce texte, le mode infini de la substance étendue ne saurait
être le mouvement seul, car, le tout de la matière étant infini, on ne
verrait pas dans quelle direction il pourrait se mouvoir, puisque
rien n’existe en dehors de lui ; on serait alors conduit à ne concevoir
de mouvement possible que dans une partie ; mais, dans cette hypo­
thèse, on devrait admettre des parties antérieurement au mouvement,
c’est-à-dire au mode infini. Par là il serait exclu que le mouvement
fût la cause des parties. — Une telle objection tombe si, dans le
tout, il n’y a pas le mouvement seul, mais à la fois le mouvement et
le repos, car leur proportion originelle dans le tout les y rendrait
concevables indépendamment de la considération des parties.
En d’autres termes, il n’y a pas de mouvement sans vitesse, ni
direction. Or, vitesse et direction supposent un rapport avec quelque
chose qui, relativement à ce qui se meut, est en repos. Un mouvement
absolu considéré sans le moindre rapport avec le repos est donc
inconcevable. En conséquence, ce qui est causé absolument par l’attri­
but co^mme mode infini de l’étendue, ce n’est pas le mouvement,
c’est le mouvement en rapport avec le repos, bref une proportion de
mouvement et de repos comprenant intérieurement toute la diversité
possible des rapports de vitesse et de direction. De ce fait, ce qui
doit se concevoir absolument dans l’univers et « reste le même sous
la diversité des changements », ce n’est pas la quantité absolue du
mouvement, c’est la même proportion de mouvement et de repos.
C’est pourquoi, comme tous les corps dans l’univers ne changent que
par la variation entre eux de leurs proportions de mouvement et de
repos, leurs changements doivent se compenser et s’ajuster pour que
se conserve en l’univers la même proportion de mouvement et de
repos (servata in toto universo eadem ratione m otus ad quietem). Ce
par quoi l’univers est un Grand Individu, et chaque corps, de par la
conservation entre ses parties de la même proportion de mouvement
et de repos, est lui-même un Individu, si bien que la N ature est
explicable d’après le modèle pendulaire.
On voit par là comment, de par l’impossibilité de concevoir le
mouvement seul comme cause de la diversité des corps, et de par la
nécessité subséquente de lui substituer, en l’espèce, la proportion de
mouvement et de repos, Spinoza a pu identifier à la racine le principe
de la conservation de la même quantité de mouvement et celui de la
conservation de la même proportion de mouvement et de repos.
Mais la physique ne ratifie pas cette identification. En effet :
1° On ne peut affirmer à la fois ces deux principes comme loi
suprême de la Nature, car les lois du mouvement fondées sur la10

100. Court Traité, I, chap. II, § XIX, addit. n° 6, Ap., I, p. 57, Geb., 1,
p. 25, 1. 23 sqq.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 181

conservation de la même quantité de mouvement ne vérifient pas la


conservation de la même proportion de mouvement et de repos entre
les corps qui se choquent 1#\
2° Le principe de la conservation de la même proportion de mou­
vement et de repos comme loi suprême de l'univers et comme fonde­
ment de l'identité de chaque corps n'est pas, en général, compatible
avec le système des tourbillons, fondé par Descartes sur la conser­
vation de la même quantité de mouvement. Pour qu'il le soit, il faut
que soient réunies des conditions très particulières que peuvent
seulement réaliser, approximativement, certaines circonstances 10021034^
Par là est posé le problème de la cohérence interne de la physique
spinoziste 10\

§ ^ X I . — L'utilisation du modèle pendulaire comporte, d'autre part,


des conséquences remarquables en ce qui concerne la théorie de
l'unité de l'Individu, la forme étant posée comme condition de la
constitution de tout corps composé, alors que, chez Descartes, elle
fondait seulement l'unité du Corps humain. De ce fait, le problème
de l'individualité est le même dans l'homme que dans l'animal.
Mais, en revanche, la forme perd tout ce par quoi elle était irré­
ductible à des processus mécaniques.
Pour Descartes, en effet, le fondement de l'identité du corps maté­
riel est double : cinétique et géométrique. Cinétique, en tant qu'il
réside dans le tourbillon qui le constitue co^mme différent de tous les
autres, emportant dans un mouvement commun toutes ses parties,
c'est-à-dire tous les petits tourbillons qui, à l'intérieur de lui, par leurs
mouvements propres, se différencient les uns des autres comme des
parties ; géométrique, en tant qu'il réside dans l'identité de sa masse,
c'est-à-dire dans la persistance d'un même volume sous la diversité
changeante de ses figures 1M^ C'est pourquoi la conservation du même
corps ne dépend pas de la constance d'une certaine proportion de
mouvement et de repos entre ses parties, mais de la conservation
totale de la matière mue par le tourbillon, quelles que soient les
déformations que ce corps subit et quel que puisse être le change­
ment à l'intérieur de ses parties 10 5

101. Cf. infra, Appendice n° 8.


102. Ibid.
103. Cf. Ibid.
104. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, I, pp. 105-108 ; Etudes
cartésiennes, Rev. Phil., 1955, pp. 337-338; Malebranche, III, p. 379.
105. On notera que, si le facteur cinétique conditionne le facteur géomé­
trique en ce que c'est du mouvement tourbillonnaire que naît la division de
l'étendue en parties, c'est-à-dire en masses, volumes ou substances corporelles,
— il est en même temps conditionné par ce dernier en tant que c'est la nature
de l’étendue géométrique comme solide plein et en repos qui contraint le
mouvement naturellement rectiligne (Principes, II, art. 39) à prendre la forme
182 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

En ce qui concerne le Corps h ^ a i n , il en va tout autrement, car


il s’agit là, non plus d’une substance matérielle, mais d’une substance
composée de matière et d’esprit. L'identité de ce Corps ne s’explique
plus alors par le pur mécanisme : subsistance du même tourbillon
enveloppant la subsistance de la même masse, mais par l’intervention
de l’esprit, c’est-à-dire par l’Ame, investissant un corps matériel de
sa forme de Corps humain en introduisant en lui une unité indivisible,
d’essence spirituelle. En conséquence, tant que l’Ame informe ce
Corps, il reste ce même Corps humain, quels que soient les change­
ments de sa masse, pourvu toutefois que ceux-ci n’entraînent pas
la rupture de son union avec l’Ame 10s.
Cette théorie se relie à la conception de l’indivisibilité de la pensée
et de la divisibilité de l’étendue. Si l’étendue se divise en parties
réellement distinguées, se ' constituant, de par leur discontinuité, en
substances corporelles, tout corps, n’étant tel alors que comme frag­
ment détaché des autres, ne peut tenir son identité numérique que de
sa masse, c'est-à-dire de son volume. Si, d’autre part, un corps révèle
une unité indivisible indépendante de sa masse, il est bien évident
que le principe de son identité numérique ne pourra être qu’un esprit
lui imposant une forme, puisque seul l’esprit est indivisible.
Spinoza ne pouvait que rejeter cette théorie, car il conçoit que
l'Etendue et la Pensée sont, en tant que substances (attributs), sem­
blablement indivisibles. En conséquence :
1° Etant aussi indivisible que la substance Pensée, la substance
Etendue exclut la discontinuité de ses modes, si bien que les parties
du corps ne peuvent se constituer en substances subalternes, réelle­
ment séparées. Le volume ou la masse n’est donc plus le principe de
l’identité d’un corps ; son individualité requiert un fondement spé­
cifique, autre que la simple détermination géométrique, c’est-à-dire
que la grandeur ou la quantité du fragment d’étendue qui le cons­
tituerait 101.

circulaire du tourbillon {Principes, II, art. 33), — ce qui introduit là comme


un succédané de cette pression des ambiants par laquelle les adversaires de
Descartes expliquent tout autrement que lui la cohérence et la solidité.
106. « Les corps humains ne sont eodem numéro qu’à cause qu’ils sont
informés de la même âme [...} Quelque matière que ce soit et quelque quantité
ou figure qu’elle puisse être, pourvu qu’elle soit unie avec la même âme rai­
sonnable, nous la prenons toujours pour le corps du même homme et pour le
corps tout entier, si elle n'a pas besoin d’être accompagnée d'une autre matière
pour demeurer jointe à cette >, A Mesland, 9 février 1645, A. T., IV,
p. 167, cf. Gueroult, Descartes, II, p. 177.
107. Dans son article sur la Physique de Spinoza, Chronicum Spinozanum,
IV, Albert Rivaud estime (p. 29) que le corps particulier requiert pour Spi­
noza un principium individuationis auquel ne suffit plus la simple étendue,
et il appuie cette opinion en se référant à l’essence singulière de chaque
corps. Mais le principe d'individualisation de tout corps singulier, étant une cer­
taine proportion de mouvement et de repos fondée dans la pression d '^ -
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 183

2° Tout corps est, comme le Corps humain, lié à une âme ; donc
l’unité d’un corps quelconque ne peut différer de celle du Corps
humain et le fondement de ces deux unités est le même.

3° L’âme n’étant pas unie substantiellement au corps, l’unité du


corps ne peut, ni dans l'homme, ni ailleurs, résulter de son infor­
mation par une âme.
4° Le corps et l’âme étant radicalement indépendants l’un de
l’autre, comme modes de deux attributs incommensurables, l’identité
de tout corps ne peut se fonder que dans l'étendue seule, et par
conséquent doit s’expliquer de façon purement mécanique.

5 ° Le Corps humain étant un corps, son identité (numéro) doit


elle aussi s’expliquer mécaniquement.

6° Mais l’explication mécaniste de l’identité numérique de tout


corps non humain, telle que la conçoit Descartes, comme identité de
la même masse, ne peut s'appliquer à l'identité du Corps humain, sous
peine de le méconnaître, puisque ce Corps reste celui du même
homme, malgré les changements de sa masse, qu’il soit petit chez
l’enfant, grand chez l’adulte.

7° Pour universaliser l’explication mécaniste et la rendre appli­


cable au Corps humain comme à tous les autres corps, il faut la
modifier en étendant à tous les corps ce que Descartes réservait au
seul Corps humain, à savoir la subsistance de la forme du m êm e indi­
vidu en dépit du changement de sa masse. En conséquence, la forme
(forma individui), considérée par Descartes comme le propre du
Corps de l’homme (en tant qu’il est informé par l’âme) 108, devient

biants, ne requiert rien d'autre que l’étendue et le mouvement. D'autre part,


même s’il était vrai que « le mode spinoziste est bien plus près de la substance
individuelle des philosophes classiques que du mode ou de la façon dont
parlent les cartésiens » (ibid.), on n'en saurait pour autant conclure que les
corps ne sont pas aux yeux de Descartes des « choses >, des réalités positives,
car, pour lui, le corps n’est pas seulement, comme la figure, « une façon »,
un mode, il ett aussi une partie qui, comme telle, constitue une chose réelle­
ment distincte des autres, bref, une substance. Il n'est mode que dans la
mesure où il résulte d’un mode, à savoir le mouvement, qui découpe l'étendue
substantielle en morceaux séparés dont les figures sont des modes (cf. supra,
t. 1, chap. I, § XXII, p. 61, et Appendices 9 et 10). De ce biais, on pourrait
dire, au contraire, que, pour Spinoza, le corps est moins « chose » que chez
Descartes. Mais, précisément, parce qu'il n’est plus un simple fragment d'éten­
due, il lui faut un principe d’individuation autre que sa masse, c'est-à-dire,
comme le veut Descartes, son volume.
108. Descartes à Mesland, 9 février 1645, A. T., IV, p. 167, cf. Gueroult,
Descartes, II, p. 178.
184 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

pour Spinoza le fondement de l’individualité de tous les corps,


humains ou non.
8° Cette explication devant, d’après les n°’ 4 et 5, rester rigou­
reusement mécaniste, la forme de l’individualité doit s’expliquer
mécaniquement ; ce qui ne fait pas de difficulté, puisque cette forme
n ’est qu’un mode de l’étendue et ne doit rien à l’âme. Elle résulte, en
effet, d’une union entre différents corps : « Forma, Individui consis-
tit in unione corporum ». Même la forme de l’individualité du Corps
humain ne vient pas de l'union d'un corps avec une âme, mais seu­
lement, comme partout ailleurs, d’une union de corps. Or, cette union
ou forme, dans son origine comme dans sa persistance, s’explique
par des processus mécaniques : pression des ambiants, remplacement
nombre pour nombre des parties, invariabilité de leur proportion de
mouvement et de repos, quelles que soient les variations de leur
grandeur ou masse totale.

Ainsi, Spinoza détruit le privilège du Corps humain en le


soumettant à la norme commune de tous les corps. En revanche, il
conçoit cette norm e d’après celle du Corps humain, puisqu’il les
assujettit tous à une forme. Enfin, il explique cette forme à son
tour mécaniquement, ce par quoi le Corps humain reste entièrement
justiciable du mécanisme. On comprend alors pourquoi les quatre
Lemmes qui énoncent les conditions de l’identité de tout corps soient
habilités à rendre compte des processus physiologiques fondamentaux
propres aux organismes vivants supérieurs : élimination et nutrition
(Lem m e 4) ; croissance et dégénérescence (Lemme 5) ; mouvement
des membres (Lemme 6) ; déplacement local (Lemme 7). Par là
est supprimée la cassure que Descartes établissait arbitrairement
entre l’animal et l’homme 109 ; au prix, toutefois, d’un autre paradoxe,
qui consiste à donner un statut identique à l’Individu inerte et à
l’Individu vivant, au minéral, au végétal, à l’animal, à l'homme.
Tout reste donc rigoureusement mécanique : il n’y a rien dans
les corps, humains ou autres, qui ne soit entièrement déterminé par la
chaîne infinie des causes finies (à savoir des corps) ; la pression
des ambiants explique la constitution des Individus ; les proportions
constantes de mouvement et de repos entre les parties résultent
nécessairement du jeu naturel d’impulsions contrariées, contraintes
de s’accorder entre elles par la pression extérieure comme les parties
du pendule composé le sont par la tige rigide qui les unit. Il n’y a
donc rien dans le Corps humain qui ne soit pas justiciable des idées
claires et distinctes, et le mécanisme, libéré des limites où Descartes

109. Cf. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Il, chap. XVII,
pp. 179-181.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 185

l'enfermait, met fin au scandale de l’union substantielle, hypothèse


plus occulte que toute qualité occulte > I10.

*
**

§ ^ X II. — Dans ces conditions, on conçoit mal comment on ait


pu apercevoir dans toute cette théorie l'intervention d’une finalité,
même latente. Arguera-t-on que la chaîne infinie des causes n ’est pas
simple transmission du mouvement dans des parties inertes, mais
manifestations nécessaires, se commandant les unes les autres, des
forces internes spontanées propres aux natures singulières ? Que la
pression des ambiants suppose la contre-pression de la force interne
fondée dans la nature du corps affecté ? Que cette nature dépasse le
mécanisme du fait qu’elle est dans chaque corps une forme dominante
imposant une coordination aux mouvements des parties ?
Mais les Axiomes et les Lemmes ci-dessus exposés n'introduisent
en rien la notion de formes hyperphysiques, ni de forces autres que
l’action définie par le mouvement. Le mot même de force est absent,
et, à supposer que la chose y soit, rien ne permet de conclure des
textes qu’elle serait autre chose qu’un produit de la masse par la
vitesse. Le m ot de « nature du corps » qui apparaît dans l’Axiom e 1
(post Lem m e 3), malgré son imprécision, ne désigne, en effet,
visiblement rien d'autre que la masse ou un de ses équivalents quel­
conque. Quant à la contre-pression qui répond à celle des ambiants,
elle s’explique suffisamment, dans les corps les plus simples, par
leur impénétrabilité, et, dans les corps composés, par les mouvements
contrariés de leurs parties intestines qui d'eux-mêmes tendraient à
s’affranchir de la contrainte des ambiants, tout comme les mouve­
ments des parties du pendule composé, laissés à eux-mêmes par la
rupture de la tige unissant ces parties, s’affranchiraient aussitôt de
la discipline que cette tige leur impose. C'est pourquoi on ne saurait
dire non plus que la nature de l'Individu, rendant possible l'union des
parties d'où il résulte, ne peut s'expliquer par leur coalition méca­
nique accidentelle, et que le tout n'est pas, comme chez Descartes,
justiciable des parties, mais de lui-même qui les unit et renferme la
loi de leur subsistance. Car sa loi interne, dans sa nécessité même, se
résout dans la nécessité des rapports naissant, entre les mouvements
de ses parties, de la contrainte exercée par les ambiants.

§ ^ X III. — Cependant, si la physique, comme science rationneUe


du changement des corps existants perçus par l’imagination, est rigou­
reusement mécaniste, ne sera-t-on pas contraint d’autre part de recon­
naître, au moins dans le fond des choses, une unité ontologique,

110. Eth., V, Préface, Ap., p. 590, Geb., II, p. 279, 1. 24.


186 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

restaurant, en l’espèce, comme l’a remarqué Kant, l’un des éléments


de la téléologie : l’unité de principe, qui réintroduirait, sous ce nom,
une finalité, à tout le moins immanente et interne 111 ?
Pour répondre pertinemment à cette question, il convient de
distinguer entre la conception de la physique qu’impose, dans le
Scolie de la Proposition 13, l’ordre des raisons, et la doctrine méta­
physique sous-jacente qui résulte du système considéré dans son
ensemble.
L’exposé abrégé de la physique, dans le Scolie de la Proposition 13,
vise simplement à m ettre en évidence ce qui permettra d’expliquer,
dans les Propositions suivantes, les affections du Corps humain 11*.
Ces affections sont les déterminations de ce Corps, lui-même mode
déterminé de l’étendue. Leur explication n’est donc possible qu’à
partir des conditions qui, faisant de ce Corps un certain mode déter­
miné de l’étendue, rendent compte par là même de ses diverses
déterminations. Or, ces conditions ne sont rien d’autre que le mouve­
ment et le repos, et l’on ne saurait les découvrir dans la seule défi­
nition du corps comme « un certain mode de l’étendue existant en
acte » (cf. Prop. 13). C’est pourquoi, dans le Scolie, cette définition
s’efface devant une autre, par le mouvement et le repos (cf. Lem m e 1,
post. Ax. 2) : « Tous les corps de la Nature, commente Spinoza dans
une Lettre, sont entourés d’autres corps qui agissent sur eux et sur
lesquels ils agissent tous de façon que, par cette réciprocité d’action,
un mode déterminé [souligné par nous] d’existence et d’action leur
soit imposé à tous, la proportion de mouvement et de repos restant
toujours la même entre eux tous, c’est-à-dire dans l’univers entier » 113.
En conséquence, ce Scolie, se fondant sur la Proposition 28 du
Livre 1 en tant q u ’elle pose dans sa nécessité la loi de la détermination
des causes les unes par les autres, conçoit les corps existants, c’est-à-
dire les Individus (car seuls les Individus existent en tant que choses
séparées), comme des rapports, à savoir comme des proportions cons­
tantes de mouvement et de repos entre leurs parties, et pareillement
pour leurs parties, en tant qu’elles sont elles-mêmes des Individus.
D ’où la définition de la nature du corps ou de la partie par ses lois :
« Leges sive natura unius partis » 114. De là résulte une physique pure­

111. Kant, Kritik der Vrteilskraft, §§ LXXIII et l x x x . — Cf. Delbos,


Le spinozisme, pp. 88-90 ; A. Rivaud, La physique de Spinoza, dans Chroni-
cum Spinozanum, IV, pp. 55 sqq.
112. On ne doit pas perdre de vue l'avertissement que répète Spinoza à
la fin du Scolie du Lemme 7 : il n'expose rien d’autre, dit-il, « que ce dont
il peut facilement déduire ce qu'il a résolu de démontrer », Ap., p. 162, Geb.,
II, p. 102, 1. 16-18. — C'est pourquoi toutes les propositions de physique
énoncées dans ce Scolie ne sont que des Lemines, cf. supra, § IV, pi- 146,
note 15.
113. Lettre XXXII, J Oldenburg, Ap., III, p. 239, Geb., IV, pp. 172-173.
114. /bid., p. 238, Geb., IV, p. 170, 1. 13.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 187

m ent relationnelle où, malgré que la Proposition 28 du Livre I fondée


sur la puissance productrice de Dieu soit invoquée pour établir la
détermination du mouvement des corps les uns par les autres, n’inter­
viennent en rien les conatus internes dérivant de c e te puissance.
C’est donc brouiller l’ordre des raisons et fausser les textes que de
vouloir les y introduire “ '• Ainsi qu’on l’a déjà dit 1516, depuis la ligne
de clivage marquée par la Proposition 9, seules sont considérée
les existences singulières, leurs conditions et leurs modalités. Il ne
peut donc être question, en l’espèce, que d’une physique abstraite,
qui n’est qu’une connaissance du second genre, fondée sur des notions
communes de la Raison : mouvement et repos, lois universelles, etc.,
et non de cette physique concrète qui, fondée sur la considération des
essences éterneües, est en réalité une métaphysique et résulte de la
connaissance du troisième genre. Enfin, les leviers, les disques tour­
nants, les pendules composés font voir expérimentalement qu’il n’est
nullement nécessaire de recourir si peu que ce soit à des « formes »
métaphysiques dominant le mécanisme 11718 pour fonder les règles
imposant entre les corps et entre les Individus qui les composent cette
proportion constante de mouvement et de repos par laquelle ils
peuvent eux-mêmes constituer chacun un Individu.
Il en va tout autrement si l’on considère l’ensemble du système.
Il apparaît alors que cette physique abstraite doit se subordonner à la
métaphysique des essences, sorte de physique concrète, donnant au
mécanisme hérité de Descartes un substratum métaphysique qui lui
était étranger 117bis.
D u fait que Spinoza explique par la pression des ambiants la
domination de la loi de l’Individu sur les parties qui le constituent,
il peut rendre compte des parties par le tout sans rompre avec le
mécanisme pur qui, au contraire, rend compte du tout par les parties.
Toutefois, l’explication par la pression des ambiants se heurte à une
limite métaphysique car elle devient impossible lorsqu’on parvient
à l’Individu suprême, à savoir à l’Univers entier dont l’ensemble

115. Comme le fait André Darbon, dans Etudes spinozistes.


116. Cf. supra, chap. V, § I, p. 103.
117. Contrairement à la doctrine de Leibniz, où la notion métaphysique
de force, de nature spirituelle, intervient dans la physique comme l’un de ses
éléments fondamentaux.
117 bis. Les expressions physique abstraite et physique concrète sont prises
ici dans un autre sens que supra, pp. 156 sqq.
118. Non, bien entendu, à une limite physique, car cette explication est sans
limite dans le domaine qui est le sien, à savoir l’ensemble infini des modes
finis qui constituent le mode infini. Mais la position de cet ensemble infini n'a
d’autre explication que métaphysique, c'est à savoir la causalité absolue de
l'attribut, et, à ce niveau, il ne saurait plus être question de pression des am­
biants. Celle-ci ne peut jouer que lorsqu'il y a des parties, et elle joue alors à
l'infini en tant que ces parties sont un ensemble infini. Toutefois, il n'y a de
188 DE LA NATIJRE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

infini exclut la possibilité d’ « ambiants > qui agiraient du dehors


sur lui. Force est donc de considérer que le tout qui impose sa loi
aux parties et qui, de proche en proche, produit la pyramide des
Individus subordonnés les uns aux autres est une réalité métaphysi­
que qui se suffit à elle-même et existe par soi, c’est à savoir la
substance infinie dont l'unité infrangible impose de haut l'unité à
toutes les parties : « Tout corps, en tant qu’il existe co^ane modifié,
doit être considéré comme une partie de l'Univers, comme s’accor­
dant avec le tout de celui-ci et comme lié aux autres parties. Et
comme la nature de l'Univers n’est pas limitée, [...] mais absolument
infinie, ses parties sont, dans leur comportement, réglées (moderan-
tur) d’une infinité de manières par la puissance infinie de cette
nature et sont contraintes (cogantur) de subir (pati) une infinité de
variations » 119. Or, cette puissance infinie de la N ature, qui produit
l’unité des parties par une contrainte universelle (l'unité des modes
finis existants dans le mode infini médiat) résulte elle-même de
la puissance de la substance dont « l'unité établit une liaison encore
plus étroite de chacune des parties avec son tout », car « il découle
de la nature infinie de la substance que chacune des parties appar­
tient [comme mode] à la nature de la substance corporelle et ne
peut sans elle exister, ni être conçue » “ °, Cette puissance de la
substance, enfin, c’est l'essence même de Dieu (cf. 1, Prop. 34)
considérée dans sa nécessité interne. Alors devient inéluctable le pas­
sage à l’ontologie, à la métaphysique des essences, comme physique
concrète, chaque Individu étant une essence éternelle dont la puissance
interne d’affirmation est une partie de la puissance infinie de Dieu.
On aperçoit aussitôt que l’ensemble des phénomènes de la Nature,
depuis la cohésion des corps jusqu’à leurs combinaisons et leurs varia­
tions les plus complexes, est justiciable du jeu de ces puissances
internes. Ici est atteinte la limite infrangible du mécanisme propre à
la physique scientifique abstraite. Celle-ci en restait à la face externe
des choses. La physique concrète, métaphysique, nous fait passer dans
leur intérieur, dans les conatus singuliers qui tendent chacun vers
l’existence, dont la puissance interne exprime directement celle de
la substance, et les accords ou désaccords son unité ontologique
absolue. Par là se trouvent restaurées cette finalité interne immanente
dont parle Kant, une certaine réalité métaphysique de la forme,
irréductible à une coalition extérieure des parties, puisqu'elle la
commande et en est la raison dernière. Les processus mécaniques n'en
deviennent pas pour autant caducs, mais apparaissent comme subal­
ternes et dérivés. La pression des ambiants, le modèle pendulaire

parties que supposé produit leur ensemble, et c’est là la limite métaphysique


de l’explication par les ambiants.
119. Lettre XXXII, à Oldenburg, Ap., III, p. 239, Geb., IV, p. 173, 1. 2-8.
120. Ibid., Ap. III, pp. 239-240, Geb., IV, p. 173, 1. 9-14.
LA PHYSIQUE DES CORPS ET DU CORPS HUMAIN 189

restent valables tant qu'il s’agit de rendre compte, pour ainsi dire,
du dehors des choses. Mais la pression des ^ b i a n t s s’explique à son
tour métaphysiquement, par le conflit des conatus, et le modèle
authentique de l’unité des Individus, c’est alors la substance. Leur
unité reproduit en quelque sorte dans le divisible son unité indivi­
sible. D e la même façon que la substance, l’Individu est détruit sitôt
qu’on le conçoit comme am puté (sans compensation) de la plus
infime de ses parties. Il reste, toutefois, on l’a vu, que « l'unité de
la substance [...] établit une liaison encore plus étroite de chacune des
parties avec son tout », du fait que « il découle de la nature infinie
de la substance que chacune des parties appartient à la substance
corporelle et ne peut sans elle ni exister ni être conçue 12\ Au
contraire, si l'Individu s’abolit par la privation (sans compensation)
d’une seule de ses parties, ses parties peuvent se séparer de lui et
continuer d’exister et d'être conçues, hors de lui, sans lui.
Dans cette perspective, le véritable mécaniste apparaît comme
étant Descartes, qui se refuse à faire reposer la réalité des corps direc­
tement sur la réalité ontologique de la substance divine, ni sur la
réalité ontologique de leurs essences éternelles ; qui fonde leur iden­
tité sur des facteurs purem ent cinétiques et géométriques, alors que
Spinoza la fonde finalement dans un principe dynamique qui annonce
une physique des forces internes spontanées du genre de celle
qu’instaurera Leibniz, — l’étendue n’étant pas pour lui une masse
inerte recevant comme du dehors le mouvement qui la divise, mais
un attribut ayant en lui la puissance de produire ses modes comme
il a celle de se produire lui-même.12

121. Ibid., A p, pp. 239-240, Geb., ibid., 1. 8-14.


CHAPITRE VII

O R IG IN E
DE LA C O N N A IS S A N C E IM A G IN A T IV E ( su ite )

I I Déduction de l’origine de la connaissance imaginative tant des


corps extérieurs que du Corps humain.
(Propositions 14 à 19)

§ I. — L’Ame humaine étant définie co^mme idée du Corps humain


existant en acte, et la constitution du Corps humain étant connue,
il est possible, de par la réplication Corps-idée du Corps, imposée par
cette définition, de déduire, en premier lieu, à partir du Corps, les
idées qui constituent la nature de l'Ame. Ces idées sont 1 ° cedes
qui constituent son contenu, à savoir les idées des affections du
Corps, objets de la Proposition 14 ; 2° celles qui constituent son
être formel, à savoir les idées des parties du Corps, objets de la
Proposition 15.
En second lieu, les Propositions 16 à 19 démontrent comment, par
les idées des affections du Corps, l'Ame connaît les corps extérieurs
et le Corps.
*
**

§ II. — Selon la Proposition 14, « L’Am e humaine est apte à


percevoir un très grand nombre de choses, et d'autant plus que son
Corps peut être disposé d’un plus grand nombre de manières ». —
En effet, le Corps humain étant affecté d’un très grand nombre de
manières par les corps extérieurs (Postulat 3) et disposé de façon à
les affecter à son tour d’un très grand nombre de manières (Postu­
lat 6), l'Ame humaine, percevant nécessairement tout ce qui arrive
dans son objet (Proposition 12), devra percevoir toutes les affec­
tions de ce Corps et toutes les façons dont il est disposé à affecter les
corps extérieurs. Elle est donc apte à percevoir un très grand nombre
de choses, et d’autant plus que son Corps est disposé d’un plus grand
nombre de manières.
§ II bis. — D'autre part, si le Corps humain peut être affecté d'un
très grand nombre de manières, c'est qu’il est composé d’un très
grand nom bre d’individus lesquels sont affectés d'un grand nombre
de manières parce qu'ils sont eux-mêmes composés d'un grand
nombre d’individus, à leur tour composés de beaucoup d’individus, etc.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 191

Bref, c’est parce que les Individus composant le Corps humain sont
affectés d’un très grand nombre de manières que le Corps humain est
« conséquemment » affecté lui-même d’un très grand nombre de
manières par les corps extérieurs (cf. Postulat 3). Mais l’Ame
h ^ a i n e est l’idée du Corps humain, donc elle est elle-même cons­
tituée par les idées de toutes les parties ou Individus dont le Corps est
composé. D ’où la Proposition 15 : « L ’idée qui constitue l'être
formel de l'Am e humaine n'est pas simple, mais composée d'un
très grand nombre d'idées ».
Le plan sur lequel se situe la démonstration de cette Proposition
n’est plus celui sur lequel se situe la démonstration de la Proposi­
tion 14. En effet, s’agissant là, non plus des idées que l'Am e a des
affections qui se produisent dans son Corps, ou des perceptions
quelle a de ce qui arrive dans son objet, mais des idées qui sont des
parties de l'idée qu'elle est en Dieu, ou des idées en Dieu des parties
qui composent l’objet de son idée, il est requis de se placer, non
plus au point de vue de l’Ame h ^ a i n e , mais au point de vue de
Dieu. Il est donc impossible de s’appuyer, comme dans la Proposi­
tion 14, sur la Proposition 12. En conséquence, on dira : 1° L’Ame
est l’idée du Corps (Prop. 13), lequel (Postulat 1) est composé
d’un très grand nombre d'individus très composés ; 2° de par la
seconde partie du Corollaire de la Prop. 8, une idée de chacun des
Individus composant le Corps est nécessairement donnée en Dieu ;
3° l’ordre et la connexion des idées étant le même que l’ordre et la
connexion des choses (Prop. 7, paralélism e extra-cogitatif), l’idée du
Corps est composée de ces très nombreuses idées des parties compo­
santes.
L’^ m e dont il s’agit, c’est l’idée du Corps existant, c’est-à-dire
l’Ame existant en acte, composée d’une multitude d’idées existantes,
corrélats des Individus existants dont est formé le Corps existant en
acte. On observera que les deux dernières prémisses de la démons­
tration ne font que mettre en jeu de façon circonstanciée la réplication
en Dieu du Corps à l’idée du Corps. Enfin, il n’est pas question
ici de déterminer si l’Ame a ou n’a pas en elle les idées composant
l'idée qu'elle est en Dieu. Pour répondre à cette question, il faudrait,
en effet, se placer, non plus au point de vue de ce que cette idée est
en Dieu, mais au point de vue de ce qu’elle est dans l’Ame et pour
eUe, c’est-à-dire se demander — comme il sera fait dans la Propo­
sition 24 — si Dieu perçoit les parties du Corps humain en tant
qu’il s’explique ou non par la nature de l’Ame (cf. Coroll. de la
Prop. 11). Mais, présentement, il s’agit seulement de déduire de quoi
est en soi (ou en Dieu) composée l'idée que l'A m e est, c’est-à-dire
son être formel.
Le concept de l’être formel de l’Ame, comme composé d’un très
grand nombre d’idées, n’intervient dans aucune démonstration du
192 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Livre Il, et la Proposition 15 n’est invoquée nulle part dans la suite


de ce Livre, pas même dans la Proposition 24, qui démontre que
l’Ame n’a pas une connaissance adéquate des parties du Corps. Elle
est invoquée seulement dans la Proposition 3 du Livre III, pour
permettre d’établir que l’Ame est composée de beaucoup d’idées dont
les unes sont adéquates et les autres inadéquates. Elle reçoit par là
une extension inattendue, car les idées adéquates et les idées inadé­
quates dont la Proposition 3 du Livre III affirme que l’Ame est
composée comprennent bien d’autres idées que les idées des parties
du Corps, les seules que la Proposition 15 déduise comme parties
composantes de l’Ame. Ce qui est dit composé, dans la Proposition 3
du Livre III, n’est donc pas simplement l'être formel de l’Ame, mais sa
réalité totale, qui comprend, outre son être formel, toutes les idées
qui constituent son contenu. Ainsi, ce que cette Proposition retient de
la Proposition 15, c’est seulement cette conclusion générale que la
nature de l’Ame est composée.

§ III. — Par la Proposition 15, l’être formel de l’Ame humaine,


corrélat d’un Corps constitué d’un agrégat de corps eux-mêmes cons­
titués d’agrégats, etc., est déduit comme un agrégat d'idées incluant
une infinité d'agrégats d’idées subalternes, etc. N ’aboutit-on pas
alors à une conception voisine de celle des empiristes qui font de
l’Ame une collection d’idées ? Nullement, car, chez ceux-ci, l’agréga­
tion des idées est une coalition successive de perceptions extérieures,
alors que, chez Spinoza, elle est la position en une fois de toutes
les idées des parties composantes du Corps considéré comme une
unité, et l’Ame, corrélat de cette unité, est elle-même une unité dis­
tincte des idées agrégées en elle. Mais n’est-elle pas simple unité d’un
agrégat, à l’image de l’agrégat corporel justiciable de la pression des
ambiants ? Sans doute ; cependant, on a vu que cette pression, en
imposant entre les parties du Corps une certaine proportion de mou­
vement et de repos, rend possible une loi dominatrice de coordination
interne de ces parties, qui fonde son identité, c’est-à-dire son indi­
vidualité 1 Corrélat d’une telle loi, l'Ame est pareillement une loi
organisatrice des idées des parties de son Corps, c’est-à-dire des idées
qui sont ses propres parties. La loi qui fonde l'unité de la conscience

1. Ici n’interviennent, ni le conatus, ni l'essence singulière, qui sont pour­


tant en chaque Individu le fondement ontologique de cette loi ; en effet,
l’ordre des raisons exclut, en ce point de la déduction, — ainsi que nous
l’avons vu (cf. supra, ch. VI, § XXII, pp. 185 sqq.), — leur considération, au
profit d’une théorie fondée sur les notions communes et procédant de la
connaissance du second genre. Cette théorie, quoique rationnelle, puisque
la connaissance du second genre est celle de la Raison, reste abstraite dans
la mesure où il est fait abstraction du jeu des conatus singuliers dont les
essences éternelles sont le substratum immanent.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 193

est donc la réplique de la loi qui fonde l’unité du Corps. Enfin,


l’agrégat d’idées dont l’être formel de l’Ame est constitué diffère
encore de l’agrégat conçu par l’empiriste en ce qu’il n’est pas une
juxtaposition d'éléments, mais une composition indéfiniment hiérar­
chisée, qui subordonne les uns aux autres des composés de plus en
plus complexes. On pourrait peut-être trouver là une lointaine ana­
logie avec ces doctrines psycho-physiologiques du XIXe siècle qui
conçoivent la conscience comme une hiérarchie de consciences
secondes dominées par une conscience supérieure, expression psychi­
que d’un système nerveux central dominant une série de circuits
subalternes 2
On voit, en tout cas, combien on est loin ici du Cogito cartésien,
être simple, indivisible, etc. : « L’être formel de l’Ame humaine n’est
pas simple », déclaration capitale 3 L’indivisibilité n’appartient pas
plus à l’^ m e qu’au Corps, car elle est le propre des substances,
lesquelles sont infinies. Aussi l’union du Corps et de l’Ame, l’un et
l’autre divisibles, ne peut-elle plus être, comme chez Descartes, union
du divisible et de l’indivisible. Cependant, bien que n’étant qu’une
corrélation de modes qui ne se mélangent jamais, cette union appa­
raît, en un sens, aussi intime et totale que la fusion opérée par l’union
substantielle, puisque les parties les plus infimes du Corps sont unies
aux moindres parties de l’Ame, c’est-à-dire aux idées de ces parties,
la partie du Corps et son idée étant une seule et même chose sous
deux attributs différents. Ainsi, il n’y a rien du Corps qui ne soit
excepté de son union avc l’Ame. Par là se trouve fermement établie,
jusque dans le détail, cette union totale des deux dont le Corollaire
de la Proposition 13 posait seulement le principe.

*
**

§ IV. — La Proposition 16 avec ses Corollaires fait suite, en réalité,


à la Proposition 14, puisqu’elle porte sur le contenu empirique de
l’Ame, à savoir sur les idées des affections de son Corps. Elle déduit,
des idées de ces affections, la perception de la nature du Corps et
de la nature des corps extérieurs : « L’idée de la manière quelconque
dont le Corps humain est affecté • par les corps extérieurs doit

2. Théorie de Pierre Janet, laquelle prolonge une tradition qui, par-delà


le positivisme et l'associationisme, remonte à Maine de Biran et s’exprime
notamment chez Baillarger, Essai de classification des maladies mentales
(1854), et chez Jouffroy, Des facultés de l'âme humaine (1828), dans Ency­
clopédie moderne, t. XII. — Cf. Baillarger, Recherches sur les maladies men­
tales, t. 1, Paris, 1890, Traité de l’automatisme, 1845, où sont cités (pp. 495­
496) d’importants passages de l'œuvre de Jouffroy.
3. Prop. 15, Ap., p. 165, Geb., Il, p. 103, 1. 18-19.
4. Ne pas traduire avec Appuhn : c L'idée de l’affection qu’éprouve le
Corps humain », mais l’idée de la manière dont il est affecté, le terme
194 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L ’ÂME

envelopper la nature du Corps humain et en même temps la nature


du corps extérieur ».
Puisque toutes les manières dont un corps est affecté suivent tant
de la nature du corps affecté que de celle du corps qui l’affecte
(Scolie de la Prop. 13, A xiom e 1, à la suite du Corollaire du
Lemme 3), « l'idée de ces manières enveloppera nécessairement (en
vertu de l ’A xiom e 4 du Livre 1) la nature du Corps hum ain et celle
du corps extérieur ».
Dans cette démonstration, Spinoza se fonde sur YAxiom e 4 du
Livre 1 pour conclure que l'idée de la manière dont le Corps est
affecté enveloppe la nature de ce Corps et la nature du corps exté­
rieur. Mais cet Axiom e, énonçant que « la connaissance {ou idée}
de l'effet enveloppe la connaissance {ou idée} de la cause et en
dépend », pose un rapport entre deux idées. N e devrait-on pas en
conclure que l'idée de la manière dont le Corps est affecté enveloppe
l’idée de la nature du Corps et l’idée de la nature du corps extérieur ?
N ’est-il pas évident, d'ailleurs, qu’une idée, mode de la Pensée, ne
saurait envelopper qu’une idée, et non la nature d'un mode de
l'Etendue ?
Dira-t-on donc qu’il s’agit là simplement d’une formule abrégée ?
Certainement pas, puisque le Corollaire 1 de cette Proposition déduit
comme une conséquence distincte de celle-ci (H inc sequitur...) cette
autre proposition que « l’Ame humaine perçoit, en même tem ps que
la nature de son propre Corps, celle d ’un très grand nombre d’autres
corps », c’est-à-dire que par l’idée de l’affection, elle a la perception
de la nature du Corps et celle de la nature de certains corps extérieurs.
La solution de cette difficulté est la suivante. En soi, c'est-à-dire
en Dieu, la connaissance procède de la cause à l'effet, l'idée de la
cause engendre l'idée de l’effet. En conséquence, l’idée de l’effet
enveloppe l’idée de la cause parce qu’elle en dépend : c’est l’ordre
génétique de la connaissance adéquate où l'idée de la cause, donnée
en premier, c’est-à-dire immédiate, commande l'idée de l'effet, qui
n’est que seconde et médiate. D 'où l’A xiom e 4 du Livre 1 : « La
connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et
l'enveloppe », formule qui fonde le parallélisme divin entre l’ordre
et la connexion des idées et l'ordre et la connexion des causes ou des
choses. Au contraire, dans le plan imaginatif, l’Ame percevant le
Corps hum ain et les corps extérieurs par (per) les idées des affections
de son Corps, l'idée de l'effet, c'est-à-dire l'idée de l’affection, est
donnée en premier : c’est elle l'idée immédiate, et la perception de
ses causes, à savoir la perception du corps extérieur et celle du Corps

« manière » enveloppant non seulement l’existence de l'affection, mais aussi


sa nature particulière, nature qui résulte conjointement de la nature du Corps
humain et de la nature du corps extérieur.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 195

humain, ne sont données qu’en second, par l’intermédiaire (per)


de l'idée de cet effet, c’est-à-dire de l’idée de l’affection. Dans ce
cas, ce n'est pas parce que l’idée de l’effet dépend des idées des causes
qu’elle enveloppe ces idées, puisque, au contraire, la connaissance
des causes dépend de l’idée de l'effet. Et cette connaissance des
causes, comme on le verra ultérieurem ent (cf. Prop. 24 et 25), est
a b s o lv e n t étrangère aux idées (adéquates) de ces causes telles qu’elles
sont en Dieu. Ceci étant, si l'idée de l'effet enveloppe la connaissance
de ses causes, ce ne peut être que pour cette unique raison que
l’effet même dont elle est l’idée enveloppe en soi la nature de ses
causes (en vertu de l'Axiom e 1 post Coroll. Lem. 3 du Scolie de la
Prop. 13). C’est cette condition que Spinoza met en évidence, lorsque,
pour démontrer la Proposition 16, il déclare que, en vertu de
l’Axiom e 4 du Livre I, l'idée de l’affection enveloppe nécessairement
la nature du Corps humain et celle du corps extérieur, omettant
précisément le m ot dépendre (dependere) pour ne conserver que
celui d'envelopper (involvere) : « leur idée, dit-il (Ax. 4, p. 1),
enveloppera nécessairement la nature de l’un et de l’autre >.
O n en conclut immédiatement, sans autre démonstration, le Corol­
laire 1, car, si l'idée de l’affection enveloppe la nature du corps exté­
rieur et la nature du Corps humain, nécessairement elle enveloppera,
par là même, la connaissance de ces deux natures.
De là résultent, pour la perception des corps extérieurs, six consé­
quences :
1. Puisque l’Ame n’affirme la cause que pour autant que l’effet
enveloppe la nature de la cause, l'Axiome 4 ne perm et ici de poser
la cause que dans sa nature, et non dans son existence en acte. Bref,
selon les termes mêmes du Corollaire 1, l’Ame perçoit, par l’idée de la
manière dont le Corps est affecté, seulement la nature du corps
extérieur, et non son existence. Il n’y a donc, dans l'Ethique, rien qui
tienne au raisonnement de Descartes par lequel, à partir du senti­
ment, on conclut directement à l'existence en acte du corps extérieur
comme cause de ce sentiment.
2. Il faudra une démonstration distincte pour déduire la perception
du corps extérieur existant en acte à partir de la perception de la
nature de ce corps : ce sera la Proposition 17.
3. La perception de la nature du corps extérieur impliquant néces­
sairement, on verra plus tard pourquoi, la perception de ce corps
comme existant en acte, et la perception de la nature de ce corps étant
enveloppée nécessairement dans l’idée de l’affection du Corps humain,
il suffit que l’idée de l’affection qui enveloppe la nature du corps
extérieur soit donnée dans l’Ame pour que celle-ci perçoive ce corps
comme existant en acte, m êm e s'il n'existe pas. Ce qui permet la
196 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

déduction du processus de l’hallucination : ce sera le Corollaire de la


Proposition 17.

§ IV :bis. — 4. La quatrième conséquence constitue l’objet du


Corollaire 2 de la Proposition 16 (d’où résulteront deux autres
conséquences) : « Les idées que nous avons des corps extérieurs
indiquent plutôt la disposition (constitutionem s) de notre propre
Corps que la nature des corps extérieurs ». En effet, puisque, selon
l’Ax. 1, post Coroll. Lem. 3, in Scol. Prop. 13, les manières dont un
Corps est affecté par un autre suivent de sa nature et de celle de
l’autre, l’Ame, ne percevant la nature du corps extérieur que par une
affection de son Corps, ne pourra percevoir la nature de celui-là
qu’à travers la disposition de celui-ci 6 Elle percevra donc plutôt la
disposition de son Corps que la nature du corps extérieur.
Certains interprètes ont cru ce dernier Corollaire dépourvu de
fondement 7, faisant observer que, d’après l’Axiom e 1 (post Coroll.
Lem. 3), les affections d’un corps suivent de sa propre nature en
même tem ps (et non pas plus) que de celle des corps extérieurs, et
que, d’après la Proposition 16, l’idée de l’affection du Corps humain
enveloppe la nature de ce Corps et celle des corps extérieurs.
Il n’en est rien pourtant. L'Axiom e se situe sur le plan de la
physique, qui considère la façon dont se produisent en soi les
choses, le Corollaire 2 se situe sur le plan de la psychologie, qui
considère la façon dont l’Ame les perçoit. Or, comme l’Ame ne
perçoit directement que les affections de son Corps, comme elle
perçoit les corps extérieurs seulement dans la mesure où leur connais­
sance est enveloppée dans les idées de ces affections, en tant que
l’idée de la cause est enveloppée dans celle de l’effet, il va de soi
que les perceptions des corps extérieurs indiquent la disposition du
Corps plutôt que la nature des corps extérieurs. L’Ame ne perçoit
immédiatement que son Corps modifié, c’est-à-dire l'affection pro-

5. Constitutio est mieux traduit par disposition (qui répond au « disponi-


tur » du Postulat 6, et à « dispositio cerebrf » de l’Appendice du Livre I,
Geb., Il, p. 82, 1. 31-32) que par nature de mon Corps, car la dispositio
exprime la modification produite dans certaines parties de mon Corps lorsque
celui-ci est affecté par un corps extérieur. Que le mot constitutio n’exprime
pas la complexion ou la nature du Corps, mais une de ses dispositions passa­
gères, c'est ce qu'attestent le Scolie du Corollaire de la Prop. 17 (Geb., Il,
p. 106, 1. 2-5) et le Scolie de la Prop. 1 du Livre IV (Geb., II, p . 211, 1. 15­
16), où, dans le premier, il est parlé d’une idée de chose extérieure qui ne
subsiste qu'autant que dure la constitutio du Corps auquel l’Ame est unie
(durante illa constitutione Corporis Pauli), et où, dans le second, le Corol­
laire 2 de la Prop. 16 est énoncé sous cette forme : « I^ginatio idea est quæ
magis Corporis h^urnani prœsentem constitutionem, quam corporis extemi
naturam indicat ». — Cf. infra, § XII, p . 209, note 42.
6. Cf. Eth., IV, Scol. de la Prop. 1, sub init.
7. En particulier Lewis Robinson, Kommentar, p. 314.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 197

voquée en lui par le corps extérieur, et non ce corps extérieur lui-


même, dont la nature est, pour l’Ame, enveloppée dans la nature de
cette affection en tant que cause de celle-ci. Bref, l’Ame « sent que
son Corps est affecté de beaucoup de manières » (II, A x io m e 4),
et c’est seulement dans le sentiment de ces effets qu’eUe perçoit
la nature des corps extérieurs qu’en eux-mêmes elle ne sent pas *•
Le C o ro lla ire 2 est donc bien fondé.
De là résultent une cinquième et une sixième conséquences.

5. Puisque « les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent
la disposition de notre Corps plutôt que la nature des corps exté­
rieurs », la relativité de notre connaissance sensible des choses exté­
rieures est patente (tout autant d’ailleurs que la relativité de la
connaissance sensible de m on Corps). L’Ame croit percevoir le
soleil à deux cents pieds, alors que cette perception n'exprime la
nature du soleil qu’en tant qu’elle affecte son Corps, tout en n’expri­
mant la nature de son Corps qu’en tant qu’il est affecté par le
soleils. Et comme l’affection par laquelle elle perçoit le soleil indi­
que mieux la disposition de son Corps que la nature du soleil, elle
connaît celui-ci encore plus mal que celui-là. C’est ce qu’illustraient
déjà les exemples invoqués par l 'A p p e n d ice du Livre I ™
Cette relativité, comme on le voit, tient avant tout à la nature de
l’affection corporelle, bref, à « la disposition du cerveau », qui
commande les « manières d’être de l’imagination » ” On retrouve ici
l'opposition déjà signalée entre « envelopper » (involvere), ou impli­
quer, et « exprimer » ( exprim ere), ou « expliquer » (explicare) :
pour l'Ame, l’affection de son Corps enveloppe, mais n e x p liq u e pas 8910

8. Par la « nature » du corps extérieur, il faut entendre ici ce qui le


constitue dans sa spécificité. Par exemple, la nature du feu, c’est, selon
la physique de l'époque, le mouvement très rapide de petites particules d’éten­
due très acérées. La brûlure est dans mon Corps la trace laissée en lui par le
feu, trace qui conditionne l'affection. Elle ne nous révèle pas la nature du
feu, c’est-à-dire le mouvement rapide de particules pointues, mais elle l’en­
veloppe confusément en tant que la nature de la lésion des tissus brûlés
enveloppe comme sa cause la nature des pointes qui les ont déchirés. Elle
enveloppe donc plutôt la disposition de notre Corps.
9. Eth., IV, Prop. 1, Scolie, Ap., p. 431.
10. Cf. supra, t. I, chap. XIV, § XIII, pp. 397 sqq. — Voir infra, la Pro­
position 17. — Spinoza peut donc faire sienne la conclusion de Descartes :
je me connais plus aisément que je ne connais les choses en d ehors—--i ià.
condition d'entendre par choses de dehors, non les choses hors de ma pensée,
mais les choses hors de mon Corps. Il est évident, en effet, que, sur le plan
imaginatif, l’Ame, étant par essence idée de son Corps propre, ne peut se
connaître mieux et plus facilement que lui ; d’autant moins qu’elle ne peut
se connaître elle-même qu’à partir des idées des affections de son Corps,
cf. Prop. 14, 20, 28 et Scolie, 29 et Coroll.
11. « Dispositio cerebri », « imaginationis affectiones », Cf. Ethique, III,
Appendice, Geb., II, p. 82, 1. 31-32.
198 DE LA NA'TURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

(ou n’exprime pas), sinon très partiellement, la nature du corps


extérieur (ni d'ailleurs non plus celle du Corps humain). Alors
qu’à la figure en relief d’un cachet correspond trait pour trait la
figure en creux de son empreinte, si bien que celle-ci exprime ou
explique ceüe-là, les affections que les corps extérieurs causent dans
notre Corps ne reproduisent en rien les figures de ces corps : « les
affections du Corps humain, dont les idées nous représentent les
corps extérieurs, [.. .] ne reproduisent pas les figures des choses 1213 ».
L’affection du Corps n’exprimant pas la nature de la chose extérieure,
l'idée de cette affection ne fait qu’ « indiquer » la nature de cette
chose 13, sans en être la représentation conforme. L'erreur de la phy­
sique qualitative des scolastiques est de s'imaginer que l'affection
« explique » la nature de la chose, c’est-à-dire nous la livre authenti­
quement, alors qu’elle ne fait que l’envelopper sans nous la livrer.
6. La constitution même de la perception imaginative enveloppe
en elle, pour l'Ame, la possibilité de l’erreur, et cela à deux points de
vue : a) en tant qu'elle l'expose à prendre pour existante une chose
qui ne l'est pas (cf. conséquence n° 3) ; b) en tant qu'elle la conduit
à se méprendre sur la nature de son Corps et sur celle des corps
extérieurs, car l’affection de son Corps, enveloppant à la fois la nature
de ce Corps et celle du corps extérieur, « à la vérité, précise le
Scolie de la Proposition 1 du Livre IV, non distinctement, mais
confusément, [...] il arrive que l’Ame est dite errer ». Incapable, en
effet, de discerner dans l’affection qu’elle perçoit ce qui tient à la
nature de son Corps et ce qui tient à la nature des corps extérieurs,
elle se trompe en prenant, de ce chef, l'une pour l’autre.
*
**
Déduction de la connaissance imaginative des corps extérieurs
§ V. — La perception immédiate d'une affection de mon Corps,
enveloppant la nature de celui-ci et la nature du corps extérieur
qui l’affecte, constitue la première assise de l'imagination. Mais
celle-ci consiste à affirmer, non pas simplement la nature de ces
corps, mais leur existence en acte, se donnant par là pour leur
perception sensible.
La déduction de l’imagination comprend les Propositions 17, 18
e t 19. La première porte sur les conditions de la perception sensible
de l'existence actuelle du corps extérieur, la seconde, sur les conditions
du souvenir de cette perception, et la troisième sur les conditions de
la perception sensible de l'existence actuelle de mon Corps (existence
démontrée depuis la Proposition 13).

12. Scol. d e la Prop. 1 7 , A p ., 171, G eb ., I I , p . 1 0 6 , 1. 9.


13. « C o rp o ru m e x te rio ru m n a tu ra m indicant >, Prop. 16, Corail. 2 , A p .,
p. 1 6 2 , G e b ., II, p .1 0 4 .
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 199

Bien que la déduction de l'imagination puisse être considérée


comme commençant dès la Proposition 12, qui pose l'idée de l'affec­
tion du Corps, c’est seulement dans la Proposition 17 qu’elle a lieu
proprement, si l'on se réfère à la définition qu’en donne le Scolie,
définition où apparaissent pour la première fois les mots « imagines »
et « imaginari » : « Nous appellerons images des choses les affec­
tions du Corps humain dont les idées nous représentent les choses
extérieures co^mme nous étant présentes, même si ces images ne
reproduisent pas les figures des choses. Et quand l’^ m e contemple les
corps en cette condition, nous dirons qu’elle imagine » “ Corrélati­
vement apparaît, pour désigner les idées des affections du Corps,
l’expression « M entis imaginationes ».
M ettant a u jour les conditions qui déterminent l'Ame à imaginer
l’existence actuelle des corps extérieurs, la Proposition 17 déduit la
perception sensible. Tirant les conséquences de la Proposition, le
Corollaire déduit l'hallucination et identifie à leur racine les deux
phénomènes.
Selon la Proposition 17, « Si le Corps humain est affecté d’une
•manière qui enveloppe la nature d'un corps extérieur, l'Ame humaine
contemplera ce corps extérieur comme existant en acte, ou comme
lui étant présent, jusqu'à ce que le Corps soit affecté d'une affection
(affectu u ) qui exclue l'existence ou la présence de ce même corps
extérieur » 14516. — En effet, tant que le Corps est ainsi affecté, l’Ame
(Prop. 12) contemplera 1718 cette affection (affectionem) du Corps,
c’est-à-dire (Prop. 16) aura l'idée d'une manière d'être actuellement
donnée qui enveloppe la nature du corps extérieur ; idée qui n'exclut
pas, mais pose l’existence ou la présence de la nature du corps
extérieur; donc (Coroll. 1 de la Prop. 16) l’Ame contemplera le
corps extérieur comme existant en acte ou comme présent 1B, du

14. A p . p. 17 1 , G eb ., p . 106, 1. 6-9. — L e Postulat 2 d u L iv re III re n ­


voie à cet én o n cé com m e à la défin itio n des im ages, cf. Eth., III, Postul. 2 ,
A p ., p . 2 5 4 , G e b ., Il, p . 1 4 0 , 1. 2. — C f. infra, § VI, p . 2 0 2 , no te 23.
15. « Affectu » e t n o n « affectione », car l'affectio n (affectio) d u C orps est
co n sid érée ici co m m e u n e d é te rm in a tio n de sa p u issa n c e d 'a ffirm e r (ou d 'a g ir),
cf. III, Déf. 3 : « P e r affecrum in te llig o C o rp o ris affectiones q u ib u s C o rp o ris
a g en d i p o te n tia au g eru r, vel m in u a ru r, juv aru r v el coercetur, e t sim u l h a ru m
a ffectio n u m ideas » G eb., II, p . 139. « U n e affection (affectas) de l’A m e
est l'id é e d 'u n e a ffe c tio n d u C o rp s (Corporis af/ectionis idea) », 0/, Coroll. de
la Prop. 4, G eb ., II, p p . 2 8 2 -2 8 3 ) ; af/ectus est ici à sa place, p u isq u e l ’ex clu ­
sio n d 'u n e a ffe c tio n p a r u ne a u tre résu lte d 'u n ra p p o rt d e force, c f . infra,
§ XII, p. 21 1 .
16. Prop. 1 7 , A p., 167, G e b ., II, p . 103.
17. « Contemplabitur », A p., p. 1 6 8 , G e b ., I l , p . 1 0 4 , 1. 26 .
18. L a conclusion v au t aussi p o u r le C o rp s h u m a in . Son affection en v elo p ­
p a n t sa n a tu re , l ’A m e, en p erce v an t cette affectio n , d ev ra a ffirm e r l'existence
a ctu elle d e so n C o rp s. L a puissance d’im a g in e r d é p e n d d o n c p o u r l’A m e d e ce
q u 'e lle a ffirm e l'existence actuelle de so n C orps ; et, sitô t q u 'e lle cesse de
200 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

moins tant que le Corps n’est pas affecté d’une affection qui exclue
l’existence de ce corps.
A première vue, la conclusion de cette démonstration paraît exor­
bitante, car ce que le Corollaire 1 de la Proposition 16 concluait de
cette Proposition, c’est que, en tant que le Corps est affecté de
manières qui enveloppent la nature de corps extérieurs, l’Am e perçoit,
en même temps que la nature de son propre Corps, la nature d’un
très grand nombre de corps ; ce n’est pas qu’elle perçoit leur exis­
tence. Certes, l’idée actuellement donnée de la nature d'un corps
n’exclut pas, pour l’Ame, l’existence de ce corps, mais peut-on affir­
mer, pour autant, que par là m êm e elle l’impose ? Or, c’est cette
affirmation-là qui, par rapport à la Proposition 16 et à son Corol­
laire 1, constitue ce que la Proposition 17 apporte de nouveau. On
s’attendrait donc à ce q u ’il en fû t donné une démonstration sui
generis, irréductible à celle de la Proposition 16 et de son premier
Corollaire. Mais, précisément, cette démonstration paraît faire défaut.
On pourrait alors être tenté de considérer que l’Ame (ou Spinoza)
effectuerait là un saut capital, passant de l’idée de la nature du corps
extérieur, immanente à la perception de l’affection de son Corps, à
l’affirmation transcendante de l’existence du corps extérieur, au delà
de la perception de sa nature. Or, si la nature de l’empreinte enve­
loppe comme sa cause la nature du cachet, elle n’implique nullement
l’existence actuelle de ce cachet, même s’il existe actuellement, et
elle peut subsister s’il est absent. L’Ame dépasserait donc par son
affirmation les limites de ce qui lui est effectivement donné dans
la contemplation de l’affection du Corps.
Pour Spinoza, cependant, il n’y a, en l’occurrence, nul dépassement.
Il y en a un pour ceux-là seuls qui méconnaissent la nature de
l’idée, et qui la transforment en une entité inerte, analogue à une
image matérielle (à une « peinture muette sur un tableau » ). Il appar­
tient, en effet, à la nature de l’idée d’affirmer nécessairement l’exis­
tence de ce qu’elle conçoit tant qu’une autre idée n’exclut pas cette
affirmation : « Je nie qu’un homme n’affirme rien en tant qu’il
perçoit. Car qu’est-ce que percevoir un cheval ailé, sinon affirmer
qu’un cheval a des ailes ? Si l’Ame, en dehors du cheval ailé, ne
percevait rien d’autre, elle le considérerait comme lui étant présent,
et n’aurait aucun motif de douter de son existence et aucune faculté
de ne pas assentir, à moins que l’imagination du cheval ailé ne soit
jointe à une idée excluant l’existence de ce même cheval, ou que
l’Ame ne perçoive que l’idée qu’elle a du cheval est inadéquate » 19^

l'affirmer, sa puissance d'imaginer ainsi que sa propre existence sont ôtées


(III, Scot. de la Prop. 11).
19. Eth., II, Scot. de la Prop. 49, Ap., p. 243, Geb., II, pp. 132-133. Cf.
infra, chap. XVIII, §§ I, IX, XIV.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 201

Taine tirera de cette doctrine sa formule connue : « Toute image


tend par sa nature à devenir hallucinatoire >.
D e ce fait, lorsque l’idée affirme l’existence de ce qu’elle conçoit,
il ne se produit, quant à sa nature, aucun dépassement, puisque, au
contraire, elle manifeste par là sa nature ; par rapport à elle, l’absence
éventuelle de la chose dont elle affirme la présence est un accident
extrinsèque. C’est pourquoi, « contempler » l’affection de son Corps,
c’est pour l’Ame m êm e chose que « contempler » l’existence du
corps extérieur ; car, ayant dans l’idée de cette affection l’idée de
la nature du corps extérieur que cette affection enveloppe, elle a
par là-même une idée qui pose, et n’exclut pas, l'existence de ce
corps. En conséquence, puisque (Corollaire 1 de la Proposition 16)
l’Ame perçoit, outre la nature de son Corps, la nature d’un très
grand nombre d’autres corps, elle contemplera ces corps comme
présents ou existant en acte.
Ainsi donc, la Proposition 17 ne fait qu'appliquer de façon circons­
tanciée au cas considéré : celui de l’idée de la nature d’un corps, le
principe général selon lequel toute idée par nature affirme nécessai­
rement l’existence de ce qu’elle conçoit. Si sa démonstration paraît
à première vue absente, ou obscure et arbitraire, c’est qu’elle ne
formule ni ne démontre ce principe, se contentant de l’utiliser sans
l’énoncer. Ce principe ne sera démontré que dans la Proposition 49,
l’ordre des raisons ne permettant pas qu’il le soit plus tôt, c’est-à-dire
avant la déduction de l’entendement, car sa démonstration se fondera
sur la nature de l’idée adéquate “ laquelle n’est rien d’autre que
l’entendement lui-même.
*
**

§ VI. — Cependant, il se peut faire que l’affection du Corps soit


actualisée par une autre cause que celle dont elle enveloppe la nature,
à savoir, non par le corps extérieur, mais par le mouvement spontané
des esprits animaux, cause de sa reviviscence, et non de sa nature ; et,
comme elle continue alors d’envelopper la nature du corps extérieur,
l'Ame en la percevant affirmera encore ce corps comme actuellement
existant, bien qu’il soit absent. Cette conséquence fait l’objet du
Corollaire : « Si le Corps humain a été affecté une fois par des corps
extérieurs, l’Am e pourra 2021 considérer ces corps, bien qu’ils n’existent
pas et ne soient pas présents, comme s’ils étaient présents ». On voit
par là que, l’affirmation de la présence d'une chose ne dépendant

20. Cf. infra,, chap. XVIII, § XII, n° 2, § § XIII sqq.


21. « Pourra » (poterit), c'est-à-dire selon que les esprits animaux frappe­
ront ou non les surfaces molles du cerveau. Mais s’il advient qu'effectivement
ils les frappent, alors l’Ame inéluctablement considérera comme présent le
corps absent, sauf intervention, bien entendu, d'une autre idée excluant la
présence de ce corps.
202 DB LA NA1URE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

p a s d e sa p r é s e n c e e f f e c t i v e (c ’e s t - à - d i r e d e la v é r i t é ) ” , m a i s s e u le ­
m e n t d e la p r é s e n c e d a n s n o t r e C o r p s d 'u n e a f f e c t i o n e n v e l o p p a n t la
n a t u r e d e c e tte c h o s e , i l n ’y a p a s d e d i f f é r e n c e d 'e s s e n c e e n t r e la
p e r c e p t i o n e f f e c t i v e d 'u n e c h o s e p r é s e n t e e t l 'h a l u c i n a t i o n ” T a i n e
t i r e r a d e là s o n a u t r e f o r m u l e : « L a perception est une hallucination
vraie ».
L a « d é m o n s t r a t i o n » c o m p r e n d d e u x p a r t i e s , l 'u n e , q u i e s t l a p l u s
d é v e l o p p é e , n 'e s t p a s à p r o p r e m e n t p a r l e r d é m o n s t r a t i v e , m a is d o n n e
une explication, l 'a u t r e e s t p r o p r e m e n t d é m o n s t r a t i v e , e t, s 'a p p u y a n t
s u r le s Prop. 12 e t 17, d é d u i t c e Corollaire co m m e u n e co n séquence
n é c e s s a ir e d e la Proposition 17.
la p r e m i è r e p a r t i e c o n s i s t e à f a i r e v o i r c o m m e n t, la m o d i f i c a t i o n
c a u s é e p a r le c o r p s e x t é r i e u r s u b s i s t a n t d a n s le c e r v e a u , l 'a f f e c t i o n
p e u t , e n l 'a b s e n c e d u c o r p s e x t é r i e u r , s e r e p r o d u i r e d a n s le C o r p s
h u m a i n . E lle d é c r i t, e n c o n s é q u e n c e , u n p r o c e s s u s p h y s i o l o g i q u e q u i
s e r é f è r e a u s c h é m a n e u r o - c é r é b r a l e s q u is s é d a n s la s e c o n d e p a r t i e
d u Scolie d e la Prop. 13, p a r le Postulat 5 e t l'Axiom e 2 a p r è s l e
Coroll. du Lemme 3. Q u a n d d e s c o r p s e x té r ie u r s d é te rm in e n t des
p a r tie s flu id e s d u C o rp s h u m a in (c e s p a r t i e s f l u id e s s o n t le s é q u i ­
v a le n t s d e s e s p r i t s a n i m a u x ) 2324 à f r a p p e r d e f a ç o n r é p é t é e d e s p a r t i e s
a s s e z m o ll e s (le c e r v e a u ) , le s s u r f a c e s d e c es p a r t i e s s o n t c h a n g é e s
(Ax. 2, post Lemma 3) e t r é f l é c h i s s e n t le s p a r t i e s f l u id e s a u t r e m e n t
q u e l o r s q u e c e s s u r f a c e s n ’é t a i e n t p a s c h a n g é e s . P a r la s u ite , l o r s q u e ,
s a n s c a u s e e x té r ie u r e , e t s p o n t a n é m e n t , le s p a r t i e s f l u id e s r e n c o n t r e n t
ces n o u v e ll e s s u r f a c e s , e lle s s e r é f l é c h i s s e n t d e la m ê m e f a ç o n , e t,
tant qu’elles se meuvent ainsi, le C o rp s h u m a in e st a ffe c té de la
m ê m e f a ç o n q u e l o r s q u 'e l l e s é t a i e n t p o u s s é e s c o n t r e c es s u r f a c e s p a r
l e s c o r p s e x t é r i e u r s ; l 'A m e , a y a n t a lo r s d e c e t t e a f f e c t i o n la m ê m e

22. Ethique, IV, Prop. 1, Scolie.


23. On ne doit pas perdre de vue que l’imagination ne désigne pas seule­
ment le pouvoir que possède l’Ame de percevoir une image de la chose alors
que celle-ci est absente, car elle est dite imaginer chaque fois qu’elle perçoit
une image cérébrale et pose en conséquence une chose extérieure comme pré­
sente, que celle-ci le soit effectivement ou non. Cf. Corollaire de la Prop. 26
(début de la démonstration) : « Quand l’Ame humaine considère des corps
extérieurs par les idées des affections de son propre Corps, nous disons qu'elle
imagine ».
24. Ni le terme de cerveau, ni celui d’esprits animaux, ce dernier encore
employé dans le Court Traité (Geesten, II, ch. ^XII, §§ 6-7, Ap., 1, pp.. 171­
178, Geb., I, p. 102, 1. 10, 20), n'apparaissent dans cette déduction (cerebrum
apparaît toujours hors du corps déductif : cf. I, Appendice; II, Scol. de la
Prop. 48 et II, -Appendice ; III, Appendice ; V, Préface), Spinoza désirant sans
doute éviter le langage particulier de la physiologie au profit du langage
universel de la physique, dont les lois régissent de la même manière tous les
corps sans exception, tant ceux qui sont dits vivants que ceux qui sont dits iner­
tes. Nous employons néanmoins nous-mêmes les termes d'esprits animaux et
de cerveau, pour situer la doctrine dans le cadre des théories de l'époque, et
par commodité.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 203

idée, considère le corps extérieur co^ane présent (Prop. 12 et 17) ”


On voit par là que l’affection du Corps humain, dans la perception, ne
se réduit pas au simple changement de la surface cérébrale, mais es^
constituée par tout 1’ensemble du processus neuro-cérébral : mouvr
ment des esprits animaux frappant le cerveau, modification du cer
veau, réflexion des esprits animaux, etc. En conséquence, si une
surface cérébrale modifiée, tout en restant modifiée, cesse d’inté­
resser les esprits animaux, il n’y a plus d’affection du Corps humain.

§ VII. — De ce qui précède, il résulte qu'il n’est pas nécessaire


que le corps extérieur renouvelle son impression sur le cerveau pour
que soient créées en celui-ci les conditions physiologiques de la
reviviscence de l’affection et de l’image mentale qui l’accompagne.
Une seule impression (semel) suffit. En effet, chaque impression
détermine la modification d’une surface cérébrale, et, une fois modi­
fiée, s’il advient que les esprits animaux reviennent la frapper, cette
surface les réfléchira de la même façon qu’au moment où la chose
extérieure était à l’origine de leur mouvement. En revanche, dans
l’instant même où le Corps reçoit l’impression, les esprits animaux
doivent percuter de façon répétée (saepe impingant) la surface du
cerveau. Sinon, ils ne parviendraient jamais à lui donner un nouveau
modelé, car ils sont fluides, tandis que le cerveau, étant mou et
ayant plus de solidité que les fluides, a, de ce fait, plus de force
pour les repousser qu’eux n’en ont pour le déformer. Il faut, en
conséquence, que la vitesse de projection de ces esprits et l’instante
répétition de leurs chocs viennent compenser et surpasser la résistance
du corps mou à sa déformation par des corps fluides. Il n’y a donc
aucune contradiction entre ces deux affirmations : « corpora externa
a quibus Corpus humanum semel affec^an fuit, etc. » 25627 et : « dum
corpora externa Corporis humani partes fluidas determinant ut in
molliores saepe impingant, etc. » Z7_ Dans le prem ier cas, il s’agit de
la modification du Corps humain par les corps extérieurs ; dans le

2 5 . « C ’e st p o u rq u o i, b ie n q u e les c o rp s ex térieu rs, p a r le sq u els le C orps


h u m a in a été u n e fois affecté, n 'e x iste n t p lu s, l'O rne, cep e n d an t, les considé­
re ra co m m e p résen ts a u ta n t d e fois q u e c e tte a c tio n d u corps se ré p étera » ;
o n a tte n d ra it : a u ta n t de fois q u e cette a ctio n d u C orps se ré p étera », C o rp s
av ec u n e m aju scu le, car il s'a g it év id e m m e n t, e n l’espèce, n o n d e l’a ffe c tio n
v e n a n t d u corps e x té rie u r, m ais de celle q u e le C o rp s h u m a in exerce su r lu i-
m ê m e q u a n d il d é te rm in e ses e sp rits a n im a u x à a g ir s p o n ta n é m e n t su r son
p r o p r e cerv eau . — O n n o te ra d ’a illeu rs q u e c e tte g ra p h ie n 'e st pas to u jo u rs
respectée. D a n s la Proposition 17, Corporis externi est é crit avec u n C m aju s­
cule (G eb ., II, p . 1 0 5 , 1. 18) e t « co rporis a ffectio n em » avec u n c m in u scu le,
alors q u 'il s'a g it d u Corpus humanum (ibid., 1. 2 5 -2 6 ). C e so n t sans d o u te là
des erreurs ty p o g rap h iq u es de la p re m ière éd itio n .
26. G eb ., Il, p . 1 05, 1. 2.
27. G eb ., I l , p. 1 0 5 , !. 6-7.
204 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

second, il s’agit de la genèse de l’affection du Corps humain à partir


du choc et des mouvements des esprits animaux.

§ VIII. — Ce qui, dans ce Corollaire, constitue la seconde partie de


la « démonstration », et l’établit comme une conséquence de la
Proposition 17, se réduit à peu de choses, à savoir : étant donné que
l’affirmation de l’existence du corps extérieur ne dépend que de la
perception par l’Ame d'une certaine affection du Corps enveloppant
la nature de ce corps (Prop. 17), l’Ame pourra affirmer l’existence
de ce corps, même s’il est absent, pourvu que (Prop. 12) cette
affection du Corps se reproduise28. Il s’agit là d’une déduction
nécessaire.
En revanche, la partie principale du Corollaire, qui consiste à faire
voir comment est physiologiquement possible la reproduction de
l’affection du Corps en l’absence du corps extérieur qui l’avait anté­
rieurement provoquée, n’est pas une démonstration et n’a rien de
nécessaire, car elle est la simple description d’un processus neuro­
cérébral, dont, en outre, le caractère hypothétique saute aux yeux.
En effet, plusieurs philosophes, à commencer par Descartes, ont, à
l’époque, proposé des schémas différents et, d’autre part, elle se
fonde sur des postulats relatifs au Corps humain, lesquels résultent
d’une interprétation de données expérimentales. Cette explication 29
pourrait donc être fausse ; toutefois, si elle l’était, le Corollaire n’en
resterait pas moins vrai, puisque sa conclusion, en tant qu’elle se
déduit comme une conséquence de la Proposition 17, est rigoureu­
sement nécessaire.
C’est ce que Spinoza fait observer dans le Scolie 3031: on voit, dit-il,
« comment il peut se faire que nous contemplions ce qui n’est pas
comme s’il était présent... Et il est possible que cela provienne
d’autres causes 3\ mais il me suffit d’en avoir montré une seule par
laquelle je puisse expliquer la chose comme si je l’eusse démontrée
par sa vraie cause ». Ce qui prouve que cette explication est quelque
peu ad libitum. L’essentiel, c’est la connaissance des principes pro­
fonds qui, dans la Proposition 17, démontrent la possibilité métaphy­
sique de l’affirmation comme présent d’un objet absent. A la rigueur,
on pourrait donc se passer de toute « explication ». Cependant, si
celle qu’on propose ici n’est qu’une hypothèse probable, à laquelle,

28. Geb., II, p. 105, l. 13-15.


29. « Explicare », mot par lequel Spinoza caractérise sa « démonstration »
dans le Scolie, cf. Ap., p. 170, Geb., II, p. 105, l 25.
30. Ap., p. 170, Geb., II p. 105.
31. « Et fieri potest ut hoc aliis causis contingat », Scol de la Prop. 17,
Ap., ibid., Geb., II, p. 105, 1. 23-24-
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 205

en vertu de l’aequipollentia hypothesium 32, il serait loisible d’en


opposer d’autres, il reste qu’elle est la meilleure et doit être tenue
pratiquem ent comme aussi certaine que si elle était mathémati­
quement démontrée, car les postulats qui l’appuient sont à peu près
complètement fondés sur l’expérience “ • Or, cette expérience ne
peut être révoquée en doute depuis que, par le Corollaire de la
Proposition 13, il a été démontré que, conformément au témoignage
du sentiment, le Corps humain existe et est l’objet immédiat de
l’Ame humaine 3‘. O n a vu, en effet 32, que la théorie du Corps
humain résulte de l’application de la théorie physique des corps,
certaine a priori, à un corps que l’expérience nous donne a poste­
riori comme étant le nôtre, c’est-à-dire objet immédiat de notre
Ame. A partir du moment où il a été démontré que l’Ame humaine
est, en effet, nécessairement liée à un Corps qu’elle connaît par le
sentiment ou par l’expérience, l’explication du Corps humain, résul­
tant de l’application de la théorie générale des corps au Corps que
nous sentons, offre une validité quasi comparable à celle d’une
vérité mathématique.

§ IX. — Cette explication, qui est, si l’on veut, cartésienne, en


ce sens qu’elle est mécaniste, ne doit à peu près rien à Descartes S6.
Fondée, non plus sur le mouvement de traction des nerfs, mais sur
l’impulsion, la percussion et la répercussion (réaction) des esprits
animaux, elle m et en jeu un mécanisme qui semble s’inspirer de
Hobbes 3b Pour Hobbes, la cause immédiate de la sensation (sensio)
est une pression exercée du dehors sur la partie externe du corps
sentant, lequel, cédant à cette pression, en exerce une autre sur la
partie interne la plus voisine, et ainsi de suite jusqu’a la partie la 324567

32. Comp. avec Descartes, cf. Gueroult, Descartes, I, chap. V, p. 239,


chap. IX, p. 44, IX, p. 10, n. 15, et Descartes, Malebranche et l’idée de force,
§ VIII, Rev. Mét. et Mor, 1954, pp. 17 sqq.
33. Vix : « à peu près », — le schéma neuro-cérébral comporte en effet
une certaine interprétation de la donnée empirique, qui implique déjà une
part d’hypothèse.
34. Scol. de la Prop. 17, Geb., II, p. 105, 1. 26-30.
35. Cf. supra, chap. VI, § XV, p. 170.
36. Cf. Appendice n° 9, Le schéma neuro-cérébral cartésien et le schéma
spinoziste, infra, p. 570.
37. Sur l’opposition entre tractio et pulsio, vectio et percussio, cf. Hobbes,
De c0 1pore,
' III, ch. XV, § IV (Op. lat), I, p. 181. Rappelons que la physique
de Spinoza, autant qu’on puisse la reconstituer dans telle ou telle de ses parties,
est très disparate, puisqu’elle emprunte ses éléments, tantôt à Descartes, tantôt
à Boyle, tantôt à Huygens, tantôt à Hobbes. En outre, nous savons par une de
ses lettres (Lettre LXXXIII, à Tschirnhaus) qu’il lui a été « impossible de
rien disposer avec ordre sur ce sujet » ; et il n'a pas eu, contrairement à ce
qu’il souhaitait, « assez de vie » pour y parvenir (cf. Ap., III, p. 371, Geb.,
IV, p. 334, 1. 26-29), cf. Appendke n‘ 8.
206 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

plus intime. La pression sur le corps sentant vient eUe-même d'un


corps voisin, pressé par un autre, et ainsi de suite, jusqu’à la chose
appelée objet pour ce que nous la jugeons être la source de la
sensation d’où procède la représentation. D ’autre part, ce qui est
comprimé résistant toujours par une contre-pression (ou réaction) à
ce qui le comprime, le corps sentant résiste, par un conatus interne
opposé à celui du corps qui l’affecte, à la pression qui s’est propagée
jusqu’à sa partie la plus intime. Ce mouvement de réaction, exercé
du dedans vers le dehors, pour autant qu’il a assez de force et de
durée, accomplit la représentation (qiâvTacrpa) ; et celle-ci, à cause
que le conatus va ici du dedans vers le dehors, apparaît (qiatve-rai)
toujours comme quelque chose de situé hors de l’organe. Ainsi le
phantasma achève la sensio et lui est comme l’accompli (factum
esse) à ce qui est en train de se faire (fieri). Enfin, dans l’instant,
ces deux moments n’en font qu’un 38
On ne peut s’empêcher de rapprocher cette conception de celle
de Spinoza : pour lui aussi, il y a un mouvement des esprits se
propageant du dehors vers le dedans jusqu’aux surfaces des parties
internes du cerveau (conatus introrsus) et une réaction du cerveau
répercutant les esprits par un mouvement allant du dedans vers le
dehors (conatus extrorsus). Ce mouvement centrifuge, qui est comme
la matérialisation de l’intentionalité, accomplit l’affection du Corps
par l’objet extérieur, étant à la modification cérébrale, causée par le
mouvement centripète, comme le phantasma est à la sensio. De toute
évidence, la conscience des objets comme tels ne surgit dans l’Ame
qu'avec les mouvements centrifuges ; et la diversité de ces mouve­
ments, liée à la variation des surfaces cérébrales, est ce qui rend
perceptible la diversité de ces objets. En effet, alors que le mouve­
ment centripète a toujours la même direction, du fait que celle-ci
ne dépend pas de l’angle sous lequel se présente la surface cérébrale
vers laquelle il se dirige, la direction du mouvement centrifuge varie '
chaque fois que cette surface, ayant été modifiée par le choc des
esprits, les réfléchit selon un nouvel angle, si bien que l’objet exté­
rieur apparaît chaque fois comme différent. Ainsi, le mouvement
centrifuge est bien, dans le processus neuro-cérébral de l’imagination,
le moment essentiel, grâce auquel peut s’accomplir la représentation
de l’objet, car lui seul conditionne directement la conscience expresse
tant de la représentation que de l’extériorité et de la diversité des
choses hors de nous.38

38. Hobbes, De co-rpore, IV, ch. ^XV, §§ 2-3, pp. 318-319; cf. Lewœhan
I, ch. I (Engl.,Works), Il, pp. 1-2. — Spinoza, toutefois, n'a pas pu lire le
Léviathan, car, ne sachant pas l’anglais, il se limitait aux œuvres anglaises écri­
tes ou traduites en latin (cf. Lettre XXVI, de Spinoza à Oldenburg, Ap., II,
p. 227, Geb., IV, p. 159, !. 15 sqq.).
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 207

§ X. — Si l’on interprète cette théorie, il semble qu'on doive en


tirer les conséquences suivantes :
N e percevant pas la cause du mouvement des esprits animaux,
l'Ame ignore si leur mouvement centripète vient de l'impulsion du
corps extérieur ou de la spontanéité de son propre Corps ; lors
donc que, dans ce dernier cas, elle contemple l’affection de son
Corps, elle affirme l'existence du corps extérieur aussi irrésistible­
ment que dans le premier cas. C’est l’hallucination.
Si, après avoir, sous l'impulsion d’un corps extérieur a, modifié
la surface cérébrale, les esprits animaux cessent de la frapper et de
s'y répercuter, le changement de la surface cérébrale demeure, mais
l’affection du Corps disparaît ; la représentation du corps extérieur
s’évanouit alors, et l'Ame n’affirme plus l’existence de ce corps.
Si, sous l’impulsion d’un autre corps b, ils m odifient différemment
le cerveau, cette nouvelle modification n’efface pas la précédente,
elle s’y ajoute comme, sur la page d’un livre, les signes qui s’y trou­
vent successivement imprimés ; mais, les esprits se répercutant sur
cette nouvelle trace et cessant de se répercuter sur l’ancienne, une
nouvelle affection se substitue à la précédente et la représentation
du corps b, actuellement présent, se substitue à celle du corps a
devenu absent ; l'Ame affirme alors seulement l’existence du corps b :
c’est la perception b.
Si, en l’absence du corps a et de son impulsion, les esprits revien­
nent spontanément se répercuter quand même sur la trace qu’il a
imprimée autrefois, en même temps qu'ils se répercutent sur la
trace actuellement imprimée par le corps b, il y a dans le Corps
humain deux affections à la fois ; en conséquence, l’Ame perçoit
le corps a, qui est absent (hallucination), tout autant que le corps b,
qui est présent (perception). Si les deux imaginations sont incom­
patibles, la plus forte des deux pourra évincer l'autre, et l'hallucina­
tion pourra réduire la perception ou inversement.

§ XI. — Plusieurs problèmes sont posés par là :


Tout d'abord, l’expérience courante témoigne que nous n'avons
conscience ni du cerveau, ni des esprits animaux, ni de leur mouve­
ment. Les psychologues cartésiens souscrivent à cette évidence élé­
mentaire 39 Cependant Spinoza paraît sur ce point se séparer d'eux,
puisque la Proposition 24 suppose implicitement que l'Ame, consi­
dérée en elle-même, a immédiatement par nature les idées des parties
de son Corps 3940, et puisque ces idées sont en outre enveloppées
dans les idées qu’elle a des affections de son Corps (cf. dém. de

39. Cf. Malebranche, Conversations chrétiennes, 1, § 9 ; Recherche de la


Vérité, VI* Eclaircissement, etc.
40. Cf. infra, chap. IX, § II, pp. 262 sqq.
208 DE LA NA'IURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

la Prop. 28). Mais, d’autre part, peut-on aller contre l'évidence élé­
mentaire de notre ignorance à leur égard ? et, de plus, si l'Arne avait
en elle les idées du cerveau, des parties molles et fluides du Corps, du
mouvement des esprits animaux, etc., ne pourrait-elle pas discerner
du premier coup si le mouvement des esprits provient du dehors
ou spontanément du dedans et, corrélativement, si le corps extérieur
est présent ou non ?
Ces objections tombent si l’on observe que l’Arne n’a des parties
de son Corps aucune connaissance adéquate (Prop. 24), mais seule­
ment un sentiment confus (Prop. 28, dém. et Corolt. de la Prop. 29).
Ce sentiment lui suffit toutefois pour percevoir sourdement tant les
déformations imposées aux surfaces cérébrales par le choc des esprits
animaux que les mouvements centripètes et centrifuges de ces esprits.
En revanche, il lui est impossible de savoir ce qui cause tout ce
processus, si c’est une cause interne ou externe, car le mouvement
des esprits animaux restant le même et la nature de l'affection
restant identique dans les deux cas, l’idée de l’affection ne permet
pas à l’Ame de savoir si la cause de l’affection est interne ou externe.
De ce fait, l'Arne reste à la merci de l’hallucination.
Autrement dit, dans la perception, le corps extérieur est la cause
de la modification du Corps, et cette modification, qui enveloppe
la nature de ce corps, peut subsister quand le corps n’existe plus.
Dans l’hallucination, le mouvement spontané des esprits animaux
est la cause qui fait revivre cette modification, et, nécessairement
alors, se reproduit la perception du corps extérieur, puisque la modi­
fication enveloppe toujours la nature de ce corps, bien que celui-ci
ne soit pas la cause de sa reviviscence. Enfin, comme le mouvement de
ces esprits demeure exactement le même, l’Ame imaginative ne peut
savoir s’il est spontané ou non.
Mais, dira-t-on, la cause de ce mouvement spontané, c’est une
modification du Corps, par exemple la fièvre, et l’Arne, percevant
tout ce qui arrive dans son Corps, doit percevoir la fièvre. N e
connaîtra-t-elle pas par là que le mouvement des esprits animaux
vient de son propre Corps, et du même coup n’échappera-t-elle pas
à l’hallucination ? On répondra que c’est là confondre l’imagination
et l’entendement. L’Arne imaginative perçoit la fièvre, mais elle ne sait
pas que celle-ci est la cause du mouvement des esprits animaux.
Elle a simplement dans le même temps deux imaginations :
celle de la fièvre, et celle d’une chose absente qu’elle prend pour
présente. C’est l’entendement qui, concevant par les notions com­
munes que la fièvre est la cause du mouvement des esprits, se rend
compte que ce mouvement n’est pas causé par un corps extérieur.
La présence de ce corps est alors exclue, mais c’est par une idée de
l’entendement.
On est conduit par là à deux autres problèmes : a) quelle est la
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 209

nature de l’idée excluante ; b) q u ’est-ce qui est exclu par cette idée :
est-ce une autre idée, ou simplement la chose que cette autre idée
affirme ? Ces problèmes sont traités au cours du Scolie.

§ XII. — Le Scolie, après avoir indiqué le caractère quasi certain


de l’explication physiologique proposée par le Corollaire 4142, comprend,
pour l’essentiel, deux parties :
1. La première (Praeterea,..) développe les conséquences de ce Corol­
laire et du Corollaire 2 de la Proposition 16, selon lesquels l’Ame,
percevant le corps extérieur en tant qu’elle a l’idée de l’affection du
Corps, peut percevoir le corps extérieur comme existant en acte
alors qu’il n’existe pas.
2. La seconde (A tque hic...), anticipant sur le problème de la nature
de l’erreur, indique que, lorsque l'Ame imagine comme présentes des
choses qui n’existent pas, elle n’est pas dans l’erreur parce qu’elle
imagine, la cause de l’erreur étant la privation de l’idée excluant la
présence de ces choses que l’Ame imagine comme présentes.

1. Des Corollaires mentionnés plus haut, il résulte que « nous con­


naissons clairement quelle différence il y a entre l’idée de Pierre,
par exemple, qui constitue l’essence de l’âme de Pierre lui-même,
et l’idée du même Pierre qui est dans un autre ho^ane, disons Paul.
La première, en effet, exprime directement l’essence du Corps de
Pierre, et elle n’enveloppe l’existence qu’aussi longtemps que Pierre
existe ; la seconde indique plus (magis) l’état du Corps de Paul que
la nature de Pierre, et, par suite, tant que dure cet état du Corps
de Paul, l’Ame de Paul considère Pierre comme s’il lui était présent,
quoique Pierre n’existe pas » °.
En effet, puisque (Prop. 17) nous percevons un corps extérieur
comme existant en acte en tant que nous avons l’idée de laffection
du Corps qui enveloppe la nature de ce corps, puisque (Coroll. 2 de
la Prop. 16) la perception que nous avons du corps extérieur indique
plus (magis) la disposition de notre Corps que la nature de ce corps
extérieur, puisque, enfin (Coroll. de la Prop. 17), l’actualité de l’affec­
tion de notre Corps ne dépend pas de l’existence actuelle du corps
extérieur dont cette affection enveloppe la nature, l’Ame percevra
le corps extérieur comme existant, quoiqu’il n ’existe pas, tant que
durera l’affection qui enveloppe la nature de ce corps extérieur. D ’où

41. Cf. supra, § VI, pp. 201 sqq.


42. Et non pas « même s’il n’existe plus » (trad. Appuhn et Lantzenberg),
ou « Wenn Peter nicht mehr existiert » (trad. Baensch, p. 64). Le texte dit,
en effet : « quamvis Petrus non existat » Geb., II, 106, 1. 5, — qui répond au
« quamvis non existant » de la démonstration, Geb., ibid., 1. 18. — Trad.
correcte dans Saisset. Cf. infra, Appendice n° 10, note 1.
210 DE LA NATIJRE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

les premiers mots du Scolie : « Nous voyons ainsi comment 1l se


peut faire que nous considérions ce qui n'est pas comme s’ü était
présent, ce qui arrive souvent >.
O n voit par là que le processus qui engendre ce que nous appelons
l'hallucination, phénomène rare et anormal, n’est ni rare ni anormal,
mais courant, car il n'est rien d'autre que le processus même d'où
résulte la perception : que le corps représenté soit présent ou absent,
la représentation est la même et naît du même mécanisme. Psycho­
logiquement donc, la différence est nulle entre l’hallucination et la
perception. Elles ne diffèrent qu'extrinsèquement, soit au point de
vue de leur vérité : ce que représente l’hallucination n ’existe pas,
soit au point de vue de leur cause : le mouvement des esprits est
spontané dans l’hallucination, et provoqué par le corps extérieur
dans la perception.
2. La seconde partie du Scolie, séparée de la première par une défi­
nition de l’imagination que nous avons déjà énoncée43, introduit
naturellement au problème de l’erreur. Si, en effet, l'Ame est dite
imaginer en tant que, par la perception des « affections de son
Corps », c’est-à-dire des « images des choses », elle contemple les
choses extérieures comme lui étant présentes même si ces images
ne représentent pas les figures des choses, on dira qu’elle se trompe
si elle se représente ces choses comme existantes alors qu’elles
n'existent pas. Mais, d’autre part, en tant que seulement elle ima­
gine, l’Ame ne saurait être dite errer, car elle perçoit les modifica­
tions de son Corps telles qu'elles sont dans celui-ci, à savoir comme
des modifications où se trouvent confondues la nature de ce Corps et
la nature du corps extérieur. L’erreur ne survient que dans l’affirma­
tion aveugle, par les idées de ces affections, de l'existence de choses
dont elles ne font que percevoir confusément la nature. On doit
donc concevoir que sa source est le défaut dans l'Ame de facteurs
capables de contrecarrer ces idées et les affirmations aveugles qu'elles
imposent. Et l’on voit aussitôt que ces facteurs peuvent être de
deux sortes, l’un qui exténuerait l’idée imaginative elle-même au
point de la rendre incapable de s'affirmer, l’autre qui la laisserait
intacte, mais neutraliserait dans l’Ame l'affirmation erronée que ne
cesse d’envelopper nécessairement sa nature.
Ces deux cas se situent sur des plans différents.
a) Le premier se situe sur le plan de l’imagination elle-même, et
l'idée excluante ne peut être qu’imaginative. C’est ce qui appert de
l’énoncé de la Proposition 17 : « l’Ame considère le corps extérieur
comme présent tant que le Corps est affecté d'une manière qui

43. Cf. supra, § v, p. 199.


ORIGINE DE I.A CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 211

enveloppe la nature de ce corps ; eUe cesse de le considérer comme


présent dès que son Corps est affecté d’une autre affection qui
exclut la présence de ce corps >. Il y a bien là deux idées imagi­
natives d’affections différentes, dont l’une exclut la présence du corps
extérieur enveloppée par l’autre et en rend impossible l’affirmation.
Mais d’où lui vient cette capacité d'exclusion ?
Uniquem ent de sa force plus grande par rapport à celle de son
antagoniste. C’est ce dont témoigne le Scolie de la Proposition 1 du
Livre IV, lequel renvoie expressément à la Proposition 17 du Li­
vre II : « Les [...] imaginations par où l'Ame est trompée, (...]
indiquant la disposition naturelle du Corps, [...] ne sont pas contraires
au vrai et ne s'évanouissent pas par sa présence. Il arrive bien, quand
nous avons à faux peur de quelque mal, que la peur s’évanouisse à
l’ouïe d’une nouvelle vraie ; mais il arrive aussi, en revanche, quand
nous avons peur d’un mal dont la venue est certaine, que la peur
s’évanouisse aussi à l’ouïe d’une nouvelle fausse, et ainsi les imagi­
nations ne s’évanouissent pas par la présence du vrai, en tant
que vrai, mais parce qu’il s’en offre de plus fortes qui excluent
l’existence présente des choses que nous imaginons, comme nous
l’avons montré Proposition 17, Partie 2 > 44
D’où vient, enfin, qu’une imagination soit plus forte qu’une autre ?
A coup sûr, si l'on se réfère au schéma neuro-cérébral exposé plus
haut, de ce qu’est plus impétueux le mouvement des esprits animaux
qui frappent telle surface cérébrale et s'y réfléchissent. Il s’agit donc
là d’un conflit aveugle de forces mentales, ayant pour substratum
physiologique un conflit mécanique de forces physiques. Et ce conflit
n’a évidemment rien à voir avec le vrai. U ne hallucination pourra
donc s’affirmer en évinçant l’affirmation d’une perception authen­
tique, tout autant que celle-ci, celle-là, la fausseté ou la vérité de l’une
et de l’autre n’y faisant rien, puisque seul décide le rapport brutal de
leurs forces. C'est pourquoi, si un observateur pourrait dire que
l'Ame est dans l’erreur lorsque lui manque une idée imaginative
suffisamment forte pour exclure l'affirmation d'une autre à laquelle
rien d'extérieur ne correspond, il ne pourrait pas néanmoins la dire
dans le vrai quand cette idée ne lui fait pas défaut et évince effec­
tivement l’affirmation de l'autre, puisque cette exclusion ne doit rien 4

44. Eth., IV, Scol. de la Prop. 1, Ap., p. 432, Geb., Il, p. 211, 1. 31-32 et
p. 212, 1. 5-8. — C’est un mécanisme analogue qui explique l’impossibilité
pour l’Ame de percevoir sa mort. La cause de sa mort n'est pas l’anéantisse­
ment de son Corps, car ce qui se passe dans un attribut n'est pas la cause de
ce qui se passe dans un autre (II, Prop. 6), mais c'est l’existence d'une autre
idée qui exclut l’existence présente de notre Corps, et, conséquemment, celle
de notre Ame (III, Scol. de la Prop. 11, sub fin.). Il est évident qu'une telle
idée ne peut être perçue par notre Ame, puisqu'elle ne peut être donnée en
Dieu en tant qu’il a l'idée de notre Corps (III, Prop. 10). Donc l'Ame ne peut
percevoir sa mort (Ill, Scol. de la Prop. 11).
212 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

à sa vérité, mais tout à sa plus grande force. Enfin, que la chose


affirmée par l’idée comme présente soit présente ou non, dans l’un
comme dans l’autre cas, son affirmation n’est pas mise en doute, —
en tant du moins q u ’elle n’est pas combattue par l’affirmation d’une
autre imagination. Or, cette absence de doute n’a rien à voir avec
la certitude, qui est quelque chose de positif, et non simple privation
du doute"". L’idée imaginative, même lorsqu’elle affirme comme
présente une chose qui l’est, est donc dénuée de certitude ; par là
même, elle est dénuée de vérité "", puisque le propre de l’idée
vraie, c’est d’être certaine, c’est-à-dire d’avoir en elle la connaissance
adéquate qu’elle est vraie 4564748^ Cette idée imaginative, on le verra plus
tard, est en effet une idée inadéquate, laquelle, par nature, enveloppe
la fausseté ""
Finalement, comme on le verra ultérieurement, on devra recon­
naître que lim agination est étrangère à la sphère de la vérité ; que,
prise en elle-même (que ce qu’elle affirme co ^m e présent le soit ou
ne le soit pas), elle n’est ni vraie ni fausse, bien qu’elle puisse être
pour l’Ame une cause de fausseté.
b) Puisque l'Ame n’est pas dans l’erreur en tant qu’elle imagine,
puisque l’opposition du vrai et du faux est dépourvue de sens sur
le plan de l’imagination, cette opposition et l’exclusion subséquente,
au nom de la vérité, de ce que l’imagination affirme comme présent,
ne sont concevables que dans la sphère de l ’entendement.
En effet, explique le Scolie, l’Ame est dans l’erreur quand elle est
privée de l’idée qui exclut l’existence de la chose qu’elle imagine
co^m e présente ; s’agissant ici d’une idée qui empêche l’Ame de se
tromper, cette idée ne peut être qu’une idée vraie, c’est-à-dire une
idée claire et distincte qui connaît les choses telles qu’elles sont en
soi (ut in se sunt), et non telles qu’elles apparaissent dans la percep­
tion confuse des affections du Corps. Une telle idée étant une idée
de l’entendement, la confrontation s’établit alors, non entre deux idées
imaginatives, mais entre une idée imaginative et une idée de l’enten­
dement.
D e ce chef, elle a un tout autre caractère que la première. Alors
que celle-ci est un conflit physique de forces aveugles dont l’une
anéantit l’affirmation de l’autre, celle-là est un conflit logique entre
ce que l’entendement conçoit et ce que l’imagination affirme. L’idée
dominante qui intervient alors empêche par sa force l’Ame d’affirmer,

4 5 . Eth., II, Scot. d e la Prop. 49, A p., p . 2 3 5 , G eb., II, p . 13 1 , 1. 2 0 -22.


4 6 . Ibid., A p ., p . 2 3 5 , G eb ., I I , ib id , 1. 2 2 : c A t p e r c e rtitu d in is p riva-
tio n e m falsitatem in te llig im u s >.
4 7 . Eth., I I , Prop. 4 3 , A p., p . 2 1 6 , fin de la d ém ., G e b ., I I , p . 12 3 , 1. 3 1 ­
3 2 , p . 1 23, l. 1-2.
4 8 . E th., II, P ro p . 4 9 , Scolie, sub inil., A p ., p . 2 3 4 , G e b ., I I , p . 131,
1. 9-10.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 213

conformément à ce que l ’imagination affirme, la présence ou la


nature du corps extérieur. Mais cette imagination, imposée qu’elle
est par l’état du Corps, subsiste et persiste quand même à s’affirmer.
L’entendement est, en effet, sans force pour la modifier, vu qu’elle
traduit nécessairement un état du Corps. L’entendement peut donc
bien empêcher l’affirmation dont l’imagination est la cause, rectifier
« l’erreur » à laquelle, de son point de vue, il juge qu’elle entraîne
l’Ame, mais il ne pourra jamais modifier l’imagination même 49 Si
nous avons l’idée vraie de la distance du soleil, nous n’en continue­
rons pas moins de l’apercevoir à deux cents pieds de nous : « L’erreur
certes est ôtée, non l’imagination » “ , car cette idée vraie ne peut pas
modifier l’état du Corps résultant de l’impression déterminée en
celui-ci par le soleil, ni, par conséquent, l’image mentale qui lui
correspond 5\

§ XIII. — Le conflit d ’ordre logique entre les affirmations des


idées de l’entendement et celles des idées imaginatives s’institue
dès le plus bas degré de la perception sensible, et il est inéluctable.
En effet, l’imagination est dans l’Ame, et l’Ame est fondamentale­
ment un entendement, puisqu’elle est une partie de l’entendement
de Dieu. L’entendement doit donc nécessairement s’y appliquer, s’ef­
forcer de la comprendre, et non simplement de s’en abstraire en se
repliant sur lui-même. Bref, il doit éclairer les idées des affections
du Corps, pour q u ’on puisse au moyen d’elles affirmer selon les
meilleures probabilités l'existence des corps extérieurs dont ces affec­
tions enveloppent la nature. C’est pourquoi, bien que la perception
imaginative, n’ayant d’autre matière que les images, soit étrangère
au vrai, on y trouve déjà, dans la mesure où l’entendement s’en mêle,
un commencement d ’intellection et de rapport avec la vérité.
Il résulte de là que la conception que Spinoza se fait de la percep­
tion imaginative des choses n’est nullement celle de l’empiriste. Elle
requiert, en effet, la mise en œuvre spontanée et perpétuelle de49501

49. la distinction de ces deux plans est bien marquée dans le Scolie de la
Proposition 49, l'affirmation de l'existence du cheval ailé étant exclue, soit
lorsque « l’imagination de ce cheval est jointe à une idée excluant l’existence
de ce même cheval » [plan de l'imagination}, soit lorsque « l’Ame perçoit
que l'idée qu’elle a du cheval est inadéquate » [plan de l'entendement}.
50. Ethique, IV, Scolie de la Prop. 1, Ap., p. 431, Geb., II, p. 211, 1. 21.
51. De même l’idée vraie, par sa seule présence, ne pourra modifier les
affections (affectus) résultant d’une image : peur, joie, crainte, tristesse, etc.,
à moins toutefois qu’elle ne détermine par sa présence une affection contraire,
car une affection ne peut être détruite que par une autre affection. la connais­
sance du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réduire aucune affec­
tion, mais seulement en tant qu’elle est considérée co^rne une affection (IV,
Prop. 14).
214 DB LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

comparaisons et de notions logiques : non-contradiction, cohérence,


accord des idées perceptives entre elles, qui témoignent de l’inter­
vention de l'entendement, lequel décide du sens des imaginations
discordantes en résolvant leurs conflits. Par exemple, si l’affirmation
de la présence de Pierre, en vertu d’une affection enveloppant la
nature de Pierre, peut être exclue par une autre affection qui, due
au récit de sa mort passée, exclut sa présence, l’inverse peut tout
aussi bien se produire, et l’affirmation de son absence, imposée par
cette affection, être exclue par l’affirmation de sa présence imposée
par l’affection enveloppant sa nature : sur ce plan, qui est celui de
la seule imagination, l’emportera l’affection la plus forte. En revan­
che, sur le plan de son interprétation, où intervient uniquement le
souci de la vérité, l’emportera l’affirmation de ce que l’entendement
considère comme le plus compatible avec l’ensemble des circons­
tances. C’est ainsi que l’Ame exclut l’existence du cheval ailé ou de
l'arbre qui parle, lors même que les imaginations isolées en impo­
seraient l’affirmation, parce qu’elle joint à celles-ci des idées qui
en démontrent l’absurdité ou du moins « l’inadéquation » “ • L'affir­
mation de l’union du cheval et des ailes, de l’arbre et de la parole n’est
possible que faute de connaître la nature de chacune de ces choses,
c’est-à-dire de concevoir leur incompatibilité réciproque. Dès que
cette nature est distinctement aperçue, ü devient impossible (logi­
quement) de les unir, et l’affirmation de leur existence est exclue
du fait que nous comprenons cette impossibilité "•
Il en va de même pour la distinction des rêves et de la réalité. On
ne saurait l’expliquer, comme le veut une certaine psychologie, par
la prévalence des « états forts » (sensations) sur les « états faibles »
(images), sous ce prétexte que, l’idée imaginative d’une chose pré­
sente étant en général plus forte que celle d ’une chose absente, la
première exclut automatiquement l’affirm ation enveloppée par l’autre.
En effet, le mécanisme cérébral, tel q u ’il a été décrit, n’indique dans
l’affection du Corps rien qui puisse impliquer q u ’elle donne lieu,
lorsque la chose est présente, à une perception plus forte que
lorsque la chose est absente. Certes, Spinoza affirme bien que cer­
taines images sont plus vives que d’autres M, mais, on l’a vu, cette
force est indépendante de la présence du corps extérieur. Contraire­
ment à Hobbes, il ne conçoit nulle part comme sensation affaiblie 25345

52. Cf. De int. emend., Ap., I, pp. 245-256 sqq., Eth., II, Prop. 49, Scolie,
Ap, p. 243.
53. De int. emend., ibid., p. 249 et la note, Geb., II, p. 21.
54. Eth., II, Scolie 1 de la Prop. 40, Ap., p. 209, Geb., II, p. 121, l. 9-10.
55. Hobbes, Leviathan, I, ch. II, : « decaying sense > (Engl. Works, IIl,p. 4)
— l’affaiblissement de la sensation étant dû, non à celui du mouvement qui
est en elle, mais à l’éclat propre de la sensation actuellement causée par le
corps externe, qui éteint l'image de la chose absente comme l’éclat du soleil
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 215

l’imagination d e la chose absente, cette hypothèse étant exclue


ab ovo du fait que le conflit entre images fortes et images faibles
est étranger à la conformité au vrai. Aussi, pour rendre compte de
la distinction du réel et de l’imaginaire, ne recourt-il jamais aux
critères empiriques de la vivacité et de la faiblesse des impressions,
mais à la conscience des raisons qui prouvent à i’^ m e qu’elle ne rêve
pas : si dans les songes nous confondons l’imaginaire avec le réel,
c’est que nous ne pouvons comparer leurs images à l’ensemble des
autres perceptions pour en conclure par l’entendement qu’elles ne
peuvent provenir de choses existant hors de nous : « Dans les songes
font défaut ces causes qui, par le moyen des sens, s’offrent à
l’homme éveillé et d’où ressort pour lui que les images lui apparais­
sant ne proviennent pas à ce moment même de choses occupant un
lieu hors de lui » 56

§ XIV. — On est maintenant en mesure de porter un jugement


sur la valeur de l’imagination. Ce jugement, très nuancé, est formulé
par les dernières lignes du Scolie.
De tout ce qui précède, il résulte que, lorsque l’entendement
survient pour exclure une affirmation qu’impose une imagination,
du fait qu’il découvre une opposition entre cette affirmation et
la connaissance qu’il a de la vérité, il y a conflit entre l’imagina­
tion et l’entendement ; et ce conflit naît de l’entendement seul,
lequel confronte les affirmations imaginatives avec les exigences de
la vérité, c’est-à-dire avec ses propres exigences, car l’entendement et
la vérité ne font qu’un : verum sive intellectus. L’imagination, quant
à elle, ignore ce conflit et lui est étrangère, puisque sa fonction
n ’est pas, comme celle de l’entendement, de connaître la vérité, mais
uniquement de traduire confusément en images mentales les affections
du Corps. A l’égard de cette fonction, et de par la nécessité même
de la Nature, elle n’est jamais et ne peut jamais être en défaut.
L’erreur n’est donc pas dans l’idée imaginative, mais dans l’Ame qui
imagine, en tant q u ’elle est privée de la connaissance vraie qui définit
sa nature comme être pensant ” C’est pourquoi, bien que l’imagi­
nation puisse être la cause pour l’Ame d’affirmations fausses 5S,
éteint la lumière des étoiles, ibid., p. 5. Sur Spinoza et le Leviathan, cf. supra,
§ IX, note 38 de la p. 206.
56. De int. emend., Ap., I, § XXXIX, note, pp. 253-254, Geb., II, p. 24,
note.
57. « L'essence de l’Ame consiste dans la connaissance seule, dont Dieu est
le principe et le fondement (Scol. de la Prop. 47) », cf. V, Scol. de la
Prop. 36.
58. La connaissance du premier genre, par l’idée inadéquate et confuse,
c’est-à-dire l'idée imaginative, est « l’unique cause de la fausseté », Prop. 41,
qui renvoie à la Prop. 35, Ap., pp. 213-214, Geb., II, pp. 122-123 ; cf. Scolie
de la Prop. 43, sur « les causes de la fausseté », Ap., p. 218, Geb., II, p. 124,
1. 30.
216 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

« les imaginations de l’Ame, considérées en elles-mêmes, ne contien­


nent rien d’erroné ; autrement dit, l’^ m e n’est pas dans l’erreur
parce qu’elle imagine, mais elle est dans l’erreur en tant qu’elle est
considérée (consideratur) comme privée d’une idée qui exclut l’exis­
tence de ces choses qu’elle imagine comme lui étant présentes » ”
On voit par là : a) que la privation d’où résulte l’erreur n’affecte
pas l’imagination elle-même, mais l’Ame en tant que lui fait défaut
ce qui lui perm ettrait d’user de l’imagination de façon correcte ;
b) que le jugement qui impute à l’imagination la charge de l’erreur
est une erreur dont l’imagination n’est pas responsable. En consé­
quence, la privation d’où résulte l’erreur, et l’erreur qui consiste à
inculper l’imagination d’erreur, ne peuvent avoir d’autre source qu’une
défaillance de l’entendement lui-même.

§ X V . — De là découlent plusieurs conséquences :


Puisque l’erreur est étrangère à l’imagination considérée en soi
et n’est évoquée à son sujet que par l’entendement, le problème de
l’erreur est étranger à l’imagination et est du seul ressort de l’enten­
dement. On comprend donc que ce problème ne puisse s’introduire
ici qu’en marge de la déduction, dans un commentaire annexe, bref
dans un Scolie, et qu’il n’y soit qu’ « indiqué » : « Pour commencer
d’indiquer ce qu’est l’erreur... ». L’ordre de la déduction impose en
effet que, pour le moment, il soit question uniquem ent de l’imagi­
nation considérée en soi.
Pour la même raison, on comprend que l’imagination prise en
elle-même ne soit pas un vice. S’il y a en l’occurrence un vice, c’est
celui de l’Ame-entendement, privée de l’idée adéquate qui prévien­
drait ses fausses interprétations et que, par nature, elle devrait avoir.
L’absence de cette idée n ’est pas une privation pour l'imagination,
puisqu’une telle idée lui est, par nature, étrangère 5960, étant, en effet,
de sa nature, non de donner à. l’Ame l’idée adéquate de son Corps
et des corps extérieurs, mais de traduire en elle, par des idées
confuses et inadéquates, les affections de son Corps.
Ainsi, l’imagination prise en elle-même, non seulement n ’est pas
un vice, étant quelque chose de positif qui ne contient en soi rien
d’erroné, non seulement n ’est pas rendue vicieuse par l’absence de
l’idée exorcisant les fausses interprétations d o n t elle est l’occasion

59. Scolie de la Prop. 17, Ap., pp. 171-172, Geb., II, p. 106 [mots souli­
gnés par nous}. — « Tanmm quatenus consideramr carere idea », Geb., Il,
ibid., 1. 14. Le terme de carere est synonyme de privari, comme l’atteste le
Scolie de la Prop. 35 : « In Scolio Prop. 17 hujus Partis, explicui qua ratione
error in cognitionis privatione consistit », Ap., p. 198, Geb., II, p. 117,
1. 10-11.
60. Sur la privation, cf. Lettre XXI, à G. de Blyenbergh. Ap., III, pp. 204­
205, Geb., IV, p. 129, Lettre XXXVI, à Hudde, Ap., III, p. 251, Geb., IV,
p. 184, 1. 32-35, Eth., IV, Préface, Ap., pp. 423-426, Geb., Il, pp. 207 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 217

pour l’Ame, mais elle ne rend pas l’Ame vicieuse par sa simple
présence en elle.
Bien mieux, elle apparaîtrait comme une vertu. Et si l’^ m e ne la
juge pas teUe, c’est qu’elle lui impute l’erreur dont la source est dans
une privation de son entendement : « Si l’Ame, durant qu’elle ima­
gine co ^tu e lui étant présentes des choses n’existant pas, savait en
même temps que ces choses n’existent pas en réalité, elle attribuerait
cette puissance d’imaginer à une vertu de sa nature, non à un vice > 63
C’est ce qui se produit dans diverses formes de la création artistique.
La formule témoigne bien que, s’il arrive à l’Ame de juger que
l’imagination est un vice, c’est à cause de son ignorance à elle,
c’est-à-dire de son propre vice, et non à cause d’un prétendu vice
de l’imagination.

§ ^ V I. — Que l’imagination soit une vertu, c’est ce qui apparaît


à bien des égards.
Elle l’est d’abord en elle-même, en tant qu’elle exprime la puissance
de Dieu, étant, de ce fait, potentia, vis, donc virtus. D ’où les dénomi­
nations de potestas, potentia imaginandi, vis imaginandi 63 En elle
s’exprime l'effort de l’Ame pour affirmer son Corps 63
De ce chef, elle est une vertu pour l’Ame, car, sans elle, l’Ame
serait privée de la connaissance des choses existant dans la durée
(son existence propre, celle de son Corps, celle des corps extérieurs),
— car l’expérience seule (autre nom de l’imagination) peut lui faire
connaître l'existence des choses 63 — en conséquence son entendement
serait moins parfait : « Certes notre entendement serait plus impar­
fait si l’Ame était seule et qu’elle ne connût rien en dehors d’elle-
même » 63
Comme toute vertu, elle est utile, car, nous faisant connaître les
choses extérieures, elle nous rend capables d ’avoir commerce avec
elles de façon à conserver notre être 63
Donnant à l’entendement la possibilité d’user de mots et de sym-612345

61. Eth., II, Scolie de la Prop. 17, Ap., pp. 171-172, Geb., II, p. 106,
1. 15-18 [mots soulignés par nous}.
62. Eth, II, Prop. 17, Ap., p. 172, Geb., II, p. 106, 1. 17, Prop. 40,
Scolie 1, Ap., p. 209, Geb., II, p. 121, 1 15. — c Per virtutem et potentiam
idem intelligo >, IV, Définition 8.
63. « Nous avons montré [...} que la puissance de V^me (Menti. poten­
tiam) par laquelle elle imagine les choses et s’en souvient dépend de cela
aussi (II, Prop. 17 et 18 avec son Scolie) qu’elle enveloppe l’existence actuelle
du Corps » (III, Prop. 11, Ap., pp. 277-278, Geb., II, p. 119, 1. 21-23); or,
cette puissance d’affirmer le Corps existant en acte, c’est l’effort (conatui)
(III, Prop. 10, Ap., p. 275, Geb., II, p. 148, 1. 16-20).
64. Cf. Lettre X, à S. de Vries, Ap., III, p. 144, Geb., IV, p. 47, 1. 7-10.
65. Eth., IV, Scol. de la Prop. 18, Ap., p. 459, Geb., II, pp. 222-223.
66. Ibid.
218 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L ’ÂME

boles, elle rend possibles les démonstrations de la géométrie et est


indispensable pour la science w.
Mettant devant nos yeux les choses passées en même temps que
la chose présente, elle permet à l’entendement d’embrasser une
m ultitude de choses à la fois et de découvrir en elles, en les compa­
rant, des conformités, des différences et des oppositions (convenien-
tias, differentias et oppugnantias), grâce auxquelles nous parvenons
aux connaissances claires et distinctes du second genre (cf. Scolie
de la Prop. 29). Autrem ent dit, les perceptions imaginatives envelop­
pant les notions communes que l’Ame conçoit spontanément a priori
par son entendement, conformément à la nature de celui-ci, de façon
claire et distincte, et conformément à la nature de leurs objets, comme
propriétés communes des corps “ , la capacité pour l’Ame de concevoir
ces notions par son entendement se trouve liée à sa capacité d’ima­
giner.
Il en résulte que le pouvoir que possède l’Ame de concevoir claire­
ment et distinctement les choses varie en proportion de la richesse,
de la diversité, et de l’ampleur de son imagination, elle-même pro­
portionnée au degré de complexité du Corps (en particulier du
cerveau). En effet, « plus un corps est apte, comparativement aux
autres, à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l’âme
est apte, comparativement aux autres, à percevoir plusieurs choses
à la fois » (Il, Prop. 13, Scolie ; cf. Prop. 14) ; et plus elle est apte
à percevoir plusieurs choses à la fois, plus elle est apte à connaître
les choses par leurs propriétés communes, c’est-à-dire adéquatement.
En d’autres termes, d'autant plus le Corps est complexe, d’autant
plus il a de propriétés communes avec d’autres corps, et d’autant
l’âme dont il est l’objet est plus apte à percevoir adéquatement plu­
sieurs choses (Il, Prop. 39, Coroll.). D ’où l’on voit que, d’autant plus
un corps est élevé dans la hiérarchie des Individus, d'autant plus riche,
ample et variée est l’imagination dans son âme, et d’autant plus,
de ce fait, cette âme peut connaître adéquatement, s’affirmer dans
sa spontanéité, agir par elle seule, dépendre moins des causes exté­
rieures. Puisque la spontanéité de l’âme s'accroît avec sa capacité
d’imaginer, du même pas que, corrélativement, la spontanéité du
corps s’accroît avec son degré de complication, « nous pouvons
par là connaître la supériorité d’une âme sur les autres » 6786970 et, en
particulier, « déterminer en quoi l’Ame humaine diffère des autres
et l’emporte sur elles » Cette supériorité consiste en sa plus grande
force d’imaginer, liée à une plus grande complexité du Corps. Ainsi,

67. Cf. Lettre X V II, à Pieter Balling, A p ., III, p . 1 7 2 , G eb ., IV , p. 77,


1. 15-20.
6 8 . C f. infra, ch ap . X I , § XVI, p p . 347 sqq.
6 9 . Eth, 11, P ro p . 13, Scolie, A p., p . 150, G e b ., I l , p . 97, l. 4-5.
7 0 . Ibi d., G eb ., II, p . 97, 1. 13-14.
ORIGINE DE LA C^INAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 219

c'est de l’ampleur et de la richesse de l’imagination que dépend la


plus haute vertu de l’Ame, à savoir sa capacité de connaître adéqua­
tement.
Aussi n ’est-on pas surpris que la Raison énonce comme un dictamen
la nécessité de développer le pouvoir d’imaginer, c’est-à-dire d’accroî­
tre la disposition du Corps h ^ a i n à être affecté d ’un plus grand
nombre de manières, et q u ’elle considère comme « utile à l’ho^mme >
tout ce qui peut contribuer à cet accroissement (IV, Prop. 38 et 39).
D ’où le Scolie de la Proposition 39 d u Livre V : « Les Corps humains
ayant un très grand nombre d’aptitudes, ils peuvent, cela n’est pas
douteux, être d’une nature teUe qu’ils se rapportent à des Ames
ayant d’elles-mêmes et de Dieu une grande connaissance et dont la
plus grande ou la principale partie est éternelle, et telles qu’elles ne
craignent guère la m ort [...} Et, à coup sûr, qui, co^mme un enfant ou
un jeune garçon, a un Corps possédant un très potit nombre d’apti­
tudes et dépendant au plus haut point des causes extérieures, a une
Ame qui, considérée en elle seule, n ’a presque aucune conscience d’elle-
même ni de Dieu ni des choses ; et, au contraire, qui a un Corps
aux très nombreuses aptitudes, a une Ame qui, considérée en elle
seule, a grandement conscience d’elle-même et de Dieu et des choses.
Dans cette vie donc, nous faisons effort avant tout pour que le
Corps de l’enfance se change, autant que sa nature le souffre et
qu’il lui convient, en un autre ayant un très grand nombre d’aptitudes
et se rapportant à une Ame consciente au plus haut point d’elle-
même et de Dieu et des choses, et telle que tout ce qui se rapporte
à sa mémoire ou à son imagination soit presque insignifiant relati­
vement à l’entendement » ” •
De ces dernières lignes, on doit conclure que, d’autant plus l’im a­
gination est ample et riche dans une Ame, d’autant plus son enten­
dement peut accroître sa puissance ra, de telle sorte que, si considé­
rable qu’ait pu être l’accroissement de l’imagination, celle-ci soit
insignifiante par rapport à l’entendement. Autrement dit, dans un
animal élémentaire, la capacité d’im aginer (de percevoir) étant infi­
niment petite, et l'entendement y étant, de ce fait, quasiment nul, la
proportion en faveur de l’imagination est au maximum ; dans l’homme
parvenu à la connaissance adéquate, la capacité d ’imaginer étant
devenue très vaste, mais, n ’étant toujours que finie alors que la
puissance de l’entendement est devenue quasi infinie, la proportion
en faveur de l’entendement est au maximum, puisque, du fini à
l’infini, le rapport est nul ” 7123

71. Ap., pp. 651-652, Geb., Il, p. 305.


72. Cf. rupra, § XVI, p. 217, le passage cité du Scolie de la Prop. 18,
Livre IV.
73. Que seule importe la proportion entre l'imagination et l'entendement,
et non la faiblesse de l'imagination, c’est ce que confirmerait le Scolie de la
220 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

De là il résulte que, contrairement à ce qu’on serait d’abord


tenté de croire, ce n’est pas la faiblesse, mais la force de l’imagination
qui facilite le salut. Puisque, en effet, l’âme a d’autant plus le pouvoir
de connaître adéquatement que son imagination est plus forte et
plus ample, et puisqu’elle s’affranchit d’autant mieux de la tutelle
imaginative qu’elle a des connaissances adéquates, elle se libérera
d’autant plus aisément et d’autant plus complètement de son imagi­
nation que celle-ci sera plus puissante. C’est pourquoi le développe­
ment de la vertu imaginative est un dictamen Rationis.
Corrélativement, les vices de l’imagination sont imputables, non
à son excès, mais à son défaut. Par exemple, si les Universaux,
« ces notions au plus haut degré confuses », naissent en nous, c’est
parce que la puissance d ’imaginer (vis imaginandi) se trouve infini­
m ent dépassée par la m ultitude des choses extérieures, et qu’elle est
trop faible pour apercevoir les petites différences et le nombre déter­
miné des êtres singuliers (II, Scolie de la Prop. 40).
Cependant, la puissance de forger des fictions (potentia fingendi)
arbitraires et absurdes (par exemple une mouche infinie, une âme
carrée, etc.) n’est-elle pas « d’autant plus grande que nous percevons
plus et que nous comprenons moins » 74 ? Sans doute, mais cela
signifie, non pas que cette puissance s’accroît avec la puissance
d’imaginer (potentia imaginandi), mais qu’elle est d’autant plus grande
que le rapport de l’imagination à l’entendement est en faveur de
l’imagination. Elle s’évanouit lorsque ce rapport est en faveur de
l’entendement, c’est-à-dire lorsque la puissance de l’entendement (la
connaissance), nous rendant incapables de former des fictions absurdes
(des « chimères »), révèle que cette potentia fingendi n’est en réalité
rien d’autre qu’une impuissance de l’entendement, et, par conséquent,
indirectement une impuissance de l’imagination, puisque la puissance
de celui-là est fonction de la puissance de celle-ci.
Par là il s’explique, enfin, que l’entendement humain, quoique pro­
duisant ses idées indépendamment de l’activité cérébrale, d’où dépen­
dent seulement les images, ait d’autant plus de puissance que le cer­
veau a plus de complexité. C’est qu’il ne peut être éveillé à la

Proposition 20 du Livre V : « Cette Ame est passive au plus haut point dont
les idées inadéquates constituent la plus grande partie, de façon que sa marque
distinctive soit plutôt la passivité que l'activité qui est en elle ; et, au contraire,
cette Ame est active au plus haut point dont les idées adéquates constituent
la plus grande partie, de façon que tout en n’ayant pas moins d’idées isnadé-
quates que la première, elle ait sa marque distinctive plutôt dans les idées adé­
quates manifestant la vertu de l'homme que dans les idées inadéquates attes­
tant son impuissance », Ap., pp. 622-623, Geb., II, p. 293, 1. 28-35.
74. De int. emend., Ap., 1, § ^XXVII, p. 250, Geb., II, p. 22, 1. 13-15 :
« Quo mens minus intelligit et tamen plura percipit, eo majorem hab[et}
potentiam fingendi, et quo plura intelligit, eo magis illa potentia dimi-
nu [i} tur ».
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 221

connaissance spontanée de ses idées claires et distinctes que par un


ensemble de perceptions imaginatives suffisamment diverses pour
laisser émerger une multitude de notions communes q u’il pense alors,
selon sa nature, spontanément et absolument, en dehors de toute ima­
gination ” Or, cette riche matière de perceptions imaginatives n’est
possible que dans une âme liée à un corps complexe, doué d’un cerveau
très différencié.

§ ^ V I bis. — Il reste que cette conclusion paraît contredite par


cette déclaration du Théologico-Politique : « Où domine le plus
l'imagination, il y a le moins d’aptitude à connaître les choses par
l'entendement pur, et, au contraire, ceux qui sont supérieurs par
l’entendement, et le cultivent le plus, ont un pouvoir d’imagination
plus tempéré, plus soumis à leur pouvoir et comme refréné, puis­
qu'il ne se mêle pas à l’entendement » 7<\ Mais ce que met en cause le
Théologico-Politique, ce n ’est pas la faiblesse ou la force de l’imagi­
nation, c’est la capacité d’un entendement fort de la dominer. Il n’y
est pas dit que l’entendement est d’autant plus fort que l’imagination
est faible, mais que la domination de l’entendement par l’imagination
diminue l'aptitude de l’Ame à connaître les choses par l’entendement
pur, et q u ’un entendement fort est capable de maîtriser l’imagination.
Il n’est donc pas contredit aux textes qui voient dans une imagination
ample et riche, c’est-à-dire dans l’union de l’Ame avec un Corps de
haute complexité, la condition d’un entendement fort. A la rigueur
pourrait-on concevoir q u ’un développement sans mesure de l’imagi­
nation risquât de submerger l’entendement sous le déferlement des
images, et de le rendre ainsi incapable de les maîtriser et de penser
par lui-même. Mais rien ne serait par là changé pour l’essentiel,
puisque, si l’excès de l’imagination peut nuire à l’entendement, la
présence de l’imagination et son ampleur n’en restent pas moins
pour lui une condition de sa perfection dans une Ame humaine.
Quoi qu’il en soit donc, il semble bien résulter de toutes les
raisons exposées dans le § XVI que l’imagination, selon la vérité, est,
sans conteste, une vertu, tant en elle-même que pour l’Ame qui en
est affectée.

§ ^ V II. Toutefois, cette conclusion ne tient compte que d'un côté


des choses.
D ’abord, pour que l’imagination ne fût pour l’Am e que vertu, il
faudrait que l’Ame fût capable de discerner toujours, et non pas seu­
lement parfois, ce qu’il y a de trompeur dans ce que l’imagination 756

75. Cf. infra, chap. XI, §§ XVII-XVIII, pp. 296 sqq.


76. Theo/. Pol., II, chap. II, Ap., II, p. 41, Geb., III, p. 29, 1. 25-29.
222 DE LA NAlURE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂMI!

lui présente co^mme existant réellement hors de nous. Or, tel n'est pas
évidemment le cas.
D e plus, ajoute le Scolie, l’Ame y verrait une vertu « surtout si cette
faculté d’imaginer dépendait de sa seule nature, c'est-à-dire (Déf. 7,
p. I) si cette faculté qu’a l’Ame d'imaginer était libre » ” Or, ü
apparaît bien qu’elle ne l’est pas, puisque, loin de relever de la seule
nature de l’Ame, elle dépend avant tout de la suite infinie des choses
qui causent les affections du Corps, c’est-à-dire de l'ordre commun de
la Nature 78 : les sensations qui « ont leur origine dans l’imagination
[...] ne naissent pas du pouvoir qu’a l’esprit, mais de causes exté­
rieures, selon que le corps, soit dans le rêve, soit à l’état de veille,
reçoit de tels ou tels mouvements ». Ainsi, « l’imagination [est...]
quelque chose de distinct de l’entendement et par quoi l’Ame a la
condition de patient [... ], [elle est] quelque chose qui tient du
hasard, par où l’Ame p âtit ; nous nous en libérons à l’aide de l’enten­
dement » ” On devrait donc juger qu'elle est pour l’Ame un vice,
puisque, pour l’Ame, la vertu, c’est de triom pher de la servitude
qu'elle doit à son existence dans la durée, et de conquérir par le
développement de l'entendement cette spontanéité ou liberté qui
appartient à son essence comme partie éternelle de l'entendement
divin. Et ce jugement serait fondé ici sur la nature même de l’imagi­
nation, et non, co^m e tout à l’heure, sur la déficience — qu'on lui
imputerait à tort — d ’une autre faculté qu’elle, à savoir l'enten­
dement *®

§ XVII bis. — Il résulte de ce qui précède que, selon le point


de vue où l’on se place, l’imagination apparaît soit comme une vertu
(§ ^ V I), soit comme un vice (§ XVII). Elle apparaît comme un
vice si on la considère comme traduisant la servitude qui afflige
l'existence en acte de tout mode fini (Dieu seul étant cause libre), en
contradiction avec l’idéal de spontanéité interne qui définit pour nous
la vertu ou la perfection (Eth, IV, Préface et D éfinition 8 8*). Elle
apparaît co^mme une vertu si on la considère comme favorisant, au
sein de notre Ame existant dans la durée, le développement de son
entendement et par là même sa libération, bref dans la mesure où elle
est utile à son bien (cf. E th , IV, D éfintion 1).
Toutefois, ces dénominations de vertu et d e vice, d’utile e t de
nuisible, de parfait et d’im parfait sont extrinsèques et subjectives.78901

77. E th ., Il, Scol. de la Prop. 17, Ap., p. 172, Geb., Il, p. 106, 1. 15-20.
Cf. infra, Appendice n° 10.
78. Eth., IV, Prop. 4, dém.
79. De int. emend, Ap., 1, § XLV, p. 265, Geb., Il, p. 32, 1. 3-14.
80. Cf. infra, dans l'Appendice n° 10 : L’imagination comme faculté libre
et le langage, la discussion de la Lettre LXVII, à Pieter Balling, pp. 574 sqq.
81. Eth., IV, Ap., pp. 425, 428, Geb., II, pp. 207-208, 210.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 223

Elles n'ont de sens que relativement au désir de l’homme, et non


au point de vue de Dieu * \ Qu’il s’agisse là d’un jugement que l’Ame
porte par rapport à elle-même, c’est ce qui ressort de la formule
employée dans le Scolie de cette P roposition U : « Si l’^ me
savait [... } elle attribuerait cette puissance d’imaginer à une vertu
de sa nature » , etc. L’absence de liberté n’est pas pour l’imagination
u n vice, puisqu’il appartient à sa nature de ne pas être libre ; la
présence de l’imagination dans l'^ m e n'est pas un vice de sa nature,
puisqu’il appartient à sa nature d’Ame existant en acte dans la durée
de la requérir nécessairement, son essence étant « constituée d’idées
adéquates et d’idées inadéquates » “ • Si cette présence lui apparaît
comme un vice, c’est par rapport à une Ame idéale, qui serait pur
entendement et pure spontanéité. Si elle lui apparaît comme une
vertu, c’est encore relativement à cet idéal, pour autant qu’elle appa­
raît comme utile à sa réalisation. Mais une telle Ame n'a rien de
réel. On la chercherait en vain dans la Nature. C’est un « modèle »
de perfection que nous forgeons arbitrairement comme but et norme
de notre conduite ; c’est un auxiliaire purement pragmatique, bref,
c’est un être de raison “
N ’étant un vice ou une vertu que par rapport à un être de raison,
l’imagination n ’est en soi ni l’un ni l’autre. N é a ^ o in s , ces deux
dénominations et les deux points de vue qui les justifient sont vala­
bles, et indispensables pour le but que se propose le philosophe. Il
lui suffit de se garder d’en être dupe. « Désirant former une idée de
l’homme qui soit comme un modèle de la nature humaine placé devant
nos yeux, déclare Spinoza, il nous sera utile de conserver ces vocables
dans le sens que j’ai dit » “ •
*
**

§ XVIII. — Il convient maintenant de déterminer exactement la


nature de l’idée imaginative considérée en elle-même.82345

82. E th , IV, Préface, Ap., p. 240 sqq. Geb., II, pp. 205-208 : « Bon^ et
malum quod attinet, nihil etiam positivum in rebus, in se scilicet comparais,
indicant, nec aliud sunt praeter cogitandi modos, seu notiones, quas formamus
ex eo quod res ad invicem comparamus », Geb., II, p. 208, 1. 8-11 ; cf. Cogit.
Met., 1, chap. 1, Ap., 1, pp. 429 sqq., Geb., I, pp. 233 sqq., Court Traité, I,
chap. X, Ap, 1, pp. 94 sqq., Il, chap. IV, p. 112 : « L’appétit d'Adam pour
les choses terrestres était mauvais au regard de notre entendement seulement,
et non au regard de l'entendement de Dieu », Lettre XXI, à G. de Blyenbergh,
Ap, III, p. 205, Geb., IV, p. 129, 1. 6-8. — « Rien n’arrive dans la Nature
qui puisse être attribué à un vice existant en elle », E th , III, Préface, Ap.,
p. 25, Geb., II, p. 138, 1. 11-12.
83. Eth, III, Prop. 9, dém., Ap., p. 272, Geb., Il, p. 147, 1. 19. —
Cf. infra, Appendice n ° 3 sur Les diverses définitions spinozistes de l ’Ame et
de l'Homme.
84. Cf. supra, t. 1, Appendice n° 1, pp. 414 sqq.
85. Eth, IV, Préface, Ap., p. 425, Geb., II, p. 208, 1. 15-18.
224 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

L’image (imago) ou affection du Corps est de nature matérielle " ,


et s’oppose à l’idée de l’image, image mentale de namre spirituelle ou
imaginatio Mentis. D ’autre part, elle ne doit pas être confondue avec
la trace (vestig iu m v>), simple modification d’une surface molle du
cerveau, car il n’y a d’images que par le jeu des esprits animaux,
selon le schéma neuro-cérébral décrit plus haut. Sans lui, la trace est
muette et aucune image ne se forme dans le Corps.
Limaginatio Mentis — ou sentiment, — considérée en elle-même
(in se spectata), est exempte de toute erreur 88. Si on la juge
erronée, c’est qu’on la rapporte à un corps extérieur, que précisément
elle ne perçoit pas directement ; mais elle ne saurait l’être, semble-t-il,
quand elle est rapportée à ce qu’elle perçoit directement, à savoir
à l’affection même du Corps. Ainsi, la représentation du soleil,
comme disque de la grandeur d’une assiette, situé en apparence à
quelques centaines de pieds, ne serait fausse que par rapport au
soleil même, mais non par rapport à l’affection que celui-ci imprime
dans le Corps humain, et qui de façon nécessaire ne pourrait être
perçue autrement qu’elle est 89.

86. « Quand l’Ame humaine considère les corps extérieurs par les idées
des affections de son propre Corps, nous disons qu’elle imagine », Il,
Prop. 26, Coroll. dém. — « Les images [...} se forment en nous par la ren­
contre des corps », Prop. 49, Scolie, Ap., p. 236. — « L’essence [...} des
images est constituée par les seuls mouvements corporels qui n’enveloppont
en aucune façon la ponsée », ibid, p. 237. — Cf. aussi III, Prop. 27, dém.,
Prop. 32, Scot. — « Je n’entends pas par idées les images telles qu’elles se
forment sur le fond de l’œil ou au centre du cerveau, mais une conception de
la pensée » (II, Prop. 48, Scot.). — « Il faut donc distinguer soigneusement
entre une idée, ou conception de l’Ame, et les images des choses que nous
imaginons » (ibid., p. 236). Cf. aussi Cogit. Met, I, ch. I, Ap., I, p. 430. —
« Que, si on le préfère, on entende [...} par imagination tout ce qu’on voudra,
pourvu que ce soit quelque chose de distinct de l'entendement et par quoi
l'âme puisse prendre la condition de patient », De int. emend, Ap., I,
§ x l v , p. 265, § x l v i , p. 266. — D'où l’équivalence des deux termes
imaginatio et cerebrum : « Quae sunt in cerebro aut in imaginatione », De
int. emend., Ap., I, § x l i v , p. 264, note, Geb., II, p. 21 note. — Cf. Des­
cartes : « L’imagination est une véritable partie du corps », Regulae, R. XII,
A. T., X, p. 414. On ne manquera pas d’observer que Spinoza n'utilise le
terme d’ « image » que pour employer, dit-il, « des mots en usage »,
précisant qu’il désignera ainsi « les affections du Corps humain dont les idées
nous représentent les choses extérieures comme présentes, même si elles ne
reproduisent pas les figures des choses » (Scot. de la Prop. 17). Visiblement,
il veut prévenir l’erreur qui consiste à faire signifier par ce mot le fac-similé
de la chose extérieure, empreint par elle en nous comme par un cachet.
87. Mot employé par Spinoza dans la démonstration de la Prop. 18,
cf. Geb., II, p. 106, 1. 27.
88. « Mentis imaginationes in se spectatas nihil erroris continere >,
Prop. 17, Scolie, Geb., II, p. 106, 1. 12-13. — Cf. aussi Prop. 35, Scol,
Geb., II, p. 117, 1. 23-24, Prop. 49, Scol, p. 134, 1. 28-29.
89. II, Prop. 35, Scol., IV, Prop. 1, Scol.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 225

§ ^XIX. — Mais si ce sentiment n’est pas faux en lui-même, est-ce à


dire qu’il soit vrai ? N e pourrait-il pas, quoique étranger au faux,
n’être pas positivement vrai ? Problème qui n’est plus du tout celui
de la vérité de l’imagination par rapport à la chose extérieure qu’elle
affirme co^mme présente (et auquel on a déjà répondu), mais qui est
celui du sentiment pris en lui-même comme expression dans l’Ame de
l’affection du Corps. Doit-on considérer que là aussi il n’est ni faux
ni vrai, co^mme ces modes du penser que sont la volonté, le désir,
l'amour, la mesure, le temps, le nombre, le genre, etc. 90 ? N'est-il pas
remarquable que Spinoza ne l’appeUe jamais connaissance, réservant
cette appellation aux seules représentations du Corps, des corps exté­
rieurs et de l’Ame, lesquelles ne nous sont données que par son inter­
médiaire ?
Mais ces modes, ni faux, ni vrais, énumérés plus haut, ne sont tels
que parce qu’ils ne sont pas des idées. Etant soit des affectus non
représentatifs, soit des êtres de raison, il n’y a hors d’eux aucun
corrélat corporel à l’égard duquel on pourrait les juger conformes
ou non, c’est-à-dire vrais ou faux. Puis donc que le sentiment est une
idée, étant le corrélat de quelque chose qui existe hors de lui, à savoir
de l’image matérielle actuellement produite ou reproduite dans le
Corps, la catégorie du vrai et du faux devrait, semble-t-il, s’appliquer
à lui ; et s’il est permis d’affirmer qu’il n’est pas erroné, c’est qu’il
serait vrai, c’est-à-dire conforme à son corrélat hors de lui, c’est-à-
dire à cette image.
D ’autre part, en vertu du parallélisme, tout mode de l’étendue a né­
cessairement sa réplique dans une idée correspondante ; donc l’image
cérébrale doit avoir sa réplique dans l’idée qui la perçoit, et cette
idée, c’est lim aginatio M entis, laquelle devrait être de son objet précis
(l’affection du Corps humain) une perception conforme. Dira-t-on
que « dénuée d’erreur » signifie que l’idée de l’image ne peut trom­
per quand on la considère en elle-même, non seulement sans la rap­
porter au corps extérieur qu’elle enveloppe, mais sans la rapporter
non plus à l’image elle-même ? Mais, puisqu’elle est une idée, il faut
bien qu’elle soit l’idée de quelque chose et qu’elle s’y rapporte
nécessairement ; et ce quelque chose, c’est l’image. Si donc l’idée
imaginative est en elle-même exempte de fausseté, elle doit, semble-
t-il, être la perception vraie de l’image cérébrale.
Cependant, on constate que l’image n’est nullement perçue telle
qu’elle est en soi dans le cerveau, et que l’idée imaginative qui lui
correspond est une sensation qualitative sans commune mesure avec
la nature étendue de son objet, et, de plus, projetée sur le corps
extérieur comme une de ses propriétés. Or, on ne voit pas comment,

90. Cogit. Met., 1, ch. I, § ii , p. 429, § vi, Ap., 1, p. 431, Geb., I, pp. 233­
234, cf. supra t. 1, Appendice n° J.
226 DE LA NATIJRE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

en cessant d’être rapportée faussement à ce corps, elle serait, par là


même, une perception vraie de l’image ; car si, indubitablement,
c’est bien ceUe-ci qui est perçue, à coup sûr aussi, elle n'est pas
perçue selon la vérité, c’est-à-dire conformément à ce qu’elle est
en soi : la perception du soleil, comme disque brillant, grand comme
une assiette, et situé à quelques centaines de pieds de nous, n’a certes
aucune ressemblance avec le soleil lui-même, mais elle n’en a
aucune non plus avec l’image que le soleil détermine dans le
cerveau. Au surplus, si l’idée imaginative était une perception vraie
de l’image, elle serait une idée adéquate, ce qu’elle n’est pas, puis­
qu’elle ne renferme pas en elle la connaissance des causes qui l’expli­
quent. A coup sûr, comme tout mode de l’étendue, l’image doit
être représentée adéquatement dans la Pensée par une idée correspon­
dante ; mais cette idée adéquate est en Dieu et n’a rien à voir avec
l’idée imaginative qui est en notre Ame, car elle renferme, précisé­
ment, les idées de ses causes, lesquelles nous échappent nécessairement.
L’idée imaginative en nous n’est donc pas l’idée vraie de l’image.
On doit alors conclure que l ’imagination, considérée en soi, quoi­
que n’étant pas fausse, n ’est pas, par là même, vraie. Au surplus,
Spinoza, tout en affirmant qu’en elle-même elle n’est pas fausse,
ne dit jamais non plus qu’elle soit vraie. Et l’on pourrait avancer qu’il
n’expulse d’elle la fausseté que pour en expulser aussi la vérité. C’est
pourquoi, étant une perception de l’image corporelle qui, sans être
fausse, n’aurait pas à répondre à la définition de l’idée vraie (1,
Définition 6), c’est-à-dire à la conformité de l’idée et de l’idéat,
elle est dite seulement « indiquer », et, qui plus est, « confusément »,
l’état de notre Corps *\ Si elle n’est pas une indication fausse, elle n’est
pas non plus une idée vraie.

§ ^ X . — Mais comment peut-elle ne pas être fausse sans être


vraie ? Parce q u ’elle ne fait qu’exprimer dans l’Ame une disposition
de son Corps sans représenter celle-ci comme un objet. Par là
l’imagination se rapproche de ces modi cogitandi évoqués plus haut,
qui ne sont pas plus faux que vrais parce qu’ils ne représentent aucun
objet hors d’eux. Elle continue cependant à s’en distinguer, car s’ils
ne représentent aucun objet hors d’eux, c’est qu’effectivement, hors
d’eux, aucun objet ne leur correspond, tandis que, hors de l’imagi­
nation, un tel objet existe : c’est l’image ; mais puisqu’elle ne la
représente pas comme un objet hors d’elle, on n’a pas à se demander
si elle lui est conforme ou non, c’est-à-dire si elle est vraie ou fausse.
Cette perception confuse de l’image, qui ne la représente jamais
comme un objet, et qui, de ce chef, ne nous la fait jamais connaître 91

91. Eth., II, Scot. de la Prop. 17, Ap., p. 171, Geb., II, p. 106, 1. 1-2, IV,
Scol. de la Prop. 1, Ap., p. 431, Geb., Il, p. 211, 1. 15-17.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 227

comme telle, est ce qui, précisément, constitue le sentiment ou la


sensation. En revanche, les connaissances que cette perception enve­
loppe, soit du corps extérieur, soit de mon Corps, en tant que la
nature de l’un et de l’autre est enveloppée dans l’image perçue, est
ce qui, pouvant être jugé conforme ou non à ces objets, peut être
dit vrai ou faux. C’est pourquoi, les idées des affections ne sont
jamais appelées des connaissances ; pourquoi, lorsqu’il s’agit de
démontrer que la connaissance imaginative n’est pas adéquate, cette
démonstration ne porte que sur « la connaissance » du Corps humain,
de ses parties, des corps extérieurs, etc., mais non sur les idées des
affections du Corps humain (Prop. 25-27), et pourquoi, enfin, il n’est
pas question, lorsqu’il s’agit des idées des affections du Corps
humain, de démontrer qu’elles ne sont pas des connaissances adéqua­
tes. On démontrera, en revanche, qu’elles sont des idées confuses
(Prop. 28).

§ ^X I. — En effet, si la perception de l’image a pour premier


caractère de n’être pas fausse en elle-même, elle a aussi ce second
caractère d’être confuse. « L’imagination est une idée qui indique plu­
tôt la disposition du Corps humain que la nature du corps extérieur,
non distinctement à la vérité, mais confusément » 92 « Plutôt la
disposition du corps humain », et non : plutôt la nature du Corps
humain. C’est que la nature du Corps humain n ’est pas mieux perçue
en l’espèce que celle du corps extérieur, étant enveloppée en même
temps que celle-ci dans l’image, c’est-à-dire dans la disposition du
Corps humain, disposition qui est seule directement perçue.
D ’où vient cette confusion ? A coup sûr, d’un défaut de connais­
sance adéquate. Toutefois, elle ne s’y réduit pas. Certes, comme on
le verra plus tard " , l’idée de l’affection est confuse parce qu’elle
n’enveloppe pas la connaissance adéquate du Corps humain et du
corps extérieur, c’est-à-dire des causes de l’affection. Cependant, si
nous percevons confusément ces corps, ce n ’est pas simplement faute
de les connaître adéquatement, c’est parce que leur connaissance nous
est donnée par le moyen (per) des idées des affections du Corps,
qui, elles, sont intrinsèquement confuses. Bref, ce qui cause la confu­
sion de l’idée de l’affection, c’est l’incapacité pour l’Ame de connaî­
tre adéquatement le Corps et le corps extérieur que l’affection enve­
loppe comme ses causes, tandis que ce qui cause la confusion de la
connaissance non adéquate du Corps humain et de celle du corps
extérieur, c’est la confusion de l’idée de l’affection.
En conséquence, la confusion de cette idée doit s’expliquer par 923

92. Eth., IV, Scol. de la Prop. 1 [mot souligné par nous}, Ap., p. 431,
Geb., II, p. 211, 1. 15-17.
93. Cf. infra, ch. IX, S VI, p p . 275 sqq.
228 DE LA NA'rURE ET DE .L'ORIGINE DE L’ÂMË

sa structure. N ’enveloppant pas la connaissance adéquate de ses


causes, elle est inintelligible, et, nous rendant incapables de faire le
départ entre ce qui revient au Corps et ce qui revient au corps
extérieur, elle nous voue à les confondre. Sa confusion résulte donc
de la nature de son contenu 94 Or, ce contenu confus, c’est la qua­
lité 94 Du fait que la qualité, de par sa confusion, ne nous permet
pas de distinguer en elle ce qui revient à notre Corps et ce qui
revient au corps extérieur, nous l’attribuons à l’un ou à l’autre : au
corps extérieur comme sa propriété, à notre Corps comme sa m odi­
fication, la concevant ou comme qualité sensible de la chose exté­
rieure ou comme sentiment de notre Ame percevant une affection
de son Corps.

§ ^ X II. — En tant que la qualité est la confusion propre à l’idée


de l’affection, et en tant que cette confusion résulte de l’impossibilité
pour notre Ame de connaître adéquatement les causes de l’affec­
tion 96, la qualité apparaît comme fondée dans le sujet.
Cependant, en tant que l’affection elle-même enveloppe à la fois
la nature du Corps humain et celle du corps extérieur qui l’affecte, et
en tant q u ’elle constitue effectivement en soi une nature mixte
indéchiffrable pour l’Ame, on pourrait être tenté de croire que la
qualité appartient aux choses mêmes. On retrouverait alors comme
une transposition et un succédané de ce mélange du Corps et de
l’Ame où Descartes voyait le principe de la qualité propre au senti­
ment, sauf q u ’il s’agit m aintenant du mélange de deux corps. Et, de
même q u ’à la notion cartésienne du Corps humain, fondée sur une
union substantielle de deux substances hétérogènes, Am e et Corps,
où le Corps reçoit de l’Ame sa forme et son unité numérique, a été
substituée une union de corps dont la forme et l’unité numérique
(l’individualité) sont fondées dans un mode de l’étendue (la forme
de ce Corps), de même, le principe de la qualité serait situé, non
plus dans l’union substantielle de deux substances hétérogènes : l’Ame
et le Corps, mais dans une union de corps (la nature du Corps humain
et la nature du corps extérieur en tant qu’enveloppées dans l'affec­
tion du Corps humain), exclusivement justiciable de l’étendue.
Il n’en est rien pourtant. Sans doute, en tant qu’elle enveloppe
deux natures, la nature de l’affection rend-elle possible la confusion
de leurs connaissances dans l’idée de cette affection, mais l’affection
elle-même ne les confond pas. N on seulement ce mixte n’est pas,
comme chez Descartes, la permixtio incompréhensible de deux
substances incommensurables, non seulement il n’est pas un mélange 9456

94. Eth., II, Coroll. de la Prop. 29. — Cf. infra, ch. IX, § XI, pp. 288 sqq.
95. Il est à noter que le mot de qualité n’apparaît pas dans l'Ethique.
96. Ibid., Prop. 28. Cf. infra, ch. IX, § VI, pp . 275 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 229

confus, mais il n’est même pas un mélange, car il n ’est que la


résultante mécanique, dans le Corps affecté, de sa rencontre avec le
corps affectant, résultante en droit mathématiquement calculable par
les lois du mouvement. Confusion et qualité naissent donc dans
l’Ame de son inaptitude à faire dans l’affection perçue le départ de ce
qui revient à chacune de ses composantes. Et cette incapacité lui
vient de ce q u ’elle n ’a d’aucune d'elles une connaissance adéquate. La
divergence à l’égard de Descartes est ici extrême, puisque, pour
Descartes, la qualité, qui est, non seulement le confus, mais encore
l’obscur, ne tient pas à notre façon de connaître, mais est objective­
ment présente dans la nature des choses, à savoir dans l’union
substantielle de l’Ame et du Corps 97 Réduite à une apparence
subjective, la qualité est donc dépouillée de toute réalité propre.
Comme chez Leibniz, elle s’évanouirait si se déployaient sous nos
yeux, dans leur infinité, les requisits des deux natures enveloppées
dans l’affection, car nous cesserions alors de les confondre. Mais,
tandis que, chez Leibniz, les requisits de la qualité sont renfermés
en elle, quoique non perçus, ce par quoi elle apparaît comme gonflée
d’une infinité de richesses secrètes, chez Spinoza, ils lui sont exté­
rieurs, et elle n’a d’autre dessous que la simple modification mécani­
quement produite par un corps dans un autre Corps : le nôtre.
En expulsant des choses la qualité, qui, comme « confuse et
obscure », n’est rien d’autre que la « qualité occulte » introduite par
l’union substantielle ", Spinoza satisfait ici encore à ce rationalisme
absolu par lequel, sur ce point comme à propos de Dieu, il s’oppose
radicalement à Descartes.
*
**

§ ^X III. — D éd u ctio n de la m ém oire. — A la Prop ositio n 17,


qui déduit l’idée imaginative d’un corps extérieur considérée isolé­
ment, et à son C o rolla ire , qui déduit la reviviscence de cette idée en
l’absence du corps extérieur, succède naturellement la P ro p o sitio n 18 ,
qui déduit le lien imaginatif de cette idée avec d’autres : « S i le
C o rp s h um ain a été affecté une seule fo is sim ultaném ent par deux
ou u n plu s grand nom bre de corps, sitôt que l ’A m e im aginera plus
tard l’un d’eux, i l lu i souviendra (recordabitur) aussi des autres ». — 978

97. C f. infra, Appendice n° 11.


9 8 . Eth., V , Préface, A p ., p . 5 9 0 , G e b ., I l , p . 2 3 5 , 1. 19-25. — L’obscur
n 'a p o in t de p lace dan s l'u n iv e rs spinoziste. A u cou p le obscur et confus, il
su b stitu e le co u p le mutilé e t confus. L’o b sc u r m a rq u e ra it l ’irra tio n a lité in tr in ­
sèq u e des choses, p a r ex em ple, chez D escartes, l'o b sc u rité de l’u n io n su b sta n ­
tielle A m e e t C o rp s. Le confus m a rq u e ra it se u lem en t u n d é fa u t d u su jet q u i
n e v o it p as ce q u i e n soi est clair e t d is tin c t A in si, l ’idée confuse suppose en
D ie u des idées claires e t distinctes, q u e n o tre A m e m u tile , m ais ce q u i est
a in si m u tilé n ’a in trin sè q u e m e n t rie n d 'o b sc u r, cf., infra, chap. IX , S VII,
p p . 278 sqq. e t Appendice n° 11, p p . 578 sqq.
230 DE LA NATIJRE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

En effet, l’Ame ( C o roll. préc.) imagine un corps extérieur par cette


raison que le Corps humain est affecté et disposé par les traces d ’un
corps extérieur de la même façon qu’il a été affecté lorsque certaines
de ses parties ont reçu une impulsion de ce corps extérieur lui-
même ; et, par hypothèse, le Corps humain a été affecté une fois
par deux corps simultanément, de telle sorte que l’Ame imagine les
deux corps en même temps ; par conséquent, elle imaginera aussi par
la suite les deux corps en même temps, et sitôt qu’elle imaginera
l’un d ’eux, elle se souviendra aussi de l’autre.
Enfin, pour produire une liaison entre plusieurs images, comme
pour produire une image isolée, il suffit que l’affection ait lieu une
seule fois. L'habitus cérébral, ici comme ailleurs, ne requiert nulle
répétition.
Le S colie précise qu’il s’agit là d’une déduction de la mémoire :
« N o u s connaissons clairem ent par là ce qu’est la M é m o ire . Elle n’est
rien d’autre, en effet, q u ’u n certain enchaînem ent (concatenatio)
d ’idées, enveloppant la nature de choses extérieures au Corps humain,
qui se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections de ce
Corps » s9
Cependant, ce qui est déduit là, c’est moins, semble-t-il, la mémoire
elle-même que l’association des idées, c’est-à-dire le mécanisme par
lequel les imaginations s’évoquent les unes par les autres, et ainsi
revivent ensemble. La mémoire proprement dite n’est-elle pas, en
effet, bien autre chose, puisqu’elle se caractérise par la reconnaissance
du souvenir et sa localisation dans le passé, ce qui implique une
référence à la durée ou au temps ?
Partant de là, on a cru pouvoir observer 9100 que ce qui se trouve
ici déduit, c’est moins la mémoire (m em oria) que la réminiscence
(rem iniscentia, recordatio) 101102, celle-ci n’étant que la reviviscence d’une
sensation sans référence à sa durée déterminée, ni à sa localisation
dans le passé, et, de ce fait, n’im pliquant la reconnaissance que très
faiblement, ou même pas du tout. Spinoza lui-même a distingué
réminiscence et mémoire dans le D e intellectus em endatione 1<B :
« Que sera [... ] la mémoire ? Rien [ ... } que la sensation des empreintes
qui sont dans le cerveau jointe à une pensée relative à une durée
déterminée de cette sensation, comme le montre aussi la réminis­
cence 103. Car, dans la réminiscence, l’âme a la pensée de cette

99. Eth., II, Prop. 18, Scolie, A p ., p p . 173 sqq., G eb ., II, p . 106, 1. 35,
p . 1 0 7 , 1. 1-4 [m o ts so u lignés p a r n o u s, sauf le m o t mémoire, sou lig n é p a r
S p in o z a ).
100. Lew is R o b in so n , Kommentar, p. 321.
101. Cf. ici m êm e le m o t recordabitur, G eb ., I l, p . 10 6 , 1. 34.
102. De int. e-mend., A p ., 1, § XLI V, p . 2 6 4 , G e b ., I l , p . 31, 1. 2 0 sqq.
103. P a r « quod etiam ostendit reminiscentia », il fa u t év id e m m e n t e n ­
ten d re : comme le montre aussi, pM contraste, la réminiscence. — D a n s u n e
a d d itio n , S p in o za p ré cise (ibid.) q u e la rém iniscence est u n e m é m o ire incom -
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 231

sensation, mais non sous la forme d’une durée continue ; et ainsi


l’idée de la sensation n’est pas la durée même de la sensation, c’est-à-
dire la mémoire ». Puisque ce qui, dans la Prop ositio n 18 , est déduit
sous le nom de mémoire ne comprend pas l’imagination de la durée
déterminée de la sensation remémorée, la conclusion a paru s’imposer
qu’il s’agit là de la réminiscence plutôt que de la mémoire propre­
ment dite.

§ ^X IV . — Cependant, définir la mémoire par l’association des


idées, c’est-à-dire par « un certain enchaînement des idées », ce
n’est nullement pour Spinoza réduire la mémoire à la réminiscence,
car celle-ci, précisément, ignore un tel enchaînement. C’est ce qui
ressort du texte, cité plus haut, du D e intellectus emendatione. En
opposant la réminiscence, simple pensée de la sensation, à la mémoire,
en définissant celle-ci par la sensation saisie comme une « durée
déterminée » à l ’intérieur d’une « durée continue », Spinoza vise
non pas, comme Bergson le fera plus tard, à opposer la mémoire
motrice à la mémoire de la durée, mais à opposer une pensée de la
sensation, perçue hors de sa durée et sans sa localisation dans le
temps (c’est la réminiscence), à la mémoire proprement dite, où la
sensation remémorée est elle-même saisie avec une référence à son
temps. Or, l’enchaînement des sensations, corrélatif à l’enchaînement
des traces, permet d’assigner chacune d ’elles à une certaine place dans
la chaîne, et de l’apercevoir ainsi comme un moment déterminé dans
une succession d’états eux-mêmes déterminés quant à leur durée. Ces
durées déterminées sont ainsi, en quelque sorte, des morceaux de
durée nombrables et mesurables, se succédant les uns aux autres.
Ainsi naît le temps qui est, précisément, la représentation imagina­
tive de la durée. La durée continue dont parle ici le D e intellectus
em endatione est donc, non la durée indivisible opposée au temps,
mais l’enchaînement sans hiatus des sensations dans le temps. La
perception de la durée proprement dite, dans son unité continue et
infrangible, est hors des prises de l’imagination, et n’est saisie que
par la connaissance du troisième genre, à partir de l’expérience
intellectuelle de léternité.
Si donc Spinoza ne parle pas explicitement ici de la reconnais­
sance et de la localisation, ce n’est point parce que, sous le nom de
M ém o ire, il ne traiterait que de la réminiscence. C’est parce que, en
définissant la mémoire comme « un certain enchaînement d ’idées »,
il en donne le facteur essentiel, facteur que la reconnaissance et la
localisation impliquent. Et cela suffit pour le dessein qu’il poursuit

p lète, p u isq u ’e lle laisse in d éte rm in ée la d u rée de la sensation, se c o n te n ta n t


d ’e n év o q u er l'id é e sans la d é te rm in e r q u a n t à la d u rée p a r sa localisation
d an s le passé.
232 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

ici. L'Ethique, en effet, n’est pas un traité de psychologie (pas plus


qu'il n'est, comme il est dit ailleurs, un traité de logique) ; c’est une
métaphysique qui vise à établir que la connaissance par entendement
donne accès à la félicité et à la béatitude. En conséquence, la déduction
tend à établir uniquement ce qui permettra de mettre en relief la
supériorité, au point de vue de l'Ame connaissante, de l’entendement
sur l’imagination. Dans cette perspective, la reconnaissance et la loca­
lisation dans le passé, qui sont pour le psychologue des faits capitaux,
perdent leur intérêt. En revanche, la déduction de la mémoire comme
un enchaînement d ’idées reflétant les affections du Corps perm et de
saisir ce qu’elle a d’incommensurable avec l'entendement, où l’enchaî­
nement des idées, se déduisant de l’idée de Dieu, ne doit rien au
Corps et dépend uniquement de la spontanéité de l’Ame. Bref, il
s’agit d’opposer la succession du contingent dans le temps, ce qui
est le propre de la mémoire, à la procession du nécessaire indépen­
damment du temps, c’est-à-dire sous l’aspect de l’éternité, ce qui est
le propre de l’entendement.
Cette remarque se confirme si l’on observe qu’il n’est question
ici, ainsi qu'en témoigne le S colie, que de l'association par conti­
guïté temporelle ou spatio-temporelle, et non de l’association par
ressemblance, qui, quoique ayant, elle aussi, sa source dans l’imagina­
tion, puisqu’elle naît du même processus que l’idée générale, ne doit
rien à la simultanéité de certaines affections du Corps : « Nous
comprenons clairement par là, déclare le Scolie, pourquoi l'Ame, de
la pensée d’une chose, passe aussitôt à la pensée d’une autre q u i n'a
aucune ressemblance avec la prem ière » ’04
L'association par ressemblance est donc bien ici hors jeu C’est
qu’elle ne permet pas d’opposer deux enchaînements comportant
chacun une précession de nature différente : la précession imagina­
tive fondée sur l’antériorité dans le temps, et la précession intellec­
tuelle fondée sur l’antériorité logique du principe à la conséquence.
De plus, dans la mesure où elle découvre des « convenientias >
(cf. Scolie de la Prop. 2 9 ), elle se fonde sur des notions communes et
est justiciable de la Raison. Elle s’oppose donc radicalement à l’asso­
ciation par contiguïté dans le temps, qui lie arbitrairement des choses
disparates. De ce fait, l’association par contiguïté dans le temps,
conçue comme l’une des caractéristiques fondamentales de la sphère
imaginative, est appelée à y jouer un rôle prédominant, et l’on n’est
pas surpris de la voir invoquée, dans une théorie extrêmement nomi­
naliste, comme l’unique principe explicatif de la genèse du langage *00.10456

104. Scolie, Ap., p. 174, Geb., Il, p. 107, 1. 13-16 [mots soulignés par
nous).
105. L'association par ressemblance est mentionnée dans le Théologico-
Politique, ch. IV, Ap., II, pp. 86-87, Geb., III, p. 58, 1. 1 sqq.
106. Scol. de la Prop. IR, ibid., pp. 174-175, Geb., Il, p. 107, 1. 13 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 233

§ ^ ^ V . — Le contraste entre l’imagination et l’entendement est


dégagé avec vigueur par le Scolie, lorsqu’il m arque les deux carac­
tères fondamentaux de la mémoire :
1. C’est un enchaînement d’idées qui enveloppent, mais n’expliquent
pas la nature des choses extérieures, car les affections du Corps
humain perçues par ces idées enveloppent à la fois la nature de ce
Corps et celle des corps extérieurs ; au contraire, l’entendement
enchaîne des idées qui révèlent la nature des choses telles qu’elles
sont en soi ;
2. C’est un enchaînement des idées selon l’ordre et l’enchaînement
des affections du Corps ; au contraire, l'enchaînement des idées selon
l’ordre de l’entendement permet à l’Ame de percevoir les choses
par leurs premières causes et selon l'ordre rationnel de leur genèse 107108;
ce par quoi, précisément, elle les connaît telles qu’elles sont en soi.
Par ces deux caractères, la mémoire est pour l’Ame une double
cause de fausseté. EUe l’est, d ’abord, par la nature des idées qu’elle
enchaîne, puisqu’elles ne correspondent pas à la nature des choses ;
elle l’est, ensuite, par l’enchaînement qu’elle impose, puisque celui-ci
ne correspond pas à l’enchaînement des choses, mais à celui des
affections subies par le Corps « au hasard des rencontres » 109-
Ainsi s’expliquent maintes erreurs, par exemple celle de la science
scolastique, de nature empirique, qui prend les idées des affections
du Corps pour les idées des choses, et qui, dans l’ignorance des
vraies causes, croit enchaîner les idées selon l'enchaînement véritable
des causes, alors qu'elle ne fait q u ’enchaîner des images mentales
d'après l’enchaînement des images corporelles. De même aussi s’expli­
que l’erreur de ceux qui, méconnaissant le caractère strictement corpo­
rel de la mémoire, se figurent qu'après la m ort l’Ame conserve les
souvenirs de cette vie, alors qu'ils périssent nécessairement tous lorsque
le corps périt. Ainsi, croyant que l’Ame est immortelle, alors qu’elle
est éternelle, ils confondent l'éternité et la durée *“ •

107. Ibid., Scol., Ap., p. 174, Geb., II, p. 107, l. 4-13.


108. « Ex rerum... fortuito occursu », II, Prop. 29, Scol., Geb., Il, p. 70,
l. 22.
109. Eth, V, Prop. 21, Scolie de la Prop. 23, et Scolie de la Prop. 34.
— « [La mémoire] doit être quelque chose de distinct de l’entendement,
et, [...] à l’égard de l’entendement considéré en lui-même, il n'y a ni mémoire,
ni oubli », De int. em^id, Ap., I, § XLIV, p. 264, Geb., il, p. 31, l. 18­
20. En tant que les idées de l’entendement sont éternelles, étrangères à la
durée, « nous n’observons jusqu’ici (adhuc) aucune mémoire appartenant à
l'esprit pur », ibid., note 1. Par là Spinoza, selon certains (cf. Lewis Robinson,
op. cit, p. 321), s’opposerait à Descartes, qui admet une « mémoire intellec­
tuelle ». Descartes, en effet, constatant que l'entendement pur distingue par
sa réflexion ce qui est perçu pour la seconde fois de ce qui l'est pour la
première, lui attribue une sorte de mémoire où se conservent des vestiges
spirituels tout différents des vestiges cérébraux (A Amauid, 4 juin 1648,
234 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

Enfin, les deux caractères fondamentaux de l’association des idées


sont pour les hommes le principe de deux espèces de divergences,
source à la fois du conflit de leurs opinions et du conflit de leurs
passions :
1° Autant de Corps humains différents, autant de complexions
différentes qui font que, pour la même chose, leurs affections sont
différentes : ainsi, le même corps sera perçu, selon les hommes,
comme vert ou comme rouge, comme chaud ou comme froid, comme
amer ou comme doux : « Il n’y a pas moins de différence entre les
cerveaux q u ’entre les palais » u<\
2° Autant de Corps humains différents, autant de rencontres, d’ha­
bitudes différentes, par conséquent, autant d’associations d’idées dif­
férentes. Pour un soldat, la trace du sabot évoquera un cavalier, la
guerre, et pour un paysan, elle évoquera une charrue, un champ, etc. n\
Au contraire, l’enchaînement des idées par l’entendement, se fai­
sant selon l’enchaînement des causes, est le même pour tous les
hommes 112 L’entendement est donc ce qui unit, l’imagination ce qui
divise : Veritas una, error multiplex. D ’où ce dictamen Rationis :
répudier la tutelle de l’imagination et « vivre sous la conduite de la
Raison », car, dans cette mesure seulement, les hommes « s’accordent
toujours nécessairement en nature » 1 1 3
Pour conclure, on observera que la question de l’opposition entre
l’association des idées (ou mémoire) et l’entendement n’est évoquée,
à l’occasion de la Proposition 18, que dans un Scolie. C’est que, anti­
cipant sur les problèmes relatifs à l’entendement et à la valeur
gnoséologique des idées, elle tombe hors du champ de la déduction,
qui, pour le moment, doit se borner à établir ce que l’association des
idées est en fait. Ainsi, tout ce que l’on conclut de sa nature, relati­
vement aux erreurs dont elle peut être la cause, se réfère à un point

A . T ., V , p p . 192 sqq. ; 2 9 ju ille t 1 6 4 8 , p p . 2 1 9 -2 2 1 ). E ffec tiv e m e n t, o n n e


v o it n u lle th éo rie ap p ro ch a n te d a n s l’Ethique. — Il f a u t n o te r to u tefo is qu e,
dan s so n Entretien avec Burman, D escartes ré d u it la m ém o ire intellectuelle à
la facu lté de se so u v en ir des choses universelles, e t q u ’il e n exclut le so u v e n ir
d e tous les év én e m e n ts sin g u liers nous c o n ce rn an t, A . T ., V , p. 150. O r, c’est
là a u fo n d ce q u e S p in oza so u tie n t, car les idées de l ’e n te n d e m e n t é ta n t
p résen tes éte rn ellem e n t e n lu i, o n a b ien là l’éq u iv a len t de la m ém o ire in te l­
lectu elle q u e D escartes d écrit à B u rm an ; elle exclut, elle aussi, la m ém o ire
des év én em en ts sin g u liers, laq u elle est im ag in ativ e : « Les choses sin g u lières
[existantes} affe c te n t seules l’im a g in atio n », De int. emend, A p ., I, p . 2 6 4 ,
G eb ., II, p. 3 1 , 1. 11-1 2 . E n fait, S pinoza réserve le n o m d e m é m o ire à la
m ém o ire im ag in ativ e des choses d an s la durée.
110. Cf. Eth, I, Appendice, A p., p. 11 4 , G e b ., II, p . 82, 1. 2 0 -2 7 .
111. Eth, II, Scol. d e l a Prop. 18, A p ., p . 174, G e b ., II, p / 107, 1. 13-28.
112. Ibid, G eb., I I , p . 107, 1. 10-13.
113. Eth, IV , Prop. 35.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 235

de vue extrinsèque. Considérée en soi, l’association des idées, pas


plus que les imaginations séparées, n ’a rien de faux, puisqu'elle repro­
duit fidèlement, dans le registre perceptif, la suite des affections du
Corps. Elle est donc une loi de la nature humaine, aussi imprescrip­
tible que toute autre loi de la N ature, par exemple, que la loi du
choc des corps dans l’univers matériel 114. C’est l'Ame qui est dans
l’erreur quand, faute d’y « joindre » une idée adéquate, elle se
figure qu’elle perçoit par ses images l'enchaînement des choses telles
qu’elles sont en soi.

§ ^ X V I. — Déduction de la connaissance du Corps humain.


Cette déduction succède à la déduction de la perception sensible
des corps extérieurs, objet des Propositions 17 et 18. Pourquoi leur
perception a-t-elle été déduite avant celle du Corps propre, alors que
les affections de ce Corps enveloppent plutôt la nature du Corps
humain que celle des corps extérieurs ? C’est que, si les corps exté­
rieurs n’affectaient pas le Corps humain, l’Ame ne percevrait pas
son Corps, puisqu’elle ne percevrait aucune affection. On conçoit
ainsi que la perception des corps extérieurs soit déduite avant la
perception du Corps propre.
Alors que la Proposition 16 avait établi que la connaissance par
l’Ame des affections du Corps humain enveloppe la connaissance
de la nature de ce Corps, et que la Proposition 17 avait implicitement
établi qu’elle enveloppe par là même la connaissance de son exis­
tence, la Proposition 19 démontre qu’il est impossible que la connais­
sance du Corps humain lui advienne autrem ent que par les idées
des affections de ce Corps : « L'Am e humaine ne connaît pas le Corps
humain lui-même et ne sait pas qu’il existe, si ce n'est (nisi} par
les idées des affections dont le Corps est affecté ».
La démonstration comporte deux parties : la première, négative,
établit que l’Ame ne peut en vertu de sa seule nature connaître le
Corps et savoir qu’il existe ; la seconde, positive, établit qu'elle le
connaît en vertu des idées des affections de ce Corps.
1° L’Ame est l’idée ou la connaissance du Corps humain (Prop. 13)
que Dieu a en lui en tant qu’il est affecté par une autre idée de
chose singulière, laquelle est en lui en tant qu’il est affecté par une

114. Théol.-Pol., ch. IV, Ap., II, pp. 86-87, Geb., III, p. 58, 1. 1-4. —
L’association des idées est une loi de la nature humaine, tout comme les lois
du mouvement sont les lois de la nature des corps : toute loi est une règle
universelle qui suit nécessairement de la nature des choses, ibid., Ap., p. 86,
Geb., p. 57. — Cette conception de la loi, en accord avec celle de Leibniz,
s’oppose à celle de Malebranche. Elle influencera Montesquieu.
236 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

troisième, et ainsi à l’infini (Prop. 9) ; ou (vel) en tant qu’il est


affecté par les idées des multiples corps ou causes dont dépend la
subsistance de celui-ci, car le Corps humain ne peut subsister qu’en
se régénérant en quelque sorte (quasi) sans cesse par un très grand
nombre de corps (Postulat 4). En conséquence, Dieu a l’idée du
Corps humain (ou Ame) en tant qu’il est affecté d’un très grand
nombre d’autres idées, et non pas en tant qu’il constitue la nature de
l’Ame humaine. Il en résulte (deuxième conséquence dn Coroll. de la
Prop. 11) que l’idée que Dieu a du Corps humain n’est pas une idée
que l’Ame a, et que l'Am e ne connaît pas le Corps humain, puisqu’elle
est étrangère à la connaissance que Dieu en a.
2° Mais (A t) les idées des affections du Corps humain sont en
Dieu en tant q u ’il constitue la nature de l’Ame humaine, c’est-à-dire
que Dieu perçoit nécessairement ces affections dans l’Ame qu’il
constitue, de sorte que l’Ame les perçoit nécessairement (Prop. 12).
Par là, elle perçoit le Corps humain lui-même, car, percevant les
affections de ce Corps, elle perçoit de celui-ci nécessairement la
nature (Prop. 16) et le perçoit comme existant en acte (Prop. 17) I1S16-
D ’où la conclusion : « Dans cette mesure seulement (eatenus
tantum) [c’est-à-dire en tant qu'elle perçoit les affections du Corps
humain} l’Ame perçoit le Corps humain lui-même » nl\

§ ^X V II. — La première partie de cette démonstration s’appuie


sur deux prémisses.
a) L’une énonce, en vertu de la condition générale de la production
en Dieu de toute idée de chose singulière (Prop. 9), la condition de
la production en Dieu de l'idée du Corps humain ; elle se situe uni­
quem ent dans la Pensée. b) L’autre énonce les conditions de la subsis­
tance en Dieu de l’idée du Corps humain, conditions corrélatives de
celles qui rendent possible la subsistance de ce Corps dans l’univers
des choses étendues (Postulat 4) ; elle se fonde en premier sur le
parallélisme universel. Se bornant aux idées des causes de la régéné­
ration du Corps, c’est-à-dire aux idées des causes qui entretiennent
sa vie, elle a une portée plus restreinte que l’autre (Prop. 9), qui
englobe les idées des causes de sa naissance et de sa mort.
L’une considère les causae fiendi, qui, produisant l’existence du
Corps humain, sont, en langage cartésien, les causes de sa création ;
l’autre, considérant les causae existendi, qui assurent sa subsistance,

115. La référence à la Prop. 17 sous-entend comme allant de soi que la


démonstration qui valait pour les corps extérieurs vaut aussi pour le Corps
humain, étant donné que l'affection de ce Corps n’implique pas moins la
narnre de celui-ci que la nature de ceux-là.
116. Eth, Ap., pp. 175-176, Geb., II, pp. 107-108.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 237

sont, e n langage cartésien, les causes de sa conservation m . Le mot


vel “ *, qui fait passer de l’une à l’autre, ne marque pas une identité,
mais une précision limitative. Toutefois, ü ne marque pas non plus
une opposition, ni une alternative. En effet, les causae fie n d i et les
causae essendi ne sont en réalité qu’une seule et même sorte de
causes considérée sous deux aspects différents, du fait que la puis­
sance de conserver est la même que celle de faire exister et requiert
autant de force qu’elle 119, et du fait que le Corps humain, étant une
réalité complexe, — car il comprend une infinité d ’individus réunis
en un seul, — suppose, pour la production de son existence, un
ensemble complexe et infini de séries infinies de causes. Or, cet
ensemble doit comprendre aussi en lui l’ensemble des causes qui
compensent sans cesse chez l’Individu le dépérissement résultant de
causes contraires, et assurent sa subsistance par une sorte de régéné­
ration continuée. L’ensemble des causes qui déterminent son exis­
tence ne fait donc que se poursuivre, en quelque sorte, dans l’en­
semble des causes qui assurent la conservation de son existence, la
régénération étant dans une certaine mesure la génération qui se
reproduit 12°.
De ces deux prémisses se tire cette conclusion que, le Corps étant
produit par une infinité d’autres choses, Dieu connaît le Corps en
tant qu’il est affecté des idées de cette infinité d’autres choses, et
non en tant qu’il est affecté de l’idée du Corps, c’est-à-dire de
l’Ame. Donc l’Ame, par nature, ne connaît pas le Corps humain.
D e prim e abord, une telle conclusion peut surprendre, puisque,
de l’Ame définie comme idée ou connaissance du Corps humain,
on démontre qu’elle ne connaît pas le Corps humain.
Pourtant, il n’y a là rien de contradictoire. En effet, l’idée consti­
tutive de l’Ame, ou connaissance du Corps, est en Dieu en tant
qu’il est affecté d’un très grand nombre d’idées autres que l'A m e ,
idées qui sont les causes par quoi précisément cette Ame ou cette
connaissance du Corps est produite ou constituée. Puisque Dieu a
cette idée constitutive de l'Ame, ou la connaissance du Corps,
par des idées autres que l ’A m e , il ne l’a pas en tant qu’il constitue
l’Ame, donc (deuxième conséquence du Coroll. de la Prop. 11) 121
l’Ame n’a pas cette idée ou cette connaissance du Corps.
Une objection vient à l’esprit :
L’Ame singulière elle-même est une partie de l’ensemble infini
d ’idées par lesquelles Dieu a l’idée ou la connaissance du Corps178920

117. Cf. infra, note 119.


118. Geb., II, p. 108, 1. 4.
119. Cf. supra, t. 1, chap. XII, § IV, pp. 329-330.
120. Spinoza écrit seulement « quasi regeneratur », Ap., p. 170, Geb., Il,
p. 108, l. 6.
121. Cf. supra, chap. V, § X, p p . 118 sqq.
238 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

humain. C’est ce qui est évident, et ce qui ressort des premiers mots
de la démonstration : « Mens humana est ipsa idea [...] Corporis
humant [ ...] quae in Deo quidem est, quatenus alia rei singularis
idea affectus consideratur ». N e doit-on pas alors, non pas refuser à
l’^ m e toute connaissance du Corps, mais lui en reconnaître une
connaissance inadéquate ?— Nullement, car être une partie de la
connaissance que Dieu a du Corps, ce n’est pas avoir à l’intérieur
de soi une partie de la connaissance que Dieu en a. Cette partie est
en Dieu ; elle est l’Ame singulière, mais elle n’est pas dans cette
Ame. Bref, l’Ame singulière est dans la connaissance que Dieu a du
Corps ; mais loin que cette connaissance soit dans l’Ame, ne fût-ce
qu’en partie, c’est elle-même qui en est une partie, sans en avoir en
elle la moindre partie.
§ ^X V III. — Pour que l’Ame connaisse le Corps, ne fût-ce que
partiellement, il faut que, à l’intérieur de l’idée qui constitue sa
nature, elle puisse former pour elle un concept de son Corps (cf. la
D éfinition 3, qui définit l’idée dans l’Ame). Mais comment le
peut-elle ?
C’est ce q u ’établit la seconde partie de la démonstration.
Celle-ci se fonde sur les conclusions des Propositions 12, 16 et
17 : on a vu que Dieu perçoit tout ce qui arrive dans l’objet de
l’Ame, c’est-à-dire les affections de son Corps, en tant qu’il constitue
la nature de l’Ame (Prop. 12) ; il en résulte que, de par la première
conséquence du Corollaire de la Proposition 11 ’22, l’Ame perçoit en
elle les affections de son Corps ; comme, d’autre part, elle perçoit
par ces affections la nature de son Corps (Prop. 16), elle le perçoit
comme existant en acte (Prop. 17), et forme en elle l’idée de son
Corps.
Remarque. — On voit par là que, les affections du Corps dispa­
raissant en même tem ps que lui, l’Ame ne le perçoit plus dès qu’il
s’anéantit, et qu’ainsi elle est incapable de percevoir sa mort. Son
incapacité à cet égard ne tient pas seulement à ce facteur négatif :
l’absence des affections de son Corps, mais à un facteur positif :
l’impossibilité pour elle de percevoir la cause de la destruction du
Corps, car cette perception est exclue par eUe (III, Prop. 10) 12S.
D ’autre part, elle ne peut non plus connaître la naissance du Corps,
car l’avènement de son Corps, tout comme sa disparition, dépend
d’une série de causes que Dieu ne saurait connaître en tant qu’il
constitue l’idée de ce Corps, c’est-à-dire l’Ame. En revanche, elle peut
percevoir la persistance de son Corps dans la durée, par la perception
continuelle des affections qui ne cessent de le modifier. Mais l’impos­
sibilité où elle est de connaître sa naissance et sa chute dans la123

122. Cf. supra, chap. V , § X, ibid.


123. Cf. supra, ch. V II, § XII, p. 21 1 , note 44.
ORIGINE DB LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 239

mort ne lui permet qu’une perception indéfinie et très inadéquate de


sa durée, puisqu’elle en ignore les limites (le terminus a quo et le
terminus ad quem) 124125.

§ ^ X IX . — L’Ame, définie comme idée ou connaissance du Corps


humain existant en acte, étant dite percevoir le Corps humain,
c’est-à-dire avoir la connaissance ’25 de ce Corps en tant qu’elle
perçoit en elle les affections de ce Corps, on doit distinguer l’une
de l’autre ces deux connaissances du Corps humain : l’une, qui
constitue la nature même de l’Ame considérée en Dieu comme
l’idée que D ieu a du Corps humain ; en ce sens, l'Ame est l’idée du
Corps humain ; l’autre, qui n’en constitue pas la nature, mais que
l’Ame conçoit à l’intérieur d’elle en percevant les affections du
Corps dont elle est l’idée ; en ce sens, l’Ame a la connaissance du
Corps humain. Comme, par nature, l’Ame est l’idée de ce Corps, on
doit dire que l’idée du Corps hum ain (constitutive de la nature de
l’Ame) a la connaissance du Corps humain en percevant les affections
de ce Corps.
Ces deux connaissances sont différentes, car la première est adé­
quate, comme le sont toutes les idées en Dieu, tandis que la seconde
ne l’est pas, comme le sont toutes les connaissances que l’Ame a des
choses singulières existant en acte dans la durée.
L’idée que l’A m e est (en Dieu) n’étant pas la connaissance que
l’A m e a, l'^ m e n’a pas l’idée de ce que l’Ame est en Dieu, c’est-à-dire
qu’elle n’a pas l’idée de l’idée du Corps que Dieu a. Cependant ne
l’a-t-elle pas malgré tout, puisque XEthique la conçoit et la déduit ?
Certes, mais concevoir à partir de l’idée de Dieu que l’Ame a, ce
que l’Ame est en Dieu et comment Dieu a l’idée adéquate du
Corps du fait q u ’il embrasse toutes les causes du Corps, ce n’est pas
embrasser soi-même les idées de toutes ces causes et avoir la percep­
tion même que Dieu a du Corps. Connaître philosophiquement com­
m ent D ieu perçoit les choses singulières existant en acte, ce n’est
nullement avoir de ces choses la perception même que Dieu en a.
L’idée que l’A m e est, définie comme lidée du Corps que Dieu a
en tant qu’il est affecté par les idées d’autres choses singulières, ne
doit s’entendre que de l’idée d’un Corps existant en acte, car c’est
dans ce cas seulement que le Corps est conditionné par une infinité
de causes externes. Mais il y a aussi en Dieu une idée du Corps qui
ne dépend pas d’une série infinie de causes externes, c’est l’idée de
l’essence singulière du Corps, idée éternelle tout autant que cette

124. Cf. Eth., II, Prop. 30, Ap., pp. 192-193, III, Prop. 9, Ap., pp. 272­
273, Scol. de la Prop. 11, Ap., pp. 277-278.
125. Généralement, Spinoza n'appelle pas idée la connaissance que l'Ame a
des choses (Corps humain, corps extérieur, Ame) par les idées des affections de
son Corps. Cf. à ce sujet, infra, ch. IX, § IV bis, pp. 269 sqq.
240 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

essence même. Cette idée, considérée en eUe seule, c’est-à-dire indé­


pendamment des idées de toutes les autres essences singulières, est
adéquate, car l’actualité de l’essence qui est son objet ne dépend pas
d ’une infinité de causes extérieures singulières se déterminant en
cascade les unes les autres dans la durée, mais seulement de Dieu qui
la produit absolument. D e ce fait, considérée en elle seule, cette
idée contient en elle, de la même façon que son objet, la totalité
de sa cause. Cette idée, éternelle comme son objet, partie éternelle
de l’entendement divin, constitue la nature de l'Ame comme pur
entendement. Mais, de cette idée-là, il n'est pas question ici 126*128.

§ ^ ^ X . — Quel est le rapport entre l'idée ou la connaissance que


l’Am e est du Corps humain et la connaissance que l'Am e a de ce
Corps ?
Tout d’abord, la connaissance du Corps humain que l’Ame est
doit être logiquement antérieure à la connaissance de ce Corps que
l’Ame a, car l’Ame ne pourrait pas percevoir les affections de ce
Corps, ni par conséquent son Corps, si elle n ’était pas déjà là pour
les percevoir. Puis donc que l'idée du Corps humain qui constitue la
nature de l’Ame doit être déjà là à titre de condition de la perception
des affections de son Corps et de la connaissance de ce Corps enve­
loppée par cette perception, l'idée du Corps que l’Ame est ne
saurait résulter de l’expérience que l’Ame prend de son Corps en
percevant ses affections, car elle rend possible cette expérience même.
Cette idée naît à l'existence dès que le Corps existe, puisqu'elle est
l’Ame même. En ce sens, on peut la dire, dans la rigueur du terme,
congénitale. Au contraire, la connaissance du Corps que l'Ame a
est acquise par l’expérience. Elle est donnée par l’idée de l’affection
du Corps, non moins que la connaissance des corps extérieurs. Elle
répond aux affections causées dans son Corps par les corps extérieurs,
en tant que ces affections enveloppent, outre la nature de ces corps,
la nature de son propre Corps. De là il résulte que l'idée du Corps
existant en acte, en tant qu’idée constitutive de la nature de l’Ame,
apparaît comme le contenant de toutes les idées des affections du

126. Il est répondu par là à la critique de André Darbon (op. cit., pp. 155­
156), qui, doutant de la rigueur des démonstrations spinozistes et de la vali­
dité de leurs conclusions, écrit à ce propos : « On peut [...} se demander si
l’affirmation que l'âme connaît l'essence du corps se concilie avec la Propo­
sition 19 de la partie II, selon laquelle elle ne connaît le corps humain et ne
sait qu’il existe que par les idées des affections dont le corps est affecté >.
Cette question que l'auteur se pose à lui-même vient de ce qu'il n'a pas
aperçu que les conditions de la connaissance de l'existence du Corps n'ont
rien à voir avec les conditions de la connaissance de son essence, les condi­
tions de la production de son existence et celles de la production de son
essence étant toutes différentes (sur ce dernier point, cf. stl'fra, t. I, ch. XII,
SS II-III, pp. 525 sqq.).
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 241

Corps, et que la connaissance du Corps que l’Ame acquiert par


l’expérience des affections de ce Corps apparaît comme appartenant,
avec toutes les autres idées et connaissances, au contenu de ce conte­
nant.
Au contenant, qui est congénital, s’oppose le contenu, qui est
empirique. L’idée du Corps existant en acte comme idée constitu­
tive de la nature de l’Ame, considérée en elle-même comme le conte­
nant des perceptions, est donc une conscience possible où l’image du
Corps lui-même n’est pas encore dessinée et ne surgit pas encore
comme un objet parmi les autres. Cette idée ne fait donc que cir­
conscrire pour l'Ame imaginative le champ de conscience à l’intérieur
duquel tombent toutes les imaginations des choses (Corps humain,
corps extérieurs, Ame), conscience vide que remplissent ces imagina­
tions au fur et à mesure que sont perçues les affections du Corps
exprimant les effets sur lui des causes grâce auxquelles il est perpé­
tuellement régénéré et sauvé de la mort.
Certes, l’idée du Corps que Dieu a et qui définit l’idée que l’Ame
est en D ieu n’est pas en soi une conscience absolument vide, puis­
qu'elle est connaissance, et même connaissance adéquate d’un objet :
le Corps. Mais, comme par cette connaissance que Dieu a, l’Ame, à
l’intérieur d’elle-même, ne connaît rien, l’Ame, définie comme l’idée
que Dieu a du Corps, peut être conçue, par rapport aux idées des
affections par lesquelles l’Ame imaginative a en elle la connaissance
du Corps, comme une forme vide par rapport à un contenu.

§ X ^ X I. — Cependant, une telle conscience vide, considérée isolé­


ment, serait un néant de conscience, et l’Ame, se définissant comme
idée ou connaissance du Corps, s’évanouirait sans la perception des
affections de son Corps, puisque c’est seulement par cette perception
qu’elle en a la connaissance. Ainsi, bien que, de par sa nature, comme
idée du Corps, l’Ame conditionne l’expérience qu’elle a tant des
affections de son Corps que de son Corps lui-même, on ne saurait en
conclure qu’elle existe avant cette expérience, pour ce que, condition­
nant celle-ci, elle doit déjà être là pour pouvoir la recueillir en elle.
Bref, l’Ame ne saurait comporter par elle-même, indépendamment
de toute expérience, quelque sentiment inné du Corps ; et la première
partie de la démonstration de la Proposition 19 a effectivement
établi, on l’a vu, que considérée en eUe-même, abstraction faite des
idées des affections de son corps, l'Ame ne peut avoir du Corps la
moindre connaissance. Comme contenant des perceptions, l’Ame est
donc logiquement, mais non chronologiquement, antérieure au con­
tenu : contenant et contenu sont indissociables et simultanés, l’Ame
existante étant aussi impossible sans la perception des affections du
Corps que cette perception sans elle. De ce fait, la connaissance du
Corps que l'Ame a par la perception des affections du Corps vient
242 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

coïncider en un certain sens avec l'idée ou la connaissance du Corps


que l’Ame est par nature ; car, si la première idée est empirique,
eUe doit aussi, cependant, comme l’autre, être congénitale. L'Ame,
co^mme idée du Corps humain, naît à l’existence, disions-nous, dès
que le Corps existe ; mais, au premier moment que le Corps existe,
il existe aussi des affections. En conséquence, dès le premier moment
où le Corps existe, l’Ame, comme idée ou connaissance du Corps
humain existant en acte, a nécessairement les idées des affections de
ce Corps, et a par celles-ci la connaissance de son Corps.
Toutefois, quoiqu’elles soient simultanées et coïncident en un cer­
tain sens, en un autre sens, elles restent distinctes. L’idée ou la
connaissance du Corps qui constitue l’Ame est celle qui accueille les
idées des affections, la connaissance du Corps qui résulte des idées
de ces affections prend place, avec ces idées, dans le contenu de
l'idée constitutive de l'Ame ; l’idée ou la connaissance du Corps qui
constitue 1'Ame semble devoir être conçue comme la forme immuable
de la conscience où se succèdent et s’organisent les idées changeantes
des affections du Corps ; la connaissance du Corps, qui résulte de la
perception de ces affections, semble, au contraire, devoir se trans­
former et s'enrichir sans cesse, au fur et à mesure que ces idées se
succèdent.

§ ^ ^ X I I . — Cette idée du Corps humain comme unité d'une


dualité se comprend aisément à partir de la physique du Corps
humain. Celui-ci n'est nullement une substance antérieure par nature
à ses affections ; il ne peut, comme une substance, être pensé « dans
sa vérité abstraction faite de ses affections 127. Au contraire, il est
une union de modes en perpétuel changement, union fondée sur
une loi imposant à ces modes la même proportion constante de
mouvement et de repos 128129. Les affections du Corps ne sont pas de
simples altérations superficielles causées accessoirement en lui par
les corps extérieurs, mais elles appartiennent en quelque sorte à sa
structure interne, les affections de son tout dépendant des affections
de ses parties, et les affections du tout enveloppant la nature du tout
parce que les affections des parties enveloppent la nature des parties
(cf. II, dém. de la Prop. 28) m .
Enfin, ces affections (affectiones) sont liées aux variations de la
puissance d'agir du Corps (affectus), dont le degré d’amplitude est
régi par la loi de proportion qui définit le Corps. ll est donc impos­
sible de concevoir séparément le Corps humain et ses affections. Se
donner l’un, c'est par là même se donner nécessairement les autres.

127. Eth., I, Prop. 5, dém., Ap., p. 28, Geb., II, p. 48, 1. 10-12.
128. Cf. sufwa, ch. VI § § XIII sqq., pp . 165 sqq.
129. Cf. infra, ch. IX, § III, p p . 275 sqq., § VI, p p . 275 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DES CORPS 243

H en va de mêm e pour son corrélat dans la Pensée, à savoir l'Ame.


Co^mme le Corps, l’Ame n’est pas une substance antérieure par nature
à ses affections, mais une union de modes changeants coordonnés par
une loi. Ainsi, se donner l'^m e, c’est se donner par là même ses
affections, et la connaissance du Corps hum ain que ces affections
enveloppent.
Pourtant, malgré leur coïncidence, l’idée ou la connaissance du
Corps qui constitue ce que l'Ame est et la connaissance du Corps que
l'^ m e a restent, répétons-le, deux idées distinctes : l’une est l’idée
de la loi qui rend possible le Corps en organisant ses parties compo­
santes par l’accord de leurs mouvements et en maintenant à chaque
instant cet accord, l’autre est l'idée du complexe même que cette
loi à chaque instant organise et domine. L’une est la forme de
conscience qui impose l'unité aux diverses perceptions, l’autre est
le complexe même de perceptions que cette forme une rend possible
et à partir duquel l’Ame perçoit empiriquem ent son Corps et sait
q u ’il existe. Enfin, la form e et le contenu que cette forme organise
sont indissociables : pas de loi organisatrice sans les éléments à
organiser, pas d’éléments de l'Individu comme tel sans la loi qui les
organise.

§ XXXIII. — Quoique aussi inadéquate que la connaissance des


corps extérieurs, la connaissance du Corps humain l’emporte néan­
moins sur elle. En effet, l’Ame ne peut percevoir les affections de
ce Corps sans le percevoir lui-même effectivement, car, si elle ne le
percevait pas, ces affections seraient nécessairement perçues, non
par elle, mais par une autre Ame ; or, c’est elle qui les perçoit
{Prop. 12, Prop. 13 et son Scolie). Elle ne saurait donc se tromper,
lorsque, à partir des idées des affections du Corps, elle affirme que
ce Corps existe.
Au contraire, lorsque, à partir des mêmes idées, elle affirme
l’existence actuelle de tel ou tel corps extérieur, elle peut se tromper,
puisqu'elle peut l’affirmer alors qu’il n ’existe pas ( Coroll. de la
Prop. 17). Aussi, bien que, en tant que confuse, la connaissance
imaginative de son Corps ne soit pas privilégiée par rapport à la
connaissance imaginative des corps extérieurs, en un autre sens, elle
l'est, puisque, en ce qui concerne l’affirmation de l’existence présente
de la chose, elle échappe au doute.
Est-ce à dire que l'imagination puisse garantir elle-même l’existence
de ce Corps qu’elle nous fait « savoir » ? Nullement, puisque toute
image tend par nature à affirmer l'existence de son objet, même
quand il n’existe pas ; et si nous sommes assurés de ne pas nous
tromper quand, sur la foi de ce q u ’elle nous enseigne, nous affirmom
que notre Corps existe, c’est seulement, comme il ressort des démons­
trations des Propositions 11 et 13, q u ’il a été établi a priori : 1° qu’une
244 DE LA NA1URE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

idée qui existe en acte a pour objet une chose qui existe en acte
(Coroll. de la Prop. 8) ; 2° que Dieu ne perçoit les affections d’un
objet qu'en tant qu’il est affecté de l’idée de cet objet ou constitue
cette idée ( Coroll. de la Prop. 9) ; 3 ° que l’Ame a les idées qui sont
en Dieu pour ce que Dieu a lui-même ces idées en tant qu'il la
constitue (première conséquence du Coroll. de la Prop. 11). La percep­
tion des affections du Corps par l’Ame, invoquée alors comme un
fait (II, A xiom e 4), perm et simplement de subsumer notre Corps
sous l’objet dont notre Ame a nécessairement l’idée (Prop. 13).
La connaissance imaginative de la nature de notre Corps et de son
existence peut bien en effet comporter l’absence de doute, mais non
la certitude proprem ent dite 13°, car celle-ci est le privilège de l’idée
adéquate, et l'imagination est connaissance inadéquate. En outre,
n’étant pas moins confuse que l’imagination des corps extérieurs,
elle peut, tout autant qu’elle, donner lieu à des méprises en ce qui
concerne, sinon l’existence actuelle de notre Corps, du moins sa
nature. C’est pourquoi, si je ne puis me tromper lorsque, percevant
les affections de mon Corps, j’affirme qu’il existe présentement,
je reste exposé à affirmer faussement ce qu’il est, par exemple, dans
l’illusion des amputés. Spinoza, toutefois, n'a pas invoqué cet exem­
ple 130131.

130. Cf. Eth., II, Prop. 49, Scolie, Ap., p. 235, Geb., Il, p. 131, 1. 20-23.
131. Spinoza fait partir de cette Proposition 19 la série des Propositions
traitant du problème de l'erreur (Pro-p. 19-35), ainsi qu'il l'indique dans la
Proposition 43. Toutefois, on a vu que ce problème commence à être, sinon
traité, du moins expressément évoqué, dès le Scolie de la Proposition 17.
CHAPITRE VIII

O R IG IN E
DE LA C O N N A IS S A N C E IM A G IN A T IV E
( su ite et fin )
III. — Déduction de l’origine de la connaissance imaginative
de l’A m e (Réplication idée du Corps (Ame} -
idée de l’idée du Corps [idée de l’Ame]).
(Propositions 2 0 à 23)

§ 1. — Les Propositions 14 à 19 ont envisagé l’Ame comme idée


du Corps hum ain et déduit, selon la réplication Corps-idée du Corps,
la connaissance que, par la perception des affections du Corps
humain, l’Ame a des choses extérieures et du Corps humain. Les
Propositions suivantes (20-23) envisagent l’Ame comme idée de
l’idée, mais ceci en fonction de l’idée qu’elle a du Corps humain.
En conséquence, elles déduisent, en vertu de la réplication idée du
Corps-idée de l’idée du Corps, la connaissance qu’elle a d’elle-même.
Il en résulte que ces Propositions s’obtiennent co ^m e par un rabat­
tement sur le plan de la conscience de soi (idée de l’idée) des
propositions déjà démontrées sur le plan de la conscience des choses
(idée de l’objet). La conscience empirique que l’A m e a d’elle-même
et de ses états va se trouver ainsi déduite à partir du Corps, comme
l’a été la connaissance empirique du Corps humain et des corps
extérieurs. On voit ici l’imagination, expression directe du Corps,
exercer sa domination sur le dedans de l’Ame, incapable de s’affirmer
jusque dans la conscience de soi, selon l’autonomie et l’intériorité
qu’implique sa définition c o ^m e idée de l’idée. L’intérieur est alors
réduit à une pure traduction mentale de l’extérieur.

§ II. — Les Propositions 20 et 21, situées au point de vue du Corps,


introduisent la réplication idée du Corps-idée de l’idée du Corps en
identifiant le rapport de l’idée de l’Ame à Dieu au rapport de
l’Ame à Dieu (Prop. 20) et le rapport de l’idée de l’Ame à l’Ame
au rapport de l’Ame au Corps (Prop. 21). Il en résulte que l’union
de l’idée et de l’idée de l’idée a le même fondement que l’union du
Corps et de l’idée du Corps.
Selon la Proposition 20, « D e l’A m e humaine aussi une idée ou
connaissance est donnée en Dieu, laquelle m it en D ieu de la même
manière et se rapporte à Dieu de la même manière que l’idée ou
connaissance du Corps hwmain ».
246 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

La démonstration comporte deux points :


1° De l’Ame, idée du Corps, une idée est nécessairement donnée
en Dieu. — En effet, Dieu a l'idée de tous ses modes (Prop. 3 ), et
l’Ame étant un de ces modes (Prop. 1 1 , dém.), Dieu en a nécessaire­
ment l'idée. Donc l’Ame ne peut être donnée sans que l’idée de
l’Ame soit nécessairement donnée en Dieu.
2° Cette idée de l’Ame se rapporte à Dieu de la même façon
que l’idée du Corps, ou Ame. — En effet (Prop. 9 ) , l’idée de l’Ame,
étant finie, est en Dieu, Chose Pensante, non en tant q u ’il est infini,
mais en tant qu’il est affecté d’une autre idée de chose singulière
(c’est-à-dire de l’idée d’une autre Ame), puis d’une autre, à l’infini.
Comme l’ordre et la connexion des idées sont la même chose que
l'ordre et la connexion des causes (Prop. 7), l’ordre et la connexion
des idées par lesquelles est posée l’idée de l’Ame sont la même
chose que l’ordre et la connexion des causes par lesquelles est posée
l’Ame ou l’idée du Corps 1 En conséquence, l’idée de l’Ame suit en
Dieu et se rapporte à Dieu de la même façon que l’idée du Corps,
ou Ame.
Dans cette démonstration, le nervu s probandi est la P rop osition 7,
interprétée comme posant le parallélisme intra-cogitatif sous sa
seconde forme, c’est-à-dire comme identité de la chaîne des idées et
de la chaîne des choses ou des causes objets de ces idées , ces objets
étant eux-mêmes des idées. La P rop osition 9 sert seulement, par son
énoncé, à poser que l’idée de l’Ame suit en Dieu d'une chaîne infinie
de causes finies — ce que cette P ro p o sitio n perm et d’établir par le
parallélisme intra-cogitatif sous sa première forme, où la chaîne des
causes identifiée à la chaîne des idées n’est pas, co^m e dans la
Proposition 20, la chaîne des objets des idées, mais la chaîne des modes
de la Pensée conçus comme causes dans la Pensée.
En conséquence, puisque l’ordre et la connexion des idées est la
même chose que l’ordre et la connexion des causes (Prop. 7 ) , il est
évident que lid é e de l ’A m e, qui appartient à la chaîne des idées, se
rapporte à Dieu de la même manière que lA m e , qui appartient à
la chaîne des causes, c’est-à-dire à la chaîne des modes de la Pensée
qui se causent les uns les autres.

1. Dans les Nagelate Schriften, première rédaction de l’Ethique (en néer­


landais), Spinoza avait écrit : « ordre et connexion des choses » (rerum, orde-
ning en samenknoping der dingen) ; il corrige maintenant rerum en causarum.
On notera une correction analogue dans la première partie de la démons­
tration de la Proposition 19 (cf. Gebhart, II, Textgestaltung, p. 362 et p. 361,
mb fin.). Le terme causarum est préférable à celui de rerum, puisque Je
fondement de tout paralJélisme est l' Axiome de la causalité (1, Ax. 4) énon­
çant que la connaissance. de l’effet dépend de la connaissance de la cause et
l'enveloppe.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DE L'ÂME 247

De l'ensemble de cette P rop osition peuvent d’ores et déjà se déga­


ger deux conséquences relatives à la nature de l’Ame :
1° Dieu produisant nécessairement l'idée de l’Ame en produisant
l'Ame (car l'Ame est un mode et Dieu produit nécessairement les
idées de ses modes), ces deux idées sont absolument simultanées. —
De là il résulte que l’Ame ne peut être sans conscience de soi.
2° La cause et l’idée, c'est-à-dire l'Ame et l’idée de l’Ame, appar­
tenant au même attribut et se rapportant à Dieu de la même manière,
la conscience imaginative du Corps et la conscience imaginative de
soi sont, par rapport à cet attribut, situées exactement sur le même
plan. La seconde ne constitue donc pas un dépassement à l'égard
de la première, contrairement à ce qui a lieu dans les philosophies
de la réflexion, en particulier chez Fichte.

§ III. — Une fois établi que l'idée de l'Ame est nécessairement


donnée en Dieu et qu’elle se rapporte à lui de la même façon que
l’idée du Corps, la P rop ositio n 2 1 démontre que « Cette idée de
l ’A m e est unie à l ’A m e de la m êm e façon que l ’A m e elle-m êm e est
unie au C o rp s ».
O n a vu que l’Ame est unie au Corps en tant q u ’il est son objet
(P ro p . 1 2 et 13 ) ; or, l'idée de l'Ame a l’Ame pour objet; donc
elle lui est unie de la même façon que celle-ci l’est au Corps.
Ainsi, l'union de l'Ame et de l'idée de l'Ame, étant assimilée à celle
du Corps et de l'Ame et déduite de la même façon qu’elle, est posée
comme l’unité d'une dualité, c’est-à-dire comme union de deux termes
extérieurs l’un à l'autre. Elle est, en effet, fondée sur la nature
de l'idée comme idée d’un objet ; or, l'idée, si elle est nécessairement
unie à l'objet qu'elle connaît, ne peut d'autre part le connaître qu'en
se distinguant de lui : autre est le cercle, autre est l'idée du cercle.
L'union de l’Ame et de l’idée de l’Ame semble donc bien répondre,
en l’espèce, à la définition de la conscience comme identité et diffé­
rence de l'objet et du sujet.
Rem arque. — L'union de l'Ame et de son idée ayant le même p rin ­
cipe que l'union de l'Ame et du Corps, il en découle que tout ce
qui résulte pour l'A m e de son union avec le Corps vaut ipso facto
pour l'union de l'Ame avec l’idée de l'Ame ; l’idée de l'Ame perçoit
la totalité des affections de l'Ame et n'en perçoit pas d’autres, de
même que l'Ame perçoit toutes les affections de son Corps et n’en
perçoit pas d'autres ; l'Ame se sent comme elle sent son Corps, et ne
peut rien sentir de soi qui ne soit sentiment de son Corps et des
affections de son Corps ; elle ne sent qu'elle existe que dans la mesure
où elle sent son Corps et sent qu'il existe ; elle ne peut pas plus
douter de son existence que de l'existence de son Corps ; ni non plus
douter que son Corps existe alors qu'elle se sent exister, puisqu’elle
248 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

ne pourrait se sentir exister si elle ne sentait pas que son Corps


existe, etc. *

§ IV. — Si, maintenant, on considère cette déduction (§ § II et III)


strictement selon la lettre de ses démonstrations, on voit que, quoi­
que nécessairement liée à l’idée, l’idée de l’idée n’apparaît pas ici
co ^m e sa propriété analytique, puisqu’elle lui est synthétiquement
rapportée du dehors par l'intermédiaire de la nécessité pour Dieu de
produire les idées de tous ses modes. Aussi leur union est-elle, non
leur identité, mais seulement (Prop. 20) leur sim ultanéité nécessaire
ou (P ro p . 21) leur indissociab ilité. Le caractère synthétique de cette
union est encore accusé du fait qu’elle est conçue comme étant de la
même sorte que celle de l’Ame et du Corps. Dira-t-on que la synthèse
s’évanouit dans une fusion absolue en tant que l’idée et l’idée de
l’idée sont, dans le même attribut, le même effet d’un seul et même
enchaînement de causes ? En aucune façon, car il y a là, non pas un
seul et même enchaînement, mais, dans le même attribut, deux enchaî­
nements distincts ; l’enchaînement des causes (modes de la Pensée ou
idées) et l’enchaînement des idées de ces causes (idées des idées), iden­
tiques seulement par l’ordre et la connexion, et aboutissant à deux ter­
mes distincts qui tombent nécessairement ensemble dans le même attri­
but. Ainsi, il y a entre eux, au sens étymologique du mot, coincidence.
De même, comme l'ordre et la connexion des causes qui produisent a
le Corps dans l’attribut Etendue sont identiques à l’ordre et à la
connexion des causes qui produisent l’idée du Corps, le Corps et
l’idée du Corps, chacun dans son attribut, se produisent nécessaire­
ment ensemble. C’est pourquoi, l’idée n’est pas une unité qui se
redouble d'elle-même en vertu de sa nature propre, puisque le prin­
cipe de ce redoublement est hors d ’elle, à savoir en Dieu. L'unité
de l’idée et de l’idée de l’idée ne se déduit pas de la nature même de
l’idée, puisqu’elle apparaît comme imposée du dehors par l’identité
d’ordre et de connexion entre les chaînes distinctes qui produisent
dans la Pensée, l’une, l’idée, l’autre, l’idée de l’idée ; bref, elle est
fondée dans l’entendement de Dieu en tant que celui-ci produit
nécessairement de la même façon, c’est-à-dire selon le même ordre
et selon la même connexion, les idées des choses et les idées de ces
idées4.

§ V. — Cependant, le S colie de la P rop osition 21 fournit une autre


démonstration, qui, dite « plus claire » et dérivée du Scolie de
la Prop ositio n 1 , semble aboutir à une conclusion plus haute. — D e

2. Cf. supra, ch. V, § XXI.


3. Cf. supra, § II, pp. 246 sqq.
4. Coroll. de la Prop. 6 et Corail. de la Prop. 7.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DE L'ÂME 249

ce qui a été démontré dans le Scolie de la P ro p o sitio n 7 pour le


Corps e t l’^m e, il tire une conclusion ( quare) applicable à l’Ame et
à l’idée de l’Ame :
1° L’unicité de la substance fonde l’identité de l’idée du Corps (ou
Ame) et du Corps, en tant qu’ils sont un seul et même Individu
conçu sous deux attributs différents : la Pensée et l’Etendue.
2° C’est pourquoi ( quare) l’idée de l’Ame et l’Ame elle-même sont
une seule et même chose qui est conçue sous un seul et même attri­
but : la Pensée.
Certes, il est toujours vrai que l’idée de l’Ame est unie à l’Ame de
la même façon que l’Ame elle-même est unie au Corps, puisqu’il
s’agit ici et là de l’union de l’idée et de son objet ; mais il n’en
apparaît pas moins maintenant que la première union diffère par
nature de la seconde. En effet, tandis que le Corps et l’Ame sont
une seule et même chose quant à la cause, mais non quant à
l’essence, qui diffère en chacun d’eux comme leurs attributs respec­
tifs (l’Etendue et la Pensée), l’Ame et l’idée de l’Ame, l’idée et l’idée
de l’idée sont une seule et même chose, non seulement quant à la
cause, mais aussi quant à l’essence, puisqu’il n’y a entre elles aucune
différence d’attribut. Ainsi, à l'indissociabilité de l’idée et de l’idée
de l’idée établie par la Prop ositio n 2 1 , à leur simultanéité ou coïn­
cidence nécessaire établie par la P rop osition 20, le S co lie surajoute
leur id entité à la fois causale et essentielle.
L’union de l’idée et de l’idée de l'idée ne se fondant plus sur le
mode infini de Dieu comme Chose Pensante (sur la présence néces­
saire dans l’entendement infini de toutes les idées de toutes les
choses), mais sur la substance même de Dieu conçue dans son unicité
et dans l’unicité subséquente de ses modes dans les divers attributs,
toute dualité paraît alors s’effacer dans l’union de l’Ame et de son
idée, et l’unité de la conscience que cette union exprime, d’abord
conçue co ^m e unité d’une dualité, du sujet et de l’objet, de l’idée et
et de l’idéat, est sublimée en l’identité ontologique absolue d’une seule
et même chose.
Enfin, le S colie de la P rop ositio n 2 1 explicite ce qui ne se trou­
vait qu'im pliqué dans les P ropositions 20 et 2 1 , à savoir que l’iden­
tité de l’idée et de l’idée de l’idée constitue l’essence de l’idée, « la
form e » de l’idée, c’est-à-dire sa réalité intrinsèque comme mode de
la pensée, lequel, abstraction faite de l’objet qu’il représente, ne peut
plus se définir autrem ent que comme idée de l’idée : « j’ai expliqué
dans le Scolie de la P rop osition 2 1 , précise Spinoza dans le Scolie
de la P rop ositio n 4 3, ce qu’est l’idée de l’idée » 5.

5. Seal. de la Prop. 21, Ap., p. 179, Geb, Il, p 109, 1. 19-21.


250 DE LA NATIJRE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

§ VI. — Toutefois, ^ ^ g r é les progrès qu’elle semble constirner,


cette démonstration est rejetée dans un Scolie, hors de la chaîne
déductive. Et cela pour une double raison : 1° Elle rompt le fil de
la déduction, car, s’appuyant sur l’unicité de la substance, elle se déve­
loppe sur le plan ontologique, tandis que la déduction, ayant son
assise dans l’entendement infini, ontologiquement fondée en Dieu
par la P ro p o sitio n 3 , se développe à partir de cette P ro p o sitio n dans
la sphère de cet entendement, c’est-à-dire sur un plan exclusivement
gnoséologique. Et sur ce plan, l ’idée, par hypothèse peut-on dire,
doit être distinguée de son objet, et, de ce fait, requiert le parallélisme
qui, sauvegardant la distinction de l’idée et de l’idée de l’idée, com­
mande le procédé réplicatif mis en œuvre par les P rop ositio ns 1 3,
20 et 21, et, ultérieurement, par la P rop ositio n 22. 2° Elle semble
de surcroît inutile, car ce procédé réplicatif suffit à lui seul pour
répondre aux exigences de la démonstration. Les P ro p o sitio n s 20
et 21 contiennent, en effet, tout ce qui est indispensable pour fonder
la connaissance de l’Ame par l’Ame (c’est-à-dire la conscience et la
réflexion 6) . L’enchaînement des causes produisant les idées étant
identique à l’enchaînement des idées de ces causes, l’idée ne pouvant
pas plus être séparée de l’idée de l’idée que le Corps ne peut être
séparé de l’Ame, il est impossible qu’une idée soit sans être idée
de l'idée, et absurde de croire, comme on l’a déjà montré 7, que
l’idée puisse être avant ou sans l’idée qu’elle a d’elle-même : étant
alors sans la connaissance de soi, elle ne serait plus idée, mais pein­
ture muette sur un tableau89.
Puis donc qu’il est exorbitant de l’ordre des raisons, et qu’il n’est
pas requis pour établir que l’Ame ne se connaît imaginativement que
par les idées des idées des affections du Corps, ce Scolie paraît avoir
été à bon droit rejeté dans ces démonstrations marginales qu’on a
déjà vu apparaître de façon intermittente, le plus souvent dans des
Scolies (Scolie de la Prop ositio n T, Scolie de la Prop ositio n 12),
et qui ont toutes cette caractéristique de se fonder entièrement sur
l'unité ontologique de la substance 9

6. Ou réflexivité, selon l’expression du De int. emend., Ap., I, § XXVII,


pp. 237-239, Geb., II, pp. 14-16, et supra, ch. I, § IV p. 13, note 19.
7. Cf. supra, ch. IV, § XVII, pp. 72 sqq.
8. « Nam revera idea Mentis, hoc est idea ideae, nihil aliud est quam forma
ideae, quatenus haec, ut modus cogitandi, absque relatione ad objectum consi-
deratur : simul ac enim quis aliquid scit, eo ipso scit, se id scire, et simul
scit, se scire, quod scit, et sic in infinitum », II, Prop. 21, Scol, Geb., II,
p. 109, 1. 19-24.
9. Cf. supra, ch. IV, § XXIII, pp. 88 sqq., ch. V, § ^ XVII, p. 130. —
Le caractère marginal de ce Scolie apparaît avec une évidence flagrante si
l’on considère la démonstration de la Proposition 22. Celle-ci serait toute
faite si l'on s’appuyait sur le Scolie, car elle s’en tirerait co^tue le particulier
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DE L'ÂME 251

Cependant, s’il n ’est pas indispensable pour les démonstrations du


Livre II, ü sera invoqué dans les Livres IV et V, lorsqu'on devra
rappeler que, entre l’idée et l’idée de l’idée, il n'y a qu’une distinction
de raison 10. De plus, il apporte un éclaircissem ent précieux à un
double titre (ce pour quoi Spinoza l’insère ici) :
1° Fondant le parallélisme (tant extra-cogitatif : Corps-Ame,
qu’intra-cogitatif : Ame-idée de l'Ame) sur l’unité ontologique de la
substance, il met en évidence que celui-ci ne résulte pas d’une liaison
extrinsèque (comme le voudraient l’occasionalisme et l’harmonie
préétablie).
2° D onnant un fondement différent à l’identité de l’idée et de
l’idée de l’idée et à l’identité de l’idée et de son objet étendu, il met
en évidence, en face de l’identé principielle de ces deux sortes d’iden­
tités, leur différence et ce en quoi el!e consiste : alors que l’identité du
Corps et de l’Ame n’est q u ’une identité quant à la cause, et non
quant à l ’essence , l’identité de l’Ame et de l'idée de l’Ame est une
id en tité à la fo is quant à la cause et quant à l ’essence. Elle est, en
effet, l’identité de leur cause dans le m êm e attribut ; or, c’est la dif­
férence d’attribut qui introduit une différence d ’essence dans ce qui
est identique quant à la cause, point que tiennent dans l’ombre les
P rop ositio ns 2 0 et 2 1 .

§ VII. — La démonstration, que développe le Scolie, de l’idée, du


savoir, comme étant nécessairement idée de l’idée, savoir du savoir,
conscience qu’on sait, enveloppe la théorie de la certitude. Savoir
que l’on sait, c’est, en effet, affirm e r son savoir com m e savoir. Par
là se manifeste la puissance d’a ffirm a tio n enveloppée nécessaire­
ment dans toute idée, et qui est à son plus haut point dans l’idée
vraie ; or, poser son savoir comme savoir, c’est affirmer qu’on sait,
et, par conséquent, être certain : savoir et certitude sont synonymes.
En conséquence, celui qui sait est ipso facto toujours certain ; réci­
proquement, celui qui ne sait pas n ’a aucune certitude, même quand il
ne doute pas. S’il ne doute pas, c’est qu’il ne sait m êm e pas qu'il ne
sait pas et a aussi peu que possible l’idée de son idée. L’absence de
doute est alors muette stupidité, passivité voisine d’un néant d’affir­
mation. Pour ce qui est de douter, c’est seulement savoir qu’on ne
sait pas, et, par conséquent, positivement ne pas savoir non plus 11.

(les idées des idées des affections du Corps) du général (l’idée de l'idée).
Mais Spinoza s’en tient à la déduction réplicative que mettent en œuvre les
Propositions 21, 20 et précédentes.
10. Cf. Eth., IV, Prop. 8, dém., Ap., p. 441, et V, dém de la Prop. 3.
11. Cf. Eth., II, Scolie de la Proposition 43, à laquelle Spinoza renvoie ici
(« Sed de his postea »), sans préciser la référence. — Cf. mfra, ch. XII,
§ IX, pp. 399 sqq. ; cf. Prop, 49 et infra, ch. XVIII, §§ IX sqq., pp. 496 sqq.
252 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Il résulte de là que toute idée vraie, étant idée vraie de l'idée vraie,
et par conséquent pleinement idée de l'idée, est la seule qui soit
certaine d’elle-même, autrement dit, la vérité est certaine par elle-
même : verum index sui 1213. Une idée fausse, au contraire, étant une
idée mutilée, enveloppe une privation de connaissance, et par là
même une privation de certitude 1S, car elle se connaît elle-même
aussi peu qu’elle connaît son objet. Toutefois, dans la mesure où une
idée inadéquate retient un fragment de l’idée adéquate, ce fragment
ne comporte-t-ü pas la certitude dans les limites qui lui sont recon­
nues, c’est-à-dire la certitude de la parcelle de vérité q u’il comporte ?
N on point, car si l’idée inadéquate est un fragment de l'idée adé­
quate, elle n’est pas pour autant un fragm ent de vérité ; car une idée
vraie devant s’accorder avec l’objet dont elle est l’idée, toute idée,
ou s’accorde, ou ne s’accorde pas avec son objet, par conséquent, ne
peut être que vraie ou fausse, mais jamais fragment de vérité. Sans
doute est-ce seulement de façon extrinsèque que l'idée inadéquate
est dite fausse, et n'y a-t-il en elle rien de positif à cause de quoi elle
puisse être dite fausse (cf. Prop. 33) ; mais il n’en résulte pas pour
autant qu’elle puisse être dite, ne fût-ce que partiellement, vraie.
Enfin, ne se connaissant pas elle-même telle qu’elle est vraiment,
elle est au minimum idée de l'idée et, de ce fait, n’a point de cer­
titude.

§ VIII. — La démonstration de l’identité de l’idée et de l’idée de


l'idée met particulièrement en relief le réalisme de la doctrine. L’iden­
tité du sujet et de l'objet, caractéristique originale et essentielle du
mode de la Pensée, n'est pas posée absolument par elle-même ; elle
est déduite de l’Etre, c’est-à-dire de la Pensée comme attribut divin
ou Chose pensante.
De ce fait, ce qui est posé d’abord, ce n’est pas l’identité de l’idée
et de l’idée de l'idée, c'est leur dualité. De la nécessité pour Dieu
d’avoir les idées de tous ses modes, donc de tous les modes de sa
Pensée, résulte en effet le redoublement de l'idée ou dualité de l’idée
et de l'idée de l’idée, ce qui enveloppe ab ovo que l’union de l’idée et
de l’idée de l'idée est analogue à celle du Corps et de l’Ame. Ensuite,
l’union de l’idée de l ’idée et de l’idée, expressément déduite sur le
modèle de l’union de l’Ame et du Corps, m aintient leur dualité
jusque dans cette union même. Le Scolie lui-même, tout en fondant
leur identité dans la substance, ne parvient pas à absorber entièrement
leur dualité, car leur identité dans le même attribut est établie à partir

12. Lettre LXXVI, à Albert Burgh, Ap., III, p. 358, Geb., IV, p. 320,
1. 8 et 1. 27. C’est le seul texte où Spinoza emploie cette expression, mais
c’est elle qui a fait fortune. Partout ailleurs il utilise la formule : verum
norma sui et falsi.
13. Cf. infra, ch. XII, § IX sqq., pp. 399 sqq.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DE L'ÂME 253

de la dualité du Corps et de l’Ame réduite à l'identité d’un seul et


même Individu sous deux attributs différents. Leur identité ontolo­
gique est donc conçue sur le modèle de l’identité ontologique de
l’Ame et du Corps, de même que, dans la Proposition 21, leur
union était conçue sur le modèle de l’union de l’Ame et du Corps.
Enfin, bien qu’étant une seule et même chose sous le même attribut,
elles n’en demeurent pas moins, à un autre égard, deux idées diffé­
rentes, en tant que leur différence est fondée en Dieu comme la condi­
tion nécessaire p our lui de connaître p ar des idées les modes de
sa Pensée “
Le propre de toutes ces démonstrations étant de déduire l’identité
de l’idée et de l’idée de l’idée à partir de leur dualité, il en résulte
que leur identité conserve partout, bon gré mal gré, un caractère
synthétique, si atténué qu’il puisse être, et q u ’elle n’est jamais posée
absolument par la seule nature de l’idée 1415.
Sur ce point Fichte s’opposera à Spinoza. L'identité absolue du
sujet et de l’objet est, en effet, chez lui, exclusive de toute dualité,
laquelle n’apparaît que sous la condition du choc. De cette identité, il
n’y a pas l’équivalent chez Spinoza. Aussi l’idéalisme fichtéen
« retournera »-t-il le réalisme spinoziste. Posant d ’abord absolument
par elle-même l’identité du sujet-objet, il en déduira, comme un acci­
dent, la dualité qui les oppose ultérieurement à l'intérieur du Moi.
L’opposition du Je et du Soi apparaîtra alors comme le concept
phénoménal d’une intériorité primordiale où aucune dualité n’est
concevable et qui n’est saisissable que par l’intuition. Loin de se
déduire de quoi que ce soit, l’identité du Moi avec lui-même sera ce
qui perm et de déduire tout le reste.

§ VIII bis. — En revanche, s’il est vrai que, chez Spinoza, l’idée
est conçue de façon réaliste du fait q u ’elle tient, non d’elle-même,
mais de la nature de Dieu son identité avec l’idée de l’idée, c’est-à-dire
cette identité de l’objet et du sujet qui constitue son essence, il
serait inexact, comme nous l’avons dit à une autre occasion I6, de
prétendre q u e l’idée de l’idée soit extérieure à l’idée, l’idée de l’Ame
extérieure à l’Ame, comme l’Ame est extérieure au Corps. Cette
conclusion ne pourrait sembler à certains égards s’imposer que si l’on

14. E n D ie u , l’A m e est o rig in e lle m e n t un ie à l'id é e de l '^ m e , p u isq u e


D ie u p ro d u it n écessairem ent l ’idée de l'A m e e n p ro d u is a n t l'A m e (P ro p . 3 ).
M ais dans l’A m e h u m ain e e x ista n t e n acte, co n sid érée e n soi, c o m m e idée
d u C orps, a b stractio n faite des affections de ce C orps, il n 'y a pas d 'id é e d e
l ’idée. Il n ’y a d ’idée d e l'id é e d a n s l'A m e qu e p o u r le s idées q u e l’A m e a.
15. C ’est p o u rq u o i il subsiste e n tre l ’idée e t l ’id ée de l’id ée une d istin c tio n
de raison.
16. Cf. supra, ch. IV , §§ XVI-XVIII, p p . 72 sqq.
254 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

se situait exclusivement dans la perspective de la déduction 11 au lieu


de se situer aussi dans son résultat.
La déduction laisse l’idée de l’idée à certains égards extérieure à
l’idée, comme l’idée, ou l’^m e, l’est au Corps, parce que la connais­
sance que l’Ame a d’elle-même est posée comme analogue à celle
qu’elle a du Corps dans la mesure précisément où, d’une part, l’idée
de l’idée (connaissance de l’Ame par l’Ame) est différente de l’idée
(connaissance du Corps par l’Ame), et où, d’autre part, elle se
trouve dans le m êm e rapport que celle-ci à l’égard de Dieu. Mais
une fois posées de la sorte, la coïncidence ou simultanéité de l’idée et
de l’idée de l’idée et leur indissociabilité s’établissent au profit de
l’idée de l’idée. C’est ce que m et en évidence la seconde partie du
Scolie de la Proposition 21. En déclarant alors que l’idée de l’idée
est la form e de l’idée en tant que celle-ci est considérée co^m e un
mode du penser, Spinoza signifie que le mode du penser, tout en
étant idée d’objet, doit, lorsqu’on le prend en lui-même, être conçu
essentiellement comme idée de l’idée. On voit, de ce biais, qu’il
appartient à la nature de l’idée d’être idée de l’idée, et qu’elle ne
l’est pas seulement de façon secondaire. Certes, l’idée se définit tou­
jours co ^m e connaissance d’objet, mais elle ne saurait connaître cet
objet si elle n’avait pas conscience qu’elle le connaît, bref, si elle
n’était pas idée de l’idée. C’est ce que confirme, au fond, la D éfinition
de l’idée adéquate (D éfinition 4), selon laquelle le rapport de l’idée
vraie à l’objet est pour cette idée une dénomination extrinsèque, sa
dénomination intrinsèque étant d’avoir, en tant qu’on la considére sans
relation à l’objet, tous les caractères de la vérité.
Ainsi, d’une part, il appartient à la nature de l’idée d’être idée de
l’idée et de s’identifier avec celle-ci, d’autre part, il appartient à la
nature de l’idée de l’idée de se distinguer de Vidée, du fait que, étant
une essence objective, elle est une représentation distincte de l’idée
qui est son objet. On doit donc conclure que la doctrine se situe
à égale distance de ces deux extrêmes : dualité de l’Ame et de l’idée
de l’Ame semblable à la dualité du Corps et de l'Ame, identité absolue
de l’Ame et de l’idée de l’Ame.
§ IX. — On voit, d’après ce qui précède, combien est irrecevable
l’interprétation selon laquelle, l’idée de l’Ame et l’Ame étant une seule
et même chose conçue sous le même attribut, l’idée-sujet et l’idée-
objet auraient, de ce fait, une telle identité quelle interdirait de
concevoir leur unité co ^m e l’unité de deux termes, — et même de
considérer ces deux termes c o m e identiques, pour ce que les identi­
fier, c’est déjà, si peu que ce soit, les avoir distingués, ce qui serait
ici radicalement exclu 718.
1
17. Cf. supra, § IV, p. 24 8 .
18. C f. Jo ach im , A Study of the Ethics of Spinoza, O x fo rd , 1901, p . 140.
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DE L’ÂME 255

Cette conclusion ne peut être ratifiée. En effet, dans le mode même


du penser, il y a distinction entre l’idée comme cause et l’idée comme
idée de la cause 19 ; d’autre part, la dualité de l’idée et de l’idée de
l’idée est fondée ontologiquement en Dieu, qui, devant produire
tous les modes et en avoir les idées, doit avoir les idées des idées 2021.
On ne peut donc objecter à Spinoza qu’il n’a pas, si peu que ce
soit, distingué les deux termes q u ’il identifie par après. En second
lieu, s’il y a un fondement ontologique de leur identité dans l’iden­
tité de l’attribut, où ils ne font q u ’un seul et même mode, il n’en
résulte pas que, dans cet attribut même, l’idée et l’idée de l’idée ne
doivent absolument plus pouvoir se distinguer. En effet, comme on
vient de le dire, ils s’y distinguent comme idée cause et idée de la
cause ; de plus, l’idée de l’idée ne fait pas que l’idée dont elle est
l’idée cesse d’être l’idée d’un objet, c’est-à-dire l’idée d’un mode de
l’Etendue ; en conséquence, elle ne p eut jamais être rien d’autre
que l’idée de l’idée d ’un objet. Par là même, elle implique en eUe,
outre la conscience de l’identité entre l’idée et l’idée de l’idée, — en
tant qu’elles sont un seul et même mode du même attribut, — la
conscience de leur distinction en tant que l’idée perçue par l’idée de
l’idée est idée d’un mode de l’Etendue. Ainsi, l’identité de l’idée et de
l’idée de l’idée ne peut abolir en celle-ci la conscience de leur
distinction. Au contraire, c'est précisément par là seulement que
l’idée de l’idée est vraiment, c’est-à-dire intégralement, idée de
l’idée, savoir du savoir. En effet, l’idée de l’idée n’aurait pas vrai­
ment l’idée de son idée, elle n’en connaîtrait pas l’essence, si elle ne
savait pas que celle-ci est idée d’un objet, car cela aussi appartient à
son essence.

§ X. — Le Scolie de la Proposition 21 suscite, enfin, une objec­


tion, au premier abord insurmontable, contre l’affirmation selon laquelle
il y a autant d’âmes différentes que de modes corrélatifs du Corps
dans l’infinité des autres attributs *\ En effet, puisque, d’après ce
Scolie, l’idée de l’Ame et l’Ame sont identiques dès lors que, l'Ame
étant considérée sans relation avec son objet, elles sont conçues
comme un seul et même mode sous un seul et même attribut, l’Ame,
idée d’un Corps, et les autres âmes, idées des modes corrélatifs de
ce Corps dans l’infinité des autres attributs, seront, abstraction faite
de leurs objets, une seule et même chose conçue sous le même attri­
but Pensée, et par conséquent une seule et même Ame ou idée.
L’aporie paraît insoluble, puisque, tandis que l’incommensurabilité
des divers attributs impose la diversité absolue des âmes ayant cha­

19. Cf. supra, chap. IV, §§ XII-XIII, pp. 68 sqq.


20. Eth, Il, Prop. 3, Coroll. de la Prop. 7, dém. de la Prop. 20.
21. Cf. supra, chap. IV, § III, n° 2, p. 52, §§ XX sqq., pp. 78 sqq.
256 DE LA NATIJRE E T DE L’ORIGINE DE L'ÂME

cune pour objet l'un des modes corrélatifs en chacun d'eux, cette
diversité est radicalement exclue par l'identité absolue de ces âmes en
tant qu'elles sont dans la Pensée une seule et même chose ou cause
conçue sous le même attribut.
Cependant, cette difficulté, comme la précédente, naît d'une
méprise. Par l’expression « sans relation avec l’objet », il n'est pas
signifié que l'Ame hum aine puisse être définie autrement que comme
idée du Corps, mais seulement que, la considérant en Dieu comme
mode du penser, on fait abstraction de l'objet dont elle est l'idée,
objet dont en réalité elle ne cesse d'être l'idée, puisque ce qui cons­
titue son essence objective, c’est d'être l’idée d’un Corps. En consé­
quence, si les âmes qui ont pour objets des modes autres que ceux
de l'Etendue sont identiques quant à le u r cause, en tant qu'elles sont
la même chose ou cause dans le même attribut, elles restent, quant à
leur essence objective , radicalement différentes, puisque l’objet propre
à chacune, et qui en définit la spécificité, diffère de l'objet de l'autre
aussi radicalement que diffèrent entre eux les attributs dont ces
objets sont respectivement les modes. Bref, l'identité causale de ces
âmes ne les empêche pas plus de différer par leur essence objective
que l’identité causale des attributs dans la substance n'empêche
ceux-ci d’être incommensurables entre eux quant à l’essence ” L'aporie
naît donc d’une méprise sur le sens de l'expression « sans relation
avec l'objet », qui, entendue de façon absolue, conduit à définir
l’âme en Dieu exclusivement par rapport à sa cause, comme mode
de l'attribut Pensée, au lieu, comme il se doit, de la définir aussi en
eUe-même, par son essence objective, comme idée d’un mode d’un
certain attribut autre que la Pensée.

*
**

§ XI. — Les P ropositions 2 0 et 21 ont déduit la connaissance de


soi que l'A m e est. Les P ropositions 2 2 et 2 3 vont déduire la connais­
sance de soi que l’^ m e a. La première déduit que et comment l’Ame
a les idées des idées des affections de son Corps ; la seconde, que et
comment les idées qu'elle a des idées des affections de son Corps sont
cela seul qui rend possible la connaissance qu'elle a d’elle-même. La
P rop osition 2 2 est, dans le registre de l’idée de l’idée, la symétrique
de la P rop osition 1 2 dans le registre des idées des affections du
Corps ; la Prop ositio n 2 3 est la symétrique de la Prop ositio n 19 .
Les P ropositions 17 et 1 8 n’ont pas de symétriques, car elles concer­
nent la connaissance des corps extérieurs, alors q u ’ici, s'agissant de
la connaissance que l’Ame a d’elle-même, seule entre en considération,2

2 2 . C f .supra, t. I, chap. V II, § XII, p. 23 7.


ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DE L’ÂME 257

dans l’idée de l’affection du Corps, ce qui est connaissance de son


Corps, puisque l’Ame est l’idée du Corps.
Tout d’abord, selon la Prop ositio n 2 2 , « L ’A m e h um ain e perçoit
non seulem ent les affections du Corps, m ais aussi les idées de ces
affections ». — En effet, les idées des idées des affections du Corps
suivent en Dieu de la même façon que les idées de ces affections, et
se rapportent à Dieu de la même manière que les idées de ces
affections, ce qui se démontre comme la Prop ositio n 20. Ces dernières
idées étant en Dieu en tant q u ’il constitue l’essence de l’Ame humaine
(Prop. 1 2 et Co roll. de la Prop. 1 1 ) , les idées de ces idées sont en
Dieu en tant qu’il a l’idée de l’Ame humaine, et, par conséquent
(Prop. 2 1 ) , sont dans l’Ame humaine elle-même.
Cette démonstration, comme celles des P rop ositio ns 20 et 2 1 , se
fonde sur le parallélisme intra-cogitatif et envisage deux séries : la
série des idées et la série des idées des idées. Dans la Prop ositio n 20,
on avait posé la simultanéité des deux séries, dans la Prop ositio n 2 1 ,
on avait établi leur union. De même, dans la Prop ositio n 2 2 , on
déduit la série des idées des idées à partir de la série des idées :
la P rop ositio n 2 0 permet d’établir que les idées des idées des affec­
tions du Corps se rapportent à Dieu de la même façon que les idées
des affections du Corps ; on en conclut, par la P rop osition 1 2 et le
C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 1 1 , que les idées des idées des affections
du Corps sont en Dieu en tant qu’il a l ’idée de l ’A m e , de la même
façon que les idées des affections du Corps sont en Dieu en tant
qu’il constitue l ’essence de l ’Am e. La P rop ositio n 2 1 sert à conclure
de là qu’elles sont dans l’Ame ; puisque l’idée de l’Ame est unie à
l’Ame comme à son objet, ce qui est en Dieu en tant qu’il a l ’idée
de l ’A m e ou la connaissance de l ’A m e est dans l ’A m e. Il va de soi,
en effet, que quelque chose ne saurait être en Dieu en tant qu’il
connaît l’Ame, si cette chose n ’était pas dans l’Ame.
Ce qui serait au fond signifié par là, c’est que l’Ame, en tant
q u e lle est nécessairement idée de l’idée de son Corps, ou idée de
l’Ame, c’est-à-dire conscience de soi, a nécessairement les idées des
idées des affections de son Corps, c’est-à-dire a nécessairement con­
science des idées des affections de son Corps. En effet, quand
(Co ro ll. de la Prop. 1 1 ) nous disons que Dieu a l’idée d’une chose
en tant qu’i l constitue l ’essence de l ’A m e , nous ne disons rien d’autre
sinon que l’Ame a l’idée de cette chose ; en conséquence, et corréla­
tivement, quand nous disons que Dieu a l’idée de l ’idée de l’affection
du Corps en tant qu’il a l’idée de l’idée du Corps, c’est-à-dire en tant
q u ’il a, ou constitue, Vidée de l ’Am e, nous ne disons rien d’autre
sinon que l’idée de l’Ame perçoit nécessairement l’idée de l’idée de
l’affection du Corps, c’est-à-dire que l’Ame, en tant qu’eUe est idée
de l’Ame, ou conscience de soi, a nécessairement la conscience des
idées des affections du Corps.
258 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

§ XII. — En second lieu, selon la Proposition 23, « L’Am e ne se


connaît pas elle-même, si ce n’est en tant qu'elle perçoit les idées
des affections du Corps. »
Dans la Proposition 22, on a déduit que l’A m e a les idées des idées
des affections du Corps. Dans la Proposition 23, on déduit que l'Ame
ne se connaît pas en tant q u ’elle est l’idée de l’Ame, mais unique­
ment en tant qu’elle a les idées des idées des affections du Corps.
En effet, 1° l’idée ou connaissance de l'Ame humaine suit en
Dieu de la même façon que l’idée ou connaissance du Corps et se
rapporte à Dieu de la même façon que cette idée ou connaissance
du Corps s’y rapporte (Prop. 20) ; puisque l’Ame humaine ne connaît
pas le Corps humain lui-même (Prop. 19), c’est-à-dire puisque la
connaissance du Corps humain ne se rapporte pas à Dieu en tant
qu’il constitue la narnre de l’Ame humaine, la connaissance de l'Ame
humaine ne se rapporte pas à Dieu en tant qu’il constitue l’essence
de l’Ame humaine : en ce sens, l’Ame ne se connaît pas elle-même
(Coroll. de la Prop. 11, deuxième conséquence) ; 2° les idées des
affections du Corps humain enveloppent la nature de ce Corps
(Prop. 16) [ou encore, en percevant ces affections, « l’Ame perçoit
le Corps lui-même » (Coroll. de la Prop. 16 et Prop. 19 sub fin.),
c’est-à-dire a l’idée de son Corps] ; par là même, ces idées concordent
(conveniunt) avec la nature de l’Ame, puisque celle-ci est constituée
par ïidée d u Corps (Prop. 13) ; donc la connaissance de ces idées
enveloppe nécessairement la connaissance de l’Ame ; or (Prop. 22),
la connaissance de ces idées est dans l’Ame humaine elle-même ;
donc l’Ame (quand elle imagine) se connaît elle-même dans la mesure
seulement où elle a la connaissance des idées des affections du Corps.
Un terme apparaît ici dont la raison peut à première vue échapper,
c’est celui de convenire. Les idées des affections du Corps enveloppent
la nature du Corps. Or, une idée qui enveloppe la nature du Corps
concorde avec la nature de l’Ame, puisque l’Ame est l’idée du Corps.
Pourquoi, lorsqu’il s’agit des idées des affections du Corps et de la
nature de l’Ame, le mot convenire (concorde avec) se substitue-t-il
au mot involvere (envelopper) ? C’est parce que les connaissances
enveloppées dans l’idée de l’affection du Corps sont celles des
causes de cette affection, et que l’Ame n'est pas une telle cause. La
démonstration requiert donc que soit posée la convenientia entre
une connaissance qui est enveloppée dans l'idée de l'affection du Corps
(c'est la connaissance du Corps) et l’idée constitutive de l’Ame (idée
du Corps).
Cette concordance doit, toutefois, être entendue dans un sens
restreint. En effet, si l’idée de l’affection du Corps concorde avec la
nature de l’Ame, c’est seulement dans la mesure où l’affection du
Corps enveloppe la nature du Corps ; or, elle ne l’enveloppe que
dans la mesure où le Corps est affecté par un corps extérieur dont
ORIGINE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE DE L’ÂME 259

elle enveloppe aussi la nature (Prop. 16 et Ax. l à la suite du Coroll.


du Lem m e 3). Elle n’enveloppe donc pas la nature du Corps tel
qu’il est en soi, indépendamment de toute affection. En conséquence,
l’idée de l’affection du Corps ne saurait concorder entièrement avec la
nature de l’Ame telle qu’elle est en soi.
Il en résulte, ce qui sera démontré dans la Proposition 29, qu’il
n’y a pas de concordance adéquate entre les idées des idées des affec­
tions du Corps, d’une part, et l’idée de l’Ame telle qu’elle est en soi,
d’autre part, et q u ’ainsi l’Ame, par les idées des idées des affections du
Corps, n’a pas d’elle-même une connaissance adéquate.
Pour en revenir à la Proposition 23, on voit que, en elle comme
dans la Proposition 22, c’est de la même façon que l’Ame perçoit les
idées des affections du Corps et les affections de ce Corps, et que
c’est de la même façon qu’elle a la connaissance d’elle-même et la
connaissance de son Corps, ne se connaissant pas directement en soi,
mais par les idées des idées des affections de son Corps, tout comme
elle ne connaît pas son Corps directement en soi, mais seulement
par les idées des affections de ce Corps.
Ici s’achève le second moment du Livre II, c’est-à-dire la déduction
de l’origine de la connaissance imaginative de l’Ame, du Corps, et
des corps extérieurs.
CHAPITRE IX

NAT^URE DE LA C O N N A IS S A N C E IM A G IN A T IV E

(P ropositions 2 4 à 3 1 )

§ 1. — Cet ensemble de P ropositions déduit la nature de la con­


naissance imaginative. Elle établit que l’Ame n ’a pas la connaissance
adéquate des choses qu’elle imagine ; et que, les imaginant par les
idées des affections du Corps, qui sont confuses, elle n’a d’elles
qu’une connaissance confuse. Par là il deviendra possible de statuer
sur la valeur objective 1 de cette connaissance, c’est-à-dire sur sa
vérité ou sa fausseté, et de traiter pour l’essentiel le problème de
l’erreur : ce seront les P rop ositio ns 3 2 à 36.
T irant de la déduction de l’origine de la connaissance imaginative
les conséquences qui en découlent pour sa nature, cette nouvelle
déduction reproduit jusqu’à la Proposition 2 9 les articulations de la
précédente, déterminant tour à tour la nature de la connaissance
imaginative du Corps et des corps extérieurs (P ropositions 2 4 à 2 7 ) ,
des idées des affections du Corps (Prop. 2 8 ), de la connaissance ima­
ginative que l’Ame a de soi (Proposition 2 9 ), et aboutissant à une
conclusion globale dans le C o rolla ire de la Prop ositio n 29 .
La Prop ositio n 2 4 répond à la Prop ositio n 15, la P rop osition 2 5
à la P rop osition 16 , la Prop ositio n 2 6 et son Co rollaire à la Propo­
sitio n 1 7 , à son C o ro lla ire et à son Scolie, les P ropositions 2 1 et 28
à la P rop osition 19 . Ces P ropositions se fondent sur la réplication
C o rp s-id ée du Corps. — La Prop ositio n 2 9 et son C o rolla ire répond
aux P ro p ositio ns 2 2 et 2 3 , et aussi à la P rop osition 2 1 . Elle se fonde
sur la réplication id ée du C o rp s-id é e de l’idée du Corps.
Enfin, deux Propositions (30 et 31) apparaissent, qui, ne répondant
à aucune Prop ositio n antérieure, déterminent la nature de la con­
naissance de la durée du Corps et des choses hors de nous, sans que
l’origine de cette connaissance ait préalablement fait l’objet d’aucune
déduction. Ces deux P ropositions se fondent sur la réplication Co rps-

1. E x p ressio n qui n ’est pas spinoziste, m ais que nous em ployons p a r


com m odité.
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 261

idée d u Corps. Leur conclusion ( C o ro lla ire de la Prop. 31) sera que,
par l’imagination, nous connaissons les choses particulières sous une
fausse apparence, puisque nous les connaissons comme contingentes
et corruptibles.
§ II. — Le principe général de la connaissance inadéquate a été
énoncé par le C o rolla ire de la P ro p o sitio n 1 1 , à savoir : lorsque Dieu
perçoit un objet, non en tant seulement qu’il constitue l’Ame, mais
en tant q u ’il constitue en même temps, hors d ’elle et conjointement
à elle, les idées d’autres choses, ces idées, par là même, échappent à
l’Ame et celle-ci n’a de cette chose q u ’une perception partielle ou
inadéquate (troisième conséquence de ce C o rolla ire) 2
Toutefois, les P rop ositio ns 2 4 , 2 5 , 2 1 et 2 9 démontrent, non que
l’Ame imaginative a, des parties du Corps, des corps extérieurs, du
Corps, de l’Ame, une connaissance inadéquate , mais qu’elle n’en a
pas la connaissance adéquate ; corrélativement, elles n’utilisent pas la
troisième conséquence du C o rolla ire de la Prop ositio n 1 1 pour démon­
trer génétiquement et directement l’inadéquation de la connaissance
qu’elle en aurait. Cependant, dira-t-on, puisque l’Ame, tout en n’ayant
pas de ces choses une connaissance adéquate, les connaît néanmoins,
n’en a-t-elle pas une connaissance inadéquate ? On verra qu’il n’en
est pas ainsi, que Spinoza distingue entre ne pas avoir de connais­
sance adéquate et avoir une connaissance inadéquate, et que ce n’est
pas sans raison qu’il emploie, lorsqu’il s’agit de la première, le tour
négatif et une démonstration par exclusion.
Le tour positif : connaissance inadéquate n’apparaît que dans les
P rop ositio ns 3 0 et 3 1 , qui concernent la connaissance de la durée.
Contrairement aux P ropositions que nous venons de mentionner,
après avoir établi que cette connaissance n’est pas adéquate, elles
démontrent directement et génétiquement par la troisième consé­
quence du C o rolla ire de la P rop ositio n 1 1 q u ’elle est inadéquate.
Cette différence de procédé s’explique, comme on le verra, par la
nature des choses.
*
**
A. N a tu re de la connaissance im agin ative des corps extérieurs et
du C o rp s hum ain.
Les conditions de possibilité 3 de la connaissance imaginative des
corps extérieurs et du Corps humain excluent son adéquation. Aussi
l’Ame imaginative n’enveloppe-t-elle, 1) ni la connaissance adéquate
des parties entrant dans la composition du Corps humain (P ro po si­
tion 2 4 ), 2) ni celle des corps extérieurs perçus par les idées des
affections du Corps (P ro po sition s 2 5 et 2 6 ), 3) ni celle de ce Corps
2. Cf. supra, chap. V, § x, p. 121.
3. Condition de possibilité : dans la terminologie spinoziste, la ratio, cf. Il,
Coroll. de la Prop. 26, dém., Geb., II, p. 68, 1. 19.
262 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

que les idées de ces affections enveloppent (Proposition 21), 4) enfin,


les idées de ces affections, idées par lesqueUes elle connaît toute
chose, et les idées de ces idées ne sont elles-mêmes ni claires, ni
distinctes, mais confuses (Proposition 28 et Scolie) ; ce d’où il
résulte que l’Ame n’a pas de toutes les choses qu'elle imagine une
connaissance adéquate, et que, de plus, la connaissance qu'elle en a
est confuse (cf. Coroll. de la Prop. 29).

§ III. — 1) « L’Am e humaine n’enveloppe pas la connaissance


adéquate des parties composant le Corps humain » : c’est la Propo­
sition 24. — En effet :
a) Les parties du Corps n’appartiennent pas à l’essence du Corps,
si ce n ’est en tant qu’elles se communiquent leurs mouvements les
unes aux autres selon un certain rapport (cf. Scol. de la Prop. 13, Déf.
de l’Individu, à la suite du Coroll. du Lem m e 3) et ne sont pas
considérées sous leur aspect d'Individus pouvant être sans relation
avec lui.
b) Mais, sous cet aspect, ces parties sont en elles-mêmes des
Individus composés de parties, Individus qui peuvent être séparés du
Corps humain et communiquer leurs mouvements à d ’autres corps
suivant un autre rapport (ibid., Postul. 1, Ax. 1 à la suite du
Lemme 3), bien que le Corps humain lui-même conserve entièrement
sa nature et sa forme 4
c) En conséquence, l'idée d’une partie du Corps (conçue en elle-
même, indépendamment de sa relation au Corps} est en Dieu
(Prop. 3), et cela (Prop. 9) en tant que l’on considère Dieu comme
affecté d’une autre idée de chose singulière, laquelle est antérieure à
l’idée de cette partie suivant l’ordre de la N ature (Prop. 1).
d) Ce qui vaut pour une partie du Corps (considérée comme un
Individu sans sa relation au Corps} vaut tout autant pour une partie
quelconque de cet Individu (considérée, elle aussi, comme un Indi­
vidu dont les parties, etc.}.
e) En conséquence, la connaissance d’une partie quelconque entrant
dans la composition du Corps humain est en Dieu en tant qu’il est
affecté d’un très grand nombre d ’idées de choses, et non en tant
qu’il a seulement l’idée du Corps humain.
f) D ’où l’on doit conclure (Coroll. de la Proposition 11) que
cette idée, ou Ame humaine, n’enveloppe pas la connaissance adé­
quate des parties composant le Corps humain.
La condition de cette déduction, c’est la distinction entre les parties4

4. Car il suffit que ces parties soient remplacées en lui par d'autres de
même nombre et de même nature (Lemme 4).
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 263

considérées comme appartenant à l’essence du Corps hum ain et ces


mêmes parties considérées comme des Individus indépendamment
de leur relation à ce Corps, auquel ils sont intégrés par accident.
Considérées sous ce second aspect, ces parties, comme toutes les
choses singulières existant en acte dans l’univers, doivent s’expliquer
par d ’autres choses singulières qui leur sont antérieures selon l’ordre
commun de la N ature, c’est-à-dire selon l’ordre irréversible des causes
déterminant leurs existences les unes les autres en cascade (cf. I,
Prop. 2 8 ) . Il en résulte que la connaissance d’une partie quelconque
entrant dans la composition du Corps humain est en Dieu en tant
qu’il est affecté des idées d’un très grand nombre de choses.
Une telle connaissance est exclue de l’Ame humaine, car elle est
en Dieu non en tant qu’il est affecté de l’idée du Corps humain, ce
Corps n’appartenant pas à la chaîne des causes d’où dépend l’exis­
tence de la partie considérée hors de sa relation au Corps. Puisque
Dieu connaît ces parties, non en tant qu’il constitue l’Ame, de ce
chef (Coroll. de la Prop. 1 1 , deuxième conséquence5) l’Ame n ’en a
nulle connaissance.
Telle n’est pourtant pas finalement la conclusion, puisqu’il est
stipulé, non pas que l’Ame n’a aucune connaissance d’une partie
quelconque entrant dans la composition du Corps humain, mais que
l’Ame n’enveloppe pas la connaissance adéquate d’une telle partie.
Cette conclusion, ainsi que la façon dont elle est obtenue, soulève
trois difficultés :
A) Comme on l’a vu, la démonstration, semble-t-il, devrait aboutir
à cette formule que Dieu connaît la partie entrant dans la composi­
tion du Corps humain, non en tant q u ’il constitue l’Ame, ce qui
implique, d’après la seconde conséquence du Co rollaire de la P rop o ­
sitio n 1 1 , que l’Ame n’a aucune connaissance de cette partie.

B) Mais Spinoza aboutit à une autre formule, à savoir que la


connaissance d’une partie entrant dans la composition du Corps
humain est en Dieu en tant qu’il est affecté d’un très grand nombre
d ’idées et non en tant qu’il a seulem ent l’idée du Corps humain,
ce qui implique, d’après la troisième conséquence du Co rollaire de
la Prop ositio n 1 1 , que l’Ame a la connaissance inadéquate de cette
partie.
C) Néanmoins, Spinoza conclut de là, non que l’Ame connaît
inadéquatement cette partie, mais qu’elle n’en a pas la connaissance
adéquate.

5. Sur les quatre conséquences du Coroll. de la Prop. 11, cf. sifara,


chap. V, § X, B, pp. 121 sqq.
264 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

La solution de ces trois difficultés se dégage de leur rapproche­


ment :
1° En tant que les parties entrant dans la composition du Corps
humain sont considérées, en elles-mêmes, comme des Individus, indé­
pendamment de leur relation au Corps, leur connaissance est en
Dieu en tant qu’il est affecté d’idées autres que l’Ame humaine, et
l’Ame (deuxième conséquence du Co rollaire de la P rop osition 11)
n ’en a aucune connaissance.
Si cette conclusion n’est pas ici explicitée, elle apparaîtra au grand
jour dans la P rop osition 28, qui se réfère à la Prop ositio n 2 4 pour
poser que la connaissance adéquate des parties composant le Corps
humain est en Dieu en tant qu’on le considère, non comme affecté
de l’Ame humaine, mais comme affecté d’autres idées. Cette conclu­
sion, quoique non explicitée par la P rop osition 24 , n’en est pas
moins sous-jacente à la conclusion que cette Prop ositio n formule
expressément.
2° En tant que les parties entrant dans la composition du Corps
humain sont considérées dans leur relation au Corps humain, et
comme intégrées à lui, leur connaissance est en Dieu en tant que
Dieu constitue, d’une part, les idées des choses autres que l’Ame
(visées dans le point n° 1), et, d ’autre part, l’idée du Corps, c’est-à-
dire l’Ame. Et, en vertu de la troisième conséquence du Co rollaire
de la P rop osition 1 1 , cette connaissance est inadéquate dans l’Ame.
3° L’Ame n ’a des parties du Corps que la connaissance que Dieu
en a en tant q u ’il constitue l’essence de l’Ame (première conséquence
du Co rollaire de la Proposition 1 1 ) . Mais, d’après le point n° 2,
la connaissance des parties du Corps (considérées dans leur relation
au Corps) n’est pas adéquate en Dieu en tant qu’il constitue seule­
ment l’essence de l’Ame, puisqu’il a cette connaissance en tant qu’il
constitue non seulement l’essence de l’Ame, mais les idées d’autres
choses que l’Ame. Donc, en vertu de la définition de la connaissance
adéquate dans l’Ame (quatrième conséquence du C o ro lla ire de la
P ro p o sitio n 1 1 ) , l’Ame humaine n’enveloppe pas la connaissance
adéquate des parties entrant dans la composition du Corps humain.
Il résulte de là que, si l’Ame a une connaissance inadéquate des
parties du Corps humain considérées dans leur relation avec l’essence
du Corps, connaissance inadéquate parce que l'Ame ne connaît pas
les causes de leur relation et de leur intégration au Corps, elle
ignore entièrement ce que ces parties sont en soi, hors de leur
relation avec l’essence du Corps, et, par conséquent, non seulement
elle n’a pas de celles-ci (telles qu’elles sont en soi) une connaissance
adéquate, mais elle n’en a même pas une connaissance inadéquate.
En effet, prise dans la rigueur du terme, une connaissance inadé­
quate est un fragm ent de la connaissance totale de la chose en
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 265

Dieu 6 Or, la connaissance des Individus en tant que parties appar­


tenant à l’essence du Corps n’est pas un fragment de la connaissance
de leur nature propre en soi, ou en Dieu ; c’est seulement une
connaissance extrinsèque qui nous laisse entièrement ignorer ce
qu’ils sont en eux-mêmes, et nous les fait saisir du dehors simplement
par leur relation avec le Corps, relation qui laisse échapper entière­
ment tout ce qui constitue la nature propre de chacun. L’Ame n’a
pas la connaissance adéquate des parties entrant dans la composi­
tion du Corps humain signifie donc qu’est exclue de l’Am e la
connaissance que Dieu a de ces parties, c’est-à-dire la connaissance
de ces parties telles qu’elles sont en soi 7
Le Corps n’est cause que de l’intégration en lui de ces Individus
comme ses parties composantes ; puisque cette partie n’appartient
à l’essence du Corps qu’en vertu d’un certain rapport de communi­
cation des mouvements entre les parties de ce Corps, tout ce qui
advient à ces parties indépendamment de ce rapport : qu’elles se
séparent des autres parties, qu’elles échappent à la loi de ce rapport
et redeviennent indépendantes, qu’elles soient remplacées dans le
Corps par d’autres parties, etc., est étranger au Corps lui-même,
défini par le rapport permanent de ses parties en lui. De ce chef, rien
de tout cela n’a sa cause en lui. En conséquence, il est non seulement
possible, mais nécessaire de considérer les Individus entrant dans la
composition du Corps hum ain indépendamment des causes par les­
quelles celui-ci les intègre à son essence. Au surplus, la connaissance
de ces causes ne saurait nous apprendre quoi que ce soit sur la
nature de ces Individus eux-mêmes.
Remarque. — La Proposition 24 est à rapprocher de la Propo­
sition 19.
D ’après la Proposition 19, dans sa première partie, l’Ame humaine
en tant qu’elle est l’idée ou la connaissance du Corps humain que 67

6. D a n s la d é m o n stra tio n d e la Proposition 36, la connaissance d e la p a rtie


est assim ilée à u n e id ée inad éq u ate, ce q u i s’e x p liq u e p a r le fa it q u e l ’idée
d e la p a rtie est, e n l’o c cu rren ce, ra p p o rté e à l ’id ée d u C orps (c’est-à-dire à
l’A m e ), e n ta n t q u e la p artie est considérée dans son in té g ra tio n a u C orps,
a u lie u d ’ê tre considérée telle q u ’elle est e n soi, h o rs de cette in té g ra tio n ,
c’est-à-dire a u lie u d ’ê tre l’idée de la p a rtie telle q u ’e lle est e n soi p o u r
D ie u e t n o n telle q u ’elle est p o u r l’^ m e .
7. D a n s to u tes les Propositions q u i v o n t suivre, e t o ù la connaissance adé­
q u a te d e la chose (le corps e x té rie u r, le C orps h u m a in , l’A m e) est exclue
de l’A m e , il s’a g it d ’ex clu re de l’A m e la connaissance de la chose telle q u 'e lle
est e n soi. U n e telle co n naissance est exclue de l’im a g in atio n e t n 'a p p a rtie n t
q u ’à l ’e n te n d e m e n t (cf. d ém . d u Coroll. 2 d e la Prop. 44). L ’ig n o ran c e des
choses e n soi, q u i so n t (com m e les p a rties d u C o rp s e t le corps e x té rie u r) causes
d e l’a ffe c tio n d u C orps h u m ain , p e rm e t de co n clure, d an s la Proposition 28,
q u e l'id é e de l’affe c tio n , ra p p o rté e à l’^ m e seule, est com m e u n e conséquence
sans ses p rém isses.
266 DE LA NATURE E 'f DE L’ORIGINE DE L’ÂME

D ie u a, n’a pas, par nature, l’idée ou la connaissance de ce Corps,


cette connaissance étant seulement en Dieu, — où, de plus, elle est
adéquate, puisque Dieu embrasse dans cette idée les idées de toutes
les causes de ce Corps. Dans sa seconde partie, la Proposition 1 9
démontre que l’Ame a la connaissance de son Corps en tant qu’elle a
les idées des affections de ce Corps, connaissance dont la P ro p o si­
tio n 2 1 démontrera ultérieurement qu’elle n’est pas adéquate.
D ’après la P ro p o sitio n 24 , l’Ame ne connaît pas les parties de
son Corps telles qu’elles sont en elles-mêmes, en dehors de leur
relation au Corps ; la connaissance de ces parties, prises en elles-
mêmes, est seulement en Dieu, où, de plus, elle est adéquate, puisque
Dieu embrasse dans cette connaissance la connaissance de toutes les
causes de chacune d’elles.
Il est conclu de là que l’Ame n’a pas la connaissance adéquate de
ces parties. Mais on aurait pu s’attendre, on l’a vu, à ce qu’il soit
conclu, comme dans la prem ière partie de la P rop osition 19 que
l’Ame par nature n’en a nulle connaissance.
Cependant, comme les parties du Corps ne sont pas seulement des
Individus ayant leur existence propre indépendamment de leur
relation au Corps, mais aussi des Individus intégrés comme parties à
l’essence même du Corps, la conclusion en a été seulement que
l’Ame n’a pas la connaissance adéquate de ces parties ; ce qui
implique que, par nature, elle en a une certaine connaissance, non
adéquate toutefois. Mais la P rop ositio n 2 4 se dispense d’établir ce
second point, et ne comporte pas, comme la Prop ositio n 19 , une
seconde partie où il serait démontré comment l’Ame connaît d’une
certaine façon ce dont la connaissance, à un certain point de vue,
lui a été d’abord refusée.
Une telle démonstration était cependant possible, et de deux
manières : d’abord, comme on l’a indiqué, en tant que Dieu
connaît par l’essence du Corps la partie intégrée au Corps, la
connaissance de cette partie est en Dieu en tant qu’il constitue l’idée
du Corps, c’est-à-dire l’Ame, et l’Ame ainsi connaît par nature —
quoique non adéquatement — les parties de son Corps ; ensuite, de
la même façon que dans la seconde partie de la P rop osition 19 , en
tant que l’Ame connaît les parties intégrées à son Corps par les idées
des affections de ces parties. En effet, le Corps n’ayant d’affections
que dans la mesure où ses parties sont affectées (car « les affections
sont des manières d’être (P ostulat 3) dont les parties du Corps
humain et conséquemment ( consequenter) le Corps entier sont
affectés », dém. de la Prop. 2 8 ), l’Ame a les idées des affections
de ces parties tout autant que les idées des affections de son Corps
et, même, elle n’a ces dernières que dans la mesure où elle a les
premières. Donc l’Ame, en tant qu'elle perçoit les affections des
parties de son Corps, doit percevoir comme existant en acte les parties
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 267

de son Corps tout autant que ce Corps lui-même (comparer avec la fin
de la Prop. 19).
Comment l’Ame peut-elle, par nature, connaître (non adéquate­
ment) les parties de son Corps, alors que (Prop. 19), par nature, elle
ne connaît pas son Corps et ne peut le connaître que par les idées
de ses affections ? Du fait que Dieu connaît dans l’idée du Corps,
donc dans l’Ame, les parties du Corps en tant qu’elles appartiennent
à l’essence du Corps, — et, dans cette mesure, l’Ame les connaît
par nature, — tandis que Dieu connaît le Corps en tant qu’il est
affecté d’une infinité d ’idées autres que l’Ame, par conséquent non
en tant qu’il constitue l’Ame. De ce fait, l’Ame ne connaît pas le
Corps par nature, mais le connaît seulement par les affections du
Corps.
Pourquoi, enfin, Spinoza s’abstient-il de démontrer, dans la Propo­
sition 24, comment l’Ame connaît les parties du Corps humain ?
C’est qu’une telle démonstration est sans intérêt pour la suite. En
effet, s’agissant d’établir par la Proposition 28 que l’Ame n’a pas la
connaissance des causes des affections du Corps, il convient seule­
ment de démontrer que les parties du Corps h ^ a i n qui, considérées
dans leur nature propre d’individus, indépendamment de leur apparte­
nance au Corps, sont, avec les corps extérieurs, causes des affections
du Corps, restent inconnues de l’Ame, tout autant que les corps
extérieurs pris en eux-mêmes. Car il devient évident par là que les
idées de ces affections, en tant que rapportées à l’Ame seule, sont
des conséquences détachées de leurs prémisses (Il, Prop. 28). Peu
importe donc que ces Individus nous soient connus par leur relation
à notre Corps, puisque leur nature propre, cause des affections de
notre Corps, n ’en est pas moins ignorée de nous, et n’est connue que
de Dieu seul « en tant qu’il est affecté d’autres idées que l’Ame ».

§ IV. — 2) La connaissance imaginative du corps extérieur n'est


pas adéquate. — C’est ce qu’énonce le Corollaire de la Proposition 26,
dont la démonstration repose sur deux lemmes : les Propositions 25
et 26.
a) 1 " lemme : « L’idée d’une affection quelconque du Corps
humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps extérieur »
(Prop. 25).
b) ? lemme : Or, « l’A m e humaine ne perçoit aucun corps exté­
rieur comme existant en acte, si ce n’est par les idées des affections de
son propre Corps » (Prop. 26).
c) Conclusion : « En tant que l’A m e humaine imagine un corps
extérieur, elle n'en a pas la connaissance adéquate » (Coroll.).
a) 1” lemme : « L’idée d’une affection quelconque du Corps
humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps extérieur >
268 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

(Proposition 25). — En effet, si l’idée d’une affection du Corps


humain enveloppe la nature du corps extérieur (Prop. 16) en tant
que celui-ci détermine d’une certaine manière le Corps humain
lui-même, ce corps extérieur considéré en soi est un Individu qui ne
se rapporte pas au Corps humain, et Dieu en a l’idée (Prop. 9) en
tant q u ’il est affecté de l’idée d’une autre chose, laquelle est par
nature antérieure au corps extérieur lui-même (Prop. 7). La connais­
sance adéquate du corps extérieur n’est donc pas en Dieu en tant
qu’il a l’idée de l’affection du Corps humain ; autrement dit, l’idée
de l’affection de ce Corps n’enveloppe pas la connaissance adéquate
du corps extérieur.
Cette démonstration consiste à établir que la connaissance du corps
extérieur enveloppée dans lidée d’une affection du Corps humain ne
peut être adéquate parce qu’elle est étrangère à la connaissance adé­
quate que Dieu a de ce corps. En effet, Dieu connaît le corps exté­
rieur, hors de l’affection que ce corps peut provoquer dans le Corps
h ^ a i n , comme un Individu indépendant, qui ne se rapporte pas
à ce Corps ; et il le connaît adéquatement en tant qu’il le connaît
par ses causes (Prop. 7). La connaissance adéquate du corps extérieur
n’est donc pas en Dieu en tant qu’il a l’idée de l’affection du Corps
h ^ a i n . Donc la connaissance du corps extérieur enveloppée dans
l’idée de l’affection du Corps humain n’a rien à voir avec la connais­
sance adéquate que Dieu en a, et cette connaissance adéquate doit
être exclue de l’idée de l’affection.
Ainsi, la connaissance du corps extérieur enveloppée dans l’idée
de l’affection de notre Corps nous laisse entièrement ignorants de
ce qu’est en lui-même le corps extérieur, cause de cette affection,
si bien que cette cause de l’affection nous échappe 8 C’est là une
conséquence que retiendra la Proposition 28.8

8. C ’est ce q u e d isait d é jà le D e int. emend. : q u a n d d 'u n e ffe t n o u s faisons


resso rtir la cause, la chose ainsi conclue n ’est pas a d é q u a te m e n t con n u e, « e n
p areil cas nous ne connaissons rien de la cause hormis ce que nous considérons
dan s l’e ffe t », D e int. emend. A p ., I, p . 2 3 1 , § i i i , n o te 1, G eb., II, p . 10,
n o te f. C f. aussi ibid,. A p ., I, § XV, p. 2 3 2 , note 1, G eb ., II, p. I l , no te
g : « O n v o it p a r là c la ire m en t ce q u e je v iens d e n o te r [...} : de l'e ffe t nous
concluons une cause dont nous n’avons nulle connaissance ». I l e n résu lte q u e
n o tre connaissance d e l'e ffe t n 'e st e n rie n accrue. E n revanche, q u a n d nous
concluons de la cause à l’e ffe t, n o n se u lem en t n o u s acq u éro n s u n e vraie
connaissance d e l ’e ffe t, p u isq u e vere scire est scire per causas, m ais nous
accroissons n o tre connaissance de la cause e n d é co u v ran t alors e n e lle des
p ro p riétés o u des conséquences q u e nous ig n o rio n s ju sq u 'a lo rs : « E n réalité,
c o n n aître l’e ffe t n ’est pas a u tre chose q u 'a c q u é rir u n e connaissance p lu s p a r­
faite d e la cause [...} N o to n s cette conséquence q ue n o u s n e p o u v o n s rie n con­
n aître de la N a m re sans ren d re e n m êm e tem p s p lu s étendue la connaissance
de la p re m ière cause, c’est-à-d ire de D ie u », D e int. emend, A p . I, p. 2 6 9 e t
ad d itio n 1, G eb ., II, p . 3 4 , 1. 14-16, ad d itio n f. — D 'o ù la Proposition 24 d u
L iv re V de l 'Ethique : « q u o m a g is res sin g u lares in te llig im u s , e o m agis
D e u m in te llig im u s ».
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 269

Puisque la connaissance du corps extérieur enveloppée dans l’idée


de l’affection est totalement étrangère à la connaissance adéquate
que Dieu a de ce corps, il est évident qu’elle n’est pas un fragment
de la connaissance adéquate de ce corps, mais q u ’elle en est seulement
une connaissance extrinsèque, qui nous laisse ignorer ce que ce corps
est en soi. Aussi est-il dit que l’idée de l’affection n’enveloppe pas
la connaissance adéquate du corps extérieur, mais non qu’elle enve­
loppe de lui une connaissance inadéquate.

§ IV bis . — La démonstration de la P rop ositio n 2 5 est la réplique


de celle de la Prop ositio n 24. On y retrouve le même tour négatif.
Ici et là, on établit que la connaissance de la chose considérée (la
partie du Corps dans la P rop ositio n 2 4 , le corps extérieur dans la
P rop ositio n 2 5 ) n’est pas la connaissance que D ieu en a ; qu’elle
n’est donc pas une connaissance adéquate, sans que, pourtant, il
soit dit q u ’elle est une connaissance inadéquate. La P rop osition 2 4
dém ontre que la connaissance adéquate des parties du Corps est exclue
de l’Ame, parce que Dieu, connaissant ces parties ou Individus indé­
pendamm ent de leur relation avec le Corps, les connaît, non en
tant qu ’il constitue l’idée du Corps, c’est-à-dire l’Ame, et qu’ainsi
!’Ame ignore totalement ce que sont ces Individus en soi ; de même,
la P ro p o sitio n 2 5 démontre que la connaissance adéquate des corps
extérieurs est exclue de l’Ame, parce que Dieu, connaissant ces
corps indépendamment de l’affection qu’ils produisent dans le Corps,
les connaît, non en tant qu’il constitue l’idée du Corps, c’est-à-dire
l’Ame, et qu’ainsi l’Ame ignore ce que sont ces corps extérieurs en
soi. Les deux conclusions reposent sur la seconde conséquence du
C o ro lla ire de la Proposition 1 1 . Comme les parties du Corps et,
d’autre part, les corps extérieurs sont conjointement les causes des
affections du Corps humain, on voit aussitôt que l’Ame ignore les
causes de ces affections et que les idées de ces affections, en tant
q u ’elles sont rapportées à l’Ame seule, sont des idées séparées de la
connaissance de leurs causes, et, par conséquent, sont comme des
« conséquences sans leurs prémisses ». C’est ce que démontrera la
P rop ositio n 28.
La connaissance que l’Ame imaginative a des parties du Corps et
celle qu’elle a des corps extérieurs n’étant pas leur connaissance
adéquate, mais n’en étant pas non plus l’idée inadéquate, comment
définir son statut par rapport à l’idée inadéquate ? On ne le peut
que par le statut de l’idée de l’affection du Corps. Si la connaissance
non adéquate des parties du Corps et celle des corps extérieurs ne
sont pas dans l’Ame des idées inadéquates, c’est que, en l’occurrence,
l’Ame n’a pas d’autre idée inadéquate que celle de l’affection de
son Corps, idée qui n’enveloppe pas la connaissance adéquate des
parties du Corps et des corps extérieurs. En effet, l'Ame ne perçoit
270 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

directement rien d'autre que l’affection de son Corps, et elle la


perçoit nécessairement parce qu’elle perçoit nécessairement tout ce
qui arrive dans son Corps (Il, Coroll. de la Prop. 9, Prop. 12). Or,
cette idée est inadéquate en elle, puisque ( Coroll. de la Prop. 11,
troisième conséquence) Dieu a cette idée en tant q u’il est affecté,
non seulement par l’Ame, mais par d’autres idées, à savoir celles des
causes de l’affection, causes qui restent inconnues de l’Ame. La
connaissance non adéquate des parties du Corps et celle des corps
extérieurs se réduisent donc en quelque sorte à l’idée inadéquate de
l’affection du Corps, puisque c’est dans cette idée que ces connais­
sances se trouvent enveloppées. De ce fait, elles ne sont pas le frag­
ment d’une idée adéquate en Dieu, ce qu’est, au contraire, l’idée
inadéquate de l’affection. Enfin, ce n’est pas parce qu’elles sont enve­
loppées dans l’idée inadéquate de l’affection qu’elles ne sont pas
adéquates, c’est, au contraire, parce qu’elles sont étrangères à la
connaissance des causes de l’affection que l’idée de l’affection est
mutilée et confuse, c’est-à-dire inadéquate.
On peut expliquer par là, de façon vraisemblable, pourquoi, dans
les Propositions 24 et 25, Spinoza évite le mot idée quand il s’agit
de la connaissance que l’Ame a des parties de son Corps et des
corps extérieurs 9 ; pourquoi il ne parle jamais de connaissance mais
d’idée de l’affection du Corps ; pourquoi, en ce qui concerne Dieu,
il emploie indifféremment les mots idée et connaissance (idea sive
cognitio, cf. Il, Prop. 19,20, 23). Par connaissance, il faudrait entendre
ce que nous nous représentons comme un objet, sans qu’il soit néces­
sairement impliqué par là que nous en ayons l’idée. Ainsi, l’Ame
connaît, c’est-à-dire se représente comme un objet l’Individu qui
entre dans la composition de son Corps, le corps extérieur qu’elle
imagine par l’idée de l’affection du Corps, alors que, ignorant ce
qu’ils sont en soi, elle ne les perçoit pas vraiment et n’en a pas
l’idée, cette idée étant seulement en Dieu. Par idée, il faudrait enten­
dre la perception effective d ’une chose réelle. Ainsi, la perception
de l’affection du Corps est dite à bon droit idée, parce qu’elle nous
fait appréhender effectivement quelque chose de réel. En revanche,
elle n’est jamais dite une connaissance, parce que, par elle, nous ne
nous représentons pas cette affection comme un objet, mais l’éprou­
vons comme un sentiment. Dans la perception de la chose extérieure,
nous disons connaître cette chose, bien que nous n’en ayons pas
l’idée, puisque la seule idée qui soit alors en nous, c’est celle de
l’affection de notre Corps, idée à partir de laquelle nous formons un
concept de la chose extérieure, que nous disons connaître, quoique
nous ignorions ce qu’elle est en soi. En Dieu, toutes les connaissances

9. Il l'emploie exceptionnellement parfois ailleurs ; cf. Coroll. 2 de la


Prop. 16 : < Les idées que nous avons des corps extérieurs. .. ».
NATtJRE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 271

sont des idées et toutes les idées des connaissances. D ’où l’identité
en lui de la connaissance et de l’idée : id e a sive cognitio. Enfin,
dans l’Ame, connaissance est identique à idée, lorsque cette connais­
sance est adéquate ; ce qui va de soi, puisque l’Ame connaît alors
les choses comme Dieu les connaît.
b) ^ lem m e : « L ’A m e h um ain e ne p e rço it a ucu n corps extérieur
com m e existant en acte, si ce n ’est p ar les idées des affections de
son propre C o rp s » (P ro po sition 2 6 ). — En effet, si le Corps h ^ a i n
n’est affecté en aucune manière par quelque corps extérieur, l’idée du
Corps humain, c’est-à-dire (Prop. 1 3 ) l’Ame humaine, n’est affectée
en aucune manière par l’idée de l’existence de ce corps (Prop. 7),
autrement dit, . elle n’en perçoit d’aucune manière l’existence. Mais,
en tant que le Corps humain est affecté de quelque manière par
quelque corps extérieur, l’Ame dans cette mesure (eatenus) perçoit
le corps extérieur (Prop. 16 et ses C oroll.).
Cette Prop ositio n complète les P ropositions 1 6 et 1 7 , qui démon­
traient seulement que les idées des affections du Corps humain
enveloppent la nature du corps extérieur et que l’Ame affirme l’exis­
tence de ce corps chaque fois qu’elle perçoit l’affection de son Corps.
Elle y ajoute que ce corps ne peut être perçu par l’Ame autrement
que par ces idées. C’est la réplique exacte, pour la connaissance du
corps extérieur, de ce qu’est la P rop ositio n 1 9 pour la connaissance
du Corps humain, celle-ci démontrant que « l’A m e hum aine ne
connaît pas le C o rp s h u m a in lu i-m ê m e et ne sa it pas qu?il existe,
si ce n’est par les idées des affections dont le Corps est affecté. »
Aussi les démonstrations de ces deux P ropositions offrent-elles des
structures analogues. Ici comme là, on trouve une partie négative sui­
vie d ’une partie positive. La P rop ositio n 19 établit d’abord que
l’Ame ne connaît pas le Corps en tant qu’elle est l’idée du Corps,
puis qu’elle le connaît par l’idée de l’affection du Corps. La P ro p o si­
tio n 2 6 établit d’abord que l’Ame ne connaît pas le corps extérieur,
lorsque le Corps n’est pas affecté, puis qu’elle le connaît par l’idée
de l’affection du Corps.
c) C o n clu sio n : « E n tant que l ’A m e hum aine im a g in e un corps
extérieur, elle n'en a pas la connaissance adéquate » (C o ro llaire) :
puisque les idées des affections du Corps humain n’enveloppent pas
la connaissance adéquate du corps extérieur (P ro p. 2 5 ) , puisque l’Ame
ne connaît que par elles les corps extérieurs existant en acte (Prop. 2 6 ),
l’Ame n ’a pas de ceux-ci la connaissance adéquate ; et, puisque
percevoir ces corps par les idées des affections du Corps, c’est, pour
l’Ame, imaginer (Scol. de la Prop. 1 7 ) , l’Ame n’a pas la connaissance
adéquate des corps extérieurs existant en acte en tant qu’elle les
imagine.
De là il résulte que, ne pouvant connaître les corps extérieurs en
272 DE LA NATURE E T DE .L’ORIGINE DE L’ÂME

tant qu'existant en acte autrement que par l’imagination, l’Ame ne


pourra jam ais en avoir une connaissance adéquate. Effectivement,
elle pourra connaître adéquatement d’eux, non leur existence singu­
lière, mais seulement leurs propriétés communes et, dans un sens
qui sera déterminé plus tard, leur essence.

§ V. — 3) La connaissance du Corps humain qu’enveloppe l’idée


d’une affection quelconque de ce Corps n’est pas adéquate. — C’est
la Proposition 27 : « L ’id ée d ’u ne affection q uelconque du C o rps
h um ain n'enveloppe pas la connaissance adéquate du Co rps h um ain
lu i-m êm e ». — Symétrique de la P rop osition 25, qui considérait la
seconde face de la Prop ositio n 1 6 : l'idée de l'affection du Corps
hum ain enveloppe la nature du corps extérieur , la P rop osition 27
en considère la première : l'idée de l'affection d u C o rp s hum ain
enveloppe la nature du C o rp s h um ain lui-m êm e , afin d ’établir que
cette idée « n'enveloppe pas la connaissance adéquate du C o rps
h um ain lu i-m ê m e ».
En effet, toute idée d’une affection d u Corps humain enveloppe
la nature de ce Corps en tant qu’il est lui-même affecté dsune certaine
m anière . Mais « en tant que le Corps humain est un Individu qui
peut être affecté de beaucoup d'autres m anières , son idée » ... (Spinoza
n’achève pas et se contente de renvoyer à la D ém onstration de la
P ro p . 25) n’est pas en Dieu en tant qu’il a l’idée d’une affection
quelconque du Corps humain et, par conséquent, l’idée d’une affection
quelconque du Corps humain n’enveloppe pas la connaissance adé­
quate du Corps humain lui-même.
Cette démonstration conclut, non pas à l’inadéquation de la con­
naissance du Corps humain enveloppée dans l’idée de l’affection du
Corps, mais à l’exclusion de son adéquation. Elle a donc, comme
les précédentes, un tour négatif. Mais ce qu’elle exclut n’est pas
tout à fait ce que celles-ci excluent. En effet, les P ropositions 24
et 25 excluent de l’A m e im agin ative la connaissance adéquate que
D ie u a de ces choses (parties du Corps humain, corps extérieurs),
tandis que la P rop ositio n 27 exclut de la connaissance que l'A m e
im aginative a de la chose (le Corps humain) l ’adéquation propre
à la connaissance que D ie u a de cette chose. La conséquence n’en
est pas moins analogue, puisque, de ce fait, la connaissance que l’Ame
a du Corps humain par les affections de ce Corps est sans commune
mesure avec la connaissance que Dieu a de ce Corps lui-même, et
l’Ame ignore ce que ce Corps est en soi.
Cette conclusion recoupe la P rop osition 19 , qui démontrait que
l’Ame humaine n’a pas l’idée du Corps humain que Dieu a (par la
connaissance des causes de ce Corps), ne le connaît pas et ne sait
pas qu’il existe, si ce n’est par les idées des affections dont ce Corps
est affecté. Et, de même que par la combinaison de la Proposition 2 6
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 273

et de la P ro p o sitio n 2 5 , on a tiré ce C o rolla ire que : « En tant que


l’Ame imagine un corps extérieur, elle n ’en a pas la connaissance
adéquate », de même, par la combinaison de la P rop ositio n 1 9
(symétrique pour la connaissance d u Corps de la P rop osition 2 6
pour la connaissance du corps extérieur) et de la P rop ositio n 2 7 ,
on peut tirer ce Co rollaire , que Spinoza laisse au lecteur le soin de
dégager, que : en tan t que l’Ame imagine son Corps, elle n ’en a
pas la connaissance adéquate ; en effet, de par la P rop ositio n 19 ,
l’Ame ne connaît pas son Corps autrement que par les idées des
affections de ce Corps, et, de par la P ro p o sitio n 2 7 , l’idée d’une affec­
tion quelconque du Corps humain n’enveloppe pas la connaissance
adéquate du Corps humain lui-même.
Il résulte de là que, par l’imagination, l’Ame ne connaît en soi
ni les corps extérieurs (Prop. 2 5 et Co ro ll.), ni le Corps humain
(Prop. 2 7 ) , ni les Individus qui composent ce Corps (P rop. 24 ).
Malgré l’analogie générale de structure entre les démonstrations,
d’une part, des P ropositions 2 4 et 2 5 , d ’autre part, de la P ro p o si­
tio n 2 7 , le nervu s probandi est dans cette dernière d’une tout autre
sorte que dans les premières. Dans celles-ci, q u ’il s’agît des parties
du Corps ou des corps extérieurs, on considérait les Individus indé­
pendamment de leur relation avec le Corps, et il était évident que
Dieu ne peut avoir les idées de ces Individus en tant qu’il cons­
titue, c’est-à-dire produit l’idée du Corps ; de là on concluait aussitôt
que la connaissance adéquate de ces Individus était exclue de l’Ame.
Ici, au contraire, il s’agit, non d’Individus considérés indépendamment
de leur relation avec le Corps, mais du Corps lui-même, et il est
évident que Dieu connaît ce Corps en constituant (c’est-à-dire en
produisant 10) l’idée même du Corps, c’est-à-dire l’Ame (cf. l re partie
de la Prop. 19 ). On ne peut donc exclure de l’Ame la connaissance
adéquate du Corps pour cette raison que Dieu produirait cette
connaissance en constituant une autre Ame qu’elle. Bref, il est impos­
sible de l’exclure, en arguant, comme dans les P ropositions 2 4 et 2 5 ,
que, en l’occurrence, la connaissance que Dieu a du Corps humain
est la connaissance d’une chose étrangère à la chose que I’Ame
connaît par les idées des affections de ce Corps. D ’où la nécessité
d ’un autre n ervu s probandi, qui permettra, non d’exclure de l’Ame la
connaissance adéquate que Dieu a de la chose, mais d’exclure de la
connaissance que l’Ame a de la chose l’adéquation propre à la con­
naissance q u e Dieu en a.

10. D ie u a l ’id ée d u C orps h u m a in o u co n stitu e l'A m e en tant qu’il e st


affe c té d ’a u tre s idées q u e l ’A m e ; e t c'est en tant qu’il c o n stitu e l’A m e q u 'il
a les idées q u i so n t dans l ’A m e. C e q u i p e u t em barrasser le lec teu r, en co re
q u e la p en sée soit claire, c’est q u e l'id é e c o n stitu tiv e de l’A m e est e n D ie u
n o n e n ta n t q u 'il co n stitu e l ’A m e. L a pen sée est claire si l’o n fait a tte n tio n à
la sig n ific a tio n de « e n ta n t q u e » (cf. I l , Prop. 9 e t Coroll.).
274 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Ce nervus probandi est le suivant : chaque idée d’une affection du


Corps humain enveloppe la nature de ce Corps seulement en tant
qu’on le considère comme affecté d’une certaine m anière. Mais la
nature du Corps humain, en tant q u ’il est considéré co^m e affecté
de beaucoup d’autres -manières, reste inconnue, et, par conséquent,
la nature du Corps humain telle qu’elle est en soi. Il est donc exclu
que soit adéquate la connaissance du Corps humain enveloppée dans
l’idée d’une affection de ce Corps.
Argum ent insolite et au premier abord déconcertant, car, affirmer
que l’idée d'une affection quelconque du Corps enveloppe du Corps
une connaissance qui ne peut être adéquate, n ’est-ce pas laisser à
penser qu’une telle connaissance serait adéquate si elle était enve­
loppée par l’ensemble de toutes les affections du Corps que l’Ame
percevrait durant son existence ? N on point, car a) l’Ame n’a pas
les idées de toutes les affections possibles ( potest) de son Corps ; Dieu
seul les a ; b) que l’on multiplie à l’infini les idées des affections, et
jamais la connaissance du Corps ne sera adéquate, car la connais­
sance adéquate procède de la cause aux effets, alors que la connais­
sance du Corps par les idées des affections procède de l’effet (l’affec­
tion) à la cause (le Corps, cause de l’affection concurremment avec
le corps extérieur) ; c) que Dieu ait les idées de toutes les affections
possibles du Corps, cela ne signifie nullement qu’il ait par elles l’idée
adéquate du Corps, cela signifie au contraire que, ayant l’idée adé­
quate du Corps en tant qu’il a l’idée de ses causes (1re partie de la
dém. de la P rop . 19 ), il a par là même la connaissance adéquate
de toutes ses affections possibles. On pourrait arriver ainsi, par un
autre biais, à une exclusion hors de l’Ame de la connaissance du
Corps qui est en Dieu. Mais il était inutile de recourir à cette voie
compliquée, puisque la démonstration de la Prop ositio n 27 suffit.
L’emploi du procédé indirect, par exclusion de l’adéquat, que l’on
retrouve ici, s’impose pour les mêmes raisons que dans les P ro p o ­
sitions 2 4 et 25. La connaissance du Corps humain p ar l’Ame n ’est
pas produite en elle directement par Dieu, mais introduite en elle
seulement par l’idée de l’affection de ce Corps. On ne peut donc
démontrer par le C o rolla ire de la Proposition 1 1 (3" conséquence)
que cette connaissance serait inadéquate du fait que Dieu produirait
en lui l’idée de ce Corps en produisant directement dans l’Ame un
fragment de cette idée. Pas plus dans cette P rop osition que dans les
P rop ositio ns 2 4 et 25 “, la connaissance imaginative de la chose,
enveloppée dans l’idée de l’affection, n’est une partie de l’idée
adéquate de cette chose en Dieu : elle lui est étrangère. Le seul lien
qui la rattache à une idée adéquate en Dieu, c’est l’idée de l’affection 1

11. C f. supra, § III, p. 2 6 2 , § IV, p. 26 7 .


NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 275

où eUe est enveloppée, idée qui, elle, est bien dans l’Ame un frag­
ment détaché de l’idée adéquate que Dieu a de cette affection.
Ce qui donc est seul « positif » 12 dans l’imagination, c’est l’idée
de l’affection, unique support de toutes les « connaissances » imagi­
natives. De ce fait, la connaissance imaginative du Corps humain
enveloppée dans cette idée n’a aucun privilège sur celle du corps
extérieur que cette même idée enveloppe, bien qu’elle enveloppe
plutôt l ’idée de la disposition du Corps humain que celle de la
nature du corps extérieur.

§ VI. — 4) L’idée de l’affection du Corps humain est, dans l’Ame


qui la perçoit imaginativement, confuse. C’est la P rop osition 28 :
« Les idées des affections du Corps hum ain, en tant qu'elles sont
considérées dans leur rapport avec l’A m e hum aine seulement, ne
sont pas claires et distinctes, m ais confuses ». — En effet, les idées
des affections du Corps humain enveloppent tant la nature des corps
extérieurs que celle du Corps humain lui-même (Prop. 1 6 ) , et non
seidement la nature de celui-ci, mais aussi celle de ses parties, car le
tout du Corps est affecté en conséquence de (consequenter) l’affec­
tion de ces parties (Postulat 3 ). Mais (Prop. 24 et 25) la connaissance
adéquate tant des corps extérieurs que des parties composant le
Corps hum ain est adéquate en Dieu en tant q u ’on le considère
comme affecté, non par l’Ame humaine, mais par d’autres idées que
cette Ame. De ce fait, les idées de ces affections, considérées dans
leur rapport avec l’Ame humaine seule, sont comme des conséquences
sans leurs prémisses, c’est-à-dire sont, comme il est connu de soi, des
idées confuses.
Le principe de cette démonstration ressort des démonstrations des
P ropositions 24 et 25, alléguées ici comme unique nervus probandi,
à l’exclusion de toute autre. On avait établi par elles que la connais­
sance adéquate des Individus entrant dans la composition du Corps
humain, considérés en soi et indépendamment de leur relation au
Corps, et la connaissance adéquate du corps extérieur, sont en Dieu
étrangères à l'idée du Corps, c’est-à-dire à l’Ame. Comme ces Individus
et ces corps extérieurs sont les causes de l’affection, l’idée de l’affec­
tion, en tant que rapportée à l’Ame seule, est étrangère à la connais­
sance de ses causes. Elle est donc comme une conséquence sans ses
prémisses.
Pour ce qui est de la structure de la démonstration, on observera
que les idées des affections du Corps ne sont pas considérées ici
comme des idées que l'Ame a, mais en elles-mêmes, en tant qu’elles
sont rapportées à l'Ame au lieu d ’être rapportées à Dieu, c’est-à-dire

12. Positivum, te rm e em ployé p a r S p in o za dans la d é m o n s tra tio n d e la Pro­


position 33.
27 6 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

à la connaissance de leurs causes en Dieu. En tant que considérées


dans leur rapport à l'Ame seulement, les idées des affections du
Corps enveloppent la nature du Corps affecté et celle du corps
affectant, du fait que ces corps sont en soi les causes ou les prémisses
de ces affections ; mais la connaissance que ces idées enveloppent
de la nature de ces corps ou causes est étrangère à la connaissance
vraie de leur nature en soi (ou en Dieu). Donc les idées de ces
affections, en tant qu’elles sont rapportées à l’Ame seule, ignorent
leurs causes ou prémisses. Ainsi, elles sont comme des conséquences
sans leurs prémisses. D ’où leur confusion.
En d’autres termes, l'affection enveloppe la nature de ses causes
ou prémisses, alors que l’idée de l ’affection, rapportée à l’Ame seule,
n’a pas la connaissance adéquate de la nature de ces causes. Cette
idée est donc bien, en tant que rapportée à l’Ame seule, une con­
naissance sans ses prémisses.
De ce fait, elle est confuse, car la connaissance claire et distincte
est celle qui connaît la conséquence par la connaissance de ses
prémisses. La confusion est donc posée, ici, indépendamment du
mélange, dans le contenu de l’idée de l’affection, des deux natures
d’où l’affection résulte. Ce qui s’accorderait avec le C o rolla ire de la
Prop ositio n 29, où la connaissance que l’Ame a d ’elle-même, par les
idées des idées des affections de son Corps, est posée comme confuse.
Cependant, étant donné que l’idée de l’affection, enveloppant la
nature du corps affectant et celle du corps affecté, est détachée de
la connaissance adéquate de ces corps, il en résulte qu’elle confond
leurs natures. Par là même, l’idée de l’idée de l’affection enveloppe
également cette confusion, ce qui explique pourquoi dans le C o ro l­
laire de la Prop ositio n 29 la connaissance que l’Ame a d’elle-même
soit dite confuse, bien que cette connaissance ne confonde pas en
elle deux choses de nature différente. C’est la réplication idée-idée
de l’idée qui introduit la confusion de l’idée dans l’idée de l’idée et,
en conséquence, dans la connaissance de l’Ame que cette idée de
l’idée enveloppe.
Mais le nervus probandi de la démonstration n’est-il pas sujet à
objection, puisqu’il identifie deux cas différents : celui des parties
du Corps et celui des corps extérieurs ? En effet, comme les corps
extérieurs n’appartiennent pas à l’essence du Corps, il est exclu que
leur connaissance adéquate soit en Dieu en tant q u ’il est affecté de
l’idée du Corps, tandis que les parties du Corps, quoiqu’elles puissent
être considérées indépendamment de leur relation au Corps, appar­
tiennent, d’autre part, à l ’essence du Corps, et, sous cet aspect, leur
connaissance en Dieu ne doit pas exclure, mais, au contraire, impli­
quer que Dieu soit affecté de l’idée du Corps. — A la vérité, connaître
les parties du Corps en tant qu’elles appartiennent au Corps, cela ne
fait nuUement connaître ce qu’elles sont en elles-mêmes, consi­
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 277

dérées co ^m e des Individus de nature différente 13, indépendamment


de leur relation au Corps, car la nature propre de ces Individus
telle qu’elle est en soi ne dépend nullement du Corps où ils se
trouvent accidentellement intégrés. Or, c’est uniquement de leur
nature propre, telle qu’elle est en soi, qu’il s’agit en l’occurrence,
car c’est par leur réalité propre qu’ils sont causes de la nature de
l’affection. Donc, leur connaissance adéquate comme causes de l’af­
fection ne suppose nullement que Dieu soit affecté de l’idée du
Corps, quand bien même Dieu devrait être affecté de cette idée
pour connaître ces Individus en tant que parties intégrées au Corps.
Il est donc légitime, et même indispensable, de considérer la partie
du Corps h ^ a i n co^mme un Individu, indépendamment de sa rela­
tion au Corps humain, et de conclure que la connaissance adéquate
que Dieu en a est aussi étrangère à l’Ame que la connaissance adé­
quate qu’il a des corps extérieurs.
Il reste à savoir pourquoi la P rop osition 28 se réfère uniquement
aux P rop ositio ns 24 et 25, et non en même temps à la Prop ositio n 27,
q u i exclut de l’idée de l’affection du Corps la connaissance adéquate
de ce Corps tout autant que la Proposition 24 exclut de cette idée la
connaissance adéquate des parties du Corps.
C’est que le n e rvu s probandi de la Prop ositio n 28 est que l’Ame,
par l’idée de l’affection, ne connaît pas adéquatement les causes de
cette affection, parce que ces causes (tant la partie du Corps humain
considérée comme un Individu indépendant, hors de sa relation au
Corps humain, que le corps extérieur), étant étrangères au Corps
humain, sont connues adéquatement en Dieu par des idées étran­
gères à l’idée adéquate du Corps humain, c’est-à-dire à l’Ame. Mais,
dans la P rop ositio n 27, un tel n e rvu s probandi (qui est celui des
P rop ositio ns 24 et 25) est exclu, puisque la connaissance du Corps
humain, ne pouvant être adéquate en Dieu par la connaissance adé­
quate d’un autre corps que le Corps humain, est l’idée ou la connais­
sance adéquate du Corps humain lui-même, bref, l’Ame elle-même
en tant qu’elle est l’idée que Dieu a de ce Corps (cf. Prop. 19 ,
dém., sub in it.). La démonstration de la Prop ositio n 28, étant donné
son nervus probandi , devait donc exclure la référence à la P ro ­
p o sitio n 27.
Mais la question reparaît sous une autre forme. Pourquoi Spinoza
a-t-il choisi une démonstration dont le nervus probandi est celui des
P rop ositio ns 24 et 25, alors qu’une autre démonstration eût été
possible, qui se serait appuyée sur le résultat commun des trois P ro p o ­
sitio ns 24, 25 et 27 ? En effet, puisque ces trois P rop ositio ns établis­
sent que, par l’idée de l’affection du Corps, l’Ame ne connaît pas

13. « Le C o rp s h u m a in est com posé d ’u n très g ra n d n o m b re d ’in d iv id u s


(de diverse n a tu re ) », Scot. de la Prop. 13, Postulat 1.
278 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L ’ÂME

adéquatement, c’est-à-dire telles qu’elles sont en soi, les causes de la


nature de l’affection, causes que cette affection enveloppe (Individus
composant le Corps humain, corps extérieurs, Corps humain), il
en résulte que l’idée de l’affection est donnée dans l'Ame sans la
connaissance de ses causes et q u ’ainsi elle est dans l’Ame comme une
conséquence sans ses prémisses.
C’est qu’une telle démonstration eût manqué de rigueur. En effet,
si le Corps est cause de la nature de l’affection, c’est qu’il est
composé de parties, c’est-à-dire d'individus, qui sont causes de la
nature de l’affection. Bref, s’il est la cause de la nature de l'affection,
ce n ’est pas en tant qu’il intègre dans son essence les Individus
qui entrent dans sa composition, c’est uniquement en tant que les
Individus de nature diverse qu’il intègre dans son essence sont les
causes de la nature de cette affection, car « les affections du Corps
humain sont les modes par lesquels les parties du Corps humain et
en conséquence (consequenter) tout le Corps humain est affecté ».
Autrement dit, toute la réalité, et toute la causalité, d u Corps humain
n’est faite que de la réalité et de la causalité de ses parties. Pour
exclure de l’Ame la connaissance adéquate du Corps en tant que
cause de l’affection, il fallait donc démontrer que les Individus qui
composent le Corps ne sont pas adéquatement connus par l’Ame.
En conséquence, la P rop ositio n 28 devait s’appuyer sur la P ro p o ­
sitio n 24, et non sur la P rop ositio n 27.
M ais alors à quoi sert la P rop osition 27 ?
D ’abord, à démontrer que la connaissance du Corps humain par
les idées des affections n ’est pas adéquate, ce qui ne résulte pas immé­
diatement de la P rop osition 24, car, de ce que la connaissance adé­
quate des parties du Corps co ^m e des Individus considérés indé­
pendamment de leur relation au Corps soit exclue de l’Ame, il ne
résulte pas immédiatement que soit exclue de l’Ame la connaissance
adéquate du Corps lui-même en tant qu’i l intègre dans son essence
les In d iv id u s considérés dans la Proposition 24 indépendam m ent de
leur relation à cette essence . De plus, la P rop osition 27 est indis­
pensable pour démontrer, dans la Proposition 29, q u ’est exclue de
notre A m e la connaissance adéquate de l'Ame elle-même, — ce
par quoi peut s’achever la déduction de la connaissance imaginative,
comme connaissance non adéquate et confuse de tous ses objets
(cf. Co roll. de la Prop. 29).

§ VII. — En tant que conséquence détachée de ses premisses,


l’idée de l’affection du Corps est dite confuse. Ce qui s’explicite de
deux façons, par un « c’est-à-dire » (hoc est), q u i marque une évi­
dence logique, car une conséquence détachée de ses prémisses est en
effet inexplicable, inintelligible : en ce sens, elle est confuse ; et par
un « ce q u i est connu de so i », qui se réfère à une évidence psycho-
NA^TURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 279

logique, chacun constatant en soi-même que l’idée de l’affection du


Corps, présente dans l’Ame, sans ses prémisses, comme un fait brut,
lui est donnée co^mme confuse. On retrouvera cette évidence psycho­
logique à la fin du Scolie de la Proposition, où elle s’exprime par
un « ce que chacun peut voir aisément ».
Confus, clair e t distinct, caractérisent l’aspect psychologique de
l’idée, c’est-à-dire l’aspect qu'elle revêt dans l’Ame selon sa nature.
Confus est l’aspect que revêt dans l’Ame une idée enveloppant en elle
des connaissances non adéquates. Clair et distinct, l’aspect que revêt
dans l’Ame une idée adéquate ou n’enveloppant que des idées adéqua­
tes. Adéquat et inadéquat caractérisent l’idée du point de vue ontolo­
gique de son infinitude ou de sa finitude. N on adéquat 14 s’applique à
des connaissances qui ne sont pas des idées adéquates sans être des
idées inadéquates, car elles ne sont pas des parties d ’idées adéquates,
mais des connaissances étrangères à la connaissance adéquate, envelop­
pées dans des idées inadéquates. Vrai et faux caractérisent l’idée au
point de vue gnoséologique de sa valeur objective. Enfin, l’aspect psy­
chologique de l’idée est commandé par sa nature ontologique et gno-
séologique.
L’inintelligibilité de l’idée de l’affection en explique la confusion,
mais la confusion ne se réduit pas à l’inintelligibilité, car elle en
résulte. En effet, parce qu’elle est privée de ses prémisses (c’est-à-dire
inintelligible), l’idée de l’affection n’est pas claire et distincte, de ce
fait, elle confond en elle les deux connaissances qu’elle enveloppe :
celle du corps extérieur et celle du Corps humain ; ainsi, elle est
confuse, et ipso facto sont également confuses ces connaissances elles-
mêmes. Bref, la confusion de l’idée de l’affection, de la connaissance
du corps extérieur et de la connaissance du Corps humain envelop­
pées dans cette idée consiste dans le mélange de ces deux connais­
sances dans l’idée de l’affection, et ce mélange, à son tour, résulte
de l’ignorance des deux prémisses distinctes d’où dépend l’affection,
à savoir le corps extérieur et les parties du Corps humain. C’est
pourquoi la confusion de la connaissance des corps extérieurs et de
la connaissance du Corps humain ne pourra être établie, dans le
C o ro lla ire de la P rop ositio n 29, que par la confusion des idées des
affections (per ideas affectionum ).
C’est pourquoi aussi les P rop ositio ns 24 , 2 5 , 221, envisageant sépa­
rém ent la connaissance des parties du Corps humain, celle du corps
extérieur, celle du Corps humain, démontrent seulement qu’elles ne
sont pas adéquates, mais non qu’elles sont confuses, cette démonstra­
tion étant indispensable pour pouvoir établir ultérieurement que les

14. « N o n a d éq u a t » n ’est pas un e ex p ressio n de S p in o za, m ais e lle est


lé g itim e p o u r désigner u n e connaissance q u i est étra n g ère à la connaissance
ad éq u ate e t q u i, d 'a u tre p a rt, n 'e st p as u n e connaissance inadéquate.
280 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

idées des affections du Corps sont confuses. En revanche, l’inadé­


quation des idées des affections du Corps n’est démontrée nulle
part, bien que leur inadéquation soit démontrable en vertu de leur
confusion ou mutilation, puisque celle-ci résulte de l’ignorance de
leurs causes, donc de leur inadéquation. Mais l’inadéquation de ces
idées n’a pas d ’intérêt pour le but que poursuit Spinoza. Ce qui lui
importe, c’est d’établir la confusion des connaissances que ces idées
enveloppent et, par conséquent, de démontrer la confusion de ces
idées, qui commande et d’où résulte la confusion de ces connaissances.
L’idée confuse de l’affection du Corps humain, c’est le sentim ent :
« Nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de
manières » (cf. Ax. 4). En déduisant la confusion propre à l’idée
de cette affection, la P rop ositio n 28 déduit donc la nature du senti­
ment, c’est-à-dire le qualitatif qui caractérise tant ce dernier que
les connaissances qu’il enveloppe, à savoir celles du Corps humain
et des corps extérieurs lesquels nous sont donnés par lui comme
sentis.
Puisque la confusion tient à ce que l’Ame ne dissocie pas dans
l’idée de l’affection deux causes en soi distinctes, qu’eUe mélange
du fait qu’elle n’en a pas la connaissance adéquate, la confusion a
son principe dans une inintelligibilité dont la source est tout entière
dans le sujet. De ce fait, elle n ’a rien à voir avec l ’obscurité qui,
pour Descartes, est le propre du sentiment. Venant, selon Descartes,
de l’opacité, pour la raison, de l’union substantielle, en soi incompré­
hensible, de deux substances incommensurables, cette obscurité a
son fondement dans les choses, si bien que ce qui est connu par le
sentiment est en soi irréductible à l’idée claire et distincte. Pour
Spinoza, au contraire, il n’y a pas d’obscurité dans les choses “ Dieu
a une idée adéquate de l’affection du Corps, car il en connaît les
prémisses ; l’homme en a une idée confuse, parce qu’il les ignore,
mais il est exclu qu’elle soit une idée obscure, car, étant la consé­
quence de prémisses (ignorées ou non, peu importe), elle ne saurait
être en soi étrangère à la raison.

§ VIII. — Le S colie qui suit la Prop ositio n 28 interrompt le fil


de la déduction pour réfuter Descartes : « O n dém ontre de la même
façon que l ’idée q u i constitue la nature de l ’A m e h um ain e n ’est
pas, considérée en elle seule, claire et distincte 1516 ; com m e non

15. Cf. supra, c h a p . V II, §§ XXI e t XX II e t la discussion su r la q u alité. — C f.


infra, Appendice n ° 1 1 .
16. D a n s l a réd actio n néerlan d aise (Nagelate Schriften), S pinoza a p p e la it
rio n s d u C o rp s, l'id é e de l'A m e, e t l'A m e. Il élim ine ce term e de la version
confuses (verwart, all. : verwirrt o u verworrenJ les idées des idées des affec-
latin e, e t à b o n d roit, p u isq u 'il s'a g it d ’é ta b lir ici, n o n q u 'e lle s so n t confuses,
m ais se u le m e n t q u 'e lle s n e so n t n i claires n i distinctes.
NATIJRE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 281

plus l’idée de l’A m e humaine et les idées des idées des affections
du Corps humain, en tant que considérées dans leur rapport avec
l’Am e seule, ce que chacun peut voir aisément. ))
Il est évident, en effet, que l’idée constitutive de l’Ame, considérée
en elle seule, étant séparée de toutes les causes qui la produisent en
Dieu (cf. l re partie de la démonstration de la Proposition 19), n ’est
pas claire et distincte, puisqu’elle n ’est pas adéquate ; ni non plus,
et pour la même raison, l’idée de l’Ame humaine, en tant que
rapportée à l’Ame seule, soit que l’on considère (Prop. 20) que l’idée
de l’Ame se rapporte à Dieu de la même manière que l’Ame elle-
même, soit que l’on considère (Scol. de la Prop. 21) que l’idée de
l’Ame et l’Ame sont une même chose sous le même attribut ; ni
non plus les idées des idées des affections du Corps (ou idées des
affections de l’Ame) en tant que rapportées à l’Ame seule, puisqu’elles
ne dépendent pas de l’Ame seule, mais de l’infinité des causes qui en
Dieu produisent dans l’Ame les idées de ces idées.
L’origine de l’erreur qui les a fait tenir pour claires et distinctes,
c’est que, étant, dans les connaissances imaginatives, données en nous
purement et simplement sans leurs prémisses (Prop. 28), l’Ame,
l’idée de l’Ame, les idées des affections de l’Ame apparaissent comme
indépendantes de toute cause singulière autre que l’Ame. En consé­
quence, Descartes a été conduit par là à estimer que l’Ame est
clairement et distinctement conçue quand elle est considérée séparé­
ment, comme une substance qui, hors du concours de Dieu, n’a
besoin de rien pour exister ; que l’idée que l’Ame a d’elle-même
dans le Cogito, en réfléchissant sur son être isolé de tout le reste
(mens in se conversa), est la plus claire et la plus distincte des idées.
Quant à la troisième considération, relative aux idées des idées des
affections du Corps, on voit moins comment elle pourrait atteindre
Descartes, puisque, bien qu’il conçoive toutes les idées, y compris les
idées imaginatives, comme des modes de l’Ame, substance indépen­
dante, il n ’a jamais vu dans les idées imaginatives des idées claires et
distinctes, et ne les a jamais rapportées à l’^ m e seule, mais toujours
à la substance composée Ame et Corps. Peut-être pourrait-on dire
que Descartes croit avoir par sa doctrine une connaissance claire et
distincte des idées imaginatives, qu’il tient pour obscures et confuses
en elles-mêmes, alors qu’en réalité il n’a d’eiles aucune connaissance
adéquate, puisqu’il les détache de leurs causes en Dieu, et qu’il voit
finalement dans les idées qu’il appelle adventices des idées innées
qui ont dans les choses extérieures, non leurs causes, mais seulement
leurs occasions.
On doit cependant constater que Spinoza accorde en fait aux
conclusions de ce Scolie la plus grande extension, puisqu’il considère
que, par là, il est démontré aussi, du moins implicitement, que l’idée
de l’idée de l’affection du Corps humain, telle q u ’elle est donnée
282 DE LA NATURE E T DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

dans l’Ame, est, en tant que rapportée à l’Ame seule, une idée confuse.
La présence implicite de ce contenu positif est attestée, dans le
Corollaire de la Proposition 29, par la référence (sub fin.) à ce
Scolie. Et, de ce fait, Spinoza se dispense de démontrer dans une
Proposition, qui serait la symétrique de la Proposition 28, que les
idées des idées des affections du Corps humain, en tant que considé­
rées dans leur rapport avec l’Ame seule, sont non seulement ni claires,
ni distinctes, mais confuses.
Ceci dit, il n ’en demeure pas moins que Spinoza évite d ’expliciter
cette implication dans ce Scolie lui-même, désirant de toute évidence
lui conserver la tournure purement négative qui convient à une
réfutation.

§ IX. — Que ce Scolie soit une réfutation, c’est ce dont témoigne


d’abord, comme on vient de le dire, son aspect purement négatif, alors
qu’il enveloppe en fait un contenu positif (la confusion des idées des
idées des affections du Corps). C’est ce qu’atteste ensuite son intitulé,
co^m e Scolie, car Spinoza rejette le plus souvent dans des Scolies
les réfutations. S’il ne s’agissait pas là d’une réfutation, il devrait
s’intituler Corollaire, puisqu’il développe des conséquences de la
Proposition 28, qui sont considérées comme démontrables de la
même façon qu’elle. Le contenu positif de ces conséquences (la
confusion des idées des idées des affections du Corps) eût alors
été explicitement exprimé.
Que cette réfutation, enfin, vise Descartes, c’est ce qu’attestent
l’emploi des termes cartésiens clair et distinct et le refus de considérer
comme claires et distinctes tant la nature de l’Ame, telle que Descartes
la conçoit, que la connaissance par laquelle nous la saisissons, à
savoir le Cogito.
Dans la formule Cogito ergo sum, où sum a le sens d'exister pré­
sentement, l’Ame, selon Descartes, connaît sa nature en tant qu’elle
connaît immédiatement son existence dans une indépendance totale
à l’égard du reste. D e plus, l’Ame, étant une substance, ne dépend que
de Dieu et d’aucune autre cause que lui (cf. Descartes, Principes,
1, art. 51). C’est bien là le type accompli de l’idée de l’Ame humaine
existante en acte, in se sola considerata, idée qui ne saurait être adé­
quate ni, par conséquent, claire et distincte, puisqu’elle est détachée
de l’ensemble des causes singulières qui expliquent en Dieu son
existence.
Mais la réfutation va encore plus loin.
Puisque l’Ame ne saisit sa propre existence et n’a l’idée de son
idée, c’est-à-dire la conscience de soi, qu’en tant que celle-ci est
enveloppée dans les idées des idées des affections de son Corps, le
Cogito, qui, pour Descartes, nous fait saisir clairement et distinc­
tement l’essence de l'Ame, est, en réalité, une connaissance étrangère
NATURE l>E LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 283

à sa nature en soi telle que D ieu la connaît, car D ieu connaît la


nature de l’Ame, non par l’effet, mais par les causes. La réflexion
sur soi, telle que l'entend Descartes, réflexion par laquelle l’Ame,
isolée de tout ( in se sola considerata), saisirait de façon claire et
distincte par l'entendement pur, à la fois son essence et son existence,
se réduit donc, selon Spinoza, à une illusion. Et il est absurde de
prétendre que l’Ame ait conscience de soi par une réflexion sur soi
qui éliminerait, d’emblée, tout ce qu’elle perçoit de son Corps et
des corps extérieurs. Enfin, la conscience que l’Ame prend d’elle-
même par les idées des idées des affections du Corps est confuse
(cf. Prop. 29 ).
La conception cartésienne du Cogito implique donc pour le
spinozisme toute une nichée de confusions : elle tient pour claire
et distincte une connaissance qui ne peut l'être ; elle prétend y accé­
der par un processus d’exclusion absurde en tant qu’il est contraire
aux conditions rendant possible pour l’Ame existante la connaissance
d’elle-même ; elle prend pour l’essence de l’Ame en soi la conception
non adéquate que nous en avons ; elle se figure saisir l’essence de
l’Ame en pensant purement et simplement son existence en acte
dans la durée ; elle confond implicitement l’essence singulière de
l’Ame, éternelle en Dieu, indépendante de son existence et de la
chaîne des causes qui la déterminent, avec l’essence de l’Ame exis­
tant en acte dans la durée, dont l’idée, en tant que détachée de la
chaîne qui la produit, ne saurait être adéquate.
Nous pouvons, sans doute, obtenir de l’essence de l’Ame une
idée adéquate, « claire et distincte », non, toutefois, comme le veut
Descartes, par l’intuition immédiate, à un moment donné du temps,
de son existence saisie indépendamment de tout le reste, mais
seulement à partir de l’idée de Dieu, en lequel l’^ m e aperçoit direc­
tement la cause absolue tant de son essence que de son existence.
Descartes confond donc ce qu’il faut séparer, à savoir la perception
de notre existence dans le temps et l’idée intuitive de notre Ame
dans l’éternité, et il sépare ce qu’il faut unir, à savoir l’idée de
l’essence de l’Ame et l’idée de Dieu.
Par là s’achève cette destruction systématique des thèses cartésien­
nes sur la nature de l’Ame, poursuivie tout au long du Livre Il :
l’Ame n’est pas une substance (Prop. 10 et 1 1 ) ; elle n’est pas simple
(Prop. 1 5 ) ; elle est divisible autant que le Corps (ib id .) ; elle n ’est
pas la forme du Corps humain (Prop. 1 3 ) ; elle est l’idée de ce
Corps ( ib id ) ; elle n'est pas en soi, considérée seule, une idée claire et
distincte (Scol. de la Prop. 28) ; elle n’a et ne peut a vo ir dans le
Cogito aucune idée claire et distincte de soi (Prop. 29 ) ; son essence,
telle qu’elle est en soi, échappe au Co gito ( ib id ) ; elle n’est pas,
par nature, indépendante du Corps, puisque en soi, c’est-à-dire en
Dieu, l’idée du Corps la constinie (début de la Prop. 19 ) ; elle n'est
284 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

pas plus aisée à connaître que le Corps, puisqu'elle ne se connaît


elle-même que par les idées des idées des affections de son Corps,
donc seulement en tant qu'elle a la connaissance de son Corps
(Prop. 2 3 ).

§ IX bis. — Par ce qui précède peut être résolu un problème


soulevé par la plupart des traducteurs et des commentateurs, qui esti­
ment que le Scolie de la Prop ositio n 28, n'apportant rien que ne
démontre la Prop ositio n 28 et que ne doive démontrer la P ro p o si­
tio n 29, ferait double emploi avec le Co rollaire de la P rop ositio n 2 9
et devrait être considéré comme une glose marginale incorporée ulté­
rieurement au texte 1 7 En réalité, il n'en est rien, car ce Scolie,
en tant qu'il est destiné à réfuter Descartes, a un caractère surtout
négatif. Il se contente de nier que l’essence de l'Ame telle que la
conçoit Descartes (M ens in se sola considerata) , l’idée de cette essence
telle qu'il se la donne dans le Cogito, les idées des affections de l'Ame,
telles qu'il les conçoit en fonction de l'Ame in se sola considerata,
c'est-à-dire en les rapportant à cette Ame seule, puissent être des
idées claires et distinctes. Or, dans le Co rollaire de la Proposition 29,
il n'est nullement question de ïid é e constitutive de l ’A m e en soi,
ni de l'idée de cette idée, mais, ce qui est tout différent, de la
connaissance que l ’A m e a d’elle-m êm e, de son propre C o rp s et des
corps extérieurs 18, et le dessein y est de démontrer que cette
connaissance est confuse du fait qu'elle est procurée à l'Ame par des
idées confuses (les idées des affections du Corps et les idées des idées
de ces affections), dessein étranger au S co lie de la Prop ositio n 28.

17. Telle est l'opinion, par exemple, de Willem Meijer (trad. holl., 2° éd.
1905, p. 319), qui note, comme confirmation de son interprétation, que ce
Scolie a été omis par Emile Saisset (trad. franç., 1842, 1861, 1872) ; d'Otto
Baensch (trad, all, éd. Meiner, 1910, p. 281, Rem. 72) ; d'Appuhn (trad.
franç., 1909, Rem., p. 678) ; d'IIalpern (trad. polonaise, Varsovie, 1914) ; de
Lewis Robinson (Kommentar, Leipzig, 1928, p. 334). — C. Gebhardt réfute
à juste titre cette hypothèse, car ce Scolie figure dans les deux rédactions,
néerlandaise et latine, avec, qui plus est, dans la seconde, une correction (Geb.,
II, p. 113, 1. 26 et Textgestaltung). Mais il est moins heureux quand il ajoute
que ce Scolie apporte une nouveauté en tant qu'il affirme l'inadéquation
de l'idée de l'Ame, « en soi vivante dans la conscience de soi », ce que ne
démontrent ni la Proposition 28 ni la Proposition 29. Cette formule :
« L'Ame en soi vivante dans la conscience de soi », toute belle et brillante
qu'elle puisse paraître, est vide de sens et n'explique rien. On a vu qu'il s'agis­
sait là tout simplement de l'idée que Descartes se fait de la nature constitutive
de l'Ame, idée ni claire ni distincte quand elle est in se sola considerata,
comme il ressort de la définition de cette nature donnée au début de la
Proposition 19.
18. Comparer les premiers mots du Scolie de la Prop. 28 : « Idea quae
naturam Mentis constituit... » avec les premiers mots du Coroll de la Prop.
29 : « Hinc sequitur, Mentem humanam, [...} nec sui ipsius [...} adaequatam,
sed confusam tantum [...} habere cognitionem ».
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 285

N'ayant pas le même contenu e t poursuivant des buts différents, le


S colie de la P rop ositio n 28 et le C o rolla ire de la Prop ositio n 2 9 ne
sauraient être considérés co^mme faisant double emploi ” •

B. N a tu re de la connaissance im agin ative que l ’A m e a de soi.

§ X . — La déduction de la nature de la connaissance imaginative


que l’Ame a des choses, un instant suspendue par celle de la confu­
sion des idées des affections du Corps humain, reprend avec la
Proposition 29, portant sur la connaissance imaginative que l’Ame a
d’elle-même.
Symétrique, dans le registre de l’idée de l'idée, de la P ro p o si­
tio n 27 dans le registre de l’idée du Corps, la P rop ositio n 29 déter­
mine la nature de la connaissance imaginative de l’Ame par elle-
même, dont l’origine a été déduite dans la Prop ositio n 23. Elle
établit que « L ’idée de l’idée d’une affection quelconque du C o rp s
hum ain n’enveloppe pas la connaissance adéquate de l’A m e hum aine ».
— L’idée d’une affection quelconque du Corps humain n'enveloppe
pas la connaissance adéquate de ce Corps (Prop. 27), c’est-à-dire n'en
exprime pas adéquatement la nature ; elle ne concorde donc pas
adéquatement avec la nature de l’Ame, puisque (Prop. 13) la nature
de l’Ame, c'est d’être constituée par l’idée du Corps. Autrem ent dit,
la connaissance que l'A m e a du Corps, par les idées des affections
du Corps, ne concorde pas adéquatement avec l’idée du C o rp s que
l ’A m e est, c'est-à-dire avec la nature constitutive de l’Ame en soi
(ou en Dieu) ; par suite (I, A x io m e 6), l'idée de l'idée de l'affec­
tion du Corps humain n’exprime pas adéquatement la nature de
l'Ame humaine, c’est-à-dire n'en enveloppe pas la connaissance
adéquate.
Le nervus probandi de cette démonstration, c'est l'A x io m e de
vérité, ou A x io m e 6 du Livre I : l’idée du Corps humain, ou l'Ame
humaine, enveloppée dans l'idée d’une affection quelconque de ce
Corps, ne concorde pas adéquatement (n on convenit adaequate) avec
l’idée du Corps (c'est-à-dire avec la nature de l’Ame) telle qu'elle est
en soi, indépendamment de toute idée de l’affection du Corps. De 19

19. A jo u to n s q u e, p u is q u e le Scolie de la Propasition 28, o u tre son co n ten u


ré fu ta tif, ex p ressém en t én oncé, en v elo p p e im p lic ite m e n t u n c o n te n u p o sitif
(la co n fu sio n des idées des idées des affectio n s d u C orps) q u i est a b sen t de la
Proposition 2 8 , e t q u i sert, dans le Corollaire d e la Proposition 29, à é ta b lir
q u e l'id é e q u e l'A m e a d 'elle-m êm e, p a r les idées de ces idées, est confuse, il
y a là u n e raiso n su p p lé m e n taire de n ie r q u e ce Scolie n 'a p p o rte rie n d e n o u ­
v e au , rie n q u e n ’a it d é m o n tré la Proposition 2 8 n i q u e n e doive d é m o n tre r le
Corollaire de la Proposition 29 ; e n e ffe t, la c o n fu sio n des idées des idées des
a ffe c tio n s d u C o rp s n ’e st dém o n trée, n i dans c ette Proposition, n i dans ce
Corollaire.
286 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L ’ÂME

ce fait, la connaissance de l’Ame enveloppée par l’idée de l’idée de


cette affection ne concorde pas avec l’idée de l’Ame telle qu'elle est
en soi. Donc (1, A x . 6) cette connaissance de l’A m e n’est pas vraie, et
par conséquent elle n’exprime pas adéquatement la nature de l’Ame,
puisque (Il, Déf. 4) aucune idée ne peut être adéquate, si elle n’est
pas vraie, c’est-à-dire conforme à son objet.
Cependant, Spinoza dit no n conve ût adaequate, il ne dit pas
non convenit. Pourquoi ?
C’est que les idées des affections du Corps, d’un côté, concordent,
d’un autre côté, ne concordent pas avec la nature de l’Ame. Elles
concordent avec la nature de l’Ame, sans quoi, par les idées des
idées de ces affections, nous n’aurions aucune connaissance de l’Ame,
ce qui est contraire à la P ro p o sitio n 23, selon laquelle les idées des
affections du Corps, enveloppant la nature du Corps humain, concor­
dent (co nvenien t) avec la nature de l’Ame, de sorte que par les
idées des idées de ces affections l’Ame se connaît elle-même. D ’un
autre côté, l’idée d’une affection quelconque du Corps humain enve­
loppe la connaissance, non de la nature du Corps humain tel qu’il est
en soi, mais de la nature du Corps humain telle qu’elle est pour nous
dans l’idée confuse de l’affection de ce Corps. A cet égard, elle ne
concorde pas avec la nature de l’Ame humaine telle qu’elle est en soi,
de sorte que l’idée de l’idée de cette affection n’exprime pas adéqua­
tement la nature de l’Ame humaine. Concorder pour une certaine
part avec la nature de l’Ame telle qu’elle est en soi, ne pas concor­
der avec elle pour une autre part, c’est là « ne pas concorder adé­
quatement avec la nature de l’Ame ».
Lorsqu’il s’agit de la connaissance que l’Ame a de soi, la démons­
tration se fait par la convenientia entre l’idée et l’objet qu’elle fait
connaître. Au contraire, dans les P ropositions 24, 25 et 27, pour
prouver que l’Ame ne connaît pas les choses (les parties du Corps,
le corps extérieur, le Corps humain) adéquatement, c’est-à-dire
telles qu’elles sont en soi ou en Dieu, il est procédé directement,
soit à partir de la nature de la chose et de la façon dont Dieu la
connaît (Prop. 24), soit à partir des idées des affections du Corps
et de la connaissance qu’elles enveloppent (Prop. 2 5 et 2 7 ). D ’où
vient cette différence ? C’est qu’on ne peut, lorsqu’il s’agit de la
connaissance de l’Ame, procéder directement à partir de l’Ame et de
ses idées, comme on peut, lorsqu’il s’agit de la connaissance du Corps
et des corps extérieurs, partir du Corps lui-même et de ses affections.
En effet, l’Ame est l’idée du Corps, ses idées les idées des affections
du Corps, les idées de ses idées les idées des idées des affections du
Corps ; c’est donc à partir du Corps, de l’idée du Corps et des
idées des affections du Corps que l’on peut déduire la nature de
l’Ame, celle de ses idées, et celle des idées de ses idées. Le fondement
premier de toute cette déduction est un axiome de physique :
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 287

!'Axiom e l à la suite du Corollaire du Lemme 3 (Scolie de la Pro­


position 13). Cet Axiom e, énonçant que l'affection du Corps humain
enveloppe la nature du Corps affecté et celle du corps affectant,
permet ultérieurement de déduire la confusion de l’idée de cette
affection et la confusion de la connaissance du Corps et des corps
que cette idée enveloppe. Lorsqu’il s’agit de l’Ame, — considérée
en tant qu’elle est un mode de l’A ttribut Pensée où tout doit
s’expliquer par des causes intérieures à la Pensée, — on ne dispose
d’aucun axiome de cette sorte, et on n’a aucun fondement pour
démontrer que l’affection de l'Ame serait confuse parce qu’elle enve­
lopperait à la fois la nature de l'Ame affectée et celle de l’Ame affec­
tante. Force est donc, quand il s’agit de l'idée de l'Ame conçue
comme idée de l’idée du Corps et des idées de ses idées, conçues
comme les idées des idées des affections du Corps, de se référer à ce
qui a été démontré de l’idée du Corps et des idées de ses affections
pour établir, par la concordance des idées des affections du Corps
avec l’idée du Corps, c’est-à-dire avec la nature de l'Ame, que l’Ame
se connaît elle-même par les idées des idées des affections du Corps
et que, par l’absence de concordance adéquate entre ces mêmes
idées et la nature de l’Ame, l’Ame, par les idées des idées des affec­
tions du Corps, n’a nulle connaissance adéquate d'elle-même.

§ X bis. — Que l’Ame n’ait, par les idées des idées des affections
du Corps, aucune connaissance de ce qu’elle est en soi, c'est ce que
confirment les considérations suivantes :
De même que l'Ame, connaissant le Corps par l’idée de l'affec­
tion du Corps, ne connaît le Corps que par l'effet qu’il produit (car
la nature de l’affection du Corps est en lui l’effet, tant de la nature
de ce Corps lui-même, que de la nature du corps extérieur, les­
quelles sont, l’une et l’autre, les causes conjointes de cette affection),
de même, l'Ame, se connaissant elle-même par l'idée de l’idée de
l’affection du Corps (ou idée de l’affection de l'Ame) ne se connaît
elle-même que par l'effet quelle produit. De là il résulte qu’ « elle
ne connaît rien de la cause [soit le Corps, soit l’Ame} hormis ce
qu’il y a dans l’effet » Mais nous savons, d’autre part, que « le
causé diffère de sa cause précisément dans ce qu’il tient d'elle » 2021,
c’est-à-dire qu’il est, en tant que tel, incommensurable avec sa cause.
Donc la connaissance que l’Ame a de son Corps par l’effet du Corps
(affection du Corps), et d’elle-même par l'effet de l’Ame (affection
de l’Ame), est incommensurable avec la connaissance du Corps et de
l’Ame comme causes ; ou du moins, si elle lui est commensurable,
c’est seulement dans la limite où une incommensurabilité absolue

2 0 . C f. supra, § III, p. 2 6 8 , n o te 8.
21. Eth., 1, Scol. d e l a Prop. 17 , A p , 6 6 , G e b ., II, p . 63.
288 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

entre la cause et l’effet rendrait impossible la relation même de cause


et d’effet *1 On doit donc conclure que la connaissance que l’Ame a
d’elle-même par l’idée de l’idée de l'affection du Corps est étran­
gère à la connaissance de l’Ame telle qu’elle est en soi, tout autant
que la connaissance du Corps par l’idée de l’affection du Corps est
étrangère à la connaissance du Corps tel qu’il est en soi. Enfin, cette
connaissance non adéquate de l’Ame n’est nullement une idée ina­
déquate de l’Ame, puisqu’elle n’est pas un fragment de l’idée adé­
quate de l’Ame telle qu’elle est en soi ou en Dieu, mais une
connaissance différente (toto coelo) de cette idée “

§ XI. — Le Co rollaire réunit en un faisceau l’ensemble des résul­


tats obtenus depuis la Proposition 1 9 et en tire cette conclusion que
« l ’A m e hum aine, toutes les fo is qu’elle perçoit les choses suivant
l ’ordre com mun de la N atu re, n’a n i d ’elle-m êm e, n i de son propre
Co rp s, n i des corps extérieurs, une connaissance adéquate, m ais
seulement une connaissance confuse et m utilée ».
En effet, toutes les fois que l’Ame connaît les choses selon l’ordre
commun de la Nature, elle les connaît soit par les idées des affec­
tions de son Corps quand il s’agit du Corps (Prop. 19 ) et des corps
extérieurs (Prop. 2 6 ), soit par les idées de ces idées quand il s’agit
d’elle-même (Prop. 2 3 ). Or, en tant qu’elle les connaît par les idées
des affections du Corps, ou par les idées de ces idées, elle n’en a
nulle connaissance adéquate (Prop. 2 7 , Coroll. de la Prop. 26,
Prop. 2 9 ). Et en tant que ces idées sont confuses et mutilées (cf.
Prop. 2 8 avec son S c o lie M), la connaissance non adéquate qu’elle a
de ces choses par le moyen de ces idées est elle-même confuse et
mutilée. Donc... etc.
Le S colie confirme expressément le C o rolla ire en apportant un
supplément d’explication.
Lorsque, percevant les choses suivant l’ordre commun de la
Nature, l’Ame en a, de ce fait, une connaissance confuse et mutilée,
eUe « est déterminée du dehors par la rencontre fortuite des choses ».234

2 2 . C f. supra, t . I , p p . 2 8 6 sqq.
2 3 . C f. supra, § IV, p. 2 6 8 . — Si l'o n n e ré p u g n a it pas à u se r d 'u n vocabu­
laire é tra n g e r à S p in o za e t q u i risq u erait d ’in citer à des ra p p ro c h e m e n ts a b u ­
sifs, o n p o u rra it dire q u e l'A m e, e n connaissant le C o rp s p a r les idées des
affections d u C o rp s, e t l ’A m e p a r les idées des idées de ces affections, n e
c o n n a ît p a s le C o rp s e t l ’A m e e n soi, m ais les c o n n a ît se u lem en t dans le u r
p h é n o m è n e (leu r e ffe t). O n m arq u e rait bien p a r là q u e cette connaissance
n o n a d é q u a te n ’est p as u n e id ée in a d é q u a te , c’est-à-dire u n fra g m e n t de l’idée
ad éq u ate d u C o rp s e n soi o u de l’A m e e n soi, m ais u n e connaissance é tra n ­
g è re à cette idée. I l e n va de m êm e p o u r la connaissance im a g in ativ e des
p a rties d u C o rp s e t d u corps ex térieu r.
24. C f. supra, § VI, p p . 2 5 0 sqq.
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 289

Au contraire, elle en a une connaissance claire et distincte, lorsqu'elle


« est déterminée du dedans >.
En effet, les idées des affections d u Corps sont la réplique mentale
de la suite des affections produites dans le Corps par les causes
extérieures ; cette rencontre des corps extérieurs et du Corps, produite
de façon nécessaire, est « fortuite » 25 par rapport à l’essence du
Corps. Par conséquent, lorsque l’^ m e considère les choses au moyen
des idées des affections de son Corps, elle est déterminée du dehors
et de façon contingente. Au contraire, l’Ame est déterminée du
dedans lorsque, au lieu d’imaginer les choses, elle les conçoit selon
la spontanéité de l’entendement, c’est-à-dire lorsque, considérant plu­
sieurs d’entre elles à la fois, elle connaît ce en quoi elles s’accordent,
se distinguent et s’opposent 2627; bref, lorsque, à partir des propriétés
qui sont communes aux choses, propriétés qui transparaissent dans les
perceptions imaginatives, mais sont en même temps conçues selon
leur nature a p r io ri par l’entendement, l’Ame déduit les relations
des choses, elle connaît ces choses de façon claire et distincte ”
C’est ce que m ontreront les P rop ositio ns 37 à 40. Que, par là même,
elle soit absolument active et spontanée, c’est ce que démontreront
les P ropositions 1 et 3 du Livre III 2829.

C. O rig in e et nature de la connaissance im agin ative de la durée du


C o rp s h u m ain et des choses singu lières hors de nous.

§ XII. — Les P ropositions 30 et 31 abordent un sujet nouveau.


Jusqu’ici, il s’agissait de la connaissance imaginative des choses sin­
gulières existant en acte : corps extérieurs, Corps humain, Ame
humaine. Maintenant, il s’agit de la connaissance imaginative de la
durée du Corps humain et des choses hors de lui, c’est-à-dire de la
connaissance de la quantité de tem ps pendant le q u e l ils durent 2I\
D ’autre part, l’investigation se restreint, car elle laisse de côté la

2 5 . O u contingente p a r ra p p o rt à l’essence d u C orps, cf. Définition 3 d u


L iv re I V , e t contingente p a r ra p p o rt à l ’o rd re d e l’e n te n d e m e n t (sine ordine
ad intetlectum), cf. Scol. 2 de la Prop. 40, q u i ren v o ie a u Scol. de la Prop.
29, A p., p . 2 1 1 , G eb., Il, p. 12 2 , 1. 4-5.
2 6 . C f. D e int. emend., A p., 1, § XVIII, p . 2 3 4 : « U t inde [a b ex acta noti-
tia re ru m n a tu ra e, q u a n tu m sit n ecesse) re ru m d iffere n tia s, conven ien tias e t
o p p u g n a n tia s in te llig e n d u m », G eb ., II, p. 12, 1. 19-20, expressions d ’o rig in e
sto ïcien n e. — Cf. infra, Appendice n ° 12 , p p . 581 sq q . ,
2 7 . P a r là o n co m p ren d qu e, d ’a u ta n t p lu s l’im a g in a tio n fo urnit à l'A m e
l ' occasion de d é co u v rir des « convenientias » e t de p ercev o ir des pro p riétés
co m m u n es à so n C o rp s e t à d ’a u tre s corps, d ’a u ta n t p lu s elle la re n d a p te
à co ncevoir des n o tio n s co m m u n es p a r l’e n te n d em e n t.
2 8 . C 'est v ra isem b lab lem e n t à ces Propositions q u e ren v o ie S pinoza q u a n d ,
à la fin d u Scolie, il écrit : « u t in fra o ste n d am ».
2 9 . « S i n o u s p o u v io n s a v o ir u n e connaissance ad éq u a te d e l a d u ré e des
choses (de rerum duratione adaequatam cognitionem habere) », c’est-à-dire
290 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

perception que l'Ame humaine a de sa propre durée. Spinoza n’utilise


pas ici — ni ailleurs — la brève analyse par laquelle, dans sa le ttre
sur l’In fin i, il caractérisait et expliquait la connaissance inadéquate
de notre durée à partir de la connaissance imaginative des choses
singulières perçues successivement comme des réalités discontinues
et nombrables, discontinuité qui, fragmentant notre propre durée, en
elle-même indivisible et continue, soit en morceaux séparés, soit en
instants indivisibles, nous rend incapables de comprendre comment
cette durée s’écoule, par exemple comment une heure peut passer “
C’est que l’optique de YE th iq u e n’est pas tout à fait celle de la
Lettre X I I . Celle-ci a pour but, d'une part, de dénoncer les erreurs de
l’imagination à propos de l'infini et de la divisibilité, d'autre part,
d’en analyser les causes. L'Ethique vise à déduire la nature de la
connaissance que notre Ame a de la durée de son Corps et des choses
singulières, à partir de la connaissance que Dieu, en tant qu'il cons­
titue notre Ame, a de cette durée. L'analyse réfutative à laqueUe
procède la Lettre X I I , tout en conservant sa valeur, n’a donc pas
sa place dans la déduction exclusivement synthétique qui rem plit le
Livre Il.
Le problème de la nature de la connaissance n'était traité, dans
les P ropositions précédentes, qu'après le problème de son origine, et
les deux problèmes faisaient l'objet de P ropositions séparées (qu'il
s’agît de la connaissance du Corps humain, des corps extérieurs, de
l’Ame humaine). Dans les deux P ropositions qui vont suivre, comme
il ressort de leur énoncé, le problème de l’origine n’apparaît pas, et
il n’est question que de déterminer la nature (tout à fait inadéquate)
de la connaissance imaginative tant de la durée de mon Corps que
de la durée des choses extérieures 3\
Est-ce à dire que la question de l'origine soit laissée de côté ?
Nullement, car la démonstration de la nature ne peut se faire que
par la déduction de l'origine. L'origine ici réside dans les conditions
selon lesquelles Dieu produit l'existence des choses singulières (1,
P ro p . 28) et les connaît (II, Coroll. de la Prop. 9). De là se déduit
ce qui, quant à la connaissance de ces choses, en résulte pour l'Ame,
c’est-à-dire pour Dieu considéré seulement en tant que constituant la
nature de celle-ci. Enfin, l’application de la troisième conséquence du
Co rollaire de la P rop osition 1 1 permet de déterminer, dans la conclu­
sion, la nature tout à fait inadéquate de cette connaissance dans
l’Ame.

« d é te rm in e r p a r la R aiso n leu rs tem p s d ’existence ( earum... existendi tem-


pora Ratione determinate) », etc ..., Eth., IV , Scol. de la Prop. 62, A p ., p. 5 4 4 ,
G e b ., I I , p . 2 5 7 , 1. 17-18.
3 0 . Cf. Lettre X II, à Louis Meyer, A p ., I l l , p p . 1 5 3 -1 5 4 , G e b ., IV , p . 57,
1. 8 -1 2 , p . 5 8 , 1. 4 -1 1 , e t supra, t. I, p p . 5 0 4 , 517.
31. C f. infra : Appendice n° 13.
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 291

§ XIII. — « Nous ne pouvons avoir de la durée de notre Corps


aucune connaissance, si ce n’est une connaissance tout à fait (admo-
dum) inadéquate ». C’est la Proposition 30.
Cette Proposition formule d’abord une négation : « N ous ne
pouvons avoir de la durée de notre Corps aucune connaissance »,
suivie ensuite d’une restriction : « si ce n ’est (nisi) une connaissance
tout à fait inadéquate ». C’est de la même façon que s’énonçaient les
Propositions 19, 23, 26, portant respectivement sur la connaissance
du Corps humain, de l’Ame humaine, du corps extérieur : L’^ m e ne
connaît pas le Corps humain lui-même, si ce n’est ... etc. (Prop. 19) ;
ne se connaît pas elle-même, si ce n’est ... etc. (Prop. 23) ; ne perçoit
aucun corps extérieur, si ce n’est ... etc. (Prop. 26). Mais on ne doit
pas en inférer que la structure et la conclusion des démonstrations
soient analogues dans la Proposition 30, d’une part, et dans les
Propositions 19, 23 et 26 d’autre part. Dans ces dernières Proposi­
tions, en effet, il s’agissait d’établir que l’Ame ne connaît ni le
Corps, ni elle-même, ni les corps extérieurs, si ce n’est par les idées
des affections de son Corps. D ’où il résultait que l’Ame ne les
connaît pas comme Dieu les connaît, c’est-à-dire adéquatement
(Prop. 25, Coroll. de la Prop. 26 et Corollaire sous-entendu de la
Prop. 27), et qu’ainsi leur connaissance adéquate doit être exclue
de l’Ame (en vertu de la deuxième conséquence du Corollaire de
la Proposition 11). La conclusion n’était donc nullement que l’Ame
en a une connaissance inadéquate, mais seulement qu’elle en a une
connaissance étrangère à leur connaissance adéquate, c’est-à-dire à la
connaissance de ce que ces choses sont en soi ou en Dieu. C’est
pourquoi n’intervenait jamais dans la déduction la troisième consé­
quence du Corollaire de la Proposition 11, par laquelle se démontre
positivement et directement l'inadéquation dans l’Ame d ’une idée
ou d'une connaissance quelconque.
Tout autres sont la structure et la conclusion de la Proposition 30
(et aussi de la Proposition 31). Il ne s’agit pas là d ’exclure de notre
connaissance de la durée de notre Corps et des choses hors de nous
la connaissance adéquate que Dieu en a, mais de démontrer que nous
n’avons de cette durée nuUe autre connaissance qu’une connaissance
tout à fait inadéquate. En conséquence, l’inadéquation de cette
connaissance est déduite directement, au moyen de la troisième consé­
quence du Corollaire de la Proposition 11, à partir des conditions de
sa connaissance adéquate en Dieu.
La démonstration de la Proposition 30 comporte trois parties :
1° La première déduit la condition ontologique d’où dépend en
soi la durée de notre Corps (1, Prop. 28).
2° La deuxième, en déduisant comment Dieu a la connaissance
adéquate de cette condition, établit que cette connaissance n'est pas
292 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

en lui en tant seulement qu’il a l’idée du Corps, c’est-à-dire en tant


seulement qu’il perçoit ce qui se passe dans le Corps (II, Coroll. de
la Prop. 9).
3° La troisième conclut que, la connaissance de la durée de notre
Corps étant extrêmement inadéquate en Dieu en tant qu’on le consi­
dère comme constituant notre Ame seulement, cette connaissance,
en raison du C o rolla ire de la P rop ositio n 11 (troisième conséquence),
est dans l’Ame extrêmement inadéquate.
1° La durée de notre Corps (c’est-à-dire sa durée entière comprise
dans les limites de son te rm in u s a quo et de son term inus ad quem )
ne dépend pas de son essence, puisque celle-ci n’enveloppe pas son
existence (A x . 1) ; elle ne dépend pas non plus de la nature de Dieu
prise absolument, puisque le Corps n’est pas un mode infini (I,
Prop. 21). Elle dépend de Y ordre com m un de la N a tu re, c’est-à-dire
(I, Prop. 28) de la chaîne infinie des causes par lesquelles Dieu pro­
duit, c’est-à-dire constitue, les choses selon une raison certaine et
déterminée, la constitution des choses résultant de l’ensemble infini
des causes qui, conditionnant leur existence, délimitent, à l’intérieur
de l’univers et en vertu de ses lois, la durée totale de chacune, et par
conséquent la durée totale de notre Corps.
2° La durée de notre Corps se passe dans notre Corps. Or, ce qui
se passe dans l’objet d’une idée est perçu dans cette idée du fait que
Dieu le perçoit seulement en tant qu’il a l’idée de cet objet ( Coroll.
de la Prop. 9). Ainsi, la durée de notre Corps est perçue dans
notre Ame en tant que Dieu perçoit cette durée dans l’idée de
ce Corps, c’est-à-dire dans notre Ame. Mais, de ce qui conditionne
la constitution des choses, et, par conséquent, la durée de chacune,
Dieu a la connaissance adéquate en tant q u ’il a les idées de toutes
ces choses, c’est-à-dire en tant qu’il embrasse dans son entendement
la totalité des causes d’où cette constitution dépend, et non en tant
qu’il a l’idée du Corps seulement (Coroll. de la Prop. 9). Donc la
connaissance de la durée de notre Corps est extrêmement inadé­
quate en Dieu en tant q u ’on le considère comme constituant la
nature de l’Ame humaine.
3° En conséquence (C o ro ll. de la Prop. 11, troisième conséquence),
cette connaissance est dans l’Ame extrêmement inadéquate.
Sans doute, cette démonstration comporte-t-elle, elle aussi, une
exclusion : est exclue de la connaissance que l’Ame a de la durée
de son Corps la connaissance adéquate de la condition qui détermine
en soi, ontologiquement, la longueur totale de cette durée ; par suite
est exclue de l’Ame la connaissance de la durée totale de son Corps
et celle des limites à l’intérieur desquelles cette durée est circons­
crite, connaissance réservée à Dieu seul. :Mais cette exclusion, on
l’a déjà laissé entrevoir, n’est pas du même ordre que celle prononcée
NATIJRE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 293

par les P rop ositio ns examinées plus haut. Ce qu’elles excluaient de


l’Ame, c’était la connaissance de la chose telle qu’elle est en soi ou
pour Dieu. Ce qui est ici exclu de l’Ame et réservé à Dieu, ce n’est
pas la connaissance de la durée du Corps elle-même, telle qu’elle
est en soi, c’est seulement la connaissance des limites de cette durée
et de la totalité de cette durée à l’intérieur de ces limites. De cette
durée, l’Ame ignore le commencement et la fin, et n’en connaît à
chaque instant qu’une partie insignifiante et fuyante. Mais ce qu’elle
connaît ainsi, c’est cependant quelque chose de la durée réelle de
son Corps. D e ce fait, la connaissance qu’elle en a est bien inadéquate,
c’est-à-dire connaissance partielle de ce que Dieu connaît dans sa
totalité. Cette connaissance est donc justiciable de la troisième
conséquence du C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 11. Enfin, c’est une
connaissance tout à fait (adm odum ) inadéquate, puisque l’Ame a
de la durée de son Corps, non seulement une connaissance extrême­
ment partielle, mais une connaissance absolument indéterminée.

§ XIV. — « N o u s ne pouvons a vo ir de la durée des choses sin­


gulières q u i sont hors de nous 32 aucune connaissance, s i ce n ’est une
connaissance tout à fa it inadéquate ».
C’est la P rop osition 31.
Sa démonstration est scandée de la même façon que celle de la
P ro p o sitio n 30, à laquelle d’ailleurs elle se réfère.
Rappelant d’abord la condition ontologique qui détermine la
durée de toute chose singulière, à savoir la propriété commune à ces
choses de se déterminer les unes les autres par une chaîne infinie
de causes en cascade (I, P ro p . 2 8 ), elle applique aussitôt à la
connaissance que nous avons de la durée des choses extérieures la
conclusion que la P rop osition 30 en tirait pour la connaissance que
nous avons de la durée de notre propre Corps.
Cette application est légitime et de plein droit, car, si ce qui nous
contraint à n’avoir qu’une connaissance tout à fait inadéquate de la
durée de notre Corps, c’est l’impossibilité où nous sommes de
connaître la condition ontologique qui détermine dans l’univers la
durée de toutes les choses singulières, il est évident que par là
même nous sommes contraints de n’avoir q u ’une connaissance tout
à fait inadéquate de la durée des choses singulières qui sont hors de
nous.

§ XV. — N e pourrait-on pas ajouter que nous avons de la durée


de ces choses une connaissance encore plus inadéquate que celle de
la durée de notre Corps ? En effet, par l’idée de l’affection du Corps,32

32. « C hoses singulières h o rs d e nous », ex p ressio n à dessein p lu s g é n é ­


ra le que celle d e « corps ex té rie u rs ».
294 DB LA NA1URB BT DB L'ORIGINE DB L'ÂME

qui enveloppe la connaissance du Corps et de la chose singulière


hors de nous, nous ne pouvons douter que ce Corps existe et dure,
tandis que nous pouvons douter de l’existence et de la durée de la
chose extérieure, puisque nous affirmons que cette chose dure tant
que durent l’affection et l’idée de l'affection, alors que cette chose
peut avoir cessé de durer 33 ?
En aucune manière, car ce serait confondre deux questions sans
rapport : dans la P ro p o sitio n 31, il s’agit de savoir, non ce que vaut
notre affirmation de la durée actuelle de telles ou telles choses
imaginativement perçues, mais de déterminer la nature (inadéquate)
de notre connaissance imaginative de la durée des choses, c’est-à-dire
du temps pendant lequel elles durent.
A cet égard, la connaissance de la durée de notre Corps n’a pas
le moindre privilège sur la connaissance de la durée des choses
extérieures, car si je connais pertinemment, dès lors que je perçois
l’affection du Corps, qu’il existe et dure actuellement, je ne connais
nullement, par là, depuis et jusques à quand. Bref, sa durée, ou plus
exactement la durée de sa durée, m ’échappe totalement, tout autant
que celle des choses extérieures.
Une démonstration directe des P ropositions 30 et 31 n ’était-elle
pas possible ? Puisqu’il a été établi que la connaissance du Corps
humain et des corps extérieurs que nous avons par les idées des
affections de ce Corps n’est pas adéquate, ne pouvait-on pas en
conclure immédiatement qu’il en est de même pour la connaissance
de la durée de notre Corps et des choses singulières hors de nous ? —
N on point, car il ne s’agit pas dans les P ropositions 30 et 31 de
démontrer, comme dans la P rop osition 2 5 , dans le C o rolla ire de la
Prop. 26, etc., la non-adéquation d’une connaissance, — en l’espèce
de démontrer que notre connaissance de la durée du Corps et des
choses extérieures serait étrangère à la connaissance adéquate que
Dieu en a, — mais d’établir qu’elle est tout à fait inadéquate, ce qui
est, on l’a vu, tout différent, et ne peut être démontré que par le
recours à la troisième conséquence du Co rollaire de la P rop osition 11.

§ XVI. — De la P rop osition 3 1 résulte ce C o ro lla ire : « I l suit de là


que toutes les choses particulières 34 sont contingentes et corrupti­
bles ». — Il faut préciser aussitôt qu'il s’agit là des choses telles
qu’elles sont pour notre connaissance imaginative, et non telles

33. « D u ra n te illa C o rp o ris P a u li constitutione, M ens P a u li, qu am v is P etru s


n o n existât, ip su m tam e n u t sibi p ra ese n tem c o n te m p la b itu r » Eth, II, Prop.
17, Scol., G eb., II, p . 1 0 6 , 1. 4-6. — Cf. supra, c h ap . V II, §§ VI e t X I .
34. Particulaires, e t n o n singulares com m e au p aravant. C ’est q u 'il s'agit ici,
n o n des choses o n to lo g iq u e m e n t considérées, m ais telles q u ’elles so n t a p er­
çues d an s n o tre co nnaissance im aginative, o ù elles nous a p p ara isse n t seu lem en t
co m m e particu lières.
NATURE DB LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 295

qu’elles sont en soi. En soi, en effet, elles sont nécessaires, puisque


(1, Prop. 2 9 ) rien n'est contingent et tout est nécessaire, — cette
affirmation contredisant directement Aristote, qui enseignait l’objec­
tivité du contingent en le fondant dans la Sûvaoq.Hç 35 En soi,
elles ne sont pas non plus corruptibles par elles-mêmes, puisque,
considérées dans leur nature seule, elles subsistent indéfiniment, ne
pouvant être détruites que par des causes extérieures : car la défini­
tion d'une chose pose seulement son essence, laquelle affirme son
existence et ne saurait envelopper sa propre négation (Ill, Prop. 4,
dém., et Prop. 6, dém.).
Si donc on connaissait adéquatement la durée des choses, on les
verrait comme nécessaires dans les limites de durée que leurs causes
extérieures impartissent à leur existence, et comme incorruptibles en
elles-mêmes. C’était ce qu'affirm ait déjà le S colie 1 de la Proposi­
tio n 3 3 du Livre 1, mais sans en apporter une déduction génétique
aussi précise. II. ne restera plus qu’à rendre compte de la façon dont
se produit dans l'Ame l’illusion de la contingence ; ce qui sera
génétiquement déduit dans le C o rolla ire 1 de la P ro p o sitio n 44 35
On observera enfin que l’imagination de la contingence des choses
est totalement illusoire, tandis que celle de leur corruptibilité ne
l’est qu'en partie, puisque, si elles sont indestructibles par elles-
mêmes, elles sont destructibles par des causes extérieures (cf. III,
Prop. 4).

§ ^V II. — Les P ropositions précédentes appellent un certain nom­


bre de remarques accessoires :
1° D ’après le C o ro lla ire de la Prop ositio n 9, Dieu perçoit dans
l'idée de l’objet tout ce qui arrive ( contingit) dans cet objet. Mais la
durée n'est pas quelque chose qui « arrive » dans l’objet, comme
par exemple telle ou telle affection dans le Corps, car elle n’a rien
de contingent par rapport à ce Corps, puisqu'elle est son existence
permanente à travers la multiplicité de ses affections contingentes.
Toutefois, étant quelque chose q u i est ou q u i se passe dans le Corps,
le C o rolla ire de la Prop ositio n 9 lui est applicable. Cela d’autant plus
que l’Ame, percevant par les idées de ses affections tout ce qu’elle
perçoit de son Corps (Prop. 19 , 2 ' partie), doit percevoir par ces idées
la durée de son Corps (et celle des choses existant hors de nous).
Dans cette mesure, la perception de cette durée dépend des affections
qui arrivent fortuitement (contingunt) dans le Corps.356

35. Il reste c e p e n d an t q u e p o u r S pinoza, la c o n tin g en ce des choses finies par


rapport à leur essence a u n fo n d e m e n t o b jec tif dans cette essence m êm e, pu is­
q u e celle-ci n ’en v elo p p e pas nécessairem en t le u r existence, cf. Définition 3 d u
L iv re IV e t I, d ém . d e la Proposition 24.
36. C f. infra, chap. X I I I , § II, p p . 4 0 2 sqq.
296 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

2° La démonstration par le Corollaire de la Proposition 9 de la


nécessité pour l’Ame de connaître la durée des choses constitue toute
la déduction de l’origine de la connaissance imaginative de leur
durée. Déduction succincte pour cette raison que cette connaissance
se réduit à la perception de l’existence du Corps et des corps telle
qu’elle a pu être déduite, en vertu du Corollaire de la Proposition 9
(qu’enveloppe la démonstration de la Proposition 12), dans les
Propositions 16 et 17. Par là on s’explique qu’il n’y ait pas de
Propositions spécialement réservées à la déduction de l’origine de
la connaissance de la durée.
3° Si la perception de la durée du Corps et des choses qui sont
hors de nous se réduit à la connaissance de leur existence actuelle
telle qu’elle est enveloppée dans l’idée de l’affection du Corps, on
conçoit qu’elle soit tout à fait inadéquate. C’est, en effet, une percep­
tion ponctuelle qui se reproduit à chaque fois que survient ( contingit)
l’idée d’une affection. Aussi les divers moments de ce qui est perçu
sont-ils sans lien, discontinus et contingents, chaque chose apparais­
sant comme pouvant à chaque instant sombrer dans le néant, c’est-à-
dire comme corruptible par elle-même. On retrouve ici, en filigrane,
le concept cartésien du temps et des choses dans le temps. En outre,
les conclusions de la Lettre X II se trouvent recoupées : la percep­
tion imaginative des modes, ignorant la substance qui fonde à la
fois leur subsistance perdurable en soi et leur continuité, conduit à la
vision de leur séparation réelle, de leur discontinuité, et de leur cor­
ruptibilité ” •

§ XVIII. — De tout ce qui précède, il ressort que nous connaissons


tout à fait inadéquatement la durée de notre Corps et celle des
choses hors de nous en tant qu’il nous est impossible de connaître
leur durée réelle dans l’univers, autrement dit, en tant que nous
ignorons « les temps de l’existence des choses » (rerum existendi
tempora), ou la longueur totale dans l’univers de leur durée telle
que la mesure le temps 3<8 Leur existence étant ainsi imaginée comme
une durée d’une grandeur mesurable, bien que sa mesure nous
échappe, cette durée n’est rien d’autre que leur « existence en tant
qu’elle est conçue abstraitement et comme une certaine sorte de
quantité » 39 Durée abstraite, puisqu’il y est fait abstraction des
forces ou conatus qui soutiennent du dedans l’existence des choses,
forces qui constituent leur durée interne et concrète, étrangère à la
quantité et à la mesure, et dont les déterminations réciproques fon­
dent pour chacune les limites (termini) entre lesquelles dure son3789

37. Cf. supra, t. I, Appendice n° 9.


38. Cf. supra, p. 2 89, n o te 29.
3 9 . E th , I I , Scol. d e la Prop. 45.
NATIJRE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 297

existence. Aussi cette durée, extérieure à la réalité profonde des


choses, prise dans son universalité abstraite, apparaît-elle à l’imagi­
nation comme indéterminée, indéfinie et divisible en parties 42
Reste à savoir maintenant quelle est la nature de la connaissance
imaginative que l’Ame a de sa propre durée.
Puisque l’Ame dure et sait qu’elle dure, la connaissance imaginative
qu’elle a de sa propre durée ne devrait-elle pas se déduire de la
connaissance q u ’elle a de la durée de son Corps ? N ’est-ce pas à partir
de la Proposition 27, selon laquelle l’idée d’une affection quelconque
du C o rp s h um ain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du C o rp s
h u m a in , q u ’a été démontrée la P rop ositio n 29, selon laquelle l’idée
de l'idée d’une affection du Co rps hum ain n’enveloppe pas la connais­
sance adéquate de l’A m e hum aine ? Puisque l’origine de notre
connaissance imaginative de la durée des choses se trouve dans les
idées des affections de notre Corps 41, lesquelles nous révèlent que
les corps extérieurs apparaissent, s’altèrent et disparaissent, que
notre propre Corps croît, puis s’altère et décroît, bref, que leur exis­
tence est limitée dans le temps, ne pouvait-on pas faire jouer ici la
réplication idée du Corps-idée de l’idée du Corps ? Puisque les idées
des affections du Corps nous font connaître imaginativement que
notre Corps a une existence déterminée dans le temps, ne pourrait-on
pas en conclure que les idées des idées des affections de notre Corps
nous font connaître que l’Ame, pareillement, a une existence limitée
dans le temps, auquel cas il faudrait dém ontrer ici que cette connais­
sance est, elle aussi, tout à fait inadéquate ? Cette réplication apparaît
comme d’autant plus légitime que, sur le plan ontologique, l’Ame ne
dure que dans la mesure où dure le Corps : « Nous n’attribuons à
l’Ame humaine aucune durée pouvant se définir par le temps,
sinon en tant qu’elle exprime l’existence actuelle du Corps, [...} autre­
ment dit ( Coroll. de la Prop. 8, partie II) nous n’attribuons la durée
à l’Ame elle-même que pendant la durée du Corps » 42 Il y a donc
réplication de la durée du Corps à celle de l’Ame. Enfin, nous mesu­
rons notre propre durée, tout comme celle du Corps et des choses qui
sont hors de nous, quand nous disons, par exemple, que nous venons
de passer une heure.
Pourquoi donc la connaissance imaginative de la durée de l’Ame,
et la nature (tout à fait inadéquate) de cette connaissance, ne sont-
elles pas déduites ici ?
C’est qu’elles ne s’expliquent pas uniquement par les idées des
affections du Corps, mais surtout par la conscience que l’Ame a de4012

40. Cf. Lettre X II, à Louis Meyer, A p ., III, p p . 1 5 1 -1 5 4 , G e b ., IV p p . 5 4 ­


5 8 ; cf. supra, t. I, Appendice n° 9, §§ V e t XXIV.
4 1 . Cf. supra, § XVII, n °’ 1 e t 2, p p . 2 9 6 -2 9 7 .
4 2 . Eth., V , d ém . de la Prop. 23.
298 l)E t A NATtlRB E t l)E t'O RIG IN E DE L’ÂME

son effort, qui, suivant nécessairement de son essence, exprime en


elle la puissance de Dieu, et renvoie par là même à un principe qui
dépasse le plan des idées des affections.
Sans doute, la conscience imaginative que l’Ame a d'elle-même
au moyen des idées des idées des affections du Corps est-elle, pour
elle, la condition nécessaire de la conscience de son effort. C’est, en
effet, parce que « l’Ame (Il, Prop. 23) a par les idées des affections
de son Corps [c’est-à-dire par « la connaissance de ces idées »]
nécessairement conscience d’elle-même, [qu’}elle a (III, Prop. 7)
conscience de son effort » 44 Puisque l’Ame ne peut avoir conscience
de son effort sans les idées des affections du Corps, il est évident
que la connaissance que l’Ame a de sa durée par la conscience de son
effort appartient bien à la connaissance imaginative. Elle en a d’ail­
leurs tous les caractères, car, quoique l’Ame vive intérieurement sa
durée, elle ne laisse pas cependant de se la représenter dans le temps
et de penser pouvoir la mesurer par lui.
Il n’en reste pas moins que, par la conscience de son effort, l’Ame
connaît sa propre durée par le dedans, et non simplement par les
idées des idées des affections du Corps, qui, cependant, rendent cette
conscience possible. Si donc les idées des affections du Corps sont
pour l’Ame la condition nécessaire de la conscience de sa durée,
elles n ’en sont ni la condition suffisante, ni la condition principale.
Et puisque celle-ci réside dans la conscience de l’effort qui soutient du
dedans son existence et exprime la puissance de son essence, on
conçoit que, lorsqu’il s’agit de rendre compte de la connaissance que
l’Ame a de sa durée, doive intervenir la considération de la cause
interne de cette durée, alors que, lorsqu’il s’agit de déduire la connais­
sance imaginative de la durée du Corps, seule intervienne la consi­
dération de ses causes externes : « La durée de notre Corps ne dépend
pas de son essence, ni non plus de la nature de Dieu prise abso­
lument » (dém. de la Prop. 30, sub. init.) 44
Par là même, on s’explique que la conscience imaginative que
l’Ame a de sa propre durée soit tome différente de celle qu’elle a de43

43. Eth., III, Prop. 9.


44. Ce qui signifie en vérité que la durée (ou l'existence) de notre Corps
ne dépend pas nécessairement ou exclusivement de son essence, — sinon
il serait une substance. Mais, considérée du dehors, l'existence du Corps et
des choses apparaît comme dépendant uniquement des causes extérieures
qui la font apparaître à tel moment de la chaîne des choses ou des causes,
car dans la perception imaginative, qui laisse échapper le dedans des choses,
la puissance interne qui soutient leur existence ou durée (et qui n’est
autre que la puissance de Dieu déterminée d'une certaine façon) n'apparaît
pas. Il n'en va pas de même pour l'Ame. C'est pourquoi l'^me imaginative
a une certaine conscience de son éternité, mais, confondant celle-ci avec sa
durée, elle croit, selon « l’opinion commune des hommes », à son immortalité.
— Contre l'immortalité, cf. V, Scol. du Coroll. de la Prop. 34.
NATURE DE LA CONNAISSANCE IMAGINATIVE 299

la durée de son Corps et des corps extérieurs. Alors qu’elle conçoit


l’existence de son Corps et celle des corps extérieurs comme ayant
une durée limitée dans le temps, ce qui la conduit à les juger « corrup­
tibles et contingents », l’Ame, du fait que son conatus, comme d’ail­
leurs tout conatus, « n’enveloppe aucun temps fini, mais un temps
indéfini » (III, Prop. 8) s'imagine être immortelle 45, c’est-à-dire
incorruptible. C’est que, de par la conscience de son conatus où
s’exprim e la puissance immanente de son essence éternelle et qui,
pris en lui-même, exclut toute limitation de temps, l’Ame, en tant
qu’elle imagine, a une certaine conscience de son éternité 46, mais
nne conscience confuse, qui n’est en rien l’expérience authentique
qu’elle en peut avoir en tant que, par un acte de son entendement,
elle parvient à connaître son essence 45 Aussi est-elle vouée alors à
confondre son éternité avec sa durée et à travestir son éternité en
continuation indéfinie de l’existence, c’est-à-dire en immortalité. Dou­
ble absurdité, puisque nulle existence finie ne saurait avoir une
durée infinie et que, une idée ne pouvant pas durer plus que la
chose dont elle est l'idée (cf. II, Coroll. de la Prop. 8), l’Ame, idée
d’un Corps qu’elle juge corruptible, ne saurait légitimement s’attri­
buer à elle-même l’incorruptibilité 45
Bref, l’Ame imaginative contemple son Corps et les corps exté­
rieurs du dehors, les connaissant seulement par la perception des
affections de son Corps. C’est pourquoi, ce qu’elle perçoit de ces
choses, c’est uniquement ce qui, en chacune, est déterminé du dehors
par l’ordre commun de la Nature, et non ce qui, en chacune, dépend
de son essence intérieure. Au contraire, l’^ m e connaît sa propre
durée par le dedans, par la conscience de son effort, et non simple­
ment par les idées des affections du Corps, qui cependant, on l’a vu,
rendent cette conscience possible. En conséquence, l’Ame qui imagine
se voit incorruptible, tout en affirmant que son Corps est corruptible.
Par ce qui vient d’être dit, on voit pourquoi la nature de la
connaissance que l’Ame a de sa propre durée n’avait pas à être déduite 45678

4 5 . Cf. Eth., V, Scot. d u C0 1o' ll. d e la Prop. 34.


46. Ibid.
4 7 . Eth., V, Scot., de la Prop. 23, Scol. de la Prop. 36.
4 8 . C f. E th ., Il, Scol. d e la Prop. 45 : « J e n 'e n te n d s pas ic i p a r existence
la d urée, c’est-à-dire l'ex istence e n ta n t q u ’elle est conçue abstraitem en t et
co m m e u n e c ertain e so rte de q u a n tité . J e p a rle de la n a tu re m êm e de l'ex is­
ten c e, la q u e lle est a ttrib u é e a u x choses sin g u liè re s p o u r cette raiso n q u 'u n e
in fin ité d e choses suivent de la nécessité de D ie u e n un e in fin ité d e m odes
(1, Prop. 16). J e p a rle , dis-je, de l'existence m ê m e des choses singulières
e n ta n t q u 'e lle s so n t e n D ie u . C ar, b ie n q u e chacune soit d éte rm in é e à
exister d 'u n e certain e m an iè re p a r u n e a u tre chose sin g u lière, la force
cep en d an t p a r laq u elle ch acune persévère dans l'ex istence suit de la nécessité
é te rn e lle de la n a tu re d e D ie u . S u r ce p o in t, v o ir C0 1o' l l. de la Prop. 24,
p a rtie I :t. — Cf. aussi dém . d e la Prop. 4().
300 DE LA NATIJRE E T DE .L’ORIGINE DE L’ÂME

en même temps que la nature de la connaissance imaginative qu’elle


a de la durée de son Corps et des choses extérieures. Cette connais­
sance fait apparaître, en effet, un élément nouveau : le conatus, qui
n ’intervient pas dans les" conditions de la connaissance imaginative de
la durée du Corps et des corps extérieurs. Or, cet élément est un
affectus, et l’étude des affectus n’a pas sa place dans le Livre II.
CHAPITRE X

D E LA N A T U R E D U E T D U FAUX

(P ro po sition s 3 2 à 36)

§ 1. — La détermination de la nature du vrai et du faux s’effectue


dans les P rop ositio ns 3 2 à 36 et constitue le quatrième moment du
Livre Il. En résolvant le problème de l’erreur, ces P rop ositio ns nous
font passer en fait de la sphère de l’imagination à celle de l’entende­
ment, opérant ainsi sans à coup la révolution qui élève l’Ame de la
nuit du faux à cette Lumière du vrai qui « manifeste les ténèbres en
même temps qu’elle se manifeste elle-même » 1
Il s’en faut, cependant, que le problème entier du vrai et du faux
soit strictement circonscrit dans ces limites. En effet, Spinoza note :
1° dans le Scolie de la P rop ositio n 43, qu' « il a montré très claire­
ment les causes de la fausseté depuis la P rop ositio n 19 jusqu’à la
P ro p o sitio n 3 5 avec son S colie » ; 2° dans le S colie de la P rop osi­
tio n 3 5 , qu’il a « expliqué dans le S colie de la Prop ositio n 17 en quel
sens l’erreur consiste dans une privation de connaissance » ; 3° enfin,
dès le C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 11, en convenant, toutefois, dans
son S co lie, qu’il anticipe quelque peu, il a défini explicitement la
nature de la connaissance inadéquate et implicitement celle de la
connaissance adéquate.
D ’autre part, la question reparaît au delà de la Prop ositio n 36,
dans le Scolie de la P rop ositio n 4 3 , dans la P rop ositio n 49, dernière
du Livre Il, avec son S colie où Spinoza déclare « avoir supprimé
[dans la P rop ositio n 49} la cause communément admise de l’erreur ».
C’est que, ici comme ailleurs, la liaison déductive, m ettant en
évidence l’intrication des problèmes, exclut qu’ils soient artificielle­
ment séparés comme à la hache, à la façon des chapitres successifs
d’un Traité. La nature des choses, c’est-à-dire les conditions de la
connaissance adéquate, exige que l’ordre des raisons, et non l’ordre
des matières, commande la suite des développements 212

1. E th ., II, Prop. 43, Scolie.


2. Ici co^mme ailleu rs v a u t ce q u e S pinoza déclare d a n s l'Appendice d u
IV " L iv re : « Q u a e trad id i, n o n s u n t ita d isp o sita u t u n o aspectu v id eri
302 DE LA NATIJRE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

§ II. — Il n'emp&he que les P ropositions 3 2 à 36 sont, à la


différence des autres, exclusivement centrées sur le problème du vrai
et du faux. La déduction de la connaissance imaginative, strictement
parlant, ne le concernait pas. Car, en eHe-même, l’imagination n'est
pas fausse, puisqu'elle est la perception de ce qui se passe réellement
dans le Corps. Si Spinoza a pu dire qu'il a montré les causes de la
fausseté à partir de la Prop ositio n 19 , c’est, entre autres raisons, qu'il
a montré à partir de là que l'Ame, en tant qu'elle imagine seulement,
est privée de la connaissance adéquate. Or, c'est cette privation
(cf. Scolie de la Prop. 1 7 ) , et non l'imagination, qui est la vraie cause
de l'erreur. L'erreur n'est donc évoquée là que subsidiairement, par
rapport à l'imagination qu'il s'agit de déterminer quant à sa nature
intrinsèque. Mais, à partir de la Prop ositio n 3 2 , et jusqu'à la P ro p o ­
sitio n 3 6 , l'erreur est considérée dans sa nature même et non par
rapport à autre chose, que ce soit l'imagination, ou que ce soit, à
partir de la P rop ositio n 3 1 , la Raison ou la Volonté.

§ III. — Les P rop ositio ns 2 4 à 3 1 ayant déduit la connaissance


imaginative à la fois comme excluant la connaissance adéquate,
comme inadéquate et comme cause de la fausseté, il en ressort que
l'inadéquation est cause de la fausseté et l'adéquation cause de la
vérité.
Comme l'inadéquation résulte (Il, Coroll. de la Prop. 1 1 ) de l'inca­
pacité pour l'Ame d'embrasser en elle la raison entière de son idée,
ou la raison entière de l'objet de son idée, cette incapacité, la « pri­
vant » d'une connaissance adéquate, est finalement, en elle, la cause
de la fausseté.
Au contraire, comme l'adéquation résulte pour l'Ame de sa capa­
cité d'embrasser en elle la raison entière de son objet, cette capacité
est dans l'Ame la cause de la vérité ; et elle est aussi dans l'Ame
cause de la certitude, puisqu'elle est en même temps capacité pour
l'Ame d'embrasser en elle la raison entière de sa propre idée.
Connaissant entièrement la cause de son objet, l'idée adéquate est
à trois points de vue différents une idée totale 3 : 1° elle embrasse
l'infinité, c'est-à-dire le tout de la cause de son objet : 2° de ce
chef, elle le comprend totalement ; 3° par là même, elle lui est
totalement conforme, et cette conformité constitue proprement sa
vente (cf. 1, A x . 6).
Au contraire, l'idée inadéquate est une idée partielle à ces trois

possint, sed disperse a me demonstrata sunt, prout scilicet unum ex alio


facilius deducere potuerim », Ap., p. 565, Geb., II, p. 266, 1. 2-3.
3. Cette totalité n'est cependant pas l'exhaustivité, comme connaissance
totale des propriétés de la chose : une telle connaissance n'accroîtrnt en
rien celle de sa nature, c'est-à-dire de son essence ou de sa raison génétique ;
cf. supra, t. 1, Appendice n° 3, § X, pp. 451 sqq. '
DE LA NATtJRE DU ^ . I ET DU FAUX 303

points de vue : 1° loin d'embrasser l'infinité, c'est-à-dire dans son


tout, la cause de son objet, elle la laisse échapper, et ce qu’eUe prend
pour sa cause n'en est qu'un antécédent contingent qui n ’explique
en rien son conséquent ; 2° loin de comprendre totalement son objet,
elle ne le comprend presque en rien, puisqu'elle ignore ce par quoi
il peut être connu, à savoir sa cause ; aussi est-elle contemplation
stupide d'un fragment isolé, infime et inexplicable ; 3° loin de lui
être totalement conforme, elle ne convient avec lui à peu près en
rien : elle le croit contingent, il est nécessaire ; corruptible par
lui-même, il n'a rien en lui qui puisse ôter son existence ; qualitatif,
il est quantitatif, etc. Si donc une telle idée n'est pas intrinsèquement
fausse en tant qu’elle comporte du positif, à coup sûr n'est-elle pas
non plus une idée v ra ie , puisque la vérité est conformité de l'idée
à son objet (1, A x . 6). De plus, étant partielle, elle est mutilée,
c’est-à-dire amputée de ce qui appartient à sa nature d'idée, laquelle
consiste à connaître vraiment et complètement son objet. En ce sens,
on pourrait dire qu'elle n'est pas une vraie idée. Interdisant à l'idée
d'être une vraie idée et de connaître ce qu'elle devrait connaître,
cette mutilation est bien une priva tio n : elle contredit à l'essence
même de l'idée.
Ainsi, les prémisses fondamentales de la théorie de la nature du
vrai et du faux semblent se trouver déjà ici implicitement réunies.

§ III bis. — En quoi ce que vont développer les P rop ositio ns 32


à 36 va-t-il différer des considérations précédentes ? En ce que il
n'était question jusqu'ici que de l'idée adéquate, de l'idée inadéquate,
et de l'idée en tant qu'elle n'enveloppe pas la connaissance adéquate,
tandis qu'il va s’agir maintenant de la conformité ou non-conformité
de l'idée à l'objet, ce par quoi, comme en témoigne X A x io m e 6
du Livre 1, se définissent proprem ent le vrai et le faux.
Dans les P ropositions 24 à 31, l'adéquation, l'inadéquation et
l'exclusion de l'adéquation se définissaient en fonction du rapport
du tout à la partie : est adéquate l’idée de la chose qui est totale
dans l'Ame comme en Dieu ; est inadéquate, l'idée de la chose qui
n’est que partielle dans l'Ame ; est posée comme n'enveloppant pas
la connaissance adéquate de la chose, la connaissance qui laisse en
dehors d'elle toute la connaissance de ce que la chose est en soi
(cf. Prop. 24, 25, C o ro ll. de la Prop. 26, P rop . 27, 29). L’erreur
était alors définie (Scol. de la Prop. 17) par la privation, et nullement
par la non-conformité à l'objet. Le problème du vrai et du faux, du
moins dans ce qu'il a d’essentiel, n’y était donc pas abordé, puisque
c'est par la conformité ou non à l'objet que se définissent proprement
le vrai et le faux.
Au contraire, à partir de la Prop ositio n 3 2 , cette conformité va
passer au premier plan. Ce qui a été précédemment déduit n’inter­
304 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’^ E

v ie n d ra q u 'e n v e rtu de l ’i d e n t i f i c a t i o n , dans la Proposition 34, de


l ’a d é q u a t a u v r a i , c ’e s t - à - d i r e à l a c o n f o r m i t é d e l ’i d é e à s o n o b j e t , e t,
dans la Proposition 35, en v e rtu de l ’i d e n t i f i c a t i o n de l ’i n a d é q u a t
(p riv a tio n ) a u f a u x , c ’e s t - à - d i r e à l a n o n - c o n f o r m i t é d e l ’i d é e à s o n
o b je t. En D ie u , en e ffe t, l ’i d é e est posée com m e v ra ie , non en
v e rtu d e so n a d é q u a tio n , m a is e n v e rtu d e la c o r r e s p o n d a n c e n é c e s ­
s a ir e e n lu i e n tre c e qui s u it f o r m e l le m e n t d e s a n a tu re in fin ie et
c e q u i s u i t o b j e c t i v e m e n t d e l ’i d é e q u ’i l a d e c e t t e n a t u r e (Corollaire
d e la Proposition 7 ) . S i, d a n s le Scolie de l a Proposition 43, S p i n o z a
p o u rra d é c l a r e r q u ’i l a m o n t r é d e p u is la Proposition 19 j u s q u ’à l a
Proposition 35 Scolie l e s c a u s e s d e l a f a u s s e t é , c ’e s t q u ’i l a u r a
avec so n
o p é r é d a n s la Proposition 34 l ’i d e n t i f i c a t i o n d e l ’a d é q u a t e t d u v r a i ,
e t d a n s l a Proposition 35 l ’i d e n t i f i c a t i o n d e l a f a u s s e t é a v e c l a p r i v a ­
tio n d e c o n n a i s s a n c e q u ’e n v e l o p p e n t l e s id é e s in a d é q u a te s .

IV . — S e l o n l a Proposition 32, « Toutes les idées, en tant qu'elles


sont rapportées à Dieu, sont vraies » . — E n e f f e t , c o m m e t o u t e s l e s
id é e s s u iv e n t e n D ie u d e l ’i d é e q u ’i l a d e l u i - m ê m e ( c ’e s t - à - d i r e d e
son e n t e n d e m e n t , c f . 1, Prop. 30, II, Prop. 4) d a n s le m ê m e o rd re
e t a v e c la m ê m e c o n n e x i o n q u e le s o b je ts d e c e s id é e s s u iv e n t d e la
n a tu re in fin ie d e D ie u (Coroll. d e la Prop. 7 ) , il e n r é s u lte q u e , e n
lu i, e lle s d o iv e n t ê tre n é c e s s a ire m e n t c o n fo rm e s à le u rs o b je ts , e t,
p a r s u ite (1 , A x. 6 ) , ê tr e v ra ie s .
L a d é m o n s tra tio n s e f o n d e s u r l e Corollaire d e l a Proposition 7 ,
et non sur Proposition e l l e - m ê m e , p a r c e q u e c e l l e - c i é t a b l i t
c e tte
s e u l e m e n t ( e n v e r t u d e l'Axiom e 4 d u L i v r e 1) l a n é c e s s i t é d u p a r a l l é ­
l i s m e c o m m e c o n d i t i o n d e t o u t e c o n n a i s s a n c e v r a i e (vere scire est scire
per causas), t a n d i s q u e l e Corollaire é t a b l i t q u e c e p a r a l l é l i s m e a p p a r ­
tie n t n é c e s s a ire m e n t à la n a tu re de D ie u . On peut a lo rs c o n c lu re
q u ’il a p p a r t i e n t à l a n a t u r e d e D i e u q u ’e n l u i t o u t e s l e s i d é e s s o i e n t
v ra ie s . A u c o n tr a ir e , la n a tu re de l ’A m e h u m a in e e x is ta n t en a c te
e x c lu t q u e to u te s ses id é e s s ’e n c h a î n e n t s e l o n l ’o r d r e g é n é tiq u e de
le u rs o b je ts , c a r l ’A m e , en ta n t q u ’i m a g i n a t i v e , e n c h a în e ses id é e s
s e lo n l ’o r d r e fo rtu it (p o u r e lle ) des a ffe c tio n s que ces o b je ts p ro ­
d u is e n t d a n s s o n C o r p s 4 I l e s t d o n c im p o s s ib le q u e to u te s se s id é e s
s o ie n t v ra ie s .
Q u o i q u e s e s i t u a n t d a n s l e p l a n d e l ’e n t e n d e m e n t d i v i n , c e t t e Pro­
position e s t d e n a t u r e g n o s é o l o g i q u e . S ’a p p u y a n t s u r le Corollaire
d e l a Proposition 7 , e l l e - m ê m e f o n d é e sur l'Axiom e 4 du L i v r e 1,
qui est g n o s é o lo g iq u e , e lle c o n c lu t du p a ra llé lis m e n é c e s s a ire des
id é e s et des ch o ses en D ie u à la v é rité d e s e s id é e s , ta n d is que la
Proposition 30 d u L i v r e 1, s i t u é e s u r l e p l a n o n t o l o g i q u e , p a r t a i t d e 4

4. Cf. supra, chap. IV, § X, pp. 65-66, §§ XIV-XV, pp. 70-72, § XX,
pp. 78-79.
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 305

l a d é f i n i t i o n d e l ’i d é e v r a i e p o u r c o n c l u r e q u e l ’e n t e n d e m e n t d e D i e u
d o it c o m p r e n d r e o b je c tiv e m e n t e n lu i D ie u lu i- m ê m e , ses a ttr ib u ts e t
ses a ffe c tio n s , fo rm e lle m e n t p o sés extra intellectum.
C e t te d é m o n s tr a tio n in tr o d u it u n e n o u v e lle p h a s e d a n s la d é d u c tio n ,
c a r e l l e n e s ’a p p u i e p l u s , c o m m e le s p r é c é d e n t e s , s u r l ’A m e , i d é e d ’u n
C o r p s s i n g u l i e r e x i s t a n t e n a c t e d a n s l a d u r é e , m a i s s u r l ’e n t e n d e m e n t
d i v i n . O n c o m m e n c e a i n s i à s ’é l e v e r d u p l a n d e l ’i m a g i n a t i o n à c e l u i
d e l ’e n t e n d e m e n t .

§ V. — Le Corollaire de la Proposition 7 est u tilis é ic i pour


p r o u v e r la v é r ité d e s id é e s e n D ie u a lo rs q u e , d a n s la d é m o n s t r a tio n
de la Proposition 36, i l s e r a u t i l i s é p o u r p r o u v e r le u r a d é q u a tio n .
C ’e s t q u e l e Corollaire d e l a Proposition 7 , p o s a n t q u e to u t ce q u i
s u it f o r m e l l e m e n t d e la n a t u r e in fin ie d e D ie u s u it a u ssi e n D ie u
o b je c tiv e m e n t d a n s le m êm e o rd re e t av ec la m êm e c o n n e x io n de
l ’i d é e de D ie u , é ta b lit du m êm e coup que l ’i d é e est en D ie u
c o n f o r m e à l ’o b j e t e t q u ’e l l e e s t t o t a l e e t p a r f a i t e , c ’e s t - à - d i r e n ’e n v e ­
l o p p e a u c u n e p r i v a t i o n , p u i s q u e l a p u i s s a n c e d e p e n s e r n ’e s t e n D i e u
j a m a i s e n r e t r a i t s u r l a p u i s s a n c e d ’a g i r . C e Corollaire p e u t d o n c ê tre
in d iffé re m m e n t u tilis é pour p ro u v e r la v é rité ou l ’a d é q u a t i o n de
l ’i d é e en D ie u .
S u r l e p l a n d e D i e u , l a d é m o n s t r a t i o n d e l a v é r i t é d e l ’i d é e n ’a p a s
à p a s s e r p a r la d é m o n s t r a tio n d e son a d é q u a tio n , p u is q u e sa v é rité
se tir e im m é d ia te m e n t de la c o n fo rm ité n é c e s s a ire en D ie u des
id é e s e t d e le u rs id é a ts . D a n s l ’A m e , a u c o n t r a i r e , l a c o n f o r m i t é de
l ’i d é e à s o n i d é a t n e p e u t s e t i r e r q u e d e l a n a t u r e d e l ’i d é e e l l e - m ê m e .
C ’e s t p o u r q u o i , d a n s l a Proposition 34, la v é rité est c o n fé ré e à u n e
id é e e n v e r tu d e s o n a d é q u a tio n , c e tte a d é q u a tio n f o n d a n t l ’i d e n t i t é
d e l ’i d é e d a n s l ’A m e e t e n D i e u , e t , par là m ême, f o n d a n t sa v é rité .
O n n o te r a , c e p e n d a n t, q u e la Proposition 1 7 d u L i v r e V d é m o n tre
l ’a d é q u a t i o n d e l ’i d é e e n D i e u a u m o y e n d e s a v é r i t é , e n v e r t u d e l a
D éfinition 4 : « T o u t e s l e s i d é e s e n t a n t q u ’e l l e s s e r a p p o r t e n t à D i e u
s o n t v ra ie s (I l, Prop. 32), c ’e s t - à - d i r e {hoc est} (II, Déf. 4) adé­
q u a te s » *•
M a i s l ’o b j e t d e c e t t e d é m o n s t r a t i o n n ’e s t p a s d e r é s o u d r e l e p r o ­
b l è m e d u v r a i , c ’e s t d ’e x c l u r e d e D i e u le s p a s s i o n s , e n r a p p e l a n t q u e
t o u t e s le s i d é e s e n D i e u s o n t a d é q u a t e s ; l ’a d é q u a t i o n d e s i d é e s n ’e s t
i c i q u ’u n m o y e n d é m o n s t r a t i f q u ’o n p e u t p o s e r p a r n ’i m p o r t e q u e l l e
v o i e . O r , c e t t e v o i e n ’a en l ’o c c u r r e n c e rie n d ’e x p l i c a t i f , p u i s q u ’e l l e
p ro c è d e p a r ré fé re n c e à la D éfinition 4, q u i n ’e s t q u e n o m in a le . A u
c o n tr a ir e , d a n s la Proposition 36 d u L i v r e I I , i l s ’a g i t d ’e x p l i q u e r e t
de fo n d e r l ’a d é q u a t i o n des id é e s en D ie u ; d ’o ù la ré fé re n c e au
Corollaire d e la Proposition 7, q u i r e n d c o m p te d e le u r a d é q u a tio n 5

5. Ap., p. 616, Geb., II, p. 291, 1. 8-9.


306 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

à p a r t i r d e l ’é g a l i t é n é c e s s a i r e e n D i e u d e la p u i s s a n c e d e p e n s e r e t
d e la p u i s s a n c e d ’a g i r ( d é m . d e l a Prop. 36), c o m m e il r e n d c o m p te
e n m ê m e te m p s d e le u r v é r ité à p a r t i r d e la c o n f o r m i té n é c e s s a ire e n
D ie u d es id é e s e t d e le u r s id é a ts (d é m . d e la Prop. 32).

§ V I. — La Proposition 32 n ’a p a s s a fin en e lle -m ê m e , e lle e st


u n le m m e g râ c e a u q u e l la Proposition 34 p o u r r a é ta b lir q u e lle s s o n t
cedes de nos id é e s qui sont v ra ie s . Ce sero n t é v id e m m e n t c e lle s
d ’e n t r e e lle s q u i s o n t i d e n t i q u e s e n n o u s e t e n D i e u . L ’a d é q u a t i o n d e
c es id é e s e s t l e m o y e n q u i p e r m e t t r a , d a n s la Proposition 34, d ’é t a b l i r
c e t t e i d e n t i f i c a t i o n . D ’a u t r e p a r t , e l l e e s t e n m ê m e t e m p s u n le m m e
g râ c e a u q u e l p o u rr a ê tr e d é te r m in é c e e n q u o i c o n s is te e t c e e n q u o i
n e c o n s i s t e p a s la f a u s s e t é d e n o s id é e s . L e p r e m i e r p o i n t s e r a é t a b l i
p a r la Proposition 35, q u i r e p o s e im m é d ia te m e n t s u r la Proposition 33,
la q u e lle é ta b lit le second p o in t.
La Proposition 33 r é s u lte n a t u r e l l e m e n t d e la Proposition 32, c ar,
si to u te s le s id é e s qui sont en D ie u s o n t v ra ie s , il s u f f i t d ’é t a b l i r
q u ’a u c u n e i d é e n e p e u t ê t r e a i l l e u r s q u ’e n D i e u p o u r d é m o n t r e r q u e
t o u t e s le s i d é e s e n s o i s o n t v r a i e s e t q u ’a u c u n e d ’e n t r e e lle s n e p e u t
c o n s t i t u e r p o s i t i v e m e n t l a f o r m e d e l ’e r r e u r . E n c o n s é q u e n c e (Prop.
33) : « Il n’y a dans les idées rien de positif à cause de quoi elles
sont dites fausses » . D ’o ù c e t t e d é m o n s t r a t i o n p a r l ’a b s u r d e : si la
f o r m e 6 d e l ’e r r e u r é t a i t d u p o s i t i f , l ’i d é e f a u s s e s e r a i t u n m ode de
l a P e n s é e ; m a i s c e m o d e n e p o u r r a i t ê t r e n i e n D i e u , p u i s q u ’e n D i e u
to u te s le s id é e s sont v ra ie s (Prop. 32), ni h o rs de D ie u , p u is q u e
t o u s le s m o d e s s o n t e n D i e u , q u i e s t l e u r s u b s t a n c e (1 , Prop. 15).
L a f o r m e d u f a u x e s t d o n c u n n é a n t , e t i l n ’y a d a n s le s i d é e s r i e n
d e p o s i t i f q u i le s r e n d r a i t f a u s s e s . D e là il r e s s o r t q u e le fa u x ne
s a u r a i t r é s i d e r a i l l e u r s q u e d a n s l ’A m e , e t n o n p a r c e q u e D i e u l ’y p r o ­
d u ira it, m a is p a rc e que l ’A m e , é ta n t fin ie , ne peut p e rc e v o ir que
p a r t i e l l e m e n t le s id é e s q u e D ie u p r o d u i t e n lu i. La cause d u fa u x ,
n ’é t a n t q u e l e n é a n t e n v e l o p p é p a r l a f i n i t u d e d e l 'A m e , n e s a u r a i t
donc ê t r e q u ’u n n é a n t d e c a u s e p o s itiv e . C e p a r q u o i s e ra re c o u p é
le Scolie d e la Proposition U , s e l o n l e q u e l la cause d e l ’e r r e u r est
u n e p riv a tio n . C e p e n d a n t , l a Proposition 33 se c o n te n te d e d é d u ire
c e q u e l a f o r m e d u f a u x n ’e s t p a s , l a i s s a n t à l a Proposition 35 le s o in
d e d é d u i r e c e q u ’e l l e e s t.

6. Ici comme ailleurs, à la façon de Descartes et autres, forme signifie,


selon l’usage aristotélicien, l’essence réelle de la chose, et non une entité
vide dépourvue de contenu ; par exemple : « Le désir est une forme
qui, etc. », Court Traité, II, chap. XVI, 18, Ap., I, pp. 150-151 ; « La
forme de l’Individu », Eth., II, Scol. de la Prop. 13 ; cf. Descartes, IV"
Méd. : « ... privatio illa..., quae formam erroris constituit », A.T., VII,
p. 60, 1. 6-7.
DE LA NA1URE DU VRAI ET DU FAUX 307

§ V IL — La Proposition 32, se f o n d a n t s u r le Corollaire de la


Proposition 7 , a p o s é l a v é r i t é d e t o u t e s le s i d é e s e n D i e u . S ’a p p u y a n t
s u r e lle , le s Propositions 34 et 35 c a ra c té ris e ro n t a u p o in t d e v u e d e
la v é rité e t d e la f a u s s e té le s id é e s q u i sont en n o u s , à s a v o ir n o s
id é e s a d é q u a te s (Prop. 34) e t n o s id é e s in a d é q u a te s (Prop. 35).

« Toute idée qui en nous est absolue, c’est-à-dire adéquate et


parfaite, est vraie » (Prop. 34).
L a d é m o n s t r a t i o n c o n s i s t e à i d e n t i f i e r , p a r le Corollaire d e l a
Proposition 11 ( 4 e c o n s é q u e n c e ) \ l ’i d é e a d é q u a t e donnée en nous
à l ’i d é e a d é q u a t e donnée en Dieu. L e s d e u x i d é e s n ’e n f a i s a n t q u ’u n e ,
e t t o u t e i d é e e n D i e u é t a n t v r a i e (Prop. 32), l ’i d é e a d é q u a t e e n n o u s
e s t, d e c e f a it, v ra ie .
Le Corollaire d e la Proposition 11 f o n d e l ’i d e n t i t é d e l ’i d é e a d é q u a t e
d o n n é e e n n o u s e t d e l ’i d é e a d é q u a t e d o n n é e e n D i e u sur u n e éq u a­
tio n e n t r e l ’a b s o l u i t é o u p e r f e c t i o n d e l ’i d é e a d é q u a t e e n n o u s e t sa
p r o d u c t i o n i n c o n d i t i o n n é e e n n o u s p a r D i e u . L ’i d é e a d é q u a t e e n n o u s
e s t a b s o lu e e t p a r f a ite d u f a it q u e D i e u la p r o d u i t in c o n d itio n n e lle ­
m e n t e n n o u s , c ’e s t - à - d i r e s a n s p r o d u i r e e n m ê m e t e m p s e n l u i u n e
i n f i n i t é d ’a u t r e s c a u s e s o u i d é e s e x t é r i e u r e s à n o u s . L ’i d é e d o n n é e e n
nous est donc l 'i d é e m êm e qui est donnée dans l ’e n t e n d e m e n t de
D i e u . A u c o n t r a i r e , l ’i d é e i n a d é q u a t e ( 3 “ c o n s é q u e n c e s d u Corollaire
d e la Prop. 11) 78 n ’e s t p a s a b s o l u e e t p a r f a i t e e n n o u s , p u i s q u e D i e u
e s t d é te r m in é à la p ro d u ir e en nous p a r u n e in fin ité de causes o u
c o n d itio n s q u i s o n t h o r s d e n o u s ; e t il p r o d u it a in s i e n lu i, h o rs d e
n o t r e id é e , t o u t c e q u i m a n q u e à c e l l e - c i p o u r ê t r e a d é q u a t e , c ’e s t - à -
d ire a b s o lu e et p a rfa ite , à s a v o ir l ’i n f i n i t é des ra is o n s c o m p ris e s
dans l ’a c t e in c o n d itio n n é p a r le q u e l il p r o d u it en l u i l ’i d é e e n t i è r e
d o n t n o t r e i d é e n ’e s t q u ’u n e p a r t i e . C e t t e d e r n i è r e i d é e , é t a n t d e c e
chef i m p a r f a i t e , p a r t i e l l e , i n a d é q u a t e , n ’e s t d o n c p a s l ’i d é e a b s o l u e ,
p a rfa ite , to ta le , a d é q u a te , q u e D ie u p ro d u it en lu i, m a is sa m u ti­
l a t i o n . A i n s i , c ’e s t b i e n l e f a i t , p o u r l ’i d é e a d é q u a t e e n n o u s , d e n ’ê t r e
p r o d u it e e n n o tr e A m e q u e p a r la c a u s a lité in c o n d itio n n é e (a u s e n s
q u e n o u s a v o n s d it) d e D ie u q u i f o n d e s a p e r f e c tio n e t s o n a b s o lu ité .
C ’e s t c e q u e m a r q u e l a f o r m u l e : « Q u a n d n o u s d i s o n s q u ’u n e id é e
a d é q u a t e e t p a r f a i t e e s t d o n n é e e n n o u s , n o u s n e d i s o n s r i e n d ’a u t r e
s in o n q u ’u n e i d é e a d é q u a t e e t p a r f a i t e e s t d o n n é e en D ie u en ta n t
q u ’i l c o n s t i t u e [ s e u l e m e n t ] l ’e s s e n c e d e n o t r e A m e . .. » , e tc .
C e p e n d a n t , s i, d e la s o r t e , i l e s t p e r m i s d e f o n d e r t a n t l a p e r f e c t i o n
(o u to ta lité ) de l ’i d é e que son a d é q u a tio n , c ’e s t - à - d i r e sa c a p a c ité

7. Cf. supra, chap. V, § X, pp. 121 sqq.


8. Ibid.
308 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

d’exhiber le caractère intrinsèque par lequel elle révèle immédia­


tement en nous sa vérité, il est impossible par là de fonder sa
vérité. Dira-t-on qu’une idée entière en nous ne peut que représen­
ter entièrement son objet, de ce chef, être conforme à lui
et par conséquent vraie ? Mais c’est supposer là que l’ordre des
choses est le même que celui des idées ; s’il ne l’était pas, une idée
pourrait être entière en nous, c’est-à-dire enfermer en elle la totalité
de ses raisons, sans correspondre à la totalité des causes de la chose
qu’elle prétendrait représenter. La vérité de l’idée adéquate en Dieu
ne peut donc se prouver que par la nécessité pour lui de produire les
idées selon le même ordre et selon la même connexion que les cho­
ses : d’où le recours au Corollaire de la Proposition 7 ; d’où la
nécessité, pour prouver la vérité des idées en nous, de les identifier
avec les idées en Dieu.

§ VIII. — Dans l’énoncé de la Proposition : Omnis idea quae in


nobis est absoluta, sive adaequata et perfecta..., surgissent deux qua­
lificatifs de l’idée adéquate : absoluta et perfecta, qui ne reparaîtront
pas dans la suite et ne serviront à rien dans la démonstration, puisque
le mot absoluta n’y est même pas prononcé et que le mot perfecta,
s’il y apparaît, n’y joue aucun rôle, son nervus probandi étant uni­
quement le Corollaire de la Proposition 11, par quoi se déduit l’adé­
quation. L’adéquation peut seule, en effet, identifier l’idée qui est
en nous et l’idée qui est en Dieu (ce par quoi est démontrée sa
vérité), puisque cette identification s’établit par le mode de produc­
tion par Dieu de l’idée qui est en nous (même Coroll.).
Si Spinoza use ici d’épithètes insolites qui, traditionnellement,
ne sont attribuées qu’à Dieu et qui restent sans emploi dans la
démonstration, c’est apparemment qu’elles sont utiles pour passer,
d’une part, de l’idée telle qu’elle a été envisagée précédemment,
où elle a été dite envelopper une privation, à l’idée telle qu’elle est
envisagée maintenant, où elle est dite adéquate, et, d’autre part, de
l’idée telle qu’elle est en nous à l’idée telle qu’elle est en Dieu. En
effet :
a) La Proposition 34 est encadrée par deux Propositions relatives
à l’erreur, dont l’une, la Proposition 33, établit que l’erreur n’a rien
de positif et qu’elle est un néant, dont l’autre, la Proposition 35,
précise que ce néant est privation de connaissance. U ne idée donnée
en nous, qui, considérée en elle-même, est absolue et parfaite, doit
évidemment contenir tout le positif et exclure toute privation. Or,
l’idée qui est absolue et parfaite en nous, c’est l’idée adéquate, c’est-
à-dire l’idée qui est donnée en Dieu en tant qu’il constitue seulement
l’essence de l’Ame (Coroll., Prop. 11). D ire qu’une idée est en nous
absolue et parfaite, c’est donc dire qu’elle est vraie, puisque c’est dire
qu’elle est en nous comme en Dieu. Absolue et parfaite marquent
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 309

a i n s i q u ’u n e t e l l e i d é e d o n n é e en n o u s , e t d o n t o n v a d é m o n t r e r la
v é r i t é , a l e s p r o p r i é t é s m ê m e s d e l ’i d é e d o n n é e e n D i e u .
Absolu a i c i l e s e n s p r e m i e r d e l ’a d j e c t i f l a t i n e t s i g n i f i e a c h e v é ,
to ta l. I l se r é c ip r o q u e a v e c p a r f a it, c a r, à c e q u i e s t a c h e v é , rie n ne
m a n q u e p a r q u o i o n p u is s e le d ire im p a r f a it. Absolu et parfait s ig n i­
fia n t to ta l e t a c h e v é , c ’e s t l ’a d é q u a t i o n q u i, en l ’o c c u r r e n c e , fo n d e
l ’a b s o l u i t é , p u i s q u e , c o m m e e n t é m o i g n e l a d é m o n s t r a t i o n d u Corol­
laire de la Proposition 11 (4® c o n s é q u e n c e ) , c ’e s t l ’a d é q u a t i o n qui
c o n s titu e la to ta lité .

b) T o u te fo is , c e Corollaire, c o n c e v a n t l ’a d é q u a t i o n d e l ’i d é e p a r l a
fa ç o n d o n t D ie u p r o d u i t l ’i d é e d a n s l ’A m e , l a d é fin it p a r ra p p o rt
à l ’A m e , t a n d i s que le s q u a lific a tifs d’absolue et de parfaite appa­
ra is s e n t com m e convenant o rig in a ire m e n t aux id é e s a d é q u a te s en
s o i, c ’e s t - à - d i r e t e l l e s q u ’e l l e s s o n t e n D ie u , in d é p e n d a m m e n t d e la
f a ç o n d o n t i l l e s p r o d u i t d a n s l ’A m e . I l e s t d o n c p e r m i s d e c o n j e c ­
tu re r que le s te rm e s d’absoluta et de perfecta serv en t à p asser d u
p o i n t d e v u e d e l ’i d é e ( v r a i e ) donnée en n o u s au p o in t d e v u e d e
l ’i d é e v r a i e donnée en D i e u . S a n s p o u r t a n t q u ’o n p u i s s e d é m o n t r e r
p a r là le u r i d e n t i t é , c e q u i n ’e s t p o s s i b l e que par le u r a d é q u a tio n ,
c ’e s t - à - d i r e p a r l e Corollaire d e la Proposition 11 (4 ° c o n s é q u e n c e ) .
Le m ot absolu, s i g n i f i a n t ic i t o t a l e t a c h e v é , n e 'a u r a i t , c e p e n d a n t ,
ê tre in c o m p a tib le a v e c le s e n s diinconditionné, q u ’i l a a i l l e u r s 910, c a r
c e s d e u x s e n s s e r e c o u p e n t : l ’i d é e a d é q u a t e e s t a b s o l u e e n n o u s a u
s e n s d e t o t a l e e t d e p a r f a i t e , p u i s q u ’e l l e r e n f e r m e la t o t a l i t é d e a ra i­
s o n . 1\1.ais, p a r l à m ê m e , e l l e e s t a b s o l u e a u s e n s d ’i n c o n d i t i o n n é , p u i s ­
q u ’e l l e n e d é p e n d d ’a u c u n e c a u s e f i n i e e x té rie u re à n o u s e t q u ’e l l e
e s t c a u s é e a b s o l u m e n t e n n o u s p a r D i e u . A u c o n t r a i r e , l ’i d é e in a d é ­
q u a t e e x c l u t l ’a b s o l u i t é d a n s l e s d e u x se n s d u te rm e , p u is q u e , é ta n t
p a r tie lle , e lle e s t im p a r f a ite e t p u is q u e , é t a n t c a u s é e p a r u n e m u ltit u d e
d e c a u s e s fin ie s e x té r ie u r e s à n o u s , e lle e s t c o n d itio n n é e .
E n f i n , d u f a i t q u e l ’i d é e a d é q u a t e e n n o u s e m b r a s s e e n e l l e l a t o t a ­
l i t é d e s a c a u s e , c ’e s t - à - d i r e s a c a u s e i n f i n i e , e l l e e s t d a n s n o t r e A m e
une id é e i n f i n i e 19 D o c trin e im p o rta n te , p u i s q u ’i l en ré s u lte que
n o t r e A m e , m o d e f i n i , p e u t a v o i r e n e l l e , c o m m e D i e u , l ’i d é e i n f i n i e ,
s o i t d ’u n e c h o s e i n f i n i e ( d e D i e u , d e l ’a t t r i b u t , e t c .) , s o i t m ê m e d ’u n e
c h o s e f i n i e ( p a r e x e m p l e , d e l ’e s s e n c e s i n g u l i è r e d e s o n C o r p s , d e s a

9. Par exemple, lorsque Spinoza conçoit l’ « être infini » [comme} l'affir­


mation absolue de l'existence d’une nature quelconque » I, Scot 1 de la
Prop. 8.
10. L'idée adéquate, enveloppant en elle la totalité de ses conditions, est
inconditionnée comme — quoique de façon différente — le mode infini qui,
renfermant en lui la chaîne infinie des causes finies, ne peut être causé
qu'absolument par Dieu, dont, en l'espèce, l'action qui produit la chose n'est
conditionnée par aucune cause extérieure à cette chose. Cf. supra, t. I, ch. XI,
§ VI, pp. 312 sqq.
310 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

propre essence singulière). En effet, Dieu produisant en nous cette


idée totale, non en tant qu'U est infini, mais en tant qu'il est fini,
investit totalem ent dans notre Ame finie la puissance infinie par
laquelle il cause absolument cette idée en elle en même tem ps qu'en
lui. Cet aspect de l’idée adéquate n ’est toutefois pas considéré dans
la Proposition 34.

§ IX. — Fondant ontologiquement la vérité de l'idée adéquate


donnée en nous sur l’identification de cette idée avec l’idée adéquate
donnée en Dieu, la Proposition 34 rend compte de ce que le De
intellectus emendatione se contentait de saisir immédiatement en nous
comme le fait initial offert à la réflexion.
Sans doute ne se préoccupe-t-on pas encore de fonder en Dieu
comment il est nécessaire que cette idée vraie donnée se manifeste en
nous comme vraie du fait même qu’elle est en soi adéquate et
parfaite, c'est-à-dire vraie. Ce problème ne pourra être abordé qu'ulté-
rienrement, lorsqu’on s’élèvera du plan de l’idée à celui de l'idée de
l’idée (cf. Prop. 43). Mais le caractère de cette idée d’être vraie en
vertu, comme le dit le De emendatione, de sa clarté et de sa distinc­
tion (qui manifestent sa perfection), et d’apparaître par là même en
nous comme produite par notre entendement de façon purement
spontanée, c’est-à-dire absolument, est ici génétiquement expliqué
par la façon dont Dieu la produit absolument en nous dans son inté­
grité, l’acte de notre entendement n’étant rien d’autre que l’acte en
nous de la spontanéité même de Dieu. Le D e emendatione ne saisissait
cette spontanéité que comme spontanéité de notre entendement, lequel
est effectivement purement spontané lorsqu’il est identique à celui de
Dieu : « Les idées que nous formons claires et distinctes, enseignait-il,
paraissent découler de la seule nécessité de notre nature de telle façon
qu’elles paraissent dépendre absolument (absolute) de notre seule
puissance; c’est le contraire pour les idées confuses; car celles-là se
forment souvent en dépit de nous » ” • Cette spontanéité et cette
absoluité sont maintenant complètement éclaircies dans leurs causes.
En effet, puisque l’idée claire et distincte est l’idée adéquate, c’est-à-
dire une idée qui enferme en elle toutes les conditions ou raisons de
la connaissance de son objet, sa position en nous ne dépend d'aucune
condition extérieure et, de ce fait, est inconditionnée. Ainsi, en pre­
mier lieu, l’Ame la produit de façon absolue, spontanément ou libre­
ment, puisqu’elle ne saurait y être contrainte, c'est-à-dire y être détermi­
née par quelque cause de dehors (cf. 1, D éfinition 7). En second lieu,
si l'Ame la produit spontanément par elle-même, c'est évidemment
parce que Dieu la produit tout entière en elle de façon absolue. La1

11. De int. emend., Ap. 1, p. 277, S LXVIII, Geb., II, p. 39, 1. 21-24.
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 311

s p o n ta n é ité de l ’A m e p ro d u c tric e de l ’i d é e c l a i r e et d is tin c te n ’e s t


r i e n d ’a u t r e e n e l l e q u e l a p u r e s p o n t a n é i t é i n t e r n e d e D i e u , à s a v o i r
l a c a u s a l i t é p a r s o i.

§ X. — La Proposition 35, q u i d é m o n tr e q u e la fa u s s e té c o n s is te
d a n s l a p r i v a t i o n e n v e l o p p é e p a r l ’i d é e i n a d é q u a t e , e s t l e p e n d a n t d e
la Proposition 34, q u i d é m o n t r a i t q u e l ’i d é e v r a i e c o n s i s t e e n l ’i d é e
p a r t , l e c o m p l é m e n t p o s i t i f d e l a Propo­
a d é q u a t e . E l l e e s t, d ’a u t r e
sition 33, q u i a v a i t d é m o n t r é e n q u o i n e c o n s i s t e p a s l a f a u s s e t é :
« La fausseté consiste dans une privation de connaissance qu’enve­
loppent les idées inadéquates, c’est-à-dire mutilées et confuses » :
E t a n t a c q u i s (Prop. 33) q u e l a f o r m e d e l ’e r r e u r o u d e la f a u s s e t é
n ’e s t r i e n d e p o s i t i f , i l r e s t e à d é t e r m i n e r c e q u ’e l l e e s t .
C e tte d é te rm in a tio n c o m p o rte tro is m o m e n ts :
1° La f a u s s e té ne peut c o n s is te r dans une privation absolue de
c o n n a iss a n c e , c a r l ’e r r e u r ne se d it que d ’u n ê tre q u i, par n a tu re ,
c o m p o rte la c o n n a iss a n c e : a in s i le s c o r p s , q u i n e c o m p o rte n t q u e
l ’é t e n d u e e t e x c l u e n t t o u t e p e n s é e , n e s o n t j a m a i s d i t s e r r e r “ • — 2 ° L a
fa u s s e té ne peut c o n s is te r non p lu s dans l’ignorance absolue 13 d e

12. Ce qui signifie qu'il ne peut y avoir d'erreur que dans un être qui,
par nature, comporte la connaissance. La privation absolue de connaissance
n'est donc en réalité ici que simple négation, absence absolue (« U y a
privation quand un attribut que nous croyons appartenir à la namre de
quelque objet est nié de cet objet même, négation quand on nie d'un objet
ce qui n'appartient pas à sa nature », Lettre XXI, à Blyenbergh, Ap., III,
p. 205, Geb., IV, p. 129, 1. 4-6 ; cf. supra, chap. VII, § XV, p. 216), car
il n'appartient pas à la nature du corps de penser. La privation, définie par
la négation de ce qui est dû à une chose comme appartenant à sa namre,
est un concept commun à Descartes (IVe Méd, A.T., VII, p. 55, 1. 1-3,
4-6, p. 56, 1. 19-26, p. 60, 1. 31, p. 61, 1. 1-4, V s Rép, A. T. VIII, p. 376,
1. 1-14, Lettre à Regius, 24 mai 1640, p. 65, 1. 23-26, Lettre à Mesland,
2 mai 1644, p. 117, 1. 1-5) et aux scolastiques (cf. saint Thomas,
Compendium Theologiae, I, 94, E. de Saint-Paul, Sum. phil., I, 2, p. 153,
Suarez, Met. Disp., D. 54, 38). — D'autre part, considérée comme entité,
la privation, de même que la mutilation, la limitation, etc., « n'est qu'un
être de raison, une manière de penser que nous formons quand nous compa­
rons deux choses entre elles ». En effet, aucune chose réelle ne lui corres­
pond, puique « elle exprime purement et simplement l'absence ou le manque
d'une certaine chose », Lettre XXI, à Blyenbergh, Ap., III, p. 204, Geb., IV,
p. 128 b, 12 sqq. Etre de raison, elle l'est de deux façons : 1) en tant
qu'elle sert à déterminer une chose par rapport à une autre (comme l'impar­
fait par rapport au parfait, le mal par rapport au bien, et vice versa) ;
2) en tant qu'elle exprime une négation (comme la cécité, les ténèbres,
l'extrémité, ia limite, etc.), cf. supra, t. I, p. 414. Cependant, elle n'est pas
sans valeur objective, car elle exprime un fait réel : celui d'une chose muti­
lée contrairement à sa namre.
13. L'hypothèse de cette « ignorance absolue » n’est pas celle de l'igno­
rance de tout objet, ce qui reviendrait à la privation absolue de toute
connaissance et abolirait l’Ame, définie comme idée ou connaissance; elle est
seulement celle de l'ignorance absolue de l'objet à propos duquel une erreur
serait possible. Cette dernière hypothèse, à son tour, ne peut non plus
312 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

l'objet à propos duquel on se trompe, car l'ignorer, ce n’est pas se


tromper sur lui. Elle suppose donc l'idée de l'objet. — 3° En consé­
quence, la fausseté consiste « dans une privation de connaissance
qu'enveloppe la connaissance inadéquate des choses, c'est-à-dire les
idées inadéquates et confuses ». De telles idées, on l'a vu, n'envelop­
pent, en effet, qu'une connaissance très partielle de leur objet
( Coroll. de la Prop. 11, 3' conséquence).
Il ressort de là que la forme de la fausseté, ou la privation de
connaissance, n'est dans les idées qu'en tant seulement qu'on les consi­
dère dans leur rapport avec l'Ame, puisque « il n'existe pas d'idées
qui soient inadéquates ou confuses, si ce n'est en tant qu'on les
considère dans leur rapport avec l'Ame singulière de quelqu'un »
(Prop. 36, dém.). La fausseté n'est donc pas dans les idées en tant
qu'elles sont rapportées à Dieu, puisqu'en Dieu toutes les idées sont
infinies, adéquates, vraies.

§ XI. — On retrouve ici des éléments de la doctrine traditionnelle,


et particulièrement cartésienne, de l'erreur : privation pour l'homme,
l'erreur n'est en soi que limitation, non-être, et Dieu n'en est pas la
cause, puisqu'il ne cause que de l'être. Mais, chez Spinoza, le libre
arbitre est absent, et, de ce fait, tout change. Il s'agit alors d'expliquer
le phénomène par ses causes naturelles, et non plus, comme chez
Descartes, de recourir à une cause hyperphysique pour, en même
temps et surtout, disculper Dieu et inculper l'homme.
Pour Descartes, en effet, l'erreur, rapportée à Dieu, n'est que
limitation, car son substratum, c'est la finitude de la créature ; or,
cette finitude n'est pas une privation, car il n'est ni contraire à la
nature de Dieu de créer des choses finies, ni contraire à la nature des
choses créées d'être finies. Dieu est ainsi déjà doublement dégagé de
la responsabilité de l'erreur, car, non seulement il n'est cause, dans
la créature, que de son être, et non de sa finitude, laquelle procède
du néant, mais encore cette finitude n'implique nullement que la
créature doive se tromper. Rapportée à l'homme, l'erreur est, au
contraire, privation 14, car la nature humaine, quoique finie, est faite
pour le vrai. L'homme va donc contre sa nature lorsqu'il tombe dans
l'erreur. Aussi en est-il responsable, car elle ne survient en lui que
lorsqu'il fait un usage contre nature du libre arbitre, puisque Dieu
le lui a imparti à seule fin di;: connaître la vérité. La liberté infinie
lui a été conférée, en effet, pour qu'il puisse suspendre son jugement
aussi longtemps qu'il est nécessaire pour parvenir a une connaissance
évidente ; mais quand il se précipite à le donner sur des choses

expliquer l'erreur, puique n’avoir nulle idée d’un objet, ce n’est pas en
avoir une idée fausse.
14. « Selon la signification qu'on donne de ce mot dans l'Ecole », ajoute
Descartes dans la version française de la IV’ Méd., A. T., IX, p. 48.
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 313

obscures qu’il n’entend pas, ce qui lui est toujours possible, puisque
sa volonté est plus étendue que son entendement, il se trompe inéluc­
tablement : « C’est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se
rencontre la privation qui constitue la form e de l’erreur » “ • Et
cette privation n’étant pas causée par Dieu, puisqu’elle est un néant
et que Dieu ne peut causer que de l’être, Dieu est définitivement
disculpé et l’homme définitivement inculpé.
Pour Spinoza aussi, l’idée inadéquate n’est, au point de vue de
Dieu, qu’une limitation, car elle est dans l’Ame une partie de l’idée
qui est totale en Dieu. De cette limitation, qui enveloppe le non-être,
Dieu n ’est pas responsable, car, ne produisant que de l’être, il n’en
est pas la cause. De plus, il n’est en rien contraire à la nature des
choses que l’Ame singulière existante ne puisse apercevoir qu’en partie
les idées qui en Dieu sont infinies, car elle est finie ; il est même
nécessaire, de par l’ordre commun de la N ature, qu’il en soit ainsi
chaque fois que l’Ame ne peut embrasser en elle, comme Dieu
l’embrasse dans son entendement, l’infinité de la cause ou de la raison
de l’idée. D ’où la définition de l’essence de l’Ame existante comme
« constituée d’idées adéquates et d’idées inadéquates » le, si bien que
la présence d’idées inadéquates dans l’Ame, étant conforme et non
contraire à sa nature, est, pour elle, une simple limitation, et non
une privation. La privation ne peut être attribuée en l’occurrence
qu’à l’idée inadéquate, en tant que celle-ci est une mutilation de
l’idée adéquate, contraire à sa nature. C’est ce qui apparaît immédia­
tem ent dans l’énoncé de la Proposition 35 : « La fausseté consiste
dans une privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadé­
quates » ; c’est ce que confirme le Scolie de la Proposition 49 :
« La fausseté consiste dans la seule privation qu’enveloppent les
idées mutilées et confuses » ” • En revanche, la privation est attribuée
à l’Ame elle-même, comme « privation de connaissance », lorsque
lui font défaut certaines idées qui l’empêcheraient d’affirmer comme
vraies des idées inadéquates, alors que sa nature (comme idée d’un
Corps existant en acte) ne rend nullement inéluctable quelles
lui manquent. Cette privation de l’Ame s’exprime dans le Scolie
de la Proposition 17 : « L’Ame est dans l’erreur en tant qu’elle est
considérée comme manquant d’une idée qui exclue... etc. », dans
le Scolie de la Proposition 35 elle-même : « Dans le Scolie de la
Proposition 17 de cette Partie, j’ai expliqué pour quelle raison
l’erreur consiste dans une privation (privatione) de connaissance », ou1567

15. IV e Méd, A. T., VII, p. 60, 1. 6-8, Principes, I, art. 31 ; cf. Gueroult,
Descartes, I, chap. VII, Du Vrai et du Faux, pp. 286-230 ; Spinoza, Princ.
phil. cart., I, Prop. 15, Scolie, Ap., I, pp. 347 sqq., Geb., II, p. 175, 1. 31-33.
16. Eth., III, Prop. 3■ dém., sub. init, Ap., p. 272, Geb., II, p. 147,
1. 19-20.
17. Ap., p. 234, Geb., II, p. 131, 1. 10-11.
314 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

encore dans le Scolie de la Proposition 49, où l'erreur relative au


cheval ailé est dite venir de ce que cette imagination n’est pas
« jointe » à une autre idée qui empêcherait l’Ame de l’affirmer. La
privation de connaissance, qui constitue la fausseté, apparaît donc
comme double : elle est dans la privation que subit une idée du
fait qu’elle manque de ce par quoi elle serait totale ou adéquate ;
elle est dans la privation que subit l’Ame du fait que lui manquent
les idées qui exclueraient l’affirmation, par elle, de ses idées inadé­
quates. Toutefois, quel que soit le sujet auquel est rapportée la priva­
tion, il s’agit, dans tous les cas, d’une privation de connaissance
résultant originellement, pour l'Ame et pour ses idées inadéquates,
des conditions qui déterminent l’existence en acte de l’Ame dans
la durée “ Cette privation, commandée par l’ordre commun de la
Nature, n’enveloppe donc, ni du côté de Dieu, ni du côté de l’Ame
humaine, un acte de priver : « La privation n’est pas l’acte de
priver » ”
C’est en ce point précis que s’opposent le plus vivement Spinoza
et Descartes. Alors que pour celui-ci la forme de l’erreur réside dans
la privation constituée par l’acte même du libre arbitre affirmant le
faux, elle réside pour Spinoza dans la privation de connaissance d’où
résulte l’affirmation fausse. Si l’Ame se trompe, ce n’est pas parce
qu’elle fait un mauvais usage (un usage contre nature) de son libre
arbitre,. puisqu’elle n’en a pas, ni non plus parce qu’elle ferait un
mauvais usage de son entendement (cette « faculté de distinguer le
vrai d’avec le faux » que Descartes attribuait au jugement), c’est
simplement parce qu’elle n'en fa it aucun usage, le laissant enseveli
dans les perceptions imaginatives des affections corporelles et engourdi
dans une sorte de torpeur. Enfin, qu’elle en fasse ou non usage,
cela ne dépend pas de son libre arbitre, puisque, encore une fois,
il n’y en a pas. Cependant, il n’est pas inéluctable qu’elle se trompe,
puisque, malgré la finitude qui la voue, dans certains cas, aux idées
inadéquates, elle a en elle la vertu requise pour accéder aux idées
adéquates (en particulier à celle de Dieu) et les « joindre » aux
idées inadéquates de façon à enrayer leurs affirmations fausses ; et
elle y parvient grâce à un effort propre, sortant du plus profond
d’elle-même Mais, pour intime et personnel qu’il soit, cet effort,18920

18. Et, d'autre part aussi, du degré d'effort dont elle est capable en vertu
de son essence.
19. Lettre XXI, à Blyenbergh, Ap., III, p. 204, Geb., IV, p. 128, 1. 12.
20. Deux cas sont à distinguer (cf. supra, ch. VII, § XIII) : 1) exclusion
d’une idée imaginative (cheval ailé), enveloppant une affirmation fausse,
par une autre idée imaginative, ce qui ne dépend pas de l'effort de l'Ame ;
2) exclusion de l’affirmation fausse qu'enveloppe une idée imaginative,
grâce à la reconnaissance de son inadéquation, c'est-à-dire grâce à l'inter­
vention d'une idée adéquate à laquelle l'effort propre de l’^me permet
d'accéder.
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 315

com m e to u te ch o se, est d é te rm in é par la n é c e s s ité u n iv e rs e lle . Et


p a rc e q u e to u t se fa it e n v e rtu d e s lo is n é c e s s a ir e s d e la n a t u r e d e
D ie u , il est a b su rd e de c h erch e r un c o u p a b le . A i n s i l ’h o m m e , p a s
p l u s q u e D i e u , n e p e u t ê t r e d i t « r e s p o n s a b l e » d e l ’e r r e u r .

§ X II. — E n c h o is is s a n t, p o u r c o m m e n te r c e tte Proposition, deux


cas d e p riv a tio n d e c o n n a iss a n c e d o n t l ’u n est u n e e r r e u r c o m m is e
p a r D e s c a r t e s , e t l ’a u t r e , u n e x e m p l e p r o p o s é p a r D e s c a r t e s l u i - m ê m e ,
le Scolie m a rq u e sans a m b ig u ïté que c ’e s t b ie n lu i qui est v is é ,
e n c o r e q u ’i l n e s o it p a s n o m m é .
S e l o n D e s c a r t e s , l ’h o m m e e s t l i b r e e t s o n l i b r e a r b i t r e e s t l a c a u s e
d e l ’e r r e u r . M a i s , o b j e c t e S p i n o z a , le s h o m m e s s e c r o i e n t l i b r e s p a r c e
q u e , a y a n t c o n s c i e n c e d e l e u r s a c t i o n s , ils s o n t p r i v é s d e l a c o n n a i s ­
s a n c e d e s c a u s e s q u i le s d é te r m in e n t : iis f o n t a i n s i d é p e n d r e l e u r s
a c t i o n s d e l a v o l o n t é . O r , c e l l e - c i n ’e s t q u ’u n m o t a u q u e l n e c o rre s­
pond aucune id é e , c a r l e s h o m m e s « ig n o re n t ce que peut ê tr e la
v o lo n té e t c o m m e n t e lle p e u t m o u v o ir le C o r p s » . Q u a n t à a f f ir m e r
que l ’A m e e s t lo g é e d a n s la g la n d e p in é a le e t la m eut du dedans,
c ’e s t l à u n e p r é t e n t i o n r i d i c u l e , e t m ê m e a b s u r d e j u s q u ’à l a n a u s é e ” •
— D a n s c e t e x e m p l e , l ’i d é e p a r t i e l l e : c e lle d e n o tr e a c tio n , e n g e n d r e
un ê tre v e rb a l q u e n o u s p re n o n s p o u r u n ê tr e ré e l.
Le second e x e m p le , a llé g u é par D e s c a rte s l u i - m ê m e 212223, e s t la
c o n f u s io n d u s o le il s e n s ib le e t d u s o le il a s tr o n o m iq u e . N o u s c ro y o n s
l e s o l e i l s i t u é à d e u x c e n t s p i e d s e n v i r o n d e n o u s , p a r c e q u e , l ’i m a ­
g i n a n t a i n s i , n o u s s o m m e s e n m ê m e t e m p s p r i v é s d e la c o n n a i s s a n c e
t a n t d e sa v ra ie d is ta n c e (p lu s d e 6 0 0 fo is le d ia m è tr e d e la te r r e )
que du m é c a n is m e de n o tre p e rc e p tio n im a g in a tiv e . N o tre e rre u r
v ie n t d o n c u n iq u e m e n t d ’u n e p riv a tio n d e c o n n a iss a n c e , et non de
l ’o p é r a t i o n m ê m e d ’i m a g i n e r , q u i e x p r i m e r i g o u r e u s e m e n t l ’a f f e c t i o n
d e n o tre C o rp s en t a n t q u ’e l l e e n v e l o p p e l a n a t u r e o u l ’e s s e n c e d u
s o le il (c f. dém. de la P r o p . 16). C ’e s t p o u r q u o i , une fo is d is s ip é e
n o tr e e r r e u r e t c o n n u e la v ra ie d is ta n c e du s o le i l, n o u s c o n t i n u o n s
t o u j o u r s d e l ’i m a g i n e r à d e u x c e n t s p i e d s d e n o u s 23

21. Cf. aussi Eth., I, Appendice, Ap., p. 104, II, Prop. 49 et Scol., III,
Prop. 2, Scol., V, Préface, pp. 590-591, Lettre LVIII, à Schuller, Ap., III,
pp. 315-317.
22. Descartes, UP Méd, A.T., VII, p. 39, 1. 18-29, IX, p. 31, VIe Méd.,
VII, p. 80, 1. 11-12, IX, p. 63. — L'exemple est classique; il est déjà
chez Aristote, De Anima, III, chap. III, p. 428 b. 1. 2-4 : « Il y a de
fausses imaginations concernant les choses dont nous avons en même temps
une conception vraie. Par exemple, le soleil. nous apparaît avec un diamètre
d'un pied, alors que nous savons qu'il est plus grand que le monde habité ».
— L'évaluation de la distance du soleil à 600 diamètres terrestres est de
Descartes : entre 600 et 700 diamètres, opine-t-il (Principes, III, art. 5),
comme aussi Gassendi, lnstitutio astronomica, 1656, pp. 94, 152.
23. Eth, IV, Scol. de la Prop. 1. — Cf. r»pra, chap. Vil, S XI, n° 2,
pp. 210 sqq., § XIV, pp. 215 sqq.. § XVIII, pp. 223 sqq.
316 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

§ X III. — La Proposition 36 d é v e lo p p e , à p a rtir d e s Propositions


p ré c é d e n te s , des c o n c lu s io n s v is a n t à e x c lu re d é fin itiv e m e n t to u te
in te rv e n tio n p o s s ib le du lib r e a rb itr e dans la p ro d u c tio n de la
fa u s s e té .
E n e f f e t , le s Propositions 3 4 e t 3 5 o n t o p p o s é , c o m m e id é e s v r a ie s
et id é e s fau sses, le s id é e s a d é q u a te s et le s id é e s in a d é q u a te s que
l ’A m e a ; d ’a u t r e p a r t , l a Proposition 32 a é t a b l i q u ’e n D i e u t o u t e s
le s id é e s s o n t v ra ie s . On ris q u e ra it a lo rs d e penser que, si to u te s
le s id é e s d o n n é e s e n D ie u s o n t a d é q u a te s e t v r a ie s e t s i le s id é e s in a ­
d é q u a te s e t fa u sse s n e s o n t d o n n é e s q u e d a n s l ’A m e , l a fa u s s e té e st
s o u s tr a it e à la n é c e s s ité d e D ie u et ne dépend que de l ’A m e s e u le ,
Propo­
b r e f e s t j u s t i c i a b l e d e s o n l i b r e a r b i t r e . D ’o ù l ’u r g e n c e d e l a
sition 3 6 : « Les idées inadéquates et confuses sont des conséquences
(consequuntur) aussi nécessaires que les idées adéquates, c’est-à-dire
claires et distinctes » .
E n e f f e t , t o u t e s l e s i d é e s s o n t e n D i e u (1, Prop. 15), c o n s i d é r é e s
d a n s l e u r r a p p o r t a v e c D i e u , e l l e s s o n t t o u t e s v r a i e s ( I I , Prop. 3 2 ) ,
e t, e n v e r t u d u Corollaire d e l a Proposition 1, t o u t e s a d é q u a t e s ;
par là m ê m e , i l n ’y a d ’i d é e s in a d é q u a te s e t c o n fu ses que dans la
m e s u r e o ù e l l e s s o n t r a p p o r t é e s à l ’A m e s i n g u l i è r e d e q u e l q u ’u n , c e
que c o n firm e n t le s Propositions 24 et 28. D onc (Coroll. de la
Prop. 6 ) le s i d é e s i n a d é q u a t e s s o n t d e s c o n s é q u e n c e s a u s s i n é c e s s a i r e s
q u e le s id é e s a d é q u a te s .
D e c e t te d é m o n s t r a tio n , il r é s u lte q u e s i le s id é e s in a d é q u a te s s o n t
d e s c o n s é q u e n c e s a u s s i n é c e s s a i r e s q u e l e s i d é e s a d é q u a t e s , c ’e s t p o u r
deux ra is o n s d iffé re n te s :
1° L es id é e s in a d é q u a te s , n ’é t a n t que des id é e s a d é q u a te s , m a is
ra p p o r té e s à u n e A m e s in g u liè re e t d é ta c h é e s p a r là d e le u rs c a u se s
n é c e s s a i r e s , s o n t e n s o i, c ’e s t - à - d i r e e n D i e u , a u t r e m e n t d i t a b s t r a c t i o n
fa ite d u r a p p o r t e x tr in s è q u e d e s id é e s a d é q u a te s à u n e A m e s in g u ­
liè re , n é c e s s a ire s com m e le sont to u te s le s id é e s a d é q u a te s . Ou
e n co re, l ’i d é e a d é q u a te , é ta n t in a d é q u a te dans l’A m e en ta n t que
l ’A m e e n i g n o r e l e s p r é m i s s e s , n ’e n r e s t e p a s m o i n s e n s o i ( e n D i e u )
la c o n s é q u e n c e n é c e s s a ir e d e c e s p ré m is s e s . E t si l ’i d é e in a d é q u a te
est dans l ’A m e une p a rtie de l ’i d é e a d é q u a te et to ta le que D ie u
p ro d u it n é c e s s a ire m e n t en lu i, D ie u p ro d u it n é c e s s a ire m e n t c e tte
p a r t i e e n t a n t q u ’e l l e e s t c o m p r i s e d a n s l e t o u t q u ’i l p r o d u i t n é c e s ­
s a ir e m e n t. D a n s c e tte p e r s p e c tiv e , la n é c e s s ité d e s id é e s in a d é q u a te s
se tr o u v e a b s o r b é e d a n s c e lle d e s id é e s a d é q u a te s .
2° M a is le s id é e s in a d é q u a te s n e s o n t p a s d e s id é e s a d é q u a te s , e t
s i e lle s s o n t d e s co n séq u en ces a u s s i n é c e s s a ire s que c e lle s -c i, c e ne
p e u t d o n c ê tre d e la m ê m e m a n iè re “ E l l e s d o i v e n t ê t r e d e s c o n s é - 24

24. On doit observer que, tout en se référant au Coroll. de la Prop. 6,


selon lequel les modes de la Pensée suivent de la même manière ( eodem
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 317

quences nécessaires, non simplement parce qu'elles supposent pour


leur possibilité l'idée adéquate dont elles sont une partie, mais
aussi en tant qu’elles sont des idées inadéquates, c’est-à-dire en tant
qu'elles diffèrent des idées adéquates. Or, en tant qu’inadéquates,
elles sont des conséquences nécessaires parce qu’une idée adéquate
rapportée à une Ame singulière est nécessairement inadéquate, c’est-à-
dire mutilée et confuse, du fait que l’Ame ignore nécessairement alors
les prémisses de l’idée qu’elle conçoit {Prop. 24 et 28).
On voit par là que, si l’idée adéquate est la condition nécessaire
de l’idée inadéquate, elle n’en est pas la condition suffisante, car
elle devient nécessairement inadéquate seulement sous la condition
(c'est la condition suffisante) qu’elle soit rapportée à l’Ame singulière
de quelqu'un.
Il y a donc là deux fondements différents de la nécessité des idées
inadéquates. Dans un cas, leur nécessité est conçue en tant qu’on les
considère abstraction faite de leur rapport à l’Ame, c’est-à-dire dans
leur rapport à Dieu ; elles sont alors nécessaires de la même manière
que les idées adéquates, car, à ce point de vue, elles ne sont rien
d’autre que des idées adéquates : « Toutes les idées considérées dans
leur rapport à Dieu sont adéquates » (cf. début de la dém. de la
Prop. 36). Dans l’autre cas, on les considère dans leur rapport avec
l’Ame singulière, c'est-à-dire en tant qu’inadéquates, et la nécessité
de leur inadéquation résulte de ce rapport, et non de leur rapport à
Dieu ; elles sont alors, en tant qu’idées inadéquates, nécessaires d’une
autre manière que les idées adéquates, tout en étant des conséquences
aussi nécessaires qu’elles.
Cependant, ces deux fondements sont liés l'un à l'autre, car si
l’idée n'est inadéquate que pour autant qu'elle est rapportée à une
Ame singulière, c’est qu'elle est une partie de l’idée adéquate et est
produite nécessairement par le même acte que celle-ci.
Selon les Propositions 24 et 28, auxquelles renvoie Spinoza, c'est,
en effet, une même nécessité qui fait que Dieu a de la chose une
connaissance adéquate et l'Ame une connaissance non adéquate, que
Dieu connaît adéquatement les prémisses de l'affection et a de celle-ci
une idée adéquate, tandis que l’Ame les ignore et a de celle-ci une
idée mutilée et confuse.

§ XIV. — Cette Proposition s'accorde avec le Corollaire de la


Proposition 11, selon lequel, « quand nous disons que Dieu a telle
idée, non en tant seulement qu'il constitue la nature de l'Ame
humaine, mais en tant qu'il a, en outre et conjointement à elle, l’idée

modo) et selon la même nécessité de leur attribut propre que les modes
des attributs autres que la Pensée, la démonstration de la Proposition 36
se .garde de reprendre à son compte l'expression eodem modo.
318 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

d’une autre chose, nous disons que l’Ame humaine perçoit une
chose partiellement ou inadéquatement ». En effet, Dieu produit
avec la même nécessité l’idée qu’il a en tant seulement qu’il constitue
la nature de l’Ame et celle qu’il a en tant que, outre cette Ame et
conjointement à elle, il a l’idée d’une autre chose.
Elle s’accorde aussi avec la Proposition 33 : « Il n ’y a dans les
idées rien de positif à cause de quoi elles sont dites fausses ». En
effet, puisque toute idée inadéquate est une idée adéquate, positive
et nécessaire en Dieu, mais nécessairement aperçue de façon partielle
du fait qu’elle est rapportée à une Ame singulière, elle ne renferme
en elle que du positif, lequel résulte de la causalité nécessaire de Dieu.
Elle s’accorde enfin avec la Proposition 29 du Livre 1, dont l’uni­
versalité est absolue : « Il n’y a rien de contingent dans la Nature,
mais tout est déterminé par la nécessité de la Nature », etc. Pas plus
que les idées adéquates, les idées inadéquates ne sauraient donc
échapper à cette nécessité.
Mais, objectera-t-on, puisque l’idée inadéquate, en tant qu’elle com­
porte la privation, enveloppe la fausseté, qui, n’étant pas un mode de
Dieu, n ’est pas produite par lui (dém. de la Prop. 33), ne devrait-on
pas conclure qu’elle est produite par l’Ame, indépendamment de la
nécessité divine ? C’est précisément par ce biais que Malebranche
soustrait l’erreur à Dieu et la fonde sur le libre arbitre h ^ a i n :
puisque l’erreur est un néant et qu’elle ne peut, de ce fait, être
produite par la puissance physiquement réelle de Dieu, elle ne peut
l’être que par la liberté humaine, qui n’est elle-même qu’un néant
physique *5 Mais, pour Spinoza, si l’erreur est un néant qu’explique la
limitation de l’idée inadéquate, cette idée elle-même n ’est pas un
néant, et sa limitation, avec la privation qu’elle implique, a son
principe, elle aussi, dans la nécessité de Dieu, car, comme l’Ame est
une partie de l’entendement infini de Dieu, Dieu nécessairement ne
produit en elle qu’une partie de l’idée totale qu’il produit nécessaire­
ment dans son propre entendement, sauf lorsque (cf. infra, Prop. 38),
l’idée étant pareillement dans la partie et dans le tout, il la produit
entièrement dans l’Ame considérée seule comme il la produit entiè­
rement en lui (Coroll. de la Prop. 11).

§ XV. — La Proposition 3 6 et sa démonstration appellent un


certain nombre de remarques :
1° On y voit reparaître les expressions de « confuse » (employée
aussi dans la Proposition 35), de claire, de distincte, qui marquent
l’aspect psychologique de l’idée ; il s’agit là encore, en effet, d’idées
qui sont dans et pour l’Ame : confuse est l’aspect, dans l’Ame, de25

25. Cf. Gueroult, Malebranche, t. III, chap. XI, §§ XX sqq., pp. 178 sqq.,
et ibid., Appendice n° III : La physique de l’Ame, pp. 390 sqq.
DE LA NA11JRE DU VRAI ET DU FAUX 319

l 'i d é e « c o n s i d é r é e d a n s s o n r a p p o r t a v e c l ’A m e s in g u liè re », claire


et distincte, l ’a s p e c t d a n s l ’A m e d e l ’i d é e , l o r s q u e c e t t e i d é e e s t d a n s
l ’^ m e id e n tiq u e à ce q u ’e l l e est d an s l ’e n t e n d e m e n t de D ie u . De
p lu s , ces m o ts , qui a p p a rtie n n e n t au v o c a b u la ire c a r té s ie n , sont
b ie n v e n u s ic i, p u i s q u e c ’e s t , a u fo n d , la d o c trin e de D e s c a rte s qui
e s t v is é e .

2° P o u r q u o i le s Propositions q u i c o n c e r n e n t la c o n n a is s a n c e q u e
l ’A m e a d e s p a r t i e s d e s o n C o r p s (Prop. 24) e t le s id é e s d e s a f f e c tio n s
d e ce C o rp s (Prop. 28) s o n t-e lle s s e u le s m e n tio n n é e s , e t n o n c e lle s
q u i c o n c e r n e n t c e s a u t r e s c o n n a i s s a n c e s c o n f u s e s q u e l ’A m e a d ’e l l e -
m êm e, de son C o rp s, e t d es c o rp s e x té rie u rs (Prop. 25, 27, 29 et
Coroll.) ? C 'e s t p a r c e q u e le s Propositions 24 e t 2 8 s o n t le s s e u le s à
im p liq u e r dans le u rs d é m o n s tra tio n s « le ra p p o rt à l ’A m e s in g u ­
liè re » : la Proposition 24, d a n s la m e s u r e o ù , ra p p o rté e à l ’A m e
s i n g u l i è r e , l ’i d é e d e l a p a r t i e d u C o r p s e s t i n a d é q u a t e e n t a n t q u ’e U e
e s t s e u l e m e n t l ’i d é e m u t i l é e d e l a p a r t i e i n t é g r é e à l ’e s s e n c e d u C o r p s ;
la Proposition 28, d a n s la m e s u r e o ù f ig u r e e x p r e s s é m e n t le r a p p o r t
d e l ’i d é e à l ’A m e s i n g u l i è r e .

3° La Proposition 32 e s t a l l é g u é e p o u r f o n d e r l a v é r i t é d e s i d é e s
e n D ie u e t l e Corollaire d e la Proposition 7 p o u r f o n d e r l e u r a d é ­
q u a tio n . M a i s , d a n s l a Proposition 32, c e m ê m e Corollaire é t a i t i n v o ­
q u é p o u r f o n d e r le u r v é r ité . E s t-c e là u n c e r c le ? N o n , c a r, d e p a r s o n
a m b iv a le n c e , q u e n o u s a v o n s é t a b l i e p l u s h a u t 26, c e Corollaire peut
s e r v i r à d e u x f i n s , p u i s q u e l 'é g a l i t é e n D i e u d e l a p u i s s a n c e d e p e n s e r
e t d e l a p u i s s a n c e d ’a g i r i m p o s e à l a f o i s l a c o n f o r m i t é d e s i d é e s a u x
c h o s e s , c ’e s t - à - d i r e le u r v é rité , et le u r a d é q u a tio n , du fa it que ces
id é e s , d é c o u l a n t d e l ’i d é e de D ie u s e lo n l 'o r d r e n é c e s s a ire d e le u rs
ra is o n s (q u i e st au ssi c e lu i d e s c h o se s ), r e n f e r m e n t e n e lle s , c o m m e
l ’i d é e d e D i e u , l a t o t a l i t é d e l e u r s r a i s o n s . I l f o n d e a i n s i l ’a d é q u a t i o n
s u r l a g e n è s e d e s i d é e s à p a r t i r d e l ’i d é e d e D i e u , t a n d i s q u ’i l f o n d e
la v é rité sur le p a ra llé lis m e e n tre la g e n è s e des id é e s (o u ré a lité s
o b je c tiv e s ) à p a rtir de l ’i d é e de D ie u e t la genèse des ch o ses (o u
r é a l i t é s f o r m e l l e s ) à p a r t i r d e l a p u i s s a n c e d ’a g i r d e D i e u . L a d o u b l e
fo n c tio n a ss u m é e p a r le Corollaire d e la Proposition 7 d a n s le s Propo­
sitions 3 2 e t 3 6 e s t l é g i t i m e , p u i s q u e l a t o t a l i t é d e l ’i d é e ( p e r f e c t i o n
o u a d é q u a tio n ) e t s a c o n f o r m i t é à l ’o b j e t ( v é r i t é ) r é s u l t e n t e n s e m b l e
i m m é d i a t e m e n t e n D i e u d e la p r o d u c t i o n n é c e s s a i r e p a r l u i d e s i d é e s
p a r le s q u e lle s il d o i t c o n n a î t r e parfaitement t o u t e s le s c h o s e s q u ’il
p ro d u it.

4° E n fin , b ie n que la d is tin c tio n de l ’a d é q u a t et du v ra i s o it


f o n d é e d a n s le s c h o s e s e n v e r t u d e l a d i s t i n c t i o n ré e lle d e s a ttr ib u ts
d i v i n s , q u i p e r m e t d e p o s e r l ’a d é q u a t i o n d e l ’i d é e c o m m e l e c a r a c t è r e

26. Cf. supra, § V, p. 305.


320 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

i n t r i n s è q u e q u i l a r é v è l e à l ’A m e c o m m e v r a i e i n d é p e n d a m m e n t d e
l a c o n s i d é r a t i o n d e l ’o b j e t h o r s d ’e l l e , c e t t e d i s t i n c t i o n n ’a d ’i n t é r ê t
m a j e u r q u e p a r r a p p o r t à l ’h o m m e , c a r l a v é r i t é d e s e s i d é e s n e p e u t
ê tre d é m o n tré e (Prop. 34) q u ’à p a r t i r d e l e u r a d é q u a t i o n , c e t t e a d é ­
q u a tio n e x p rim a n t, c o n fo rm é m e n t au Corollaire de la Prop. 11
( 4 ' c o n s é q u e n c e ) , l ’i d e n t i t é de l ’i d é e donnée dans n o tre A m e avec
l ’i d é e te U e q u ’e l l e est en ta n t q u e c o n s id é ré e dans son ra p p o rt à
D ie u . D u p o in t d e v u e d e D ie u , a u c o n tra ire , c e tte d is tin c tio n n ’a
g u è r e d ’i n t é r ê t , p u i s q u e l a v é r i t é d e l ’i d é e e t s o n a d é q u a t i o n , l a q u e l l e
s ig n if ie a lo rs s a p e r f e c tio n , s o n t f o n d é e s a u s s i i m m é d i a t e m e n t l ’u n e
q u e l ’a u t r e d a n s l ’é g a l i t é e n l u i d e s a p u i s s a n c e d ’a g i r e t d e s a p u i s s a n c e
d e p e n se r.

5 ° P o u r c o n c l u r e q u e le s id é e s in a d é q u a te s s o n t d e s c o n s é q u e n c e s
au ssi n é c e s s a ire s q u e le s id é e s a d é q u a te s , la d é m o n s t r a tio n s ’a p p u i e
s u r le Corollaire d e la Proposition 6, s e lo n le q u e l « le s c h o s e s q u i s o n t
le s o b je ts d e s id é e s s u iv e n t e t s o n t c o n c lu e s d e le u r s a ttr ib u ts p r o p r e s
de la m êm e m a n iè re et avec la m êm e n é c e s s ité que nous avons
m o n t r é [ d a n s la Prop. 5] q u e l e s i d é e s s u i v e n t d e l ’a t t r i b u t P e n s é e » .
R é f é r e n c e d é c o n c e r t a n t e , p u i s q u ’i l s ’a g i t d a n s l a Proposition 36 d e la
m ê m e n é c e s s ité e n v e rtu d e l a q u e l l e r é s u l t e n t l e s id é e s a d é q u a t e s e t
i n a d é q u a t e s , t a n d i s q u ’i l s ’a g i t d a n s l e Corollaire d e la Proposition 6
d e la m ê m e n é c e s s ité e t d e la m ê m e m a n iè r e en v e rtu de la q u e lle
s u iv e n t d e D ie u le s m o d e s d e la P ensée et les modes des attributs
autres que la Pensée.
V ra is e m b la b le m e n t, c e tte ré fé re n c e v is e ra it à m a r q u e r la s o lid a rité
e n t r e la n é c e s s i t é a b s o l u e q u i r è g n e d a n s l ’u n i v e r s d e s o b j e t s e t c e l l e
q u i r è g n e d a n s l ’u n i v e r s d e s i d é e s : i l e s t i m p o s s i b l e d ’a c c e p t e r l a p r e ­
m i è r e s a n s a c c e p t e r l a s e c o n d e ; b r e f , d ’a c c e p t e r l a n é c e s s i t é d a n s le s
c o r p s e t l e l i b r e a r b i t r e d a n s le s A m e s . L ’i d é e s i n a d é q u a t e e t l ’e r r e u r
d o n t e lle e s t la cause ne peuvent donc s ’e x p l i q u e r p a r n o tre lib re
a rb itre

§ X V I. — O n v o i t p a r l à q u e , c o n t r a i r e m e n t à l ’i n t e r p r é t a t i o n d e
c e r ta in s tr a d u c te u r s e t c o m m e n ta te u r s , la Proposition 36 n e d é m o n t r e
p a s q u e « le s i d é e s i n a d é q u a t e s e t c o n f u s e s s’enchaînent les unes aux
autres (o u s u iv e n t les unes des autres) a v e c l a m ê m e n é c e s s i t é q u e le s
id é e s a d é q u a te s , c ’e s t - à - d i r e c la ire s e t d i s t i n c t e s ss, c e p a r q u o i e l l e 278

27. Une autre interprétation de cette référence consisterait à ne retenir


ici, du Corollaire de la Proposition 6, que la nécessité des modes de l'attri­
but Pensée.
28. Appuhn, p. 200 ; éd. de la Pléiade, p. 446 ; Kuno Fischer, Geschichte
der neueren Philosophie, — Spinoza, Ier Bd, IIe Theil (1880) : « Die
verworrenen Ideen sind eben so notwendig verkettet als die klaren »,
p. 475. — La traduction est correcte dans Lantzenberg : « Les idées adé-
DE LA NATURE DU VRAI ET DU FAUX 321

s ig n ifie ra it q u e le s e r r e u r s s ’e n g e n d r e n t (o u s e d é d u is e n t) le s u n e s
d e s a u tre s a u ssi n é c e s s a ire m e n t q u e le s v é r i t é s , m a i s q u ’e l l e é ta b lit
q u e le s id é e s in a d é q u a te s r é s u l t e n t d e la m ê m e n é c e s s ité q u e le s id é e s
a d é q u a te s . E t, d u f a i t q u e le s id é e s in a d é q u a te s s u iv e n t d e la m ê m e
n é c e s s ité que le s id é e s a d é q u a te s , on ne s a u ra it c o n c lu re que le s
p re m iè re s s u iv e n t les unes des autres s e lo n la m ê m e n é c e s s ité q u e c e s
d e rn iè re s . En e ffe t, c e l l e s - c i s ’e n c h a î n e n t n é c e s s a ire m e n t s e lo n une
d é d u c tio n in te rn e e t rig o u r e u s e dans une Ame a c tiv e , ta n d is que
c e lle s -là se succèdent de fa ç o n c o n tin g e n te e t e x té rie u re dans une
A m e p a s s iv e . E n f in , la d é m o n s tra tio nn e p o r t e p a s s u r l e rapport
des idées entre elles, m a is su r leur rapport soit à Dieu, soit à une
Am e singulière.
C e tte in te r p r é ta tio n e s t c o n f i r m é e p a r le s o b s e r v a t i o n s s u i v a n t e s :
le s id é e s in a d é q u a te s , é ta n t comme des conséquences détachées de
leurs prémisses, n e p e u v e n t s ’e n t r e s u i v r e l e s u n e s d e s a u t r e s c o m m e
le s id é e s a d é q u a te s , q u i se d é d u is e n t d e le u rs p ré m is s e s . O n a d é jà
o b serv é q u e, to u t en se ré fé ra n t a u Corollaire d e la Proposition 6,
s e lo n le q u e l le s ch o ses s u iv e n t et se c o n c lu e n t de le u rs a ttrib u ts
p r o p r e s d e la m ê m e m a n iè r e (eodem modo) e t a v e c la m ê m e n é c e s ­
s ité q u e le s id é e s s u iv e n t d e le u r p r o p r e a ttr ib u t, S p in o z a o m e t d a n s
la Proposition 36 l ’e x p r e s s i o n d e la m ê m e m a n i è r e (eodem modo) »,
e t n e c o n s e r v e q u e l ’e x p r e s s i o n « a v e c la m ê m e ». C e t t e
n é c e s s ité
o m is s io n est à co u p sûr in te n tio n n e lle , c ar, e ffe c tiv e m e n t, u n e id é e
a d é q u a t e s e p r o d u i t d a n s l ’A m e a u t r e m e n t q u e l ’i d é e i n a d é q u a t e , q u o i ­
q u e la p ro d u c tio n de l ’u n e e t d e l ’a u t r e s o i t d ’u n e é g a le n é c e s s ité .
T o u te fo is , eodem modo, s ’i l n e p r ê t a i t p a s à é q u i v o q u e , p o u r r a i t e n
un c e rta in s e n s s ’a d m e t t r e . E n e ffe t, D ie u ne change pas sa fa ç o n
d e fa ire q u a n d i l p r o d u i t l 'i d é e a d é q u a t e e n l u i e t q u a n d il p r o d u it
l ’i d é e i n a d é q u a t e e n n o u s ; d a n s l e s d e u x c a s , p a r u n a c t e s e m b l a b l e ,
i l p r o d u i t a b s o l u m e n t l ’i d é e intégralement e n l u i ; m a i s , q u a n d l ’i d é e
e s t p a r e i l l e m e n t d a n s l a p a r t i e e t d a n s l e t o u t , i l s e t r o u v e q u ’e l l e e s t
en m êm e te m p s to u t e n tiè re p ro d u ite dans l ’A m e e t a d é q u a te en
e l l e , t a n d i s q u e , d a n s l e c a s c o n t r a i r e , i l s e t r o u v e q u ’u n e p a r t i e s e u l e -

quates et confuses résultent de la même nécesité que les idées adéquates »,


etc., p. 104 ; dans Guérinot, p. 200 ; dans Baensch, p. 76, dans Gae­
tano Durante, op. cit., p. 185. La traduction de Saisset (1844), II, p. 79 :
« Les idées inadéquates et confuses résultent de la pensée avec la même
nécessité que les idées adéquates », n'est pas satisfaisante, car Spinoza écrit
seulement consequuntur, et non, co^me dans le Corollaire de la Proposi­
tion 6, consequuntur ex attributo Cogitationis. S’il évite cette dernière
expression, ce n’est pas sans raison, car si l'on considère seulement la
production des idées par l'attribut, on n'a que des idées adéquates. Les
idées inadéquates ne surgissent nécessairement que si les idées adéquates sont
rapportées à l'^me singulière de quelqu'un. Pour cette raison, on ne peut
dire tout uniment que les idées inadéquates suivent nécessairement de
Dieu, c'est-à-dire de l'attribut Pensée.
322 DE LA NA'nJRE E T DE L’ORIGINE DE L'ÂME

m ent de l ’i d é e e st p ro d u ite en e lle . C e n 'e s t d o n c q u 'a u point de


v u e d e l ’^ m e q u e D i e u p r o d u i t l e s d e u x i d é e s d e f a ç o n d i f f é r e n t e :
d a n s u n c a s , e n t a n t s e u l e m e n t q u ’i l c o n s t i t u e l ’A m e , d a n s l ’a u t r e , e n
t a n t q u 'i l c o n s t i t u e e n o u t r e u n e i n f i n i t é d ’a u t r e s i d é e s q u e l ’A m e ;
m a i s , p o u r D i e u , l ’a c t e , d a n s l e s d e u x c a s , e s t e x a c t e m e n t l e m ê m e ,
e t se p ro d u it e o d e m modo et eadem necessitate. L a f i n i t u d e d e l ’A m e
e s t c e l a s e u l q u i f a i t q u e , l o r s q u ’il s ’a g i t d e s id é e s d e c h o s e s e x i s t a n t
e n a c t e d a n s l a d u r é e , l a c a u s e d e l ’i d é e n ’e s t p a s entière d a n s l ’A m e ,
n i p a r c o n s é q u e n t n o n p l u s l ’e f f e t , c ’e s t - à - d i r e l ’i d é e . B r e f , l a cause
i n a d é q u a t e q u i p r o d u i t n é c e s s a i r e m e n t l ’i d é e i n a d é q u a t e n ’e s t q u ’u n e
p a rtie de la cause a d é q u a t e 29301 q u i p ro d u it n é c e s s a ire m e n t l ’i d é e
a d é q u a t e 3<\
En o u tre , o n ne s a u ra it tire r du Corollaire de la Proposition 6
que le s id é e s i n a d é q u a t e s s ’e n c h a î n e n t n é c e s s a i r e m e n t l e s u n e s aux
a u tr e s c o m m e le s id é e s a d é q u a te s , c a r c e t e n c h a în e m e n t, q u i s e r a it u n
ordre e t u n e connexion n é c e s s a i r e s , d e v r a i t ê t r e é t a b l i e n v e r t u d e la
Proposition 7. U n t e l e n c h a î n e m e n t r é s u l t e , e n e f f e t, d e la c o n n a is ­
s a n c e p a r l e s i d é e s d e s c a u s e s p a r l e s q u e l l e s c h a c u n e p r o d u i t l ’a u t r e .
M a is , p ré c is é m e n t, le s id é e s in a d é q u a te s se d é fin is s e n t par l ’i g n o ­
r a n c e d e l e u r s c a u s e s . I l e s t d o n c e x c l u q u ’e l l e s s ’e n c h a î n e n t n é c e s ­
s a i r e m e n t le s u n e s a u x a u t r e s c o m m e l e s i d é e s a d é q u a t e s s ’e n c h a î n e n t
e n tre e lle s , c a r , par là m êm e, e lle s c e s s e ra ie n t d ’ê t r e in a d é q u a te s .
E n f i n , l ’i n t e r p r é t a t i o n ic i c o m b a t t u e s e ra it e n d ésacco rd a v ec le De
intellectus emendatione, q u i o b s e r v e q u e , à p a r t i r d ’u n e id é e v ra ie ,
l ’e n t e n d e m e n t p e u t d é d u i r e s a n s i n t e r r u p t i o n d e s c o n s é q u e n c e s v r a i e s ,
t a n d i s q u e , à p a r t i r d ’u n e i d é e f a u s s e , l a d é d u c t i o n b u t e p r e s q u e a u s ­
s itô t su r d es a b s u rd ité s ” •

E n r e v a n c h e , o n p e u t d i r e , m a i s c ’e s t l à t o u t a u t r e c h o s e :

1. Q ue le s id é e s a d é q u a te s ne peuvent donner n a is s a n c e q u ’à des


id é e s a d é q u a t e s , c e q u ’é t a b l i r a l a Proposition 40, e t le s id é e s i n a d é ­
Proposi­
q u a t e s q u ’à d e s i d é e s i n a d é q u a t e s ; c e q u i s ’a c c o r d e a v e c la
tion 41 ( « l a c o n n a i s s a n c e d u p r e m i e r g e n r e e s t l ’u n i q u e c a u s e d e l a
f a u s s e t é >) 32 ; c e q u e , d ’a p r è s l a s e c o n d e p a r t i e d e la d é m o n s t r a t i o n
d e l a Proposition 1 d u L i v r e I I I , o n p e u t , e n v e r t u d u Corollaire d e l a
Proposition 11, d é m o n t r e r g é n é t i q u e m e n t c o m m e s u i t : l ’i d é e i s s u e
d ’u n e i d é e i n a d é q u a t e e s t n é c e s s a i r e m e n t i n a d é q u a t e , c a r D i e u c a u s e
n é c e s s a i r e m e n t l ’u n e d e l a m ê m e f a ç o n q u ’i l c a u s e l ’a u t r e , c ’e s t - à - d i r e ,
n o n e n t a n t q u ’i l c o n s t i t u e s e u l e m e n t n o t r e A m e , m a i s e n t a n t q u ’e n
m ê m e t e m p s il e n c o n s ti tu e a u ss i u n e i n f i n ité d ’a u t r e s .

29. Cf. Eth, III, Définition 1, dém. de la Prop. 1.


30. Cf. supra, t. I, chap. II, § XII, pp. 97-98.
31. De int. emend, Ap., I, § XXXVIII, pp. 251-252, Geb., II, p. 23,
1. 26-90, p. 24, 1. 1-5.
32. Cf. la première partie de la démonstration de la Proposition 41.
DE t A NATURE DU VRAI ET DU FAUX 323

2 . Q u e l 'e n c h a î n e m e n t i n t e r n e e t n é c e s s a ir e d e s id é e s a d é q u a te s le s
u n e s a v e c le s a u tr e s d a n s n o t r e e n t e n d e m e n t e t la s u c c e s s io n c o n t i n ­
g e n te (p o u r nous) des id é e s in a d é q u a te s dans n o tre im a g in a tio n
d é riv e n t d e D ie u a v e c u n e é g a le n é c e s s ité , c a r il e s t n é c e s s a ire q u e
l 'A m e a p e rç o iv e c o m m e dans u n e s u c c e s s io n c o n tin g e n te le s c h o s e s
q u i , e n s o i, r é s u l t a n t d ’u n e n c h a î n e m e n t n é c e s s a i r e d e c a u s e s q u ’e l l e
ig n o r e , n e p e u v e n t ê tr e r a tta c h é e s p a r e lle à le u r s p ré m is s e s .
CHAPITRE XI

LA R A IS O N

I. — 'Fondements de la Raison : les notions communes.


II. — Les divers genres de connaissance.
(Propositions 37 à 40 et Scolies)

Après avoir déduit que l ’Ame n’a pas la connaissance adéquate


des choses singulières existant dans la durée, et par là (Prop 28),
que sont confuses les idées des affections du Corps en tant qu’elles
enveloppent la connaissance de ces choses, Spinoza va déduire la
nature adéquate de la connaissance des propriétés communes, et, en
conséquence, la nature adéquate des idées des affections du Corps
en tant que ces affections enveloppent ces propriétés.

§ I. — En découvrant l’origine de la connaissance imaginative


(cf. supra, chap. VII et VIII, Propositions 14-23), on a pu découvrir
sa nature et conclure qu’elle ne peut être adéquate, mais seulement
mutilée et confuse (Propositions 24-31). En démontrant ensuite que
toutes les idées sont vraies en Dieu et que les idées qui sont adéquates
en nous leur sont identiques, on a pu conclure que ces idées-là sont
les seules qui soient vraies en nous. Sachant ainsi ce qu’est le vrai,
on a su par là même ce qu’est le faux et que les idées inadéquates,
les connaissances confuses, enveloppent la fausseté. Il en résulte
(cf. supra, chap. X ) que la connaissance imaginative, lieu des idées
inadéquates et des connaissances confuses, sans être intrinsèquement
fausse, puisqu’elle est produite par Dieu aussi nécessairement que la
connaissance adéquate, est le principe de la fausseté (Propositions 32
à 36).
H est possible, en conséquence, de déterminer quelles sont dans
l’Ame humaine les connaissances vraies : il suffira d’y découvrir
celles qui sont adéquates. On les opposera alors aux connaissances
imaginatives, qui, étant inadéquates et confuses, causent la fausseté.
D ’où le départ dans l’Ame entre divers genres de connaissances :
le premier, qui est l’Imagination, étant inadéquat, est faux (ou source
de la fausseté), le second et le troisième, qui sont la Raison et la
Science Intuitive, étant adéquats, sont vrais.
L’objet de la recherche est, désormais, de découvrir en quoi
LA RAISON 325

consistent les connaissances par Raison et par Science Intuitive, et


d’établir ce en quoi et ce pourquoi elles sont nécessairement adé­
quates, de la même façon que l’on a découvert ce en quoi consistent
les connaissances imaginatives et établi ce en quoi et ce pourquoi
elles sont nécessairement inadéquates. ^ m e s , on peut apercevoir,
dès maintenant, que, si elles sont adéquates, c’est que, contrai­
rement aux idées imaginatives, elles doivent renfermer en elles
toute la raison de leur objet, et, par conséquent, leur raison pro­
pre. Mais, précisément, la question, c’est de savoir comment elles
le peuvent, alors que, comme les idées imaginatives, qui ne le
peuvent pas, elles sont les idées d’une Ame singulière ou finie.
Pour répondre à cette question, il faudra — comme il le fallait lors­
qu’il s’agissait des idées imaginatives — rechercher leur origine.

§ IL — La recherche de cette origine constitue l’objet des


cinquième et sixième moments du Livre Il, lesquels s’étendent des
Propositions 37 à 47.
Le cinquième moment (Propositions 37 à 44) déduit la Raison
comme connaissance du second genre et en détermine les objets. Le
sixième moment (Propositions 45 à 47) déduit la Science Intuitive
comme connaissance du troisième genre et en détermine également
les objets.
La structure de la déduction de la Raison offre cette singularité
de comporter une coupure, car, entre les Propositions 37 à 40 d’une
part, et la Proposition 44 de l’autre, qui déduisent les objets de la
connaissance rationnelle et ce qui en résulte pour sa nature, s’insère
un groupe de trois Propositions (41 à 43) qui, portant sur le critère
du vrai, semblent déborder le cadre de la déduction de la Raison.
L’explication en est q u ’il faut être assuré de la vérité de la connais­
sance rationnelle pour pouvoir dém ontrer la Proposition 44 et son
Corollaire 2. C’est ce qu’atteste, dans la Proposition 44, la référence
à la Proposition 41.
Dans les Propositions 37 à 4 0 Spinoza déduit :
a) Les principes de la Raison, c’est-à-dire les idées adéquates des
propriétés communes des choses, ou notions communes.
b) La connaissance rationnelle des choses singulières comme con­
naissance de ces choses par leurs propriétés communes, ou connais­
sance du deuxième genre, connaissance qu’il distingue de la con­
naissance imaginative, ou connaissance du prem ier genre, et de la
Science Intuitive des essences des choses, ou connaissance du troi­
sième genre (Scot. 2 de la Prop. 40).
Dans la Proposition 44 et ses Corollaires, Spinoza déduit que
connaître les choses singulières par la Raison, c’est les connaître
comme nécessaires (dém. de la Prop. 44), par opposition à leur
326 DE LA NATIRE BT DB L’ORIGINE DE L'ÂME

connaissance imaginative, qui, seule, nous les fait considérer comme


contingentes (Coroll. 1), et il en conclut que c’est là les connaître
sous une certaine form e d ’éternité (Coroll. 2).
Bien que l’ensemble de ces Propositions concerne spécifiquement
la Raison, Spinoza ne cesse, soit de faire retour sur l’imagination
(Scot. 2 de la Prop. 40, Coroll. 1 de la Prop. 44), soit d’anticiper sur
la connaissance du troisième genre (Scol. 2 de la Prop. 40, Prop. 41
à 43).

1
Les notions communes, fondements de la Raison '

§ III. — La connaissance par Raison est fondée dans les notions


communes s qui, contrairement aux perceptions singulières des choses
existant dans la durée, sont universelles, nécessaires ou éternelles, et
vraies. Leur caractéristique, c’est d’échapper à la singularité des percep­
tions imaginatives, qui commande pour nous leur contingence et
leur inadéquation. Or, cette singularité leur vient de celle de leurs
objets (Il, Coroll. et Scol. de la Prop. 29, Prop. 30 et 31) 123.
S’il y a dans les objets existants quelque chose qui n’appartient pas
à leur singularité, ce quelque chose pourra être adéquatement connu,
car, étant pareillement dans la partie et dans le tout, il sera tout
entier dans celle-là comme dans celui-ci, et, par conséquent, intégra­
lement perçu dans l’une comme dans l’autre. Enfin, cette perception
sera nécessairement commune aux hommes, puisqu’elle sera pareille­
ment présente dans leurs perceptions des choses singulières.

Cadre de la déduction des notions communes.


§ IV. — Conformément à la réplication objet-idée de l’objet, qui
commande la déduction sur le plan de l’Ame humaine existant en acte
(cf. Prop. 11, 12, 13), les idées de la Raison, notions communes aux
hommes, sont la réplication dans l’Ame des propriétés communes aux
objets de ces idées. D ’où la nécessité de déterminer d’abord la caracté­
ristique de ce qui est commun aux choses (Proposition 37), pour en
déduire ensuite la nature de la connaissance que l’Ame en a (Proposi-
sition 38).

1. Fundamenta Rationis, cf. Eth., II, dém. du C0


1o' lt. 2 de la Prop. 44,
Ap., p. 223, Geb., II, p. 126, 1. 28-29.
2. « Adde quod fundamenta Rationis notiones sint [...} quae illa expli-
cant quae omnibus communia sunt, quaeque [...} nullius rei singularis
essentiam explicant », ibid.
3. « Imaginatio [...} tan^m a singularibus afficitur >, De int. emend.,
Geb., II, p. 31, 1. 11-12.
LA RAISON 327

A) Notions communes universelles


§ V. — Proposition 37 : « Ce qui est commun à toutes choses
(voir à ce sujet le Lemme 2 ci-dessus) et qui se trouve pareillement
dans la partie et dans le tout, ne constitue l'essence d'aucune chose sin­
gulière ». — En effet, si cela constituait, par exemple, l’essence singu­
lière de B, cela ne pourrait (Dé/. 2) sans B, ni être, ni être conçu,
ce qui est contraire à l’hypothèse. Donc cela ne constitue l’essence,
ni de B, ni d’aucune autre chose singulière.
L’intention de cette Proposition, c’est d’opposer dès maintenant les
objets de la Raison aux objets de la connaissance imaginative, qui
sont des choses singulières existant en acte. Mais elle se trouve les
opposer aussi aux objets de la Science Intuitive, qui sont les essences
des choses singulières. D ’où la tournure négative de son énoncé.
Mais le plus im portant en elle, c’est son contenu positif, à savoir la
définition qu’elle donne de ce qui est commun à toutes choses comme
étant « ce qui se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ».
C’est, en effet, sur ce caractère que s’appuieront les démonstrations
de la Proposition 38 et, ultérieurement, de la Proposition 46.
Cette définition, introduite comme évidente par soi, n’est pas
démontrée, bien qu’elle ne soit pas évidente pour tout le monde, en
particulier pour les tenants de la philosophie traditionnelle, qui
conçoivent les propriétés communes comme des universaux. Par exem­
ple, si la mortalité est une propriété commune à tous les hommes,
on ne saurait dire qu’elle l’est du fait qu’elle se trouve pareillement
dans la partie et dans le tout. Comme le prouve, dans l'énoncé de la
Proposition, le renvoi au Lemme 2 (Scol. de la Prop. 13), la définition
spinoziste s’appuie avant tout sur la considération de l’étendue et
des corps étendus : l’étendue, le mouvement, le repos, etc., sont
pareillement dans le tout des corps ; dans le tout et dans la partie
de chacun d’eux. Mais, dans sa plus grande extension, eUe se fonde,
comme on le verra plus tard, sur ce qu’il y a de commun entre les
modes et leur attribut respectif, et, de ce fait, entre ces modes eux-
mêmes, — ce qu’il y a de commun se trouvant pareillement dans
l’attribut et dans ses modes, dans le tout et dans la partie de chacun
de ces modes. Conception concrète, à l’opposé de la conception
abstraite traditionnelle.
On doit noter, en outre, que l’énoncé de la Proposition, et non sa
démonstration, en appelle au Lem m e 2, qui concerne les corps. Sa
démonstration porte sur « ce qui est commun à toutes choses »,
abstraction faite de la nature de ce qui leur est commun. Elle a
par là une portée universelle. Le Lem m e 2, co^m e l’indique la façon
328 DE LA NATURE ET DE ;r.'ORIGINE DE L’ÂME

dont Spinoza y renvoie : « voir à ce sujet le Lemme 2 ci-dessus »,


n’est donc pas un moyen démonstratif, mais simplement un exemple
explicatif, destiné à illustrer la définition, donnée comme évidente,
de ce qui est commun à toutes choses.
Toutefois, cet exemple est particulièrement important, car les
seules notions communes qui seront expressément déduites dans
YEthique, en vertu de la Proposition 37, ce seront les notions des
propriétés communes des corps. D e ce fait, comme il y a dans les
corps deux sortes de propriétés communes, les unes, communes à tous,
les autres, communes seulement à certains d’entre eux, il y aura
deux sortes de notions communes, les idées des propriétés communes
à tous les corps, déduites par la Proposition 38, et les idées des
propriétés communes à certains corps seulement, déduites par la
Proposition 39 4 On doit donc présumer que les notions communes
le seront à des degrés divers : les unes seront communes à toutes les
âmes humaines, les autres ne le seront qu’à certaines seulement ; et, à
leur tour, parmi ces autres, les unes seront communes à plus d’âmes
qu’à d’autres, etc.
Enfin, l’expression « ce qui se trouve pareillement dans la partie
et dans le tout » doit s’entendre de deux façons : soit ce qui se trouve
pareillement dans un corps quelconque et dans le tout des corps
dont ce corps n’est qu’une partie, soit ce qui se trouve pareillement
dans une partie d’un corps quelconque et dans le tout de ce corps.
Ces deux aspects de ce qui est identique dans la partie et dans le
tout ont certes le même fondement, à savoir la nature de l’attribut.
Mais ils doivent être distingués, car ils joueront chacun son rôle dans
la démonstration de la Proposition 38.
§ VI. — Ce quelque chose, en tant que pareillement dans la partie
et dans le tout, ne peut être connu qu’adéquatement. C’est la Propo­
sition 38 : « Ce qui est commun à toutes choses et se trouve pareille­
m ent dans la partie et dans le tout ne peut être conçu, si ce n’est
adéquatement ». — Cette formule est absolument universelle, comme
l’était la démonstration de la Proposition 37 ; mais sa démonstration,
n’envisageant que ce qui est commun à tous les corps, semble en
restreindre la portée. Il n’en est rien pourtant, car, ici comme dans
l’énoncé de la Proposition 37, le corps n’est invoqué qu’à titre d’exem-4

4. « Res maxime universales et toti naturae communes » et « alia minus


universalia », Theol. Pol., chap. VII, Geb., III, p. 102, !. 22 et 25, Ap., III,
p. 156. — « Maxime communia [...} sunt [...} Magnitudo et motus [...} »,
Hobbes, Examinatio et emendatio imathematicae hodiernae, Dial. I, Op. lat,
IV, p. 27. — On notera qu’il n'est pas question ici de ces notions commu­
nes telles que la nécessité universelle, le rapport des modes à la substance,
la continuité, etc., ni des notions communes qui concernent la psychologie,
et qui, pourtant, sont couramment invoquées par Spinoza : ce dernier
problème sera évoqué plus loin, cf. S
LA RAISON 329

ple possible ; la Proposition 38 sauvegarde ainsi l’universalité de sa


formule, ce qui permettra de l’alléguer dans la Proposition 46, qui
porte sur l’essence de Dieu (qui n’est pas, on le verra, une propriété
commune).
Sa démonstration, comme toutes celles qui déterminent la cause de
l’adéquation ou de l’inadéquation d’une connaissance dans l’^m e,
part de Dieu et de la façon dont il connaît adéquatement l’objet pour
conclure de là à l’Ame et à la façon dont elle connaît ce même objet.
De ce fait, elle comprend deux parties : l’une située sur le plan de
Dieu, l’autre sur le plan de l’Ame.
A) Plan de Dieu : Soit A quelque chose qui est commun à tous
les corps et se trouve pareillement dans la partie et dans le tout d’un
corps quelconque. On doit dire que A ne peut être conçu qu’adéqua-
tement. En effet (nam), en vertu du Corollaire de la Proposition 7,
l’idée de A est nécessairement adéquate en Dieu, a) en tant qu’il a
l’idée du Corps humain ; b) comme en tant qu’il a les idées des
affections de ce Corps, lesquelles (Prop. 16, 25 et 27) enveloppent
en partie et la nature du Corps humain et celle des corps extérieurs ;
c) autrement dit (hoc est), en tant qu’il constitue l’Ame humaine
(Prop. 12 et 13) ; d) ou (sive) en tant qu’il a les idées qui sont dans
l’Ame, à savoir les idées des affections du Corps, idées qui enve­
loppent la connaissance que l’Ame a d’elle-même, de son Corps et
d’un corps extérieur quelconque.
Le Corollaire de la Proposition 7 permet de passer de ce qui est
formellement dans les choses à ce qui est objectivement dans les
idées : ce qui est total dans la partie aussi bien que dans le tout est
nécessairement total aussi — c’est-à-dire adéquat — dans l’idée que
Dieu a de la partie comme dans l’idée qu’il a du tout.
B) Plan de l'Am e : L’Ame, percevant adéquatement ce dont la
connaissance est adéquate en Dieu en tant qu’il constitue l’Ame
seulement (Coroll. de la Prop. 11, quatrième conséquence), perçoit
nécessairement A de façon adéquate. Et cela, aussi bien en tant
qu’elle se perçoit elle-même qu’en tant qu’elle perçoit son propre
Corps ou un corps extérieur quelconque, et il est impossible que A
puisse être conçu d’une autre manière.
Cette démonstration illustre l’importance de la distinction des
deux sens enveloppés dans l’expression : Ce qui est pareillement
dans la partie et dans le tout.
Grâce au prem ier sens : la propriété commune est. pareillement
(c'est-à-dire entière) dans un seul corps et dans le tout des corps,
on démontre, d’abord, que l’idée de cette propriété est adéquate en
D ieu en tant qu’il a l’idée du Corps humain.
Grâce au second sens : la propriété commune est pareillement dans
330 DE LA NA'nJRE ET DE L'ORIGINE DE L’AME

la partie et dans le tout d ’un corps quelconque, on établit, ensuite,


que Dieu a aussi la connaissance adéquate de la propriété commune en
tant qu’il a les idées des affections du Corps h ^ a i n , ce dont on
conclura que l’Ame perçoit A de façon adéquate et que A ne peut
être perçu d’une autre façon.
En effet, puisque A est pareillement dans la partie et dans le tout
d’un corps quelconque, l'idée de A sera adéquate dans les idées des
affections du Corps, bien que ces idées enveloppent en partie seule­
ment la nature du Corps humain (affecté) et celle du corps extérieur
(affectant). Or (Prop. 12 et 13), Dieu a les idées des affections du
Corps en tant qu'il constitue l’Ame. Donc l’idée de A sera adéquate en
Dieu en tant qu’il constitue l'Ame, autrement dit en tant qu'il a les
idées qui sont dans l'^m e. D e là il résulte ( Coroll. de la Prop. 11,
quatrième conséquence) que l’Ame perçoit adéquatement A dans
n’importe laquelle de ses idées, c'est-à-dire qu'elle perçoit nécessaire­
ment A de façon adéquate, soit qu’elle se perçoive elle-même, soit
qu’elle perçoive son propre Corps ou un corps extérieur quelconque,
bref que A ne peut être conçu si ce n'est adéquatement.
Quant à la Proposition elle-même, elle formule, comme les Pro­
positions 19, 23, 26, une négation : « Ce qui est commun à la partie
et au tout [le A de la démonstration} ne peut être conçu », suivie
d'une restriction : « si ce n’est adéquatement ». Corrélativement, la
démonstration établit que la connaissance adéquate de A ne peut
être exclue de l’Ame, et qu’il est, au contraire, nécessaire qu'elle soit
dans l'Ame. Cette double préoccupation explique une difficulté qui,
à première vue, peut arrêter le lecteur. En effet, puisqu'il s'agit de
prouver que l’Am e a la connaissance adéquate de A, il semble que
ne devraient intervenir sur le plan de Dieu que les idées qui sont
en Dieu en tant qu'il constitue l'Ame, car elles seules sont dans
l'Ame. Tel est bien le cas pour les idées des affections du Corps,
mais non pas pour l'idée du Corps, puisque celle-ci est en Dieu,
non en tant qu'il constitue l’Ame (cf. Prop. 19, l re partie) s, de sorte
que par là même cette idée n'est pas dans l'Ame. Mais si l'Ame n'a
pas cette idée, à quoi bon démontrer qu’elle est adéquate ? La
réponse se tire des démonstrations des Propositions 24 et 25. Comme
il ressort de ces démonstrations, la connaissance adéquate de l'objet
est exclue de l'Ame lorsque cette connaissance est en Dieu non en
tant qu'il est affecté de l'idée du Corps, mais en tant qu’il est
affecté d'une autre idée. Par conséquent, en démontrant que l'idée de
A est adéquate en Dieu en tant qu'il est affecté de l'idée du Corps,
on exclut que la connaissance de A soit une connnaissance qui en5

5. Sur l'expression : c en tant qu'il constitue l'^me », cf. supra, chap. IX,
§ v, p. 273, note 10.
LA RAISON 331

Dieu se situe entièrement hors de l’idée du Corps, et qui, par là


même, soit absolument étrangère à l’Amc.
Ce résultat purement négatif marque un premier point, qui en
appelle nécessairement un autre, car, pour que l’Ame ait une connais­
sance, il ne suffit pas que cette connaissance soit donnée en Dieu en
tant qu’il est affecté de l’idée du Corps, puisque cette idée l’Ame ne
l’a pas (cf. Prop. 19, 1re partie) ; il faut que cette connaissance soit
donnée en Dieu en tant qu’il a les idées qui sont dans l’Ame ; et
pour que cette connaissance soit adéquate dans l’Ame, il faut qu’elle
soit adéquate dans les idées qui sont dans l’Ame. D ’où la nécessité
de considérer les idées des affections du Corps pour démontrer
qu’elles enveloppent la connaissance adéquate de la propriété com­
mune. C’est d’ailleurs nécessaire aussi par rapport à la Proposition 27,
qui démontrait que la connaissance du Corps humain enveloppée
dans l’idée de l’affection du Corps humain est étrangère à la connais­
sance adéquate que Dieu en a, pour ce que l’idée d’une affection
quelconque du Corps humain n’enveloppe pas la connaissance adé­
quate du Corps humain lui-même.
On voit par là que la formule finale de l’énoncé de la Proposition
et de la démonstration a un sens des plus forts. En effet, il y a deux
cas où une connaissance ne saurait être adéquate dans l’Ame : soit si
elle est une partie de la connaissance adéquate que Dieu a de la
chose (c’est celui de la durée, Prop. 30 et 31), soit si elle est étran­
gère à la connaissance que Dieu a de la chose (c’est celui des parties
du Corps, et des corps extérieurs, Prop. 24, 25). Ce second cas est
exclu, puisque l’idée de A est adéquate en Dieu en tant qu’il a l’idée
du Corps. Le premier cas l’est aussi, puisque l’idée de A est adéquate
dans l’idée de l’affection du Corps.
On observera enfin que, puisque Dieu a l’idée adéquate de la
propriété commune en tant qu’il a l’idée du seul Corps humain,
l’idée adéquate de cette propriété appartient à l’idée que l’A m e est
en Dieu. Elle est, de ce fait, inscrite de toute éternité dans la nature
de l’Ame, et, par conséquent, comme innée à l’Ame, bien que l’^ m e
ne puisse l’avoir en elle de façon consciente sans les perceptions ima­
ginatives qui, toutes et chacune, l’enveloppent. Si cette idée était
apportée par les seules perceptions imaginatives, elle serait empirique,
alors qu’elle est a priori, éternelle, qu’elle appartient à l’entendement,
lequel permet de la reconnaître au sein de l’imagination ; si, d’autre
part, les perceptions imaginatives ne la présentaient pas, pour ainsi
dire, à l’entendement, celui-ci ne parviendrait pas à l’évoquer dans
l’Ame et pour l’Ame.
§ VI “* — D e la Proposition 38 découle ce Corollaire : « Il suit de
là qu’il y a certaines idées ou notions qui sont communes à tous les
hommes, car (Le^ane 2) tous les corps conviennent en certaines choses
332 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

qui (Prop. préc.) doivent être perçues par tous adéquateimenit, Cest-
à-dire clairement et distinctement ».
La Proposition 38 se démontrait à partir d'une hypothèse : ceUe
de quelque chose (A ) qui serait commun à tous les corps. Le Corol­
laire en tire une conclusion apodictique, en transformant, par le
Lem m e 2, l’hypothèse en vérité certaine. D ’où l'emploi de l’expres­
sion doivent (debent). On a là comme un syllogisme hypothétique :
1° s'il y a quelque chose de commun, cela sera perçu adéquatement
(tour hypothétique de la démonstration de la Proposition 38) ;
2° or, il y a quelque chose de commun (Lemme 2) ; 3° donc cela
doit être perçu adéquatement.
Ce Corollaire, tout en rendant certain, par l'appel au Lemme 2,
ce qui, dans la Proposition 38, n'était encore qu'une affirmation
abstraite, d'une application concrète problématique, restreint défini­
tivement, en contrepartie, la déduction des notions communes à la
seule déduction des notions des propriétés communes des corps.
D'autre part, des idées des propriétés communes aux choses il
conclut à des notions communes aux hommes : puisque ces propriétés
communes doivent à leur nature d'être perçues adéquatement par
tous, les notions de ces propriétés doivent être des notions claires
et distinctes communes à tous les hommes. Ces notions, répliques,
dans les Ames, de propriétés réelles dans les choses, n'ont donc rien à
voir avec les universaux issus de l’abstraction imaginative.
Ici apparaît pour la première fois le terme de notion, que Spinoza
introduit, conformément à la tradition des Stoïciens, qui appelaient
ces sortes de représentations iwoioti, notions, et non îSèai, pour ce
qu'elles n'étaient ni des idées platoniciennes, ni des universaux.
Incontestablement, les notions communes spinozistes ne sont ni les
unes, ni les autres. Il n'y a pas lieu, toutefois, de les opposer aux idées,
car elles sont pour lui des idées d'une certaine sorte, à savoir « les
idées adéquates des propriétés des choses » 6 On doit donc conjec­
turer que le terme de notion est préféré à celui d’idée pour deux
raisons ; 1° en ce qu'il désigne une certaine sorte d'idées : idées,
non de choses, mais de propriétés ; 2° en ce qu'il marque le carac­
tère universel de cette représentation, alors que ce caractère n'appa­
raît pas dans l'expression « idées adéquates des propriétés des choses ».
Enfin, ce terme convient parfaitement aux idées des propriétés
communes, puisque les Stoïciens l'employaient en ce sens.
D 'autre part, on voit reparaître les termes « claires et distinctes »,
de signification psychologique, fort à leur place ici, puisqu'il s'agit
d'idées adéquates en nous.6

6. c Notiones communes rer^nque proprieta^m ideas adaequatas >,


Prop. 40, Scot. 2, Geb., Il, p. 122, 1. 12, que dans rerumque a ici le sens
de seu ou sive, cf. Coroll. de la Prop. 38 : « ... quasdam ideas sive notiones
omnibus hominibus communes », Geb., Il, p. 119, !. 6.
LA RAISON 333

D e la Proposition 38 et de son Corollhûre, il résulte que, corrélati­


vement aux propriétés communes à tous les corps, conditions pre­
mières de l’uniform ité de la Nature, sont posées des idées adéquates
qui, communes à tous les hommes, sont les conditions premières de
l’universalité de la science. En principe, ces notions devraient être
aussi dans d’autres êtres que les hommes, puisque, ayant pour objets
des propriétés appartenant à tous les corps, elles devraient être pré­
sentes dans toutes les âmes qui se définissent comme idées d’un
corps 7 Mais dans l’âme des bêtes (bruta), qui accèdent au sentiment
et non à la Raison ", elles ne parviennent pas à la conscience expresse.
D e ce fait, elles y restent lettre morte et sans emploi (latent, non
patent), et ainsi ne sauraient être dites communes à toutes.
En déduisant cette portion de l’Ame constituée uniquement par
les idées adéquates, le Corollaire de la Proposition 38 apparaît comme
la contrepartie du Corollaire de la Proposition 29 qui en déduisait
la portion constituée d’idées inadéquates ; double résultat qu’enregistre
la démonstration de la Proposition 3 du Livre III : « Ce qui constitue
en premier l’essence de l’Ame n ’est rien d’autre que l’idée du Corps
existant en acte (Prop. 11 et 13, p. Il), et cette idée (Prop. 15,
p. II) est composée de beaucoup d’autres dont les unes sont adé­
quates (Coroll. de la Prop. 38, p. Il), les autres inadéquates (Coroll.
de la Prop. 29, p. II) » “•

Remarque. — Comme ce qui est commun à toutes choses et pareil­


lement dans la partie et dans le tout d’une chose est conçu par opposi­
tion à ce qui constitue l'essence d’une chose singulière (Prop. 31), on
a cru parfois 891701que la notion commune n’était aucunement opposée à
la connaissance imaginative, qui porte sur les existences singulières ” ,
mais seulement à la connaissance d’entendement (connaissance du
troisième genre), qui porte sur l'essence éternelle des choses sin­
gulières.
Il y a là une confusion. Certes, la connaissance par les notions
communes ne saurait en rien expliquer l’essence éternelle d’aucune

7. L’idée même de Dieu, qui, cependant, n’est pas une notion commune
de la Raison, est enveloppée dans toute idée d'un corps quelconque (cf. II,
Prop. 45 et 46).
8. « [Animalia} quae irrationalia dicuntur (bruta enim sentire nequa-
quam dubitare possumus) », Eth., III, Scol. de la Prop. 57, Ap., p. 370,
Geb., II, p. 187, 1. 6-7.
9. Eth., III, Prop. 3, dém., Ap., p. 266, Geb., II, p. 145, 1. 2-5. Il est
à noter que dans cette Proposition les idées adéquates sont seulement des
idées ayant pour objets des modes de l’étendue ; mais il y en a d'autres,
comme le montre l’utilisation de la Prop. 38 dans la Prop. 46.
10. Cf. Robinson, op. cit, p. 343.
11. « [...} singularibus, nobis per sensus mutilate, confuse et sine ordine
ad intellectum repraesentatis », Scol. 2 de la Prop. 40, Geb., II, p. 122, 1. 3-4.
3'.\4 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

chose singulière. Mais ce n'est point ce dont il s’agit. Le mot essence


désigne seulement ici l’être d’une chose singulière existant en acte
dans la durée, et c’est cette chose-là que les notions communes sont
incapables d’expliquer. La démonstration du second Corollaire de la
Proposition 44 l’atteste : « Les principes de la Raison, y est-il dit,
sont des notions (Prop. 38) qui expliquent ce qui est commun à
toutes les choses et (Prop. 37) qui n'expliquent l’essence d’aucune
chose singulière ; par conséquent, elles doivent être conçues sans
aucune relation avec le temps et comme possédant une certaine sorte
d’éternité » 12^ Puisque l’essence de la chose singulière est ici conçue,
par opposition à ce qui est commun à toutes les choses, comme étant
en relation avec le temps et sans aucune sorte d’éternité, il est bien
évident que cette essence n’est rien d’autre que l’être de la chose
singulière existant dans la durée, lequel est connu par l’imagination
selon des relations de temps, et non l’essence éternelle de la chose
singulière, objet de l’entendement pur, qui, par définition, est sans
aucune relation avec le temps. La connaissance du deuxième genre
est donc ici opposée à celle du premier.

§ VII. — Par la Proposition 37, qui donne congé aux choses singu­
lières existant en acte dans la durée, objets de l’imagination, pour ne
plus considérer que les propriétés communes, il est signifié qu’on
passe de la sphère des idées inadéquates à celle des idées adéquates.
Il n’y a là, pourtant, nulle coupure. En effet, bien que s’opposant
par leur nature, la connaissance adéquate et la connaissance inadé­
quate sont originellement conjointes et simultanées dans notre per­
ception des choses singulières existant en acte. C’est dans une même
affection que le corps extérieur m’affecte et par ce qu’il a de
singulier et par ce qu’il a de commun avec mon Corps (et les autres
corps), si bien que l'idée de la même affection enveloppe et la
connaissance inadéquate de la chose singulière et la connaissance
adéquate de la propriété commune, donc à la fois la connaissance
imaginative et la connaissance rationnelle. Puisque l’Ame, en tant
qu’elle perçoit imaginativement les choses singulières, perçoit ration­
nellement leurs propriétés communes, les notions communes ne sont
pas transcendantes, mais immanentes aux idées imaginatives des affec­
tions. C’est pourquoi l’investigation se déroule comme auparavant
sur le plan des affections du Corps ; et, tandis que la déduction de
l'imagination m ontrait comment les idées des affections enveloppent
des connaissances qui ne sont pas adéquates, la déduction des notions
communes m ontre comment, à un autre point de vue, elles envelop­
pent des notions adéquates. Bref, selon le cas considéré, la conclusion

12. Eth., II, dém. du Corail. 2 de la Prop. 44, Ap., p. 223, Geb., Il,
p. 126, 1. 28-32.
LA RAISON 335

est contraire : en tant que le Corps humain est affecté par ce que le
corps extérieur a de singulier, la connaissance du corps extérieur n ’est
pas adéquate {Prop. 25 et Coroll. de la Prop. 26) ; en tant que le
Corps humain est affecté par ce qui, dans ce même corps extérieur,
est commun à celui-ci et au Corps humain et est pareillement dans
la partie et dans le tout de chacun d’eux, l’idée de ce que nous
connaissons alors du corps extérieur est adéquate (Prop. 38). La même
affection impliquant à la fois l’une et l’autre, on s’explique que,
tandis que la Proposition 28 du Livre II affirme que les idées des
affections du Corps humain sont dans l’Ame humaine mutilées et
confuses, la Proposition 39 puisse affirmer que l’idée de l’affection
en tant qu’elle enveloppe la propriété commune A est adéquate, et
la Proposition 4 du Livre V, que « il n’est point d’affection du Corps
dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct »,
Proposition qui, précisément, s’appuie sur la Proposition 38. Il est
évident, en effet, que, si l’idée de l’affection est mutilée et confuse
en tant qu’elle enveloppe des connaissances qui ne sont pas adéquates
(Prop. 28) 1314, elle sera adéquate en tant qu’elle enveloppe des idées
adéquates.
*
**

B) N otions communes propres


§ VIII. — Les notions communes propres, étant seulement des idées
de propriétés communes à notre Corps et à certains corps extérieurs
qui l’affectent, sont, de ce chef, les idées de ce qui est, en commun,
« propre » à notre Corps et à un ensemble de certains corps, à
l’exclusion des autres ; elles sont par conséquent des notions com­
munes « propres » à certaines âmes, à l’exclusion des autres.
Ces notions sont déduites par la Proposition 39 : « De ce qui est
commun et propre au Corps humain et à certains corps extérieurs M
par lesquels il a coutume d'être affecté, et qui est pareillement dans
la partie et dans le tout de chacun de ces corps extérieurs, de cela
aussi l'idée sera dans l'Am e adéquate ».
La démonstration de cette Proposition comporte, comme celle
de la Proposition 38, deux parties, situées, l’une sur le plan de Dieu,
l’autre sur le plan de l'Ame. Dans la première, deux points sont dis­

13. Cf. supra, chap. IX, § VI, pp. 275 sqq.


14. « Corpori humano et quibusdam corporibus externis... commune est
et proprium [mots soulignés par nous], Geb., II, p. 119, l. 16. — La traduc­
tion de commune et proprium par propriété commune (cf. Appuhn et
beaucoup d’autres) est défectueuse, le terme de propriété commune pouvant
désigner les propriétés qui appartiennent à toutes les choses (étendue, mouve­
ment, etc.), dont il a été question dans la Proposition 38. Proprium désigne
ici ce qui est le propre de certaines choses, à l'exclusion d'autres qui en sont
dépourvues.
336 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

tingués, comme dans la Proposition 38, mais traités séparément, et


non ensemble, comme dans cette Proposition.
A) Plan de Dieu :
1° Soit ce qui est commun et propre au Corps humain et à
certains corps extérieurs, qui se trouve pareillement dans le Corps
humain et dans ces mêmes corps extérieurs, et qui enfin est pareille­
ment dans la partie et dans le tout de chacun de ces corps extérieurs,
quel qu’il soit. D e cet A, une idée adéquate sera donnée en Dieu
( Coroll. de la Prop. 7) en tant qu’il a les idées aussi bien du Corps
humain que des corps extérieurs supposés ” •
2° Posons maintenant 15167que le Corps humain soit affecté du corps
extérieur par ce que celui-ci a de commun avec lui, c’est-à-dire par
A ; l’idée de cette affection enveloppera A (Prop. 16), et, par suite
(Coroll. de la Prop. 7), l’idée de cette affection, en tant qu’elle enve­
loppe la propriété A ” , sera adéquate en Dieu en tant qu’il est affecté
par l’idée du Corps humain, c’est-à-dire (Prop. 13) en tant qu’il
constitue la nature de l’Ame humaine.
B) Plan de l'Ame 18 :

De ce fait ( Coroll. de la Prop. 11, 48 conséquence), cette idée est


adéquate dans l’Ame aussi.
A prem ière vue semblable en gros à la démonstration de la
Proposition 38, la démonstration de la Proposition 39 en diffère
cependant quelque peu :
Comme dans la Proposition 38, l’ensemble de la démonstration
est conmmandé par cette évidence que ce qui est pareillement dans la
partie et dans le tout est entièrement dans la partie aussi bien que
dans le tout, et est connu entièrement, c’est-à-dire adéquatement, dans
l’idée de la partie, ce qui est total dans la chose étant ipso facta total
(ou adéquat) dans l’idée (Coroll. de la Prop. 7).
Mais il va de soi que la Proposition 39, portant sur une propriété
commune propre A, laquelle n’est pas universelle, ne peut, comme
la Proposition 38, appuyer sa démonstration indifféremment sur
toutes les idées des choses singulières enveloppées dans les idées des
affections du Corps, puisque ces choses n ’enveloppent pas toutes cette
propriété commune propre A. D ’où la nécessité de ne considérer

15. De « Sit A » à « ideas habet », Ap., pp. 204-205, Geb., II, p. 119,
1. 16-22.
16. De « Ponatur » à « Corporis humant affectus est », Ap., p. 205,
Geb., II, p. 119, 1. 22-27.
17. « En tant qu'elle enveloppe la propriété A », membre de phrase
omis dans la traduction Appuhn. 1
18. De « hoc est > à « Mente humana adaequata », Ap., p. 205, Geb.,
II, p. 119, !. 27-30.
LA RAISON 337

que les idées des affections du Corps en tant que ces affections enve­
loppent cet A.
Ces deux démonstrations offrent une autre différence. La Proposi­
tion 38 considère l’affection selon la Proposition 16, comme suivant,
de façon générale et sans autre spécification, de la nature de ses
causes singulières, à savoir de la nature du Corps affecté et de la
nature du corps affectant, alors que la Proposition 39 considère l’affec­
tion comme causée par la propriété commune A, propre à mon Corps
et à certains corps qui l’affectent.
Cette différence vient encore de ce que ces deux Propositions n’ont
pas le même objet. Dans la Proposition 38, où il s’agit des propriétés
communes à tous les corps, l’affection du Corps peut être considérée
selon la Proposition 16, à savoir comme causée d’une manière quel­
conque par des corps extérieurs quelconques. Au contraire, dans la
Proposition 39, où il s’agit d’une propriété commune propre seule­
ment à notre Corps et à certains corps extérieurs qui l’affectent, il
est nécessaire de spécifier que, en l’occurrence, la cause de l’affec­
tion, c’est, non pas, de façon générale, « la nature du Corps et celle
du corps extérieur », mais la propriété commune propre à mon Corps
et à certains corps qui l’affectent.
Enfin, alors que la Proposition 38 démontre que l’idée de A est
nécessairement adéquate en Dieu en tant qu’il constitue l’Ame
humaine, la Proposition 39 démontre que Vidée de l'affection du
Corps en tant qu’elle enveloppe la propriété A est adéquate en Dieu
en tant qu’il constitue cette Ame. Ce qui pose un problème intérieur
à la Proposition 39 elle-même, puisque, selon son énoncé, c’est Vidée
de la propriété A qui est adéquate, alors que, d’après sa démonstra­
tion, c’est Vidée de l’affection du Corps en tant qu’elle enveloppe
cette propriété A qui est adéquate.
Or, dira-t-on, l’adéquation en Dieu de l’idée de l’affection en tant
qu’elle enveloppe A ne suppose-t-elle pas que soit adéquate l’idée
de A enveloppée par cette affection ? Puisque le point de départ de
la démonstration, c’est le fait pour la propriété A d’être pareillement
dans la partie et dans le tout, le Corollaire de la Proposition 7 ne
va-t-il pas nécessairement de la propriété A à l’idée de cette propriété,
puis de l’adéquation de cette idée à l’adéquation de l’idée de l’affec­
tion qui enveloppe l’idée de A ? Si bien que, de façon paradoxale, la
démonstration de la Proposition supposerait ce qu’affirme son énoncé
(l’adéquation de l’idée de A ), mais ne l’expliciterait pas, tandis qu’elle
expliciterait une conséquence que son énoncé ne formule pas.
C’est là une objection sans portée. En effet, l’affection du Corps
en tant qu’elle enveloppe A n’a pas d’autre contenu que A ; de ce
chef, l’idée de l’affection du Corps en tant qu’elle enveloppe A n ’est
rien d’autre que la connaissance même de A. Démontrer que l’idée
de l’affection du Corps, en tant qu’elle enveloppe A, est adéquate
338 DE LA NAnJRE E T DE L’ORIGINE DE L'ÂME

dans l’Ame, c'est donc la même chose que de démontrer que dans
l’Ame l’idée de A est adéquate. Et, pour démontrer que l’idée de
l’affection du Corps, en tant qu’elle enveloppe A , est adéquate en
Dieu, en tant q u ’il constitue l’Ame humaine seulement, on ne suppose
nullement d’abord que l’idée de la propriété A est adéquate, puisque
l’adéquation de l’idée de l’affection du Corps en tant qu’elle enve­
loppe A est démontrée seulement par la nature du A enveloppé dans
cette affection.
D ’autre part, la formule : l’idée de l’affection du Corps humain en
tant qu'elle enveloppe A est adéquate dans l’Am e humaine a l’avan­
tage d’apparaître comme l’exacte contrepartie de la formule de la
Proposition 28 : les idées des affections du Corps humain (affec­
tions causées en l’occurrence par les choses singulières prises dans
leur singularité), rapportées à l’Am e humaine seulement, sont m uti­
lées et confuses (cf. supra, § VII, sub fin).

§ IX. — Les propriétés communes propres à certains corps et les


idées de ces propriétés posent plusieurs problèmes.
Tout d’abord, les deux sortes de propriétés communes : propriétés
communes à tous les corps et propriétés communes propres à certains
corps correspondent aux deux sortes de corps que la physique dis­
tingue : les corpora simplicissima et les corpora composita ou Indi­
vidus. Les propriétés communes à tous les corps sont celles des
corpora simplicissima : étendue, mouvement, repos, vitesse, lenteur “ •
Ce sont les propriétés les plus simples. Toutefois, elles appartiennent
également aux corps composés, du fait que les corpora simplicissima
sont présents en eux à titre de parties composantes. Elles sont donc
absolument universelles dans la sphère de l’Etendue, c’est-à-dire dans
celle des modes qui se définissent comme étant des corps.
Corrélativement, les idées des propriétés communes aux corps les
plus simples sont les notions communes les plus simples, ou notions
communes de la première catégorie. Comme les idées des corps les
plus simples sont les parties composantes des idées ou âmes des
corps composés (cf. II, Prop. 15), les idées des propriétés communes
des corps les plus simples doivent se retrouver dans toutes les idées
des corps composés (cf. II, Prop. 15), quel que soit leur degré de
compesition. Ainsi, les notions communes de la première catégorie
sont absolument universelles pour l’ensemble des âmes qui se défi­
nissent comme idées d’un corps.
Les propriétés communes et propres aux corps composés, résultant
de la compesition entre eux des corps les plus simples, sont des
propriétés complexes qui n’appartiennent pas aux corps les plus19

19. « Motum et quietem, eorumque Jeges et régulas », Théol. Pol, chap. VII,
Ap., II, pp. 156-157, Geb., III, p. 102, !. 23-24.
LA RAISON 339

simples et, de ce fait, sont propres et communes aux diverses espèces


de corps composés ” Ceux-ci ayant d'autant plus de propriétés com­
munes et propres qu’ils sont plus composés, et toutes les propriétés
communes aux corps moins composés se trouvant aussi en eux du
fait que ceux-ci en sont les parties composantes, il y a, parallèlement
à la hiérarchie des corps composés ou Individus, une hiérarchie de
propriétés communes et propres, d'une généralité décroissante et d'une
complexité croissante.
Corrélativement, les idées de ces propriétés constituent un sys­
tème hiérarchique de notions communes de généralité décroissante
et de complexité croissante, qui est tout entier dans l'âme des Indi­
vidus les plus composés, et partiellement seulement dans l'âme des
Individus moins composés. On doit concevoir que, à chaque fois
qu'un degré de composition est franchi dans les corps, une nouvelle
notion plus complexe apparaît corrélativement dans toutes les âmes
de ces corps, et leur est à la fois commune et propre.

§ X. — Les propriétés communes propres à certains corps sont


donc celles qui se trouvent pareillement dans tous les corps ou
Individus d'une même espèce ” , et dans la partie comme dans le tout
de ces Individus. Elles définissent en chacun d'eux un même « mode
déterminé d'existence et d'action > 12. En chacun d’eux, en effet, il y
a pareillement le même degré de complexité, la même structure ou
organisation des parties et, entre ces parties, à peu de chose près, la
même proportion de mouvement et de repos gouvernée par une
loi semblable. La proportion de mouvement et de repos imposée à
l'ensemble des parties d'un Individu est commune à tous les Indi­
vidus de l'espèce, comme elle est commune au rapport des parties
dans chacun d'eux. ïï résulte de là que, lorsqu'un Corps humain
affecte un autre Corps humain par le moyen de la propriété que
celui-ci a en commun avec celui-là en tant que Corps humain,
l'Ame du Corps humain affecté a de cette propriété, et, par consé-201

20. Expressément, il n'est question dans YEthique que des propriétés


communes propres au Corps humain et à certains corps extérieurs (cf.
Prop. 39) ; mais il est évidemment impliqué par là qu'il y a en général
des propriétés communes propres à certains corps (humains ou autres).
21. Le mot espèce doit être entendu ici selon « la vraie logique >,
c'est-à-dire comme un groupe d'individus jouissant d'une même propriété
commune en vertu de la similitude de la loi interne réglant immuablement
entre leurs parties la proportion du mouvement et du repos, et non selon
l'ancienne logique, comme le genre déterminé per une différence spècifique,
ces notions générales étant étrangères à la Raison, et appartenant à la
3* catégorie des êtres de raison, celle des tmtia ^imdgfflaltionii. Cf. sullfWa, t. I,
Appendice n° 1, § I.
22. Cf. Lettre XXXII, à Old81burg, Ap, III, p. 239, Geb., IV, p. 172,
1. 17-18.
340 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L ’ÂME

quent, du Corps humain en tant qUhumain qui l’affecte, une idée


adéquate. En conséquence, l’homme a une idée adéquate de son sem^
blable lorsque son semblable l’affecte en tant que semblable. Si,
au contraire, un Corps humain en affecte un autre par ce qui diffère
de lui et constitue ce qu’il a de singulier à son égard, l’^ m e du
Corps affecté de la sorte aura une idée inadéquate du Corps humain
par lequel son Corps est affecté. Ainsi, du fait que son semblable
n’agit pas à son égard comme son semblable, l’homme n’a pas une
idée vraie de son semblable, autrement dit, stricto sensu, il ne le
connaît pas. On retrouve ici, sous une autre form e et avec une autre
fonction, l’adage antique : le semblable est connu par le semblable.

§ XI. — C’est là une conséquence importante pour la suite. En


effet, rien ne s’accorde m ieux avec la nature de l’ho^mme que les
autres hommes, puisqu’ils ont le maximum de propriétés communes :
« Rien ne peut mieux s’accorder avecla nature d’une chose que les
autres individus de même espèce » 23 Rien donc n’est plus utile à
l’homme que l’homme, si leurs Corps agissent les uns sur les autres
par ce en quoi ilss’accordent, à savoir par les propriétés qui leur
sont communes en tant qu’hommes ; donc, s’ils agissent selon les
notions communes, puisque ces notions sont les idées de ces pro­
priétés ; et, par conséquent, sous la conduite de la Raison, puisque
ces « notions sont les fondements de la Raison » : « Dans la mesure
seulement où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils
s’accordent toujours nécessairement en nature » “ D ’où l’on voit
que rien n’est plus utile pour l’homme que de pareilles notions.
D e plus, comme ces notions sont adéquates, l’homme, agissant sous
leur inspiration, c’est-à-dire sous la conduite de la Raison, détermine
dans les autres hommes des idées adéquates, car, les affectant par ce
qui dans son Corps est de même nature que dans les leurs, il en résulte
qu'.ils connaissent nécessairement de façon adéquate ce par quoi ils
sont affectés. D ’où l’accord des hommes entre eux, puisqu’ils ont
alors les mêmes idées adéquates.
Enfin, la puissance de leur Ame est accrue, puisque toute Ame
est active en tant qu’elle a une idée adéquate. Ainsi rien n’est plus
utile à l’homme qu’un homme agissant sous la conduite de la raison,
puisque, contribuant par son action à élever les autres hommes à la
connaissance adéquate, il . les amène à la pleine affirmation de leur
activité, et, de ce fait, à la liberté.
D ’où ces propositions : « Si [l’homme] vit parmi des individus tels
que leur nature s’accorde avec la sienne, par cela même sa puissance

2 3. « Individua ejusdem speciei », Eth., IV, Appendice, chap. IX, Ap.,


p. 570, G e b I I , p. 268, 1. 20-21.
24. Eth., IV, Prop. 35, Ap., p. 483, Geb., II, p. 232.
LA RAISON... 341

d’agir sera, secondée et alimentée » « Il n’est [donc] donné dans


la Nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un
homme vivant sous la conduite de la Raison, car ce qui est à l’ho^mme
le plus utile est ce qui s’accorde le plus avec sa nature, [ ...] c’est-à-
dire que c’est l’homme. Mais l’homme agit absolument par les lois
de sa nature quand il vit sous la conduite de la Raison, [...] et,
dans cette mesure seulement, s’accorde toujours nécessairement avec
la nature d’un autre ho^mme ; il n’y a donc rien parmi les choses sin­
gulières de plus utile à l’homme q u ’un homme [vivant sous la
conduite de la Raison] » 252627. En conséquence, puisqu’il n’y a « rien de
plus utile à l’homme que l’homme, les hommes [...] ne peuvent rien
souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être que de
s’accorder tous en toutes choses, de façon que les Ames et les Corps
de tous composent en quelque sorte une seule Ame et un seul
Corps » *’•
Le trait frappant de cette conception, c’est que la Raison, principe
de la concorde et de la félicité de l’espèce humaine, est profondé­
ment enracinée dans les affections du Corps, dans les propriétés
communes des corps saisies à l’intérieur des perceptions imaginatives ;
c’est que la Raison se réalise par l’action que les Corps humains
exercent les uns sur les autres par le moyen de leurs propriétés com­
munes. Rien n ’est plus opposé à la raison formelle du kantisme, ni
plus rempli de m atière concrète ; rien n’est plus ancré dans le réel.
C’est là une des grandes idées que Fichte, lui aussi, rencontrera.

§ XII. — Comme tous les Individus d’une même espèce sont


constitués d’individus 28 moins complexes et ainsi de suite à l’infini,
on doit convenir qu’un Corps humain a des propriétés communes,
non seulement avec les Individus de son espèce, mais avec ceux des
autres espèces dans la mesure où des Individus de cette sorte entrent
dans sa composition. Ainsi, pour autant qu’il comprend comme parties
composantes des Individus ayant la complexité de l’animal, le Corps
humain doit avoir des propriétés communes avec l’animal, et si des
animaux l’affectent par ces propriétés-là, l’Ame dont ce Corps est
l’objet doit avoir de ces propriétés une idée adéquate. D e même,
comprenant en lui des Individus encore moins complexes, comme

25. Eth., IV, Appendice, chap. VII, Ap., p. 569, Geb., II, p. 268.
26. Eth., IV, Prop. 35, Coroll. 1, Ap., p. 485, Geb., II, p. 233, 1. 21-24.
27. Eth., IV, Prop. 18, Scolie, Ap., p.460, Geb., II, p. 223, 1. 8-11.
28. Spinoza orthographie Individu tantôt avec une majuscule, tantôt avec
une minuscule. Il semble préférer la majuscule lorsqu'il se place au point
de vue cosmologique, par exemple dans le Scolie du Lemme 7, dans le
Scolie de la Prop. 13, Geb., II, pp. 101-102, et préférer la minuscule
lorsqu'il se place au point de vue psychologique et social, — sans obéir
toutefois, en l’occurrence, à une règle absolument stricte.
'H 2 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DB L'ÂME

l e s a n g , l a l y m p h e , l e c h y l e , l e f e r , l 'e a u , e t c ., i l d o i t a v o i r d e s p r o ­
p rié té s c o m m u n e s avec ces é lé m e n ts , e t, pour a u ta n t q u ’u n c o rp s
e x té rie u r l ’a f f e c t e par ces p ro p rié té s -là , l 'A m e dont ce C o rp s est
l ' o b j e t d o i t a v o i r d ’e l l e s d e s i d é e s a d é q u a t e s , e tc ., à l ’i n f i n i .
D ans c e tte p e rs p e c tiv e , on p o u rra it c o n s id é re r que l ’e x p r e s s i o n
commune et proprium s ig n ifie d e u x c h o se s : 1° L a p r o p r ié té c o m m u n e
e t p r o p r e à te lle c a té g o r ie d ’i n d i v i d u s d ’u n m ê m e d e g ré , m a is non
e x c lu s iv e m e n t, en ta n t q u ’e l l e est au ssi com m une et p ro p re aux
I n d i v i d u s d e s d e g r é s s u p é r i e u r s d u f a i t q u e c e u x - c i le s i n t è g r e n t e n
e u x . 2° L a p r o p r ié t é q u i, a p p a r t e n a n t u n iq u e m e n t a u x I n d iv id u s d u
d e g r é s u p é rie u r, e n c o n s titu e le propre e t e s t e x c lu e d e to u t In d iv id u
d 'u n e e s p è c e i n f é r i e u r e . C ’e s t ic i le s e n s v é r i t a b l e d e l ’e x p r e s s i o n :
p ro p rié té com m une e t p ro p re a u C o rp s h u m a in et à certains c o rp s
e x t é r i e u r s ; c 'e s t la p r o p r i é t é q u i p e r m e t d e l e s c o m p r e n d r e a v e c l u i
dans une m êm e esp è c e : c e lle des C o rp s ou In d iv id u s h u m a in s .

§ X III. — L 'i d e n t i f i c a t i o n de la p ro p rié té com m une et p ro p re


a v e c l a s t r u c t u r e d é f i n i s s a n t l e t y p e d e l 'e s p è c e s o u l è v e u n e d i f f i c u l t é .
U n e t e l l e s t r u c t u r e n ’e s t - e l l e p a s l 'e s s e n c e c o n s t i t u t i v e d e s ê t r e s a p p a r ­
te n a n t à la m ê m e e sp è c e p lu tô t q u e le u r p ro p r ié té c o m m u n e ? O r,
p r é c is é m e n t, S p in o z a o p p o s e e ss e n c e e t p r o p r ié t é c o m m u n e . N e f a u ­
d r a it- il p a s a lo rs a d m e ttr e q u e le s p r o p r i é t é s c o m m u n e s e t p ro p re s
ne sont pas ces s tru c tu re s e lle s-m ê m e s , m a is le s p r o p r i é t é s qui en
d é c o u l e n t e t q u i s o n t c o m m u n e s e t p r o p r e s à to u s le s ê tr e s p o s s é d a n t
e n c o m m u n t e l l e o u t e l l e s t r u c t u r e ? A i n s i , l ’e s s e n c e d u C o r p s h u m a i n
é t a n t d 'ê t r e c o m p o s é d ’u n t r è s g r a n d n o m b r e d ’i n d i v i d u s t r è s c o m ­
p o sé s, d o n t c e r ta in s s o n t flu id e s , c e r ta in s m o u s , c e r ta in s e n fin d u rs,
il e n d é c o u le , p o u r le s C o r p s , u n c e r t a i n n o m b r e d e p r o p r i é t é s c o m ­
m u n es e t p ro p re s q u i so n t é n u m é ré e s a u x Postulats 3, 4, .5 et 6 du
Scolie d e la Proposition 13. D e m ê m e , il r é s u lte d e la s tr u c tu r e c o m ­
m une et p ro p re à to u te s le s A m es h u m a in e s , c 'e s t - à - d i r e de le u r
essen ce c o n s titu tiv e , c e tte p r o p r ié té com m une e t p ro p re d ’ê t r e a p te
à p e rc e v o ir u n trè s g r a n d n o m b r e d e c h o s e s , e t c e d ’a u t a n t p l u s q u e
le u r C o rp s peut ê tre d is p o s é d ’u n trè s g ra n d n o m b re de m a n iè re s
(Prop. 14). De l 'e s s e n c e c o m m u n e e t p r o p r e à to u t ê tre v iv a n t, ü
r é s u l t e c e t t e p r o p r i é t é , c o m m u n e e t p r o p r e à t o u s c e s v i v a n t s , d 'ê t r e
m o rte ls .
T o u t e f o i s , l e d é p a r t s e m b l e d i f f i c i l e à f a i r e e n t r e l ’e s s e n c e c o n s t i ­
tu tiv e e t la p r o p r ié té c o m m u n e e t p r o p r e . A i n s i , c ’e s t u n e p r o p r i é t é
c o m m u n e e t p ro p r e à to u t c o rp s c o m p o sé d e c o m p o rte r u n c e rta in
r a p p o r t d e m o u v e m e n t e t d e r e p o s e n tr e s es p a r tie s , m a is c e r a p p o r t
e s t e n m ê m e t e m p s c e q u i c o n s t i t u e s o n e s s e n c e . C 'e s t u n e p r o p r i é t é
c o m m u n e e t p r o p r e à t o u t h o ^ m e d ’ê t r e d o u é d e r a i s o n , m a i s c 'e s t ,
d 'a u t r e p a r t , l a r a i s o n q u i c o n s t i t u e s o n e s s e n c e . D e m ê m e , l a c o n ­
LA RAiSÔN 343

n a is s a n c e e s t u n e p r o p r ié t é c o m m u n e e t p r o p r e à to u te A m e , m a is
c ’e s t a u s s i c e q u i c o n s t i t u e s o n e s s e n c e . D i f f i c u l t é a r d u e .
P o u r l a r é s o u d r e , o n o b s e r v e r a q u e l'e s s e n c e c o n s t i t u t i v e s p é c i f i q u e
e t la p ro p r ié té c o m m u n e et p ro p re sont u n e s e u le e t m ê m e ch o se,
m a is p e rç u e de fa ç o n d iffé re n te . L a p ro p rié té com m une et p ro p re
e x p r im e b ie n la s t r u c t u r e s p é c if iq u e d e la c h o s e , e t p a r c o n s é q u e n t
son essen ce s p é c ifiq u e . N é a n m o in s la R a iso n ne la c o n n a ît que
com m e une p ro p r ié té , en ta n t q u e lle la p e rç o it d u d e h o rs et non
du dedans. E n e f f e t , e l l e la s a is it c o m m e u n donné e n v e lo p p é d a n s
le s a ffe c tio n s du C o r p s , c 'e s t - à - d i r e dans l ’i d é e d e l 'e f f e t q u e c e tte
s tru c tu re e x e rc e su r le C o rp s (Prop. 39), e t n o n p a r s a c a u s e . N e la
d é d u is a n t pas de sa cause, e lle ne p é n è tre pas dans l 'i n t é r i o r i t é
e s s e n t i e l l e d e l a c h o s e , e t n e p e u t a p e r c e v o i r l ’e s s e n c e s p é c i f i q u e q u e
d u d e h o rs, c o m m e p ro p rié té de c e t t e c h o s e . C ’e s t à l a c o n n a i s s a n c e
in tu itiv e q u ’i l a p p a r tie n d ra de la d é d u ire de sa cause, et de la
c o n n a î t r e a i n s i i n t é r i e u r e m e n t c o m m e c o n s t i t u a n t l ’e s s e n c e s p é c i f i q u e
de la c h o se . C e t t e in te rp ré ta tio n sera c o n firm é e p l u s t a r d , l o r s q u ’il
s e r a é t a b l i q u e l a c o n n a i s s a n c e d e l 'e s s e n c e d e s c h o s e s d é d u i t e à p a r t i r
d e l ’e s s e n c e f o r m e l l e d e c e r t a i n s a t t r i b u t s d e D i e u e s t la c o n n a i s s a n c e
d e le u r e sse n c e s p é c ifiq u e (e t n o n d e le u r e sse n c e s in g u liè re ).

§ X III bis. — U n seco n d p ro b lè m e est posé par l ’a d é q u a t i o n


a ttrib u é e a u x n o tio n s d e s p r o p r ié té s c o m m u n e s p ro p re s . C e tte a t t r i ­
b u tio n ' e s t-e lle lé g itim e ? D ’a u c u n s l ’o n t c o n te s té e , au nom de la
Proposition 9 du L iv re II. E n e ffe t, a -t-o n o b s e rv é , to u te c h o se s in ­
g u liè re e s t c o n d itio n n é e par la c h a în e in fin ie de ses causes s in g u ­
liè r e s ; la p r o p r i é t é A, c o m m u n e à u n g r o u p e d e c h o se s s in g u liè re s ,
ne peut donc ê tre d a n s c h a c u n e d e ces ch o se s que si e lle est au ssi
c o n te n u e dans chacune des ch o ses d o n t la s é r ie to ta le c o n s titu e la
c h a în e in f in ie d e ses c a u se s ; e lle s e ra p a r là m ê m e c o m m u n e à to u te s
l e s c h o s e s , e t n o n à c e r t a i n e s d ’e n t r e e lle s . E n c o n s é q u e n c e , p o u r q u e
l 'i d é e d e A s o i t a d é q u a t e e n D i e u , e n t a n t q u ’il c o n s t i t u e s e u le m e n t
l a n a t u r e d e l ’A m e h u m a in e , il f a u t q u e A s o it c o m m u n à t o u s le s
c o rp s , e t n o n à q u e lq u e s -u n s ”
C e tte o b je c tio n re p o s e s u r u n e c o n fu s io n . E n e ffe t, la c h a în e in f in ie
d e s c a u s e s e s t r e q u i s e p o u r r e n d r e c o m p t e d e l ’e x i s t e n c e e n a c te e t
d e la d u r é e d é t e r m i n é e d 'u n e c h o s e s i n g u l i è r e (c f. Prop. 9), et non
d ’u n e p r o p r i é t é c o m m u n e q u i n e d é f i n i t a u c u n e e x i s t e n c e s i n g u l i è r e
e t n 'a a u c u n e r e l a t i o n a v e c le t e m p s . L a c o n n a i s s a n c e d e c e t t e p r o ­
p r i é t é c o m m u n e n ’a d o n c p a s à ê t r e c a u s é e p a r l a c o n n a i s s a n c e d ’u n e
c h a î n e i n f i n e d e c a u s e s s i n g u l i è r e s . L a c a u s e d e la n o t i o n com m une
( p o u r e m p l o y e r l ’e x p r e s s i o n d e S p in o z a d a n s le Scolie d e la Propo-29

29. Cf. Lewis Robinson, Kommentar, op. cit., p. 345.


344 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

sition 40) ne peut être cherchée que dans la connaissance d’une pro­
priété éternelle commune aux corps considérés, laquelle, étant pareil­
lement dans la partie et dans le tout, est pareillement dans le corps
extérieur et dans l’affection du Corps humain, en tant que cette
affection est causée par la propriété commune propre à ce Corps et
au corps extérieur qui l’affecte. Il résulte de là que l’Ame perçoit
adéquatemment cette propriété dans l’idée de cette affection.
Objectera-t-on que cette réponse vaut pour les propriétés commu­
nes à tous les corps, mais non précisément pour celles qui ne sont
communes qu’à certains d’entre eux, car, par rapport à tous les
corps qui en sont dépourvus, ces corps, ou plutôt ce groupe de
corps que Spinoza désigne par le mot traditionnel d’ « espèce »,
apparaît comme une singularité dont il faut bien expliquer l’existence
par une chaîne infinie de causes renfermant en elle tout ce qui est
nécessaire pour expliquer cette singularité, c’est-à-dire cette propriété
commune elle-même ; donc, etc. ? .
Cette dernière objection enveloppe une autre confusion. Elle
suppose que les strucmres propres aux Individus d’une même espèce
et définissant leur nature commune sont des événements singuliers
prenant place dans la suite des causes singulières. Mais il n’en est
rien. En effet, elles sont immanentes à la N ature et éternelles comme
elle. Toute propriété commune propre aux Individus d’une même
espèce résulte de la loi imposant entre les parties du corps de chacun
une certaine proportion de mouvement et de repos, qui, à quelques
petites variations près (les différences individuelles), est la même
en tous “ Cette loi diffère selon le degré de composition du corps,
degré qui commande la différence des espèces (cf. Prop. 13, Scolie
du Lermm,e 7). Par cette loi se définit, par exemple, la nature de tout
homme, qui est éternelle. Or, la chaîne des causes est requise pour
expliquer l’existence singulière de tel homme, à tel moment de la
durée, non la nature éternelle de l’homme 3\ Bref, la propriété com­
mune propre est éternelle tout autant que l’essence de l’espèce, car
elle la définit. L’introduire comme un chaînon quelconque dans la
série des causes déterm inant en cascade les. existences en acte dans
la durée, c’est faire dépendre une nature éternelle universelle de la301

30. Deux Corps humains sont deux Individus différents, deux systèmes
d'organisation distincts, ^ i s , pour l'essentiel, ces deux systèmes sont iden­
tiques, les différences individuelles, de par leur petitesse, étant négligeables,
à ce point de vue du moins. On trouve en chacun d’eux la même compo­
sition du sang, le même nombre, la même disposition des organes, le
même rapport entre ceux-ci, les mêmes articulations, et cet ensemble est
régi par une loi des proportions du mouvement et de repos qui, à peu
de chose près, est la même.
31. Cf. Eth., I, Scot. 2 de la Prop. 8, Ap., pp. 38 sqq., Lettre XXXIV, à
Huude, Ap., III, pp. 245-246. — Cf. supra, t. I, ch. III, § XXIV, p. 138.
LA RAISON 345

chaîne des existences singulières. C'est faire de Spinoza un évolu­


tionniste transformiste, en soumettant les formes éternelles et
immuables des espèces à un devenir dans la durée, ce par quoi on
les rend justiciables des lois régissant le changement des existences “
Toutefois, on doit observer que ces formes spécifiques, en tant
qu'elles sont des propriétés communes à certains corps singuliers,
ou les lois internes de leur structure, ne sont nullement, comme chez
Aristote, des entites en un sens supérieures à eux et leur comman­
dant comme de haut.

§ XIV. — Un troisième problème se pose à propos de la possi­


bilité même du concept de propriété commune à certains corps seu­
lement. En effet, cette propriété doit être pareillement dans la partie
et dans le tout de ces corps, ce qui n'est possible que si elle est indi­
visible. Or, ce qui fait l’indivisibilité partout où on la rencontre, c'est
la substance et son indivisibilité absolue. En conséquence, est pareil­
lement dans le tout et dans la partie, toute propriété imposée par la
nature de la substance, telle que l'extension et ce qu'elle implique ;
ou encore, tout mode infini dont l'existence, résultant de la nature
absolue de la substance, en est indissociable, par exemple, le mou­
vement et ses modalités : vitesse, lenteur, repos, qui sont, quant à
leur nature, pareillement dans la partie et dans le tout. Mais com­
ment une propriété peut-elle être pareillement dans la partie et dans
le tout de certains corps seulement, et non de tous ? Etre telle seule­
ment pour une partie de l'univers et non pour son tout ? N'est-ce
pas indirectement adm ettre que la substance peut être divisée, puis­
qu'on suppose, contrairement aux Propositions 21 et 22 du Livre 1,
qu'elle peut être privée en partie d'une propriété infinie imposée à
ses modes par sa nature infinie ?
Cette difficulté s'évanouit si, là encore, on se réfère à la théorie
des Individus. La N ature, en effet, est une hiérarchie d’individus dont
les propriétés communes correspondent au degré de composition
de leur corps aa- A chaque degré de la hiérarchie, ces propriétés sont
universelles ou plutôt infinies ; la substance, support de toute la
hiérarchie, étant le support de chaque espèce, fonde par son infinité 32

32. Ce qui est contraire, non seulement à la lettre, mais à l'esprit du


spinozisme. Comme on l'a dit justement : « Un caractère statique ne peut
guère être contesté à l'idée d'un univers créé d'une pièce et tout fait par
un Dieu dont l'immensité et la perfection marquent une fin qui ne peut
être dépassée par aucun stade ultérieur, Dieu et l'univers n'étant qu'une
seule et même chose... (Deus sive natura) », W. Riese, op. cit., p. 55.
33. Cf. Scolie de la Prop.. 13, Définition de l’Individu et Scolie du
Lemme 1.
346 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

l'infinité de la propriété commune dans les Individus de la même


espèce. L’infinité de la substance s’exprime donc tout autant dans
l'infinité des corps de chaque espèce que dans l’infinité des corps de
toutes les espèces, et la propriété commune que sa nature impose n’est
nullement limitée du fait qu’elle ne l'impose qu'à certains Individus
seulement.
D'autre part, c'est l’étendue et le mouvement, communs à tous les
corps, qui imposent nécessairement et universellement à tous les
corps d’un certain degré de composition, et à eux seuls, une certaine
texture sut generis qui leur est propre et commune, c’est-à-dire une
certaine relation interne du mouvement des parties et des parties de
leurs parties à l’infini, relation qui, étant nécessairement et mécani­
quement commandée par le degré de leur composition, se retrouve
nécessairement identique en eux tous, et aussi dans la partie et dans
le tout de chacun. Et c'est précisément parce que l’étendue et le
mouvement sont, pour l’universalité des corps, pareillement dans la
partie et dans le tout, que la relation spécifique qui, dans un Individu
donné, résulte nécessairement de son degré de complication, se
retrouve pareillement, avec la même nécessité, dans son tout et dans
ses parties, co^mme dans le tout et dans les parties de tout Individu
du même ordre de complication.
Enfin, bien que 1’interaction universelle de tous les corps moins
compliqués soit sous-jacente à l'interaction universelle des Individus
de l'ensemble supérieur, elle ne peut par elle-même rendre compte
de la propriété commune propre à ceux-ci, puisque, par hypothèse,
elle est étrangère au type de relation plus complexe que cette pro­
priété exprime et qui n'appartient qu’à eux seuls, ce type n'étant
possible qu’en vertu de leur degré de complication. Il y a, en consé­
quence, un univers des corps inertes qui n'est justiciable que des
relations des corps inertes, un univers des animaux qui est en outre
justiciable des relations animales, un univers des hommes qui est en
outre justiciable des relations humaines, celles-ci fondées sur les pro­
priétés communes propres aux seuls Corps humains. Et il est tout
aussi absurde de vouloir rendre compte des relations humaines par
les seules relations de la mécanique des corps simples que de conce­
voir celles-ci en fonction de celles-là ; car les lois de la combinaison
simple sont aussi peu habilitées à rendre compte par elles seules des
effets de la combinaison complexe que ne' le sont les lois de la
combinaison complexe à rendre compte des effets de la combinai­
son simple. D ’où la nécessité « dans l’étude des choses naturelles [...]
de s'attacher avant tout à la découverte des choses les plus univer­
selles qui sont communes à la N ature entière, à savoir le mouvement
et le repos, et leurs lois et leurs règles que la N ature observe tou­
jours et par lesquelles elle agit continuellement, pour s'élever graduel­
LA RAISON 347

lement à partir d'elles aux autres choses moins universelles > 35


D 'où l’irrecevabilité d'une science comme celle d'Aristote, qui conçoit
la physique à partir de la biologie ; — conséquence que Spinoza n'a
pas, il est vrai, expressément développée, mais qui est impliquée
évidemment dans sa théorie.

§ XV. — Alors q u ’Aristote fondait dans l'indivisibilité de la forme


l’identité, dans la partie et dans le tout, des propriétés de l'espèce,
Spinoza la fonde sur la loi de proportion constante du mouvement
et du repos entre les parties composantes d'un Individu, la forme
de l'espèce étant cette loi même en tant qu'elle régit pareillement
chacun des Individus d'un certain groupe. De là résulte, entre les
Individus de ce groupe, une communauté fondée sur la similitude
de la loi qui gouverne en chacun d'eux le mouvement de leurs par­
ties ; enfin, la communauté de leurs Ames repose sur la perception,
dans les affections causées par l'action de leurs corps les uns sur les
autres, des propriétés communes à ces corps. D'où, entre les Indi­
vidus de la même espèce, une solidarité infrangible, analogue à celle
des mouvements des parties par lesquelles ils sont chacun cons­
titués, solidarité fondée en dernière analyse sur la substance infinie,
dont la puissance impose à tous et à chacun la loi de proportion des
mouvements qui définit leur individualité.
Cette solidarité infrangible des Individus de la même espèce est
l’image, dans le divisible, de l’indivisibilité de la substance, « l'unité
de la substance établissant d'ailleurs une liaison encore plus étroite
de chacune des parties avec son tout, [...} puisqu’il découle de la
nature infinie de la substance que chacune des parties appartient
à la nature de la substance corporelle et ne peut sans elle ni exister
ni être conçue > 35
*
**

§ ^ V I. — D e la Proposition 39 résulte un Corollaire vers lequel


tout converge : « II suit de là que l’A m e est d’autant plus apte à 345

34. Théol. Pol., ch<Jp. VII, Ap., II, pp. 156-157, Geb., 111, p. 102,
1. 21-25.
35. Lettre XXXII, à Oldenburg, Ap, III, pp. 239-240, Geb., IV, p. 173,
1. 8-14, cf. supra, chap. VI, S XXIII, pp. 187 sqq. — Tel n'est pas, en effet,
le cas de l'Individu, puisqu'une partie entrant dans sa composition peut exis­
ter hors de lui et continuer à exister après s'être séparée de lui (cf. dém.
de la Prop. 24). Au contraire, une partie quelconque des choses ne peut
exister ni être conçue indépendamment de la substance, puisqu'elle est
son effet et que, tenant d'elle toute son existence, elle serait anéantie si
on la séparait d'elle. Spinoza, dans cette Lettre, renvoie à la Lettre IV
(Ap., III, p. 120, Geb., IV, p. 14, 1. 19-20), où il est dit que « si une seule
partie de la matière était anéantie, tout aussitôt l'Etendue entière [il s’agit
348 DE LA NATIJRE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

percevoir adéquatement u n plus grand nombre de choses 36 que son


Corps a plus de propriétés communes avec d’autres corps » 36bi‘.

A) On peut par là déterminer « la supériorité d’une Ame sur


les autres » et ce « en quoi l’Ame humaine diffère des autres et
l’emporte sur elles » (cf. Scolie de la Prop. 13) ”
En effet, puisque tous les Individus d’un même degré de complexité
ont chacun les propriétés exprimant ce degré, propriétés qui leur
sont communes et n’appartiennent qu’à eux, les Individus du premier
degré, c’est-à-dire composés de corps simples, n’ont entre eux rien
de commun, hors l’étendue, le mouvement, les relations mutuelles
des corps simples, et cette proportion constante de mouvement et
de repos qui, à ce plus bas degré de complication, fonde pareillement
en chacun l’union des composants en un Individu. Les âmes de ces
Individus auront donc un très petit nombre de notions communes.
Elles n’accéderont qu’aux notions communes absolument universelles
(d’étendue, de mouvement, de repos, de vitesse, de lenteur) et qu’à
une seule notion commune propre : celle qui, en chaque Individu
de ce groupe, constitue la loi de son individualité, loi qui est
pareillement en chacun d’eux, à savoir une certaine proportion cons­
tante, spécifique aux Individus de ce groupe, de mouvement et de
repos entre les parties. Au contraire, les Individus très complexes,
comme les Corps humains, auront en commun, outre la propriété
universelle de l’étendue, du mouvement et du repos, les diverses
lois de composition et d’union qui fondent en eux, tant les divers
Individus dont ils sont composés, que leur propre individualité.
Or, comme les divers types d’individualité, du plus simple au plus
complexe, sont une multitude infinie, comme l’individualité supérieure
embrasse en elle, à titre de composants hiérarchisés, les divers types

là de l’Etendue substance] s’évanouirait ». Argument tout différent, visant


à exclure, de la substance Etendue, la divisibilité, c’est-à-dire la partition.
Ici, ce n’est pas la partie des choses, effets de la substance, qui s’évanouirait
si on la séparait de la substance, c’est la substance qui s’évanouirait si
on séparait d’elle une partie. L’Individu, au contraire, subsiste si l’une de
ses parties est anéantie, pourvu qu’elle soit remplacée par une autre de
même nature (Scol. de la Prop. 13, Lemme 4), ou, plus généralement,
quand le changement de ses parties ne modifie en rien, entre ses parties, le
rapport de mouvement et de repos par quoi il se définit. Ces deux argu­
ments, quoique différents, coïncident au fond, car l’indivisibilité de la
substance enveloppe l’absolue infinité des modes en lesquels se divise son
effet, donc l’impossibilité d’en retrancher un seul, cf. supra, t. I, pp. 214­
216, 505 sqq. Cette impossibilité peut également se démontrer par la
Proposition 21 du Livre 1.
36. Plura, un plus grand nombre, et non plusieurs, comme traduit
Appuhn, p. 205.
36bis. Et non « avec les autres corps », comme traduit Appuhn, p. 205.
37. Ap., p. 150, Geb., II, pp. 96-97.
LA RAISON 349

inférieurs, comme, enfin, autant de propriétés communes propres


correspondent à ces différents types, il en résulte que les propriétés
communes comprises dans les Individus du groupe supérieur sont
infinies. Corrélativement sont infinies les idées de ces propriétés,
c'est-à-dire les notions communes propres à leurs Ames. Par où l'on
comprend que « l'Ame soit d'autant plus apte à percevoir adéqua­
tement un plus grand nombre de choses que son Corps a plus de
propriétés communes avec d'autres corps ».
Ainsi, l'Ame humaine a en elle toutes les notions communes, tant
universelles que propres, nécessaires pour s'élever dans la hiérarchie
des sciences de la nature, laquelle reflète la hiérarchie des Individus
selon l'ordre de leur complexité croissante. Elle pourra donc s'élever
de la géométrie pure à la physique, puis à la physiologie végétale,
puis à la physiologie animale, puis à la physiologie humaine. Au
contraire, les âmes des Individus inférieurs, à supposer — ce qui
n’est pas — qu'elles eussent une force de penser suffisante pour être
capables de science, ne pourraient jamais s'élever au-dessus de la
mathématique pure ou de la physique des corps élémentaires. D 'autre
part, lorsque les corps de ces Individus sont affectés par les corps
des Individus supérieurs, ce que leur affection peut renfermer de
commun avec eux se réduit au minimum, c'est-à-dire aux combinai­
sons primaires qu'on retrouve partout. Cependant, lorsque l'affection
reçue renferme un très grand nombre d'éléments communs au Corps
affecté et au Corps affectant et que, corrélativement, les idées adé­
quates sont en très grand nombre dans l'Ame percevante, il n’en
résulte pas que soit adéquate la perception de la chose singulière en
tant que singulière, car cette chose comprend en elle, outre les
éléments communs à notre Corps (adéquatement perçus), des élé­
ments qui, constituant sa singularité, lui sont hétérogènes (inadé­
quatement perçus, ou non perçus) .
B) Dans ce qui précède, on a examiné comment, en vertu du
Corollaire de la Proposition 39, on peut, pour reprendre l'expression
du Scolie de la Proposition 13, déterminer la supériorité d'une âme
sur les autres. Il s'agit là, soit, lorsque le m ot âme est orthographié
avec une minuscule 3839, de la supériorité d'une âme quelconque à
l'égard d'autres âmes quelconques, soit, lorsque le mot A m e est
orthographié avec une majuscule 3®, de la supériorité de l'Ame hu­
maine à l'égard des âmes non humaines. Cette supériorité, on l'a vu,
tient en général à ce que l'âme d'un corps . plus complexe qu'un

38. Eth., II, Scol. Prop. 13, « Praestantiam unius mentis prae aliis
cognoscere », Ap., p. 150, Geb., II, p. 97, 1. 13-14.
39. Ibid. : « [determinare] quid Mens humana reliquis intersit, quidque
reliquis praestet », Geb., ibid., 1. 3-5.
350 DB LA NAllJRB ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

autre a en elle plus de notions communes propres que l'âme de


cet autre, du fait que le corps dont elle est l’idée a plus que cet autre
de propriétés communes avec certains corps.
Toutefois, cette conséquence, si intéressante soit-elle, n’est pas la
plus importante. Certes, elle est importante du point de vue cosmo­
logique, mais elle l’est infinim ent moins du point de vue psycholo­
gique et humain, point de vue qui domine dans le Livre II de
l'Ethique. L’Ame humaine, en effet, est seule à accéder à la Raison,
et, dans les âmes des êtres « irrationnels » (bruta), les notions com­
munes propres, qu’elles soient plus ou moins nombreuses, restent
lettre morte et soustraites à toute conscience expresse ; comme le
sont aussi, en elles, les notions communes universelles et l'idée de
Dieu, nécessairement latente, elle aussi, au fond d’elles (Prop. 45
et 46). Qu’importe alors que, dans ces âmes, les notions communes
propres soient nombreuses ou non ?
Aussi le Corollaire de la Proposition 39 vise-t-il avant tout ce
qui constitue la supériorité d ’une A m e humaine sur une autre A m e
humaine. Cette supériorité-là est celle qui intéresse véritablement
YEthique, celle dont les conditions de possibilité permettent de
déterminer ce qui est utile à l’homme 40 et dont la réalisation est
commandée par les dictamina Rationis du Livre IV.
En ce qui concerne les notions communes universelles, toutes les
Ames humaines sont égales, puisqu’elles perçoivent toutes clairement
et distinctement les propriétés communes à tous les corps ( Coroll.
de la Prop. 38). C’est par là que ces Ames sont rationnelles, c’est-à-dire
humaines. C’est en quoi, parmi les hommes, pour parler comme
Descartes, « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
Mais, en ce qui concerne les notions communes propres, ll en va
autrement, et le Corollaire de la Proposition 38 ne leur est pas
applicable, car les Ames humaines n’en perçoivent pas toutes autant ;
elles en perçoivent « d'autant plus que leur Corps a plus de propriétés
communes avec certains corps ». Mais comment un Corps humain
peut-il avoir plus qu’un autre Corps humain de propriétés communes
avec certains corps, alors que de telles propriétés s’expliquent en
lui par ce qui définit physiquement tout Corps humain ? Un corps
quelconque a plus qu’un autre corps de propriétés communes avec
certains corps en tant qu’il a une plus grande complexité que cet
autre et, de ce fait, un rapport de mouvement et de repos entre ses
parties différent de celui qui régit les parties de cet autre. Pour
avoir plus de ces propriétés qu’un autre Corps humain, un Corps
humain devrait donc avoir entre ses parties un rapport de mouvement
et de repos différent de celui qui régit les parties de cet autre. Mais
alors il serait plus qu’un Corps humain et, de ce fait, n’en serait plus

40. Eth., IV, Prop. 38 et 39, Ap., pp. 498, 500-501.


LA RAISON 351

un “ Bref, l’essence du Corps d’un Individu humain est inconce­


vable si elle diffère de ce par quoi se définit l’essence de tout Corps
humain. En conséquence, on ne verrait pas comment un Corps humain
pourrait avoir plus qu’un autre Corps humain de propriétés com­
munes avec certains corps.
Spinoza a répondu à cette difficulté dès le Court Traité : soit 1
à 3 le rapport de mouvement et de repos entre les parties de tout
Corps humain, ce rapport peut varier et le Corps humain changer
tout en restant un Corps humain, pourvu que cette variation soit
mineure et reste dans les limites de 1 à 3 42• Tout Individu humain
a donc une essence propre qui diffère de l’essence des autres par un
rapport différent de mouvement et de repos entre les parties de
son Corps, mais cette différence singulière reste toujours, en lui
comme dans les autres, dans les limites du rapport qui définit
l’essence de tout Corps humain. On conçoit ainsi que le Corps de
certains Individus humains puisse plus que d’autres avoir des pro­
priétés communes avec certains corps, et que corrélativement leurs
Ames soient plus aptes à percevoir plus de choses adéquatement.
On conçoit aussi que, au cours de son existence, puisse se modifier
dans le Corps humain le rapport de mouvement et de repos entre
ses parties de sorte qu’en lui une certaine nature fasse place à une
autre, comme, par exemple, lorsque dans l’homme le Corps de l'en­
fant devient le Corps de l’adulte, sans que, pourtant, s’anéantisse en
lui la forme du Corps humain, et par conséquent la forme de
l’homme, dès lors que la modification de ce rapport n’excède pas les
limites au delà desquelles périrait la forme du Corps humain “ On 4123

41. « Ce [...] qui fait que le rapport de mouvement et de repos existant


entre les parties du Corps humain se conserve, conserve aussi la forme du
Corps humain et fait par conséquent [...] que le Corps humain puisse être
affecté de beaucoup de manières et affecter les corps extérieurs de beaucoup
de manières [...] Ce qui fait qu'entre les parties du Corps humain s’éta­
blisse un autre rapport de mouvement et de repos fait aussi [ ...] qu'une
forme nouvelle se substitue à celle du Corps, c'est-à-dire fait [...] que le
Corps humain soit détruit et en conséquence perde toute aptitude à être
affecté de beaucoup de manières... » Eth., IV, Prop. 39, dém., Ap., pp. 500­
501, Geb., 11, pp. 239-240.
42. Court Traité, Il, Préface, Ap., 1, pp. 97-98, Geb., 1, pp. 52-53.
43. « Il faut [...] noter ici que la mort du Corps, telle que je l’entends, se
produit quand ses parties sont disposées de telle sorte qu'un autre rapport de
mouvement et de repos s'établisse entre elles. Je n'ose nier, en effet, que le
Corps humain, bien que le sang continue de circuler et qu'il y ait en lui
d'autres marques de vie, puisse néanmoins changer sa nature contre une autre
entièrement différente [souligné par nous]. Nulle raison ne m'oblige à admet­
tre qu'un Corps ne meurt que s'il est changé en cadavre ; l'expérience même
semble persuader le contraire >. Spinoza se réfère alors aux changements de
personnalités dus à l'amnésie. « Que dire des enfants ? ajoute-t-il. Un homme
d'âge plus avancé croit leur nature si différente de la sienne qu'il ne pourrait
se persuader qu’il a jamais été enfant, s'il ne faisait d'après les autres une
352 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

conçoit enfin la possibilité et la légitimité du dictamen Rationis qui


commande à chaque Individu h ^ a i n de s'efforcer de modifier son
Corps, pour qu'en lui la nature de l’enfant fasse place à la nature de
l'adulte et, si possible, la nature de l'ignorant à la nature du Philo­
sophe 44.

’*
**

C. Notions déduites des notions communes

§ XVII. — Outre les notions communes, tant universelles que


propres, la connaissance rationnelle comporte toutes les idées qui

conjecture sur lui-même », Eth., IV, Scol. de la Prop. 39, Ap., p. 503,
Geb., II, p. 240, 1. 15-31. Cf. aussi, V, Scol. de la Prop. 39, Ap., p. 652,
Geb., II, p. 305. — On doit concevoir que, entre les essences des Individus
humains, il y a, toute proportion gardée, une différence analogue, sinon
de même ordre, à celle qu'il y a entre la nature humaine et la nature des
bêtes : « ... les affections des vivants que l'on dit privés de raison [ ...}
diffèrent des affections des hommes autant que leur nature diffère de
l'humaine », mais, « bien que chaque individu vive dans le contentement
et dans l'épanouissement de sa nature telle qu'elle est formée, cette vie
dont chacun est content et cet épanouissement ne sont rien d'autre
que l'idée ou l'âme de cet individu [souligné par nous], et ainsi l'épa­
nouissement de l'un diffère de l'épanouissement de l'autre autant que la
nature ou l'essence de l'un diffère de la nature ou essence de l'autre ; [ ...}
la différence n'est pas petite entre l'épanouissement dont un ivrogne, par
exemple, subit l'attrait et l'épanouissement auquel est parvenu un Philosophe »,
Eth, III, Scol. de la Prop. 57, Ap., p. 370, Geb., II, p. 187. Cf. infra, Appen­
dice n° 6, L'Ame du cadavre.
44. « Dans cette vie nous faisons effort avant tout pour que le Corps
de l'enfance se change, autant que sa nature le souffre et qu’il lui convient
[souligné par nous}, en un autre ayant un très grand nombre d'aptitudes
et se rapportant à une Ame consciente au plus haut point », etc., Eth., V,
Scol. de la Prop. 39, Ap., p. 652, Geb., p. 305. « Autant que sa nature
le souffre et qu’il lui convient », c'est-à-dire de telle sorte que son passage
de la nature de l'enfant à la nature de l'adulte s'effectue dans les limites
de la proportion de mouvement et de repos entre ses parties qui définit
l'essence de tout Corps humain. Ce qui est en plein accord avec ce texte
de la Préface du Livre IV : « Si je dis que quelqu'un passe d'une moin­
dre perfection à une plus grande ou inversement, je n'entends point par
là que d'une essence ou forme il se mue en une autre : un cheval, par
exemple, est détruit aussi bien s'il se mue en homme que s'il se mue en
insecte ; c'est sa puissance d'agir, en tant qu'elle est ce qu'on entend par
sa nature, que nous concevons comme accrue ou diminuée », IV, Pré­
face, Ap., p. 426, Geb., Il, p. 208, 1. 24 sqq. En effet, quand le rapport
du mouvement et du repos entre les parties du Corps d'un individu humain
se modifie de telle sorte que ce Corps devienne apte à avoir plus qu'un
autre Corps humain des propriétés communes avec certains corps et que,
de ce fait, l'individu, accroissant, avec sa capacité de connaissance adéquate,
sa puissance d'agir, change sa nature, il ne change en rien sa nature d'homme
LA RAISON 353

s’en déduisent : « Les choses que nous connaissons clairement et


distinctement sont, ou les propriétés communes des choses, ou ce
qui s’en déduit » “ C’est ce qu’exprime la Proposition 40, mais dans
une form ule beaucoup plus générale : « Toutes les idées qui suivent
dans l'Am e des idées qui sont en elles adéquates sont, elles aussi,
adéquates ». — C’est l'évidence même, car, quand nous disons que
dans l’Ame humaine une idée suit d’idées qui sont adéquates dans
cette Ame, nous ne disons rien d’autre sinon (Coroll. de la Prop. 11)
que, dans l’entendement même de Dieu, est donnée une idée dont
Dieu est la cause, non en tant qu’il est infini, ni en tant qu’il est
affecté de beaucoup d’idées de choses singulières, mais en tant seule­
ment qu’il constitue l’essence de notre Ame. — Bref, les idées déduites
des idées adéquates, étant entièrem ent comprises dans des idées qui,
elles-mêmes, sont entières dans notre Ame, sont ipso facto, elles aussi,
entières dans notre Ame et, par conséquent, adéquates.
Par le même Corollaire de la Proposition 11, on peut démontrer
également que ce qui découle d’une idée inadéquate est inévita­
blement inadéquat (cf. III, dém. de la Prop. 1 et V , dém. de la
Prop. 28) 46, et qu’ainsi la connaissance inadéquate, non seulement
est l’unique cause de la fausseté, mais ne peut jamais conduire
au vrai.
La Proposition 40 est absolument générale : elle englobe, outre
les idées qui se déduisent des notions communes relatives aux corps,
toutes celles qui se déduisent d’autres notions communes, et même
d’idées qui ne sont pas des notions communes, comme l’idée de Dieu.
Extension légitime, puisque la Proposition 38 déduit l’adéquation de
la connaissance, non pas simplement des propriétés communes aux
corps, mais plus généralement de ce qui est commun à toutes choses
et est pareillement dans la partie et dans le tout ; ce par quoi sont
englobés, outre les propriétés communes aux corps, toute autre pro­
priété commune quelconque, et Dieu lui-même, ainsi qu’en témoigne
la démonstration de la Proposition 46.
Par là est posée l’unité et l'homogénéité de la sphère des idées
rationnelles opposées en bloc aux idées imaginatives. Quelle que
soit la diversité de leurs objets, les idées rationnelles sont de nature
identique dans les Ames humaines ; elles y sont pareillement parfaites

dès lors que le changement produit dans le rapport du mouvement et du


repos entre les parties de son Corps n’excède pas la limite au delà de laquelle
s'anéantit la forme de tout Corps h u ^ in . Sur ces questions, cf. aussi supra,
chap. VII, § XVI, pp. 217 sqq., chap. VI, § II, pp. 143 sqq.
45. V, Prop. 12, dém., Ap., p. 613, Geb., II, p. 289, 1. 27-29. - La
démonstration de cette Prop. 12 renvoie à la Définition de la raison :
c (Vide rationis Definitio, in 2. Schol. Prop. 40, p. 2) », Geb., II, p. 289,
1. 28-29.
46. Cf. supra, chap. X, § XV, p. 322.
354 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L'ÂME

et absolues, posées du dedans par Dieu seul, et non en même temps


du dehors par la chaîne infinie des causes finies. De ce fait, à
l'unité objective du système de la connaissance rationnelle, corres­
pond l’unité subjective des individus humains 47 C’est l’unité de
l’entendement opposée à la discordance de l’imagination 4S, l’unité du
vrai opposée à la bigarrure du faux : veritas una, error multiplex.
*
**
§ ^V III. — En quoi consiste essentiellement l’intérêt des trois
Propositions précédentes ?
En déduisant les notions communes fondamentales de la Raison à
partir des propriétés communes des corps, elles ont résolu le pro­
blème de leur origine, selon la méthode même qui avait permis de
résoudre un problème analogue pour les idées imaginatives, c'est-à-
dire selon la réplication Corps-idée du Corps, fondée en Dieu par le
Corollaire de la Proposition 7 du Livre Il. Elles ont résolu en même
temps le problème de leur nature, en établissant leur adéquation
par le Corollaire de la Proposition 11, celui-là même par lequel se
démontre l’inadéquation des idées imaginatives. Ce faisant, elles ont
établi en quel sens sont adéquates les idées des affections du Corps,
alors que les Propositions précédentes avaient démontré en quel sens
elles sont inadéquates.
Elles ont par là mis en relief, d'une part, le contraste entre la
Raison, connaissance adéquate, et l’imagination, connaissance inadé­
quate, et, d'autre part, le caractère intermédiaire de la Raison, transi­
tion entre l'imagination et l'entendement pur. L’origine des notions
communes, comme celle des idées imaginatives, s’explique, en effet, à
partir de l’affection du Corps humain, sauf que, pour ces dernières,
l'affection est considérée comme causée par ce qu’il y a de singulier
dans le corps affectant, tandis que pour les premières elle est
considérée comme causée par ce qu’il y a en lui de commun avec le
Corps affecté. C’est pourquoi, les notions communes de la Raison,
enveloppées dans toutes les perceptions imaginatives, paraissent en
émerger " 4789

47. IV, Prop. 35, 36, 37.


48. Il, Scol. de la Prop. 18, 1, Appendice, Ap., pp. 114-115, Geb., Il,
pp. 82-83, IV, Prop. 33-34.
49. Comparer avec Hobbes, De Corpore, 1, chap. VI, § IV : la science,
consistant à connaître par les causes, doit d'abord se préoidc:iuper de ces
Universalia présents dans tous les corps, causae omni ^ te ria e communes,
qui, contenus dans la nature des choses singulières, doivent en être extraits
par la raison, per resolutiones, Op. lat, 1, p. 61. Quant aux figures géomé­
triques, elles ne sont pas conçues comme tirées empiriquement des corps,
mais comme déduites a priori de ces notions universelles sans référence
à eux (cf. Hobbes,.Examinatio et emendrtio mathematicae hodiernae,
IT Dia!.).
LA RAISON 355

Il résulte de là que beaucoup ont cru qu’elles en provenaient,


selon l’adage scolastique : N ih il est in intellectu quod non prius
fuerit in sensu, entendu de la façon la plus littérale. Il s’en faut
cependant qu’elles soient d’origine et de nature empiriques, bien que
l’expérience soit nécessaire à leur révélation en nous. Si, en effet,
il y a conjonction de l’idée imaginative et de la notion commune en
tant qu’elles sont, l’une et l’autre, présentes dans la perception des
affections du Corps humain, il y a entre elles une disjonction
radicale en tant que l’une est l’idée confuse d’une chose singulière
existant dans la durée et l’autre la notion claire et distincte d’une
propriété éternelle. Par là même, cette notion a un caractère d’uni­
versalité a priori qui l’oppose aux imaginations particulières a pos­
teriori, et la Raison la conçoit « sans aucune relation au temps et
comme possédant une certaine sorte d’éternité » (cf. dém. du
Coroll. 2 de la Prop. 44).
En conséquence, Spinoza pourra établir ultérieurement que cette
notion, tout en ayant son origine et son fondement dans les percep­
tions imaginatives, dans la mesure où celles-ci l’enveloppent, trouve
en elles sa condition nécessaire, mais non sa condition suffisante.
Elles sont ce sans quoi nous ne pourrions nous élever à elle, — et
c’est ainsi que plus un Corps, par sa constitution, permet à l’Ame de
percevoir plus de choses à la fois, d’autant plus de notions communes
cette Ame est apte à concevoir 5051, — mais elles ne sont pas ce
par quoi nous la concevons effectivement. Nous ne la concevons,
en effet, que par un acte de l’intelligence, qui dépend de la seule
puissance de l’Ame. C’est ce qu’indiquait déjà la fin du Scolie de
la Proposition 29 : « toutes les fois que l’Ame est déterminée du
dedans (interne), du fait qu’elle contemple plusieurs choses à la fois,
à concevoir (intelligendum) leurs convenances, leurs différences, leurs
oppositions [...], elle considère les choses clairement et distincte­
ment ». C’est ce qui découle immédiatement de la nature même de
la notion rationnelle, qui, étant en nous adéquate, absolue et parfaite
(cf. Prop. 34) ne peut être produite que par notre entendement de
façon absolue, c’est-à-dire spontanément du dedans, et non reçue
passivement du dehors comme le résultat, confusément enregistré,
des perceptions imaginatives. Ce par quoi nous comprenons que,
dès qu’elle affleure à la conscience imaginative, elle doive s’accomplir
authentiquement, non seulement de façon conforme à sa nature, par
un acte de l’entendement pur, mais encore de façon conforme à la na­
ture de son objet, lequel, n’étant pas conditionné par la série infinie
des causes singulières, est fondé de façon inconditionnée, c’est-à-dire
absolument, dans l’attribut qui lui est sous-tendu “'. — C’est, enfin,
50. Cf. supra, chap. VII, § pp. 217 sqq.
51. Ce rapport entre la Raison et l'imagination n'est pas sans quelque
analogie avec le rapport de l'intellect agent et de l'intellect patient chez
356 DE LA NATITRE E T DE L'ORIGINE DE L'ÂME

ce qui sera démontré plus tard, dans le Livre III, Prop. 1 et 3, lorsque,
conformément à l'ordre, le moment sera venu de déterminer le
rapport de la puissance et du comportement (actif ou passif) de
l'Ame avec la nature adéquate ou inadéquate de l'idée qu’elle conçoit.
Ainsi, par la nature des notions qui la fondent, la Raison apparaît
bien comme le point où s'opère le contact entre l'imagination, lieu
de la perception des affections du Corps humain existant en acte,
et l’entendement, qui, partie éternelle de l’entendement infini, cons­
titue l'essence de l'Ame humaine, prise indépendamment de l'existence
de son Corps dans la durée.

§ XIX. — En vertu de cette situation intermédiaire, les notions


communes qui viennent d’être déduites, c'est-à-dire les idées des
propriétés communes des corps, pareillement dans les perceptions
sensibles des corps, sont représentables imaginativement tout autant
qu’elles sont concevables selon leur vérité par le seul entendement 02
C'est pourquoi les hommes les aperçoivent nécessairement toujours
avec clarté. En revanche, ils ne saisissent d’abord que confusément
les notions échappant à leur imagination, par exemple l’idée de
Dieu, car ils les confondent, au moins en paroles, avec les images,
lesquelles, par leur perpétuelle présence, obsèdent et captivent leur
Ame (Scolie de la Proposition 47). Et comme ces notions sont sans
commune mesure avec les images, leur vérité est par là entièrement
corrompue. Au contraire, l’imagination est pour la notion commune
d’une propriété des corps un support, et non un obstacle 02 A son
évidence intellectuelle, elle ajoute une évidence sensible, qui permet
en quelque sorte de la voir par les yeux du Corps en même temps que
par ceux de l’esprit. Mais il arrive que, l’évidence intellectuelle n’étant
pas distinguée de l’évidence sensible, la notion soit considérée comme

Aristote, ni sans rappeler la doctdrine stoïcienne des notions communes.


Cf. infra, Appendices n° 12 et 13.
52. Par exemple, on imagine et en même temps on conçoit par l'enten­
dement que les corps les plus subtils pénètrent tous les autres et ne sont
pénétrés par aucun, cf. De int. emend, Ap., I, § XLII, p. 259, Geb., II,
p. 28, 1. 14 sqq.
53. Ce qui n'implique pas, cependant, que la représentation imaginative
des notions mathématiques nous mette définitivement à l'abri de toute
erreur, cf. Scol. de la Prop. 47, voir plus bas, chap. XIV, § XII, B, pp. 430
sqq. — L'unique cause de l'erreur en mathématique, c'est, au contraire, l'ima­
gination, bien que celle-ci soit ici un auxiliaire quasi indispensable en nous
permettant de construire les notions in concreto. — Sur les erreurs qui s'intro­
duisent dans la -connaissance de l’étendue lorsque l'imagination n'est pas
distinguée de l’entendement, cf. De int. emend, Ap., 1 § XLVI, p. 266, sub. fin,
Geb., II, p. 32, 1. 35, p. 33, 1. 1-7. — C'est l'imagination qui, confondant le
mode et la substance, a conduit les scolastiques et Descartes à concevoir l'éten­
due comme divisible en une multitude de parties réellement ditinguées. Cf.
supra, t. I, Appendice n° 9 : La lettre XII, sur l’Infini.
LA RAISON 357

donnée a posteriori par l’imagination, alors qu’elle a son origine a


priori dans l’entendement. O n est alors conduit à renverser l’ordre
d’où procède toute science légitime H

Descartes aussi avait m arqué que l’imagination renforce de son


évidence propre l’évidence intellectuelle des notions géométriques,
et que celles-ci sont, de ce fait, plus faciles à concevoir que les notions
métaphysiques 54 5 56 Mais il en tirait des conséquences que Spinoza
récuse, car il opposait radicalement la substance Etendue, qui, pouvant
s’imaginer, est divisible, à la substance Pensée et à la substance divine,
qui, ne le pouvant pas, sont indivisibles. D ’où cette hétérogénéité
radicale entre la matière et l’esprit, qui fonde les conceptions tradi­
tionnelles de Dieu et des rapports de l’Ame et du Corps. Au contraire,
on l’a vu, toutes les substances pour Spinoza sont en soi pareillement
indivisibles, et divisibles seulement dans leurs modes, de sorte que
l’^ m e est divisible comme le Corps, et composée d’autant de parties
que lui (Prop. 15). La possibilité d’imaginer les propriétés communes
des corps n’im plique donc pas que la substance Etendue ne puisse
être, tout autant que la substance Pensée, un attribut de la substance
divine infiniment infinie.
*
**

D. Considérations sur l’ensemble des notions précédemment déduites


§ — Au début d’un premier Scolie, qui ne dissimule pas
son caractère digressif, Spinoza indique qu’il a « expliqué par ce qui
précède la cause des Notions appelées Communes et qui sont les
principes de notre raisonnement » “
Quelle est cette cause ? C’est la nécessité pour les propriétés com­
munes, universelles (Prop. 38), propres (Prop. 39), et pour ce qui
s’en déduit (Prop. 40), d’être, en vertu de leur identité dans la partie
et dans le tout, perçues adéquatement par tous (tous les hommes,
Prop. 38, tous ceux dont le Corps est d'une complexité supérieure,
Prop. 39), Dieu produisant nécessairement dans l’Ame de chacun
d’eux les idées entières de ces propriétés.

54. « Quand nous ne distinguons pas entre l’imagination et l’entendement,


nous croyons que ce qui est plus facilement imaginé est aussi plus clair pour
nous, et ce que nous imaginons, nous croyons le connaître. Par suite, nous
mettons devant ce qui doit venir après, l’ordre vrai suivant lequel il nous
faut avancer est renversé et aucune conclusion légitime n’est possible », De
int. emend, Ap., I, § x l v i i i ,, p. 268, Geb., II, p. 33, 1. 8 sqq.
55. Descartes, Secondes Réponses, A. T., IX, pp. 122-123, Regulae, R. 12,
A. T., X, p. 417 ; cf. aussi, p. 413.
56. « His causam Notionum quae Communes vocantur, quaeque ratiocinii
nostri fundamenta sunt, explicui », Scolie 1, Ap., p. 207, Geb., II, p. 120,
1. 15-16. « Fundamenta Rationis », cf. supra, § III, p. 326, notes 1 et 2.
358 DE LA NATIJRE E T DE L'ORIGINE DE L'ÂME

« On les appelle Communes ». Par là Spinoza se réfère à une


dénomination traditionnelle, et se confronte implicitement à des
doctrines reçues. On peut conjecturer que — parmi une multitude
d'autres philosophes qui s'accordent sur le nom sans s'accorder tou­
jours sur la chose 57 — il songe plus particulièrement à Aristote,
aux Stoïciens et \ Descartes, tous trois créateurs de logiques ori­
ginales.
Elles sont principes de notre raisonnement. De ce fait, elles sont
premières. Et celles qui ont pour objets des propriétés communes à
certains corps seulement (Prop. 39) le sont tout autant que celles
qui ont pour objets des propriétés communes à tous les corps
(Prop. 38), puisque, comme celles-ci, elles sont les fundamenta
ratiocinii nostri. Rendant possibles les démonstrations, ces deux sortes
de notions doivent être considérées elles-mêmes comme indémon­
trables, c'est-à-dire comme connues de soi. D'elles se déduisent une
multitude d'autres idées qui sont, elles aussi, adéquates (cf. Prop. 40),
et qui, par rapport à elles, apparaissent comme des notions secondes,
mais que Spinoza ne dénomme pas ainsi, Secundae et Primae notiones
désignant chez lui, comme on le verra bientôt 5859, tout autre chose.

§ ^ X I. — Incontestablement, les notions communes sont tradi­


tionnellement tenues pour les principes de notre raisonnement.
Ainsi, pour les Stoïciens, dont Spinoza a particulièrement subi
l'influence, ces notions sont quasiment (quasi) les fondements de la
science, laquelle naît et se développe à partir d'elles. Elles ne sont
pas seulement la source des principes : elles ouvrent aussi de plus
larges voies à la découverte de la vérité 59 Aussi la pensée discur­
sive est-elle la Raison même s'exprimant en raisonnements et en
discours (comp. avec la Prop. 40), et Chrysippe a-t-il pu aller
jusqu'à la dire « source de la raison » 60.
Pour Aristote, elles sont les principes de toutes nos démonstrations,

57. Aristote, An. post., 1, 2, etc.; Stoïciens : cf. Cicéron, Acad., II, c. 11,
§ XLII : « Quod natura quasi normam scientiae et principium sui [scientiae]
dedisset unde postea notiones rerum in animis imprimerentur ; e quibus non
principia so!um, sed latiores quaedam ad rationem inveniendam viae reperien-
tur » ; cf. De fmibus, II, c. 10, § XXXIII ; « Notiones communes, seu xoi vaj
êvvoiai [...,] nobis imprimuntur, sine quibus nec intelligi nec quaeri, nec
disputari potest », Acad, I, II, c. 7, § XXI ; Euclide Je Mathématicien :
xowal êvvoiat , Elementa, I, 1, etc.; différents auteurs juifs, en particulier
Maimonide (cf. Wolfson op. cit, II, pp. 119 sqq). ; saint Thomas : « Mani-
festum est enim, quod prima demonstrations principia sunt communes animi
conceptiones, quae intellectu percipiuntur», De Anima, art. 14, ad 17 m, etc. ;
Descartes, Principes, 1, art. 13, 18, etc.
58. Cf. infra, § x x i i , p. 364, note 84.
59. Cf. Cicéron, De Legibus, I, 10, sub. fin., Ac., II, 11, § XLII.
60. Cf. Arnim, Stoïcorum veterum fragmenta, II, 894, cf. 840.
LA RAISON 359

et à ce titre, indémontrables, connues par soi, vraies Pour lui,


comme pour Spinoza, elles comportent deux espèces : les principes
communs, absolument universels, ou xo ivà, et les principes propres ou
l'Sut;:, d’une universalité de sphère plus limitée 6162, aussi indémontrables
que les précédents 6364, mais qui, propres aux différents genres d’être,
et non à tout être, donnent les essences mêmes dont les choses sont
faites “ • Entre ces xotvà et ces ïS ta d’une part, les notions communes
universelles et les notions communes propres de Spinoza d’autre
part, il y a, quelles que puissent être par ailleurs leurs différences,
une analogie évidente. Comme les xowà , les notions universelles
d ’extension, de mouvement et de repos, ainsi qu’en témoigne la
dernière partie du Scolie de la Proposition 13, fondent des axiomes
et des lois universelles (de physique, toutefois, et non de logique),
mais nulle essence de quelque espèce de corps. Comme les ÏSia, les
notions communes propres donnent les essences dont les choses
sont faites (les propriétés constitutives des différents types d’indi­
vidus), et la dénomination aristotélicienne de « propre » se trouve
ici même utilisée : « quod commune est et proprium » 65.
De même Descartes, dans les Principes, déclare que la pensée
« rencontre quelques notions communes dont elle compose les
démonstrations qui la persuadent si absolument qu’elle ne saurait
douter de leur vérité tant qu’elle s’y applique » 6667. Lui aussi en
distingue deux espèces : notions communes absolument universelles,
ou axiomes, portant sur les vérités, « notions générales », portant
sur les choses et qui, « pouvant se rapporter à toutes » (c’est-à-dire à
toutes celles du même genre), perm ettent d’en donner des défini­
tions universelles " D ’où, à première vue, une analogie entre ces
axiomes de « vérité » et les notions déduites par la Proposition 38,
qui fondent des axiomes et des règles universelles (comme, par
exemple, les axiomes et les règles énoncées dans le Scolie de la
Proposition 13) ; entre ces notions générales de choses et les notions
déduites par la Proposition 39, qui, exprimant des propriétés corn-

61. Aristote, An. post., 1, 2, 71 b-72a.


62. Ibid., 1, 9-10, 76 a.
63. Ibid.
64. Ibid., 7, 32.
65. Eth., II, Prop. 39, Ap., p. 204, Geb., Il, p. 119, 1. 12-13.
66. Descartes, Principes, 1, art. 13 cf. art. 18, etc... Nous précisons, à des­
sein, dans les Principes, car la « nouvelle logique » des Regulae n'y apparaît
pas, ou guère, et il est visible que Descartes suit là, d'assez près, les Analytiques
d'Aristote, de même que, dans les trois parties réservées à la physique, l'exposé
est fait le plus souvent par référence explicite ou implicite à la physique d'Aris­
tote. C'est peut-être que Descartes, pensant à l'enseignement de sa philosophie
dans les écoles des jésuites, ne tient pas à trop dépayser des lecteurs jusqu'ici
exclusivement nourris de doctrines d'inspiration aristotélicienne.
67. Descartes, Principes, I, art. 48.
360 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

munes à certains êtres seulement, permettent de définir les essences


de diverses choses.
Spinoza paraîtrait donc autorisé à dire que les notions qu’il déduit
sont ceUes « qu’on appelle communes ».
Il s’agit là pourtant de choses différentes.
Tout d’abord, — et en réservant pour un peu plus tard le cas
du stoïcisme, — on doit observer que, chez Aristote comme chez
Descartes (dans les articles cités des Principes), les notions communes
universelles sont purement formelles.
Pour Aristote, les xow à (identifiés aux tw ^ax a) fournissent
des règles vides, des lois de raisonnement. Ils se réduisent aux
expressions diverses du principe de contradiction, par exemple :
« si l'on retranche la même quantité de deux quantités égales, les
restes seront égaux » “ • Les principes propres seuls ont un contenu.
Ils apportent la matière dont sont dépourvus les xowiX. En appliquant
ceux-ci, qui fournissent la majeure, aux 'lata, qui fournissent la
mineure, on démontre les vérités propres aux différents genres d’être,
autrement dit, aux diverses sciences. De même, pour Descartes, dans
les Principes, les notions absolument universelles ne sont que des
formes variées du principe de contradiction : « on ne peut faire
quelque chose de rien », « une même chose ne peut pas en même
temps être et ne pas être », « avoir été faite et ne pouvoir pas être
faite », etc. 68970123; il reprend même, à peu de chose près, l’exemple
d’Aristote : « la pensée a aussi entre ses communes notions que, si
l’on ajoute des quantités égales à d’autres quantités égales, les touts
seront égaux » 10. Ces axiomes, ou « maximes » n, sont seulement
formels. Ils expriment une vérité « qui n’a de siège que dans notre
esprit », et « non une chose qui existe ou qui soit la propriété de
quelque chose » (souligné par nous). D ’autre part, le réel est fourni
par les idées de choses dont des notions générales perm ettent de
donner la définition, par exemple la substance, la durée, l’ordre, le
nombre, la figure 72, etc. Et c’est en appliquant à l'idée de ces choses
les axiomes formels que « la pensée compose ses démonstrations ».
Ainsi, en les appliquant à l’idée du triangle, « elle démontre que la
somme des angles du triangle est égale à deux droits » ” •
Pour Spinoza, au contraire, aucune des notions communes déduites
comme « principes de notre raisonnement » ne se réduit à un axiome

68. Aristote, An. post., I, 10, 76a, 1. 3-4.


69. Descartes, Principes, I, art. 49.
70. Descartes, ibid, art. 13.
71. Ibid, art. 49. — L'édition latine leur donne le nom d'axiome : Vœa-
turque communis notio, sive axioma », A. T., VIII, 1, p. 23, 1. 30.
72. Aristote cite la grandeur, le nombre, comme exemples de principes
propres, cf. An. Post., I, 10, 76 b, 1. 2 sqq.
73. Descartes, ibid., art. 13.
LA RAISON 361

formel. Les notions communes qui sont les idées de propriétés com­
munes à tous les corps (Proposition 38) ont un contenu de réalité,
tout autant que les notions communes qui sont les idées de pro­
priétés communes à certains corps seulement (Proposition 39). Pour
reprendre les termes de Descartes, elles expriment « une chose qui
est la propriété de quelque chose », à savoir l’étendue, le mouve­
ment, etc. Et, co^m e l’étendue est un genre d’être, ces notions
seraient pour Aristote, non des xoivà, mais des ÏSt,a.
Ainsi, entre les notions communes simples et les notions communes
complexes, il n’y a nullement l’opposition cartésienne entre les vérités
et les choses, entre des « maximes » et des notions concrètes. Ici
comme là, il s’agit de propriétés concrètes, les premières étant
celles de tous les corps, les secondes celles des corps composés seule­
ment. Les premières, étant des notions de physique, et non des
notions de logique, ne s’appliquent pas aux notions propres à
certains corps à la façon dont les x:owà: s’appliquent aux ÏSta, ou les
axiomes cartésiens aux idées des choses. Exprimant la matière dont
les choses sont faites (extension, mouvement, repos), elles ont en
elles tout ce qu’il faut pour rendre compte de la nature des divers
corps. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit des principes qui rendent
possible la science, ce sont elles seules, et non les notions propres,
qui sont évoquées. Ainsi, dans le Théologico-Politique, il est dit que :
« Dans l’étude des choses naturelles, nous devons nous appliquer à
rechercher avant tout les choses les plus universelles et qui sont
communes à la nature entière, à savoir le mouvement et le repos
ainsi que leurs lois et leurs règles que la nature observe toujours et
par lesquelles elle agit constamment » 7475^
Que les principes de notre raisonnement soient pour Spinoza des
principes réels, à savoir les notions premières présidant à la connais­
sance claire et distincte de l’univers des corps, c’est là une nouvelle
marque du caractère concret de sa doctrine. Ce qui commande les
principes et la structure de nos raisonnements, ce ne sont pas des
formes abstraites, mais c’est la nature des choses s’exprimant direc­
tem ent en nous telle qu’elle est en soi. Ce caractère réel et concret
s’est déjà affirmé dans la conception de la définition et dans la
critique de l’idée que les scolastiques s’en font. La définition, on
l’a vu, ne consiste pas en un genre et une différence spécifique,
mais dans le concept d’une chose : soit de l’attribut qui, existant par
soi, se définit par soi, soit du mode qui, existant par l’attribut, se
définit par cette autre chose
C’est par ce caractère réel qu’on peut rapprocher les notions
communes spinozistes des notions communes stoïciennes. Celles-ci

74. Thiol. Pol., ch. VII, Ap., II, pp. 156-157, Geb., III, p. 102, 1. 21-25.
75. Cf. supra, t. I, chap. I, § XX, pp. 57 sqq.
362 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

ne sont, en effet, ni des idées générales, ni des Idées platoniciennes,


fantômes de l’intelligence, mais des pensées réelles qui tombent
actuellement dans la représentation sensible, et qui, étant sans
extension, sont saisies en dehors de toute considération de classe.
Exprimant en nous la liaison universelle immanente à la Nature,
elles sont de ce fait spontanées et naturelles, et, constituant le
contenu de notre raison, font de nous des êtres raisonnables 7I\ Bien
entendu, ce rapprochement ne doit pas être poussé trop loin 7\
Quoi qu’il en soit, il reste que notre raisonnement s’étend à bien
d’autres objets qu’aux corps, par exemple, aux âmes, à Dieu. Or,
les notions communes dont on a ici expliqué les causes ne sont expres­
sément que les idées des propriétés communes aux corps et, de ce fait,
n ’intéressent que la connaissance de la nature matérielle. En quel sens,
alors, les notions communes ici déduites peuvent-elles être dites
« les principes de notre raisonnement » ? Vraisemblablement, en ce
qu’elles sont au principe de la mathématique et de la physique
moderne, et, par là même, de la vraie logique et des vrais raison­
nements ” • De leur méconnaissance, en effet, sont nées une fausse
science : la physique aristotélicienne des qualités, fondée sur la fina­
lité, et une fausse logique : celle du syllogisme et des universaux,
fondée sur l’abstraction. Par là se sont trouvé gravement adultérées
tant la notion même de Dieu que celle de son rapport avec l’univers,
bref, l’idée vraie donnée suprême, qui, avec tout le contenu possible
de la science, fournit les normes fondamentales de la « vraie logique »,
le debitus ordo du juste raisonnement.

**

E. Notions non déduites par les Propositions 38, 39 et 40


§ X X II. — Outre les notions communes dont il a, dans ces Propo­
sitions, déduit la cause, Spinoza, dans ce mêm e Scolie, évoque
« d’autres causes de certains axiomes ou de certaines notions qu’ll
conviendrait d’expliquer par cette méthode que nous suivons » 79
C’est-à-dire par la méthode déductive génétique.7689

76. Cf. Epictète, Entretiens, III, 6, 8.


77. Cf. infra, Appendice n0 12.
78. Cf. Eth., I, Appendice, Ap., p. 107, Geb., II, p. 79, 1. 32-35.
79. Le texte latin ne comporte pas le mot « communium », ajouté par
certains éditeurs (Gebhardt, Appuhn, etc.) : « aliae [...] notionum causae dan-
tur ». Il est préférable de s'en tenir au texte original, car le texte lui-même
contredit cette addition, puisque, parlant de ces autres notions, Spinoza écrit
(Geb., II, p. 120, l. 18-19) : « ... on établirait ensuite quelles d'entre elles sont
communes... » (Deinde quaenam communes...), ce qui prouve qu'elles ne le
sont pas toutes. Comme, d'autre part, Spinoza ajoute qu'il faut rechercher
celles d'entre elles qui seraient mal fondées, il est évident qu'elles n'ont rien
LA RAISON 363

Quels sont ces axiomes ou notions ? Spinoza ne le précise guère.


Il déclare seulement que, si l’on expliquait leurs causes, on établirait
« celles qui sont utiles par-dessus les autres, et quelles ne sont pres­
que d’aucun usage ; quelles en outre sont communes, et quelles
claires et distinctes pour ceux-là seulement qui sont libres de pré­
jugés ; quelles enfin sont mal fondées ». Ce sont donc des notions
hétéroclites, différant par leur utilité, leur recevabilité de fait, leur
fondement. O n pourrait conjecturer que ce sont, pour une part, ces
modes de pensée qui, sans objets extérieurs, ne sont pas à proprement
parler des idées. Déjà examinées dans les Cogitata Metaphysica,
leurs causes pourraient s'expliquer par la méthode suivie dans
l'Ethique. Telles seraient, par exemple : 1° les notions de nombre,
de mesure, de temps, qui, quoique utiles et communes à tous les
hommes, sont mal fondées en tant qu’elles naissent de la fiction ima­
ginative du discontinu : 2° les notions d’ordre, de bon, de parfait,
mal fondées, puisqu’elles sont causées par une comparaison entre les
choses imaginativement perçues et par référence à une idée géné­
rale ; mais pourtant utiles à tous les hommes, et Spinoza s’en sert lui-
même, comme en témoigne l'Axiom e 1 du Livre IV ; 3° les notions
de limite, de figure, etc., mal fondées, puisqu’elles confèrent une
réalité à ce qui n’est que négation, mais qui, elles aussi, sont utiles 80.
Parmi les notions mal fondées et à peu près inutiles, on pourrait men­
tionner les notions fabriquées à partir des mots ou de la grammaire,
comme la division de l’Etre en Etre réel et Etre de raison 81 ; parti­
culièrement mal fondées et inutiles (voire nuisibles) seraient les
notions que forme l’imagination pour expliquer la N ature : finalité,
contingence, libre arbitre, ordre, désordre, laid, beau, harmonie,
chaud, froid, péché, mérite, etc. 8Ï. Quant aux notions claires et dis­
tinctes pour ceux seulement qui sont libres de préjugés “ , ce serait
peut-être les principes de la vraie logique, la notion de la vraie défi­
nition, dont il est question dans les Lettres, le Court Traité, la
Réforme de l’Entendement, peut-être aussi les principes de la vraie
physique : inertie, propagation rectiligne du mouvement et de la
lumière, etc., les axiomes fondés sur eux, et, d’une façon générale, les
notions qui s’imaginent difficilement. Toutefois, il ne peut s’agir là
pour nous que de conjectures.

à voir avec les notions communes déduites par les Propositions 38 et 39. Cf.
infra, Appendice n° 14.
80. Cogit. Met., I, chap. I, Ap. I, pp. 429 sqq., Geb., I, pp. 233 sqq.,
cf. supra, t. I, Appendice n° 1, pp. 413 sqq.
81. Cogit. Met., ibid.
82. Eth, I, Appendice, Ap., pp. 112 sqq., 116, Geb., II, pp. 78-81.
83. Cf. Descartes : « Que toutes ces vérités peuvent être clairement aper­
çues, ^ i s non par tous à cause des préjugés », Principes, I, art. 50. C'est la
distinction entre l'universellement valable et l'universellement reçu (allgemein-
gültig et allgemeingeltend).
364 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

On établirait de plus (praeterea), ajoute Spinoza, « d ’où les notions


appelées Secondes, et conséquemment les axiomes qui se fondent sur
elles, tirent leur origine ». Ces notions secondes sont traditionnelle­
ment pour l’Ecole les concepts logiques de genre, d’espèce, de caté­
gorie, etc. ; les axiomes fondés sur elles sont ceux qui commandent
les raisonnements que ces concepts rendent possibles, par exemple,
les principes d'identité, de contradiction, du tiers exclu, etc., d’où
sortent les règles des diverses formes de syllogisme. Ces notions sont
dites secondes pour ce qu’elles sont des concepts de concepts, nés
d’une réflexion sur des concepts de choses, tels que les concepts
d’animal, d'homme, etc. 84 O n établirait en même temps, à leur
propos, d’autres vérités que, dit Spinoza, « la réflexion m'a jadis fait
apercevoir » “ •
Il y a là l’exposé d’un vaste programme d’études, que Spinoza
déclare, toutefois, vouloir réserver pour un autre Traité (peut-être
une version améliorée et complétée du De intellectus emendatione,
resté inachevé), désireux, nous dit-il, d’éviter « l’ennui que causerait
une prolixité excessive sur ce sujet ». Ici comme ailleurs, il se borne
strictement à ce qui est utile pour son dessein. Et son dessein, dans
le Livre Il, c’est de montrer comment l’Ame, en tant qu’elle est idée
d’un Corps singulier existant en acte, peut accéder au vrai. Or, la
première étape de cette accession, c’est la possession de ces notions
communes, idées des propriétés fondamentales tant des corps en
général que de leurs différentes espèces ; c’est par elles, en effet,845

84. « Vox enim articulata est signum conceptus, [..J duplex autem est ejus
modi vox [ ...J : alia namque significat conceptum rei, ut homo, animal ; alla
vero conceptum conceptus, ut genus, species, nomen, verbum, enuntiatio,
ratiocinatio et aliae ejus modi ; propterea hae vocantur secundae notiones ; illae
autem primae : primus enim mens rem concipit; deinde in eo conceptum
effingit, eumque voce significat, quae dicitur vox secundae notionis », Zaba-
rella, De Natura Logicae, Op. Log., 16' éd., Tarvis, 1604, I, cap. X, p. 11 E,
cf. cap. III, p. 3 B, et cap. XIX, p. 25 C. Cf. Keckermann, Systema Logicae
tribus libris, 3° éd., Hanovre, 1606 (B. N., R. 39966), p. 32, Heereboord,
Meletemata, I, dist. 50.
85. Par exemple, dans le Court Traité, les vérités résultant de réflexions sur
sur le concept traditionnel de la définition par le genre et la différence spéci­
fique (I, chap. VII, § X, Ap., I, pp. 89-90, II, chap. X, § V, Ap., I, p. 99),
dans les Cogit. Met, sur le genre et l’espèce (Cogit. Met., I, chap. I, § iii , Ap.,
I, pp. 429-430 ; § viii , ibid, pp. 431-432). Pour un rapprochement possible
avec Maïmonide, cf. infra, Appendice n° 14, pp. 587 sqq. — Il ne peut s’agir
là des notions déduites des premières notions rationnelles, puisque ces notions
sont elles-mêmes rationnelles, connues dans leur origine et expliquées, quant à
leur nature, par leurs causes (cf. Prop. 40). Il n’est question dans ce Scolie
que des notions dont l’origine et la nature n'ont pas été expliquées dans les
Propositions précédentes. La notion de nécessité universelle, par exemple, qui
est une notion commune, puisqu'elle est l’idée d’une propriété commune des
choses (cf. dém. du Coroll. 2 de la Prop. 44), n’est pas encore déduite et ne
le sera que dans la Proposition 44, cf. infra, ch. XIII, § V, pp. 409 sqq.
LA RAISON 365

qu’est rendue possible la connaissance adéquate de la Nature. En


conséquence, est exclue une investigation portant sur les autres
notions.

§ ^ X III. — Cependant ne pourrait-on pas s’étonner que Spinoza


ne fasse ici aucune allusion aux notions communes propres à la
métaphysique et à la psychologie, et que celles-ci ne soient pas
déduites ?
Si, en effet, les notions métaphysiques 86 ne sont pas en fait com­
munes à tous les hommes, du moins le sont-elles en droit, et elles
le seraient en fait s’ils y apportaient une attention suffisante. D ’autre
part, comme elles constituent le Livre 1 de l'Ethique, dont tout le
reste dépend, la connaissance de leur origine paraît primordiale. Il
semble bien, par conséquent, que Spinoza, eût aussi dû « expliquer
leur cause ».
O n répondra que ces notions ne sont pas des idées de propriétés
communes des corps, les seules qui soient envisagées dans la démons­
tration de la Proposition 38 87 et dans la Proposition 39 ; que, d’autre
part, en les déduisant à partir de l’idée adéquate de Dieu, par laquelle
notre entendement connaît la nature des choses telle qu’elle est en
soi, l’Ethique a révélé leur nature et leur origine, c’est-à-dire leur
cause. On objectera, derechef, que connaître leur origine, ce devrait
être — comme il a été fait pour les perceptions imaginatives singu­
lières et pour les notions communes des corps — établir comment il
est possible et nécessaire que l’Ame, comme idée du Corps existant
en acte, soit effectivement amenée à les concevoir. Or, la voie suivie
pour les notions communes des corps est ici fermée, puisque les
notions envisagées en l’espèce ne sont pas des idées de propriétés
communes présentes dans les perceptions imaginatives des affections
du Corps, mais portent sur des objets de l’entendement pur, saisis
en dehors de toute image. Cependant, si cette voie est fermée, une
autre s’ouvre, que suivront les Propositions 45, 46, 47. Elle consiste
à m ontrer comment l’Ame, à partir des perceptions imaginatives •
dont Dieu est la cause, peut parvenir en fait à cette idée adéquate de
Dieu d’où peuvent ensuite se déduire toutes les notions métaphy­
siques. Ainsi la question, devant être résolue ultérieurement, n’a pas
à être réservée pour un autre Traité.

86. Ces notions sont les idées de toutes les propriétés communes aux attri­
buts, aux modes, à l’essence, à l’existence ; ou encore : plus un être a de
perfection, plus il a de puissance d’exister (le néant n'a pas de propriété),
rien ne peut se concevoir sans Dieu, tout mode est uni nécessairement à la
substance, toute chose finie est nécessairement déterminée à exister par une
chaîne infinie de causes finies (cf. II, Prop. 31, dém.), etc.
87. Rappelons que l’énoncé de la Proposition 38 est universel et porte sur
366 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

Reste la psychologie. Elle aussi comporte une multitude de notions


communes s8 La Pensée n’est-elle pas, comme l’Etendue, pareille­
ment dans la partie et dans le tout ? Les Ames, comme les Corps
(cf. Lemme 2, post A x. 2, Scolie de la Prop. 13), ne conviennent-elles
pas entre elles par certaines propriétés ? Dans le Livre III de
XEthique, Spinoza évoque expressément les « propriétés communes »
des Affections (affectus) et de l’Ame : « Il nous suffit, dit-il, de
connaître les propriétés communes des Affections et de l'Ame, pour
pouvoir déterminer de quelle sorte et de quelle grandeur est la puis­
sance de l’Ame pour gouverner et pour réduire les Affections » “ •
N ’y a-t-il pas une géométrie de l’Ame comme il y a une géométrie
des corps, puisque, contrairement à ce qu’affirmera Malebranche,
nous avons de l’Ame une notion aussi claire et distincte que du corps
en général, si bien qu’on doit traiter de l’Ame et de ses « propriétés »
« comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides » s0 ?
L’origine en nous des notions communes relatives aux âmes paraît
donc poser un problème aussi pressant à résoudre que le problème de
l’origine des notions communes relatives aux corps.
Or, puisqu’il y a des idées des idées des affections du Corps,
ne devrait-il pas y avoir des idées des idées des propriétés communes
des corps, qui seraient les notions des propriétés communes des
Ames et de leurs affections et qu’on déduirait de la même façon
que sont déduites, dans la Proposition 20, la connaissance que l’Ame a
d’elle-même comme idée de l’idée de son Corps, et, dans la Propo­
sition 23, la connaissance que l’Ame a de ses propres affections
comme idées des idées des affections du Corps ? Cependant, une
telle déduction n’a lieu nulle part.
En revanche, les notions des « propriétés communes des affections
et de l’^ m e », dont parle Spinoza dans le Scolie de la Proposition 56,
nous sont données, est-il précisé dans le même Scolie, par la « défini­
tion générale de chaque affection » 91 ; et comme le Livre III
déduit ces définitions, on peut dire que, par là, il déduit certaines
notions communes de la psychologie.
Mais ces notions-là ne sont pas, à loin près, toutes les notions des
propriétés communes des âmes. De plus, que leur déduction n’ait pas
sa place dans le Livre II, c’est ce qui est évident, car elles n’ont rien
à voir avec les idées des idées de l’étendue, du mouvement, du repos,
de la vitesse, etc., ni non plus avec les idées des idées des propriétés
« ce qui est commun à toutes choses », et non simplement, sur ce qui est
commun à tous les corps, cf. supra, ch. XI, § IV, pp. 327 sqq.
88. Pensée, idée, âme, imagination, raison, entendement, volonté, tendance,
affection, passion, etc...
89. Eth, III, Scol. de la Prop. 56, Ap., p. 308, Geb., II, p. 186, 1. 3-4
[mots soulignés par nous}.
90. Eth, III, Préface, Ap., p. 252, Geb., Il, p. 138, 1. 23-27.
91. Eth, III, Prop. 56, Scolie, Ap., pp. 367-368, Geb., II, pp. 186-187.
LA RAISON 367

com m unes p ro p re s au C o rp s et à c e rta in s a u tre s c o rp s. En e ffe t,


a lo rs q u e c e s d e r n iè r e s id é e s n e s e r a i e n t q u e le s i d é e s d e c e q u ’i l y
a de com m un d a n s l e c o n t e n u r e p r é s e n t a t i f d e s p e r c e p t i o n s d o n t le s
d iv e rs e s âm es s o n t a f f e c té e s , le s « A ffe c tio n s », dont le L iv re III
d é d u i t le s « d é f i n i t i o n s g é n é r a l e s » , s o n t d e s Affectus, c ’e s t - à - d i r e l e s
v a ria tio n s de la p u is s a n c e de l ’A m e en fo n c tio n des id é e s des
d iv e rs e s a ffe c tio n s , o u affectiones, de son C o rp s “ • D e c e f a it, e lle s
n ’a p p a r t i e n n e n t p a s a u c o n t e n u r e p r é s e n t a t i f d e s id é e s , b i e n q u e le s
v a r i a t i o n s q u ’e l l e s e x p r i m e n t d é p e n d e n t d e l ’a d é q u a t i o n o u d e l ’i n a ­
d é q u a t i o n d e c e s id é e s . O n c o n ç o i t d o n c q u e la d é d u c t io n d e s n o tio n s
d e l e u r s p r o p r i é t é s c o m m u n e s , c ’e s t - à - d i r e q u e la d é d u c t io n d e le u rs
d é f i n i t i o n s g é n é r a le s , n e p u is s e ê tr e la r é p lic a tio n d e c e lle d e s n o tio n s
c o m m u n e s d e s c o r p s , e t q u ’e l l e a i t u n p r i n c i p e d i f f é r e n t . C e p r i n c i p e ,
qui n ’e s t pas le c o n te n u re p ré s e n ta tif des id é e s , est un p rin c ip e
t o u t i n t e r n e , c ’e s t l a f o r c e d ’e x i s t e r p l u s o u m o i n s g r a n d e , p r é s e n t e
d a n s t o u te s le s â m e s , c o m m e d a n s to u s le s c o r p s e t d a n s le u r s p a r tie s .
S ’il n ’y a pas dans le L iv re II (n i a ille u rs ) une d é d u c tio n des
n o tio n s d es p ro p rié té s c o m m u n e s d es A m e s, c a lq u é e s u r la déduc­
tio n des n o tio n s des p ro p rié té s com m unes des c o r p s , c ’e s t q u ’e l l e
e s t, s a n s d o u t e , i m p o s s i b l e .
S i, e n e f f e t , l e s n o t i o n s c o m m u n e s d e s c o r p s a d v i e n n e n t à l ’A m e ,
c ’e s t d u f a i t q u e l e s p r o p r i é t é s c o m m u n e s d e s c o r p s s o n t p a r e i l l e m e n t
d a n s to u te s le s p e r c e p tio n s im a g in a tiv e s d e so n C o rp s e t d e s c o rp s.
A u c o n t r a i r e , s i l ’A m e , p a r l ’i d é e d e l ’i d é e i m a g i n a t i v e d e s a f f e c t i o n s
d e so n C o rp s, a u n e p e rc e p tio n i m a g i n a t i v e d ’e l l e - m ê m e , e l l e n ’a p a r
l à a u c u n e p e r c e p t i o n d e s a u t r e s â m e s . S a n s d o u t e , d a n s la m e s u r e o ù ,
p e r c e v a n t d a n s d e s c o rp s e x té r ie u r s c e r ta in e s p ro p r ié té s c o m m u n e s à
eux et à son C o rp s en ta n t q u ’i l s s o n t h u m a in s , e lle le s re c o n n a ît
c o m m e d e s C o rp s h u m a in s , p o u rr a it-e lle im a g in e r que le s â m e s d e
ces c o rp s o n t d e s p ro p r ié té s p a re ille s aux s ie n n e s . M a is le contenu
d e sa p e rc e p tio n n ’e n v e l o p p e p a s le s p r o p r i é t é s c o m m u n e s à e l l e e t
à c e s â m e s . A u t r e m e n t d i t , le s p r o p r i é t é s c o m m u n e s d e s c o r p s sont
o b je ts im m é d ia ts de p e rc e p tio n , n o n le s p ro p rié té s com m unes des
âm es.
Remarque. — C om m e l ’i m a g i n a t i o n est u n iq u e m e n t du C o rp s,
q u ’e l l e n a ît e t d is p a ra ît av ec lu i , la c o n n a iss a n c e im a g in a tiv e que
l ’A m e a d ’e l l e - m ê m e s ’a p p u i e s u r l a p e r c e p t i o n im a g in a tiv e d e son
C o r p s , e t, d e c e f a i t , l ’A m e y a l i è n e s a v r a i e n a t u r e . P o u r c e t t e r a i s o n ,
i l n ’y a r i e n q u i p e r m e t t e a u x h o m m e s d e c o n v e n i r i m m é d i a t e m e n t
e n t r e e u x r e l a t i v e m e n t à l a n a t u r e d e l ’A m e , e t i l n ’y a p a s e n p s y c h o ­
lo g ie c e s n o tio n s c o m m u n e s im m é d ia te s s u r le s q u e lle s t o u t le m o n d e
s ’a c c o r d e n é c e s s a i r e m e n t e t s p o n t a n é m e n t , e t q u i , d a n s l a g é o m é t r i e , 92

92. Eth., III, Définition générale des Affections, et Explication, Ap.,


pp. 414-417, Geb., Il, pp. 190-191.
368 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

rendent possibles des définitions unanimement acceptées. C’est pour­


quoi, alors que la géométrie des corps existe depuis des millénaires,
celle de l’Ame apparaît comme une entreprise singulière “ , due au
génie de Spinoza, véritable Euclide de l’Ame. Cependant, pour qu’une
telle géométrie puisse être inventée, il faut disposer de notions com­
munes ; et puisqu’elles ne peuvent être découvertes dans les percep­
tions imaginatives, il faut qu’elles soient révélées du dedans à l’Ame,
par l’entendement seul. D ’où l’opposition entre la géométrie des corps
et celle des âmes : la première trouve dans l’imagination un appui
et un auxiliaire ; elle concrétise ses notions dans l’imagination qui
les confirme de son évidence sensible ; la seconde, au contraire,
devant recevoir ses notions de l’entendement sans aucun concours de
l’imagination, loin de trouver en celle-ci un auxiliaire, y rencontre
un obstacle, car, lorsqu’ils sont assujettis aux images, les hommes,
méconnaissant la Pensée tout autant que D itu, lui prêtent une
nature et des caractères qui ne conviennent qu’aux choses maté­
rielles “
Aussi ces notions sont-elles plus difficilement reçues du commun
des hommes. Elles sont communes en droit (allgemeingültig) plus
qu’en fait (allgemeingeltend). Elles exigent, pour être aperçues, un
effort de purification intellectuelle, une réflexion de l’Ame sur elle-
même, la nécessité pour elle de remonter jusqu’à son origine, jus­
qu’à la force interne par laquelle elle persévère dans son existence, et
qui découle de la nécessité éternelle de la nature de Dieu “ Bref,
pour connaître sa nature authentiquement, elle doit se saisir comme
un mode à l’intérieur de la Pensée, comme idée de l’idée, comme
partie de l’entendement divin, ce qui n’est possible que si elle consi­
dère sa durée sans relations avec le Corps, c’est-à-dire que si elle
se détache de l’imagination. Par cette connaissance de sa nature, elle
connaît ipso facto la nature de toute âme, c’est-à-dire ce qui est
nécessairement commun à elle et aux autres, à savoir qu’elles sont
toutes des modes de la Pensée, dépendant continuellement de Dieu,
tendant d’elles-mêmes à l’existence, ayant les idées de leur Corps et
des affections de ce Corps, les idées d’elles-mêmes et de leurs propres
affections, etc.
Mais connaître ainsi sa nature, c’est la connaître par le troisième
genre de connaissance. C’est donc par la connaissance du troisième
genre que l’Ame, à partir de l’entendement divin, peut déduire de
l’essence formelle des attributs divins, Pensée et Etendue, la nature
des âmes, et en conséquence avoir les idées adéquates de leurs pro-9345

93. Eth., III, Préface, Ap., p. 252, Geb., II, p. 138, 1. 27.
94. De int. emend., § XXXVII, note 1, Ap., 1, p. 250, § XLII, p. 259, Geb.,
II, p. 22, note 2, p. 28, 1. 20.
95. Eth., II, Prop. 45, Scolie, Ap., p. 225, Geb., Il, 1. 21-24.
LA RAISON 369

priétés communes, c’est-à-dire les notions communes rationnelles qui


sont celles de la psychologie.
Enfin, conséquence remarquable, par cette réflexion sur soi, l’Ame,
en se découvrant elle-même, apercevra que les notions communes
des corps, saisissables dans l'imagination, ont leur fondement réel
dans l’entendement, et que la géométrie des corps tient, non de l’ima­
gination, mais de la nature de l’entendement comme puissance spon­
tanée du vrai, le processus par lequel elle se constitue comme science
démonstrative de ses objets.
De ce fait, la géométrie des corps, dissociée de son enveloppe ima­
ginative, pourra devenir le modèle de la géométrie de l'Ame. Ce qui
caractérise, en effet, la géométrie des corps, c’est la genèse de ses
objets ; et ce qui rend fondamentalement possible cette genèse, ce
n’est pas l’imagination dont elle accepte subsidiairement le concours,
c’est la capacité que possède notre entendement d’appréhender le
concept de l’objet à partir de la raison interne de sa constitution
(descriptio generationis). L’imagination n’intervient donc que comme
Yauxiliaire de la genèse, du fait qu’il s’agit ici d’un objet étendu.
Elle facilite la genèse, sans en être la condition constituante. Lorsque
l’objet n’est pas étendu, mais de pure pensée, la genèse s’effectue
de la même manière, par l’intuition de la raison interne qui produit
la chose ; mais l’imagination n’a plus à intervenir, car, l’objet n’étant
pas étendu, elle ne serait d’aucun secours. La genèse est alors cons­
truction par purs concepts, et non, comme dans la géométrie, cons­
truction dans l’imagination 96 (dans l’intuition sensible, dirait Kant).
Telle est la genèse de Dieu, de l’homme, de l’idée vraie, de la ten­
dance, de la passion, de l’action, etc. Bref, à la différence de Kant,
Spinoza ne voit pas, dans le concept d’une chose géométrique, une
définition purement nominale et vide 97, qui ne reçoit un contenu et
des propriétés que par sa synthèse avec l’intuition ; c’est, au contraire,

96. Dans l'imagination ou dans le cerveau. Comme chez Descartes, et chez


Malebranche, le cerveau n'intervient en rien dans la production des idées
claires et distinctes, dont le principe est l'entendement seul ; il n'est que le
lieu des images. Sur le rôle occasionnel du cerveau dans l'idéation, cf. Gue-
roult, Descartes, t. II, Appendice n° 5, pp. 325-326, et Malebranche, passim.
97. Pour Kant, le triangle, considéré en lui-même, n’est pas une essence
réelle ; c'est le concept d'une figure à trois côtés ou à trois angles, objet sim­
plement d'une définition nominale, concept vide qui par lui-même ne nous fait
rien connaître des propriétés de la chose. Pour lui conférer un contenu, il faut
le construire dans l’intuition. De même, du concept de la so^me 7 + 5, on
ne tirera jamais le nombre 12, car le concept de la somme est en lui-même
vide, et pour aboutir à 12, il faut construire, réaliser la somme in concreto
dans l'intuition. Pour Spinoza, au contraire, comme pour Leibniz ou pour
Descartes, les idées du triangle, de 7 et de 12, de la somme 7 + 5 sont des
réalités pleines, apportant avec elles tout ce contenu que Kant juge ne
leur advenir que du dehors par la synthèse a priwi du divers de l'intuition
pure sensible.
370 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

une définition réelle, incluant originellement en elle tout le contenu


et toutes les propriétés de la chose, et permettant de les exhiber
méthodiquement à partir de leur raison interne. Il n’y a donc pas
lieu d’opposer, comme le fera Kant, les mathemata et les dogmata,
car les uns comme les autres donnent lieu à des définitions génétiques
de leur être et à des démonstrations génétiques de leurs propriétés ;
et le fait que l’imagination intervienne dans les uns et non dans
les autres n’est qu’un accident subalterne, qui n’introduit dans leur
genèse respective aucune différence fondamentale. Il reste seiùement
que la géométrie métaphysique et psychologique est plus malaisée que
l’autre.
*
**

F. Déduction de certaines notions universelles étrangères


à la Raison

§ ^X IV . — Si le problème de l’origine des notions autres que


celles des propriétés communes des corps (notions qui, nous l’avons
dit, sont vraisemblablement des modes de pensée sans objets) est
rejeté dans un autre traité, une exception, cependant, est faite en
faveur de certains concepts qui ont été pris pour d’authentiques
notions communes, voire pour des formes intelligibles, seules réelles,
seuls objets possibles de science, à savoir les Transcendantaux :
Etre, Chose, Quelque chose 9S, et les Universaux (notiones illae quas
Universales vocant) : Homme, Cheval, Chien, etc. Ce serait « omet­
tre ce qu’il est nécessaire de savoir » ’’ que de ne pas dénoncer
leur inanité en dévoilant leur origine. Il faut en conséquence recher­
cher aussi leurs causes : en découvrant combien ces causes sont dif­
férentes de celles qui produisent les authentiques notions communes,
on verra que ces concepts n’ont rien à voir avec celles-ci, que, loin
d’être universels et objectifs, ils varient selon les individus et sont
subjectifs autant que confus. C’est à cette recherche que se consacre
la dernière partie du Scolie de la Proposition 40.
Les termes transcendantaux 100 traditionnellement considérés, de9810

98. Cf. saint Thomas, Sum. Theol., I, 39, 3 ad 3. — Ces termes


comprennent traditionnellement aussi Unum, Verum, Bonum. Spinoza, dans
les Cogit. Met., I, chap. VI, Ap., I, pp. 447 sqq., Geb., I, pp. 245-249, en
excluait Verum (p. 449). — Les Nagelate Schriften donnent aux termes
cités dans ce Scolie le nom de Supertranscendantaux, cf. Geb., II, p. 364,
(note de l’éditeur).
99. « Ne quid horum omittam quod scitu necessarian sit », Scolie I,
Ap., p. 208, Geb., II, p. 76, l. 27 sqq.
100. On remarquera que, pour les Transcendantaux, Spinoza dit termini,
tandis que, pour les Universaux, il dit notiones. C’est que dans les premiers
il n’y a de commun que le mot; alors que dans les secondes, dont la confu­
sion n’est pas absolue, quelque chose de ce qui affecte le corps subsiste dans
l’image corporelle, et, par conséquent, dans l’image mentale.
LA RAISON 371

par leur généralité maxima, comme occupant le plus haut degré dans
la hiérarchie des idées générales ou Universaux, en diffèrent, non par
le comble de la sublimité, mais par le comble de la confusion :
ideas summo gradu confusas. Leur cause est la même : la limitation
du Corps humain l’empêche de former distinctement en lui plus qu’un
nombre limité d’images à la fois ; d’où la confusion de ces images
lorsque leur nombre est trop grand. Mais, pour les termes transcen­
dantaux, le nombre des images dépasse à ce point la capacité du
Corps qu’elles se confondent toutes entre elles. De là, il résulte que
l’Ame imagine tous les corps confusément, sans nulle distinction, et
les comprend sous une seule et même rubrique : Etre, Chose, etc.
Cette confusion totale peut, d'ailleurs, provenir aussi d’autres causes,
par exemple d'un affaiblissement de la vivacité des images ; mais
peu importe, puisque le résultat est le même, à savoir la confusion
maxima, liée au dépassement m axim um de la puissance d’imaginer.
Les notions Générales (Homme, Cheval, Chien, etc.) naissent de
causes semblables, c’est à savoir que tant d’images, par exemple,
d’hommes, se forment à la fois dans le Corps humain que sa puissance
d’imaginer est dépassée, non complètement il est vrai, mais assez
pour que l’Ame ne puisse imaginer, ni les petites différences (de
couleur, de taille), ni le nombre déterminé des êtres singuliers. EUe
imagine alors cela seul en quoi tous ces êtres conviennent en tant
qu’ils affectent le Corps, ce par quoi il est affecté au plus haut
point, puisqu’il en est mêmement affecté chaque fois qu’un de ces
êtres l’affecte. A ce résidu commun et indistinct, confusément perçu,
l’Ame donne un nom commun, par exemple celui d’Homme ; et elle
l’affirme d’une infinité d’hommes singuliers, faute de pouvoir ima­
giner le nombre déterminé de Corps humains ayant affecté le sien.
C’est donc à l’incapacité d’imaginer ce nombre que se réduit la pré­
tendue infinité de toute notion générale 101.
Son universalité n’est pas moins illusoire, car ce par quoi les
choses singulières affectent le plus souvent ou le plus fortement le
Corps, et par conséquent ce que l’Ame imagine ou se rappelle le
plus aisément, n ’est pas le même pour chacun. Par exemple, les uns
sont plus frappés par la stature droite de l’homme, d’autres par sa
faculté de rire, d’autres par son caractère d’être à la fois bipède et
sans plumes, d’autres par sa raison ; et, de ce fait, il y a autant d’ima­
ges générales que de dispositions diverses des différents corps, et,

101. C'est, rappelons-le, sur cette infinité que Malebranche, au contraire,


fonde le caractère divin de l'Idée. Spinoza ramène à cette pseudo-infinité
de l'idée générale l'infinité que Descartes prête à son prétendu libre arbi­
tre, cf. Eth., Il, Prop. 49, Scolie du Corollaire, Ap., p. 241, Geb., II, p. 134,
1. 3-10.
372 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

sous le même mot, autant de définitions disparates 1(02 D ’où les


controverses sans fin des philosophes, lorsqu’ils veulent expliquer les
choses de la Nature par les seules images des choses.
Ainsi, les notions communes n ’ont rien à voir avec les Transcen­
dantaux, ni avec les Universaux. Les premières sont propres à la
Raison et retiennent des choses perçues la réalité commune dont
elles sont faites. Les autres sont propres à l’imagination et ne
retiennent des choses perçues que le résidu confus des impressions
qu’elles laissent sur mon Corps, c’est-à-dire proprement rien. Les
notions communes sont donc aux concepts de la scolastique comme
l’être au néant, le vrai au faux. Mais, cependant, les unes comme
les autres sont conditionnées par la perception de l’affection du Corps
humain.

§ ^X V . — Ces vues diffèrent de celles de Descartes, qui, tout en


réduisant, lui aussi, à peu près à rien la valeur des Universaux (bien
que ne récusant pas toujours radicalement les Transcendantaux, en
particulier l’Etre 02103),
1 se refuse à leur reconnaître une origine imagina­
tive et les attribue « au seul entendement 104105 ». Sans doute ne voit-il
pas en eux des idées de l’entendement, de « vraies et immuables
natures », innées à notre âme, et les récuse-t-il parce qu’ils ne sont
que des concepts généraux élaborés à partir de l’expérience par
abstraction et généralisation. Mais, conformément à la théorie tradi­
tionnelle, il considère ces procédés comme des opérations proprement
intellectuelles 10!\ Bref, qu’il s’agisse de dégager une vraie et immua­

102. Cf. aussi II, Prop. 18, Scolie ; Prop. 47, Scolie. — Sur ces diverses
définitions de l’homme, cf. Cogit. Met., 1, chap. 1, Ap., 1, p. 432. — Sur
le nominalisme par lequel Spinoza réfute Platon et Aristote, cf. Court Traité,
1, chap. VI, § VI, Ap., 1, p. 83, chap. VII, § IX, p. 89.
103. A Elisabeth, 21 mai 1643, A. T., i I i , p. 665, 28 juin 1643, p. 691 ;
A Clerselier, A. T., V, p. 355.
104. A Regius, qui prétend que la perception des Universaux appartient
plus à l’imagination qu’à l’entendement, Descartes répond : « Neque video
cur velis perceptionem Universalium magis ad imaginationem quam ad
intellectum pertinere. Ego enim illam soli intellectui tribuo qui ideam ex
se ipsa singularem ad multa refert », A. T., III, p. 66, 1. 7-8 [mots souli­
gnés par nous}. — Par là est complété et précisé le texte des Principes :
« Fiunt haec universalia ex eo tantum quod una et eadam idea utamur ad
omnia individua quae inter se similia sunt cogitanda », Principia, I, art. 59,
A. T., VIII, 1, p. 27, 1. 19-21.
105. Thème qui autorise l’un des arguments majeurs en faveur de la
théorie des animaux machines : étant privés de langage et, par conséquent,
de concepts généraux, les animaux sont privés d’intelligence. Etant établi,
d'autre part, que l’intelligence est l’essence de l’âme, on peut conclure que
les animaux n’ont pas d’âme (Discours, 5’ Partie, A. T., VI, p. 56, 1. 20 à
p. 57, 1. 2). Argument caduque si le langage et les concepts généraux impli­
qués par les mots ne sont pas produits par l’intelligence, mais — comme le
veut Spinoza — par l’imagination, corrélat de l’image dans le cerveau. Pour
prouver l’inintelligence de l’animal, il ne resterait plus alors qu’un seul
LA- RAISON 373

ble nature, ou qu’il s’agisse de forger u n concept général, il faut


toujours une abstractio intellectus, mais, selon l’un ou l’autre cas, elle
s’effectue de façon différente : ici, elle élimine ce qui est étranger
à la chose pour n ’en conserver que sa réalité essentielle : par exem­
ple, elle écarte les qualités sensibles des corps pour ne conserver
que leur être étendu, qui est réel et objet d’une idée constituant une
« vraie et immuable nature » ; là, elle élimine la réalité essentielle
pour ne conserver de la chose qu’un caractère extrinsèque, hypostasié
faussement comme être : par exemple, elle fait abstraction de
l’étendue des corps étendus pour ne conserver que le concept d’espace
universel qui en serait comme le réceptacle, obtenant ainsi le concept
général d’une étendue sans corps, c’est-à-dire sans étendue, absurdité
d’où dérive en physique l’affirmation non moins absurde du vide.
Cependant, dans ce sens comme dans l’autre, c’est toujours l’entende­
ment seul qui opère. Au contraire, pour Spinoza, le concept général
est, non seulement un fantôme abstrait, mais un produit mécanique
et aveugle de l’imagination seule, radicalement étranger à l’entende­
ment. Le concept général s’oppose ainsi à la notion intellectuelle,
non seulement, co^m e chez Descartes, par sa nature, mais par sa
genèse.

§ ^X V I. — Le mot, qui appartient à l’imagination, et dont nous


sommes contraints d’user pour désigner tant les idées de l’entende­
ment que les représentations imaginatives, rend possible leur confu­
sion, et, en particulier, celle de l’essence d’une chose avec son idée
générale. Cette confusion est dirimante. Ainsi, le concept général du
cercle, issu de la confusion entre elles de toutes les images de choses
circulaires, est vide et stérile et ne nous donne pas le moyen de
connaître les propriétés du cercle, tandis que l’idée de son essence,
obtenue a priori par la détermination de l’idée de l’étendue au
moyen du mouvement idéal d’une droite pivotant sur l’une de ses
extrémités immobile, donne lieu à une définition génétique à partir
de laquelle nous pourrons découvrir et démontrer toutes ses pro­
priétés 106. Cependant, le même mot désigne l’un et l’autre. Il en va
de même pour le corps, l’homme, etc. L’idée générale de l’homme
n’est en rien l’idée de son essence, laquelle est déduite a priori généti­
quement à partir des essences formelles des attributs Pensée et Eten­
due, par le moyen de la définition de l’essence de !'Ame comme idée
d’un Corps 107. Alors que l’idée générale de l’homme donne lieu à une

argument : l’incapacité propre à l'animal de faire selon les circonstances


varier à l’infini ses actions (ibid., p. 57, 1. 3-15). Mais l’absence d’intelli­
gence ne prouve pas chez Spinoza que l'animal n'a pas d'âme, ce pourquoi
il lui reconnaît le sentiment au sens psychique du terme.
106. Cf. De int. emend., Ap., 1, §§ LXIV-LXIX, pp. 276-278.
107. Eth, Il, Prop. 13.
374 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

multitude de définitions de l’homme variant selon la complexion des


sujets, l’essence de l'homme, connue a priori, donne lieu à une défi­
nition génétique unique, nécessaire et universelle 108, à savoir :
L’essence de l’homme consiste en une Ame unie à un Corps composé
d ’un très grand nombre d’individus. Mais quand le mot homme est
prononcé, il peut évoquer aussi bien l’idée générale que l’essence de
l’homme, d’où des quiproquo et des erreurs sans nombre.

*
**

§ XXVII. — En déduisant les notions rationnelles comme les


idées adéquates de propriétés communes appartenant aux choses
mêmes, YEthique donne à la Raison le statut précis qui lui manquait
jusqu’alors.
Dans le Court Traité et dans la Réforme de l’Entendement, ce
statut était inexistant.
Dans le Court Traité, les notions communes n’apparaissaient pas.
En tenaient place ces concepts qui nous enseignent sans risque
d’erreur, « ce que les choses doivent être hors de notre entendement »,
ce qu’est le bien et le mal, le vrai e t le faux ; par exemple, l’idée de
modèle, de parfait, le concept général d’homme, etc. 10910, bref, tous
ces « êtres de raison », qui, « étant notre œuvre propre et [... ne
servant} qu’à concevoir distinctement les choses », ne sont que
« dans notre entendement et non dans la N ature » n ° En ce qui
concerne la connaissance vraie, il n’y avait pas d’autre cas que,
au degré inférieur, la connaissance par ces concepts vrais, extérieurs aux
choses, et, au degré supérieur, la saisie intuitive, directe, de l’essence
des choses. Pour YEthique, loin que ces concepts soient vrais, ce sont
des représentations imaginatives, au plus haut point confuses, qui ont
sans doute une utilité pragmatique, mais qui n’ont rien à voir avec les
notions communes de la Raison. Quant à la connaissance vraie, elle
nous est procurée, soit par ces notions, soit, à son degré supérieur, par
la connaissance intuitive de l’essence des choses, qui n’est nullement
leur saisie directe, hors de toute idée, mais la connaissance de leur
essence par une idée intuitive.
Dans la Réforme de l’Entendement, les notions rationnelles n’appa­
raissaient pas non plus. Il y était seulement question d’ « axiomes
abstraits », qui, « encore qu’ils soient vrais », ne doivent pas être
confondus avec la N ature m . Si ces axiomes semblaient implicitement

108. Distinction analogue, chez Platon, entre l'Idée et le genre.


109. Court Traité, II, chap. IV, Ap., 1, pp. 111-113, Geb., l, pp. 59 sqq.
110. Ibid, I, chap. X, Ap., 1, pp. 94-95, Geb., 1, pp. 49 sqq.
111. De int. emend, Ap., 1, p. 260, Geb. II, p. 28, 1. 34 : « Naturarn
cum abstractis, quamvis sint vera axiomata, confundendo ».
LA RAISON 375

distingués des Universaux, ils étaient traités comme eux 11Z, et nulle
part il n'était expliqué, ni comment ils diffèrent d’eux, ni en quoi
consistent leur nature et leur origine.
Bien que la place de la Raison fût marquée par la connaissance
du troisième mode, de la même façon qu'elle l’était dans le Court
Traité par la croyance droite, son statut demeurait vague, la doctrine
des notions communes n’étant pas encore conçue. Comme dans le
Court Traité, on en restait, en ce qui concerne la connaissance vraie,
à l’alternative entre une connaissance abstraite, exempte de fausseté,
mais qui ne saisit rien de la réalité des choses, et une connaissance
concrète qui saisit la réalité des choses par l'intuition de leur essence
singulière 12113.
Au contraire, dans !Ethique, les notions communes de la Raison,
par leur déduction comme idées adéquates des propriétés communes
des choses, apparaissent comme le moyen terme entre l’abstrait et le
concret. Vues du côté des perceptions imaginatives, d’où elles émer­
gent, elles semblent abstraites, car elles ne retiennent rien de la
singularité des choses perçues ; vues du côté des propriétés perçues,
elles semblent concrètes, car ces propriétés, appartenant à la réalité
des choses, sont « dans la N ature ». Bien qu’elles saisissent ces pro­
priétés au sein même des perceptions imaginatives, ce n’est pas
de ces perceptions qu'elles proviennent, puisqu’elles naissent de
l’entendement apercevant adéquatement à travers les images la réalité
des choses. Investies par là même d’une valeur gnoséologique absolue,
elles s’opposent radicalement aux Universaux, et ne peuvent être
rangées sous la même rubrique.
Descartes en avait eu le pressentiment lorsque, au concept général,
qu’il estimait illusoire et vide, il opposait la pleine réalité de la
notion primitive, « vraie et immuable nature » ; mais, ce concept
général, redisons-le, il le tenait pour né de l’entendement et non de
l’imagination.

§ ^X V III. Remarque. — Puisque les notions évoquées dans


ce Scolie, et en particulier les concepts généraux, sont des produits
de l’imagination auxquels rien de réel ne correspond hors de nous,
il conviendrait de les appeler des êtres d’imagination plutôt que des
êtres de Raison 114, quand bien même la Raison interviendrait subsi­

112. Ibid., et aussi p. 269, Geb., II, p. 34.


113. Cf. infra, Appendice n° 16.
114. « Vidernus itaque ornnes notiones, quibus vulgus solet Naturarn
explicare, rnodos esse tanturnrnodo irnaginandi, nec ullius rei naturarn, sed
tantum irnaginationis constitutionern indicare ; et quia nomina habent, quasi
essent entiurn, extra irnaginationern existentiurn, eadem entia, non rationis,
sed imaginationis voco », Eth, I, Appendice, Ap., p. 117, Geb., II, p. 83,
1. 11 sqq. [mots soulignés par nous].
376 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

diairement dans leurs combinaisons 115^ En effet, elles ne sont elles-


mêmes en rien produites par la Raison. Mériteraient, au contraire, le
nom d’êtres de Raison les figures géométriques 116, car, si, co^mme
les êtres d’imagination, elles ne correspondent pas à quelque objet
ayant hors de nous une existence séparée dans la Nature, elles pro­
cèdent de la Raison et ont un fondement dans la nature des choses.
Alors que les entia Imaginationis naissent de la confusion des traces
cérébrales, les figures géométriques naissent d’une opération de l’in­
tellect, à savoir d’un acte par lequel la Raison détermine l’étendue
le mouvement et construit a priori des entités génétiquement conce­
vables 11718^ C’est pourquoi, contrairement aux définitions des concepts
généraux (animal, homme, etc.), qui varient selon les individus, leurs
définitions, nécessaires et universelles, restent immuables, exprimant
une structure essentielle aux choses. Aussi ces notions ont-elles une
pleine valeur objective, car, en les construisant, la Raison obéit aux
règles commandées par les propriétés immanentes de l’étendue et du
mouvement, communes à toutes les choses singulières. Elle met ainsi
en évidence leurs conditions nécessaires “ *• C’est pourquoi, bien qu’il
n’y ait aucun triangle, aucun cercle dans la Nature, mais des corps
triangulaires ou des corps circulaires, — ce par quoi, précisément,
les notions de ces figures sont des êtres de raison et non des êtres
physiquement réels, — ce ne sont point de purs fantômes, mais des
essences ou natures ayant une certaine réalité en soi. A ce titre,
elles sont comprises de toute éternité dans la nature de Dieu,
appartiennent à son intellect comme des « vérités éternelles » 119120 et
sont conçues par son entendement “ O On verra même, dans la suite m ,
que la géométrie, science de ces notions et de leurs propriétés,
constitue le modèle de toute connaissance par entendement pur. Les
essences universelles des choses physiquement réelles (corps, âmes,
hommes, etc.), que définissent les propriétés communes aux individus
de même espèce m , sont, en effet, déduites génétiquement de l’attribut

115. Cf. supra, t. I, Appendice n° 1, § II, p. 415.


116. De int. emend., Ap., I, p. 270, § l i , Geb., II, p. 35, 1. 5 : « Figu­
ras et caetera entia rationis » ; — Ap., I, § x l i , p. 257, Ge!:>., II, p. 27,
1. 12-15 : « Conceptum globi [...} a vi nostra cogitandi pendere, nec objec­
t a aliquod in Natura habere » ; Lettre LXXXIII, à Tschirnhaus, Ap., III,
p. 371, Geb., IV, p. 335, 1. 3-4 : « In rebus simplicissimis, vel entibus
Rationis (ad quae figuras etiam refera), at non in realibus » ; cf. supra,
t. I, Appendice 1, § v, pp. 419 sqq.
117. De int. emend., Ap., I, §§ l x v , l x i x , pp. 276-278, Geb., Il,
pp. 38-39.
118. Ibid., § x l i , pp. 257-259, Geb., II, pp. 27-28.
119. Theol. Pol, chap. IV, Ap., II, p. 94, Geb., III, pp. 62-63.
120. « Dieu conçoit par l’entendement la nature du triangle », ibid,
Geb., III, p. 63, 1. 63, 1. 1-2. — Cf. t. I, Appendice n° 1.
121. Cf. infra, chap. XVII, §§ V sqq., pp. 471 sqq.
122. Cf. supra, § X, pp. 339 sqq., § XIV, pp. 345 sqq.
LA RAISON 377

et de ses modes infinis, de la même façon que les entités géométriques


le sont à partir de l’extension et du mouvement. D e ce fait, elles
ont, elles aussi, des définitions immuables, contrairement aux concepts
généraux de ces choses.

D ’autre part, si les notions communes sont attribuées à la Raison


plutôt qu’à la connaissance intuitive, c’est en considération de leur
usage, en tant que « ratiocinii nostri fundamenta », c’est-à-dire en tant
qu’elles rendent possible une connaissance médiate des choses au
moyen d’un raisonnement. Mais, prises en elles-mêmes, on pourrait
considérer qu’elles appartiennent à la connaissance intuitive, car
les principes qui rendent possible le raisonnement étant, par défini­
tion, connus sans raisonnement, sont immédiatement, donc intuiti­
vement connus. Au contraire, considérées dans leur usage, elles
rendent possible une connaissance par Raison, c’est-à-dire discursive,
et la conclusion à l’égard de l’objet n ’est pas intuitive. Car, lorsque
nous concluons qu’à une chose doit appartenir telle propriété b,
du fait q u ’elle possède telle propriété commune a à laquelle b est
toujours liée, la propriété b ne se conclut pas de l’essence de la chose,
et la raison interne de cette propriété dans la chose reste inconnue.
La connaissance que nous avons de cette chose comme possédant
cette propriété n’est donc pas intuitive (et le De intellectus emen-
datione, ne distinguant pas encore entre adéquat et intuitif, lui
refuse de- ce fait l'adéquation 1M). Toutefois, b se déduisant immédia­
tement de a, où il est contenu, la connaissance du lien entre b et a
est intuitive, et l’attribution de b à la chose, quoique médiate, est,
par là même, certaine.
*
**
§ XXIX. — Parmi les notions expressément tenues pour des Entia
imaginationis se trouvent le nombre et tous les concepts qui en sont
indissociables, comme la mesure et le temps
Cette affirmation semble paradoxale. Les rapports numériques,
par exemple 2 + 3 = 5, ne sont-ils pas des vérités éternelles ?
L’arithmétique n'est-elle pas une science aussi exacte, aussi certaine,
aussi rationnelle et a priori que la géométrie 123425 ? Le nombre, étant

123. Cf. De int. emend. : « Il y a une perception où l'essence d'une chose


se conclut d'une autre chose, mais non adéquatement, comme il arrive [...}
quand une conclusion se tire de quelque caractère universel qu'accompagne
toujours une certaine propriété » (à propos de la définition de la connais­
sance rationnelle), Ap., I, § XIII, p. 231, Geb., II, p. 10, 1. 16-19; cf. aussi
Ap., 1, §§ XV et XVI, pp. 231-233, Geb., Il, p. 11, 1. 3-13, p. 12, 1. 6-12.
Cf. infra, § XXXI, pp. 384 sqq., chap. XVII, §§ III, sqq., pp. 395 sqq.
et Appendice n° 16.
124. Cf. Lettre XII, à Louis Meyer, Ap., III, pp. 150-156; cf. supra, t. J
Appendice n° 9.
125. Descartes, Regulae, R. 2, A. T., X, pp. 363-366.
378 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

une n o tio n qui ne v a rie pas s e lo n la c o m p le x io n des in d iv id u s ,


n 'e s t - i l pas v é rita b le m e n t com m un à to u s le s hom m es ? L o r s q u 'i l
s 'a g i t de fo u rn ir un e x e m p le de c o n n a iss a n c e par R a iso n (seco n d
g e n re ) ou par In tu itio n (tro is iè m e g e n re ), S p in o z a ne c h o is it-il
pas un n o m b re : la q u a triè m e p r o p o r t i o n n e l l e 125 ? L o r s q u ’i l veut
m o n t r e r q u ’i l n ’y a p a s d ’e r r e u r d a n s l ’e n t e n d e m e n t p u r , e t q u e la
p lu p a rt d es e rre u rs c o n s is te n t en c e la seul que nous n 'a p p l i q u o n s
p a s c o r r e c t e m e n t le s nom s aux c h o s e s , n ’i n v o q u e - t - i l p a s l ’e x e m p l e
du n o m b re a u ss i b ie n que c e l u i d e s f i g u r e s 121 ? I l s e m b le donc, à
p re m iè re v u e , im p o s s ib le d e le c o n s id é r e r c o m m e u n Ens Imagina­
tions, com m e une p u re f a u s s e té du m êm e a lo i que la F in a lité , le
B e a u , le L a id , la L ib e rté , e tc .
C e p e n d a n t, le n o m b re est e x p u ls é des n o tio n s ra tio n n e lle s . C ’e s t
que, lo in de s a is ir dans le s p e rc e p tio n s im a g in a tiv e s une ré a lité
c o m m u n e a u x c h o s e s , s o i t c e l l e d e l ' a t t r i b u t ( p a r e x e m p l e l ’e x t e n s i o n ) ,
s o it c e lle d u m ode in fin i (p a r e x e m p le le m o u v e m e n t e t le re p o s,
e t l e s l o i s n é c e s s a i r e s q u i s ’y t r o u v e n t e n v e l o p p é e s ) , s o i t c e l l e d e la
s t r u c t u r e p a r e i l l e m e n t p r é s e n t e d a n s t o u s le s I n d i v i d u s d ’u n e m ê m e
e s p è c e e t c o m m a n d é e u n i v e r s e l l e m e n t e n e u x p a r le d e g r é d e c o m p o ­
s itio n d e le u r c o rp s , il n e r e tie n t d e s im a g in a tio n s que c e q u 'e l l e s
in tr o d u is e n t de fa u x dans n o tre v is io n de la N a tu re , à s a v o ir le
d i s c r e t o u l e d i s c o n t i n u . L e d i s c o n t i n u , e n e f f e t , n ’a d ’a u t r e p r i n c i p e
que la c o n n a iss a n c e e rro n é e des m o d es, conçus com m e ré e lle m e n t
s é p a r é s , c ’e s t - à - d i r e c o ^ m e d e s s u b s t a n c e s d i s t i n c t e s , a l o r s q u e l ’u n i t é
a b s o l u e d e l a s u b s t a n c e e x c l u t u n e t e l l e s é p a r a t i o n 1267128.
Sans d o u te , du fa it que le n o m b re é ta b lit e n tre des fic tio n s
im a g in a tiv e s (le s u n ité s d is c r è te s ) d es ra p p o rts u n iv e rs e ls et néces­
s a ir e s p e rm e tta n t de d é te rm in e r a priori au p o in t de vue de la
q u a n tité le s c h o s e s q u e n o u s p e rc e v o n s , s e r a it- o n t e n t é d e le c o n f o n d r e
a v e c l e s n o t i o n s c o m m u n e s , c a r , c e l le s - c i a u s s i , f o u r n i s s a n t d e s r è g l e s
u n iv e rs e lle s et n é c e s s a ire s a p p lic a b le s aux ch o ses im a g in a tiv e m e n t
p e rç u e s , s e m b le ra ie n t, de ce fa it, p o u v o ir é g a le m e n t ê tre d ite s des
« a u x ilia ire s de l ’i m a g i n a t i o n ». Il n 'e n est rie n c e p e n d a n t, car
e lle s n e sont pas à son s e r v ic e . E lle s nous é l è v e n t a u - d e s s u s d 'e l l e ,
d 'a b o r d e n n o u s fa is a n t c o n n a ître a d é q u a te m e n t le s p r o p r ié té s é te r­
n e lle s des ch o ses te l l e s q u 'e l l e s sont en s o i, e n s u ite en é ta b lis s a n t
e n tr e le s o b je ts s in g u lie r s im a g in a tiv e m e n t p e r ç u s d e s r e la tio n s q u i,
f o n d é e s s u r c e s p r o p r i é t é s , e t n o n s u r le s i m a g e s , o n t p a r l à m ê m e u n e
p le in e v a le u r o b je c tiv e . L e n o m b re , a u c o n t r a i r e , n ’e s t r i e n d e p lu s
q u 'u n a u x i l i a i r e d e l ’i m a g i n a t i o n . I l n e n o u s f a i t c o n n a î t r e p a r lu i-
m ê m e a u c u n e p r o p r i é t é d e s c h o s e s ; l e s r e l a t i o n s q u 'i l é t a b l i t , n e p o r ­

126. Eth., II, Prop. 40, Scolie 2.


127. II, Prop. 47, Scolie.
128. Cf. supra, t. 1, chap. VI, §§ IV et V, pp. 209 sqq., §§ VIII-X,
pp. 213 sqq., et Appendice n° 9, § X, pp. 509 sqq.
LA IlAlSON 379

tant que sur des fictions (des unités discrètes) et non sur les choses,
sont de ce fait sans valeur objective. Il n’est donc ni une idée
adéquate, puisqu’il n’a rien de positif, ni une vérité éternelle, puis­
qu’il ne concerne pas les essences. « Dieu, déclare Spinoza, conçoit
par son entendement la nature du triangle » 1291302, car il perçoit
l’étendue et toutes ses déterminations possibles ; mais il ne saurait
y percevoir un nombre, puisque le discontinu n’est rien, ni, par
conséquent, le nombre non plus “ O Entre la géométrie, qui, par la
définition génétique de ses notions, saisit des essences éternelles, et
l’arithmétique, qui, par les rapports qu’elle établit entre des unités
fictives, ne fournit qu’ « un auxiliaire » à « l’imagination », c’est-à-
dire qu’un petit procédé pragmatique, utile à la vie courante, enfermé
dans le fini et sans portée objective, s’ouvre un abîme infranchis­
sable : celui qui sépare l’idée et le fantôme verbal, le vrai et le faux,
l’éternité et le temps, l’essence et l’Ens imaginationis, la raison et
l’imagination “ b Et ce qui est dit du nombre l’est aussi de la mesure
et du temps : « C’est quand... [l’entendement} se représente les
choses par l’imagination qu’il les perçoit sous la forme d’un nombre
déterminé, d’une durée et d’une quantité déterminées » ^
Reste à savoir pourquoi, étant banni de la Raison, le nombre est
invoqué souvent par Spinoza au même titre qu’une vérité éternelle
et qu’une notion rationnelle comme, par exemple, le triangle.
129. Cf. Theol. Pol., chap. IV, Geb., III, pp. 62-63.
130. Cf. Spinoza, Lettre XII, Geb., IV, pp. 57-58, Cogit. Met., I, chap. I,
§ VIII, Ap., I, p. 431, Geb., I, pp. 430 sqq. — Sur les difficultés de cette
conception, cf. supra, t. I, Appendice n° 17, pp. 578 sqq.
131. Par cette exaltation de la géométrie au détriment de l'arithmétique,
Spinoza s’oppose radicalement à Leibniz, qui (cf. Belaval, Leibniz critique
de Descartes, Paris, 1960, pp. 199-278) déprécie la géométrie. Il va infini­
ment plus loin que Descartes, qui tenait ces deux sciences pour aussi
certaines et rationnelles l’une que l'autre (cf. Regulae, R. II, A. T., X,
pp. 363-366), et qui, dans le Discours, proposait l’arithmétique plutôt que
la géométrie comme modèle de la méthode philosophique (cf. Discours,
II’ partie, A. T., VI, p. 21, 1. 13-17).
132. De int. emend, Ap., I, § LXVII, p. 277, Lettre XII, à Louis Meyer,
Ap., III, p. 153. On observe que Descartes donne du nombre une genèse
différente, entièrement indépendante de l’imagination. Le nombre nombrant
est un universel, qui, comme tous les universaux, est, pour lui, contraire­
ment à Spinoza, produit par l'entendement seul, lequel ne retient des choses
distinguées que le rapport (de dualité, de trialité, etc.) observé entre elles,
abstraction faite de leur nature (Principes, I, art. 59, Lettre à Regius,
A. T., III, p. 66, 1. 7-8). Le nombre nombré est la distinction que nous
remarquons entre les choses : distinction réelle, modale, ou même simple­
ment de raison (cf. Principes, I, art. 60). Dans les deux cas, l’imagination
n'intervient pas. Sur les limites de la validité du nombre, et en particulier
sur la possibilité du nombre infini, nous ne saurions nous prononcer, malgré
la contradiction que notre entendement y remarque, car notre entendement
est fait pour statuer légitimement sur le fini, et non sur l'infini, lequel
échappe à sa compréhension, cf. supra, t. I, Appendice n° 9, § XIX,
pp. 472 sqq.
380 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

C’est que, en fait, il est universel et nécessaire, et qu’une telle


nécessité est inexplicable par l’imagination. Il doit donc se rapprocher
des notions communes par la forme qui, en lui comme en elles, est
nécessaire et universelle, et s’en éloigner par la matière, qui, en lui,
étant le discontinu, est illusoire et sans fondement dans la Nature,
et qui, en elles, étant l’étendue, le mouvement, les figures, etc., est
réelle et fondée en Dieu. Si donc la matière du nombre, c’est-à-dire
le nombre nombré, paraît sans conteste tomber tout entière dans
l’imagination, il n’en serait pas de même pour le nombre nombrant,
puisqu’il impose à cette matière une forme nécessaire et a priori.
Il semble donc que la Raison devrait le produire absolument à l’occa­
sion de ce donné imaginatif qu’est le nombre nombré, afin de sou­
m ettre celui-ci à une règle. Sans doute n’est-il pas une vérité éternelle,
puisqu’il n’est utilisable qu’à propos de l’imagination, ne vaut que
par rapport à elle, apparaît et disparaît avec elle. Mais on devrait
reconnaître qu’il est pour une part rendu possible par la Raison,
qui le fabrique à partir de l’imagination comme un instrument par
lequel l’Ame peut « expliquer » les choses qu’elle perçoit sensible­
ment 133^ A cet égard, tout se passe comme s’il était une vérité
éternelle, car, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas d’imagination, il est
nécessaire de toute éternité que, si l’imagination existe, les rapports
entre les nombres qu’elle rend possibles soient ce qu’ils sont, et que
2 + 3 soit égal à 5. Il en serait de même pour la mesure, le temps, etc.
Etant des vérités nécessaires, mais n’ayant d’application qu’aux choses
imaginatives, conduisant inéluctablement à l’erreur dès qu’on leur
assujettit de purs objets de l’entendement (Dieu, substance, étendue,
durée, essences des modes, etc.), ces notions (nombre, mesure, temps)
révéleraient à plein le caractère intermédiaire de la Raison. Jamais
celle-ci ne les forgerait si l’imagination ne lui présentait pas fausse­
ment les modes comme une quantité discrète ; mais jamais non plus
l’imagination par elle seule ne pourrait s’y élever, puisque leur néces­
sité, absolue en droit, dépasse infiniment sa capacité.
On doit convenir, cependant, que Spinoza ne s’est jamais livré à
ces sortes de considérations, et que, ayant assigné les notions com­
munes à la Raison et le nombre à l’Imagination, il ne s’est pas
occupé de justifier le droit qu’il s’arroge d’invoquer le rapport numé­
rique comme exemple au même titre que des vérités éternelles.
Quoi qu’il en soit, la définition du nombre comme auxiliaire de
l’imagination met en évidence que la Raison ne se manifeste pas
seulement dans des notions dont elle est le principe unique, mais
aussi dans un certain usage pragmatique de concepts qui lui sont
étrangers et qui sont dénués de valeur objective. C’est ainsi qu’elle

133. Cogitata Metaphysica, I, chap. I, § IV, Ap., I, p. 430, Geb., I,


p. 234, 1. 11.
LA RAISON 381

va jusqu’à utiliser de cette façon les idées générales elles-mêmes, se


servant, par exemple, des idées de bon, de mauvais, d’imparfait et
de parfait, de « genre généralissime » d’être 13413567, de modèle de la
nature humaine, etc., comme d’instruments, non, certes, de connais­
sance, mais de comparaison des choses entre elles par rapport à
l’objet — iUusoirement projeté comme fin déterminante — d’un
certain appétit. Il est évident que, par un tel emploi, ces concepts
généraux ne sont nullement investis de la dignité de notion com­
mune, ni du moindre caractère intrinsèquement rationnel. Leur
utilisation dans une intention pragmatique est d’ailleurs sans risque,
dès lors qu’on n’ignore pas qu’ils sont sans valeur objective et qu’ils
ne correspondent à rien de réel dans les choses 131\

II
Les divers genres de connaissance
§ T^XX.. — On vient d’expliquer par leurs causes deux sortes de
notions universelles : dans le premier Scolie de la Proposition 40, les
Universaux (Universales) (et aussi les Transcendantaux) ; dans les
Propositions 37 à 40, les notions communes de la Raison. Dans un
second Scolie 1 36, on en conclut que, corrélativement, il y a deux
genres de connaissance : la connaissance par les Universaux et la
connaissance par les notions communes ; leur différence s’explique
par la nature et l’origine différentes des notions qui les gouvernent
respectivement Enfin, dans la mesure où les Universaux eux-
mêmes ont deux origines distinctes, le premier genre de connaissance
devra se subdiviser en deux modes subalternes.
D ’où l’économie de ce second Scolie : sachant à partir de quoi
(problème de l’origine) nous formons des notions universelles de
nature différente (idées générales imaginatives, notions communes
rationnelles), on en conclura à différents modes du connaître :
« Par tout ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que
[d’une part] nous percevons une multitude de choses et que [d’autre
part] nous formons des notions universelles :
1° « à partir (ex) d’objets singuliers que nos sens nous représentent
de façon mutilée, confuse et sans ordre pour notre entendement

134. « Genus quod generalissimum appellatur [...} nempe [ ...} notionem


entis » Eth., IV, Préface, Ap. pp. 423-424, Geb., II, p. 207, 1. 23-24.
135. Eth, IV, Préface. Cf. Court Traité, II, chap. IV, Ap., 1, pp. 111­
112, ibid, 1, chap. 95.
136. Primitivement, les deux Scolies n’en faisaient qu'un, comme l'attes­
tent les Propositions 1 du Livre III et 37 du Livre IV, qui renvoient à un
seul Scolie, cf. éd. Gebhardt, II, Textgestaltung, p. 364.
137. Sur la théorie spinoziste de la connaissance, voir, entre autres,
l'intéressant ouvrage de Livia Teixeira : A doutrina dos modos de percepçâo
e o conceito de abstraçJo na filosofia de Espinoza, Sâo Paulo, 1954.
382 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

{voir Coroll. de la Prop. 29) ; c’est pourquoi j’ai eu coutume d’appeler


de telles perceptions connaissance par expérience vague », ce qui
signifie, conformément à l’étymologie du mot vague, expérience allant
au hasard, sans règle fixe (ex rerum fortuito occursu) ls8.
2° « A partir de (ex) signes, par exemple de ce que, entendant ou
lisant certains mots, nous nous rappelons des choses et en formons
des idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses
(voir Scol. de la Prop. 18) » 13!\
Ces deux façons de considérer les choses seront désormais appe­
lées connaissance du premier genre, opinion, ou Imagination.
Il apparaît comme évident par là qu’il n’y a pas de connaissance
du premier genre sans concepts (lesquels ne sont rien d'autre, en
l’occurrence (cf. Scolie 1), que des images génériques 3819140). C’est ce
qu’indiquait déjà le Court Traité, quand il déclarait que toute
connaissance consiste « en certains concepts », et que ces concepts,
nous pouvons les acquérir par la croyance, « laquelle se forme ou par
ouï-dire ou par expérience » 141142. Ainsi que l’attestent les exemples
donnés par le D e intellectus emendatione, la connaissance par expé­
rience vague comporte toujours une certaine généralité, puisqu’elle
est constituée soit par des universaux : homme raisonnable, chien
aboyant (ce sont des définitions aristotéliciennes), soit par des
relations générales empiriques, nées de constatations répétées, par
exemple : savoir qu’on mourra parce qu’on a vu d’autres hommes
mourir, que l’huile alimente la flamme et que l’eau l’éteint parce
qu’on l’a toujours constaté ‘42 C’est la science « de ce qui arrive le
plus souvent ».
Puisque c’est à partir de l'expérience vague (les multiples objets
singuliers représentés par les perceptions sensibles de façon mutilée,
confuse et désordonnée pour l’entendement) que se form ent les

138. Cf. Eth., II, Prop. 29, Scol., Geb., II, p. 70, 1. 22. — Selon le De
int. emend. : « expérience qui n'est pas déterminée par l’entendement »,
mais qui « étant advenue par hasard {quia casu occurit) et n'ayant été
contredite par aucune autre, est demeurée comme inébranlée en nous »,
Ap., I, § XII, p. 231, Geb., II, p. 10, 1. 11-15.
139. Sur le mot et l’idée générale, cf. infra, Appendice n° 15, p. 590.
140. On pourrait même penser que Spinoza, anticipant sur certaines théo­
ries du XIX^ siècle, considérerait que toute perception imaginative d’une
chose particulière est conditionnée par le concept (entendu, non au sens
intellectuel, mais au sens d’image générique). Ainsi, je ne puis me présen­
ter tel homme, par exemple Pierre, que si je reconnais que c'est un homme.
La représentation imaginative d’un être singulier comporterait donc le
concept générique, ou l’image composite, issue par confusion d’une multi­
tude de perceptions diverses que la faiblesse de l'imagination empêcherait
de considérer isolément. Spinoza n'a cependant pas développé expressément
une telle théorie.
141. Court Traité, II, chap. I, Ap., I, p. 100.
142. De int. emend, Ap., I, § XV, p. 232, Geb., II, pp. 10-11.
LA RAISON 383

concepts dont est constituée l'opinion, n'était-il pas indiqué de les


distinguer co^mme l'étaient, chez Platon, l'aiaO'YJoiç et la 86£:x ? L’expé­
rience vague, comme chaos d’images mentales, n’est-elle pas la
matière de l’opinion, et non l’opinion elle-même ? Cependant Spinoza
ne s’arrête pas à cette distinction C’est que, de par l’extrême
limitation de notre puissance d’imaginer, l’imagination est impossible
sans les concepts généraux (cf. Scolie 1), c’est-à-dire sans l’opinion,
si bien que, en réalité, les deux ne font qu’un.
3° Nous formons aussi des notions universelles « de ce que (ex
eo quod) nous avons des notions communes et des idées adéquates
des propriétés des choses (voir Coroll. de la Prop. 38, Prop. 39 avec
son Corol!. et Prop. 40) ; j’appellerai ce mode de contempler les
choses Raison ou connaissance du deuxième genre ». La Raison
comprend, comme le précise le Livre V, outre les notions communes
qui en sont les fondements, tout ce qui sen déduit : « Les choses
que nous connaissons clairement et distinctement sont, ou les pro­
priétés communes des choses, ou ce qui s’en déduit » 14344- Elle vise
en effet, en tant que m odus contemplandi res, à connaître les choses
singulières par leurs propriétés communes. Il restera ultérieurement
à déterminer au juste ce qu’il faut entendre par « ce qui se déduit
des propriétés communes des choses » 445
A ces deux genres de connaissance (qui comprennent, on l’a vu,
trois modi contemplandi res) s’en ajoute un troisième (quatrième
modus contemplandi res) : la Science Intuitive, qui « procède de
l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la
connaissance adéquate de l’essence des choses ».
Ce genre 146 est, de par sa nature, tout différent des autres, car
il ne procède pas comme eux de notions universelles. De ce fait, il
ne peut s’expliquer « par ce qui a été dit ci-dessus », mais sera
déduit plus tard. Il s’agit donc là d’une anticipation. Anticipation
légitime, car, après avoir énuméré les deux premiers genres de
connaissance, il était naturel d’indiquer dès maintenant le troisième,
pour avoir ainsi un tableau complet. Anticipation, de plus, indispen­
sable, car la déduction de la Raison s’achève par le Corollaire de la

143. « Utrumque opinionem vel imaginationem vocabo », Eth., II, Scol. 2


de la Prop. 40, Ap., p. 212, Geb., II, p. 122, 1. 10-11.
144. Cf. : « Res quas clare et distincte intelligimus, vel rerum communes
proprietates sunt, vel quae ex iis deducuntur (vide Rationis defin. in 2
Schol. Prop. 40, p. Il) », V, Prop. 12, dém. ; cf. V, Prop. 7, dém., Ap.,
p. 603, Geb., II, p. 285, 1. 26-28.
145. Cf. infra, § x x x i i i .
146. Quelques commentateurs, pour opposer ce genre à la Raison,
l'appellent Entendement. Mais cette dénomination en tant que rapportée à la
seule Science Intuitive est étrangère à YEthiqite. L’Entendement, qui constitue
la partie éternelle de 1'Ame (cf. V, Prop. 40, Coroll) comprend en lui
la Raison tout autant que la Science Intuitive (cf. V, Prop. 38-39).
384 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Proposition 44, lequel présuppose la vérité de la connaissance du


second genre. Il fallait donc que, à ce moment-là, le problème du
critère de la vérité fû t déjà résolu dans son ensemble, ce qui n’était
possible que si le troisième genre de connaissance avait été, lui aussi,
déjà défini. N ul inconvénient, d’autre part, à ce que le critère du
vrai fût déduit avant le fondement de la connaissance du troisième
genre, puisque, du point de vue du vrai, ce qui importe, c’est seule­
ment l’adéquation de la connaissance, que ceUe-ci soit ou non du troi­
sième genre. Enfin, ce que déduiront les Propositions 45 à 44, ce sera
le fondem ent de la connaissance du troisième genre, et non le procès
par lequel la définit le Scolie 2 de la Proposition 40.
L’importance de ce Second Scolie ne vient pas seulement de ce
qu’il situe la Raison dans l’échelle des facultés de savoir, mais de
ce qu’il procure les Définitions des divers genres de connaissance
et rend possibles par là les Propositions 41 et 42. Ainsi, fait très rare,
le résultat d’un Scolie s’introduit dans la démonstration de certaines
Propositions. Mais, puisque ces définitions ne font que donner des
dénominations à certaines sortes de connaissance dont la constitution
est déduite d’autre part selon la chaîne des raisons, puisqu’elles
n’apportent rien qui serait déduit indépendamment de cette chaîne
(comme cela a lieu, par exemple, dans les Scolies des Propositions 4,
21, etc.), l’ordre ne saurait, pour autant, s’en trouver perturbé.

§ ^ ^ X I . — Spinoza illustre la classification des genres de con­


naissance par l’exemple célèbre de la quatrième proportionnelle, déjà
utilisé pour une classification analogue, mais un peu différente, dans
le Court Traité et dans le De intellectus emendatione Le quatrième
nombre d’une proportion se découvre en m ultipliant le second par
le troisième et en divisant par le premier le produit obtenu : 1) soit
qu’on se souvienne de cette recette autrefois enseignée sans démons­
tration par des maîtres, 2) soit qu’on ait souvent expérimenté ce
procédé avec succès dans les cas de nombres très simples, 3) soit
que, se référant à la démonstration de la Proposition 19 du Livre V il
des Eléments d’Euclide, on s’appuie sur la propriété commune des
nombres proportionnels. Mais, dans le cas des nombres très simples,
il n’est besoin d’aucun de ces moyens. Ainsi, les nombres 1, 2, 3 étant
donnés, il n’est personne qui ne voie que le quatrième nombre
proportionnel est 6, et cela beaucoup plus clairement, parce que
nous concluons immédiatement ce quatrième nombre à partir de la
relation même que nous saisissons uno intuitu entre le premier et
le second.
Dans quelle mesure cet exemple arithmétique s’accorde-t-il avec147

147. Sur la classification des différents genres de connaissance dans les


Traités antérieurs à l'Ethique, cf. infra, Appendice n° 16, pp. 593 sqq.
LA RAISON 385

les définitions des trois genres de connaissance telles qu’elles appa­


raissent dans ce Scolie ?
I ° En ce qui concerne la connaissance du premier genre, la
distinction de l’ouï-dire et de l’expérience vague . y est bien visible.
Le premier cas : « Ils n’ont pas encore laissé tomber dans l’oubli
ce qu’ils ont appris de leurs maîtres, etc. » se réfère à l’ouï-dire ;
le second : « ils ont expérimenté ce procédé souvent, etc. » se réfère
à l’expérience vague.
2° En ce qui concerne la connaissance du second genre, l’exemple
arithmétique précise bien qu’il s’agit de considérer une chose singu­
lière (contemplate rem) : le nombre 6, de telle sorte que, par l’inter­
médiaire d’une notion commune préalablement établie (à savoir
l’idée de cette propriété appartenant aux nombres proportionnels
que le produit du premier terme et du quatrième égale le produit
du deuxième et du troisième), on puisse le déterminer quant à sa
nature.
3° En ce qui concerne la connaissance du troisième genre, l’exem­
ple arithmétique signifie, d’une part, qu’on connaît la chose indé­
pendamment de l’application à son cas d’une notion universelle, tant
rationnelle qu’imaginative, ce pour quoi cette connaissance est
intuitive ; et, d’autre part, que la connaissance intuitive de la chose
est elle-même conclue d’une autre connaissance intuitive (le nom­
bre 6 étant conclu de la relation 1 à 2 intuitivement aperçue). Ce qui
s’accorde avec la définition que le Scolie 2 de la Proposition 40
donne de la connaissance du troisième genre comme étant la
connaissance qui « procède (procedit ab... ad) de l’idée adéquate de
l’essence formelle de certains attributs de D ieu à la connaissance de
l’essence des choses ». On a bien ici, en effet, une connaissance (celle
de l’essence des choses) qui, sans qu’intervienne une notion univer­
selle, se conclut génétiquement d’une autre connaissance (celle de
l’essence de Dieu) elle-même indépendante de l’application d’une
notion universelle. Autrement dit, on procède de l’intuition de Dieu
à l’intuition de l’essence des choses de la même façon qu’on pro­
cède de l’intuition de la relation que 1 soutient avec 2 à l’intuition
de 6. Ce processus s’accorde avec le principe vere scire est scire per
causas, la connaissance de l’essence procédant de la connaissance
de sa cause prochaine, laquelle est Dieu.
II reste une observation d’ordre général : à supposer que cet
exemple arithmétique soit clair, quant à sa signification relativement
aux trois genres de connaissance qu’il vise à illustrer, n’est-il pas
déconcertant du fait que, pour eux tous, y compris le plus haut, il
propose, comme modèle, des opérations qui portent sur des êtres
imaginatifs, à savoir les nombres ? O n répondra qu’il s’agit là
seulement d’un exemple destiné à faire comprendre le difficile par le
386 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

facile, bref, d’une simple analogie entre certaines opérations de


connaître, sans qu’aucune identité de nature soit impliquée entre
les objets que ces opérations nous font connaître.

§ ^ ^ X I I . — La différenciation des deux premiers genres de


connaissance en fonction de l’origine et de la nature des notions
universelles propres à chacun, leur opposition commune à la
connaissance du troisième genre, qui est étrangère à toute notion
universelle, sont remarquables.
O n a vu plus haut 14814950 que l’Imagination s’oppose à la Raison en
tant qu’elle perçoit des choses singulières tandis que la Raison perçoit
leurs propriétés communes par des notions universelles : « Imagi-
natio [corporea} tantnni a singularibus afficitur », écrit le De intellec­
t s emendatione Depuis la Proposition 14 jusqu’au Corollaire
de la Proposition 31, la déduction de l'Imagination consiste à expli­
quer la perception que l’Ame a des choses singulières [appelées
aussi (cf. Coroll. de la Prop. 31) « particulières »}. Dans ce Scolie
même, il est dit que les notions universelles de l'Imagination se
forment à partir d’o bjets singuliers (ex singularibus) représentés
par les sens de façon mutilée, confuse, et désordonnée pour l’enten­
dement. Cependant, bien qu’une telle représentation des choses singu­
lières soit incontestablement le propre de l’Imagination, celle-ci, pour
une large part, semble se définir ici par les notions universelles que
nous formons à partir de la perception du singulier. L’opposition très
nette entre la Raison (comme connaissance de l’universel) et l’Ima­
gination (comme connaissance du singulier) paraît alors s’affaiblir,
puisque la connaissance du premier genre est, tout comme celle du
deuxième genre, définie comme une connaissance par des notions
universelles.
A quelle préoccupation Spinoza a-t-il pu obéir pour opposer ici
l’Imagination à la Raison moins comme une connaissance du singu­
lier à une connaissance de l’universel que comme une connaissance
par les Universaux à une connaissance par les notions universelles
des propriétés communes ?
C’est que, s’il est incontestable que l’imagination est connaissance
confuse des existences singulières, il l’est tout autant qu’elle produit
inéluctablement, tant par le jeu de ses mécanismes (association,
mémoire, cf. Scol. de la Prop. U ) qu’en vertu de la capacité limitée
du Corps humain (Scol. 1 de la Prop. 40), des Universaux qui sont
pour elle des « auxiliaires » constants et indispensables i5l\ Elle n’est

148. Cf. supra, § iii , p. 326, § VI, pp. 333-334.


149. De int. emend., Geb., Il, p. 31 1. 11-12.
150. Cf. Cogit. Met, 1, chap. 1, § III, Ap., 1, p. 429, Geb., I, p. 234,
1. 1 sqq.
LA RAISON 387

jamais sans de tels concepts et, comme le prouve le langage, la


pensée imaginative ne peut jamais s’exprimer à elle-même autre­
ment que par eux. Bien mieux, l’imagination, en réalité, ne se réduit
pas simplement à la perception brute et ponctuelle des affections du
Corps, puisque (Scol. 1 de la Prop. 40), trop d ’images étant en même
temps formées dans le Corps, il est impossible à l’Ame de les perce­
voir autrement que confondues dans des idées générales. Bref, la
perception imaginative enveloppe les Universaux. En conséquence,
le procès qu’on lui intente doit être pour une large part celui des
Universaux, et ceux-ci doivent être distingués, par le moyen de
leur genèse, des notions de la Raison qui, de par leur universalité,
risqueraient d’être confondues avec eux.
De plus, la perception du singulier, propre à l’Imagination, est
le texte commun à partir duquel elle-même et la Raison élaborent
chacune, par des voies opposées, des notions universelles de nature
radicalement différente : l’une, ne retenant de la perception des
affections du Corps que ce par quoi les choses singulières affectent
le plus souvent ou le plus fortement celui-ci, aboutit à une univer­
salité illusoire 151 ; l’autre, ne retenant d’elle que ce qui est pareille­
ment dans toutes ces affections, — à savoir la propriété qui, étant
pareillement dans la partie et dans le tout, est pareillement dans
tous les corps et dans toutes leurs affections, — aboutit à une univer­
salité objective. C’est donc bien dans cette divergence des voies à
partir du même texte imaginatif, et dans l'hétérogénéité des notions
auxquelles ces voies aboutissent, que se situe l’un des points sensibles
de la différence entre les deux genres de connaître. Et cela d’autant
plus que des Universaux naît la fausse science de la Scolastique,
tandis que des notions rationnelles naît la science vraie des mathé­
matiques et de la physique moderne. On aperçoit par là que, si,
comme on l’a vu 152153, l’imagination est cause de la fausseté en tant
qu’elle nous expose à prendre pour existant actuellement ce qui ne
l’est pas (cf. Scol. du Coroll. de la Prop. 17) et pour connaissances de
choses en soi les connaissances de choses enveloppées dans les idées
des affections de notre Corps (cf. Prop. 22 à 29), elle l’est aussi par
les Universaux qu’elle engendre et qu’elle nous fait considérer
comme des idées correspondant à des choses hors de nous, alors
qu’ils ne sont que des modi cogitandi sans objets.
Est-ce à dire qu’elle doive être radicalement condamnée, qu’elle
soit sans intérêt et négligeable, comme l’ont estimé certains
auteurs 153 ? Nous avons vu qu’il n’en était rien. Rappelons que sans

151. Cf. supra, § XXIV, p. 370.


152. Cf. supra, chap. VII, § IV n° 6, p. 198.
153. Ainsi, selon Darbon {Etudes Spinozistes, Paris, 1946), il n'est pas
nécessaire de s'attarder sur les deux premiers modes de connaître qui consti­
tuent le premier genre de connaissance : « Cela a d’autant moins d'impor-
388 DE LA NATIJRE E T DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

elle nous ignorerions radicalement l’existence de notre Corps, des


corps extérieurs et de notre Ame, et que nous n’aurions en consé­
quence nul moyen de parvenir à connaître quoi que ce soit par le
deuxième et par le troisième genre de connaissance “ 4
De ce qu’on vient de dire on peut voir, en tout cas, que l’imagina­
tion, en tant qu’elle est conçue comme une connaissance par notions
universelles (les Universaux), peut être rapprochée de la Raison
définie comme une connaissance par ces autres notions universelles
que sont les notions communes ; et que toutes les deux s’opposent,
d’autre part, à la connaissance intuitive, du troisième genre, qui est
étrangère à ces sortes de notions. En revanche, l’imagination, consi­
dérée comme connaissance de choses singulières (existantes) peut
être rapprochée de la connaissance du troisième genre, en tant que
celle-ci est définie comme connaissance de choses singulières, à savoir
de l’essence des choses singulières (cf. V., Scol. de la Prop. 36, vers la
fin), ce par quoi elle s’oppose à la connaissance rationnelle (ibid).
Enfin, au point de vue de la vérité, la connaissance du second et celle
du troisième genres seront classées ensemble comme les deux genres
de connaissance adéquate et vraie, et la connaissance du premier
genre leur sera opposée comme inadéquate et cause de la fausseté.

§ XXXIII. — En quoi consiste, au juste, la nature de la connais­


sance du second genre ou Raison ?
Le Scolie 2 de la Proposition 40 définit la Raison par certaines
notions universelles que « nous formons du fait que (ex eo) nous
avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés
des choses », définition complétée ainsi par le Livre V : « Les
choses que nous connaissons clairement et distinctement sont ou
les propriétés communes des choses ou ce qui s’en déduit (voir la
définition de la Raison dans le Scol. 2 de la Prop. 40, p. II) » 151\

tance que Spinoza ne leur attribue aucune valeur de vérité, et ne les


mentionne que pour les écarter. Toute notre attention doit se porter sur
les deux derniers genres, que l'Ethique appelle la Raison et la Science
intuitive », p. 88. — M. de Deugd, qui cite ce passage, s’élève à bon droit
contre cette assertion : « Même s’il était vrai, observe-t-il, que Spinoza
ne leur attribuât aucune valeur de vérité, il n’est nullement impliqué par là
que le phénomène de l’imagination tombe pour lui dans l’insignifiant »,
de Deugd, The significance of Spinoza’s first kind of knowledge, Assen,
Vangorcum, 1968, p. 6, ouvrage où sont montrés la place et le rôle impor­
tant de la connaissance du premier genre.
154. Sur l’importance de l'Imagination, cf. supra, chap. VII, § XV, p. 217.
— L’importance que, dans le Livre II, Spinoza attache à l’imagination est
attestée par le nombre de Propositions qu’il lui consacre : 16 (Prop. 16 à
31), contre 5 à la Raison (Prop. 37 à 40, et 44), et 3 à la Science Intuitive
(Prop. 45, 46, 47).
155. Eth., V, Prop. 12, dém., Ap., p. 613, Geb., II, p. 289, 1. 27-29
[mots soulignés par nous].
LA RAISON 389

Qu’entendre par ces derniers mots ? Dira-t-on qu’il s’agit des idées
qui, se déduisant des notions communes, sont adéquates comme elles
(cf. Prop. 40) ? Mais nous ne sommes guère avancés par là, car on
peut entendre de deux façons le « ce qui s’en déduit », à savoir : ou
les idées qui sont tirées a priori analytiquement d’une notion comme
en géométrie ; ou les idées qui résultent de ce qu’on applique à un
cas particulier donné a posteriori la règle universelle exprimée a
priori par une notion commune. Par exemple, la démonstration de la
règle universelle énoncée par la Proposition 19 du Livre VII
d’Euclide se fait a priori par des notions mathématiques qui sont des
notions communes ; mais la détermination du nombre singulier 6
se fait par l’application à un donné 1, 2, 3 d’une règle universelle,
qui est la notion d’une propriété commune des nombres proportion­
nels démontrée par la Proposition 19. Où se trouve la connaissance
du deuxième genre ? dans la connaissance de la règle universelle
démontrée a priori ? ou dans la connaissance du cas particulier au
moyen de l’application de cette règle ?
Il paraît évident que cette dernière hypothèse doit être seule
retenue. La connaissance du second genre consiste, en l’occurrence, à
connaître le nombre 6 au moyen de l’application au cas particulier
donné d’une règle universelle antérieurement démontrée par Euclide.
Quant à la connaissance de cette règle et à la façon dont Euclide
l’obtient par la démonstration de la Proposition 19 du Livre VII, il
n’en est nullement question ; ce qui va de soi, puisque cette démons­
tration génétique n’a rien à voir avec l’application d’une règle à un
cas particulier. De même, quand je perçois imaginativement tel corps
sphérique, je conclus que tous les points de sa surface sont à égale
distance d’un point appelé centre, parce que je puis lui appliquer,
du fait qu’il est sphérique, la notion de cette propriété commune à
toute sphère, démontrée a priori par la géométrie ; ou encore, si je
connais que le soleil est plus grand en réalité que je ne le vois, c’est
que j’applique à ma vision du soleil la notion de cette propriété,
commune à toute vision, qu’un objet vu de loin est plus petit que
vu de près.
Tous ces exemples témoignent que la connaissance du deuxième
genre consiste à appliquer à une chose singulière donnée ce que
nous connaissons comme propriété commune des choses, ou comme
propriété commune propre à une certaine espèce de choses, afin de
déterminer cette chose singulière par rapport à cette propriété.
Si donc on s’en tient au Scolie 2 de la Proposition 40, le statut de
la Raison paraît assez simple. C’est un modus contemplandi res où,
comme le confirme l’exemple arithmétique, la connaissance résulte
de l’application d’une règle universelle à un cas particulier. Il est
supposé par là que la Raison possède de telles règles. Elle les a, en
effet, au fond d’elle-même : ce sont ces notions communes qui cons­
390 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

tituent ses fondements (fundamenta Rationis). En conséquence, elle


comporte à la fois ces notions et la connaissance des choses qui s’en
déduit de la façon que nous avons dite, ce par quoi elle est un
modus contemplandi res. On s’explique par là que la démonstration
de la Proposition 12 du Livre V attribue à la Raison tant la
connaissance des propriétés communes que celle de ce qui s’en
déduit. Enfin, la genèse de ces notions communes est donnée dans
les Propositions 38 et 39.
Cependant, il y a des cas où la règle universelle appliquée à la
détermination d’un cas particulier n’est pas une de ces notions com­
munes dont la genèse est justiciable des Propositions 38 et 39. Ainsi,
quand je déterm ine le nom bre 6 au moyen de la propriété des nom­
bres proportionnels démontrée par Euclide, la règle de la proportio­
nalité ici utilisée, étant obtenue a priori par une démonstration, n’a
rien à voir avec une notion comme celles des Propositions 38 et 39,
qui sont a priori du fait que la propriété qu’elles énoncent est enve­
loppée pareillement dans les affections du Corps. Mais elle est
employée à la façon dont la Raison emploie de telles notions, en
tant qu’elle est « appliquée » à la détermination d’un être particulier.
On aurait donc ici un cas mixte : une connaissance intuitive par
déduction génétique (celle d’une propriété des nombres, démontrée
a priori), et une connaissance de Raison, à savoir une inférence résul­
tant d’un « raisonnement » propre à la connaissance du deuxième
genre.
Quoi qu’il en soit, on doit conclure que, alors que la connaissance
du troisième genre serait une déduction génétique tirant a priori de
façon analytique les conséquences enveloppées dans un principe intui­
tivement connu et certain par soi, la connaissance du deuxième genre,
prise dans sa plus large extension, serait une inférence non génétique
déterminant un cas particulier en lui appliquant du dehors une
règle universelle, que cette règle soit exprimée a priori dans une
notion commune appartenant aux fundamenta Rationis, ou qu’elle
soit donnée a priori par une déduction génétique propre à la connais­
sance intuitive.
Cette conclusion se trouvera confirmée dans la suite 155.

156. Cf. infra, chap. XVI, S VII.


CHAPITRE X II

LA R A IS O N (s u ite )

Le critérium du vrai et dit faux


(Propositions 41 à 43)

§ 1. — Par les Propositions 38, 39 40 et le second Scolie de Ja


Proposition 40, nous savons que la connaissance du second genre,
et celle du troisième, ont la propriété d’être adéquates. A partir de
Jà, les Propositions 41 à 44 vont démontrer d’elles cinq nouvelles pro­
priétés, de plus en plus hautes. C’est à savoir quelles sont : 1° vraies
(Proposition 41) ; 2° critère du vrai (Proposition 42) ; 3° certaines
par elles-mêmes (Proposition 43) ; 4° connaissance des choses
comme nécessaires (Proposition 44) ; 5° connaissance des choses
sous un certain aspect d’éternité (Corollaire 2 de la Proposition 44).
Les Propositions 41, 42, 43 forment un tout, car, en même temps
qu’elles investissent les idées de la Raison des trois premières pro­
priétés ci-dessus mentionnées, elles visent à déterminer ce en quoi
consiste le critérium du vrai et du faux ; ce par quoi seront fondées
Ja possibilité et la légitimité des jugements que nous portons sur la
vérité de nos connaissances.
Le problème du critère de Ja vérité s’imposait ici.
En effet, on a démontré que, de par leur origine, la connaissance
imaginative est inadéquate et Ja connaissance rationnelle adéquate.
On a établi, par le Corollaire de la Proposition 11, que l’idée adéquate
est une idée qui, produite par Dieu en tant qu’il constitue notre Ame
seulement, comprend en elle la totalité de sa raison, que l’idée ina­
déquate, produite par Dieu en tant qu’il constitue, outre notre Ame,
une multitude d’autres idées, ne comprend dans notre Ame qu’une
part infime de sa raison. En conséquence, l’idée adéquate en nous,
absolue et parfaite, identique à l’idée en Dieu où toutes les idées
sont vraies (Prop. 32), est en nous une idée vraie (Prop. 34). Mais si
l’on a expliqué par là comment l’idée adéquate est vraie dans notre
Am e, on n’a pas montré comment elle est vraie pour notre Ame,
c’est-à-dire comment l’Ame peut en reconnaître la vérité. D ’où la
question : comment l'idée vraie en nous est-elle vraie pour nous ?
La Définition de l’idée adéquate, au début du Livre II (Défini-
392 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

tion 4), pourrait paraître suffire à donner la réponse : « L’idée adé­


quate, y est-il dit, est celle qui, en tant qu’on la considère en elle-
même, sans relation à l'objet, a toutes les propriétés ou dénominations
intrinsèques d’une idée vraie ». S’il en est ainsi, dès lors que cette
idée est dans l'Arne, elle y exhibe sa vérité et est ipso facto vraie pour
cette Arne.
D ’où l’on conclurait que l’idée adéquate est, pour l’Ame, critérium
immédiat de sa vérité.
Mais une telle conclusion, en tant qu’elle résulte simplement de la
D éfinition de l’idée adéquate, est encore mal établie, car l’essentiel
n’a pas été démontré, à savoir : comment l'idée adéquate en nous peut-
elle présenter pour nous tous les caractères intrinsèques de l’idée
vraie ? Bref, par cette Définition, on pose en nous ^évidence pour
nous de l’idée adéquate, mais on n’en rend pas compte. D ’où la
nécessité de procéder à la déduction génétique de cette évidence
comme critère de la vérité, tâche que vont accomplir les Proposi­
tions 41, 42, 43.

§ II. — L’articulation de ces trois Propositions est la suivante :


1° La connaissance du premier genre est dite cause de la fausseté,
car toutes les idées inadéquates lui appartiennent ; celles du second
et du troisième genre sont vraies, puisqu’elles ne comportent que
des idées adéquates : c’est la Proposition 41. Appliquant aux trois
genres de connaissance ce qui a été démontré de la vérité des idées
adéquates et de la fausseté enveloppée par les idées inadéquates
(Prop. 34 et 35), cette Proposition opère le passage du plan onto­
logique au plan gnoséologique.
2° Une fois posée la distinction entre la connaissance du premier
genre, cause de la fausseté, et celles du second et du troisième genres,
qui sont vraies, le problème se pose de savoir comment l’Arne peut
distinguer entre le vrai et le faux. La Proposition 42 établit qu’elle
le peut par une idée adéquate du vrai et du faux, et que, cette idée
ne lui venant que de la connaissance du second et du troisième genre,
les seules à renfermer des idées adéquates, ce sont ces connaissances-
là, et non la connaissance du premier genre, qui lui enseignent à
distinguer le vrai et le faux.
3° N e pourrait-on pas en conclure immédiatement que ces
connaissances vraies sont pour elles-mêmes le critère de leur propre
vérité et, par conséquent, que quiconque a une idée vraie sait en
même temps qu’elle est vraie et ne peut douter de sa vérité ? Sans
doute, mais, obtenue de la sorte, cette conclusion, quoique légitime,
n ’aurait rien de génétique, car elle identifierait d’emblée l’idée adé­
quate du vrai et du faux avec les connaissances adéquates elles-mêmes,
sans montrer comment est possible cette identification à coup sûr
LA RAISON 393

nécessaire en droit. D ’où l’obligation d ’une Proposition séparée : la


Proposition 43 et son Scolie, qui, identifiant l’idée adéquate du vrai
et du faux et l’idée de l’idée vraie, montrera, par une démonstration
génétique qui ne doit rien à la Proposition 42, pourquoi et comment
l’idée de l’idée vraie est indissociable de l'idée vraie.
Par ces trois Propositions, on s’élève de l’idée vraie donnée dans
l’Ame à l’idée de cette idée pour l’Ame, l’idée devant être donnée
pour qu’il y ait idée de l’idée : « N on datur idea ideae, nisi prius detur
idea » 1 Dans la Proposition 42 apparaît déjà, en fait, avec la dis­
jonction entre l’idée adéquate du vrai et du faux et la connaissance
vraie ou fausse donnée en nous, la disjonction entre l’idée de l’idée
et l’idée donnée, puisque la première est l’idée de ce qu’est (à savoir
vraie ou fausse) l'idée donnée. Mais c’est seulement la Proposition 43
qui explicite l’idée adéquate du vrai et du faux comme idée de
l’idée vraie, et qui en même temps démontre la simultanéité néces­
saire de l’idée vraie et de l’idée de cette idée.

§ III. — « La connaissance du premier genre est l’unique cause


de la fausseté, celle du deuxième, et du troisième, est nécessairement
vraie » (Proposition 41) 2 — La connaissance de ces deux derniers
genres est vraie, puisque, selon le Scolie 2 de la Proposition 40,
elle ne comporte que des idées adéquates (Prop. 38-40), et l’on sait
depuis la Proposition 34 que toutes les idées adéquates sont vraies.
Il est tout aussi évident que la connaissance du premier genre, ne
comportant que des idées inadéquates et confuses, est l’unique cause
de la fausseté, puisqu’on sait, depuis la Proposition 35, que toutes ces
idées enveloppent cette privation de connaissance en quoi consiste la
fausseté. D ’où la conclusion.
Comme on le voit, les Définitions données dans le Scolie 2 de la
Proposition 40 rendent possible la démonstration : la définition
du contenu des connaissances du deuxième et du troisième genre
perm et de leur appliquer la Proposition 34, celle du contenu de la
connaissance du premier genre perm et de lui appliquer la Proposi-12

1. De int. emend., Ap., I, § XXVII, p. 239, Geb., II, p. 16, 1. 1-2.


2. L’édition Gebhardt marque une virgule entre « secundi autem » et
« et tertii » (Geb., II, p. 122, 1. 33) ; de même, dans l’énoncé de la
Prop. 42, « et tertii » est mis entre deux virgules (cf. ibid., p. 123, 1. 9).
Le troisième genre ne figure, en effet, ici, que subsidiairement, puisque
toutes ces Propositions concernent avant tout la Raison. Il est donc normal
qu’il soit mentionné entre deux virgules, comme entre parenthèses. D'autre
part, comme il s’agit du critère de la vérité, tous les genres de connaissance
vraie sont intéressés, et le troisième genre ne pouvait pas ne pas être ici
au moins mentionné. De même, le Scolie 2 de la Proposition 40 précisait
ne donner que provisionnellement la définition de ce genre : « Praeter haec
duo cognitionis genera datur, ut in sequentibus ostendam, aliud tertium
etc... », Geb., II, p. 122, !. 14-15 [mots soulignés par nous}.
394 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

tian 35. Comme dans les Propositions précédentes, il s’agit ici sim­
plem ent de déterminer ce que sont en soi ces divers genres de connais­
sance, c’est-à-dire que le prem ier est cause de fausseté ; que les deux
derniers sont vrais. On reste là sur le plan de l’idée telle qu’elle est
en elle-même, le caractère qui lui est inhérent : l’adéquation, impli­
quant nécessairement qu’elle est en soi vraie. Le nervus probandi
profond reste en réalité celui des Propositions 32 et 34, à savoir Dieu,
comme fondement de l'identité de l’adéquat et du vrai.

§ IV. — Dans les Propositions suivantes (Prop. 42-43), on vise


à découvrir comment l’Am e peut savoir que le premier genre de
connaissance est trompeur et que le deuxième et le troisième sont
véridiques. C'est là le problème de la distinction pour moi du vrai
et du faux. O n passe donc du plan de l'en-soi, où se trouve démon­
tré ce qu’est en soi l’idée vraie en moi, au plan du pour soi, où
sont établies les conditions de la connaissance par moi de la vérité
d’une idée en moi vraie en soi. De ce fait, toutes les Propositions
permettant de prouver ce qu’est en soi la vérité de l'idée — qu’il
s’agisse d’une idée en Dieu ou d’une idée en moi (A xiom e 6, Prop. 32,
Prop. 34) — cessent de constituer le nervus probandi fondamental.
Il est évident que le concept du vrai comme accord de l'idée avec
son objet (Ax. 6), étant extrinsèque, ne saurait nous révéler quelles
sont, parmi nos idées, celles qui comportent un tel accord. La Propo­
sition 43 établira ce qui nous le révèle.

§ V. — Tout d’abord, la Proposition 42 : « La connaissance du


deuxième genre, et du troisième, non celle du premier genre, nous
enseigne d distinguer le vrai du faux », démontre qu'on ne peut
découvrir le critérium du vrai et du faux ailleurs que dans des idées
adéquates. — En effet, qui sait distinguer (Proposition 41) entre le
vrai et le faux [c’est-à-dire entre l’idée vraie et l'idée qui enveloppe
la fausseté} doit (debet) avoir du vrai et du faux une idée adéquate,
c’est-à-dire connaître le vrai et le faux par le deuxième genre de
connaissance ou par le troisième ; puisque (Scol. de la Prop. 40) il
n’y a d'idées adéquates que dans ces genres de connaissance, « il
est évident (per se patet) que la connaissance du deuxième et du
troisième genre, et non celle du premier genre, nous enseigne à
distinguer le vrai du faux ».
Il résulte de là qu’il doit y avoir en nous une idée de ce qu’est
le vrai et de ce qu’est le faux, que cette idée doit être elle-même
adéquate et vraie, et qu’on ne saurait la trouver ailleurs que dans la
connaissance du deuxième et du troisième genre.
En établissant que, pour juger du vrai et du faux, il est nécessaire
de posséder une idée adéquate du vrai et du faux, la Proposition 42
semble introduire une distinction entre l'idée adéquate et vraie, et
LA RAISON 395

l’idée adéquate du vrai et du faux. Distinction utile en ce qu’elle


permet de concevoir clairement le concept de norme 3, grâce auquel
le vrai pourra être institué comme étant le critère, non seulement du
vrai, mais aussi du faux 4, car distinguer le vrai du faux, c’est recon­
naître que le faux est le faux.
Entre le vrai et la norme du vrai, la distinction ne serait que de
raison, si, comme on le verra dans la Proposition suivante, la norme
du vrai n’est rien d’autre que l’idée vraie elle-même. Mais il n ’en
saurait être de même entre le faux et la norme du faux, car ce n ’est
pas la même chose d’avoir une idée fausse et de reconnaître qu’elle
est fausse, si cette reconnaissance n’est possible que par l’idée vraie.
Entre la norme du faux et le faux, il y aurait donc, non pas iden­
tité, mais, au contraire, opposition : l’opposition même qui sépare
le vrai et le faux.

§ VI. — L’idée qui nous permet de reconnaître la vérité des idées


est déduite par la Proposition 43. Cette idée n’est pas une idée dis­
tincte des idées vraies, comme la pierre de touche est distincte de
l’or qu’elle sert à révéler, mais elle est l’idée vraie elle-même, si bien
que toutes les idées vraies témoignent immédiatement par soi qu’elles
sont vraies. Il n’y a donc pas hors d’elles de norme de vérité.
D ’où l’énoncé de la Proposition : « Qui a une idée vraie sait en
même temps (sim ul) qu’il a une idée vraie et ne peut mettre en
doute la vérité de la chose » [que lui fait connaître cette idée}.
En conséquence, la démonstration consiste à déduire que l’idée vraie
enveloppe nécessairement le savoir de sa propre vérité, c’est-à-dire la
certitude de sa vérité.
Le nervus probandi est essentiellement la Proposition 20, qui a éta­
bli la simultanéité de l’idée et de l ’idée de l’idée 5 :
Une idée vraie en nous est une idée qui est adéquate en Dieu en
tant qu’il constime notre Ame seulement ou en tant qu’il s’explique
entièrement par elle (Coroll. de la Prop. 11, 4* conséquence). Sup­
posons donnée en Dieu une telle idée A ; de cette idée, Dieu aura
nécessairement une idée [puisque (Prop. 3), ayant les idées de tous
ses modes, il a nécessairement les idées des modes de sa pensée,
c’est-à-dire les idées de ses idées} ; cette idée se rapportera à Dieu de
la même façon que l’idée A [puisque l’ordre des causes d’où dépend
l’idée A est identique à l’ordre des idées d’où dépend l’idée de l’idée

3. « ... signum veritatis », De int. emend., Ap., 1, § XXVII, p. 239, Geb.,


II, p. 15, 1. 18. — « [Idea vera] ... norma veritatis », Prop. 43, Scol.,
Geb., II, p. 124, 1. 15.
4. « Veritas norma sui et falsi », Prop. 43, Scol., Ap., p. 217, Geb., II,
p. 124, 1. 16.
5. Cf. supra, chap. VIII, § II, pp. 245 sqq. — On notera l'emploi du
terme simul dans l'énoncé de la Proposition 43.
396 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

A , Prop. 20} ; de ce chef, elle sera, comme elle, produite par Dieu
en tant qu’il constitue notre Ame seulement ; donc, comme elle,
produite dans notre Ame, et, de plus, adéquate, puisqu’elle se rap­
porte à Dieu de la même façon que l’idée adéquate dont elle est
l’idée. Ainsi, qui a une idée adéquate, c’est-à-dire (Prop. 34) qui
connaît une chose vraiment, doit avoir en même temps de sa
connaissance une idée adéquate, ou une vraie connaissance, en
d’autres termes (comme il est évident de soi), il doit être en même
temps certain.
Le problème gnoséologique du critère du vrai est ici, on le voit,
ontologiquement résolu, car la distinction entre l’idée vraie et
l’évidence, ou conscience de la vérité de l’idée (norme du vrai, ou idée
de l’idée vraie), est fondée sur la nécessité pour Dieu de produire les
idées de tous les modes de sa Pensée, et la coïncidence des deux
en nous est, derechef, fondée en Dieu en tant que l’ordre des causes
par lesquelles il produit une idée est la même chose que l’ordre des
idées d’où dépend l’idée de cette idée. Cependant, l’ontologie ne
sert pas ici à établir, comme avant la Proposition 42, que les connais­
sances du second et du troisième genre sont vraies, mais comment
il est nécessaire qu’elles se connaissent immédiatement comme vraies.
C’est l’ontologie de l’idée de l’idée, et non plus l’ontologie de l’idée.
Bref, avant les Propositions 42 et 43, !Ethique enchaîne des vérités
sans se demander comment l’Ame peut les reconnaître pour des
vérités. Elle déduit le savoir, mais ne s’occupe pas du savoir du
savoir. Ensuite, par l’enchaînement même de ces vérités et en le
poursuivant, elle découvre le fondement du savoir de ce savoir.
Certes, elle n’avait nul besoin de connaître le fondement du savoir
du savoir pour fonder génétiquement en Dieu le savoir qui est en
nous, mais ce savoir n’en était pas moins en fait possible pour nous
par le savoir de ce savoir. Le problème du savoir et de son fonde­
ment restait donc imparfaitement résolu tant que n’était pas déduit
génétiquement le savoir du savoir.

§ VII. — Par une déduction analogue, il serait aisé d’établir que


l’idée fausse 6 ne peut ni avoir d’elle-même une idée vraie 7, ni
révéler de soi sa fausseté, ni avoir la certitude de ce qu’elle prétend

6. Spinoza emploie lui-même le terme d’idée fausse, cf. dans le Scolie


de la Prop. 43 : « Deinde unde fit ut homines falsas habeant ideas ? »
Geb., II, p. 124, 1. 24-25 ; et aussi 1. 19, 21, 28-29, 33. — Ce qui n'empêche
pas, bien entendu, cette fausseté de n'être rien de positif ; et l'idée inadé­
quate d’être fausse, non matériellement, mais seulement en tant que cause
de la fausseté.
7. Cette démonstration est acquise en principe dès le Scolie de la Propo­
sition 28.
LA RAISON 397

connaître • En effet, une idée fauses en nous est une idée qui est
adéquate en Dieu, non en tant qu’il s’explique seulement par notre
Ame, mais en tant qu’il s’explique en outre par une infinité d’autres
Ames. Supposons en Dieu une telle idée A ; de cette idée Dieu
aura nécessairement une idée, et cette idée, se rapportant à Dieu
de la même façon que l’idée A, sera elle ausi produite par Dieu, non
en tant qu’il s’explique seulement par notre Ame, mais en tant qu’il
s’explique en outre par une infinité d’autres Ames. U ne idée inadé­
quate de l’idée A sera donc aussi donnée dans la même Ame que
l’idée inadéquate A. Mais toute idée inadéquate enveloppe la faus­
seté. En conséquence, toute idée inadéquate aura nécessairement
d’elle-même une idée fausse. Etant nescience de ce qui la mutile et
de ce qui lui manque, bref non-savoir de son non-savoir, elle sera
privée de certitude, puisque la certitude est savoir du savoir.
A utrem ent dit, l’idée d’une idée en nous inadéquate ne peut être
en Dieu qu’une idée adéquate (car en Dieu toutes les idées sont
adéquates). D e ce fait, elle comprend nécessairement en Dieu l’idée de
ce qui m anque en nous à l’idée pour être adéquate. Mais, dès qu’est
su ce qui lui manque, elle ne manque de rien et par conséquent est
adéquate. Ainsi, l’idée inadéquate ne peut être adéquatement connue
comme telle qu’en cessant d’être elle-même inadéquate. D e là il
résulte qu’en nous l’idée de l’idée inadéquate est nécessairement
elle-même inadéquate. En effet, pour être adéquate en nous, elle
devrait savoir que et comment l'idée inadéquate est mutilée, ce qui
n’est possible que par la connaissance de l’idée totale, c’est-à-dire
de ce qui manque à l’idée, laquelle alors ne serait plus inadéquate en
nous, ce qui contredit à l’hypothèse. Dans l’Ame, l’idée de l’idée
fausse est donc nécessairement une idée fausse, car, si elle était vraie,
l’idée fausse, se sachant fausse, connaîtrait ce dont elle est privée et
cesserait d’être fausse. Mais, comme elle a d’elle-même une idée
fausse, elle se croit vraie, alors q u ’elle est fausse. Elle ne peut par
conséquent révéler par elle-même sa fausseté, la vérité seule la
manifeste en se manifestant elle-même comme vraie : « Sane sicut
lux seipsam et tenebras manifestat, sic veritas norma sui et falsi » •
Enfin, la croyance qu’elle peut avoir de sa vérité n’est en rien certi­
tude, puisqu’elle repose sur la méconnaissance de ce qu’elle est, alors
que la certitude de l’idée vraie est connaissance vraie de ce qu’elle
est.
8. « L'Ame [ ...] n'a de certitude au sujet des choses qu'en tant qu'elle
a des idées adéquates, ou (ce qui [...] revient au même) en tant qu'elle est
raisonnable », Eth., IV, Prop. 27, dém., Ap., p. 471, Geb., Il, pp. 227-228.
9. Eth., Il, Scol. de la Prop. 43, Ap., p. 217, Geb., Il, p. 124, 1. 15-16,
1. 38. — Cf. De mt. emend. : « Veritas se ipsam patefacit », Ap., I,
§ XXVII, p. 239, Geb., Il, p. 18, 1. 2, Court Traité, II, chap. XV, Ap., I,
p. 143, § III, Geb., I, p. 79, 1. 8. Sur « Verum index sui », cf. supra,
chap. X, § X, pp. 311 sqq.
398 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

§ VII bis. — Bien que la Proposition 43 démontre expressément


seulement que l’idée vraie est norme du vrai, et non qu’elle est
norme du vrai et du faux, ce qui ne sera affirmé que dans son
Scolie, il est évident que la seconde affirmation est comprise dans
la première, car, si l’idée vraie est critère du vrai, elle est par là
même critère du faux, puisque reconnaître le vrai, c’est le distin­
guer du faux, et par conséquent reconnaître celui-ci comme tel. La
Proposition 42 préparait de loin cette conclusion en refusant au pre­
mier genre de connaissance la capacité de nous faire discerner le
vrai et le faux, et en la réservant aux connaissances vraies du second
et du troisième genre.
De plus, réduisant à la seule idée vraie la norme du vrai et du
faux, Spinoza fait évanouir dans la Proposition 43 ce qu’avait à
première vue d’étrange l'idée adéquate du vrai et du faux, en
excluant la possibilité de toute idée adéquate du faux. L’idée vraie
d’une chose, dans la mesure où elle se sait connaissance vraie de cette
chose, sait du même coup que toute idée différente de cette chose
est une idée fausse ; d’où il résulte qu’aucune idée fausse ne peut
jamais par elle-même se savoir comme fausse. « Jamais la fausseté,
disait déjà le Court Traité, n’est reconnue et démontrée par elle-
même » 10.

§ VIII. — La Proposition 43 est de grande importance.


D ’une part, elle satisfait au vœu de Descartes, en démontrant la
valeur objective de l’évidence, la fondant en Dieu, non, toutefois,
par le recours extrinsèque à la véracité divine, mais génétiquement,
par la nécessité de la nature éternelle de Dieu, en même temps que
par la nature de l’idée et de l’Ame. D ’autre part, elle satisfait par
avance au vœu de Leibniz, qui est de dépasser le critère de l ’évidence
par un critère de ce critère, fondé dans la nature même de l’idée,
car l’évidence est ici fondée en dernière analyse sur l’idée adéquate
en tant que celle-ci renferme en elle la totalité de ses raisons, ou,
comme dirait Leibniz, de ses « requisits », et sur la simultanéité
nécessaire de cette idée et de l’idée de cette idée, ce par quoi l’idée
aperçoit effectivement à l’intérieur d’elle toutes les raisons qui
l’expliquent et l'imposent.
L’originalité de Spinoza consiste à réduire la certitude à la saisie
immédiate de la connaissance vraie, si bien que le doute est alors
impossible et qu’il n’y a pas entre la vérité et la certitude un quel­
conque hiatus obligeant à recourir soit à la véracité divine, soit à
l’analyse des requisits de l’idée. L’identité de la connaissance vraie
et de la certitude n’est rien d’autre que l’identité de l’idée vraie et
de l’idée de cette idée. Toutefois, cette identité n’est pas expressé­

10. Court Traité, II, chap. XV, Ap., I, p. 143.


LA RAISON 399

ment déduite ici, car elle comporte un fondement ontologique étran­


ger à la démonstration de la Proposition 20, et par conséquent à
celle de la Proposition 43, qui s’appuie seulement sur elle. C’est ce
à quoi fera allusion le Scolie subséquent.

§ IX. — Conformément à l’usage, un Scolie commente et corrobore


par des démonstrations annexes et par la réfutation des thèses adver­
ses les résultats de la précédente déduction : 1° il confirme par
diverses voies les conclusions qui viennent d’être établies ; 2° il
montre qu’une réponse est apportée à toutes les questions ; 3° il
fonde par un nouvel appel à l’ontologie la validité de cette réponse.
N e se situant plus sur le plan qui était celui de la Proposition,
il comporte lui-même des plans différents.
1° Spinoza note d’abord, sans insister, qu’il a expliqué dans le
Scolie de la Proposition 21 ce qu’est l’idée de l’idée.
A la question : « Qu’est-ce que l’idée de l’idée ? » ce Scolie avait
répondu : c’est « la forme même de l’idée », c’est-à-dire son essence.
A la question : « qu’est-ce que l’idée de l’idée vraie, c’est-à-dire qu’est-
ce que la certitude ? » on devrait donc répondre, en vertu du même
Scolie : « C’est la forme même de l’idée vraie ». Le De intellectus
emendatione disait déjà, en parlant de l’idée vraie : « certitudo nihil
sit praeter ipsam essentiam objectivam ».
Les Propositions 20 et 21 ont donné la genèse de l’idée de l’idée,
la Proposition 43, la genèse de l’idée de l’idée vraie ; ces deux genèses
sont fondées sur le parallélisme intra-cogitatif entre la chaîne des
idées comme causes et la chaîne des idées des idées comme idées de
ces causes. Mais elles aboutissent à poser seulement la simultanéité
nécessaire, soit de l’idée de l’idée et de l’idée (Prop. 20-21), soit de
l’idée de l’idée vraie et de l’idée vraie (Prop. 43). Le Scolie de la
Proposition 21, qui ne procède pas à leur genèse, mais déduit ce
qu’elles sont, va beaucoup plus loin, puisqu’il établit, non pas simple­
ment leur simultanéité, mais leur identité, la fondant ontologiquement
sur l’unicité de la substance, laquelle impose l’identité causale des
modes corrélatifs dans les divers attributs et l’identité absolue (et
quant à la cause et quant à l’essence) des modes corrélatifs dans le
même attribut “ • C’est précisément parce qu’elle est directement
fondée sur l’ontologie de la substance que cette démonstration,
étant étrangère à la chaîne des raisons, se trouvait rejetée en marge,
dans un Scolie 112.
Mais pourquoi Spinoza se contente-t-il d’une simple allusion au

11. Cf. supra, chap. VIII, §§ V, VI, VII.


12. Rappelons que les démonstrations par l'unicité ontologique de la
substance sont toutes marginales, cf. supra, chap. IV, § ^XXIII, p. 88, chap. V,
§ XVII, p. 130, chap. VIII, § VI, pp. 250 sqq.
400 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Scolie de la Proposition 21, sans s’appuyer sur lui pour démontrer,


par l’identité ontologique des idées et des idées des idées en
Dieu, l’identité ontologique de la certitude et de l’idée vraie ?
C’est, dit-il, que « la Proposition précédente {43} est assez évidente
par elle-même ». A cette évidence immédiate s’attache d’abord le
Scolie de la Proposition 43, qui, de ce chef, dans sa première partie
tout au moins, se tient sur le plan gnoséologique de la constatation
de fait.
C’est une considération fréquente dans les Scolies que d’indiquer
que ce qui a été déductivement démontré peut être immédiatement
connu sans démonstration pourvu qu’on y applique son attention.
Or, observe ici Spinoza, c’est bien le cas de la Proposition 43, car
« nul ayant une idée vraie n’ignore que l’idée vraie enveloppe la
plus haute certitude ». Il suffit d’analyser ce fait, qui est celui de
l'intellection (ipsum intelligere), pour y découvrir sa nécessité de
droit, étant impossible que l’idée vraie ne se révèle pas comme
vraie : « avoir une idée vraie [ ...} ne signifie rien, sinon connaître
une chose parfaitement o u ' le mieux possible ; et, certes, personne
ne peut douter que cette idée la lui fasse connaître ainsi, à moins
de croire que l’idée est quelque chose de muet comme une peinture
sur un tableau », et non « acte de connaître », c’est-à-dire conscience
intime de savoir parfaitement ce qu’elle prétend connaître. Bref,
l'idée vraie enveloppe nécessairement « la plus haute certitude » 1S,
parce qu’elle est l’intellection même.
Poursuivant sur ce plan, Spinoza ajoute : « et, je le demande, qui
peut savoir qu’il connaît une chose, s’il ne connaît pas auparavant
(prius) la chose ? c’est-à-dire qui peut savoir qu’il est certain d’une
chose, s’il n’est pas auparavant certain de cette chose ? » — Par ce
« c’est-à-dire (hoc est) », il conclut de la relation de condition à
conditionné entre l’idée vraie et la certitude à une relation de même
ordre entre la certitude et la certitude de la certitude. D e même que
l’idée vraie conditionne la certitude, de même la certitude condi­
tionne la certitude de la certitude, c’est-à-dire la conviction intime
où je suis que rien ne peut ébranler ma certitude de l’idée vraie.
Hoc est signifierait donc plutôt « par conséquent » que « c’est-à-dire ».
Ainsi, la conclusion de la Proposition 43 : l’idée vraie emporte la
certitude, se trouve confirmée par le témoignage direct de la cons­
cience, laquelle va, non plus de l’idée vraie à la certitude, mais de
la certitude à la certitude de la certitude. En effet, l’idée vraie étant
principe unique de ma certitude, laquelle à son tour se révèle immé-13

13. Cf. aussi De int. emend. : « Seul peut savoir ce qu'est la plus haute
certitude, celui qui a l'idée adéquate ou l'essence objective d'une chose »,
Ap., I, § XXVII, pp. 238-239, Geb., II, p. 15, 1. 12-15, cf. infra, chap. XVIII,
§ XVIII, pp. 505 sqq.
LA RAISON 401

diatement à moi-même comme l’unique principe de la certitude de


ma certitude, il est manifeste que rien d’autre que l’idée vraie ne
saurait fonder la certitude que j’ai de sa vérité. La conclusion de la
Proposition 43 est alors confirmée comme une évidence de fait.
On s’explique ainsi pourquoi Spinoza emploie ici l’adverbe
« auparavant » (prius) au lieu de l'adverbe « simultanément » (simul)
qu’il employait dans la Proposition 43. Le « prius » marque laquelle
des deux idées simultanément produites dans l’Ame est condition de
l’autre : l’idée vraie est condition de la certitude et non inversement,
la certitude est condition de la certitude de la certitude et non inver­
sement. D e même Dieu a l’idée de l’idée parce qu’il a l’idée et
non inversement : « non datur idea ideae, nisi prius detur idea » “ .
Le « prius » ne marque pas une antériorité chronologique, puisque
les deux idées sont données simultanément, mais l’antériorité logique
de la condition par rapport au conditionné.
Cette prem ière partie s’achève par un ultim e appel à l’évidence :
« Ensuite, demande Spinoza, que peut-il y avoir de plus clair et de
plus certain que l’idée vraie qui soit norme de la vérité ? Certes,
comme la lumière se fait connaître elle-même et fait connaître les
ténèbres, la vérité est norme d’elle-même et du faux » “ • N ’est-ce
pas, en effet, par l’idée vraie que nous découvrons la fausseté d’une
idée ?
On se retrouve, en l’espèce, sur le plan du De intellectus emenda-
tione, lequel affirmait sans démonstration, comme une évidence
immédiate, par l’analyse directe du fait de l’intellection 16, que l’idée
par nature est idée de l’idée, que l’idée vraie est norme de la vérité
et de sa propre vérité, que l’essence objective est la certitude même ”•14567

14. De int. emend., Ap., I, p. 239, Geb., II, p. 16, 1. 1-2.


15. De cette comparaison, Chrysippe semble avoir été le protagoniste,
de même qu'il l'a été de la définition de l'idée comme identité primordiale
de l'idée de l'objet et de l'idée de l'idée. Dérivant le mot cpavraolci (repré­
sentation) du mot <p&oç (lumière), il conçoit que « la représentation se
représente elle-même et représente en même temps l’objet qui l'a produite
comme la lumière se montre elle-même en même temps qu'elle fait voir les
objets qu'elle éclaire », Plutarque, Placita philosophorum, IV, § XII. La
Logique de Port-Royal use d’une comparaison analogue : « Co^mme il ne
faut point d’autres marques pour distinguer la lumière des ténèbres, que
la lumière qui se fait assez sentir ; ainsi il n'en faut point d'autres pour
reconnaître la vérité que la clarté même qui l'environne... » (Log. P. R.,
Discours, I, éd. Clair et Girbal, Paris, P. U. F., 1965, p. 20; ce dernier
texte est cité par Gentile-Radetti, op. cit., pp. 763-764, note 122).
16. Cf. supra, t. I, chap. I, § VI, pp. 29 sqq. — De int. emend, Ap., I,
§ XXVII, p. 239, Geb., Il, p. 15.
17. Cf. aussi : « Veritas se ipsam patefacit », De int. emend., Ap., I,
§ ^XX, p. 243, Geb., II, p. 18, 1. 2. — « Patet quod certimdo nihil sit
praeter essentiam objectivam [...}, neminem posse scire quid sit summa
certitudo, nisi qui habet adaequatam ideam aut essentiam objectivam ali-
cujus rei », De int. emend, Ap., I, § XVII, pp. 238-239, Geb., II, p. 15,
402 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

2° La déduction étant ainsi confirmée par le fait, le Scolie indique,


dans une seconde partie 18, qu’il a été répondu aux questions que
laissent insolubles les doctrines traditionnelles de la vérité :
a) Si l’idée vraie est définie, non pas intrinsèquement par sa
réalité ou sa perfection, mais seulement de façon extrinsèque par sa
conformité à la chose dont elle est l’idée (1, Ax. 6), on ne la dis­
tingue pas de l’idée fausse pour ce que celle-ci a moins de réalité
et de perfection qu’elle ; alors, ces deux sortes d’idées ne se valent-
elles pas ? b) En quoi, par conséquent, un homme qui a des idées
vraies l’emporte-t-il sur celui qui a des idées fausses ? c) D ’où
vient que les hommes ont des idées fausses ? d) D ’où quelqu’un peut-
il savoir avec certitude qu’il a des idées qui conviennent avec leurs
objets ?
Toutes ces questions sont résolues, car :
a) Les idées vraies et les idées fausses, considérées en elles-mêmes,
ne se valent pas, puisque les premières, étant des connaissances abso­
lues et parfaites (Prop. 34), sont aux secondes, qui enveloppent une
privation de connaissance (Prop. 35), dans la même relation que
l’être au non-être.
b) Un homme qui a des idées vraies l’emporte sur celui qui a
des idées fausses, puisqu’il n’est pas comme ce dernier privé de
connaissance et de certitude, c’est-à-dire d’idées absolues et parfaites.
c) Si les hommes ont des idées fausses, c’est d’abord parce que, de
par leur finitude, ils ont nécessairement des idées inadéquates, c’est
ensuite que, négligeant de faire usage de leur entendement, ils se
privent des idées adéquates qui leur permettraient d’éviter les
affirmations fausses dont les idées inadéquates sont la cause.
d) Dès que quelqu’un a une idée vraie, il sait par là même qu’elle
est vraie, c’est-à-dire conforme à son objet, puisque l’idée vraie enve­
loppe la certitude (Prop. 43 et Scolie de la Prop. 43). Ainsi, il suffit
que l’homme ait une idée conforme à son cbjet pour que, par là
même, il soit certain qu’elle lui est conforme.
3) La troisième partie du Scolie 19 expose in cattda un argument
qui semble survenir comme après coup : « Ajoutez que notre Ame,
en tant qu’elle perçoit les choses vraiment, est une partie de l’enten­
dement infini de Dieu (Corail. de la Prop. 11) et qu’il est donc aussi
nécessaire que les idées claires et distinctes de l’Ame soient vraies
que cela est nécessaire des idées de Dieu ». On serait tenté de voir

1. 12-14. — « Idem est certimdo et essentia objectiva, ibid., Geb., II, p. 15,
1. 14-15 ; cf. Court Traité, II, chap. XV, § iii , Ap., I, p. 43 ; Cogit. Met.,
1, chap. VI, Ap., I, § VI, n° 2, p. 450, Geb., I, p. 247, 1. 13-14.
18. Eth., II, Ap., pp. 217-218, Geb., II, p. 124, 1. 16-38.
19. Ibid., Ap., p. 218, Geb., II, p. 121, 1. 38 à p. 125, 1. 4.
LA RAISON 403

là une remarque subsidiaire, d'autant plus qu'elle se situe sur le plan


ontologique, alors que presque tout ce Scolie se maintient, comme le
De intellectus emendatione, sur le plan gnoséologique. Il n'en est
rien cependant. Elle achève, au contraire, de fonder la théorie dévelop­
pée sur ce dernier plan. Spinoza vient de considérer l'idée vraie et de
répondre aux diverses questions qu'elle suscite en supposant qu'il y a
dans l'homme des idées vraies. Mais ces questions et leurs réponses
n'ont d'intérêt que si, effectivement, nous avons des idées vraies.
D'où l'urgence de rappeler que la possession de ces idées par
l'homme n'est pas une simple hypothèse, mais une nécessité ontolo­
giquement nécessaire 2021de par la nature de l'Ame et de Dieu, l'Ame
étant une partie éternelle de l'entendement divin (Coroll. de la
Prop. 11).
Mais, objectera-t-on, l'argument ne paraît guère valable, puisque
le Corollaire de la Proposition 11 prouve aussi, dans sa troisième
conséquence, que, du fait que l’Ame est une partie de l'entendement
divin, elle a des idées inadéquates et confuses.
Objection sans force, car il ne s'agit dans le présent Scolie que de
l'Ame en tant qu' « elle perçoit les choses vraiment » et qu'elle a
« des idées claires et distinctes ». Le Corollaire de la Proposition 11
n'est donc concerné que quant à sa quatrième conséquence, c'est-à-dire
en tant qu'il permet d’expliquer comment, par la façon dont Dieu
produit dans l'Ame certaines idées, ces idées doivent être dans l’Ame
aussi vraies qu'elles le sont en Dieu Or, si l'Ame est une partie de
l'entendement de Dieu, ses idées sont les mêmes en elle et en Dieu
chaque fois qu'elles sont entières dans la partie aussi bien que dans le
tout, c'est-à-dire en elle aussi bien qu'en Dieu. Si, au contraire,
l’Ame n'en était pas une partie, mais un effet, ses idées, pour claires
et distinctes qu'elles puissent lui apparaître, ne pourraient jamais être
identiques à celles de Dieu, ni, par conséquent, être vraies comme
celles-ci le sont “

20. Le De intellectus emendatione, restant situé sur 1e plan gnoséolo­


gique, se contentait de l’affirmer : « L'idée vraie (car nous avons une idée
vraie) ... », De int. emend., Ap., I, § XXVII, p. 237, Geb., II, p. 14, 1. 13.
21. Cf. supra, chap. V, § X, pp. 122-123.
22. Cf. Eth, I, Scol. de la Prop. 17, Prop. 30, dém. ; cf. supra, t. 1,
chap. X, §§ III-VI, pp. 73 sqq., chap. XIII, §§ III sqq., pp. 354 sqq.
CHAPITRE X III

LA R A IS O N (su ite et fin )

III. — Connaissance des choses comme nécessaires


et sous un certain aspect d’éternité
(Proposition 44, Corollaire 1, Scolie, Corollaire 2)

§ I. — Avec. la Proposition 44, on revient à la Raison seule. Cette


Proposition : « II n'est pas de la nature de la Raison de considérer
les choses comme contingentes, mais il est de sa nature de les consi­
dérer comme nécessaires », et son second Corollaire : « Il est de la
nature de la Raison de percevoir les choses sous un certain aspect
d ’éternité », achèvent de déduire la Raison, en établissant les deux
plus hautes propriétés de la connaissance dont elle est le principe.
La considération des choses comme nécessaires et leur perception
sous un certain aspect d’éternité se concluent, l’une co ^m e l’autre, et
de la nature de la Raison, et de la nature des choses que celle-ci
représente. — En effet, co^m e la nature de la Raison est de percevoir
les choses vraim ent (Prop. 41), c’est-à-dire (I, A xiom e 6) telles
qu’elles sont en soi, la Raison doit les représenter, non comme contin­
gentes, mais comme nécessaires, puisque en soi (I, Prop. 29) elles
sont nécessaires ; et sous un certain aspect d’éternité, puisque, en
soi, la nécessité des choses, c’est la nécessité de la nature éternelle
de Dieu.

§ Il. — D u fait qu’il n’est pas de la nature de la Raison de consi­


dérer les choses comme contingentes, il résulte évidemment que c’est
l’imagination seule qui nous les fait considérer comme telles. D ’où le
premier Corollaire : « Il suit de là que la seule imagination peut
faire que nous considérions les choses, tant relativement au passé
que relativement au futur, comme contingentes » '.
La nature imaginative de la notion de contingence ressortait déjà
du Corollaire de la Proposition 31, qui la m ontrait naissant de
l’inadéquation propre à la connaissance imaginative de la durée des1

1. Ce que la fin du Scolie complète en stipulant « tant relativement au


présent qu'au passé et au fumr » (mot souligné par nous}.
LA RAISON 405

choses singulières* -; d’où il découlait, d’une part, que cette notion est
fausse, puisque toute idée inadéquate enveloppe la fausseté
Prop. 35) ; d ’autre part, qu’elle s’impose nécessairement dans toutes
les Ames 23, en tant que toutes ne peuvent connaître qu’imaginati-
vement la durée des choses qu’elles perçoivent. Que cette notion
dût être fausse, c’est ce qu’impliquaient aussi déjà les Propositions 29 4
et 35 56 du Livre I, qui démontraient que dans la Nature tout est
nécessaire et que rien n’est contingent. Enfin, qu’elle soit subjective,
c’est ce qui ressortait du Scolie 1 de cette Proposition 33, qui l’expli­
quait par l’ignorance du sujet à l’égard, soit de l’impossibilité essen­
tielle de la chose, soit des causes de son existence 6
Le Corollaire 1 de la Proposition 44 ajoute à toutes ces Proposi­
tions qu’il appartient à l’imagination seule de percevoir les choses
comme contingentes.
D ’autre part, s’il est vrai que le Scolie 1 de la Proposition 33 du
Livre I pose que nous affirmons inéluctablement la contingence des
choses du fait que nous ignorons ce qui rend leur existence soit
impossible, soit nécessaire, et le Corollaire de la Proposition 31 du
Livre II, que nous sommes voués à affirmer nécessairement la contin­
gence de la durée des choses, du fait que nous ignorons « les temps
de leur existence », s’il est vrai que cette ignorance nous explique
bien pourquoi l’imagination doit se représenter les choses co^m e
contingentes, cependant, elle ne nous explique pas comment se pro­
duit effectivement en elle cette représentation laquelle implique la
porception du temps. Pour une telle explication, il faut évidemment
faire intervenir un processus positif, propre à l’imagination.
C’est ce processus que déduit le Scolie, en décrivant la genèse psy­
chologique de l’imagination des choses comme contingentes dans le
passé, dans le présent, et dans le futur.
L’Ame, on l’a vu (Prop. 17 avec son Corollaire), imagine comme
lui étant présente toute chose extérieure dont la nature est enve­
loppée dans l’affection actuelle de son Corps, même si cette chose
n ’existe pas, à moins que sa présence ne soit exclue, soit par une
autre affection plus forte, soit p ar une idée excluant l’affirmation de
l’existence de cette chose ; d’autre part (Prop. 18), lorsque le Corps
a été affecté simultanément par deux corps extérieurs, l’Ame plus tard,
sitôt qu’elle imaginera l’un des deux, se souviendra aussi de l’autre,
et les imaginera comme présents l’un et l’autre, à moins qu’il ne se
rencontre des causes qui excluent leur existence présente. Enfin, elle
imagine aussi le temps, puisqu’elle imagine des corps se mouvant

2. Cf. supra, chap. IX, § XVI, pp. 294 sqq.


3. Avant qu'elles ne se soient élevées à la reconnaissance rationnelle.
4. Cf. supra,t. 1, chap. XII, § XIV, pp. 343 sqq.
5. Cf. supra, t. 1, chap. XIII, § VII, pp. 366 sqq.
6. Cf. supra, t. 1, chap. XIII,§§ VIII-IX, pp. 3 6 7 sqq.
406 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

avec des vitesses différentes ou égales, ce qui signifie qu’elle a la


perception de temps différents ou du même temps selon que leur
vitesse est différente ou égale. Ceci dit, supposons un enfant (Ame
humaine où prévaut l’imagination) qui, hier, aura vu une première
fois Pierre le matin, Paul le midi, Siméon le soir, puis aujour­
d’hui, de nouveau, Pierre le m atin ; sa mémoire — qui est association
des idées par contiguïté dans l’espace et dans le temps (cf. Prop. 18
et Scolie) — le conduira à imaginer le jour entier tel qu’il l’avait perçu
la veille, en conséquence, à imaginer, outre Pierre le matin, Paul le
midi et Siméon le soir, et il rapportera l’existence de Paul et celle
de Siméon au temps futur ; de même, s’il voit Siméon le soir,
il imaginera l’existence de Paul et celle de Pierre en même temps
que le passé et les rapportera au passé. Enfin, cette imagination sera
d ’autant plus constante qu’il les aura vus plus souvent dans le
même ordre. Si, maintenant, il arrive un jour (aliquando) que l’enfant
voie le soir, non pas Siméon, mais Jacob, lorsque, le lendemain matin,
il imaginera le soir, il l’imaginera tantôt avec Siméon, tantôt avec
Jacob, mais non avec les deux en même temps, puisqu’il ne les aura
pas vus ensemble. Son imagination sera donc flottante, et, considérant
que la présence de l’un n’est pas plus certaine que celle de l’autre,
il jugera que ce sont là des « futurs contingents ».
L’affirmation de la contingence naît donc ici de ce que l’imagi­
nation lie deux événements futurs (par exemple l’image du soir et
celle de Siméon) en raison de leur concomitance plusieurs fois
observée (cf. Prop. 18). Lorsque cette concomitance fait défaut, —
par exemple, lorsque l’image de Jacob, et non celle de Siméon,
accompagne celle du soir, — la liaison établie entre eux se trouve
brisée, et l’événement qui avait été lié au premier paraît contingent.
Il semble, toutefois, que cette explication ne puisse valoir que pour
l’imagination du futur, puisque l’affirmation de la contingence suppose
que nous nous soyons trompés dans notre affirmation de l’événement
futur, c’est-à-dire dans la liaison que nous avons établie entre l’image
du soir et celle de Siméon, liaison dont rend compte la Proposition 18.
C’est donc seulement par rapport au futur que notre déconvenue se
produit. Spinoza n’en étend pas moins sa conclusion aux choses
considérées tant par rapport au passé que par rapport au présent :
« ce flottement de l’imagination sera le même si les choses imaginées
sont des choses que nous considérons avec une relation au temps
passé ou au présent, et, conséquemment, nous imaginerons comme
contingentes les choses rapportées tant au temps présent qu’au passé
et au futur >. Cette extension se justifie du fait que ce qui a été
futur devient présent, puis passé. Par exemple, l’imagination de
l’enfant flotte entre Siméon et Jacob, lorsqu’il imagine le soir futur ;
mais, quand le soir sera présent et qu’il verra Siméon, il ne cessera
de considérer la présence de Siméon comme contingente, et il en sera
LA RAISON 407

de même le lendemain, lorsqu’il se rappellera avoir vu Siméon.


D ’où l’on conclura que c'est parce qu'elles ont été tenues pour des
futurs contingents que les choses sont imaginées comme contingentes
relativement au passé ou au présent.
Alors que Hum e fondera la causalité sur l'attente non déçue de
l’événement futur, Spinoza fonde la croyance en la contingence sur
cette attente déçue. L’attente, née d'une habitude, et tenue pour ne
devant pas être déçue, ne saurait donc fonder le lien nécessaire de
la causalité, puisque rien ne garantit qu’elle ne puisse un jour être
déçue.
Pour conclure, on retiendra que l’ensemble de la théorie de la
contingence telle que la présentent les Livres 1 et II de l'Ethique
comporte quatre moments :
1° Il est d’abord démontré que, en soi, la contingence des choses
est impossible (1, Prop. 29 et 33).
2° Il en résulte que, en droit, c’est une notion imaginative, subjec­
tive et fausse (1, Scolie 1 de la Prop. 33).
3° Il est ensuite démontré que la contingence de la durée des
choses est dans l’Ame une illusion inéluctable (Il, Prop. 31 et Coroll.).
4° Il est, enfin, mis en évidence que la croyance en la contingence
des choses est propre à l'imagination seule, et sa genèse psycholo­
gique est décrite (Il, Coroll. 1 de la Prop. 44, et Scolie).

§ III. — De la Proposition 44 résulte, comme on l’a dit, ce second


Corollaire : « Il est de la nature de la Raison de percevoir les
choses sous un certain aspect d'éternité (sub quadam specie aeterni-
tatis) ».
Sa démonstration comporte deux parties :
A) La connaissance rationnelle de la nécessité des choses enve­
loppe la connaissance de ces choses sous l’aspect de l’éternité.
Il est de la nature de la Raison de considérer les choses comme
nécessaires, et non comme contingentes (Prop. 44) ; et elle perçoit
cette nécessité des choses vraiment (Prop. 41), c’est-à-dire telle qu’elle
est en soi (I, Ax. 6). Or, en soi, cette nécessité des choses est la
nécessité même de la nature éternelle de Dieu, laquelle s’exprime
dans la production nécessaire de toutes les choses (1, Prop. 16).
Donc il est de la nature de la Raison de connaître les choses sous
cet aspect d’éternité, c’est-à-dire comme exprimant par leur nécessité
la nature éternelle de Dieu.
En d’autres termes, il appartient à la nature de la Raison de
connaître les choses vraiment (Prop. 41) ; donc, en vertu de la nature
de la vérité (I, A x. 6), de les connaître telles qu’elles sont en soi ;
donc, en vertu de la nature des choses en soi, de les connaître comme
408 DE LA NATURE ET DB L’ORIGINE DB L'ÂME

nécessaires (1, Prop. 29) ; donc, en vertu de la nature de leur néces­


sité (1, Prop. 16), de connaître celle-ci comme éternité, c’est-à-dire
comme l’expression de la nature éternelle de Dieu. Lorsque la démons­
tration porte sur la nature de la Raison, elle se fonde sur les
Propositions du Livre Il, lorsqu’elle porte sur la nature des choses,
elle se fonde sur les Propositions du Livre 1.
B) Les notions communes déduites dans la Proposition 38 nous
font, de leur côté, connaître les choses sous un certain aspect d’éter­
nité.
Il faut, en effet, ajouter (Adde) que les principes de la Raison
sont des notions (Prop. 38) qui, expliquant ce qui est commun à
toutes choses, de ce fait n’expliquent l’essence d’aucune chose
singulière (Prop. 31), et par conséquent doivent être conçues
sans relation au temps, donc sous un certain aspect d’éternité.
Cette démonstration, toute négative, et concluant à l’éternité par
l’exclusion du temps, n’aboutit qu’à l’intemporalité, c’est-à-dire à
la forme extérieure de l’éternité. C’est là un point de vue statique,
qui répond bien au caractère de la notion commune, immuable
comme la propriété qu’elle a pour objet, par opposition au changement
incessant des perceptions imaginatives des choses singulières douées
de cette propriété. De ce fait, l’éternité semble se réduire ici à
l’immutabilité. Au contraire, l’éternité déduite dans la première partie
du Corollaire est conçue de façon positive, intérieure, et du point
de vue dynamique de la causalité de Dieu, puisque, ainsi qu’il
ressort de la référence à la Proposition 16 du Livre 1, elle est percep­
tion de la nécessité des choses comme nécessité de la nature éternelle
de Dieu, en tant que Dieu, de par sa nature éternelle, les produit
nécessairement.

§ IV. — Les deux parties de ce Corollaire se réfèrent à deux cas


hétérogènes, ce dont témoignent, d’une part, le « ajoutez » (adde),
qui, introduisant à la seconde, indique que celle-ci n’est que complé­
mentaire et même subsidiaire, et, d’autre part, le fait qu’elles requiè­
rent chacune une démonstration différente.
Ces deux cas sont hétérogènes, puisque la connaissance sub specie
aeternitatis, dans le premier cas est déduite de la connaissance de
la nécessité des choses, alors que, dans le second, elle est déduite
de la notion de propriétés communes dont l'intemporalité n'enve­
loppe en rien une telle nécessité. Or, comme en témoigne dans sa
prem ière partie la démonstration même de ce Corollaire, c’est la
nécessité des choses qui est nécessité de la nature éternelle de Dieu,
et là où nulle nécessité n’est perçue, nulle éternité, semble-t-il, ne
peut être connue.
C’est donc dans le premier cas seulement que nous percevrions
LA RAISON 409

vraiment les choses sub specie aeternitatis ; dans le second, au


contraire, nous les percevrions simplement sub quadam specie aeter-
nitatis, c’est-à-dire approximativement, et non précisément, comme
éternelles, puisque nous ne les percevrions que comme intempo­
relles. C’est ce que confirmerait le fait que quadam n’apparaît pas
dans la première partie de la démonstration, mais seulement dans
la seconde. C’est ce que confirme, en tout cas, la démonstration de
la Proposition 29 du Livre V, qui, évoquant le prem ier cas, c’est-à-dire
la connaissance de l'existence des choses comme suivant de la néces­
sité de la nature de Dieu (cf. le Scolie de cette Proposition), se réfère
au présent Corollaire 2 de la Proposition 44 pour rappeler qu’il est
de la nature de la Raison de connaître les choses sub specie aeterni-
tatis, en omettant précisément le m ot quadam.
Il reste alors à expliquer pourquoi ce mot figure dans l'énoncé
même du Corollaire.
C’est, d’abord, à cause de ce qu’il embrasse aussi le cas de la
connaissance par les notions communes déduites dans la Proposi­
tion 38. C’est, ensuite, parce que, s’il est vrai que la Raison considère
les choses sous l’aspect de l’éternité en tant qu’elle les perçoit comme
suivant de la nécessité de la nature éterneUe de Dieu, ce n’est là
qu’une façon de les considérer de la sorte, ce qu’indique le mot hac
(res sub hac specie aeternitatis contemplari). Cette façon, en effet,
consiste à percevoir leur existence sous l’aspect de l’éternité, en
concevant par la notion de leur nécessité, c’est-à-dire par la Raison,
que leur existence suit de la nécessité de la nature éternelle de Dieu.
Mais il y a une autre façon de les considérer sous l’aspect de l’éternité,
c’est de concevoir leur essence comme éternelle de par la nécessité
de la nature éternelle de Dieu. C’est ce à quoi nous ne pouvons
parvenir que par la Science Intuitive, et ce dont il ne sera pas
question avant la seconde partie du Livre V.
Le quadam de l’énoncé du Corollaire 2 de la Proposition 44 aurait
donc une double signification.
a) En ce qui concerne l’aspect d’éternité que revêtent pour nous
les choses en tant que nous connaissons leurs existences comme
découlant de la nécessité de la nature éternelle de Dieu, il spéci­
fierait une certaine façon (y en ayant une autre) de les concevoir
sous l’aspect de l’éternité.
b) En ce qui concerne l’aspect d’éternité qu’elles revêtent pour
nous en tant que nous les connaissons par les notions de leurs
propriétés communes, il marquerait une sorte d’atténuation ou d’ap­
proximation 7
§ V. — Toute subsidiaire que soit la seconde partie de ce Corol­
laire, elle semble indispensable, car, pour démontrer de façon univer-7
7. Cf. infra, Appendice n° 16.
410 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

selle qu’il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous


un certain aspect d'éternité, force était de comprendre dans la
démonstration les notions communes déduites dans la Proposition 38,
d’autant plus que ces notions sont les fondements mêmes de la
Raison. Enfin, comme ces notions ne font connaître en rien une
nécessité, il était évident que la démonstration valable pour le premier
cas ne l’était plus pour le second, et que, à défaut de la nécessité, elle
devait se rabattre sur l'immutabilité et sur l’intemporalité de la
chose perçue. Bref, l’intemporalité enveloppe elle aussi l’éternité, mais
d’une tout autre manière que la nécessité.
Cependant, un rapprochement peut être établi entre les deux du
fait que la connaissance de la nécessité des choses déduite dans la Pro­
position 44 comme connaissance de leur nécessité simplement physi­
que, est, comme l’indique expressément la démonstration de la Propo­
sition 31, celle d’ « une propriété commune des choses singulières >,
et par conséquent, à ce titre, une notion de la Raison. Mais la
connaissance des choses sub specie aeternitatis, telle que l’obtient
la première partie du Corollaire, ne saurait être acquise, comme
dans sa seconde partie, par l’intemporalité de cette propriété commune,
mais seulement par le contenu de celle-ci, à savoir par la nécessité
des choses, qui seule exprime, telle qu’elle est en soi, la nécessité
de la nature éternelle de Dieu 89.

§ V bis. — D ans chacune de ses deux parties, le nervus probandi


de la démonstration prête à discussions.
a) Dans la seconde partie, pourquoi la démonstration se réfère-t-elle
à la seule Proposition 38, où sont déduites « ces notions qui expli­
quent ce qui est commun à toutes choses, et (Prop. 31) n’expliquent
l’essence d’aucune chose singulière », et non aussi à la Proposition 39 ?
— C’est que la Proposition 38 suffit à poser tout ce qu’il est néces­
saire de rappeler dans ce Corollaire. La Proposition 39 n’y ajouterait
rien ; car si elle déduit des notions communes, aussi bien que la
Proposition 38, son intention majeure n ’est pas là : c’est, comme
en témoigne son Corollaire, de montrer l’intérêt que présentent
pour l'homme certaines notions communes et propres aux hommes,
en vue de pouvoir démontrer plus tard l’utilité de l’homme pour
l’homme °. Cette considération est ici hors de propos, et l’on comprend
que Spinoza ne se réfère qu’à la Proposition 38, dont l’objet n’est
rien d’autre que de déduire les notions communes.
b) A la démonstration de la première partie du Corollaire 2,
on pourrait être tenté d’opposer une objection :

8. Cf. infra, Appendice n° 16.


9. Ci. supra, chap. XI, §§ X, XI, pp. 339 sqq, S XVI, B, p. 349 sqq.
LA RAISON 411

En effet, cette démonstration repose tout ratière sur cette assertion,


fondée dans la Proposition 41, que « il est de la nature de la Raison
de percevoir les choses vraim ent » (cf. dém. de la Prop. 44 et de son
Coroll. 2). Mais sur quoi, objectera-t-on, est fondée cette assertion ?
Sur ce que les idées de la Raison sont nécessairement adéquates et
par conséquent (Prop. 34) vraies, du fait que leurs objets, étant des
propriétés communes, sont pareillement dans la partie et dans le
tout (cf. Prop. 38, 39, Scol. 2 de la Prop. 40). On ne peut donc
conclure qu’il est de la nature de la Raison de connaître vraiment la
nécessité des choses, que si l’on a établi que cette nécessité est une
propriété commune des choses, qu’elle est, de ce fait, pareillement
dans la partie et dans le tout, et par conséquent ne peut être
qu’adéquatement connue. Mais, s’il est certain que cette nécessité
est une propriété commune des choses 10, on n’a nulle part démontré
que l’idée de cette nécessité était nécessairement adéquate, du fait
que la nécessité des choses serait comme i’extension, le mouvement
et le repos, pareillement dans la partie et dans le tout. De plus, une
telle démonstration semble impossible, car la nécessité des choses,
quoique partout présente dans la Nature, ne constitue pas l’étoffe
des choses, mais la propriété de leur production. De ce fait, elle ne
peut être dite pareillement dans la partie et dans le tout. Par consé­
quent, il n’est pas démontré que la Raison connaît vraiment les choses
comme nécessaires.
A cette objection captieuse, on répondra :
La Proposition 41 suffit à établir la première partie de la démons­
tration du Corollaire 2 de la Proposition 44, car eUe a une portée
beaucoup plus vaste que celle qui lui est attribuée dans la précédente
objection. En effet, elle dégage du Scolie 2 de la Proposition 4G
cette assertion que toutes (omnes) les idées inadéquates appartien­
nent à l’imagination ; d’où il appert, non pas seulement que la
Raison a des idées adéquates, à savoir les notions communes déduites
dans les Propositions 38, 39, et les idées qui suivent de ces notions
(Prop. 40), mais quelle n’a que des idées adéquates. Il est donc
assuré par là que la Raison connaît les choses vraiment, c’est-à-dire
telles qu’elles sont en soi, et, par conséquent, qu’elle les connaît
comme nécessaires cr comme suivant de la nécessité de la nature
éternelle de Dieu, sans qu’on ait à prouver préalablement que cette
connaissance est adéquate.
La disposition de la démonstration dans les Propositions 38 et 39
est en quelque sorte renversée dans la démonstration de la Propo­
sition 44 et de son second Corollaire. Dans les Propositions 38 et 39,
on part de l’objet connu par l’idée rationnelle, à savoir la propriété

10. Cf. Eth., II, Prop. 31, dém., Ap., pp. 194-195, Geb., II, p. 115,
1. 22-23.
412 DE LA NATURE B T DE L ’ORIGINE DB L'ÂME

commune des choses, pour conclure à l’adéquation et à la vérité de


cette idée. Dans la Proposition 44, au contraire, on conclut de la
vérité assurée de toute connaissance rationnelle (Prop. 41) à ce que
doit être son contenu. Or, il ne pouvait en être autrement, car il était
impossible de calquer la démonstration de la Proposition 44 et de
son Corollaire 2 sur la démonstration des Propositions 38 et 39,
précisément parce que, comme nous l’avons dit, la nécessité, quoique
étant une propriété commune des choses, ne peut être dite pareille­
ment dans la partie et dans le tout, comme l’extension, le mouvement
et le repos. L’idée adéquate de cette nécessité se déduit de l’idée
adéquate de Dieu, comme l’atteste implicitement la référence aux
Propositions 16 et 29 du Livre I. Ce pourquoi l’idée de Dieu est
le fondement de la connaissance de ce qui constitue la nécessité
des choses. Mais une telle déduction ne peut être donnée ici, puis­
qu’elle suppose que l’Ame a en elle l’idée adéquate de Dieu, ce qui
ne sera établi que par les Propositions 45 à 47. Force est donc d’uti­
liser en l’occurrence comme nervus probandi la Proposition 41, c’est-à-
dire l’adéquation et la vérité qu’elle attribue à toute connaissance
rationnelle.
Ajoutons enfin que, si la nécessité est bien une propriété commune
des choses, Spinoza n’a jamais dit qu’elle fût l’objet d’une notion
commune de la Raison, car les notions communes qu’il déduit
sont des idées de propriétés immanentes aux affections du Corps,
elles émergent de la connaissance imaginative et peuvent toutes
s’imaginer. Au contraire, l’idée de la nécessité des choses qui décou­
lent de Dieu (cf. 1, Prop. 28 et 29) est, comme l’idée de Dieu, en
rupture avec l’imagination et ne peut s’imaginer. Comment pourrait-
elle s’imaginer puisque (Corail. de la Prop. 31) l’imagination ne
nous représente les choses que comme contingentes et jamais comme
nécessaires ? Aussi, l’idée de la nécessité des choses, quoique étant la
connaissance rationnelle d’une propriété commune des choses, stricte­
ment parlant, ne doit-elle pas être comptée parmi les notions com­
munes de la Raison. La preuve en est que, dans le Corollaire 2
de la Proposition 44, Spinoza distingue expressément le cas de la
connaissance rationnelle de la nécessité des choses (première partie
de la démonstration) du cas des notions communes de la Raison
(deuxième partie de la démonstration), c’est-à-dire de « ces principes
de la Raison [qui] sont des notions (Prop. 38) qui expliquent ce
qui est commun à toutes choses, et (Prop. 37) n’expliquent l’essence
d’aucune chose singulière ; qui, en conséquence, doivent être conçues
sans aucune relation au temps >, etc.

§ VI. — La connaissance de la nécessité des choses déduite dans


la Proposition 44, abstraction faite de la connaissance de cette néces­
sité comme nécessité même de la nature éternelle de Dieu, déduite
LA RAISON 413

dans la première partie du Corollaire 2 , est celle du savant, qui ne


considère rien d’autre que la nécessité physique. Ainsi prise, cette
nécessité n’a pour celui-ci qu’un caractère intemporel, n ’étant éter­
nelle que négativement et en fait, mais non positivement, ni expres­
sément “ Par exemple, le physicien ne connaît les corps et leurs
relations nécessaires que par des lois déduites des notions communes
d’extension, de mouvement, de repos, de vitesse, etc., lois immuables
échappant au temps et, en ce sens, — négativement, — éternelles ;
ü ne s’élève pas à l’éternité positivement entendue, c’est-à-dire à la
nature éternelle de Dieu que l’Erhique déduit comme ce dont ces
lois nécessaires procèdent.
Le Corollaire 2, en identifiant par sa déduction la connaissance
de la nécessité physique à la connaissance de la nécessité de la
nature éternelle de Dieu, déduit le plan de la connaissance m éta­
physique, qui est celui du philosophe et du sage. L’identité de ces
deux connaissances, par quoi elles sont indissociables en soi, fonde la
possibilité et la nécessité pour nous du passage du plan scientifique
au plan philosophique. La notion de la nécessité des choses n’étant
rien d’autre que celle de la nécessité éternelle de la nature de Dieu,
cette dernière notion doit être présente en toute Arne qui a la
notion de la nécessité des choses. Lorsque la notion de la nécessité
des choses est absente ou confuse, la connaissance de la nature
de Dieu est elle-même confuse, comme en témoigne la croyance
vulgaire aux miracles “ Toutefois, en fait, il ne suffit pas d’avoir
la notion de cette nécessité pour avoir du même coup conscience
que cette nécessité est celle de la nature éternelle de Dieu. Le
savant, en tant seulement que savant, prenant la nécessité des choses
comme leur propriété commune, n’a pas nécessairement conscience
de son fondement métaphysique. Certes, dès lors qu’il connaît la
nécessité des choses, il connaît en fait la nécessité même de la nature
éterneUe de Dieu, puisque les deux ne font qu’un. Mais tant s’en
faut que, par là même, il s’en doute et connaisse expressément ce
fondement métaphysique des lois de la nature, auquel se réfère,
dans le Lemme III de la déduction de la physique des corps, le Scolie
de la Proposition 13 du Livre Il, par l’appel à la Proposition 28 du
Livre I. Il ne saurait en prendre conscience que par l’idée adéquate
de la nature de Dieu, ce qui requiert la Science Intuitive, et exige
par conséquent de lui qu’il franchisse une nouvelle et dernière étape
sur le chemin de la connaissance. Si donc la Raison le conduit au
seuil de la Science Intuitive, par elle-même, elle ne le mène pas12

11. Ce qui s'accorde avec le point de vue de la seconde partie du Corollaire,


cf. supra, § IV, p. 408.
12. Theol. Pol, chap. VI, Ap., II, p. 128, Geb, III, p. 84, 1. 5-7 :
« miracula ad captum vulgi facta fuerunt, quod quidem principia rerum
naturalium plane ignorat ».
414 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

au-delà, car la sphère de la Raison n’est pas celle de la connaissance


de Dieu.
Il reste en tout cas que la connaissance de la nécessité des choses
est le prélude à la connaissance adéquate de la nature de Dieu.
C ’est ce que confirme le Théologico-Politique. « La N ature observe
toujours des lois et des règles qui enveloppent, bien qu’elles ne nous
soient pas toutes connues, une nécessité et une vérité éternelles, et
par suite un ordre fixe et immuable » “ D e ces notions, « dont la
vérité [est} si ferme et inébranlable qu’il ne peut y avoir ni être
conçu de puissance capable de les changer », on peut conclure à
l’existence de Dieu 1 4, car, « puisque la Nature procède suivant [ses)
lois dans un ordre fixe et immuable, ces lois mêmes manifestent, dans
la mesure qui leur est propre, l'infinité de Dieu, son éternité, son
immutabilité » “ • Puis donc que la nature de Dieu reste méconnue,
lorsque sont méconnues les lois qui régissent l’univers, ce qui est
le cas du vulgaire, d’autant plus clairement nous les connaîtrons,
d’autant plus nous serons capables de connaître Dieu “ « D e même,
en effet, que celui qui ne connaît pas droitement la nature du
triangle ne sait pas que ses trois angles égalent deux droits, de même,
celui qui conçoit la nature divine confusément ne voit pas que
l’existence lui appartient. Or, pour que la nature de Dieu puisse
être conçue par nous clairem ent et distinctement, il est nécessaire
d’avoir égard à certaines notions très simples qu’on nomme communes,
afin d’enchaîner avec elles ce qui appartient à la nature divine ;
alors seulement il devient clair pour nous que Dieu existe nécessaire­
ment et qu’il est partout, alors il apparaît en même temps que tout
ce que nous concevons enveloppe en soi la nature de Dieu et est
conçu par elle ; et enfin que tout ce que nous concevons clairement
et distinctement est vrai » ” Comme on le voit, il est indiqué ici, de
surcroît, que le cycle se referme : par les notions, on découvre qu’en
soi les choses sont nécessaires et procèdent de la nature éternelle de
Dieu, par la nature éternelle de Dieu on démontre la vérité nécessaire
des notions.

§ VII. — Puisqu’il est de la nature de la Raison d’aboutir à Dieu


et de nous faire connaître par lui sub specie aeternitatis ce qu’elle 134567

13. Theol. Vol., chap. VI, Ap., II, p. 127, Geb., III, p. 83, 1. 15-18.
14. Ibid., Ap., II, pp. 128-129, 131, Geb., III, p. 84, 1. 23 sqq.
15. Ibid., Ap., p. 131, Geb., III, p. 86, 1. 13-18.
16. C’est pourquoi, si nous méconnaissons les notions qui nous révèlent la
nécessité des choses naturelles et nous figurons, de ce fait, que Dieu procède à
des miracles, nous ne pourrons connaître, ni l’essence, ni la puissance, ni l' exis­
tence de Dieu, ibid., Ap., II, pp. 128-129, Geb., III, p. 82, 1. 12-18. — Cf.
aussi YAppendice du Livre I de YEthique.
17. Cf. Theo/. Vol, chap. VI, Annotation marginale VI, Ap., II, p. 393,
Geb., III, p. 252.
LA RAISON 415

nous fait connaître c o ^ i e nécessaire, on doit conclure qu’elle est


comme « l’antichambre » 16 de cette connaissance du troisième genre
« dont le principe est la connaissance même de Dieu > “ C'est
pourquoi « l’effort ou le Désir de connaître les choses par le troi­
sième genre de connaissance ne peut naître du premier genre de
connaissance, mais bien du deuxième » 20 La connaissance du troi­
sième genre demeure, toutefois, radicalement distincte de la con­
naissance du deuxième genre, car aboutir à D ieu en identifiant la
nécessité des choses à la nécessité même de sa nature éternelle, et
connaître par là les choses sub specie aeternitatis, ce n’est nullement,
comme dans le troisième genre de connaissance, partir de Dieu pour
en déduire l’essence des choses, et connaître celles-ci sub specie aeter-
nitatis en les connaissant dans l’éternité de leur essence. Il n’en
reste pas moins que la Raison nous les fait apercevoir aussi, à sa
façon, sous l’aspect de l’éternité, en nous faisant connaître qu’elles
existent toutes de par la nécessité même de la nature éterneUe de
Dieu.18920

18. Pour parler à la manière de Leibniz et d’Eusèbe.


19. Eth., V, Scol. de la Prop. 20, sub fin. : « Tertian illud cognmonis
genus cujus fundamentum est ipsa Dei cognitio », Ap., 1, p. 623, Geb., II,
p. 294, 1. 7-8.
20. Eth., V, Prop. 28, Ap., p. 632, Geb., II, p. 297.
CHAPITRE XIV

LA SC IEN C E IN T U IT IV E

1. Fondement de la connaissance du troisième genre


l’idée de Dieu.
(Propositions 45-47)

§ 1. — D e même que la doctrine de la Raison consistait pour


l’essentiel à déduire les notions communes, qui, comme fondements
de la connaissance du second genre, sont les « fondements de la
Raison » (fundamenta Rationis) ‘, de même la doctrine de la Science
Intuitive, comprise dans les Propositions 45, 46, 47, consiste pour
l’essentiel à déduire le fondem ent de cette Science, à savoir l’idée de
Dieu, comme « fondem ent de la connaissance du troisième genre » 8
L’idée de Dieu est donc à la Science Intuitive comme les notions
communes sont à la Raison.
Aussi la déduction de la Science Intuitive (sixième m om ent du
Livre Il) commence-t-elle là où celle de la Raison finit. La Raison
avait abouti à Dieu en identifiant avec la nécessité de la nature
éternelle de Dieu la nécessité des choses, propriété qui leur est
commune et dont elle a l’idée. La Science Intuitive, au contraire,
part de Dieu et endéduit directement « une m ultitude de choses » 8
Le troisième genre de connaissance n’exclut donc nullement toute
déduction, mais il substitue une déduction concrète à la déduction
abstraite qui est le fait du second. Certes, celle-ci n’est pas abstraite
dans la mesure où les notions sur lesquelles elle se fonde sont des
idées de propriétés réelles communes aux choses. Elle l’est, toutefois,
dans la mesure où ces notions laissent échapper l’essence des choses,
et n’atteignent d’elles que ce que leurs existences ont de commun.123

1. « Fundamenta Rationis [sunt} notiones quae illa explicant quae omnibus


communia sunt, quaeque nullius rei singularis essentiam explicant », fin de la
dém. du Coroll. 2 de la Prop. 44, Ap., p. 223, Geb., II, p. 126, 1. 28-29.
2. « Tertium illud cognitionis genus cujus fundamentum est ipsa Dei cogni-
tio », Eth, V, Prop. 20, Scol., Ap., p. 623, Geb,. II, p. 294, 1. 7-8.
3. « Cum autem omnia in Deo sint et per Deum concipiantur, sequitur,
nos ex cognitione hac [i.e. ex cognitione Dei} plurima posse deducere, quae
adaequate cognoscamus, atque adeo tertium illud cognitionis genus formare
[..J », II, Prop. 47, Scol., Geb., II, p. 128, 1. 14-16.
LA SCIENCE INTUITIVE 417

La déduction propre à la connaissance du troisième genre est, par


opposition à elle, concrète, car, fondée sur l’idée de Dieu, elle en
déduit les idées des choses mêmes, choses réelles, singulières, saisies
dans leurs essences éternelles, et enveloppant chacune un conatus
vers l’existence.

§ Il. — Les Propositions 45 à 41 vont établir que l’idée adéquate


de Dieu, fondement de la Science Intuitive, est nécessairement pré­
sente en toute Ame existant en acte.
Par là va s’achever la démonstration de cette idée vraie donnée en
nous que le D e intellectus emendatione se contentait de poser. La
Proposition 3 du Livre II avait établi que l’idée de l’essence de Dieu
est nécessairement donnée en D ieu : « Une telle idée *, concluait-elle,
est nécessairement donnée et elle ne peut l’être qu’en Dieu » 5 Il
s'agit maintenant d’établir qu’elle est nécessairement donnée aussi
dans l’Am e et comment elle l’est.
D ’où cet enchaînement de Propositions :
A) Chaque idée d’une chose singulière existant en acte enveloppe
nécessairement l’essence de Dieu (Prop. 45).
B) En chacune de ces idées, la connaissance de cette essence est
adéquate et parfaite (Prop. 46).
C) Or, l’Ame a des idées de choses singulières existant en acte,
donc elle a une connaissance adéquate et parfaite de l’essence éter­
nelle et infinie de Dieu (Prop. 41).
On distingue là deux étapes :
a) Les Propositions 45 et 46 considèrent en elle-même l’idée d’une
chose singulière quelconque pour démontrer qu’elle enveloppe la
connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
b) La Proposition 41 pose que l’Ame a de telles idées et elle en tire
la conséquence.

§ III. — « Chaque idée d’un corps quelconque, ou d ’une chose


singulière existant en acte, enveloppe nécessairement l’essence éter­
nelle et infinie de Dieu » (Prop. 45).
La démonstration de cette Proposition *, serrée et quelque peu
elliptique, comporte deux parties :4*6

4. « Qui est unique », II, Prop. 3.


. 5. Cf. supra, ch. IV, § IV, p. 53, n° 7 et la note 4. — « Elle ne peut être
donnée qu'en Dieu » (et non nisi in Deo, Geb., II, p. 87, 1. 12-13), ce qui
signifie qu'elle ne peut être donnée hors de Dieu, donc hors de ses modes.
Elle peut donc être donné dans l’Amp qui, en tant que mode de Dieu, est
en Dieu.
6. Ap., p. 224, Geb., II, p. ,127, 1. 6-13.
418 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

A) « L’idée d’une chose singulière existant en acte enveloppe


nécessairement tant l’essence que l’existence de la chose elle-même >,
car (Coroll. de la Prop. 8), comme l’existence d’une chose exprime
dans la durée l’essence éternellement actuelle de cette chose en
Dieu, l’idée de cette chose existant en acte doit envelopper à la
fois l'existence et l’essence de celle-ci. Or (at), « les choses singulières
ne peuvent être conçues sans Dieu '.I), puisque (1, Prop. 15) rien ne
peut être, ni être conçu sans Dieu.
B) Mais (sed), puisque (Prop. 6) ces choses ont Dieu pour cause
en tant qu’on le considère sous l’attribut dont les choses elles-mêmes
sont des modes, leurs idées doivent nécessairement envelopper le
concept de cet attribut [car (1, Ax. 4) la connaissance de l’effet
enveloppe celle de la cause T], c’est-à-dire (1, Déf. 6) l’essence éter­
nelle et infinie de Dieu.
Quel rapport y a-t-il entre les deux parties de cette démonstration ?
La seconde partie ne pouvait-elle pas établir à elle seule la conclu­
sion, à savoir : les choses singulières ayant pour cause (Prop. 6)
l’attribut dont elles sont les modes, les idées de ces choses, en vertu
de 1, Ax. 4, doivent envelopper cet attribut, c’est-à-dire l’essence
éternelle et infinie de Dieu, C.Q.F.D. ? La première partie de la
démonstration paraîtrait alors inutile.
Il n’en est rien pourtant. L’utilité de la première partie est de
rappeler, par la Proposition 15 du Livre 1, que les choses singulières
ne peuvent exister ni être conçues que par et dans la substance divine,
et que, de ce chef, la cause principale de ces choses réside en Dieu.
En conséquence, lorsque, dans la deuxième partie, est posé, en vertu
de 1, Ax. 4, le rapport causal entre Dieu (en l’espèce l’attribut) et
les choses, il est acquis que ce rapport est celui de la substance aux
modes qui lui sont inhérents, et il est fait abstraction de la chaîne
infinie des causes finies. Bref, la première partie aurait pour fonction
de permettre que l’A xiom e de la causalité renvoie comme cause des7

7. Comparer avec i'application de ce principe dans la démonstration de la


Proposition 16 (même livre), également fondée sur l’Axiome 4, p. 1. Dans
cette Proposition, comme ici, dans la Proposition 45, cet Axiome est appliqué
de telle sorte que « et eamdem involvit » (« et l'enveloppe >) vise aussi bien
la connaissance de la cause que cette cause même, cf. supra, chap. VII, S IV,
pp 193-195. En outre, dans ces deux Propositions, il est fait abstraction de
la première assertion de l’Axiome : « La connaissance... dépend » (« depen-
det »), la seconde seule : « et l'enveloppe » (« involvit ») étant conservée.
C'est que, si la première est décisive lorsqu’il s'agit de déterminer l'ordre des
idées (co^me dans la Proposition 7), c'est la seconde qui l'est, lorsqu'il s'agit
de déterminer uniquement le contenu et ce qu'implique le contenu de l'idée.
Toutefois, si la dépendance n'apparaît plus au premier plan, elle continue à
jouer un rôle important, car c’est en vertu de la dépendance de l'effet à
l'égard de la cause que l'idée de la cause est enveloppée dans celle de l'effet.
LA SCIENCE INTUITIVE 419

choses à la seule force interne de Dieu, et non à leurs causes


externes.
Quant à la phrase introductive de la première partie : « l’idée
d’une chose existant en acte enveloppe nécessairement tan t l’essence
que l’existence de la chose », elle viserait à faire passer du plan de
l’idée de la chose à celui de la chose elle-même (tant de son essence
que de son existence), qui est le plan ontologique où se situe la
Proposition 15 du Livre 1, car cette Proposition concerne les choses
et non leurs idées.
Certes, la seconde partie, lorsqu’elle introduit l’attribut, indique
bien que, contrairement à la façon dont l’Axiom e 4 était utilisé dans
la déduction de l’imagination, la cause, cette fois-ci, ce n’est pas
un mode, mais la substance elle-même. Toutefois, tant qu’on
est, comme dans cette seconde partie, sur le plan de la causalité,
rien ne permet, a priori, d’écarter la chaîne infinie des causes finies.
On ne le peut que si l’on s’est, d’ores et déjà, situé, grâce à la
première partie, sur le plan du rapport entre la substance et le mode
qui lui est inhérent •
Le propre de la seconde partie, c'est de faire intervenir la considé­
ration de la cause dont les choses singulières, tant quant à leur
essence que quant à leur existence, sont les effets. Il en résulte que
les idées des choses singulières enveloppent Dieu en tant qu’il est
leur cause ; et co ^m e Dieu, en tant que cause, est attribut, c’est
l’attribut dont elles sont les modes ’q ue ces idées enveloppent. L’utilité
de cette seconde partie, c’est d’indiquer que la cause des idées des
choses singulières n’est pas proprement la substance infiniment infi­
nie, mais l’attribut, et que, à ce titre, ce qu’elles enveloppent néces­
sairement, c’est l’idée de l’attribut, c’est-à-dire l’idée de l’essence
éternelle et infinie de Dieu. D ’où il est acquis que le fondement
de la connaissance du troisième genre, c’est, plus précisément que
la substance infinim ent infinie, l’attribut.
Mais il n’est question ici que de l’attribut, et non de certains
attributs, alors que la connaissance du troisième genre se définit,
dans le Scolie de la Proposition 40, co^m e « procédant de la con­
naissance adéquate de l’essence formelle de certains attributs de
Dieu ». Cependant, par attribut au singulier, la Proposition 45 ne
vise nullement à éliminer la pluralité des attributs concernés, mais
simplement à établir que, d’une façon générale, c’est « l’attribut »,
c’est-à-dire le Dieu cause des modes considérés sous leur attribut
propre, qui est enveloppé dans l’idée de la chose singulière, que ce
soit l’attribut cause de ces choses ou l’attribut cause des idées de
ces choses.8

8. C'est ce que confirmera le Scolie de la Proposition, cf. infra, § VII,


p. 422.
420 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

Enfin, envelopper l’idée ou le concept de l’essence éternelle et


infinie de Dieu, c’est, pour l’idée de toute chose singulière, enve­
lopper cette essence elle-même• Point important, car c’est la propriété
de cette essence d’être pareillement dans la partie et dans le tout
(c’est-à-dire indivisible) qui fonde le caractère propre de l’idée de
cette essence, c’est-à-dire son adéquation. Toutefois, dans la Propo­
sition 46, la propriété d’être pareillement dans la partie et dans le
tout sera reconnue à cette essence, non en vertu de sa nature (selon
les procédés des Prop. 37-38, en vertu du Lemme 2 du Scol. de la
Prop. 13), mais en vertu de ce qu’elle est pareiUement enveloppée
dans l’idée de la partie et dans l’idée du tout.

§ IV. — Dans l’énoncé de la Proposition, l’expression : « chaque


idée d’un corps quelconque > est immédiatement suivie de cette
autre : « ou d’une chose singulière existant en acte >, et, dans la
démonstration, il n’est question que de « choses singulières existant
en acte ». La substitution de cette expression à l’autre est licite,
puisque tout corps quelconque est une chose singulière existant en
acte (cf. Prop. 13). Elle paraît conférer à la démonstration l’univer­
salité requise, à des titres divers, par les deux Propositions suivantes,
et que la Proposition 46 invoque expressément dans la première ligne
de sa démonstration. Mais, si la Proposition 45 vise à l’universalité,
pourquoi ne se contente-t-elle pas de l'expression « idée de chose
singulière existant en acte >, au lieu de commencer par restreindre
son universalité par l’expression « idée d’un corps quelconque > ?
C’est là en réalité une question mal posée, car cette seconde expres­
sion ne restreint pas l’universalité de la première. En effet, les deux
expressions se réfèrent à deux cas différents, embrassés tous les
deux par cette Proposition, ce par quoi est confirmée son universalité.
Dans le premier cas, celui de « l’idée d’un corps quelconque », il
s’agit d’une âme quelconque ; dans le second cas, celui de « l’idée d’une
chose singulière existant en acte », il s’agit de l’idée d’une chose que
l’Ame a par l’idée de l’affection du Corps.
Dans le premier cas, on vise à établir que toute idée d’un corps
quelconque, c’est-à-dire toute âme, enveloppe nécessairement l’essence
éternelle et infinie de Dieu ; c’est en ce sens que le Scolie de la Pro­
position 20 du Livre V renvoie à cette Proposition 45 pour conclure
que l'Ame a toujours à sa disposition (compos) cette chose immuable
et éternelle qu’est Dieu ” Dans le second cas, on vise à établir que
toutes les idées par lesquelles l’^ m e connaît les choses (qu’il
s’agisse de son Corps, des corps extérieurs, d’elle-même), c’est-à-dire910

9. « Debent necessario e a r ^ ideae ipsarum attributi conceprnm, hoc est


Dei aeternam et infinitam essentiam involvere », Geb., p. 127, 1. 10-13.
10. Eth., V, Scol. de la Prop. 20, Ap., p. 624, Geb., II, p. 294, 1. 12-13.
LA SCIENCE INTUITIVE 421

toutes les idées des affections d u Corps et les idées de ces idées,
enveloppent l’essence éternelle et infinie de Dieu. A ce cas se réfère la
Proposition 47 : puisque toutes les idées des affections du Corps et
les idées de ces idées par lesquelles (per) l’Ame perçoit les choses
enveloppent la connaissance éternelle et infinie de Dieu, cette con­
naissance est dans l’Ame, puisque ces idées y sont.

§ V. — Par l’intervention de l'A xiom e 4 du Livre 1, renvoyant à


Dieu comme cause des modes singuliers qui sont inhérents à sa
substance, la Proposition 45 établit entre les choses singulières et
Dieu, et par conséquent entre les idées de ces choses et l’idée de
Dieu, une liaison dynamique intrinsèque, en fonction de la dépen­
dance nécessaire de l’effet à l’égard de sa cause. De ce chef, l’idée
de la chose singulière apparaît comme fondée intérieurement dans
la puissance de Dieu. Aussi, ce que chaque idée d’une chose singulière
existant en acte enveloppe nécessairement en elle, est-ce l’idée de la
force éternelle et infinie de Dieu, cause interne de l’existence de
cette chose. D ’où l’on voit que, tandis que la déduction de la Raison
aboutit (Prop. 44) à établir que toute Ame doit poser l’idée du
Dieu de l’univers, Dieu fondant par sa nature éternelle la nécessité
commune à l’ensemble des choses, la déduction de la Science Intuitive
aboutit, dès son premier pas (Prop. 45), à établir que chaque Ame
doit envelopper en elle l’idée du Dieu cause interne de l’existence
du Corps singulier dont elle est l’idée, et D ieu devra alors être en
chacune le Dieu de chacune, et pour chacune un Dieu intime.

§ VI. — La Proposition 45 marque un tournant décisif, et ce


tournant s’indique dès la façon dont elle utilise l'Axiom e 4 du
Livre 1, l’appliquant, non pas aux causes externes déterminant
l’existence (ou la durée) du corps singulier objet de l’idée, comme
dans les Propositions 7 et 16 du Livre Il, mais à sa cause interne et
unique, à savoir Dieu u, ce par quoi on se trouve situé sur le plan
de la puissance de Dieu, conformément à la Proposition 16 du Livre 1,
citée dans le Scolie.
Etant ainsi fait abstraction de la détermination de cette existence
par les causes externes finies, ou ordre commun de la N ature, toute
idée d’un corps singulier existant en acte est considérée comme enve­
loppant par nature l’idée de ce dont relève directement l’existence de
ce corps, à savoir la puissance infinie de Dieu, force interne par
laquelle ce corps existe et persévère dans son existence tant que rien
d’extérieur ne l’en empêche (1, Coroll. de la Prop. 24 et Prop. 25).
En conséquence, elle enveloppe par nature l’idée de son corps comme 1

11. Sur cette double application de l’Axiome 4, I, cf. supra, t. I, chap. II,
§ XI, pp. 95 sqq.
422 DE LA NATURE E T DB L ’ORIGINE DB L’^ E

« infini par sa cause » et l’idée de sa durée co^m e « procédant


des choses éternelles > “
L’utilisation de l’axiome de la causalité (1, Ax. 4) pour introduire
un rapport direct de cause à effet entre Dieu et l’existence des choses
singulières permet donc de poser la durée concrète de ces choses
en opposition avec leur durée abstraite, déduite dans les Proposi­
tions 30 et 31 au moyen de la chaîne infinie des causes extérieures
finies, c’est-à-dire de l’ordre commun de la N ature (cf. 1, Prop. 28).

§ VII. — C’est ce sur quoi Spinoza attire l’attention dans le


Scolie : « Je n ’entends pas ici par existence la durée, c’est-à-dire
l’existence en tant qu’elle est conçue abstraitement et comme une
certaine sorte de quantité [c’est-à-dire la longueur d'existence qui,
pour chaque chose singulière, résulte de l’infinité des causes finies
externes qui la déterminent à exister et à cesser d’exister}. Je parle
de la nature même de l’existence, laquelle est attribuée aux choses
singulières pour cette raison qu’une infinité de choses suivent de la
nécessité éternelle de Dieu en une infinité de modes (voir Prop. 16,
p. 1) [c’est-à-dire, je parle de l’existence de la chose singulière en
tant qu’elle est posée directement par la cause intérieure à chacune :
D ieu ; en tant donc qu’elle résulte de la force interne (vis, conatus)
qui la produit inéluctablement, lorsque rien du dehors n’y fait
obstacle}. Je parle, dis-je, de l’existence même des choses singulières
en tant qu’elles sont en Dieu [en effet, elles sont toutes des modes
dont Dieu est la cause immanente}. Car, bien que chacune soit
déterminée à exister d’une certaine m anière par une autre chose
singulière, la force cependant par laquelle chacune persévère dans
l’existence suit de la nécessité éternelle de la nature de Dieu. Sur
ce point, voir le Corollaire de la Proposition 24, partie 1 >. Aussi,
comme on le verra plus tard, cette force, en soi éternelle, comporte-
t-elle en chaque chose singulière un effort indéfini vers l’existence
L’idée intuitive de cette force singulière en nous, ce sera l’expérience
vécue de notre durée concrète ls, vécu qui n’est pas sentiment obscur,
mais vision intellectuelle d’une infrangible unité 18.
Par les expressions : « Je n’entends pas ici..., je parle de... >,
Spinoza dans ce Scolie témoigne à l’évidence qu’il n’ajoute rien à la
Proposition, mais qu’il vise seulement à en marquer sans ambiguïté
le sens, en mettant en relief que, du fait que le lien causal ici123456

12. Cf. supra, t. I, chap. VIII, § v, n° 2, p. 252, Appendice n° 9, SS IV-V,


pp. 502 sqq.
13. Letlre XII, à L. Meyer, Ap., III, p. 153, Oeb., IV, p. 56, 1. 16-17,
p. 52, 1. 1-3.
14. Eth., III, Prop. 6, 7, 8.
15. Cf. supra, chap. IX, § XXVIII, pp. 296 sqq.
16. Cf. siupra, t. I, Append^ice n° 9, § V, pp. 502 sqq.
LA SCIENCE INTUITIVE 423

considéré est celui de la substance au mode, l’existence dont il s’agit


ne doit pas être conçue comme elle l’est iorsqu’elle est prise co^m e
causée par la série infinie des choses finies. Par ie « je parle de
l’existence même des choses singulières en Dieu », Spinoza se réfère
à la Proposition 15 du Livre 1, qui fonde ia première partie de la
démonstration, et il est ainsi confirmé que cette partie rend possible
ia seconde en iui perm ettant de considérer ici Dieu seulement, en
l’occurrence i’attribut, comme cause de i’existence des choses singu­
lières.

§ VIII. — En considérant les choses singuiières, non dans ieur


reiation à un temps et à un lieu déterminés, mais abstraction faite
de leur détermination par ia suite des choses finies, c’est-à-dire dans
leur durée concrète, comme contenues en Dieu et suivant de la
nécessité éternelie de Dieu, ia Proposition 45 et son Scolie les font
concevoir sous l’aspect de i’éternité. C’est ce à quoi conciut le
Scolie de h Proposition 29 du Livre V, qui, à ce propos, renvoie
expressément à cette Proposition 45 et « aussi à son Scolie » ”• Mais
pourquoi ce dernier Scolie n’explicite-t-ii pas cette conciusion ?
C’est que ceiie-ci ne contribuerait en rien à éciaircir la Proposition
qu’il a pour unique objet d’éiucider.
Il en va tout autrem ent pour ie Scolie de la Proposition 29
du Livre V. En effet, cette Proposition oppose concevoir ies choses
dans ia durée déterminabie par ie temps, et concevoir ies choses
sous i’aspect de l’éternité (sans préciser davantage). Ii lui suffit de
poser que cette dernière conception est tout autre que ia première
pour établir que i’Ame ne peut concevoir ies choses sous i’aspect
de i’éternité en tant qu’eile conçoit i’existence présente de son Corps,
mais le peut seuiement en tant qu’eiie conçoit i’essence de son Corps
sous i’aspect de i’éternité. D ’où le Scolie qui vise à expiiquer ce
que c’est, par rapport à ia conception de i’actuaiité ou de i’existence,
que concevoir ies choses sous i’aspect de l’éternité. Or, qu’ii y ait
une façon de concevoir i’existence sub specie aeternitatis, ie Scolie
de ia Proposition 45 du Livre II i’indique : c’est concevoir i’existence,
non avec une reiation à un temps et à un iieu déterminés, mais en tant
que contenue en Dieu et suivant de ia nécessité de la nature divine.
Le Scolie de ia Proposition 29 était indispensabie pour dissuader
quiconque de croire, en se référant au début de ia démonstration
de cette Proposition, que l’existence, étant connue par i’imagination,
ne peut être conçue sous i’aspect de l’éternité ; méprise où ii était
d’autant pius faciie de tomber que, dans ie cours de cette démons­
tration, la connaissance de la durée est rapportée à i’Ame en tant
qu’idée d’un Corps existant en acte, et ia connaissance des choses17

17. Cf. infra, Appendice, n° 17.


424 DE LA NA1URE ET DE L'ORIGINE DE L ’ÂME

sous l’aspect de l’éternité à l’Ame en tant qu’idée de l'essence du


Corps 1819.
*
1**

§ IX. — L’universalité de la Proposition 45 permet de conclure


à la Proposition 46, à savoir : « La connaissance de l’essence éternelle
et infinie de Dieu qu’enveloppe chaque idée est adéquate et par­
faite ». — La démonstration de la Proposition précédente est uni­
verselle. Aussi, que l’on considère une chose comme une partie ou
comme un tout, son idée, que ce soit celle du tout ou celle de la
partie, enveloppera-t-elle l’essence éternelle et infinie de Dieu. Donc,
ce qui donne la connaissance de cette essence même est commun
à toutes choses 13 et pareillement dans la partie et dans le tout, et,
par suite (Prop. 38), la connaissance de cette essence est, dans chaque
idée, adéquate et parfaite.
« Ce qui donne la connaissance de l’essence éternelle et infinie de
Dieu », c’est l’essence même de Dieu, objet que notre entendement
connaît directement à travers les perceptions imaginatives de la
chose singulière existant en acte.

§ X. — La démonstration de la Proposition 46 pourrait sembler


devoir conduire à assimiler l’idée de l’attribut à une notion commune,
puisque son adéquation est prouvée du fait que son objet est, comme
la propriété commune, pareillement dans la partie et dans le tout.
La référence à la Proposition 38 tendrait à confirmer cette impression.
Il n ’en est rien cependant, car Dieu est d’une tout autre façon que la
propriété commune pareillement dans la partie et dans le tout, si
bien que l’adéquation de l’idée de l’attribut est démontrée autrement
que l’adéquation de la notion commune.
Dans la Proposition 38, où il s’agit des notions communes, on
part (Définition 1 ou D éfinition du corps et Scol. de la Prop. 13,
Lemme 2) de l’objet de la notion, à savoir de la propriété commune
(extension, mouvement, repos, etc.), propriété commune constatée
dans tous les corps et de même nature en tous ; on en conclut que
cette propriété est pareillement dans la partie et dans le tout, et,
par là même, objet, en chaque Ame, d’une idée adéquate. Dans la
Proposition 46, où il s’agit de l’idée de l’attribut, on ne part pas de
la présence constatée de Dieu dans toutes les choses pour en conclure
que, Dieu étant pareillement dans la partie et dans le tout, son idée
est pareillement dans toutes les perceptions que nous avons des
choses, car Dieu, n’étant pas une propriété des choses, mais leur

18. Cf. infra, Appendice n’ 18 : Le Scolie de la Proposition 45 du Livre 11


et le Scolie de la Proposition 29 du Livre V.
19. Et non « commun à tous », c o ^ ^ Appuhn est seul à le traduire.
L A SCIENCE- INTUITIVE 425

cause, n’est nullement inclus, c o ^m e les propriétés, dans les percep­


tions des choses. Mais, par la Proposition 45, on sait qu’il n’y a pas
de chose, qu’elle soit la partie ou le tout, dont Dieu, c’est-à-dire
l’attribut, ne soit pas la cause — et dont l’idée n’enveloppe pas
pareillement l’idée de Dieu. La Proposition 38 peut alors s’appliquer
et imposer la conclusion que l’idée de toute chose enveloppe l’idée
adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu, c’est-à-dire de
l'attribut.
La différence de ces démonstrations vient donc de la différence,
ici et là, de l’objet de l’idée. L’objet de l’idée de Dieu, n’étant pas
une propriété des choses, mais une chose cause de ces choses, est
pareiUement dans la partie et dans le tout, non, comme la propriété,
en tant qu’elle appartient à leur nature même, mais en tant qu’elle est
leur cause identique et commune. C’est pourquoi, bien qu’elle soit,
comme la propriété commune, enveloppée dans toute perception
imaginative, elle ne peut, contrairement à cette propriété, être elle-
même imaginée, car, en tant que cause (première) des images, elle
leur est incommensurable, n’y ayant aucune commune mesure entre
les choses causées et ce qui les cause quant à l’essence et quant à
l'existence “ Ainsi, elle est, en ce sens et dans cette mesure, en
dehors et au delà des images, contrairement à la propriété commune,
qui leur est adhérente S1.
On voit par là que, si la connaissance rationnelle a pour fonde­
ment la notion commune, par exemple, celle d’extension qui est
co^m une aux corps, et non l’idée de l’attribut, en l’espèce l’Etendue,
c’est qu’elle explique les corps par une propriété répandue en eux
tous et qui, de ce fait, quoique intellectuellement concevable, est
perceptible aussi en eux imaginativement ; et que, si la Science Intui­
tive a pour fondement l’idée de Dieu, c’est qu’elle explique les corps,
non par l’extension perçue en eux, mais par leur cause intérieure, à
savoir l’attribut, qui, de ce fait, est au delà et ne peut être saisi que
par l’entendement seul, en dehors de tout ce que l’imagination peut
percevoir superficiellement d’eux.
Au total, il appert, en conséquence, que notre Corps, comme
chose singulière existant en acte, les diverses affections causées en
lui par les corps extérieurs, et ces corps extérieurs eux-mêmes, sont
perçus par l’imagination seule ; que les propriétés communes à ce
Corps, à ses affections, aux corps qui en sont la cause externe,
sont perçues à la fois par l’imagination et par l’entendement ; que201

20. Cf. Eth., I, Scol. de la Prop. 17, Ap., p. 67, Geb., II, p. 63, 1. 13-25 ;
cf. supra, t. I, chap. X, §§ III sqq., pp. 273 sqq.
21. Cf. Eth., II, Scol. de la Prop. 47, Ap., p. 228, Geb., II, p. 128, 1. 19­
23 : « Que si les hommes n'ont pas de Dieu une connaissance aussi claire que
des notions communes, cela provient de ce qu'ils ne peuvent imaginer Dieu
co^me ils imaginent les corps ».
426 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

la cause interne de notre Corps, à savoir Dieu, est perçue par


l'entendement seul, au sein de la perception imaginative de notre
Corps et de ses affections 2223.
*

§ XI. — La Proposition 47 : « L’Am e humaine a une connaissance


adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu », pourrait paraître
pouvoir se conclure de la Proposition 46 avec une telle immédiateté
qu’en donner une démonstration spéciale semblerait devoir être super­
flu. Si, en effet, la connaissance de l’essence de Dieu est nécessaire­
ment adéquate en toute idée, n’est-il pas évident qu’elle doit être
adéquate dans l’Ame humaine, puisque celle-ci est une idée ? Cepen­
dant, Spinoza en donne une démonstration particulière à partir des
perceptions que l’Ame h ^ a i n e a d’elle-même et des choses : l’Ame
humaine a des idées (Prop. 22) par lesquelles elle se perçoit elle-
même (Prop. 23), perçoit son propre Corps (Prop. 19) et (Coroll. 1
de la Prop. 16 et Prop. 17) des corps extérieurs existant en acte ;
chacune de ces perceptions enveloppant pareillement, comme la
cause de son objet, l’essence éternelle et infinie de Dieu (Prop. 45),
l’idée adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu est enveloppée
dans chacune de ces perceptions (Prop. 46), et par suite l’Ame a une
connaissance adéquate de cette essence.
Pourquoi la démonstration très simple concluant du général au
particulier est-elle mise de côté au profit d’une autre, plus compliquée,
que la première rendrait superflue ? C’est, d’abord, que l’inférence du
général au particulier est un type de raisonnement propre à la
connaissance du second genre et étranger au procès génétique mis
en œuvre par l’Ethique. C’est, ensuite et surtout, que la démonstration
plus compliquée apporte quelque chose de nouveau. D e la Proposi­
tion 46, on peut seulement conclure que l’idée adéquate de l’essence
de Dieu est enveloppée nécessairement en toute âme, en tant qu’elle
est idée d’un corps existant en acte, c’est-à-dire en vertu de sa
définition 23 Par là il n’est nullement démontré comment toute
Ame humaine, étant une idée qui enveloppe la connaissance adéquate
de Dieu, peut, durant qu’elle existe, avoir effectivement en elle la
conscience expresse de cette dernière idée. La Proposition. 41 démon­
tre que l’Ame le peut et qu’elle a expressément en elle cette idée en
tant quelle a en elle des idées (ideas habet) par lesquelles elle a des
connaissances (de soi, du Corps, et des corps extérieurs) qui enve­

22. Cf. à ce sujet la Lettre XII, sur l'Infini, où Spinoza distingue ce qui
est connu par l'entendement seul, à savoir la substance divine, ce qui est
connu par l'entendement et par l'imagination, à savoir les modes, ce qui est
connu par l'imagination seule, à savoir les existences dans la durée, Ap., III,
p. 150, Geb., IV, p. 53. — Cf. supra, t. I, pp. 501, 508-509.
23. Cf. supra, S IV, p. 420 et la note 10.
LA SCIENCE INTUITIVE 427

loppent cette idée ; bref en tant quelle a des perceptions imagina­


tives où cette idée est enveloppée.
La différence de ces deux points de vue se marque dans l’énoncé
même des Propositions. Dans les Propositions 45 et 46, il s’agit de
l’essence de Dieu ou de la connaissance de cette essence quenveloppe
(involvit) chaque idée d’un corps quelconque ; dans la Proposition 47,
il s’agit de la connaissance que l’Ame humaine a (habet) de cette
essence. D ’où l’on voit qu’il ne suffit pas que l’idée de Dieu soit
enveloppée dans la nature d’une âme pour que, ipso facto, cette
âme ait conscience de cette idée. C’est pourquoi, si les âmes de
toutes les choses (minéraux, végétaux, animaux, hommes) impliquent
en soi l’idée adéquate de Dieu, aucune “ , hors les Ames humaines,
ne parvient à faire que cette idée soit en même temps pour elle
objet d’une conscience réelle.
On constate ici une analogie avec la démonstration de la Propo­
sition 19, où étaient distinguées l’idée du Corps existant que l’Am e
est en tant qu’elle est définie comme l’idée du Corps existant en
acte que Dieu a, et la connaissance de ce Corps que l'Am e a en tant
qu’elle a les idées imaginatives des affections de son Corps “ Il
s’agissait alors de la connaissance non adéquate qu’elle a de son Corps
existant ; il s’agit ici de l’idée adéquate qu’elle a de l’essence de
Dieu ; mais, dans un cas comme dans l’autre, l’idée ou la connais­
sance de la chose impliquée par la nature de l’Ame ne pout devenir
effectivement consciente pour cette Ame qu’à partir des perceptions
imaginatives quelle a des affections de son Corps. Et l’on retrouve
de nouveau alors la réplication Corps-idée du Corps 24526.

24. A cause de la complexité insuffisante des corps dont elles sont les
idées, cf. Scol. de la Prop. 13, Ap., pp. 149-150, et Livre V, Prop. 39 et
Scol., Ap., pp. 650-651.
25. Cf. rwpra, chap. VII, § § XXIX-XXXII sqq., pp. 239 sqq.
26. Remarque. — Les conclusions de la Proposition 19 ne valent que sur
le plan de l'Ame existante. Sur ce plan, en effet, l'idée du Corps que l'Ame
est est l'idée du Corps que Dieu a en tant qu'il est affecté par la chaîne infi­
nie des causes de ce Corps, et non en tant qu'il constitue l'Ame; de ce fait
(deuxième conséquence du Coroll. de la Prop. 11), l'Ame n'a pas la connais­
sance du Corps. Miis comme Dieu a les idées des affections du Corps en tant
qu'il constitue l'Ame, l'Ame a les idées de ces affections (troisième consé­
quence du Coroll. de la Prop. 11), et, comme ces idées enveloppent la connais­
sance du Corps, l'Ame connaît le Corps. Au contraire, l'essence de l'Ame ou
l'idée de l'essence éternelle du Corps est l'idée que Dieu a de cette essence,
non en tant qu'il est affecté par une multitude de causes extérieures, mais en
tant seulement qu'il constitue absolument cette essence. Il en résulte que
l'Ame, en tant qu'essence éternelle, ne peut connaître l'essence éternelle de
son Corps par rien qui lui vienne de causes extérieures. Si elle la connaît, ce
ne peut donc être que par la connaissance de la cause interne éternelle de
cette essence en Dieu. Semblablement, en ce qui concerne la connaissance de
Dieu, alors que, dans le Livre II, situé sur le plan de l'existence, la connais­
sance adéquate de Dieu dans l'^me est déduite à partir des idées qu’elle •
428 DE LA NATI.JRE E T DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Doit-on considérer que la Proposition 47 n’énonce pas la seule


condition nécessaire pour que l’Ame ait la connaissance de Dieu, et
que la Proposition 45 en énoncerait une autre, à savoir que, si l’Ame
peut acquérir la connaissance de Dieu par les perceptions imagina­
tives qu’elle a et qui enveloppent l’idée de Dieu (Prop. 47), ce serait
que, indépendamment de ces perceptions et de toute éternité, l’idée
de Dieu est déjà au fond d’elle-même ? Les idées imaginatives des
choses singulières existant en acte, par l’idée de Dieu qu’elles
enveloppent toutes, ne feraient que réveiller, dans l’Ame, l’idée de
Dieu sommeillant en elle ? Cette interprétation séduisante ne résulte
pas des textes. Si l’on se situe dans la ligne des Propositions 45 à 47
du Livre Il, il n’y a qu’une condition pour que l’Ame ait l’idée de
Dieu, c’est qu’elle ait des idées qui enveloppent l’essence de Dieu,
et la Proposition 45 ne sert qu’à conduire à la Proposition 47, c’est-à-
dire aux idées que l’Ame a. Que, d’autre part, l’Ame, en vertu de
la Proposition 45, enveloppe, en tant qu’idée d’un Corps, l’essence de
Dieu, c’est là, certes une conclusion incontestable, mais qui, en l’occur­
rence, ne joue aucun rôle. En revanche, elle en jouera un dans le
Scolie de la Proposition 20 du Livre V. Il s’agira là de montrer que
l’Amour de Dieu, contrairement à l’Amour pour les autres choses,
qui nous échappent sans cesse, est l’Amour d’une chose dont nous
sommes toujours maîtres (compotes) ; et si nous en sommes maîtres,
c’est parce que l’essence de Dieu est immuablement enveloppée dans
l’idée de notre Corps existant en acte (Il, Prop. 45). Point de vue
tout différent de celui de la connaissance telle que la déduisent les
Propositions 45 à 47.
*
**

§ XII. — La Proposition 47 s’accompagne d’un Scolie qui comporte


deux parties, dont l’une 27 tire la conclusion des Propositions 45, 46, 47
et dont l’autre 28 discute une objection possible.
A) Cette conclusion est double :
C’est, d’abord, que l’essence infinie de Dieu et l’éternité de Dieu
sont connues de tous : « Nous voyons par là que l’essence infinie
de D ieu et son éternité sont connues de tous ». C’est, ensuite, que
la connaissance du troisième genre est possible : « Puisque, d’autre

des choses singulières existant en acte, en tant que ces idées enveloppent
l'idée de Dieu, dans le Livre V, situé sur le plan de l'essence, la connaissance
de Dieu dans l’^me sera déduite de l'^Ame « en tant qu'elle se conçoit elle-
même et conçoit les choses sous l'a s ^ ^ de l'éternité », c'est-à-dire « comme
des êtres réels par l'essence de Dieu » (V, Prop. 30).
27. Scol. de la Prop. 47, de « Hinc videmus » à « Quod autem », A p ,
pp. 227-228, Geb., II, p. 128, l. 13-19.
28. Ibid., de « Quod autem » à la fin, A p ., p p . 228-229, Geb., II, p . 128,
1. 19 à p. 129, l. 6.
.LA SCIENCE I^NTUITIVE -429

part, tout est en D ieu et se conçoit par Dieu, il s’ensuit que nous
pouvons déduire de cette connaissance [de Dieu] un très grand
nombre de choses que nous connaîtrons adéquatement et former
ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé dans
le Scolie 2 de la Proposition 40, et de l’excellence et de l’utilité duquel
il y aura lieu de parler dans la cinquième partie » ”
La possibilité de la connaissance du troisième genre est donc ici
déduite dans ses deux conditions, gnoséologique et ontologique : 1) la
connaissance de Dieu ; 2) le fait que l’essence de Dieu est ce par
quoi les choses sont et sont conçues (cf. I, Prop. 15, rappelée dans
la démonstration de la Proposition 45).
D e plus (cf. supra, §§ V-VI), le fondement de cette connaissance 2930312
a été déduit conformément à la définition que donnait d’elle le
Scolie 2 de la Proposition 40 : « Ce genre de connaissance s’avance
(procedit) de lidée adéquate de l’essence formelle de certains attributs
de Dieu vers (ad) la connaissance adéquate de l’essence des choses » ;
il s’y ajoute cette précision que nous pourrons par là déduire un
très grand nombre de choses.
Mais qu’entendre par l’expression « essence des choses » ? On
pourrait lui donner d’abord un sens très général et non technique, à
savoir : le fond des choses, car la déduction génétique des choses à
partir de Dieu nous les fait connaître du dedans, dans leur origine
et dans leur nature, et non extrinsèquement, comme dans la connais­
sance du second genre. Mais quelle est cette essence ? Est-ce l’essence
universelle ou spécifique des choses singulières, est-ce l’essence sin­
gulière des choses singulières ? C’est ce qui n’est pas précisé En
tout cas, on verra que, malgré les considérations nouvelles auxquelles
donne lieu le Livre V relativement aux essences, celui-ci n’ajoute
rien à la D éfinition même que le Livre II apporte de la connais­
sance du troisième genre. Il se contente de s’y référer dans ses démons­
trations, sans jamais lui en substituer une autre ou essayer de la
préciser (cf. V, dém. des Prop. 10, 25, 31, du Scolie de la Prop. 36) ”

29. Ibid., Ap., p. 227, Geb., II, p. 128, 1. 13-19. — D'où la manière diffé­
rente de présenter la connaissance du troisième genre dans le Scol. 2 de la
Prop. 40 et dans le Scol. de la Prop. 47. Dans le Scol. 2 de la Prop. 40, il
s'agit de définir ce qu'est en soi ce genre de connaissance : « Ce genre de
connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attri­
buts de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses ; dans le
Scol. de la Prop. 47, il s'agit d'établir qu'on a prouvé qu'un tel genre de
connaissance est possible pour nous : c Puisque... etc., il s'ensuit que nous
pouvons... etc. ». — Quant à l'utilité et à l'excellence de ce genre de connais­
sance, elles seront expressément soulignées à la fin du Scol. de la Prop. 36
du Livre V.
30. Cf. supra, § 1, p. 416 et la note 1.
31. Sur ce problème, cf. infra, chap. XVI, § XI.
32. Cf. infra, chap. XV, § II, p. 437 sub fin,
430 DB LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L'ÂME

B) L’objection porte sur cette affirmation hardie que « l'essence


infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous > 33 Pour si
solidement qu’elle ait été établie, il n’en reste pas moins, en effet,
que l’expérience semble enseigner le contraire. N ’y a-t-il pas des
hommes qui nient Dieu ? N e se contredisent-ils pas sur sa défini­
tion ?
Certes, le désaccord des hommes sur Dieu est patent. Toutefois, il
porte, non sur son idée, qui est présente en tous, mais sur les fictions
qu’ils en forgent 33 En effet, ils n'ont pas de Dieu une connaissance
aussi claire que des notions communes, car ils ne peuvent l’imaginer
comme ils imaginent les corps et leurs propriétés 33 Le nom de Dieu,
qui doit s’appliquer à son concept pur, ils le joignent aux images de
choses qu’ils ont accoutumé de voir, ce qui est à peu près inévitable,
puisqu’ils sont continuellement affectés par les corps extérieurs. De
ce fait, ils appliquent à Dieu, par la grâce du nom dont ils le dési­
gnent, des images qui lui répugnent. Ainsi, ils travestissent son
idée, et, croyant parler de lui, ils parlent en réalité de tout autre
chose. D e là naissent une multitude de définitions fausses, variant
selon les images que fait prédominer dans tel ou tel homme la
complexion particulière de son Corps 33 D ieu est alors conçu, tantôt
comme despote tout-puissant, tantôt comme gouverneur avisé, tantôt
comme créateur, tantôt comme démiurge, tantôt comme sage réali­
sateur de fins, tantôt comme agité de toutes les passions humaines,
etc. 33 Q u’on vienne maintenant à démontrer que ces définitions sont
absurdes, — or elles le sont toutes, — et l’on croira avoir démontré
que l’idée même de Dieu est absurde et qu’il n’existe pas. Cependant,
quand les hommes se battent sur ces définitions, ils se battent, non,
comme ils le croient, sur l'idée de Dieu, mais seulement sur des
images arbitrairement jointes au nom de Dieu.
Au surplus, c’est là le cas de toutes les idées adéquates, car, étant
contenues dans l’idée de Dieu, elles sont, autant que celle-ci, éternel­
lement vraies en tous les hommes, soustraites en soi à l’erreur et à
la controverse. Si elles semblent y donner lieu, c’est qu’on les confond 34567

33. Scot., Prop. 47, sub init., Geb., II, p. 126, 1. 12.
34. Cf. De int. emend, Ap., 1, § ^XXIV, pp. 246-247, et addition n° 3,
Geb., Il, p. 20, 1. 11-12, add. t.
35. D'où l'on voit encore que Dieu n'est pas une notion commune, et que
ce que Spinoza désigne par là n'est, dans X’Ethique, rien d'autre que les notion»
des propriétés appartenant aux corps (cf. Ap., p. 228, Geb., II, p. 128, 1. 19­
33). C'est d'ailleurs à partir de ces propriétés que ces notions ont été déduites,
cf. supra, chap. XI, §§ iii-iv, pp. 326 sqq., et chap. XIII, § vbls, b, p. 410.
36. Cf. Eth., 11, Scot. 1 de la Prop. 40, Ap., p. 210 ; Scol. de la Prop. 18,
Ap., pp. 174-175.
37. Cf. Eth., 1, Appendice, Scot. 2 de la Prop. 8, Scol. (sub init.) de la
Prop. 15.
LA SCIENCE INTUITIVE 431

avec des images auxquelles elles ne se rapportent pas. C’est pourquoi


« la plupart des erreurs » 3839401 sont des erreurs de mots. Par inadver­
tance, nous subsumons sous un mot une tout autre idée que celle que
normalement ce mot signifie, et nous croyons à tort que celle-ci pos­
sède les propriétés que nous percevons dans celle-là, qui est la seule
en fait à occuper notre esprit. Ainsi, quand les hommes se trompent
dans un calcul, ils ont dans la pensée d’autres nombres que ceux qu’ils
ont sur le papier et qu’ils perçoivent par leur imagination 38^ Leur
pensée ne commet donc aucune erreur. Si nous croyons le contraire,
c’est que nous sommes persuadés qu’ils pensent effectivement ces
nombres, alors qu’il n’en est rien et qu’ils en pensent d’autres ^
Sans doute, bien que comparables, le ^ de l’idée de Dieu et
celui de l’idée mathématique ne sont-ils pas identiques, car celle-ci
peut s’imaginer, alors que celle-là ne le peut pas L’erreur en
mathématique ne vient donc pas de ce que, comme lorsqu’on se
trompe sur Dieu, on tente de représenter l’idée par l’image ; elle
vient de ce qu’on la rapporte à une image qui représente une autre
idée. Cette différence, toutefois, ne change rien à l’essentiel : ici
comme là, l’erreur ne réside pas dans l’entendement. Mais, l’homme
désignant les vérités de l’entendement avec des mots venus de l’ima­
gination, un quiproquo devient possible, car l’imagination, qui ne
pense pas, peut désigner des vérités éternelles, que notre âme pense
actuellement, par des mots qui, selon l’usage reçu, servent couramment
à désigner d’autres vérités, qu’actuellement elle ne pense pas (par
exemple, le m ot cercle peut être appliqué à la définition d’une cer­
taine figure dont les propriétés ne sont pas celles de la figure
communément désignée par ce mot). Ce quiproquo, dont l’imagina­
tion est seule responsable, et qui n’enveloppe nulle confusion pour
la pensée même, a fait croire cependant à la plupart que la confusion
se produit bien entre les idées, et que l’entendement pur (par exem­
ple la pensée mathématique) serait capable d’errer. Méprise dirimante
qui conduirait à affirmer que l’entendement peut renfermer des idées

38. « La plupart », car l'imagination est la cause générale des erreurs et


les mots ne sont qu'une partie de l'imagination, cf. De int. emend., Ap. I,
§ xlvii, p. 267, Geb., II, p. 33, 1. 8 .
39. Cf. Eth., II, Prop. 47, Scol., p. 228. — « L'erreur consiste ainsi à peu
prêts à réver les yeux ouverts », De int. emend., Ap., I, § XL, p. 255, Geb., II,
p. 25, 1. 27-28.
40. L'imagination n'est pas l'intellection. D'où « les grandes erreurs aux­
quelles sont exposés ceux qui n'ont distingué très exactement entre l’ima­
gination et l'intellection », De int. emend., Ap., 1, § XLVI, p. 266, Geb.,
II, pp. 32-33. D’où la nécessité de distinguer toutes les idées que nous tirons
de l'entendement pur (ex intellectu puro) de celles que nous formons par
l'imagination, ibid, Ap., I, § x u x , note l, p. 268, Geb., II, p. 33, note 2.
41. Eth, II, Scol. de la Prop. 47, Geb., I i , p. 128, 1. 20-21, Lettre LVI, à
Hugo Boxel, Ap., III, p. 309, Geb., IV, p. 2 6 1 , 1. 7-11.
432 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

inadéquates et que la puissance native du vrai peut produire spon­


tanément le faux.
Aussi la vérité interne des idées éternellement présentes dans
notre intellect n’est-elle en elle-même nullement blessée lorsque
l’imagination, pour les désigner, leur applique les mots de travers 42 :
qui entend quelqu’un crier que sa maison s’est envolée sur la poule
du voisin ne l’estimera pas dans l’erreur, car sa ponsée est assez
claire. D ’où cette conclusion paradoxale, évoquant Euthydème et
Antisthène : « En réalité, tandis [...} [que les hommes} se contre­
disent le plus, ils pensent la même chose ou pensent à des choses dif­
férentes, de sorte que ce qu’on croit être une erreur ou une obscu­
rité en autrui n’en est pas une » 42 En effet, ou bien ils donnent le
même nom à des choses différentes : par exemple, qui prétend que
dans le cercle les lignes menées du centre à la circonférence sont iné­
gales désigne par le nom de cercle autre chose que ceux qui affirment
qu’elles sont égales ; ou bien ils emploient des mots différents, alors
qu’ils pensent la même chose, par exemple en appliquant à Dieu,
dont l’idée est la même en tous, des définitions nominales discor­
dantes. Dans ce dernier cas, moins attentifs à l’idée qu’au mot, —
lequel est ici le plus abstrait des termes transcendantaux (à savoir
l’Etre), c’est-à-dire la plus confuse des images 42, — ils tentent d’expli­
citer sa signification vague par des représentations imaginatives
diverses, dont la disparité cache l’identité, en eux tous, de l’idée
conçue par leur entendement.
Enfin, ajouterons-nous, il est évident que si les hommes n’avaient
pas tous en eux l’idée de Dieu et des essences éternelles qui s’y
trouvent incluses, ils ne tenteraient pas de les désigner, même avec
des mots appliqués de travers. C’est là l’équivalent du : « Tu ne
me chercherais pas si tu ne m ’avais trouvé ». C’est pourquoi, une
fois écartées les images qui l’éclipsent, la lum ière de Dieu éclate irré­
sistiblement en chacun. Ce qui confirme que l’idée de Dieu, étant
la plus adéquate de toutes les idées, est aussi la plus certaine. N e
suffit-il pas, en effet, de la concevoir pour savoir par là même que
son objet existe 45 ? « Autre est penser une chose en pensant seule­
ment le m ot qui la signifie, autre est la ponser en comprenant son
essence », disait saint Anselme. C’est pourquoi : « Personne, compte-4235

42. « Les mots [...) sont des signes des choses telles qu’elles sont dans l’ima­
gination et non telles qu'elles sont dans l’entendement ». Ils peuvent donc
s'assembler selon les lois du corps [association), et non selon les pensées de
l'entendement, De int. emend., Ap., I, § XLVII, p. 267. C'est pourquoi
nous pouvons exprimer en paroles n’importe quoi, ibid., § ^XXVII, p. 250.
43. Prop. 47, Scol., sub fin., Geb., II, p. 129, 1. 4-6.
44. Prop. 40, Scol. 1.
45. Cf. Eth., I, Scol. 2 de la Prop. 8.
LA SCIENCB INTUITIVE 433

nant ce qu’est Dieu, ne peut penser que Dieu n’est pas, bien qu’U
puisse dire ces mots dans son cœur > “

§ XIII. — Est-ce à dire, comme le voulaient Euthydème et


Antisthène, que la contradiction et l’erreur soient absolument impos­
sibles ? N on point. Elles sont seulement exclues de tout entendement.
Ce qui va de soi, puisque l’entendement, ne renfermant que des idées
adéquates, s’identifie avec le vrai : « Verum sive intellectus » "
Quand on affirme qu’il n’y a pas d’erreur ou d’obscurité en autrui »,
on veut donc dire seulement dans l'entendement d’autrui“, car nous
savons pertinem m ent qu’elle règne dans la plupart des hommes, intro­
duite en eux par l’imagination, qui leur fait prendre les idées des
affections du Corps pour les vraies idées des choses.
D e plus, si un rapprochement s’impose entre la doctrine de Spinoza
et celle d’Euthydème ou d’Antisthène, on doit observer que ces dpo-
trines n’ont ni le même sens, ni la même portée. Selon Euthydème
(d’après le dialogue platonicien de ce nom), trois cas peuvent se
présenter : ou les discours •de deux interlocuteurs portent l’un et
l’autre sur la chose, — et sur la chose teUe qu’elle est, car il est
impossible de parler de la chose telle qu’elle n’est pas, — alors ils
sont vrais l’un et l’autre et ne peuvent se contredire ; ou bien ni
l’un ni l’autre ne porte sur elle, et ils ne se contredisent pas non
plus, puisqu’ils portent sur des choses différentes ; ou bien l’un porte
sur la chose et l’autre, portant sur une autre, ne parle pas de celle
qui ' est en question ; là encore la contradiction est impossible, car,
sans parler, comment contredire celui qui parle 4678950? Le nœud de
l’argumentation, c’est que le faux, étant non-être, ne peut être exprimé,
de sorte que tout ce qui est exprimé porte sur l’être. En conséquence
de quoi, tout discours, portant nécessairement sur l’être, est vrai et
ne peut contredire un autre discours, puisque seul le faux contredit
le vrai 59 Cette argumentation, marquée au sceau de la sophistique,
consiste à passer des propriétés grammaticales des mots à leurs pro­
priétés logiques, et de là à leur sens métaphysique : le mot ëoxiv
figurant dans toute proposition, on en conclut que toutes les propo­
sitions expriment l’être et que leur contradiction apparente vient de
ce qu’elles expriment des êtres différents. En vertu d’une confusion

46. St. Anselme, Proslogion, c. 4 [mots soulignés par nous).


47. < Pourvu qu’il sache ce qu’est le vrai, c’est-à-dire (sive) l’entendement »,
De int. emend., Ap., I, § XL, p. 257, Geb., II, p. 26, 1. 14.
48. « Si ipsorum Mentem spectes, non errant sane », Eth., II, Prop. 47,
Scol., Geb., II, p. 128, 1. 29-30. — Mentem a ici le sens d'intellect pur, de
partie éternelle de l’entendement divin.
49. Platon, Euthydème, pp. 285 e, 286 b.
50. Platon, ibid, p. 285 e.
434 DB LA NATURE E T DB L’ORIGINE DE L’ÂME

analogue, Antisthène professait, lui aussi, que la contradiction et


l’erreur sont impossibles *\
Spinoza réduit à deux les trois cas envisagés par Euthydème : ou
bien les hommes disent des mots différents en pensant les mêmes
choses, ou bien ils pensent des choses différentes en disant les mêmes
mots : donc, si l'on considère leurs pensées, ils ne se contre­
disent jamais. On retrouve là le postulat d’Euthydème : tout est
vrai, donc rien n’est faux et rien ne peut contredire à rien. Mais,
sous cette analogie, la différence est profonde. D'abord, on l'a vu, ce
postulat n’a plus la portée absolue que lui conférait Euthydème. Il
ne vaut que pour l'entendement, où tout est vrai, puisque toutes les
idées, s’y trouvant adéquates, embrassent l’intégralité de l’être et
excluent tout non-être. Mais, chassé de l’entendement, le faux se
retrouve dans l’imagination, qui, p ar la mutilation des idées adéquates,
introduit le non-être et est ainsi cause de la fausseté, puisque le faux
est au vrai comme le néant est à l'être 55 De plus, loin qu’il soit,
comme chez le sophiste, le support de l'être, le mot, en tant qu’inadé­
quat et imaginatif, est en quelque sorte le support du non-être, si
bien qu'au lieu d'emporter nécessairement la vérité de ce qu'il
exprime, il est le véhicule de l'erreur 55 Il y a donc dans l'homme,
de par la présence simultanée en lui de l'imagination et de l'entende­
ment, présence simultanée du faux et du vrai. Mais il n’y a jamais
contradiction ou erreur dans la pensée pure 55
Sur ce point, Spinoza s’oppose à Platon, qui, dans le Théetète,
affirmant la possibilité du faux dans la pensée pure, explique l'erreur
concernant les nombres par la confusion des idées entre elles, et
non par la confusion d'une idée avec une sensation qui ne lui
convient pas 5551234

51. Aristote, Top., 1, 11, 104 b, 20, Métaph., A, § XXIX, p. 1024 b, l. 30­
35. — Cf. le traité d’Antisthène : nept tôu eïvai chnXÉyew, mentionné
par Diogène Laërce, dans : Vitae et placita philosopho-rum, III, art. Platon,
35, IX, art. Pythagore, 542.
52. Cf. supra, chap. X, § VI, p. 306.
53. En ce sens, Spinoza accepte la proposition de Hobbes : « Verum et
falsum in oratione, non in rebus esse », De corpore, I, chap. III, § VIII, p. 32 ;
comp. Cogit. Met., I, c. VI : « Verum et falsum (...} denominationes extrin-
tecas esse, neque rebus tribui, nisi rhetorice », Geb., I, p. 246, 1. 15-18,
Ap., I, p. 448. La traduction d’Appuhn : « en vue d‘un effet oratoire > est
fautive. La traduction correcte est « sinon dans le discours ».
54. « (...} les idées claires et distinctes ne peuvent jamais être fausses »,
De int. emend., Ap., I, § XL, p. 256, Geb., II, p. 26 n, 1. 9-10.
55. Platon, Théetète, 195 e-196 c. Cf. aussi Sophiste, 260 a-264 b.
CHAPITRE XV

LA S C IE N C E IN T U IT IV E (s u ite )

II. — Perspectives sur la connaissance du troisième genre


dans le Deuxième et dans le Cinquième Livre de l'Ethique

S 1. — Ainsi qu’on vient de le voir, le Livre II a déduit l’idée adé­


quate de l’attribut de Dieu comme étant, nécessairement et constitu­
tionnellement, enveloppée par toute âme, de par la définition de
l’âme comme idée d’un corps existant en acte (Prop. 45-46). Il a
établi aussi que l’Ame humaine a en elle cette idée à partir des idées
imaginatives qu’elle a des affections de son Corps (dém. de la
Prop. 47). D ’autre part, la démonstration de la Proposition 45 a posé
cette idée comme idée de l’attribut cause interne de l'existence en
acte du Corps singulier dont l’Ame existante est l’idée. Enfin, cette
idée de l’attribut a été conçue comme fondement de la connaissance
du troisième genre (cf. Scot. de la Prop. 47).
Cependant, la connaissance du troisième genre a été définie dans
le Scolie 2 de la Proposition 40, auquel renvoie le Scolie de la
Prop. 47, comme connaissance génétique de l’essence des choses,
alors que l’idée adéquate de l’attribut de Dieu a été posée co^m e
enveloppée dans l’Ame, par la démonstration de la Proposition 45,
non en tant que l’attribut est cause de l’essence des choses, mais en
tant qu’il est cause de leur existence. Est-ce à dire que l’idée de
l’attribut ne puisse pas encore ici être définitivement établie comme
le fondement d’où l’Ame pourra déduire l’essence des choses et
qu’elle ne pourra l’être tout à fait que dans le Livre V, lorsque l’attri­
but sera expressément considéré, non simplement comme cause de
l’existence, mais comme cause de l’essence (cf. V, début de la démons­
tration de la Proposition 22) ? Rien n’est moins vrai, car U a été
dit que « l’idée de la chose singulière existant en acte enveloppe
nécessairement tant lessence que l’existence de la chose elle-même >.
Donc l’idée de la cause enveloppée dans l’idée de cette chose est
l’idée de la cause de son essence tout autant que l’idée de la cause de
son existence.S

S Il. — En quoi le Livre V complète-t-il la théorie de la Science


Intuitive déduite dans le Livre II ?
436 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

N ’ayant d'autre point de départ que la donnée empirique, et


concevant l’Ame à partir de la connaissance imaginative, c’est-à-dire
de l’Axiom e 4, support de la Proposition 13, selon laqueUe « nous
avons les idées des affections du Corps » ', le Livre II, définissant
l’Ame « seulement » comme idée d’un Corps existant en acte, a pu,
certes, démontrer que, ayant des idées de choses singulières enve­
loppant la connaissance adéquate de Dieu, l’Ame a l’idée adéquate de
Dieu et doit pouvoir en déduire l’essence des choses et ainsi connaî­
tre celles-ci par le troisième genre de connaissance, c’est-à-dire sub
specie aeternitatis. Mais comment une Ame définie comme idée d’un
Corps existant en acte dans la durée peut-elle concevoir les choses
sous l’aspect de l’éternité, alors que « l’éternité ne peut s’expliquer
par la durée » * ?
C’est ce dont le Livre II, situé sur le plan de l’existence dans la
durée, ne peut rendre compte. En effet, étant donné que la nature
d’une connaissance est corrélative de la nature de la chose connue,
la connaissance des choses éternelles comme choses éternelles doit
être elle-même éternelle 3 Il y a donc dans l’Ame une connaissance
éternelle corrélative de ce qu’elle connaît comme éternel. Mais
comment une connaissance éternelle, donc impérissable, pourrait-
elle être dans une Ame périssable, c’est-à-dire définie comme étant
« seulement » connaissance ou idée d’un Corps périssable, puisque
ce Corps n’existe que dans la durée ? N ’est-il pas évident que
« l’Ame en tant qu’elle conçoit l’existence présente de son Corps n’a
pas le pouvoir de concevoir les choses sous l’aspect de l’éternité » 4 ?
Cependant, nous savons par le Livre II que l’Ame a ce pouvoir,
puisque (Il, Coroll. 2 de la Prop. 44 et Scot.) elle peut connaître les
choses par le troisième genre de connaissance. Il y a donc là un
problème.
Ce problème serait résolu si l’on établissait qu’il y a une Ame éter­
nelle où se situeraient toutes les connaissances éternelles propres à
l’entendement. Mais une telle Ame ne saurait être définie, à la
façon du Livre II, comme étant seulement l’idée d’un Corps existant
en acte. Elle devrait être conçue, à la façon du Livre V, comme étant
llldée éternelle de l’essence éternelle d’un Corps singulier 5 Ainsi,
l’Ame comporterait deux parties, l’une, imaginative, qui est périssa­
ble, l’autre, intellectuelle, qui est éternelle 6 Il en résulterait que
« le pouvoir de concevoir les choses sous l’aspect de l’éternité n’ap-

1. Cf. supra, chap. Il, §§ V-VI, pp. 34 sqq.


2. Eth., V, dém. de la Prop. 29.
3. Eth., Il, Coroll. de la Prop. 8, et V, Scol. de la Prop. 29.
4. Eth., V, dém. de la Prop. 29.
5. Eth., V, Prop. 22 et 23.
6. Eth, V, Prop. 31 et Scol., Prop. 39, Prop. 40, Coroll. çt Sçol, ^
Cf. supra, chap. V, § X, pp. 118 sqq.
LA SCIENCE INTUITIVE 437

partient pas à l’Ame si ce n’est en tant qu’elle conçoit l’essence de


son Corps sous l'aspect de l’éternité » • Par là il est mis en évidence
que la connaissance du troisième genre — et aussi ceUe du deuxième
— requiert une condition supérieure de possibilité qui échappe au
Livre II, lequel ne conçoit l’Ame que comme l’idée d’un Corps existant
en acte, car « l’éternité de l'Ame, comme le précise Spinoza, n’est
connue que dans la V- Partie » 8
Finalement, trois conditions seraient donc requises pour que l’Ame
accède à la connaissance de l'essence éternelle de Dieu : 1° que
toute idée enveloppe l’essence de Dieu (Il, Prop. 45) et la connais­
sance adéquate de cette essence (Prop. 46) ; 2° que l’Ame ait en elle
ces idées qui enveloppent l’idée adéquate de l'essence de Dieu
(Prop. 47) ; 3° que l'Ame conçoive l'essence de son Corps sous
l’aspect de l’éternité (V, Prop. 29).
Remarque. — On observera que le problème de la présence d’une
connaissance éternelle dans une Ame périssable a été résolu dans
certaines doctrines autrement que dans !Ethique. Ainsi les Averroïstes
considèrent que les âmes individuelles, quoique n'étant pas éter­
nelles, peuvent accéder à la connaissance éternelle par leur partici­
pation à l’intelligence éternelle de Dieu, laquelle subsiste après leur
évanouissement. C'est là, on l’a vu, une conception que Spinoza a
pu soutenir à un moment donné, c’est-à-dire à l’époque du Court
Traité 9 Dans une autre perspective, Malebranche, concevant l'Ame
co ^ m e immortelle, mais non comme éternelle, explique que, bien
qu’elle ne soit qu’une substance finie, « informe », et obscure, elle
a la connaissance lumineuse de l'infini et de l'éternel par son contact
avec le Verbe infini et éternel de Dieu. Deux solutions analogues
en ce que ce qui est éternel dans l’Ame ne lui appartient pas, mais
appartient à Dieu seul.
Quoi qu’il en soit, le Livre V complète par une doctrine importante
la théorie de la Science Intuitive telle que la déduit le Livre II.
Toutefois, il n’ajoute rien à la définition que celui-ci donne de cette
Science.
Le Livre II se préoccupe seulement de déterminer comment l’Ame,
idée d’un Corps existant en acte, connaît les choses intuitivement, et
la découverte que l'Ame est éternelle et cause formelle de la connais­
sance du troisième genre est rendue possible, dans le Livre V, par
la mise en œuvre de cette connaissance même. Si donc on peut
soutenir que le concept de la connaissance du troisième genre se
trouve enrichi par cette découverte, on doit convenir que celle-ci,789

7. Eth., V, dém. de la Prop. 29.


8. Ibid., dém. de la Prop. 41, Ap., p. 656, Geb., II, p. 306, 1. 34,
p. 307, 1. 1.
9. Court Traité, II, chap. ^ X , add. 3, 8°, chap. XXII, §§ Iv-Vn,
chap. ^X III, cf. supra, chap. IV, § XXIX, p. 98.
438 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

loin d'ajouter quoi que ce soit à sa définition, ne fait au contraire


que la présupposer.

§ III. — Toutefois, si l'on examine de plus près les démonstra­


tions des Propositions 45, 46, 47, et particulièrement le Scolie de
la Proposition 45 ", qui en précise sans ambiguïté la signification
profonde, il semble bien que le Livre Il, tout en laissant de côté
l’essence éternelle de l’Ame, nous fasse déjà toucher du doigt la
racine éternelle de son existence, racine que le Livre V nous fera
connaître expressément comme étant son essence éterneUe.
En effet, connaissant par sa cause prochaine en son genre l’exis­
tence en acte du Corps singulier dont elle est l’idée, l’Ame aperçoit en
fait cette existence — et corrélativement la sienne propre — dans
sa procession nécessaire à partir de Dieu. De ce chef, elle la saisit :
1° du dedans, dans son principe, et non comme un donné explicable
par le dehors ; 2° immédiatement, comme posée directement en Dieu
et par Dieu, et non médiatement comme conditionnée par la série
des causes externes finies qui, pouvant la faire surgir aujourd’hui et
disparaître demain, déterminent la longueur de sa durée ; 3° intui­
tivement, dans la force singulière dont elle procède ; force qui est :
a) indépendante en soi, puisque ses effets seuls, et non elle-même,
dépendent des causes extérieures ; b) capable en droit d'une expan­
sion indéfinie, puisque, produisant toujours d’elle-même tous ses
effets si rien du dehors ne l’en empêche, elle n’a en elle rien qui
limite sa tendance vers l’existence 10112; c) interne, puisque, étant la
force de Dieu, elle procède entièrement de soi avec une absolute
spontanéité : d) immuable, puisqu’elle subsiste sans changement,
quelles que soient les vicissitudes de ses effets ; e) indépendante de
la durée conçue comme quantité de l’existence de la chose, ou lon­
gueur de l’effet, puisque celle-ci, en tant que déterminée entière­
ment du dehors par les causes extérieures, est tout à fait contingente
par rapport à cette force immuable, qui, produisant du dedans
l’existence, subsiste avant elle comme après elle ; /) donc, en elle-
même, éternelle de par la nécessité éternelle de la nature de Dieu.
Or, cette force, ou puissance singulière d'exister du Corps, n'est en
fait rien d’autre précisément que l’essence singulière éternelle de
ce Corps : « La puissance ou l’effort par lequel [... une chose quel­
conque] s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de
l’essence même, donnée ou actuelle, de la chose > " Bien que cette
essence soit posée ici seulement comme donnée, actuelle, non comme

10. Dont il convient de rapprocher les démonstrations des Propositiom 29


et 31 du Livre V.
11. Eth., III, Prop. 6, 7, S.
12. Eth, Ill, Prop. 7, dém. (sub fin.), Ap., p. 271, Geb., II, p. 146,
1. 28-30.
LA SCIENCE INNTIJITIVB 439

éternelle, et que son éternité ne doive être établie que dans le Livre V,
elle a néanmoins, en réalité, tous les caractères de l’essence éternelle.
Puisque, en effet, contrairement à l’existence en acte, elle ne dépend
pas de la chaîne des causes finies, mais de Dieu seul qui en est
la cause absolue, elle échappe à la temporalité et s’annonce par là
comme éternelle. Car, concevoir que le Corps existe et dure en vertu
d’une force interne exprimant directement la puissance éternelle
de Dieu (cf. Scol. de la Prop. 45), c’est en fait « expliquer sa durée
par l’éternité » ls, et, de ce chef, concevoir son essence éternelle,
puisque tout ce que l’Ame connaît sous l’aspect de l’éternité, elle le
connaît, non « en tant qu’elle conçoit l’existence présente de son
Corps », mais « en tant qu’elle conçoit l’essence de son Corps sous
l’aspect de l’éternité » “
Toutefois, aucune de ces implications n’est déduite dans le Livre Il.
Ce qui le sépare essentiellement du Livre V, c’est que, tout en perçant
jusqu’à la racine éternelle de l’existence du Corps, il ne saisit cette
racine que dans la nécessité éternelle de Dieu, alors que le Livre V
la saisira en même temps et avant tout dans l’éternité de l’essence
du Corps, essence qui enveloppe son effort vers l’existence. Bref,
dans le Livre V, la nécessité éternelle d’où relève l’existence du
Corps s’exprime à l’intérieur de l’essence éternelle du Corps, cette
essence étant le principe éternel de la force propre qui ne cesse
-le tendre à le poser dans l’existence, et, corrélativement, ll en va
de même pour l’Ame.

§ IV. — Mais on peut encore, à partir des Propositions 45, 46 et


47 du Livre II, entrevoir déjà certaines autres thèses qui ne seront
fondées que dans le Livre V, et que celui-ci déduira expressément
par les voies qui lui sont propres.
Ce qui fonde l’adéquation de la connaissance de l’essence éternelle
de Dieu en toute Ame, c’est que (cf. Prop. 46) « ce qui donne cette
connaissance », à savoir cette essence éternelle elle-même, est pareille­
ment dans la partie et dans le tout ; car, de ce fait, l’idée de cette
essence est adéquate dans l’idée de la partie c o ^m e dans celle du
tout, et, par conséquent, dans chaque idée de chose singulière. Mais,
si cette essence est pareillement dans la partie et dans le tout, c’est
parce qu’elle est pareillement enveloppée comme cause dans la partie
et dans le tout. Le nervus probandi est donc la causalité de l’essence
éternelle de Dieu.. Il résulte de là que l’Ame connaît cette essence
co^m e cause interne tant de toutes choses que d’elle-même. Enfin,134

13. L'éternité ne peut s'expliquer par la durée, ^ i s la durée par l'éter­


nité, cf. Eth., V, Prop. 29, Ap., p. 634, Geb., Il, p. 298, 1. 19-20 ; Eth., I,
Définition 8, Ap., p. 23, Geb., II, p. 46, 1. 13-19 ; Lettre XlI, à Louis Meyer,
Ap., III, p. 153, Geb., IV, p. 56, 1. 35, p. 58, 1. 1-3.
14. Eth., V, Prop. 29 et Scolie.
440 DE LA NA11JRE ET DE L ’ORIGINB DE L'ÂME

comme l’idée de cette essence est adéquate dans l’Ame, c’est-à-dire


produite par Dieu en tant seulement qu’il constitue l’Ame, l’idée de
cette essence s’explique intégralement par la- seule essence de l’Ame 1!\
Ainsi l’Ame pourra, sans aucune médiation, reconnaître, au plus
profond d’elle-même, Dieu comme cause prochaine, suffisante et
totale, et par là même voir immédiatement de quelle façon elle
dépend éternellement de lui. C’est ce que démontrera à sa manière
le Livre V (cf. V, Scot. de la Prop. 36).
Comme par cette vision immédiate, où elle est souverainement
active 51678, notre Ame est « affectée » de façon sui generis 1T, on pourrait
déjà dire que, par là, elle « expérimente, [...} sent » 18 en elle de
quelle façon elle suit de la nature divine. Expérience ou sentiment
qui, comme la joie et l’amour qui l’accompagnent, n’a rien d’affectif,
mais est purement intellctuel, car l’Ame, étant ici entendement pur,
est entièrement dégagée de toute imagination. Le term e d'expérience
marque seulement cette jouissance de l’éternité même que confère
l’immédiateté de la connaissance intuitive, et qu’exclut la médiateté de
cette connaissance discursive dont la Raison est l’organe. Semblable­
ment, dans le De intellectus emendatione, il était dit que la certitude
d’une idée vraie n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même,
c’est-à-dire la façon dont nous sentons l’essence formelle : modus
quo sentimus essentiam formalem est ipsa certitudo.
La comparaison avec la connaissance intuitive de la quatrième pro­
portionnelle apparaît alors comme des plus claires : la « conclusion »,
c’est-à-dire le nombre 6, a p u être intuitivement aperçue dans le
rapport des deux premiers nombres de la série 1, 2, 3, parce que la
cause ou la raison de ce nombre, à savoir le rapport du simple au
double, est entièrement contenue dans la vision des deux premiers.
D e même, la raison de l’Ame, l’idée de la cause qui l’explique, ou idée
de Dieu, étant entièrement contenue en tant qu’idée adéquate dans
cette Ame, il suffit à l’Ame de se saisir en elle-même pour y
percevoir Dieu comme la cause éternelle de son existence et comme
la raison de sa pleine intelligibilité. Cette « conclusion » est ici
aussi immédiatement aperçue en elle que l’est le nombre 6 dans la
simple vue, à l’intérieur de la perception de 1 et de 2, du rapport
du simple au double qui s’y trouve contenu.

15. Ou que, la cause de cette idée étant tout entière dans l'Ame, l'Ame en
est « la cause adéquate », cf. Eth., III, Déf. 1.
16. Cf. Eth., V, Prop. 36, dém., Ap., pp. 644-645, Geb., Il, p. 302,
1. 16-22.
17. Ibid., Scol. de la Prop. 36, Ap., p. 647, Geb., II, p. 303, 1. 23-24.
18. Ibid, Scol. de la Prop. 23, Ap., p. 628, Geb., II, p. 296, 1. 4. Dans
ce Scolie, ces expressions désignent le sentiment que l'Ame a de l'éternité
tant de l'essence singulière de son Corps que de sa propre essence singulière.
LA SCIENCE INTUITIVE 441

§ V. — On voit, enfin, déjà par là comment dans le Livre V l'Ame


pourra être déduite comme cause adéquate et formelle 19 de la
connaissance du troisième genre.
En effet, l’Ame, en concevant les choses sous l’aspect de l’éternité,
les conçoit comme existant (involvunt existentiam) en vertu de
l’essence de Dieu. En conséquence, l’Ame a la connaissance de Dieu,
sait qu’elle est en Dieu et se conçoit par Dieu, en tant qu’elle se
connaît et connaît le Corps sous l’aspect de l’éternité (V, Prop. 30).
Mais l’Ame n e connaît rien sous l’aspect de l’éternité, si ce n’est
en tant qu’elle est éternelle (V, Prop. 29). Puis donc (V, Prop. 30)
que connaître sous l’aspect de l’éternité, c’est avoir la connaissance
de Dieu, l’Ame a la connaissance de Dieu en tant qu’elle est éternelle,
et elle est apte à la connaissance du troisième genre puisque celle-ci
se déduit de la connaissance de Dieu. Donc (V, Prop. 31) l’Ame en
tant qu’elle est elle-même éternelle est cause adéquate, c’est-à-dire
formelle, de la connaissance du troisième genre.
Par là il est impliqué :
1 ° Que la connaissance du troisième genre, étant en soi éternelle
en toute Ame existant en acte, en tant que l’existence de l’Ame enve­
loppe son essence éternelle, cette connaissance est en acte au fond
de chaque Ame, qu’elle en ait ou non conscience. Elle est la lumière
immanente à toutes les Ames, mais que toutes n'aperçoivent pas.
2° Que, étant principe de la connaissance la plus parfaite, elle est,
de ce fait, principe de toute vraie connaissance. Elle est la lumière
qui rend possible dans l’Am e toutes les lumières.
3° Que, n’ayant d’autre cause formelle que l’Ame elle-même, elle
s’y réalise absolument par soi. Elle est la lumière qui dans l'Am e se
'manifeste elle-même : lux se ipsam patefacit (II, Scol. de la Prop. 43).
4° Que, par là même, elle n’est pas le résultat de la réflexion qui
la découvre et l’accomplit, mais la cause de cette réflexion et de son
accomplissement. Ainsi, elle ne devient pas et ne naît pas lorsque
nous l’apercevons. Mais, quand nous l’apercevons vraiment, nous
voyons qu’elle était en nous de toute éternité. Elle est la lumière éter­
nelle qui ne peut se manifester que comme éternelle.
C’est ce que ne peuvent apercevoir ceux qui, faute d’énergie intel­
lectuelle, ne conçoivent pas pleinement ce que la connaissance suprême
implique. Comme le progrès de la réflexion rend possible son appa­

19. < Formelle », c'est-à-dire réelle, ou essentielle, par opposition à acci­


dentelle (et non à < éminente » , — car on ne voit pas comment l'Ame
pourrait être, en l'occurrence, cause éminente, — ni non plus, cela va de
soi, à « objective », comme dans < réalité formelle > opposée à c réalité
objective ,,). — Adéquate, par opposition à inadéquate ou partielle, c’est-à-dire
entière et suffisante, cf. Eth., III, Dé/. 1.
442 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

rition dans leur conscience claire, ils sont tentés d'abord de voir dans
ce progrès, non simplement la condition qui lui permet de se mani­
fester, mais la cause qui la produit. D ’où un Gtrrepov 7pt o"t"épov par
quoi l’effet est pris pour la cause. Mais, dès que la lumière est
pleinement dévoilée, elle révèle son éternité, et par là même réduit
au néant d’une illusion tant la temporalité que le prétendu passage
temporel du temps à l’éternité. Le devenir de la connaissance, au
cours duquel l’Ame passe de la prim auté de la connaissance du
prem ier genre, qui l’aveugle, à la prim auté du troisième, qui l’éclaire,
n’est pas plus la cause de ce dernier que n’est cause de la lumière
l’acte de déchirer le voile qui nous la cache. Lorsqu’on dit que,
grâce aux efforts de notre réflexion, nous commençons à concevoir
les choses sous l’aspect de l’éternité, on use, certes, d’un langage
commode, mais contraire à la nature des choses. Car ce n’est pas
commencer à être éclairé que de commencer à s’apercevoir qu’on
l’était de toujours. D ’où un renversement du pour au contre, par
quoi le dernier résultat est posé comme prem ier commencement so.
Encore que le Livre II ne s’élève pas au plan de l’essence éternelle,
qui est celui du Livre V, sur le plan qui est le sien, c’est-à-dire
celui de l’existence en acte dans la durée, il s’accorde sur ces points
avec ce que le Livre V établira. En effet, puisque toute idée imagina­
tive enveloppe la connaissance adéquate de l’essence de Dieu, il se
trouve, sans qu’il soit fait appel à l’éternité de l’essence, que la
connaissance adéquate de Dieu est donnée à l’Ame dès son appa­
rition dans la durée. Ainsi, abstraction faite de la nature de l’Ame
comme essence éternelle, il résulte, de la nature de l’idée imaginative,
que l’Ame, en tant qu’eüe existe dans la durée, enveloppe toujours en
elle la connaissance du fondement de la connaissance du troisième
genre, comme il ressort du Scolie de la Proposition 47. C’est donc
d’une double façon qu’il est démontré que l’Ame existant dans la
durée n ’est jamais sans la connaissance de Dieu : à savoir, par la
nature de l’idée imaginative dans le Livre II, par la nature de l’Ame
comme idée éternelle de l’essence de son Corps dans le Livre V.

§ VI. — Si la connaissance du troisième genre, en tant qu’éternelle


et fondée dans l’essence éternelle de l’Ame, est étrangère à un progrès
temporel au cours duquel la réflexion la ferait naître en nous, il
n’en demeure pas moins que, originellement obnubilée par l’imagina­
tion et ses idées inadéquates, l’Ame existant en acte ne peut jouir
d’emblée de cette connaissance. C’est pourquoi, d’ailleurs, YEthique
nous propose, pour y parvenir, une « voie très ardue » (perardua).
Indubitablement donc l’Ame existante accomplit là un progrès. Cepen­
dant, il est également indubitable que la connaissance du troisième 20

20. Eth., V, Prop. 31, Scol.


LA SCIENCE INTUITIVE 443

genre, étant éternelle dans l’Ame, ne peut, à un moment donné,


résulter dans l’Ame d’un progrès et commencer d’être. Ces deux
évidences, étant également imprescriptibles, doivent se concilier.
Leur conciliation apparaît si l’on observe que ce progrès n ’est pas
une montée allant de la connaissance imaginative à la connaissance du
troisième genre, mais rien d'autre qu’un développement immanent de
cette dernière connaissance, développement intérieur à elle, par lequel
elle devient à un certain moment capable de subjuguer dans l’Ame
la connaissance imaginative. Ce qui commence alors dans l’Ame,
ce n’est pas la connaissance du troisième genre elle-même, c’est la
primauté de celle-ci sur la connaissance imaginative. Quant à la
connaissance imaginative, elle est incapable de tendre et de progresser
vers une connaissance supérieure à elle, car elle ne peut que « persé­
vérer dans son être >, c’est-à-dire dans ses idées inadéquates ” C’est
pourquoi « l’effort ou le Désir de connaître les choses par le troi­
sième genre de connaissance ne peut naître du premier genre de
connaissance, car les idées qui sont en nous claires et distinctes ne
peuvent provenir d’idées confuses et mutilées, mais d’idées adéquates,
c’est-à-dire du deuxième et du troisième genre de connaissance »
Le progrès par lequel l’Ame passe de la tutelle imaginative à la
primauté de l’entendement n ’est donc bien que le développement
immanent de la connaissance d’entendement à partir des idées adé­
quates fondamentales qui sont éternellement en elle, bref, un progrès
dans la force de l’entendement. Mais, pour l’Ame définie comme idée
d’un Corps existant en acte dans la durée, la force éternelle de
l’entendement est, dans sa manifestation, liée à la complexité du
Corps, en ce sens que le Corps doit être suffisamment complexe
pour que cette force éternelle puisse s’affirmer comme telle dans
l’Ame existant dans la durée. C’est pourquoi, alors que la connaissance
du troisième genre est éternelle en toute Ame en tant que l’Ame est
essence éternelle, la conscience de cette connaissance, dans l’Ame
existant en acte, se développe parallèlement à la perfection de son
Corps ”

§ VII. — Du progrès de la force de l’entendement, on doit dis­


tinguer, il va de soi, le progrès comme procès allant de l’essence de
l’attribut à l’essence des choses, progrès logique et nécessaire, qui,
allant du principe à la conséquence, perm et de saisir immédiatement
celle-ci dans celui-là. Ce procès éternel est enveloppé dans la nature
de l’idée de Dieu, laquelle comprend nécessairement l’infinité des
idées qui suivent de l’essence de Dieu (II, Prop. 3). Il existe pour213

21. Eth., III, Prop. 9.


22. Eth., V, Prop. 28.
23. Eth, V, Scol. de la Prop. 39.
444 DE LA NATIJRB ET DB L'ORIGINE DE L'ÂME

Dieu lui-même en tant que Dieu enchaîne ses idées selon la liaison
de la cause à l'effet. Il est identique en Dieu et dans l'essence
éternelle de l'Ame.
Mais Dieu voit l'effet dans la cause sans qu'il y ait de l’idée de la
cause à l'idée de l'effet aucune consécution temporelle, tandis que
l'Ame existant en acte parcourt dans le temps la chaîne qui relie l'une
à l'autre et, de ce chef, ne peut avoir conscience du procès éternel de la
connaissance du troisième genre qu'en le déployant dans la durée ;
et plus son entendement aura de force, plus elle poussera loin ce
déploiement, plus ainsi elle connaîtra de choses, plus elle aura de
perfection, etc. : « Plus haut chacun s'élève dans ce genre de connais­
sance, mieux il est conscient de lui-même et de Dieu, c'est-à-dire
plus il est parfait et possède la béatitude » (V, Scol. de la Prop. 31).
Toutefois, si le procès en soi éternel de la connaissance du troisième
genre prend nécessairement, dans la conscience de l'Ame existant
en acte, l'aspect d'un progrès temporel comportant en même temps
un progrès de la conscience, il n'est pour l'Ame même, malgré son
apparence, rien de temporel, car il est logique, nécessaire, éternel,
et l'Ame le voit comme tel par les yeux de son entendement, alors
qu'elle l'apercevrait comme effectivement temporel par les yeux de
son imagination.
Au contraire, le développement de la conscience qui, lié lui aussi
à l'accroissement des forces de l'entendement, rend possible la substi­
tution du règne de l'entendement au règne de l'imagination, s'effectue
réellement dans le temps et apparaît comme tel à l'Ame. Aussi
n'a-t-il rien de commun avec l'enchaînement interne et éternel des
idées à partir de Dieu, par quoi se définit le procès de la connais­
sance du troisième genre, et que l'Ame aperçoit dans l'éternité. D e
plus, cet enchaînement est un procès continu immanent qui va
d'idées adéquates à des idées adéquates, tandis que le progrès de la
conscience par lequel l'Ame s'élève dans le temps du règne de la
connaissance imaginative au règne de la connaissance intuitive se
présente à l'Ame comme comportant une solution de continuité.
En effet, puisque de la connaissance imaginative ne peut sortir que
le faux et non le vrai, puisque l'adéquat ne peut jamais sortir de
l'inadéquat, c'est en quelque sorte par un saut brusque que l'Ame
passe d'un règne à l'autre : lorsque son entendement est devenu
suffisamment fort, la lumière éternelle immanente à elle, mais qui
lui restait cachée, se dévoile soudain dans son éternité et étend alors
en elle, à l'infini, son rayonnement.

*
*

§ VIII. — La définition de la connaissance du troisième genre


(II, Scol. 2 de la Prop. 40) et la démonstration de l’immanence à
LA SCIENCE INTUITIVE 445

l'Ame du fondement de cette connaissance permettent au Livre V


de s'autoriser du parallélisme pour opérer un renversement du pour
au contre, impliquant pour l'Ame une mutation radicale. Désormais,
au lieu de se situer dans la connaissance de son Corps existant en
acte, elle se situera dans l'entendement de Dieu, comme étant de
lui une partie éternelle, s'efforçant de concevoir les choses, autant
que faire se peut, non plus au point de vue de la durée, par les idées
imaginatives, mais au point de vue de l'éternité, par les idées de
l'entendement *4 Elle n'expliquera plus ses idées par le dehors, mais
par le dedans. Elle saisira à l'intérieur de soi sa raison propre et
celle de toutes ses propriétés, à savoir Dieu même (l'attribut Pensée),
qui, tout entier en elle comme sa cause absolue, y introduit les idées
qu'elle perçoit, en tant seulement qu'il la constitue, et non en tant
qu'il constitue en outre une infinité d'autres âmes (cf. II, Coroll.
de la Prop. 11).
De par ce renversement de perspective, l'Ame sera alors, en tant
qu'entendement pur et dans les limites de sa définition : 1° adéqua­
tion absolue, puisque, tout lui étant intériorisé et rien n'étant plus
en elle justiciable de causes extérieures, elle comprend intégralement
en elle la totalité de sa cause et de la cause de ses idées, c'est-à-dire
l'infini ; 2° intellection absolue des choses qu'elle connaît, puisqu'elle
connaît leur cause entière et que « vere scire est scire per causas » ;
3° intellection absolue de la nature de Dieu 25, puisque cette cause
infinie qu'elle connaît vraiment, c'est Dieu ; 4° intellection absolue
d'elle-même, puisqu'elle comprend absolument toute sa cause ;
5° union absolue d'elle-même avec Dieu, puisque, par l'intellection
absolue de soi, sa conscience est effectivement remplie par l'idée de
sa cause immanente, Dieu, et qu'elle se perçoit comme procédant
immédiatement de cette cause. La présence éternelle du tout de la
cause (Dieu) dans la partie (dans l'Ame, partie de l’entendement
infini) émerge désormais dans la conscience claire de cette partie.
Ainsi, l'Ame s'étant entièrement pénétrée par sa réflexion, l'idée
s'étant pleinement accomplie co ^m e idée de l'idée, D ieu devient
aussi transparent pour l'Ame que l'Ame elle-même le devient pour
elle-même.245

24. C'est ce renversement qu'inaugure la Proposition 1, en substituant, à


la réplication affections du Corps-idées de l'Ame, la réplication idées de
l'Ame-affections du Corps, cf. supra, chap. I, § ^U , p. 17.
25. Nous disons de la nature de Dieu, et non de Dieu.
CHAPITRE XVI

LA SC IEN C E IN T U m V E (s u ite )

III. — La connaissance du troisième genre comme procès


et comme intuition de l'essence des choses.

§ 1. — En identifiant à la nécessité de la nature éternelle de Dieq


la nécessité des choses, perçue comme leur propriété commune, la
déduction de la Raison, dans la démonstration du Corollaire 2 de
la Proposition 44, avait atteint au terme de son procès et touché le
point où la Raison, en révélant le Dieu cause comme principo de la
nécessité des choses, semble confiner au principe de la Science
Intuitive dont le fondement n'est précisément rien d'autre que la
connaissance d e Dieu comme cause des modes de ses attributs.
Si, en effet, par cette identification, la Raison, à sa manière, connaît
les choses sous l'aspect de l'éternité, c'est qu'elle les rattache direc­
tement à leur cause nécessaire, c'est-à-dire, comme l'atteste la réfé­
rence à la Proposition 16 du Livre 1, à la puissance causale de Dieu.
Dans ces conditions, puisque toute connaissance vraie dépend de
la connaissance de la cause, ce n'est plus des notions communes, c'est
de l'idée de Dieu comme cause des choses que devra se déduire la
science authentique des choses ; et cette science devra porter sur ces
choses mêmes, puisqu'elle portera sur leur cause, et non plus simple­
ment sur leurs propriétés. Cette seience sera la Science Intuitive. On
n'est donc pas surpris que la notion de cause, apparue au terme de
la déduction de la Raison comme élément fondamental dans le Corol­
laire 2 de la Proposition 44, reparaisse au début de la déduction de
la Science Intuitive, comme élément fondamental de la Proposition 45.
Mais les deux démonstrations envisagent différemment cette causa­
lité, posée ici et là en vertu de la Proposition 16 du Livre 1 '• L a
première, s'établissant sur le plan de la nature divine considérée dans
son universalité, comme substance infiniment infinie, conçoit Dieu
co^tue cause générale d'une propriété commune à toutes les choses,

1. Cette Proposition est alléguée dans la démonstration de la Proposition 44


et dans le Scolio de la Proposition 45.
.LA SCIENCE INTUITIVE 447

à savoir leur nécessité, et la connaissance de cette cause révèle le


caractère propre (l’éternité) de la propriété commune dont la Raison
a une notion vraie. La seconde, s'installant sur le plan de l’essence
éternelle et infinie de Dieu, c’est-à-dire sur le plan de l’attribut, conçoit
le Dieu cause, non simplement comme cause universelle, mais
comme cause prochaine en son genre de chaque corps singulier
existant en acte (cf. fin du Scol. de la Prop. 45). Etant alors établi
que l’idée vraie de cette cause est donnée dans l’Ame, c’est-à-dire
que l’idée adéquate de Dieu y est nécessairement présente, il devient
possible de déduire directement de Dieu l’essence de la chose, et
non plus seulement de conclure que la chose dépend continûment de
Dieu quant à son essence et quant à son existence du fait qu’une
telle dépendance est une propriété commune à toutes les choses en
tant qu’elles sont des modes produits par Dieu. La définition de la
connaissance du troisième genre comme un procès (procedit ab... ad)
s’avançant de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs
de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses apparaît
alors comme pleinement fondée, et comme caractérisant très exacte­
ment la Science Intuitive dans son opposition à la Raison, en tant
que celle-ci connaît les choses singulières, non dans leur essence à
partir de Dieu, mais dans leurs propriétés communes par les notions
de ces propriétés.

§ II. — D ’après le Scolie 2 de la Proposition 40, la connaissance


du troisième genre, ou Science Intuitive, est, on vient de le voir,
définie comme un procès déductif allant de l’idée de Dieu à la
connaissance de l'essence des choses. Cette définition est confirmée
par le Scolie de la Proposition 47, qui précise que, à partir de la
connaissance de l’essence infinie et éternelle de Dieu, « nous pouvons
déduire (deducere) un très grand nombre de choses (plurima) * et
former par là ce troisième genre de connaissance dont nous avons
parlé dans le Scolie 2 de la Proposition 40 ».
Cependant, objectera-t-on, si l’on se réfère au quatrième cas de
l’exemple arithmétique invoqué à ce propos, on ne retrouve rien
qui rappelle un tel procès : les nombres 1, 2, 3 étant donnés, 6 comme
quatrième proportionnelle est immédiatement conclu s de la propor- 23

2. Ce plurima ne contredit pas la démonstration de la Prop. 31 du Livre V


où il est dit que la connaissance du troisième genre consiste à connaître toutes
les choses (omnia) qui peuvent se déduire de l'idée adéquate de Dieu suppo­
sée donnée (Ap., p. 639, Geb., II, p. 299, 1. 26-30), car tout ce qui peut se
déduire de l'idée que I'Ame a de Dieu est circonscrit dans les limites de la
définition de I'Ame, le reste étant exclu (cf. Lettre LXIV, à Schuller, Ap.,
p. 326, Geb., IV, p. 277, 1. 10 sqq.). Cet omnia n'est donc bien qu'un
plurima.
3. Dans le De intellectus emendatione, le mot c conclusion » n'apparaît
pas dans l’exposé de ce quatrième cas.
448 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

tionnalité aperçue d’un seul regard entre 1 et 2. Apercevoir cette


relation entre les nombres donnés, c'est du même coup apercevoir 6,
« sans que, pour reprendre les termes du De intellectus emendatione,
on n’ait à faire aucune opération » *, c'est-à-dire, sans raisonnement,
ni démonstration, bref sans procès.
De plus, lorsque le Scolie de la Proposition 36 du Livre V oppose
à la connaissance du deuxième genre que l'Ame a de sa dépendance
continue à l'égard de Dieu quant à l'essence et à l'existence, celle
qu'elle en a par la connaissance du troisième genre, il caractérise
celle-ci comme la vue immédiate dans l'essence même de l'Ame de
cette dépendance à l'égard de Dieu, sans qu'il soit besoin pour se la
procurer de sortir de cette essence, bref, comme disait le De intellectus
emendatione, « sans faire aucune opération ». On ne voit là nul
procès déductif allant de l'idée adéquate de l'essence formelle de
certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence
d’une chose, mais l'attribution immédiate à cette chose de ce que,
d ’un seul regard, la vue de son essence nous révèle devoir lui appar­
tenir nécessairement.
Puis donc qu'il est de tradition de concevoir la connaissance intui­
tive comme une vue immédiate et non comme un procès déductif,
il semblerait que, conformément à l'exemple arithmétique de la qua­
trième proportionnelle, conformément aussi au Scolie de la Proposi­
tion 36 du Livre V et au De intellectus emendatione, la Science In­
tuitive dût se définir par la connaissance immédiate, c’est-à-dire par
« une perception dans laquelle une chose est perçue par sa seule
essence ou (vel) par la connaissance de sa cause prochaine » 5
Mais, étant conçue, d’autre part, comme la connaissance adéquate de
l’essence des choses à partir de l'idée adéquate de l’essence formeUe
de certains attributs de D ieu elle apparaît, au contraire, co^mme une
connaissance médiate obtenue par un procès, c'est-à-dire par une
« opération » exigeant des démonstrations.
En effet, !Ethique définit c o n s t^ ^ e n t la Science Intuitive uni-45

4. De int. emend., Ap., I, § XVI, p. 234, Geb., 11, p. 12, 1. 13-14 : « intui­
tive, nullam operationem facientes ». — On notera que l'objection ici
exposée prend le terme « opération » dans un sens absolu, alors que le De
intellectus emendatione entend seulement par opération celle qui est pro­
pre à la connaissance du troisème mode et qui consiste en l'application
d'une règle générale à un cas particulier. C'est ce dont témoigne le contexte :
« Les Mathématiciens, s’appuyant sur la démonstration d'Euclide (pro­
position 19, livre VII), [ ...} concluent [le nombre proportionnel} de la na­
ture de la proportion et de cette propriété lui appartenant que le produit
du premier terme et du quatrième terme égale le produit du second par le
troisième ; ils ne la voient pas toutefois adéquatement et, s'ils la voient, ce
n'est point par la vertu de la proposition d’Euclide, mais intuitivement,
sans aucune opération ».
5. De int. emend, Ap., I, § XIV, p. 231, Geb., Il, p. 10, 1. 20-21.
LA SCIENCE INTUITIVE 449

quement selon le Scolie 2 de la Proposition 40, c’est-à-dire comme


un procès, et elle se réfère régulièrement à ce Scolie chaque fois que
cette Science est évoquée, en particulier dans le Scolie même de la
Proposition 36 du Livre V, où, cependant, elle paraît présentée
comme une connaissance immédiate de ce qu’im plique l’essence d’une
chose.
LEthique s’oppose donc sur ce point au D e intellectus emmda-
tione 6, tout en conservant tan t le concept de la connaissance intui­
tive comme connaissance immédiate de ce qu’implique une essence
que l’exemple même sur lequel s’appuyait ce dernier traité.

§ III. — En résulte-t-il un conflit à l’intérieur de YEthique ?


C’est là une hypothèse qu’excluent la lucidité et la rigueur spino-
zistes.
En réalité, la démarche spinoziste paraît simple. Sans nul doute,
la connaissance immédiate de ce qu’enveloppe l’essence d’une chose
est connaissance intuitive ; mais, pour connaître ce que cette essence
enveloppe, tant faut-il d’abord la connaître elle-même. Or, précisé­
ment, nous ne le pouvons qu’en déduisant sa connaissance de l’idée
adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu. Puisque
ce procès génétique est ce qui rend possible, par la connaissance de
l’essence, la connaissance immédiate de ce que cette essence implique,
il constitue bien le cœur de la connaissance intuitive, et c’est donc
par lui que celle-ci doit avant tout se définir. En effet, une fois
acquise la connaissance de l’essence de la chose, la connaissance
immédiate de ce que cette essence implique suit ipso facto.
On comprend alors pourquoi le Scolie de la Proposition 36 se réfère
au Scolie 2 de la Proposition 40 lorsqu’il montre la supériorité du
troisième genre de connaissance en tant que celui-ci perm et de tirer
directement de l’essence de l’Ame quomodo et qua ratione l’Ame
dépend continûment de Dieu quant à l’essence et quant à l’existence.
C’est, en effet, parce que ce genre de connaissance a permis, par
son procès génétique, de connaître ce qu’est 1' essence de l’Ame, à
savoir qu’elle est connaissance (en tant qu’idée, cf. Il, Prop. 11,
invoquée à ce titre dans la démonstration de la Proposition 38 du
Livre V ; en tant que connaissance du troisième genre, c’est-à-dire
« connaissance dont Dieu est le principe et le fondement », Scol.
de la Prop. 36 du Livre V, se référant à la Prop. 15 du Livre I et au
Scol. de la Prop. 41 du Livre Il), que l’on a pu conclure immédia­
tement de son essence quomodo et qua ratione elle dépend conti­
nûm ent de Dieu quant à l’essence et quant à l’existence. D ’où la
supériorité, sur le deuxième genre de connaissance, du troisième

6. Ibid., Ap., 1, § 15, p. 233, Geb., II, p. 11, 1. 14-15.


450 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

tel qu'il est défini par le procès décrit daHs le ScoÜe 2 de ÛI Propo­
sition 40.

§ IV. — L’opposition entre le De intellectus emendatione et l’Ethi­


que paraît donc consister en ce que le premier définit la connaissance
intuitive par son seul aboutissement, définition tronquée puisqu’elle
laisse de côté l’acte génétique qui la rend possible, tandis que l'Ethique
la définit par le procès génétique qui commande cet aboutissement.
Pour HEthique, ce procès est l’essentiel, car il nous fait connaître
l'essence de la chose du dedans par sa cause. Pour le D e intellectus
emendatione, au contraire, la connaissance de l'essence de la chose
est supposée donnée sans qu’on sache comment * Or, une telle
connaissance, ignorant la cause ou la raison de l’objet, et par là même
sa propre raison ou cause, est dans cette mesure aveugle, puisque
vere scire est scire per causas ; et l’on ne saurait la tenir eUe-même
pour intuitive du fait qu’on en peut tirer immédiatement la connais­
sance de ce qu’implique l’essence qu’elle suppose connue. Au surplus,
du fait que nous ignorons la cause ou la raison de l’essence, nous
ignorons la raison ou la cause de sa propriété. Ainsi, le De intellectus
emendatione donne comme exemple de connaissance intuitive le
fait de savoir immédiatement par la connaissance de l’essence de
l’Ame que l’Ame est unie à un Corps “. Mais comment l’essence de
l’Ame implique-t-elle cette union, c’est ce que nous ignorons par là.
Nous ne pouvons le savoir que si nous déduisons cette essence à
partir de sa cause, c’est-à-dire par le procès génétique qui se déroule
de la Proposition 1 à la Proposition 13 du Livre II de l’Ethique :
« Par ce qui précède, écrit en effet Spinoza dans le Scolie de cette
Proposition, nous ne connaissons pas seulement que l’Ame humaine
est unie au Corps, mais aussi ce qu’il faut entendre par l’union de
l’Ame et du Corps » 9, et alors seulement nous pouvons, contrairement
à Descartes, « expliquer cette union par sa cause prochaine > et
« singulière » 10. D e même, ayant déduit par le procès génétique
allant de D ieu à l’essence des choses que l’essence de l’Ame est
connaissance, nous pouvons connaître immédiatement par cette es­
sence, non seulement qu’elle implique la dépendance continue de78910

7. Comme on le montrera dans l'Appendice n° 16, le De tnlellec-


tus emendatione envisage bien la déduction des idées adéquates des choses
singulières, à partir de l'essence objective de Dieu ; mais, loin de définir la
connaissance intuitive par ce procès, il ne voit en celui-ci qu’un moyen pour
y parvenir. On en dira autant pour la définition d'une chose créée co^me
devant « comprendre en elle la cause prochaine » (Ap., 1, § 52, p. 270).
8. De int. emend, Ap., I, p. 233, Geb., II, p. 11, 1. 14-15.
9. Eth, Il, Ap., p. 149, Geb., II, p. 96, 1. 22-24.
10. Ibid., V, Préface, Ap., p. 590, Geb., II, p. 279, 1. 27 à p. 280,
1. 1-3.
LA SCIENCE INTUITIVE 451

l ’Ame à l’égard de Dieu, mais encore la raison et le comment de cette


dépendance.
On comprend ainsi pourquoi la connaissance intuitive doit être
définie par la genèse qui, partant de Dieu, nous fait voir (intueri)
du dedans par des démonstrations (lesquelles, ne l’oublions pas,
sont les yeux par lesquels l’Ame voit les choses) en quoi consiste
l’essence de la chose, et, du même coup, les propriétés et la raison
des propriétés que cette essence implique. Aussi l'Ethique se refuse-t-
elle à réduire la connaissance du troisième genre à une intuition
immédiate donnée comme un fait, à la façon de ces évidences pre­
mières de la philosophie cartésienne que le De intellectus emenda-
tione allègue, comme, par exemple, que 2 + 3 font 5, que deux
lignes parallèles à une troisième sont égales entre elles, etc. “ En
ne séparant plus l’intuition du procès génétique par les causes, en la
suspendant au contraire à lui, YEthique accomplit par rapport à ce
Traité un progrès décisif ls.

§ V. — Cependant, le procès qui définit la Science Intuitive ne


diffère-t-il pas de celui qu’enveloppe la connaissance intuitive de la
quatrième proportionnelle ? Certes, mais c’est que le cas de
l’arithmétique et celui de la philosophie sont différents. Si, en
arithmétique, la lumière s’éclaire facilement elle-même, il n’en
va pas de même en philosophie, où l’Ame, en tant qu’eUe
existe dans la durée et perçoit imaginativement les choses, a, de ce
fait, les yeux fermés à la lumière du vrai et ne peut les y ouvrir que
par des démonstrations. Mais, dès qu’elle voit la lumière, c’est-à-dire
dès qu’elle a accédé à la Science Intuitive, l’exemple arithmétique se
révèle comme pertinent, car l’essence des choses étant — contraire­
ment à leurs existences — immédiatement conclue de l’essence de
Dieu, aperçue elle-même uno intuitu (puisqu'elle est par soi), l’Ame
connaît l’essence des choses à partir de leur raison immédiate, aperçue
uno intuitu, de la même façon que le mathématicien connaît le
nombre 6 à partir de sa raison immédiate, aperçue uno intuitu.
La Science n’est pas alors dite Intuitive uniquement parce qu’elle est
la vision de la chose elle-même, mais aussi parce que la cause par
laquelle la chose est conçue est sa cause immédiate, si bien que vision
de la cause de la chose et vision de la chose sont comme ramassées
dans une seule et même vision.
C’est pourquoi, sans doute, il est spécifié que l’exemple arithmé­
tique ne vaut que pour « les nombres les plus simples » “ • Pour les
nombres compliqués, en effet, non seulement nous n’apercevons pas123

11. De int. emend., Ap., 1, § XV, p. 233, Geb., II, p. 11, 1. 13-19.
12. Cf. infra, Appendice n° 16.
13. Eth., II, Prop. 40, Coroll. 2, Ap., p. 213, Geb., II, p. 122, 1. 24.
452 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

^im édiatem ent leur raison, mais il est nécessaire, pour y parvenir,
de recourir à une chaîne de démonstrations.
L’exemple arithmétique paraît donc bien adapté à la relation simple
et immédiate de l’essence de Dieu à l’essence des choses.

§ VI. — Au surplus, le procès de la connaissance intuitive doit


varier selon la nature des disciplines, puisqu’en chacune il se fonde
sur un principe différent. Par exemple, dans la géométrie, le procès
s’avance de la connaissance adéquate de la quantité infinie à celle des
diverses essences géométriques, grâce à leur déduction génétique par
la détermination de cette quantité au moyen du mouvement ^ Dans la
philosophie, il s’avance de la connaissance adéquate de l'essence for­
melle de certains attributs de Dieu à celle de l’essence des choses,
grâce à la genèse de ceUe-ci à partir de ces attributs.
Néanmoins, quelles que soient les façons diverses de définir cette
connaissance, c’est-à-dire quel que soit le procès propre à chaque
discipline, le résultat est partout de même nature et se définit sem­
blablement : c’est la connaissance de telle ou telle essence dans la
raison interne de son être et de ses propriétés. D e plus, malgré la
diversité du principe qui les commande, la nature de ces procès est
au fond identique : tous partent de ce qui est connu par soi pour
s’avancer, par une genèse, à une connaissance de l’essence fondée
dans sa raison ou dans sa cause. Aussi le caractère intuitif doit-il
être reconnu à toutes les idées adéquates dont l’enchaînement, étape
par étape, rend finalement possible la connaissance intuitive de
l’essence.
C’est ainsi que la philosophie part de l’idée adéquate de Dieu,
idée intuitive en ce sens qu’elle renferme en elle la raison de soi et
de son objet, et qu’elle en tire la série des idées intuitives de ces
plurima dont l’aboutissement dernier est l’idée adéquate de l’essence
de l’Ame et de la propriété que sa nature comporte de dépendre
immédiatement de Dieu. Il n’y a là qu’un transfert d’intuition. Partout,
c’est dans son terme ultim e que la connaissance intuitive est conçue
comme s’accomplissant vraiment, à savoir dans la connaissance par
sa raison de l’essence d’une chose singulière. C’est que, en effet, les
divers genres de connaissance ne sont définis que comme les diverses
façons de contempler les choses singulières, et que ni Dieu, ni les
attributs ne sont de telles choses 15, lesquelles ne sont que « des choses
finies existant en acte ». C’est que, d’autre part, la fin de l'Ethique,
ce n’est pas tant l’idée adéquate de Dieu que la connaissance adé-145

14. De int. emend., A p, I, §§ LXIV, LXV, LXIX, pp. 276-277, Geb., II,
p. 38, II, p. 39, n°‘ III, VII. •
15. Du moins dans l'Ethique, car le De intellectus emendatione reconnaît
pour choses singulières les attributs, dénommés dans ce traité « choses fixes
et éternelles », Ap., I, § LVII, p. 279, Geb., II, p. 37, 1. 5-6.
LA SCIENCE INTUITIVE 453

quate de l’essence des choses singulières, connaissance dont cette idée


est la fois le principe et le fondement. C’est donc par rapport à
cette fin dernière que, dans la sphère de la philosophie, doit être
entendue la Science Intuitive ; et cette Science doit, en conséquence,
être conçue comme l’ensemble des idées adéquates dont la déduction
génétique à partir de Dieu permet finalement à notre Ame existant
dans la durée de percevoir dans sa propre essence que par nature elle
possède la propriété éternelle de dépendre de Dieu 16.

*
**

§ VII. — Le procès intégré à la définition de la connaissance du


troisième genre n’a-t-il pas, en tant qu’il conclut du principe à la
conséquence, un aspect médiat et discursif qui le rend malaisé à
distinguer du procès de la connaissance du second genre ? Celui-ci,
en effet, ne va-t-il pas, lui aussi, du principe à la conséquence,
tirant d’une majeure universelle une conclusion valable pour un cas
particulier ? C’est ce dont témoigne l’exemple arithmétique par
lequel Spinoza l’illustre : d’une majeure (la propriété universelle
des nombres proportionnels, démontrée par Euclide), on conclut à
la détermination d’un cas particulier donné dans la mineure, c’est-à-
dire à la quatrième proportionnelle, dans la suite donnée : 1, 2, 3.
N ’en est-il pas de même pour le procès qui va de Dieu aux choses ?
La connaissance que notre Ame prend d’elle-même comme dépendant
de Dieu quant à l’essence et quant à l’existence ne résulte-t-elle pas
d’un raisonnement en forme qui, à partir de la majeure : « Dieu est

16. Parce que la conception de l'essence singulière éternelle du Corps et


de l'Ame était absente du Court Traité et que, corrélativement, le salut de
l'Ame et la béatitude résultaient seulement de son union avec l'Etre infini, la
connaissance intuitive était réduite à la seule connaissance de Dieu : « Que la
quatrième sorte de connaissance, qui est celle de Dieu, n'est pas une consé­
quence tirée d'autre chose, mais est immédiate, c'est ce qui résulte avec évi­
dence [...} de ce qu'il est la cause de toute connaissance, laquelle cause n’est
connue que par elle-même, et ne l'est par aucune autre chose, et aussi de ce
que nous sommes par nature tellement unis à lui que nous ne pouvons sans
lui ni exister ni être conçus, et par suite, puisque, entre nous et Dieu, il y a
une évidente union, il est donc évident que nous ne pouvons le connaître
qu'immédiatement » (Court Traité, II, chap. XXII, Ap., § III, p. 176). Parce
que, dans XEthique, l'Ame ne peut se sauver que par la connaissance immé­
diate en elle de la dépendance de son essence éternelle à l'égard de Dieu,
la connaissance intuitive est conçue, au contraire, comme résidant essentielle­
ment dans la connaissance de cette essence. Et la tâche du procès génétique
est, à partir de la connaissance de Dieu, de parvenir à introduire dans l'Ame
la connaissance immédiate de sa nature et de sa propriété de dépendre de
Dieu, connaissance qui sera, ipso facto, connaissance im.rnidiate de Dieu ; le
procès médiateur allant de Dieu à l’Ame s'évanouit alors dans son résultat,
co^me connaissance immédiate, par l'^me, de Dieu en elle ■et d'elle en
Dieu.
454 De l a NATÜRE E 'i' d e L*o r ig în è De l ' ^ ë

cause nécessaire de toutes les choses singulières quant à l’essence et


quant à l’existence » (1, Prop. 16 et 25), par l’intermédiaire de la
mineure : « N otre Ame est une chose singulière existant en acte »,
aboutit à la conclusion : « N otre Ame a Dieu pour cause nécessaire
éternelle, c’est-à-dire dépend continûment de Dieu quant à l’essence
et quant à l’existence » ? O r un tel procès n’est-il pas celui-là
même qui définit la connaissance du second genre ?
C’est ce que confirmerait le Scolie de la Proposition 36 du Livre V,
où Spinoza, après avoir déduit de l’essence de l'Ame comment et de
quelle façon elle suit de la nature divine, ajoute : « J’ai cru qu’il
valait la peine de le noter ici pour montrer p ar cet exemple combien
vaut la connaissance des choses singulières que j’ai appelée intuitive
ou connaissance du troisième genre (voyez le Scolie de la Prop. 40,
Partie II) et combien elle l’emporte sur la connaissance par les notions
communes que j’ai dit être du deuxième genre. Quoique, dans la
Première partie, j’aie m ontré d’une façon générale (generaliter) que
toutes choses (et conséquemment l’Ame hum aine aussi) dépendent
de Dieu quant à l’essence et quant à l’existence, cette démonstration,
bien qu’elle soit légitime et soustraite au risque du doute, n’affecte
pourtant pas notre Ame de la même façon que lorsqu’on tire la
même conclusion de l’essence même d’une chose singulière quelconque
que nous disons dépendre de Dieu » ‘7
De ce texte, d’aucuns ont cru pouvoir conclure que la connais­
sance du troisième genre est celle-là seulement qui se tire immédia­
tement de l’idée de la chose singulière ; que le Livre 1, qui démontre
de façon générale que toutes les choses singulières sont nécessairement
produites par Dieu et dépendent éternellement de lui, n’appartient
pas au troisième genre de connaissance, mais au deuxième ; ce
pourquoi on retrouverait à peu de choses près, à l’égard de ses
conclusions, les réticences exprimées par le Court Traité et le
De intellectus emendatione à l’égard de la connaissance par Raison :
contraste entre sa généralité et la singularité de la perception intuitive,
incapacité, malgré ce qu’elle a de légitime et de certain, de nous
affecter avec autant de vivacité ‘7 Enfin, le Livre II (et les Livres qui
en dépendent jusqu’aux dernières Propositions du Livre V exclues)
n’appartiendrait pas non plus au troisième genre de connaissance,
mais au deuxième, car, bien qu’il parte, non de Dieu, substance infini-178

17. Eth., V, Scol. de la Prop. 36, Ap., pp. 646-647, Geb., II, p. 303,
I. 16-25.
18. La connaissance par Raison « ne peut tromper », mais « ne nous
permet pas de jouir intellectuellement de la chose » (lCourt Traité, I, chap. I,
Ap., I, p. 102, chap. IV, p. 110 et note, p. 111); « elle nous permet de
conclure sans danger d'erreur, [...] mais n'est pas elle-même un moyen
d'atteindre à notre perfection > (De int. emend, Ap., I, § XXIV, p. 235, Geb.,
II, p. 13, 1. 7-10).
LA SCIENCE INTUITIVE 455

ment infinie, c o ^m e le Livre 1, mais de l'essence form ele de certains


attributs de Dieu, il ne fait lui aussi qu'établir de façon générale
que tous les corps et toutes les âmes dépendent de ces attributs.

§ VIII. — Cette interprétation est irrecevable et se heurte à


d'inextricables difficultés. Comment, en effet, concevoir que toutes
les déductions de ! Ethique, sauf les dernières Propositions du Livre V,
puissent appartenir à la connaissance du second genre, laquelle a
pour fondement les notions communes, alors qu'elles procèdent de
l'idée adéquate de Dieu, « fondement de la connaissance du troisième
genre » ? Comment comprendre que le Scolie de la Proposition 36
du Livre V, dans le passage ci-dessus cité, puisse se référer à la
définition de la connaissance du troisième genre donnée par le
Scolie 2 de la Proposition 40 du Livre II, alors que celui-ci la définit
par le procès qui serait ici même condamné ?
Pour conjurer cette interprétation et les difficultés qu'elle entraîne,
il suffit de remarquer que ce qui est rejeté dans la connaissance du
deuxième genre, par le Scolie de la Proposition 36 du Livre V, ce
n'est pas le procès démonstratif du Livre 1 lui-même, mais seule­
m ent l’application d'une Proposition génétiquement démontrée par ce
procès à la détermination extrinsèque d'un cas particulier. L’appli­
cation à notre Ame du principe universel génétiquement démontré
dans la Proposition 16 du Livre 1 répond exactement à la définition
de la connaissance du second genre ; mais ce principe lui-même et
sa déduction génétique dans la Proposition 16 lui sont évidemment
étrangers. La connaissance du deuxième genre se définit, en effet,
non par un procès génétique liant du dedans la conséquence au
principe, mais par l'application, soit d'une notion intuitivement
connue, soit d'une Proposition universelle génétiquement démontrée,
à une chose particulière donnée qui reçoit par là, du dehors, une
certaine détermination '". Ainsi, connaître la quatrième proportion­
nelle 6 par le deuxième genre de connaissance, c'est déterminer ce
nombre par l'application au cas particulier donné d'une Proposition
universeile : la Proposition 19 du Livre VII des Eléments d’Euclide,
qui, étant elle-même connue par une déduction génétique, n 'a rien
à voir avec une connaissance du deuxième genre. Semblablement, la
Proposition 16, selon laquelle toutes les choses ont cette propriété
commune de découler nécessairement de la nature de Dieu est
démontrée dans le Livre 1 par un procès génétique qui s’accorde
avec celui que le Scolie 2 de la Proposition 40 du Livre Il décrit
comme constituant la connaissance du troisième genre. ^tais, une
fois acquise, cette Proposition est utilisable co^m e un principe
de la Raison, qui, énonçant ce qui est commun à toutes choses,19

19. Cf. supra, chap. XI, § XXXIII, pp. 388 sqq.


456 DE LA NATURE E T DE L’ORIGINE DE L'ÂME

peut être institué comme une majeure applicable à un cas particulier.


En vertu de cette application, la propriété reconnue à notre Ame
de dépendre continûment de Dieu quant à l’essence et quant à
l’existence lui est, comme cela a lieu dans toute connaissance du
second genre, attribuée seulement du dehors. Et l’on conçoit que
notre Ame n’en soit pas autant affectée que lorsqu’elle la déduit
immédiatement d’elle-même, comme une propriété de son essence
éternelle.
Cette application à un cas particulier de la propriété universelle
démontrée génétiquement par la Proposition 16 du Livre 1 n’appar­
tient pas plus au procès démonstratif de ce Livre que n’appartient au
procès démonstratif de la géométrie l’application de la Proposition 19
du Livre VII d’Euclide à u n cas particulier donné. Ainsi, le Livre 1,
en tan t q u ’il démontre génétiquement ce principe universel, appar­
tient au troisième genre de connaissance, et, en tant qu’il s’abstient
lui-même de l’appliquer à un ras particulier, est fra n g e r au
deuxième, qui consiste uniquem ent en cette application.
Exclure le Livre 1 du troisième genre de connaissance au nom du
Scolie de la Proposition 36 du Livre V, c’est donc commettre une
double erreur, à savoir : 1) se figurer que la déduction génétique
allant de Dieu aux modes répond à la définition du second genre
de connaissance, alors que celui-ci se définit par l’application d’un
principe général à un cas particulier ; 2) concevoir que la déduction
du Livre 1 comporte une telle application, alors qu’elle lui est
étrangère.

§ IX. — Le procès du Livre 1 étant, comme celui du Livre Il,


fondé sur Dieu, doit, de ce point de vue, appartenir à la connais­
sance du troisième genre 20.
Toutefois, si l’on considère selon sa teneur littérale la définition
que le Scolie 2 de la Proposition 40 du Livre Il donne de cette
connaissance, il semble qu’on puisse le contester.
En effet, le Livre 1 part de la connaissance adéquate de la substance
constituée d’une infinité d’attributs, et non de la connaissance adé­
quate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu. Il ne déduit
pas l’essence des choses, mais il construit le concept de Dieu, déduit
de Dieu ses propriétés, puis, à partir de la nature de Dieu, la
procession nécessaire de l’infinité des modes et les propriétés com­
munes absolument universelles que les choses tiennent de la façon
dont Dieu les produit (nécessité des choses, détermination de leurs
existences selon la chaîne infinie des causes finies, etc.). On ajoutera
enfin que, les genres de connaissance ne concernant que les diffé­

20. « Tertium illud cognitionis genus cujus fundamentum est ipsa Deî
cognitio », Eth., V, Prop. 20, Scot., Ap., p. 223, Geb., II, p. 126, 1. 28-29.
LA SCIENCE INTUITIVE 457

rentes façons de considérer les choses singulières (modi contemplandi


res), la connaissance que nous prenons de Dieu et de ses propriétés
par les déductions du Livre I, n’étant pas une connaissance de choses
singulières, ne peut entrer dans le cadre d’aucun de ces genres, et
par conséquent pas dans le cadre du troisième genre.
Pour tenir compte de ces remarques, on pourra concéder que le
Livre I n ’appartient pas à la connaissance du troisième genre stricto
sensu. Mais on devra dire alors que, à coup sûr, et à tout le moins,
il lui appartient lato sensu. Tout d’abord, en effet, il ne se fonde
pas sur des notions communes, mais sur l’idée de Dieu. D ’autre
part, les principes qui régissent les deux genres de connaissance
adéquate des choses singulières appartiennent respectivement au
genre qu’ils commandent : ainsi les notions communes, principes de
la connaissance du second genre, appartiennent à la Raison, et l’idée
de Dieu, fondement de la connaissance du troisième genre appartient
à la Science Intuitive. Sans doute, l’idée de Dieu, dans le Livre I,
est-elle celle de la substance infinim ent infinie de Dieu, et non,
co^mme dans le Livre II, celle de l’essence éternelle et infinie de Dieu,
c’est-à-dire de l’attribut ; mais il reste que dans les deux Livres,
le point de départ de la déduction, c’est Dieu 20 et son point
d’arrivée les choses singulières (envisagées, çà et là, de façon
différente). D e plus, le procès déductif est dans ces deux Livres exac­
tement de la même nature,, puisque c’est une genèse allant de la cause
à l’effet. Enfin, étant donné que le Livre II et les suivants sont
conditionnés par le Livre I, on ne saurait concevoir qu’ils puissent
dépendre d’un Livre dont la connaissance serait d'un genre inférieur
au genre de connaissance qui est le leur.
La connaissance intuitive lato sensu, étant commandée par l’idée de
la substance infinim ent infinie, et faisant par là même abstraction
de la nature propre des attributs Etendue et Pensée, laquelle n’inter­
vient pas plus dans la déduction que ceUe des attributs inconnus 21, a,
par rapport à la connaissance intuitive stricto sensu, le privilège de
l’universalité absolue. Ayant pour fondem ent un principe universel,
valable pour tous les attributs quels qu’ils soient, elle peut en déduire
une série de propositions également universelles, valables nécessaire­
ment pour toutes les essences dans tous les attributs.
Mais la rançon de cette universalité absolue, c’est qu’il est impos­
sible, p ar un tel procès, d’atteindre jusqu'à la connaissance intuitive de
20 bis. Et cela d'autant plus que « toutes les essences des attributs sont
l’essence d’un seul être infini », Court Traité, Appendice, II, § X, sub fin.,
Ap., I, p. 204, Geb., I, p. 119, L 19-20.
21. Seule est considérée l'infinité des attributs constituant Dieu, leur nature
d'attribut, non le contenu de l’un ou de l'autre. Si les attributs Pensée et
Etendue sont nommément évoqués, c'est hypothétiquement, à titre d'exemple
illustrant in concreto ce qui est démontré universellement in abswacto,
cf. supra, chap. III, § I, note 2.
458 DE LA NATURE E T DE L'ORIGINE DE L’ÂME

l’essence de ces choses singulières que sont le Corps et l’Ame. En


effet, les attributs que nous connaissons : Etendue et Pensée, sont
seuls à constituer respectivement, l’un la cause de l’essence du Corps,
l'autre celle de l’essence de l’Ame, car « les modes de chaque attribut
ont pour cause Dieu en tant seulement qu’il est considéré sous
l’attribut dont ils sont les modes, et non en tant qu’il est considéré
sous un autre attribut > (Il, Prop. 6) ; or, comme on les a laissés
de côté tout autant que ceux qui sont inconnus, et comme toute chose
ne peut être connue que par la connaissance de sa cause (1, Ax. 4),
les essences dont ils sont la cause doivent alors rester inconnues. Si,
malgré tout, on cherche à les atteindre au moyen des Propositions uni­
verselles du Livre 1, on les connaîtra seulement dans la mesure où
ces Propositions leur sont applicables du dehors ; par conséquent, non
par leur essence, mais par les notions des propriétés communes, dont
ces Propositions ont démontré la validité universeUe. On aura alors
d’elles cette connaissance générale que le Scolie de la Proposition 36
du Livre V donne à juste titre pour une connaissance du second
genre, et dont il dénonce l’infériorité.
Cependant, si, par leur extrême généralité, les Propositions du
Livre 1 se prêtent à une utilisation marginale comme majeures dans
des raisonnements appartenant à la connaissance par Raison, il n’en
reste pas moins qu’elles sont elles-mêmes génétiquement démontrées
à partir de l’idée de Dieu, conformément au requisit de toute
connaissance intuitive.

§ X. — Du fait que, dans le Livre 1, les divers contenus d’attribut, y


compris ceux que nous connaissons, sont tenus hors de notre vue,
la substance infinim ent infinie nous perm ettant seulement d’aper­
cevoir qu’ils sont, mais non ce qu’ils sont 22, ce Livre se présente
comme une sorte de squelette sans chair, érigeant une armature de
concepts et de nécessités imprescriptibles où s’exprime une réalité
dont le champ infiniment infini s’étend bien au delà de ce que notre
entendement peut apercevoir in concreto. Il y a là comme une sorte
d’axiomatique vide (en entendant ce mot dans le sens où Spinoza
l’entendrait, non dans le sens où on l’entendrait aujourd’hui),
applicable a priori à tous les attributs connus et inconnus .. Par cette
universalité abstraite, ce procès contraste avec celui du Livre II qui,
prenant appui sur des contenus d’attribut (la Pensée et l’Etendue)
aperçus en chair et en os par notre entendement, présente un carac­
tère concret et intuitif auquel ne saurait prétendre, du fait de son
universalité abstraite, le procès du Livre 1. Ce procès concret était
impossible tant qu’on n’avait pas pris pied sur le sol des attributs

22. Court Traité, I, chap. I, Addition 3, Ap., I, p. 47 ; cf. supra, t. I,


chap. I, § XVIIJ, pp. 53 sqq.
LA SCIENCE INTUITIVE 459

connus. Par là on comprend que, allant de l’attribut vu in concreto


à, l’essence des choses, essence qui nous les fait voir in concreto dans
leur raison interne, ce procès soit conçu co^m e réalisant, par excel­
lence, la connaissance intuitive, et que, par son caractère concret, il
nous affecte incomparablement plus que le procès axiomatique du
Livre 1. Toutefois, il nous renferme dans des bornes étroites que, de
par son universalité absolue, le procès du Livre 1 ne comporte pas.
Ce par quoi celui-ci reprend l’avantage, en excluant tout mystère
des attributs inconnus et de leurs modes. Nous faisant savoir a priori
que tout s’y passe de la même façon, selon les mêmes lois et la
même nécessité que dans ceux que nous connaissons, il fonde pour
notre connaissance, malgré la limitation que lui impose la définition
de notre nature, l’intelligibilité absolue de toutes les choses, connues
ou inconnues. Cette part de la substance infinim ent infinie que nous
ignorons ne peut alors, comme le Dieu incompréhensible de la tra­
dition, servir d’asile (l’asile de l’ignorance, asylum ignorantiae) à des
« chimères », qui ne sont que d’absurdes superstitions.
D ’où l’on voit que se complètent l’un par l’autre le procès gebo-
tique du Livre 1 et celui du Livre II, l’un assurant l’intelligibilité
totale de la nature de Dieu et des choses, l’autre rendant possible
pour notre Ame la connaissance intuitive de sa propre essence.

*
**

§ XI. — Le procès de la connaissance intuitive, tel que le conçoit


le Scolie 2 de la Proposition 40, aboutit à « la connaissance de
l’essence des choses ». Comme nous l’avons dit plus haut 2S, cette
expression : l'essence des choses est très vague. S’agit-il là des essen­
ces universelles, c’est-à-dire spécifiques, des choses singulières exis­
tant en acte ? s’agit-il des essences singulières des choses singulières,
c’est-à-dire des essences formelles de ces choses contenues dans les
attributs de Dieu indépendamment de toute existence en acte (II,
Prop. 8), comme, par exemple, l’essence singulière éternelle de tel ou
tel Corps, l’essence singulière éternelle de telle ou telle Ame, idée de
l’essence éternelle de tel ou tel Corps (V, Prop. 22) ? A première vue,
il semble qu’il s’agisse des essences spécifiques.
En effet, l’essence de l’idée, de l’âme, du corps, de l’Individu, de
l’homme, du Corps humain, de l’Ame humaine ne sont rien d’autre que
des essences universelles de choses singulières existant en acte, c’est-à-
dire leurs essences spécifiques, puisqu’elles sont les structures néces­
saires propres à chacune de ces espèces de choses. Par exemple, ce
qui définit « l’essence du Corps », c’est cette nature commune et
propre à tous les corps d’être un système de parties ayant entre elles23

23. Chap. XIV, § XII, p. 429.


460 DE LA NA1URE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

une certaine proportion de mouvement et de repos (Scol. de la


Prop. 13) ; ce qui définit « l’essence de l’Ame », c’est cette nature
commune et propre à toute Ame d’être l’idée du Corps existant en
acte (II, Prop. 11 et 13, III, Prop. 3, dém. sub init.), ou encore, en
tant qu’elle est idée, c’est d’être connaissance ; ce qui définit l’essence
de l’homme, c’est cette nature commune et propre à tous les hom­
mes d’être constitués par certains modes des attributs de Dieu (Il,
Coroll. de la Prop. l0 , Prop. 11, dém. sub init.). Si cette essence
est posée, la chose est posée, si elle est ôtée, la chose est ôtée M,
ce qui est ôté par là n’étant pas telle ou telle essence singulière,
mais la structure également présente en chacune d’elles qui, si elle
est ôtée, fait qu’elles sont toutes ôtées. C’est ainsi que Spinoza
déclare que « [les hommes} peuvent convenir entièrement quant à
l’essence », et que « pour cette raison [ ...} si l’essence de l’un pouvait
être détruite et devenir fausse, celle de l’autre serait aussi fausse » “
Incontestablement, ce sont ces essences-là que déduit et définit le
Livre II. C’est l’essence universelle ou spécifique de l’Ame humaine,
et non l’essence singulière de telle Ame que déduit la Proposition 11,
l’essence universelle ou spécifique de l’homme, et non l’essence singu­
lière de tel ho^mme, que déduit le Corollaire de la Proposition 1O. Et
si ce qui appartient à la nature humaine, c’est-à-dire à l’essence de
l’homme, appartient à chaque homme 42S267, cette essence n’enveloppe rien
qui puisse fonder la singularité de tel ou tel homme ” Puis donc que
toutes les essences déduites dans le Livre II, conformément au
procès défini dans le Scolie 2 de la Proposition 40, sont des essences
universelles ou spécifiques de choses singulières, on est amené à
conclure que ce qu’entend ce Scolie par l’essence des choses, ce sont
les essences universelles de ces choses, et que ces essences sont les
plurima que le Scolie de la Proposition 47 déclare pouvoir être
déduits de cette connaissance que tout est en Dieu. De plus, il
faut inclure dans ces plurima, outre les essences universelles, ou spéci­
fiques, du Corps et de l’Ame, celles des affections de l’Ame déduites
par les Livres III et IV, car, non moins que le Corps et l’Ame, elles
sont des « choses » qui sont dans la N a tu re 28, et qui doivent égale­
ment se déduire de Dieu.

§ XII. — Cette conclusion rencontre toutefois une grave objection,


car on s’accorde en général pour estimer que la connaissance du troi­
sième genre est connaissance des essences singulières ; et Spinoza
l’oppose en cela à la connaissance du second genre qui, au lieu de

24. Eth., Il, Déf. 2.


25. Eth., I, Prop. 17, Scol., Ap., p. 66, Geb., II, p. 63, 1. 22-23.
26. Eth., IV, dém. de la Prop. 35, sub fin., Geb., Il, p. 233, 1. 10-14.
27. Eth, I, Scol. 2 de la Prop. 8, Ap., pp. 34-35, Geb., II, pp. 50-51.
28. Eth, III, Préface, A p, p. 249, Geb., Il, p. 137.
LA SCIENCE INTUITIVE 461

connaître les choses singulières en elles-mêmes, les connaît par leurs


propriétés communes, c’est-à-dire par l’universel. L’exemple arithmé­
tique qu’il invoque le prouverait s u r a b o n d a ie n t, car quoi de plus
singulier qu’un nombre comme le nombre 6, quatrième proportion­
nelle que nous connaissons immédiatement par sa raison, sans
aucune opération ? Dans le De intellectus emendatione, il est dit
qu’il faut obtenir, à partir des choses fixes et éternelles, les « défini­
tions des choses singulières » 29 ; que « la meilleure conclusion se
tire d ’une essence particulière affirmative 30312», « d’où il suit que nous
devons chercher par-dessus tout la connaissance des choses parti­
culières » s\ Dans l'Ethique, les essences singulières apparaissent au
Livre V, étant posées par la Proposition 22 démontrant qu’en Dieu
est donnée l’idée exprimant l’essence éternelle de tel ou tel Corps
humain, — et par conséquent l’essence éternelle de telle ou telle
Ame. C’est en tant qu’elle est idée de l’essence singulière éternelle de
son Corps que l’Ame est elle-même éternelle, et que, ayant la
connaissance de Dieu, elle est apte à connaître tout ce qui peut
suivre de cette connaissance, c’est-à-dire apte à connaître selon le
troisième genre de connaissance (Prop. 28, 29, dém. de la Prop. 31).
E n outre, (Prop. 24) « plus nous connaissons les choses singulières
[c’est-à-dire (cf. dém. de la Prop. 27) plus nous les connaissons par
le troisième genre de connaissance}, plus nous connaissons Dieu >.
Enfin, le Scolie de la Proposition 36 précise que la connaissance intui­
tive ou du troisième genre l’emporte sur celle du second genre, par
notions communes, en ce qu’elle est « connaissance des choses singu­
lières » 32 ; et, une fois parvenue à la connaissance intuitive, c’est
dans sa propre essence (c’est-à-dire « dans l’essence même d'une chose
quelconque singulière » 33) que l’Ame aperçoit qu’elle dépend de
Dieu.

§ XIII. — Cependant, si l’on tire de ces textes cette conséquence


que la connaissance du troisième genre est la connaissance d’essences
singulières éternelles, on se trouve confronté à un difficile problème.
Car on voit bien par le Livre II comment on peut déduire de Dieu
les essences universelles (ou spécifiques) des choses singulières, —
mais on ne voit nulle part comment pourraient se déduire de Dieu
leurs essences singulières elles-mêmes. Sans doute a-t-on pu déduire

29. De int. emend,, Ap., I, p. 273, Geb., II, p. 37, 1. 7-8.


30. Ibid., Ap., 1, p. 269, Geb., Il, p. 34, 1. 19.
31. Ibid., Ap., 1, p. 271, Geb., II, p. 36, 1. 3-6.
32. Eth,, Scol. de la Prop, 36 : c Quod hic notare operae pretium duxi,
ut hoc exemplo ostenderem quantum rerum singularium cognitio, quam intui-
tivam, sive tertii generis appellavi [ ...] polleat, potiorque sit cognitione un;.
versidi, quam secundi generis esse dixi >, Geb., II, p. 303, 1. 16-19 [mots
soulignés par nous].
33. Ibid. : « ex ipsa essentia rei cujusque singularis », 1. 24-25.
462 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

de Dieu que et comment il produit nécessairement toutes les e^euces


singulières, mais on n’a jamais déduit de lui la singularité d’au^m e
en particulier. On a pu déduire que Dieu cause l ’essence de tel ou
tel Corps humain et corrélativement l’essence de telle ou telle Ame,
que, par conséquent, il y a une essence singulière de chaque Corps et
aussi de chaque Ame, mais on n’a nullement déduit par là ce qui en
constitue proprement la singularité. De même, on peut définir
universellement ce en quoi consiste la singularité de certaines sortes
de choses, par exemple, si elles sont étendues, qu’elles sont singulières
en tant que chacune est un corps régi par une proportion qui lui est
propre du mouvement et du repos entre ses parties, si elles sont
pensantes, qu’elles sont singulières en tant que chacune est une
Ame qui est une partie de l’entendement de Dieu différente des
autres parties, ou qui est l’idée d’un Corps ayant une complexion qui
lui est propre ; mais cette détermination universelle des conditions
de la singularité ne fournit la connaissance d’aucune singularité en
particulier. Au surplus, comment la déduction des choses à partir
de Dieu, qui vaut universellement pour toutes, atteindrait-elle l’une
d’entre elles dans sa singularité même, laquelle par définition échappe
aux prises de l’universel ? Or, l'Ethique ne déduit rien qui ne soit
universel.

§ XIV. — Il semble donc que doive être ratifiée la conclusion à


laquelle on souscrivait précédemment (cf. § X I). Les essences des
choses singulières, auxquelles atteint la connaissance du troisième
genre, ne seraient pas les essences singulières de ces choses, essences
différentes pour chacune, mais simplement leur essence intime qui,
tout en constituant l’essence de chacune, est en toutes la même,
comme, par exemple, l’essence de l’homme qui appartient à chaque
homme tout en étant la même en tous, de sorte que, comme dit plus
haut, « si l’essence de l’un pouvait être détruite et devenir fausse,
celle de l’autre deviendrait aussi fausse ».
Cette conclusion paraît, de plus, confirmée par d’autres consi­
dérations.
Tout d’abord, l'Ethique ne parle jamais d ’une connaissance des
essences singulières des choses, mais seulement, ce qui est tout diffé­
rent, d’une connaissance de l'essence des choses singulières. Dans le
Scolie de la Proposition 36 du Livre V, la connaissance intuitive
de la dépendance de l’Ame à l’égard de Dieu est dite conclue, non
de l'essence singulière d'une chose quelconque, mais de l’essence
d'une chose singulière quelconque, en l’espèce de notre Ame. Et,
précisément, il se trouve que cette essence consiste en la connaissance,
laquelle est propre à toutes les Ames humaines, et non à ma seule
Ame, et par conséquent constitue de celle-ci l’essence spécifique et
non l’essence singulière. Sans doute, la Proposition 22 du même Livre
LA SCIENCE INTUITIVE 463

déduit-elle qu’il y a une essence singulière éternelle de l'Ame, mais


elle la déduit seulement comme la condition sans laquelle l’Ame
ne saurait être apte à connaître les choses sub specie aeternitatis ;
et non comme l’objet de la connaissance du troisième genre. D e plus,
comme on l’a dit (cf. § X III), ce qui est déduit là, ce n’est pas la
singularité de tel ou tel Corps, de telle ou telle Ame, c’est seulement
que toute Ame comporte une essence singulière. On doit donc conve­
nir que la Science Intuitive nous fait connaître, non les essences
singulières des choses, mais l’essence spécifique des choses singu­
lières et ce qui s’y trouve impliqué. Cependant, c’est a l’intérieur de
son essence singulière que l’Ame saisit son essence spécifique, laquelle
n’a aucune réalité en dehors des âmes singulières. Considérée à part,
son essence spécifique n’est qu’un être de raison et non un être
réel. Ainsi l’essence de l’homme, qui appartient à chaque homme, ne
faisant qu’exprimer en chacun la nature spécifique ou universelle de
tout homme 34, n’a aucune réalité en dehors des individus sin­
guliers.
: Enfin, on ne saurait invoquer contre ces conclusions les textes du
D e intellectus emendatione cités plus haut, car, outre les difficultés
qu’ils comportent en eux-mêmes, ils concernent une conception de
la connaissance intuitive qui n’est pas tout à fait celle de ['Ethique 35

§ ^ V . — Quel est, dans ces conditions, le statut personnel d’une


Ame humaine lorsque, grâce à la connaissance de son essence spé­
cifique, elle aperçoit directement en celle-ci que et comment elle
dépend éternellement de Dieu quant à son essence et quant à son
existence singulières ?
Puisqu’elle connaît cette dépendance, non par la vue de son
essence singulière, mais par celle de son essence spécifique (à savoir
la connaissance, qui est le propre de toutes les Ames), ne doit-elle
pas, dans la connaissance de cette dépendance, perdre la notion de sa
singularité, c’est-à-dire de son individualité ?
Il n ’en est rien. D ’abord, notre Ame ne peut s’élever à une connais­
sance éternelle quelconque sans concevoir l’essence éternelle singu­
lière de son Corps et, par là même, sa propre essence éternelle (V,
Prop. 22 et Prop. 29). D ’autre part, ce dont l’Ame aperçoit, en
l’occurrence, l’éternelle dépendance à l’égard de Dieu, c’est son essence
singulière et son existence singulière, car de quelles autres essence et345
34. Cf. Theol. Pol. : « La loi divine [...] est universelle, (...) car nous
l'avons déduite de la nature humaine prise dans son universalité. (...) Puisque,
en effet, cette Loi divine naturelle se connaît par la seule considération de
la nature humaine, il est certain que nous pouvons la concevoir également
bien en Adam et en un autre homme quelconque >, Theol. Pol., chap. IV,
Ap., II, p. 92, Geb., III, p. 61.
35. Cf. infra, Appendice n° 16 : La classification des genres de connaissance
dans les traités antérieurs à l’Ethique.
464 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

existence pourrait-il s'agir, puisque Dieu ne produit rien d’autre que


des choses singulières ? D e plus, co ^m e l’acte divin qui pose cette
essence est un acte singulier, dans la mesure où Dieu produit notre
Ame co^mme un « mode certain et déterminé », notre Ame, par
l’intuition de sa dépendance à l’égard de Dieu, s’unit à Dieu comme
principe de l’acte singulier qui la produit elle-même dans sa singu­
larité propre, c’est-à-dire qu’elle s’y unit de façon entièrement per­
sonnelle.

§ ^ V I. — On voit par là combien l’union de l’Ame avec Dieu par


la connaissance intuitive est éloignée de sa fusion ineffable avec
l’infini, d’un évanouissement de son être singulier dans l’immensité
du divin ; combien elle exclut, non seulement tout mysticisme affec­
tif se complaisant dans l’obscurément senti, mais toute intuition
intellectuelle vague, dissolvant son individualité dans une nuit où
tous les chats sont gris. Au contraire, l’Ame, ayant l’idée intuitive de
la procession de son essence singulière à partir de Dieu, la connaît
par sa cause inconditionnée. Elle expérimente par là que son essence
individuelle a en Dieu son fondement absolu. Et comme cette expé­
rience lui est intérieure, elle lui est strictement personnelle.
Cependant, cet acte absolu, étant partout le même acte de Dieu,
doit être le même dans toutes les Ames. L’expérience personnelle que
chacune accomplit en l’espèce doit donc être la même pour chacune,
et chacune sait qu’elle sait ce qu’à l’intérieur d’elle chaque autre
expérimente et sait ; enfin, elle le sait comme Dieu même le sait,
non pas « d’un certain point de vue », mais droitement, sans opti­
que déformante, par une idée adéquate, identique en elle et en
Dieu.
Ainsi, l’Ame, tout en confirmant son individualité propre par
la connaissance de l’acte absolu qui la pose dans sa singularité, aper­
çoit que rien ne doit à cet égard la différencier intérieurement des
Ames qui sont parvenues comme elle à la connaissance intuitive.
Conjoncture exclue, lorsqu’on fonde leur individualité, comme Leibniz,
sur une différence de qualité intrinsèque et irréductible, au lieu de la
fonder sur un acte de Dieu qui, quoique singulier pour chacune, est,
de par son absoluité même, simple et sans différence. Comment toutes
les Ames parvenues à la connaissance intuitive, même si celle-ci n’est
pas aussi étendue en chacune d’elles, ne seraient-elles pas identiques
à cet égard, puisque cette connaissance ne comporte que des idées
adéquates en elle et en Dieu, que par ces idées elles connaissent les
choses dans le même ordre et de la même manière que Dieu, jouis­
sant de ce fait du même amour et de la même joie intellectuelle 36 ?

36. A l'opposé, l'imagination apparaît co^mme le principe de la différence :


« Autant de têtes, autant d'avis >, cf. Eth, I, Appendice, Ap., p. 115, Geb.,
II, p. 83, 1. 5-6.
LA SCIENCE INTUITIVE 465

Bref, si la partie éternelle d’une Ame peut être plus ou moins


grande que la partie éternelle de telle ou telle autre, il n’en reste
pas moins qu’elle ne diffère en rien, quant à sa nature, de la partie
éternelle de n’importe quelle autre 38 En conséquence, puisque les
Ames ayant accédé à la connaissance intuitive ont, sinon la même
quantité, du moins la même qualité de perfection, ne faut-il pas
admettre, de par la corrélation nécessaire de l’Ame et du Corps, que
l’essence singulière du Corps dont chacune est l’idée est, pour
chacune, de perfection, sinon égale, du moins comparable ? On com­
prend alors que, sur ce plan, « les Ames et les Corps de tous puissent
composer en quelque sorte une seule Ame et un seul Corps > 38,
et que, dans ces Ames, leur amour, fondé sur des idées identiques
par nature à celles des autres et à celles de Dieu, soit de même
nature en chacune et en Dieu, étant en chacune l’unique Amour
infini dont Dieu s’aime lui-même. C’est pourquoi, bien que subsistent
entre ces Ames des différences corrélatives aux complexions diverses
des Corps dont elles sont les idées, et des différences de perfection
tenant à ce que, ayant plus ou moins d’idées adéquates, connaissant
intuitivement plus ou moins les choses, elles s’élèvent plus ou moins
haut dans la connaissance du troisième genre, donc dans la vertu
(cf. V, Prop. 24, Scol. de la Prop. 31, Prop. 40), il n’y a entre
elles aucune différence de nature, mais de simples différences de
quantité dans la perfection qui leur est commune, différences qui
ne les empêchent pas d’être identiques par l’essence même de leur
vertu. Communiant dans la même vertu et dans le même amour, elles
n’offrent plus pour nous d’autre différence interne que celle
par quoi, de par leur finitude propre, chacune n ’est posée que
comme telle partie de l’entendement divin, et seulement à ce titre
expressément distinguée des autres parties. Leur position comme
partie par l’acte absolu de Dieu serait, à cette hauteur, cela seul par
quoi s’affirmerait leur individualité, malgré l’identité de la connais­
sance adéquate qui constitue leur contenu commun, d’autant mieux
que cette connaissance qui les unit à Dieu leur révèle que, en tant
qu’elle est adéquate, Dieu y est tout entier comme cause et que,
ainsi, loin que par là chacune s'y dissolve, c’est Dieu qui, quant à sa
nature, s’investit tout entier en chacune.

§ XVII. — Sans doute, la singularité de chaque Ame ne saurait-


elle se réduire à l’absoluité de l'acte divin qui la pose, car elle
comporte la singularité de son essence dont la définition la distingue
radicalement de tout autre. Cette définition exprime pour chacune
le degré de perfection qui lui est propre, « Dieu ayant dû créer378

37. Eth., V, Coroll. de la Prop. 40.


38. Eth., IV, Prop. 18, Scol., Ap., p. 460, Gcb., II, p. 223, !. 8-11.
466 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

[toutes les choses concevables par un entendement infini] depuis


le plus bas jusqu’au plus haut degré de perfection » 39 Mais, comme
toutes les Ames ont la même nature, « puisque [leur} essence consiste
dans la connaissance seule, dont Dieu est le principe et le fondement
(Prop. 15, p. I, et Scol. de la Prop. 47, p. II) » “ celles d’entre
elles qui parviennent à la connaissance suprême accèdent à un degré
de perfection comparable, « s’accordent en nature » " , et sont à cet
égard des essences semblables. Il paraît donc légitime de conclure
que le principe fondamental de leur singularité réside dans l’acte
absolu par lequel Dieu produit leur être propre et s'investit entière­
ment en chacune.
Ainsi, étant, de par sa nature indivisible, tout entier en chaque
Ame, Dieu fonde l’identité de toutes les Ames qui, au fond d’elles-
mêmes, aperçoivent pareillem ent son idée ; étant tout entier en
chacune comme leur cause absolue, il fonde, en soi et pour elles,
leur singularité sans compromettre par là leur identité, puisque cette
cause est en même temps identique en chacune. Cette coïncidence,
au sein de la connaissance suprême, de la singularité de chacune et
de l’identité de toutes est l’une des originalités du spinozisme. L’union
absolue, sur ce plan supérieur, des hommes en Dieu comme « dans
une seule Ame et dans un seul Corps », n’est pas, comme dans la
République leibnizienne des esprits, unité d ’une diversité bigarrée,
mais unité d'une multitude sans différence interne : ce n’est pas un
chœur polyphonique, c’est un chœur à l’unisson.39401

39. Eth., I, Appendice, Ap., p. 117, Geb., II, p. 83, 1. 26-28.


40. Eth., V, Prop. 36, Scol., Ap., p. 646, Geb., II, pp. 303, 1. 11-13.
41. •Eth., IV, Prop. 35, Ap., pp. 483-484, Geb., II, pp. 232-233.
CHAPITRE XVII

LA SC IEN C E IN T U IT IV E
(su ite e t f i n )

IV. — La Science Intuitive,


la connaissance adéquate et le mos goemetricus

Si, dans YEthique, la connaissance du troisième genre est dite


intuitive, c’est en tant qu’elle connaît l’essence même des choses
singulières et se déduit de l’idée de Dieu, et c’est, d’autre part, en
tant qu’elle s’oppose à la connaissance du deuxième genre qui ne
connaît que les propriétés des choses et s’obtient par inférence à
partir de notions communes. Puisqu’elle n’est pas dite intuitive en
tant qu’elle serait connaissance immédiate de la chose, et cela d’autant
moins qu’elle se définit par un procès, le mot in tu itif semble recevoir
ici un sens tout différent de celui qu’il a d’ordinaire.
Cependant, si ce procès définit la connaissance intuitive, c’est
parce que la connaissance de l'essence des choses à laquelle il aboutit
est elle-même intuitive. Or, cette connaissance ne saurait l’être sim­
plement du fait qu’elle a cette essence pour objet, mais du fait qu’elle
la connaît d’une certaine façon, c’est à savoir adéquatement. La
connaissance intuitive de l’essence des choses n’est donc rien de
plus que sa connaissance adéquate. O u encore, il y a connaissance
intuitive du fait qu'il y a connaissance adéquate de l’essence d’une
chose, — étant au surplus démontré qu’il n’y a, de l’essence d’une
chose, aucune autre connaissance possible qu’une connaissance adé­
quate, et, par conséquent, intuitive.
On peut donc dire que la connaissance que Spinoza appelle intui­
tive suppose deux conditions : à) qu’elle ait pour objet l’essence
même de la chose ; b) qu’elle soit adéquate.

§ IL — En quoi la connaissance de l’essence de la chose peut-elle


être légitimement dite intuitive du fait qu’elle est adéquate ?
O n ne peut le découvrir qu’en examinant la nature de l’idée
adéquate, puisqu’une telle connaissance ne comprend que des idées
adéquates. On s’apercevra alors que cette nature est intuitive dans
un sens très proche du sens courant.
En effet :
468 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L ’ÂME

1° Etant causée par Dieu en tant seulement qu’il constitue notre


Ame (cf. Coroll. de la Prop. 11, 4 conséquence), et comprenant en
elle la totalité de sa raison, cette idée est évidente par elle-même,
per se nota, et en ce sens de nature intuitive, car ce qui est notum
per se est intuitive notum. C’est pourquoi d’ailleurs elle est norma
veritatis suae.
2° Puisque cette idée enveloppe en elle la perception en un de
toutes les raisons (ou causes) de la chose, on doit dire que nous
concluons immédiatement d’elle tout ce que nous affam ons de la
chose, car nous l’affirmons par la connaissance de ses raisons. Et
cette conclusion, pour n’être pas déduite d’un raisonnement, n’en
est pas moins aussi certaine que si elle l’était, puisqu’elle résulte de la
vue, dans leur unité absolue, de la totalité des raisons. Ainsi l’idée
adéquate perçoit en elle-même, immédiatement, donc intuitivement,
la nécessité rationnelle de ce qu’elle affirme de son objet ; ce par
quoi son objet lui est pleinement intelligible.
3° Puisqu’elle n’est pas seulement vue immédiate de la chose,
mais vue immédiate de ses raisons dans leur nécessité interne, cette
idée n’est pas seulement intuition, mais intuition intellectuelle. Tout
en se rapprochant d’une expérience, par son immédiation, elle n’est
pas une expérience supra-sensible entendue comme un vécu, car, à
supposer qu’une telle expérience nous fût donnée, elle pourrait sans
doute nous faire saisir la chose telle qu’elle est, mais non la raison
par quoi elle est nécessairement ce qu’elle est.
4° Cette intuition n’est pas contact direct, sans idée, avec l’objet,
mais toujours idée distincte de la chose qu’elle perçoit, manifestant
sa vérité par elle-même, abstraction faite de sa relation à l’objet *,
tenant ainsi son caractère intuitif de sa seule nature, en tant que
celle-ci contient et exhibe toutes les raisons qui imposent son affir­
mation et fondent sa parfaite intelligibilité, bref, en tant qu’elle est
adéquate.
5° Puisque les démonstrations sont nécessaires pour que l’Ame
s’élève à l’idée adéquate, c’est-à-dire pour que soient comprises à
l’intérieur de cette seule idée toutes les raisons qui, autrement, reste­
raient extérieures à la perception de la chose ; ou encore, puisqu’une
série de réflexions est requise pour que l’Ame aperçoive en elle
l’idée adéquate qui renferme éternellement en soi toute la raison de
la chose, il en résulte que, si cette idée, une fois acquise, est, en tant
qu’immédiate ou intuitive, « expérience », « sentiment » de la chose,
elle ne peut s’accomplir que par des démonstrations. Bref, la vision
immédiate est le fruit de la médiation. On comprend alors que les
démonstrations soient comparées à des « yeux de l’Ame > 12, étant à la

1. Eth., II, Déf. 4 ; cf. supra, t. I, chap. III, § XXII, pp. 137 sqq.
2. Expression platonicienne : -rO -rfc; ,Puync; République, VII, 533d.
LA SCIENCE INTUITIVE 469

vision des essences éternelles ce que sont les yeux du Corps à la


vision imaginative des existences dans la durée. On ne s’étonnera
plus, en conséquence, qu’un même texte rapproche démonstrations et
expérience intuitive : « Nous sentons néanmoins et nous savons par
expérience que nous sommes éternels. Car l’Ame ne sent pas moins
ces choses qu’elle conçoit par un acte de l’entendement que ceUes
qu’elle a dans la mémoire. Les yeux de l’Ame par lesquels elle voit
et observe les choses sont les démonstrations elles-mêmes » s.
6° Puisque la démonstration, par la médiation, aboutit à poser
dans l’idée adéquate sa raison totale, elle doit s’abolir, une fois le
résultat obtenu, dans l’intelligibilité interne de cette idée, qui,
comprenant en elle sa cause absolue éternelle, à savoir Dieu, n'a
besoin de rien d’autre que de soi pour s’affirmer dans sa vérité.
7° De ce fait, cette idée se pose comme éternelle et auto­
suffisante. Toute idée adéquate est, en effet, absolue et éternelle en
nous co^mme en Dieu. Par là on comprend d’un autre biais ce qui
a été précédemment expliqué, à savoir que, bien que tout se passe
co^mme si la connaissance du troisième genre résultait, à un moment
donné, dans l’Ame du progrès de sa conscience, elle n’y naisse pour­
tant pas, qu’elle soit de toute éternité présente dans son entendement
éternel comme cause formelle de toute connaissance, et qu’ainsi le
dernier résultat soit premier commencement 4
Ces traits semblent témoigner surabondamment de la nature intui­
tive de l’idée adéquate.
*
**

§ III. — Cependant, la nature intuitive de la connaissance adéquate


ne suffit pas à faire d’elle une connaissance intuitive au sens où
Spinoza l’entend, puisqu’elle ne l’est que si elle connaît l’essence
d’une chose singulière et qu’elle ne l’est pas lorsqu’elle n’en connaît
qu’une propriété. Est-ce à dire que la nature de la connaissance dépend
en l’occurrence de la nature de son objet ? Evidemment non, car
nous pouvons connaître intuitivement telle propriété d’une chose
singulière en la déduisant génétiquement de la connaissance intuitive
de son essence. Il n’y a en l’espèce qu’un simple développement de
cette connaissance intuitive.
Il ressort de là que, si la connaissance du second genre, quoique
adéquate, n ’est pas dite connaissance intuitive, c’est, non point seule-34

3. Eth., V, Prop. 23, Scol., Ap., p. 628, Geb., II, p. 296 [mots soulignés
par nous}.
4. A propos de cette identité entre le commencement et la fin dans l'éter­
nité du principe, voir le suggestif rapprochement que M. Henri Charles Puech
établit entre la conception gnostique et celle de Spinoza, dans son cours sur
« Les doctrines ésotériques et les thèmes gnostiques dans l'Evangile selon
Thomas », cf. Annuaire du Collège de France, 1965, 65* année, p. 256.
470 DE LA NA11JRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

ment en raison de la nature de son objet, mais en raison de la nature


du procédé par lequel elle s’obtient ; et l’on devrait la définir, moins
par son objet, comme connaissance d'une propriété commune, que
par son procédé, comme connaissance par une propriété commune.
Si elle est adéquate, c’est que l’idée qu’elle nous donne de la
propriété d’une chose singulière a sa raison entière dans la notion de
la propriété commune, notion par laquelle on a pu attribuer cette
propriété à cette chose, notion nécessairement adéquate en tant qu’elle
est celle d’une propriété qui, étant pareillement dans la partie et dans
le- tout, est connue entièrement en nous-même comme en Dieu.
C’est donc par rapport à la notion commune de la propriété qu'est
adéquate la connaissance que l’on obtient de la propriété de la chose.
Si elle n’est pas intuitive, quoiqu’étant adéquate, c’est qu’elle
n'est pas adéquate par rapport à la chose même, du fait que son
procédé ne nous permet pas de connaître pourquoi et comment cette
propriété résulte de la nature intime de la chose. Par exemple, quand,
en vertu des propriétés communes des corps et des lois physiques
qu’elles enveioppent, nous déterminons par des calculs la grandeur
du soleil telle qu'elle est en soi, en opposition avec sa grandeur
apparente, qui tient à la structure de notre appareil optique, nous ne
connaissons pas adéquatement par là, ou plutôt nous ne connaissons
pas du tout comment et pourquoi, de par sa nature, le soleil a la
grandeur que nous lui attribuons, bien que nous ayons, par l’appli­
cation à son cas particulier des lois universelles de la physique, la
connaissance adéquate de cette grandeur.
De là on doit conclure que si cette connaissance est adéquate sans
être intuitive, c’est que lui fait défaut une connaissance adéquate
rendant raison, à partir de la chose même, de ce qui lui est attribué
en vertu de la notion commune. Ou encore, bien qu’elle soit par­
faitement adéquate en tant qu’elle a en elle toute sa raison, elle est
une connaissance imparfaite en tant qu'elle laisse échapper les raisons
qui se tirent de la chose même ; et c’est pourquoi elle n’est pas intui­
tive. Enfin, il est évident que, de par son procédé, elle doit néces­
sairement laisser échapper ces raisons, dont la connaissance, étant
conditionnée par celle de l’essence, n’est précisément possible que par
la déduction de celle-ci même à partir de Dieu, c’est-à-dire par le
procédé qui définit la connaissance intuitive.

§ IV. — En tant que constituées uniquement d’idées adéquates,


la Raison et la Science Intuitive, malgré leur différence de procédé
et d’objet, n’ont rien d'hétérogène et présentent entre elles la plus
étroite affinité : elles sont également véridiques, c’est-à-dire connais­
sent l’une et l’autre les choses telles qu’elles sont en soi (ut in se
sunt) ; elles appartiennent à la même sphère : celle des idées adé­
quates, idées qui, quels que soient leur usage et leurs objets, sont
LA SCIENCE INTUITIVE 471

de même nature, étant comprises pareillement dans cette partie active


et éternelie de l'Ame qui définit l’entendement (cf. III, Prop. 3,
dém., V, Coroll. de la Prop. 40). De plus, l’effort pour connaître par
le troisième genre de connaissance naît ' du deuxième aussi bien
du troisième (V, Prop. 28). Il peut naître du deuxième, car ii est
évident que, lorsque l’Ame s’est élevée par la Raison à connaître que
toutes ies choses dépendent de ia nécessité même de la nature éter­
nelle de Dieu (Il, Coroll. 2 de ia Prop. 44), elle est naturellement
portée à ies connaître par ia cause qui ies produit, c’est-à-dire par
Dieu, et à déduire ieur essence de l’essence formelle de ceux des
attributs de Dieu dont eiie a l’idée adéquate, c’est-à-dire à ies connaî­
tre par ia connaissance du troisième genre. Une telle connaissance
par engendrement interne d’idées adéquates les unes par les autres
donne iieu à une connaissance intuitive d’extension indéfinie.

**

§ V. — D ’après ce qui précède, on conçoit que, si ia phiiosophie


veut connaître selon ieur parfaite vérité les choses physiquement
réeiies, elie devra ies connaître uniquement et entièrement par des
idées adéquates, et par conséquent de façon intuitive, en les déduisant
génétiquement d’un principe connu de soi, car ainsi seulement
ies connaîtra dans la totaiité de ieurs raisons 5
Or, de cette sorte de connaissance, i’homme ne trouve aucun autre
échantillon que la Géométrie. Celle-ci, en effet, déduit génétiquement
d’une notion adéquate fondamentale : ceile de quantité ou de gran­
deur, les idées de tous ses objets (les êtres géométriques), et, conce­
vant chacun d ’eux du dedans, dans ia totaiité de ses raisons, eile les
connaît entièrement, donc adéquatement et intuitivement. En consé­
quence, ia Philosophie devra prendre pour modèle la Géométrie, et
ne sera vraie que si eiie réussit à se démontrer more geometrico.
Le mos geometricus est donc pour eiie, non un vêtement d’emprunt,
mais son ressort interne, ia façon nécessaire dont eiie se produit et
se promeut comme vérité.
Mais, objectera-t-on, ia Philosophie porte sur des choses physi­
quement réeiles ; comment pourrait-elle se modeier sur la Géométrie
qui n ’a pour objet que des abstractions, à savoir ies figures et ce qui
est impliqué par ieur détermination ? Car, quoique la Géométrie
ait son fondement réei dans ies choses, puisque ia grandeur (ou
quantité) enveioppe i’attribut Etendue, et ies figures, ies formes
essentielles des corps ”, eiie ne traite pas ia quantité comme nne 56

5. Cf. Lettre XXXXXVII, à ]e.m Bouwmeester, Ap., III, pp. 254-255, Geb.,
IV, pp. 188-189.
6. Cf. supra, t. I, Appendice n° 1.
472 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

réalité physique existant hors de nous, mais comme un être idéal,


et voit dans les figures, non des propriétés de choses extérieures,
mais des déterminations non moins idéales, que, dans cette grandeur,
l’Entendement produit à sa guise. Bref, elle ne porte que sur des
Etres de raison, engendrés par notre esprit à partir de propriétés
communes abstraitement considérées.

§ VI. — Dans ces conditions, la Physique ne serait-elle pas pour


la Philosophie un meilleur modèle, puisqu’elle porte, comme elle, sur
des choses ayant hors de nous une existence concrète, et puisque,
depuis Descartes, elle se donne pour une science strictement ration­
nelle, rendant systématiquement raison de ses objets à l’aide des
seules mathématiques ?
N on point, car cette physique, contrairement à ce que d’aucuns
ont pu s’imaginer, loin de refléter la structure interne de l’univers, ne
fait qu’en prendre une connaissance abstraite et superficielle, ne
saisissant que certaines relations nécessaires entre les choses existantes,
laissant échapper les forces internes dont le jeu rend compte, non
seulement de ces relations, mais encore de tous les phénomènes
singuliers. N ’appliquant que du dehors les mathématiques aux
choses, elle ne peut saisir adéquatement, par leur moyen, les exis­
tences sur lesquelles elle porte, car la chaîne infinie des causes finies
dont ces existences dépendent échappe aux capacités de l’entendement
humain. Certes, les prédicats conférés aux choses, étant déduits de
leurs propriétés communes, objets d’idées adéquates, peuvent-ils
être à bon droit réputés leur être adéquatement attribués ; mais, leur
étant conférés du dehors, par une inférence de l’universel au parti­
culier, ils ne sont pas génétiquement déduits de leurs essences, et
ne sont pas, à ce titre, intuitivement, ou, dirait le De intellectus
emendatione, adéquatement connus.
En conséquence, il reste que, si l’Entendement veut connaître les
choses physiquement réelles de façon parfaite, c’est-à-dire intuiti­
vement, il lui faut les saisir, non à la manière de la Physique, qui
ne les conçoit qu’incomplètement et du dehors, mais à la manière
dont la Géométrie conçoit ses Etres de raison, à savoir génétique­
ment et du dedans, à partir d’un principe qui leur serait immanent.

§ VII. — Mais le peut-il ? Sans nul doute, car l’objet de la Philo­


sophie n’est pas, comme celui de la physique, la connaissance des
relations extrinsèques des choses existantes se succédant dans la durée,
et dont l’existence, sans connexion avec leur essence, n’a rien d’une
vérité éternelle 7 ; mais c’est la connaissance d’un Etre éternel (Dieu)
d’où se déduit la connaissance des essences des choses, essences qui

7. De int. emend., Ap., I, § LVII, p. 272, Geb., II, p. 36, 1. 29.


LA SCIENCE INTUITIVE 473

sont des ventes éternelles au même titre que les Etres de raison
dont la Géométrie définit l’essence et déduit les propriétés •.
En conséquence la Philosophie devra observer deux préceptes :
1. Se détourner de la perception imaginative des choses singulières
soumises au changement, pour considérer la série (series) des choses
fixes et éternelles8910selon l’ordre immuable et logique de leur dépen­
dance, à savoir les essences éternelles des choses : celles de Dieu,
de ses attributs, de la Pensée, de l’Etendue, des modes infinis et
des modes finis, pour aboutir à apercevoir en Dieu les lois univer­
selles qui déterminent l’ordre nécessaire des modes finis existant
dans la durée, c’est-à-dire les lois qui commandent à l’ensemble
« des choses singulières soumises au changement ».
2. Connaître génétiquement l’essence de ces êtres réels, comme la
Géométrie connaît génétiquement l’essence de ses Etres de raison.
Et, puisque la Géométrie obtient cette connaissance génétique en
construisant ses figures, et en déduisant d’elles tout ce qui en résulte
nécessairement, de même, la Philosophie construira l’essence de
Dieu, et, de cette définition génétique, déduira tout ce qu’il est pos­
sible d’en déduire.
*
**

§ VIII. — On peut comprendre maintenant le rapport que, à


cet égard, soutiennent entre eux le De intellectus emendatione et
l'Ethique.
Alors que, procédant more geometrico, lEthique, située sur le
plan de la théologie et de l’ontologie, fonde en droit, déductivement,
par sa théorie de l’idée adéquate, la méthode génétique qu’elle pra­
tique en fait, le De intellectus emendatione, situé sur le plan psycho­
épistémologique, réfléchissant directement sur le fait de la connais­
sance géométrique, en dégage le concept de genèse interne comme
celui de la seule méthode possible pour la science adéquate des
choses physiquement réelles. Saisissant dans la pensée géométrique
l’acte fondamental de l’intellection et le processus nécessaire qui
l’exprime, il y découvre l’essence m êm e de l'entendement, et croit
pouvoir en fournir la définition adéquate.
En réfléchissant sur la connaissance géométrique, on aperçoit, en
effet, que sa nature et ses caractères sont les suivants :
1° Elle naît de la seule puissance de l’entendement développant
de lui-même, sans aucune influence extérieure, le contenu d’une
notion qu’il form e en lui absolument *°.

8. Cf. supra, t. I, Appendice n° 1, §§ VII-VIII, pp. 424 sqq.


9. De int. emend, Ap., I, § l v i i , pp. 272-273, Geb., II, p. 36.
10. De int. emend., Ap., I, § XLI, p . 257, 1. 14 sqq., Geb., II, p. 26,
l. 35, p. 27, 1. 1-15, Ap., I, § l x v i i i , p. 277, Geb., II, p. 39, 1. 21-24. On
notera deux nuances du mot absolute : tantôt il s'applique aux idées que
474 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

2° Cette notion ne peut que se « connaître en soi et par soi »


c’est-à-dire absolument 1J, donc adéquatement (et, dans le sens que
nous avons dit, intuitivement), du fait qu’elle « enveloppe objecti­
vement en elle l'essence d’un principe qui n’a pas de cause » “ , « car
il exprime l’infinité » 14• Ce principe, c’est la quantité 15 (ou grandeur).
3° De cette notion, l’entendement forme spontanément (donc
adéquatement) toutes les autres, en la déterminant à sa guise d’une
infinité de façons ; de là naissent les définitions génétiques du
cercle, de la sphère, de l’ellipse, etc. 16^
4° Ces diverses façons ne sont que les spécifications d’un seul et
même processus : la détermination de la quantité par le mouvement
(idéal) : ainsi, le mouvement du point engendre la ligne, le mouve­
ment de la ligne, la surface, le mouvement de la surface, un corps ” •
D e chaque être géométrique, il existe donc une définition essen­
tielle exprimant la façon dont on peut le déterminer par un mouve­
ment “

l'entendement forme sans avoir besoin pour cela d'autres idées (il s'agit des
notions que Descartes appelle namres simples absolues, par ex. aux §§ LXIV et
LXV, Ap., 1, p. 276 , Geb., II, p. 38, 1. 34 et 39, 1. 1 sqq.), tantôt il désigne
la puissance par laquelle l'entendement forme ses idées de lui-même, sans
aucune intervention extérieure, par ex. au § lxviii, p. 277.
11. Ibid., Ap., 1, § xli, p. 257, Geb., Il, p. 26, 1. 34-35.
12. Ibid., § lxv, Ap., 1, p. 2 7 6 , Geb., Il, p. 39, 1. 4.
13. Ibid., § xli, p. 257, Geb., Il, p. 26, 1. 34. — C'est-à-dire qui n'a
pas de cause finie, s’expliquant à son tour par une autre cause finie, etc ..
14. Ibid., § lxv , p. 276, Geb., Il, p. 39, 1. 4.
15. Ibid., Geb., II, p. 39, 1. 4-5. Cette position de la quantité comme
premier principe, qui implique l'identification cartésienne entre la quantité
et la grandeur, est repoussée par Hobbes. Cf. Hobbes, Examinatio et emenda-
tio matbematicae bodiernee, Op. lat., IV, Dial. 1, pp. 15-17.
16. De int. emend., Ap., 1, § lxv, p. 276, cf. §§ LI, LI, liii, pp. 270-271,
Geb., II, p. 39, 1. 4 sqq., l. 35, et Lettre LX, à Tscbirnbaus, Ap., III, p. 230,
Geb., IV, p. 270.
17. De int. emend, Ap., I, § LXV, pp. 276-277, Geb., Il, p. 39, 1. 4-14.
18. De int. emend., Ap., 1, § x li , pp. 257-258, §§ lii, u n , pp. 270­
271, § lxv et lxix, pp. 276-278, Geb., Il, pp. 26 sqq., 34, 39. — Plusieurs
définitions peuvent être données du même être géométrique, selon les diverses
façons dont on conçoit la détermination de la quantité. Par exemple, on peut
déterminer une surface elliptique, soit en se représentant une pointe appli­
quée contre une corde et se mouvant autour de deux points fixes, soit en
concevant des points, infinis en nombre, qui soutiennent un certain rapport
constant avec une ligne droite, soit par une section conique d'une certaine
obliquité (De int. emend., Ap., 1, § lxix, pp. 277-278, Geb., II, p. 39). Si
ces diverses définitions sont celles d’un même être, c'est qu'elles enveloppent
toutes sa cause formelle. Si elles ne sont pas toutes parfaites, c'est que la
plupart l'enveloppent sans l'exprimer. Elle est exprimée seulement par la
première, qui, par là même, est seule parfaite. Faisant naître la figure sous
nos yeux, elle est génétique et inmitive. C’est la vraie définition de 'la chose;
les autres, sans être fausses, ne sont que les vraies définitions de ses propriétés
(cf. supra, t. 1, chap. IV, § XX, pp. 151 sqq). Néanmoins, comme elles
enveloppent la cause formelle de la chose, elles peuvent tenir lieu de sa vraie
LA SCIENCE INTUITIVE 475

5° Par ce processus, l’entendement obtient une infinité d'idées


positives ( « affirmatives >) 1B, étrangères au nombre et à la durée,
en ce sens éternelles, claires et distinctes, puisqu'elles apparaissent
co^m e dépendant absolument de sa seule puissance 20, connues du
dedans par elles-mêmes, puisqu’elles sont connues par leur cause
intérieure (par le mouvement déterminant d’une certaine façon la
quantité), donc absolument certaines “ puisque leur être nécessaire
suit entièrement de notre pensée qui contient toute leur cause
efficiente
6° En concevant les êtres géométriques par le mouvement qui les
détermine chacun différem m ent dans la quantité, l’entendement les
connaît par leur définition génétique, qui, exhibant leur cause totale,
exprime leur essence intim e et permet de déduire immédiatement
toutes leurs propriétés “ •
7° Cette définition est la seule parfaite 24, car, étant seule à faire
connaître la chose par sa cause entière, elle est seule à en donner
une connaissance adéquate, l’idée adéquate de la chose n’étant telle
que par la connaissance de toute sa cause : « Vere scire est scire
per causas » ” •
8° D 'où la nécessité de choisir cette sorte de définition de préfé­
rence à toutes les autres, et d’exclure les définitions par la propriété,
qui sont extrinsèques ; par exemple, on définira le cercle, non
comme le lieu géométrique des points à égale distance du centre 26,
mais co ^m e une figure décrite par une ligne quelconque dont une
extrémité est fixe et l’autre mobile " Car, par la première définition,

définition. C'est pourquoi Spinoza a pu déclarer que, « quand il s’agit de


figures et d’autres êtres de raison, cela importe peu [de définir par la propriété
ou de définir par l'essence} », De int. emend., Ap., I, § U, p. 270 (cf. supra,
t. I, chap. IV, § XXI, p. 170). Leibniz, dans une Lettre à de Voider (Gerh.,
Leib. Phil. Schr., II, pp. 225 sqq.), indique que, si les diverses modes de géné­
ration d'une figure se valent du fait qu'ils enveloppent chacun la même cause
formelle, il faut préférer celui qui procède par les lignes les plus simples. Ce
qui revient à dire, au fond, qu'il faut préférer la définition génétique, puisque,
tout dans la nature se faisant par les voies les plus simples, le procédé par les
lignes les plus simples est le seul à exprimer la cause.
19. Ibid, § l i ii , p. 271, § LXVI, p. 277, Geb., Il, pp. 35, 39, l. 15.
20. Ibid., § 68, p. 277, Geb., p. 39,1. 21-24.
21. Ibid., § 63, p. 276, Geb., II, p. 38, l. 32-33.
22. Ibid., § 41, p. 257, l. 18 sqq., Geb., II, p. 27, 1. 35 et p. 27, 1. 10 sqq. ;
cf. Lettre LX, à Tschirnhaus, Ap., III, p. 320, Geb., IV, p. 270, 1. 19-21 :
« ... ut definitio causam efficientem exprimat ».
23. Ibid., §§ 50-53, pp. 268-271, Geb., Il, pp. 34-35.
24. Ibid, § 51, p. 269, c Definitio [...] perfecta », Geb., Il, p. 34, l. 29 ;
« vera et legitima », Geb., ibid, l. 19. On a vu que 1' c idea vera » est
« idea adaequata seu perfecta ».
25. De int. emend., § 46, Ap., I, p. 266, Geb., Il, p. 32, 1. 22-23.
26. Euclide, Elementa, Livre I, Déf. 15.
27. De int. emend, §§ XLI-XLIII, p p 269-271, Geb., II, pp. 38-39;
476 DE LA NA'I'URE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

on connaît la chose : a) par une propriété qui est la conséquence ou


l’effet de son essence, ce qui répugne aux conditions de la connais­
sance adéquate, puisque l’effet « enveloppe » la cause, mais ne
l’ « explique » pas î8 ; b) par l’extérieur et non par l’intérieur ;
c) par une propriété, et non par son essence, ce qui risque de nous
faire confondre celle-ci avec celle-là ” ; d) partiellement, puisque
nous ne la connaissons que par une seule de ses propriétés, au lieu
de la connaître par le principe où elles sont toutes ramassées ;
e) dans cette mesure, inadéquatement, puisque l’idée adéquate connaît
en elle-même toute la cause de son objet.
9° Ceci étant, on voit que la connaissance des Etres de raison,
objets de la géométrie, est une connaissance parfaitement adéquate,
procédant de l’idée intuitive originelle d’un être fondamental (la
grandeur), qui exprime l’infinité, idée que l’entendement produit
absolument, qu’il détermine du dedans par le mouvement, produisant
ainsi en lui-même les définitions génétiques éternelles d’une multi­
tude de figures, les connaissant par là même adéquatement dans
leur cause entière, étant ainsi capable de dérouler à l’infini du
dedans, à partir de l'idée intuitive qu’il a de chacune, la série de
leurs propriétés nécessaires. Bref, — pour user des termes par lesquels
le Scolie de la Proposition 47 du Livre II définit la connaissance du
troisième genre, — dans cette science, l’entendement s’avance de
l’idée adéquate d’un être fondamental (qui est une idéalité), à la
connaissance adéquate de l'essence des êtres de raison.Et. dansce
procès intérieur, qui va du vrai au vrai, le savoir à chaque instant se
sait comme vrai. La vérité de la chose apparaît comme contenue dans
la pensée de cette chose, sans aucune référence à un être extérieur,
bref, comme dépendant uniquement de la puissance et de la nature
de l’entendement 3<\
Le fait même qu’elle porte sur des êtres de raison, et non sur des
choses réelles hors de nous (car les corps triangulaires, circulaires,
etc., et non le triangle, le cercle, etc., existent dans la Nature),
confère à la Géométrie le privilège de nous enseigner immédiatement
et sans le moindre doute que l’Entendement tire de lui seul, et non

Lettre LX, à Tschirnhaus, Ap., III, p. 320, Geb., IV, pp. 270-271. Pour
la comparaison avec Hobbes, cf. infra, S XI, pp. 482 sqq.
28. De int. emend, Ap., I, § 13, p. 231 et note 1 ; cf. Eth., Il, Prop. 16
et Coroll. 2 ; Prop. 19, Prop. 2 7 / cf. supra, ch. V, §§ X , B, 3° p. 122,
note 34, chap. VII, § IV, p. 194. Dans la Lettre LX, à Tschirnhaus, Spinoza
écarte la première définition parce qu'elle n' « enveloppe » pas la cause
efficiente, mais la suite de la lettre montre que, moins précis ici qu'en
d’autres textes, il donne à envelopper (involvere) le sens d'exprimer (expri-
mere), cf. Geb., IV, p. 270, 1. 26 et p. 271, 1. 1.
29. De int. emend, Ap., I, § l i , pp. 269-270, Geb., II, pp 38-39.
30. Ibid, § x l i , p. 257, Geb., II, p. 27, 1. 2-3. Cf. Lettre ^X X V II, tl
Jean Bo#Wmeester, juin 1666, Ap, III, pp. 254-255, Geb., IV, pp. 187-189.
LA SCIENCE INTUITIVE 477

d’ailleurs, la connaissance du vrai. Elle nous le m ontre formant ces


Etres à sa guise, et, par conséquent, les connaissant entièrement par
lui-même sans rien recevoir du dehors 32 agissant en l’espèce comme
les partisans de l’entendement créateur conçoivent que Dieu aurait
agi lors de la création, où il aurait, avant de faire exister les choses,
formé comme il lui aurait plu les concepts de ces êtres nouveaux,
les connaissant ainsi a priori du dedans, de façon parfaite, sans rien
recevoir d’eux 32
Puisque la connaissance géom étrique révèle manifestement que
l’entendement est le pouvoir du vrai, qu’il est, strictement parlant, le
vrai en action : « verum sive intellectus 32 rien d’étonnant à ce
que nous puissions trouver en elle la définition de l'essence de cet
entendement même, définition « telle que, étant posée, toutes ses
propriétés soient posées, et que, étant supprimée, toutes soient
supprimées 32 La formule de cette définition pourrait être la
suivante : l’entendement est la puissance infinie du vrai, se sachant
elle-même comme vraie dans son développement spontané à partir
d’une idée qu’elle forme absolument par elle-même (l’idée vraie
donnée) jusqu’à l’intuition des idées qui en découlent selon une
genèse intérieure continue, ce par quoi elles sont saisies dans leurs
causes éternelles, singulières, internes. Cette définition coïncide avec
celle de la connaissance du troisième genre. Par là même se trouve
obtenue la vraie méthode, qui « consiste essentiellement [...} dans la
seule connaissance de l’entendement pur, de sa nature et de ses
lois » 32
*

§ IX. — L’analyse de la Géométrie génétique a permis de conclure


que le pouvoir du vrai par elle manifesté — qu’on le baptise ou non
entendement — a les caractères de l’Entendement proprem ent dit :
c’est un seul et même pouvoir qui s’exerce, soit sur des notions
abstraites, des Etres de raison, soit sur des choses concrètes, des
Etres réels. En conséquence, révélant ce qu’est l’Entendement, et
par là même ce que c’est que connaître le vrai, la Géométrie doit31245

31. De int. em^id., § XLI, pp. 257-258, Geb., Il, pp. 27-28.
32. Hid., p. 257, Geb., II, pp. 27-28.
33. Ibid., § XL, p. 256, Geb., II, p. 26, 1. 14. — Prise en soi, la con­
naissance mathématique, étant le vrai en acte, ne comporte pas d’erreur
possible (cf. supra, chap. XIV, §§ xii-xiii , pp. 430 sqq.). L'invention mathé­
matique peut donc progresser à sa guise sans craindre de se fourvoyer, du
moment qu'elle reste développement authentique de l'entendement pur.
34. Cette définition, que nous reconstruisons d'après le contexte, et que
Spinoza annonce comme devant terminer le De intellectus emendatione,
en est absente à cause de l'inachèvement de l'ouvrage.
35. Lettre XXXVII, à Jetm Bs^wmeester, Ap.., III, p. 255, Geb., IV,
188-189.
478 bE LA NA'rtJRE E t' DE L'ORIGINE DE L'ÂME

être l'institutrice de toute connaissance vraie, et imposer sa méthode


comme la charte universelle du savoir humain.
De ce fait, la méthode ne peut être en Philosophie que l’adap­
tation de la méthode génétique de la Géométrie à la connaissance des
êtres physiquement réels. D ’où, entre les deux, une correspondance
trait pour trait :
1° La connaissance de l’essence des êtres physiquement réels ne
peut être vraie que si, n’étant pas déterminée par des objets exté­
rieurs, elle est produite par la puissance interne et spontanée de
l’entendement se développant à partir d’une idée absolue 36 en lui.
2° Cette idée est aussi absolue que celle de quantité ou de gran­
deur, notion prem ière de la Géométrie, non pas, toutefois, en tant
seulement qu’elle enveloppe objectivement comme celle-ci l’essence
d’un principe qui, exprimant l’infinité, n ’a pas de cause (externe)
et se conçoit en soi et par soi, mais en tant qu’elle enveloppe objec­
tivement l’essence d’une chose qui se cause par soi et, par là même,
ne peut se concevoir que par soi : à savoir Dieu 37
3° De ce fait, cette idée s’exprime, non, comme la grandeur,
dans un axiome, mais dans une définition.
4° Cette définition est « vraie et légitime » 3839, car, à l’image de
la définition géométrique, elle est génétique. Construisant la chose
(en l’espèce Dieu), elle en dévoile l’essence et permet d’en déduire
toutes les propriétés 3*
5° Définissant la chose par son essence et non par sa propriété,
elle nous évite de confondre celle-ci avec celle-là et d’aboutir ainsi
à renverser l’ordre de la N ature 4° Ce risque n ’est guère à craindre
en Géométrie 4142, car, s’agissant là d’Etres de raison que nous for­
mons nous-mêmes, leur essence ne peut nous échapper, puisque nous
forgeons leur cause « à volonté » 42 et voyons du premier coup d’œil
qu’une définition par la propriété 434 ne saurait l’exprimer. Il en va
tout différemment pour les choses physiquement réelles 44 (Dieu,

36. « Id ea ab so lu ta sive a d a e q u a ta e t p e rfe c ta », cf. Eth., II, Prop. 34,


cf. supra, ch. X , § VIII, p p . 30 8 sqq.
37. C f. L ettre LX, à Tschirnhaus, A p ., III, p p . 3 2 0 -3 2 1 , G eb ., IV , p p . 2 7 0 ­
271.
38. « V era e t legitim (a d e fin itio », De int. em end., G eb ., I l, 3 4 , 1. 19,
A p., 1, § L, p . 2 6 9 .
39. Ib id ., A p ., 1, § l i i i , p . 2 7 1 , § l v , n ° IV , p . 2 7 1 , G e b ., II, p . 35.
4 0 . Ib id ., § LI, p p . 2 6 9 -2 7 0 , G e b ., II, p p . 34-35.
4 1 . « O n p e u t, sans q u e cela fasse de différence, d é fin ir d ’u n e façon
q u elco n q u e [une chose très ab straite} , à savoir le cercle », ib id ., p . 2 7 0 ,
G e b ., II, p . 34, 1. 33.
4 2 . Ib id ., § XLI, p . 2 5 8 , G e b ., I l , p . 2 7, 1. 15-16 : « F in g o a d lib i ^ m
cau sam ».
4 3 . Ib id ., § XLI, p . 2 7 0 , G eb ., I l , p . 35, 1. 2-3.
4 4 . « B ien q u e, co m m e je l’ai d i t [cf. G e b ., I l , p . 3 4 , 1. 3 3 ] , cela
[d éfin ir p a r u n e p ro p riété} im p o rte p e u q u an d il s'agit de fig u res e t d'au-
LA SCIENCE INTUITIVE 479

idée, Ame, Corps, etc.), car, loin de concevoir leurs notions absolu-.
ment du fait que nous formons celles-ci absolument, . nous les formons
absolument du fait que nous les concevons absolument, — c’est-à-
dire que nous apercevons en Dieu la cause totale (Dieu) qui les pro­
duit de façon inconditionnée. C’est pourquoi, quand nous définis­
sons la chose seulement par sa propriété, ne concevant pas sa cause,
nous confondons à peu près immanquablement son essence et sa
propriété, laquelle, au surplus, ne peut être que confusément connue,
puisqu’elle n ’est adéquatement saisie que si elle est déduite de
l’essence dont elle dépend 46 « Si [donc] nous passons outre, sans
nous arrêter aux essences, nous renverserons nécessairement l’enchaî­
nement des idées qui doit reproduire dans l’entendement l’enchaîne­
ment de la N ature » 46 ; bref, ignorant les vraies causes, nous
méconnaîtrons l’ordre, lequel procède de la cause à l’effet, et nous
confondrons tout iT.
6 ° Pour découvrir ce en quoi consiste la définition génétique de
l’essence d’un être physiquement réel, par exemple Dieu, et comment
elle rend compte de toutes ses propriétés, la Philosophie se tourne
vers les définitions génétiques de la G éom étrie48, par exemple, celle
du cercle, comme figure décrite par le mouvement de la ligne autour
d’un point im m obile49, ou celle de la sphère, comme solide résultant
de la rotation d’un demi-cercle autour d’un axe “ Ainsi, définissant
Dieu, non par sa propriété : la perfection, mais par la raison géné­
tique de sa nature : substance constituée par une infinité d’attributs
infinis 51, elle le construit, comme la géométrie construit le cercle ou

très êtres de raison, cela importe beaucoup dès qu’il s’agit d’êtres physiques
et réels », ibid., § LI, Ap., I, p. 270, Geb., II, p. 35.
45. « Effectivement, les propriétés des choses ne sont pas clairement
connues aussi longtemps qu’on n’en connaît pas les essences », ibid.
46. Ibid.
47. Eth, I, Prop. 7, Scol. 2.
48. « Pour diriger notre enquête, posons-nous devant les yeux quelque
idée vraie dont nous sachions avec la plus haute certinide que l’objet
dépend de notre pouvoir de penser et qu’elle n'a pas d’objet dans la Narnre,
[ ...] par exemple [...] le concept d’une sphère », De int. emend, Ap., I, § XLI,
pp. 257-258, Geb., II, p. 27. — « A défaut d'autres exemples que j’écarte
pour n’avoir pas l’air de vouloir mettre en lumière les erreurs des autres,
je prendrai seulement l’exemple d’une chose très abstraite [ ...], à savoir le
cercle », ibid., § li, p. 270, Geb., II, p. 35. — Les exemples écartés sont :
la définition cartésienne de Dieu comme être parfait, celle de l'homme comme
être raisonnable, toutes les définitions par un prédicat convertible, enfin
toutes les définitions par un caractère dont la négation entraîne nécessai­
rement celle de la chose sans que sa position entraîne celle de la chose.
49. De int. emend, Ap., I, § LU, p. 270, § LIU, p. 271.
50. Ibid., § XLI, p. 258, Geb., II, p. 27.
51. Lettre LX, à Tschimhaus, Ap., III, p. 321, Geb., IV, pp.. 270-271.
480 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

la sphère, par la synthèse de ses éléments constituants au moyen d’une


idée imposant à notre esprit la règle de cette synthèse” .
7° D e même que la Géométrie déduit de l’idée fondamentale
de la quantité, déterminée à l’infini par le mouvement, l’essence
d'une m ultitude de figures, de même la Philosophie, tirant de l'idée
fondamentale de D ieu une multitude de choses (plu-rima.), en déduit
l'idée adéquate de l’essence des choses, ce par quoi se forme la
connaissance du troisième genre.
Par ces sept traits capitaux, la Philosophie témoigne combien
étroitement sa charte est calquée sur celle de la Géométrie. Ce qui
se justifie pleinement dès lors que la Géométrie apparaît comme
un enchaînement d’idées adéquates, intuitives dans la mesure où
chacune, concevant la genèse de son objet, embrasse en soi la totalité
de sa cause ou de sa raison.

*
**

§ X. — Exposer la philosophie more geometrico, l’entreprise n'avait


en soi rien d’original. Elle avait été déjà tentée maintes fois au cours
des précédents siècles ” , et c’est une ancienne opinion que, comme
l’écrit Marsile Ficin dans sa Theologia platonica, c: la Nature,
pensée divine, produit ses choses selon les raisons, comme l’esprit du
géomètre fabrique de lui-même ses figures >. Mais, dans la plupart
de ces essais, outre que la méthode géométrique n’était appliquée à la
philosophie qu’en vertu d’analogies superficielles, elle ne constituait
qu'un procédé d’exposition, et non une méthode d’invention. Chez
Spinoza, au contraire, cette application étant métaphysiquement
fondée dans sa théorie de l’idée adéquate, le procédé génétique étant
généralisé dans la Géométrie même, la science, enfin, étant conçue
comme engendrant la vérité à partir d’une idée vraie donnée, la
genèse géométrique se pose co^nre le seul procédé possible de pro­
duction du vrai. Aussi le mos geometricus conquiert-il une significa­
tion et une prégnance qu’il n’avait encore jamais connues, même chez
Descartes. Si Descartes, en effet, a pu parler de méthode géométrique,
s'il a dans un court essai « disposé ses raisons more geometrico >,
il était avant tout attentif à l’ordre, et non à la construction génétique
des concepts, déclarant dans le Discours qu’il prenait son modèle
moins dans la géométrie que dans l’arithmétique “ • De fait, on
n'assiste jamais dans les Méditations, ni ailleurs, à une construction
de concepts.5234

52. Cf. supra, t. 1, ch. IV, §§ XX-rai, pp. 167-172.


53. Cf. de Vleeschauwer, More geometrico demonstratum, communication
à l'Université de Pretoria, art. cit. — Enrico de Angelis, Il metodo geometrko
nelle filosofie del Seicento, Pise, 1964.
54. Cf. Descartes, Discours, deuxième partie, A. T., VI, p. 21, 1. 13-18.
LA SCIENCE INTUITIVE 481

Cependant, co^mme l'entreprise cartésienne par exceUence fut


d’opérer une révolution philosophique en introduisant dans la spé­
culation l’esprit et la manière mathématiques de raisonner ; co^une,
par la voix de Louis Meyer, dans la Préface des Principes, qu'il a lue
et approuvée, Spinoza rend un hommage éclatant à Descartes, « l'astre
le plus resplendissant (splendidissimum) de notre siècle » ; comme
U le loue, non seulement d’avoir renouvelé la mathématique, mais
d’avoir procédé dans ses ouvrages philosophiques « selon la raison
démonstrative et l’ordre m athém atique » “ , il paraîtrait tout naturel
de voir en Descartes l’inspirateur de cette méthode génétique géo­
métrique que le De intellectus emendatione propose comme modèle
à la philosophie.
L’idée d’une géométrie génétique concevant les êtres géométriques
par le mouvement qui les engendre, et développant sans arrêt une
intuition fondamentale, ne présente-t-elle pas une certaine affinité avec
les concepts cartésiens des Regulae et de la Géométrie de 1637 ?
Descartes ne prescrit-il pas de connaître toutes les lignes, les plus
composées comme les plus simples, en les imaginant comme décrites
par un mouvement continu ou par plusieurs qui s’entresuivent et
dont les derniers soient entièrement réglés par ceux qui les précè­
dent 56 ? N e substitue-t-il pas à la géométrie statique, qui saisit les
figures toutes faites, la géométrie analytique qui nous fait assister
à leur genèse par le déplacement du point dans le plan ou dans
l'espace 5’ ?
A coup sûr, l’idée d’une intellection des figures par leur genèse
interne est une idée commune à Descartes et à Spinoza. Et par là
s'explique le rapprochem ent opéré par Léon Brunschvicg entre
« l’intuition cartésienne et l’intuition spinoziste » “
Mais il est douteux qu’il s'agisse, de part et d'autre, de la même
genèse et de la même géométrie.
Pour Descartes, la genèse est le propre de la géométrie analytique,
qui s’oppose par là à la géométrie euclidienne, synthétique, statique
et non génétique. Aussi prescrit-il pour la philosophie la méthode
analytique, seule capable d’inventer la science, la méthode synthétique
étant confinée dans un rôle subalterne de simple exposition. C’est par
pure concession au lecteur, par « déférence » pour les auteurs des
Secondes Objections, qu’il consent à « disposer de façon géométri­
que [...} les principales raisons de sa philosophie », et ces termes

55. Spinoza, Principia, Préf. de L. Meyer, Ap., I, pp. 294-295, Geb., I,


pp. 128-129.
56. Descartes, Géométrie, II, A. T., VI, pp. 389-390.
57. Cf. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 2e éd., I, pp. 314
sqq.
58. Léon Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique,
pp. 138-141.
482 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

de « rationes probantes dispositae suffisent à eux seuls pour


marquer qu’il s'agit là, non d’une méthode démonstrative, mais seule­
ment d’un procédé d’enseignement n’ayant rien à voir avec la
méthode de découverte, et consistant seulement à présenter d'une
certaine façon des démonstrations obtenues indépendamment de
ce procédé.
Pour Spinoza, au contraire, la genèse dont il s’agit est propre à la
géométrie euclidienne elle-même, du moins à cette géométrie telle
que l’ont réformée les mathématiciens d’Oxford, en exigeant d’elle
qu’elle définisse génétiquement tous ses objets. Construisant immé­
diatement ceux-ci in concreto, les définitions en contiennent et en
expriment les causes formelles : ainsi les définitions génétiques du
cercle, de la sphère, de l’ellipse, etc., prises pour exemples dans le
D e intellectus emendatione. Ces définitions sont le type des idées
adéquates, puisque chacune, exhibant la production de son objet,
embrasse en elle la totalité de sa cause. C’est pourquoi toute connais­
sance qui se veut vraie, c’est-à-dire adéquate, donc, en prem ier lieu, la
philosophie, doit se fonder sur des définitions de ce type, déduire
d’elles intérieurement leurs conséquences, bref, pratiquer une méthode
synthétique qui, étant génétique de bout en bout, est seule apte à
produire le vrai, et, par conséquent, à inventer la science. Une telle
conception de la genèse n’a rien à voir avec celle de Descartes. En
un sens, elle lui tournerait plutôt le dos.

§ XI. — En revanche, si l’on se réfère aux ouvrages de Hobbes


sur la réforme de la géométrie euclidienne, en particulier à son
Examinatio et emendatio mathematicae hodiernae, publiée en 1660,
un an avant la rédaction du D e intellectus emendatione, il ^paraît évi­
dent que la source de la genèse spinoziste est là ”
Professant qu’il n’y a de science que par la cause, et que la géomé­
trie, créant elle-même ses objets, peut, en toute certitude, les connaî-59

59. Selon Dunin Borkowski (Spinoza, I, p. 322, IV, p. 488) et M. J. de


Vleeschauwer (dans sa communication citée plus haut, cf. t. I, ch. I, § VIII bis,
p. 35, note 64), Spinoza aurait été très influencé, en l'espèce, par les
Euclidis Elementorum Libri X V de Clavius (4e éd., Francfort 1607). — A
coup sûr, il connaissait Clavius, comme tout le monde à cette époque. L’opi­
nion de Clavius sur la définition est discutée par de Vries dans sa Lettre
à Spinoza du 24 février 1663, en même temps que celles de Borelli (Eu-
clides restitutus) et de Tacquet (Appendice aux Elementa Geometriae ac soli-
dae, 1654). Cependant, il n'apparaît pas que Clavius ait inspiré le De
intellectus emendiatione, et tout ce qui s'y trouve dit de la définition n'illus­
tre guère son enseignement. Sans doute souhaitait-il que les sciences, en
particulier la physique, pussent se démontrer aussi rigoureusement que
la géométrie ; mais c'était là, alors, un souhait des plus répandus, et qui
n'a en soi rien de caractéristique. — En revanche, une influence de Geu­
lincx, par l'intermédiaire de L. Meyer, ne paraît pas exclue (cf. de Vlees-
chauwer, art. cit, en part. pp. 59 sqq.).
LA SCIENCE INTUITIVE 483

tre immédiatement dans leurs causes, Hobbes propose de réformer


la géométrie pour la rendre plus parfaitement génétique, en excluant
d'elle toutes les définitions et démonstrations autres que per gene-
rationem “ , et en substituant partout la descriptio generationis à la
descriptio generati *1. Cette réforme, toutefois, n'apporte à la géomé­
trie d’Euclide que des retouches. Elle vise à la perfectionner, non à
la bouleverser, encore moins, comme chez Descartes, à la supplanter
par une discipline inédite “ Hobbes note, en effet, qu’Euclide a déjà
formulé toutes les définitions génétiques que lui-même prescrit, sauf
une : celle du cercle 6S, et qu’il ne procède pas autrement que par
construction de figures. D ’autre part, il exalte la géométrie, alors
qu’il tient l’algèbre pour un art médiocre et sans portée, qui doit
tout à la géométrie et auquel la géométrie ne doit rien ; qui ne
m ontre pas la génération des choses ; qui peut, au mieux, servir
à résoudre les problèmes les plus faciles ou épargner des efforts aux
adolescents paresseux, etc. 6\ Enfin, il écarte d’un même dédain

60. Hobbes, De cMpore (1655) (Op. lat., Londres, 1839, I), I, ch. VI,
art. 4 et 6 , pp. 61-63 ; Six lessons for the Savilian Professors of the Mathe­
matics (1656) (Eng. Works, VII), pp. 210-212 sqq., etc.; De homine (1658)
(Op. lat, II), ch. X, §§ IV et V, pp. 93 sqq. ; Examinatio et emendatio ^ the-
maticae hodiernae [Six dialogues contre Wallis], (1660) (Op. lat, IV), Dial.
I et II, p. 76.
61. Examinatio (Op. lat., IV), Dial. II, p. 76.
62. Hobbes continue à cet égard l'œuvre de Sir Henry Savile (1549-1622),
fondateur à Oxford d'une chaire de géométrie et d'une chaire d'astrono­
mie, auteur des Praelectiones tres decim in Principium Elementorum Eu-
clidis (Oxford, 1621), commentaire critique des huit premières proposi­
tions d'Euclide, où sont rectifiées certaines insuffisances du modèle grec,
par exemple, les définitions de la parallèle et de l'angle plan (cf. Exami­
natio, II, pp. 61-62, 65). C'est aux successeurs de Savile dans les deux
chaires créées par lui que Hobbes s’adresse en 1656 dans ses Six tessons
to the Savilian Professors of the Mathematics. — Tout en rudoyant les
Euclidiens de stricte obédience, par exemple, dans son De principiis et
ratiocinatione Geometrorum : ubi ostenditur incertitudinem falsitatemque
non minorem inesse scriptis eorum, quam scriptis Physicorum et Ethi-
corum, contra fastum professorum Geometriae, où il critique la défi­
nition euclidienne de l'angle plan, il reste fidèle à la méthode d'Euclide
et s'oppose par là aux Cartésiens, à Arnauld et surtout à Malebranche qui,
dans la Recherche de la Vérité (II, 2' partie, chap. VI) se déchaîne contre
Sir H. Savile et, à travers lui, contre Euclide, objet à son sens « d'une
estime déréglée ».
63. Examinatio, I, pp. 64-87 ; Six lessons, p. 214. — Cf. Euclide, Ele-
menta, Livre XI, Définitions 14, 18, 21.
64. On trouve chez Leibniz, peut-être ici influencé par Hobbes, des
jugements aussi sévères sur l'algèbre et l’arithmétique : « Je ne pouvais
m'empêcher de rire quand je voyais qu'il (Malebranche} croit l'Algèbre la
première et la plus sublime des sciences, et que la vérité n'est qu'un rapport
d'égalité et d'inégalité, que l'Arithmétique et l'Algèbre sont ensemble la
véritable logique », A Tschirnhaus, éd. Gerh., Math. Schr., IV, p. 465. —
484 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

l’analyse cartésienne et la mathématique universelle de Wallis “


C'est bien cette géométrie réformée que, dans le De intellectus
emendatione, Spinoza fait sienne “ Quelques lignes de l'Examinatio
permettent de s’en convaincre : « A : Les Définitions ne sont-elles
pas les Principes des sciences ? — B. : Certes. — A. : Et toute
science ne doit-elle pas dériver de la connaissance des causes ? — B :
Assurément. — A : Donc le Principe de la science est connaissance
de la cause. — B : Oui. — A : En conséquence, la Définition doit
contenir la connaissance de la cause. — B : J ’en conviens. — A :
C'est pourquoi les meilleures définitions sont celles qui expliquent la
génération de la chose. — B : Je le concède aussi. Je vois que chez
Euclide les définitions de la sphère, du cône et du cylindre se font
par la génération de ces corps, bien qu’il n ’ait pas défini le cercle
de cette façon. — A : Mais il a inséré gratuitement parmi ses pos­
tulats, comme une chose connue de soi, que l’on peut décrire un
cercle, — or comment pourrait-on le décrire, sinon par un mouve­
ment ? — B : Pourtant Euclide aurait dû dire que définir la sphère
par la rotation d’un demi-cercle autour de son axe, c’est la représenter
telle qu’on peut la concevoir et non telle qu’elle existe, car la nature
ne fait jamais une sphère de cette façon-là. — A : Ceux qui définis­
sent les figures considèrent les Idées qui sont en eux, non les corps
eux-mêmes, et, à partir de ce dont ils imaginent la génération, ils
déduisent les propriétés de choses semblablement faites, quelles que
soient leur origine [réelle} et la façon [réelle} dont elles ont été
faites » ”
Ce texte, et bien d'autres “ , sont la preuve positive de l’étroite

« Tous pour la plupart tiennent l'algèbre pour le vrai art mathématique


d'inventer ; or, jamais ils ne découvriront les vrais caractères des autres sciences
tant qu'ils resteront accablés par cette erreur », éd. Gerh., Math. Schr., VII,
p. 206.
65. Hobbes, Examinatio, pp. 9, 196.
66. Cf. Cassirer, Das Erkenntnisproblem, II, pp. 47 sqq., 98 sqq.
67. Hobbes, Examinatio, pp. 86-87. — Comp. avec le De int. emend, Ap.,
1, pp. 256-259, Geb., II, pp. 26-28 ; cf. supra, § ra i.
68. Cf. outre l'Examinatio elle-même, le De corpore, les Six lessons, le
De homine, etc. — Tous les traits par lesquels Spinoza caractérise la géomé­
trie (cf. supra, § VIII, pp. 473 sqq.) sont ceux que souligne Hobbes.
Ainsi, pour Hobbes : 1) Les causes des universalia sont connues de soi (notae
per se). 2) Elles se réduisent à une : le mouvement. 3) De la variété des
mouvements naît la variété des figures : « Causa eorum omnium universalis
una est motus ; nam et figurarum omnium varietatem ex varietate oritur
motuum quibus construuntur, nec motus aliam causam habere intelligi potest
praeter alium motum » (De corpore (1655), chap. VI, § V, Londres, 1839,
Op. Lat, 1, p. 62). 4) Le mouvement permet la définition per generationem
(generationes seu descriptiones, ibid, p. 63), c'est-à-dire par la cause. 5) Par
là est possible la science, puisque « scire est per causam scre » (Examinatio,
Op. Lat, IV, p. 42; De corpore, chap. 1, § II, chap. VI, §§ I, IV-VI ;
De homine, 1658, chap. X, § IV, Op. Lat, II, p. 92). 6) Du mouvement du
point naît la ligne, du mouvement de la ligne la surface, du mouvement de
LA SCIENCE INTUITIVE 485

affinité liant la géométrie génétique de Hobbes et la méthode de


Spinoza, tandis que le silence observé par ce dernier, dans ses livres
comme dans ses lettres, sur la géométrie analytique est la preuve
négative du peu qu'il lui doit. Certes, à la différence de Hobbes, on
ne le voit jamais porter sur elle — ni sur l'algèbre — un jugement
dirimant. Sans doute même, a-t-il dû l'admirer, comme tous ses
contemporains ; mais sans la goûter, puisqu'il n'en tire ni exemples,
ni enseignements, et qu'on ne note nulle part chez lui un quelconque
intérêt pour la traduction en langage algébrique des lois de la géné­
ration des figures. La vision immédiate de la cause singulière dans
son acte générateur, voilà ce qui constitue la vraie science, science
éminemment intuitive, aussi éloignée que possible des procédés
symboliques “ C'est que pour lui, plus encore peut-être que pour
Hobbes, la géométrie est « la reine des sciences » ; il rabaisse
l'arithmétique, encore plus que Hobbes ne l'avait jamais fait, en
concevant ses objets (les nombres) comme des produits fictifs de
l'imagination reposant sur l'illusion du discret ; il prise au plus
haut point la géométrie, du fait que, saisissant intuitivement la pro­
priété commune fondamentale des corps, elle connaît intuitivement
toutes les formes possibles que le mouvement y engendre a priori.
Aussi l'unité de la déduction et de l'intuition n'est-elle pas chez
lui ce qu'elle est chez Descartes. Descartes va des parties au tout,
produisant l'intuition du tout par l'intuition successive d'éléments
singuliers ; Spinoza va de l'intuition du tout à celle des parties,
l'intuition préalable de la totalité rendant possible celle des parties
dans le tout et celle du tout dans chaque partie. La connaissance
adéquate est connaissance de l'effet par sa cause entière, du fini par
l'infini, et non extension indéfinie, linéaire, de l'intuition d'une pre­
mière nature singulière à celle d'une autre, puis d'une autre, etc.
Là encore, on retrouve une parenté certaine avec Hobbes : « La
raison, écrivait celui-ci, pour laquelle je déclare que les choses
la surface le corps (Examinatio, pp. 31, 33, 58 ; De corpore, p. 63). 7) Ainsi,
par le mouvement s’obtiennent toutes les définitions génétiques, par exemple
celle du cercle : « Circulus est figura descripta per lineae, in piano existentis
et cujus unus terminus quiescrit, circumductionem » (Examinatio, p. 64,
De corpore, pp. 5-6, 72), celles de la sphère, du cône, du cylindre, etc.
(Examinatio, ibid. et p. 86 ; Six lessons to the Savilian Professors of the
Mathematics, 1656, Eng. Works, VII, pp. 215 sqq.). 8) Ces définitions,
contrairement aux définitions statiques, rendent compte de la possibilité de la
chose (Examinatio, ibid, De corpore, I, §I, § V). Elles en font connaître
toutes les propriétés : « Ex generatione sola cognoscuntur constructi affec-
tiones » (Examinatio, p. 66 ; De corpore, I, chap. I, § V, VI, §§ IV-VI ;
De homine, chap. X, §§ IV-V ; Six lessons, pp. 210, 212, 214, etc.).
69. Tout en donnant l'avantage à la méthode des ordonnées sur celle des
tangeantes, que Tschirnhaus lui préfère, Spinoza ne voit dans l'une comme
dans l'autre que des procédés subalternes auxquels il faut préférer la méthode
de déduction à partir de la définition génétique (Lettre LX, à Tschirnhaus,
Ap., III, p. 321, Geb., IV, p. 271, l. 11-23).
486 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

ayant une cause et une génération doivent être définies par la cause
et par la génération est la suivante : la fin de la démonstration, c’est
la science des causes et de la génération des choses ; si cette science
n'est pas comprise dans la définition, elle ne pourra se trouver dans
le premier syllogisme découlant des définitions ; si elle ne se
trouve pas dans la première conclusion, elle ne se trouvera pas
non plus dans les conclusions ultérieures, de sorte que cette
science, qui constitue le but et le desssein de la démonstration,
n’existera jamais » 7° D e même, Spinoza, donnant congé tant à la
méthode des tangeantes qu’à celle des ordonnées, estime que « la
seule règle à observer, c’est qu’il faut chercher une définition d’où
l’on puisse tout déduire » 7^ D ’où la nécessité de partir d’une idée
adéquate première, autosuffisante, embrassant en elle la cause ou la
raison absolue et totale, qui se retrouvera entière dans les idées qu’on
en déduira : de ce fait, celles-ci seront, elles aussi, adéquates, car,
à leur tour, elles contiendront intégralement la connaissance de la
cause ou raison totale par quoi leur objet est pleinem ent intelligible ” •

§ XII. — Si Spinoza, disciple de Hobbes quant à la nature de


la géométrie, s’accorde avec lui sur la méthode génétique qui en
est issue, il s’en sépare, en revanche, lorsqu’il s’agit de son champ
d’application. Alors que, pour lui, elle nous permet de concevoir dans
leur essence, comme Dieu même la conçoit, les choses physiquement
réelles (du moins celles qui ne sont pas exclues de notre connaissance
par la définition de notre nature), pour Hobbes, au contraire, elle
ne saurait s'y appliquer, puisque ces choses nous sont données toutes
faites, sans que notre entendement les crée comme il crée les objets
géométriques 70123 ; de plus, puisqu’elle vise à connaître par la cause,
elle ne saurait valoir pour les choses sans cause (Dieu, ses attributs,
etc.), mais seulement pour celles qui ont une cause et dont nous som­
mes les causes, à savoir le corps politique et social, les contrats, les

70. Hobbes, De corpore, 1, chap. VI, § XIII, pp. 72-73.


71. Lettre LX, à Tschirnhaus, Ap., III, p. 321, Geb., IV, p. 271, 1. 18-21.
72. Cf. Lettre XXXVII, à ]. Bouwmeester, Ap., III, pp. 255-256, Geb., IV,
pp. 187-189.
73. Hobbes, De homine, chap. X, § V, p. 93 : « Parce que nous créons
nous-mêmes les figures, il y a une géométrie et elle est démontrable. Cepen­
dant, comme les causes des choses naturelles ne sont pas en notre pouvoir,
mais dépondent de la volonté divine, comme la plus grande partie de ces
choses, à savoir l'éther, est invisible, nous ne pouvons déduire leurs propriétés
de leurs causes, puisque nous ne les voyons pas ». — Sans doute pouvons-
nous, à partir des propriétés que nous en connaissons, nous élever à leurs
causes, c'est-à-dire aux mouvements d'où elles procèdent, ce qui impllque la
géométrie, qui seule nous enseigne (a priori) les conséquences du mouvement
(ibid.) ; mais on n’obtient par là qu'une science extérieure à la chose, hypo­
thétique et nominale.
LA SCIENCE INTUITIVE 487

lois, etc. 1X. Ainsi la politique, l'éthique, au sens restreint de science


du juste et de l’injuste, sont les seules sciences aptes à être traitées
more geometrico ” •
Pour Spinoza, ces restrictions sont le fait de ceux qui ignorent que
tout a une cause, même Dieu, qui est causa sut, et que l’entendement
humain, étant une partie de l’entendement divin, connaît par ses idées
adéquates, comme Dieu même les connaît, l’essence de Dieu et celle
des choses physiquement réelles. Produisant ses idées spontanément,
par la spontanéité même de Dieu, comme en géométrie il produit de
lui-même, sans contrainte extérieure, les idées des êtres de Raison,
l'entendement humain peut connaître génétiquement les essences des
choses réelles tout autant que la géométrie connaît celles de ses
objets, car, ici comme là, la spontanéité créatrice des idées de ces
essences n’est pas une fantaisie arbitraire, mais la puissance produc­
trice du vrai, régie du dedans par les lois de sa nature, c’est-à-dire
par les lois mêmes de la nature de Dieu.
Mais les ignorances de Hobbes et les restrictions qui en résultent
pour le mos geometricus ne peuvent être exorcisées que par la méta­
physique, bref, par l'Ethique, qui, ainsi, fonde et légitime la méthode
par quoi elle est possible. Et l'Ethique n’en tombe pas pour autant
dans un cercle vicieux, puisqu’il est de la nature du savoir vrai
de se savoir comme un savoir vrai, et de découvrir en lui le fonde­
ment immuable sur lequel de toute éternité il repose.

74. « Ubi generatio nulla, aut nulla proprietas, ibi nulla philosophia intelli-
gitur » (De c0 1pore,
' I, chap. I, § VIII, p. 9). En revanche, il y a une connais­
sance génétique, more geometrico, du juste et de l'injuste, car c'est nous qui en
sommes les causes. En effet, sans les contrats et les lois, dont nous sommes les
auteurs, il n'y aurait pas plus de juste et d'injuste parmi les hommes que
parmi les bêtes (ibid., p. 9). Cette idée, que le « comprendre > implique le
« faire », inspirera Vico, Dilthey, Croce, etc., tous ceux qui confèrent aux
sciences de l'esprit et à la philosophie de l'histoire le privilège du « compren­
dre » pour ce que leur objet est fait par l'homme. Toutefois, ces divers philo­
sophes conçoivent que ce « faire » est extra-rationnel et diffère radicalement
de l'acte par lequel nous engendrons les figures géométriques. D'où le procès
de l'intelligence qui reste extérieur à la réalité concrète, et en particulier celui
de la raison mathématisante et cartésienne, étrangère au véritable « compren­
dre », c'est-à-dire au vécu, au « faire » propre à l’activité pratique de l'esprit ;
ce par quoi Vico est disciple de Daniel Huet, et Dilthey, disciple de Vico.
75. Hobbes, De corp0 1e' , ibid.
CHAPITRE XV III

LA VOLONTÉ

(Propositions 48, 49, Corollaire et Scolies)

§ 1. — Faisant suite aux Propositions qui ont déduit la Science


Intuitive et le fondement de la connaissance du troisième genre,
les Propositions 48 et 49, qui term inent le Livre Il, procèdent, sans
transition, à la déduction de la volonté. A première vue, rien ne
rattache à la précédente cette nouvelle déduction, qui se fonde exclu­
sivement sur le Corollaire 2 de la Proposition 17 et sur la Proposi­
tion 28 du Livre 1. Il pourrait donc sembler que l’on suive là sim­
plement l’ordre extrinsèque des matières, selon un programme
commandé par la distinction traditionnelle des trois grandes facultés
humaines : imagination (Propositions 14-31), intelligence (raison et
science intuitive, Propositions 37-47), volonté (Propositions 48-49).
Sans être inexacte, cette vue est superficielle. Spinoza ne fait que
continuer à déduire la nature de l'idée. Ayant établi précédemment
que celle-ci comporte l’adéquation et la vérité (l’inadéquation et
la fausseté provenant d’une mutilation de sa nature), il va établir
maintenant qu’elle comporte nécessairement aussi l’affirmation spon­
tanée de ce qu’elle conçoit. D ’où l’urgence de démontrer que la
volonté se réduit à l’entendement. Et l’on voit que, par là même,
la volonté ici considérée ne saurait être rien d’autre que « la faculté
par où l’Ame affirme ou nie quelle chose est vraie ou fausse » ',
c’est-à-dire seulement la faculté de juger.

§ IL — Cette démonstration se présente comme une réfutation


de la thèse contraire et se subdivise en deux : 1° Il n ’y a pas dans
l’Ame une faculté volontaire, absolue ou libre, d’affirmer ou de nier
(Proposition 48). 2° Les différents actes d’affirmer ou de nier (les
volitions) ne sont pas extérieurs aux idées, m ais appartiennent à
leur essence (Proposition 49).

1. Scot. de la Prop. 48, Ap., p. 231, Geb., II, p. 129, 1. 28-31, p. 130,
1. 1-2.
LA VOLONTÉ 489

La première de ces deux propositions doit évidemment précéder


l’autre. En effet, une fois établi qu'il n'y a point dans l’Ame un pou­
voir volontaire unique et absolu dont les actes d’affirmation et de
négation ne seraient que les manifestations, il ne subsiste plus que
ces actes eux-mêmes, saisis séparément comme des unités dispersées.
Par la Proposition 49, ces actes vont trouver une assise solide dans
la réalité des idées, et y être absorbés. L’ordre rationnel de ces deux
démonstrations est bien marqué dans le Scolie de la Proposition 48 :
« ... Après avoir démontré que ces facultés sont des notions générales,
qui ne se distinguent pas des choses singulières desquelles nous les
formons, il y a lieu de rechercher si les volitions elles-mêmes sont
quelque chose d’extérieur aux idées mêmes des choses » 2

§ III. — La Proposition 48 : « Il n'y a dans l ’A m e aucune volonté


absolue ou libre ; mais l’Am e est déterminée à vouloir ceci ou cela
par une cause qui est aussi déterminée par une autre et cette autre
l’est, à son tour, par une autre, et ainsi à l’infini », oppose la volonté •
absolue ou libre et la détermination nécessaire à l'infini des volitions
particulières.
La négation de la première et l’affirmation de la seconde compor­
tent chacune une démonstration différente.
La première, fondée sur la Proposition 11 du Livre II et sur le
Corollaire 2 de la Proposition 17 du Livre 1, est purement négative.
Elle rejette la faculté absolue et libre de vouloir et de ne pas vouloir
en excluant que l’Ame puisse être cause libre de ses actions. En effet,
l’Ame est un mode (Prop. 11) ; or (1, Coroll. 2 de la Prop. 17),
seule la substance, à savoir Dieu, est cause libre. La seconde se fonde
sur la Proposition 28 du Livre 1, qui, établissant la détermination
nécessaire les uns par les autres des modes finis existant dans la
Nature, démontre que l’Ame, étant un mode fini, est nécessairement
déterminée à vouloir ceci ou cela par la série infinie des causes
finies.

§ IV. — Ces deux démonstrations présentent quelques particu­


larités :
1 ° La première refuse à l'Ame « une faculté absolue de vouloir
ou de ne pas vouloir », c’est-à-dire le libre arbitre, pour ce que l’Ame
ne saurait comme Dieu être une « cause libre » (1, Coroll. 2 de la
Prop. 17). N e pourrait-on pas croire, à première vue, que le libre
arbitre est refusé à l’Ame parce qu'il est le propre de Dieu seul ?
Comme en témoigne la référence, il n'en est rien, car, si Dieu est
cause libre, ce n’est pas parce qu’il est doué de libre arbitre, c’est

2. Scol. de la Prop. 48, Ap;, p. 231, Geb., II, p. 130, 1. 2-5.


490 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

parce qu’il agit par la nécessité de sa nature, c’est-à-dire en tant qu’il


est déterminé par soi seul. En conséquence, et la suite le confirme, le
libre arbitre est exclu de l'Ame du fait que ce qui ne peut se
déterminer par soi et est toujours déterminé par un autre en est
ipso facto privé 34, car la possibilité de se déterminer par soi est la
condition, sinon suffisante, du moins nécessaire, de la faculté absolue
de vouloir ou de ne pas vouloir. Au total, l'Ame est dépourvue, non
seulement du libre arbitre, exclu d'elle comme il est exclu de Dieu,
mais de la liberté, propre à Dieu, de causer par soi seul toutes ses
actions 4
Le tour de cette démonstration s'explique par l'intention polémique
que révèle le caractère réfutatif de la Proposition. Il s’agit, en effet,
de réfuter Descartes, dont la conception de la volonté, comme
« faculté absolue et libre », réduite au pouvoir d'affirmer et de nier,
va être expressément attaquée point par point dans le Scolie de la
Proposition 49 56- En conséquence, puisque Descartes conclut que
l’Ame est cause libre du fait que sa volonté est — quant à sa forme —
identique à celle de Dieu, il convient de ruiner cette conclusion
en réfutant cette prétendue identité.
C’est pour cette raison que, contrairement à ce qu'on aurait pu
attendre, il n’est fait aucun usage de la Proposition 32 du Livre I °,
laquelle établit que nulle volonté, infinie ou finie, ne peut être

3. On voit par là qu'il est impossible d'arguer, comme d'aucuns le foot,


de la différence entre Dieu et l'Ame pour exclure le libre arbitre de Dieu,
en tant qu'il est infini, et l'attribuer à l'Ame, en tant qu'elle est finie, sa
finitude expliquant en elle cette forme inférieure de liberté ; ainsi Kant dans
la Grundlegung der Metaphysik der Sitten (2' section), et Schelling dans les
Briefe über Dogmatismus und Criticismus.
4. Dans le Court Traité (II, chap. XVI, note 2, Ap., I, p. 148, Geb., I,
p. 82), Spinoza estimait qu'à elle seule la création continuée suffit à exclure
de l'Ame toute volonté libre, car « n'y ayant [ ...} aucune chose qui puisse
avoir aucune force pour se conserver ou pour produire quelque chose, aucune
autre conclusion n'est possible, sinon que Dieu seul est et doit être cause
efficiente de toute chose, et que toutes les volitions sont déterminées par
lui ». Cette remarque, au point de vue de l'Ethique, est criticable, car la
création continuée ne permet pas de distinguer entre la spontanéité de l'Ame
que D,ieu seul alors détermine, et sa servitude qui se produit lorsque la déter­
mination par les causes finies s'ajoute à la détermination interne par Dieu.
De plus, on ne peut pas bien distinguer par là entre le fatalisme et le déter­
minisme. On observe, d'autre part, que, pour nier la liberté au nom de la
création continuée, il faut faire de l'acte libre une réalité physique ; mais si
la liberté n'a rien de physique, Dieu, qui ne crée que le physique, ne peut
la déterminer. Ce sera la théorie de Malebranche, cf. mon livre sur Male-
branche, III, chap. XI, §§ XIX sqq.
5. Cf. la Lettre 11, à Oldenburg, où Spinoza concentre toute sa polémique
sur « la cause unique » de l'erreur telle qu'elle est indiquée par Descartes,
à savoir sur l'assertion que « la volonté de l'homme est libre et plus ample
que l'entendement », Ap., III, p. 114, Geb., IV, p. 9, 1. 4-6.
6. Cf. supra, t. I, chap. XIII, §§ VI et VI bis, pp. 328-330.
LA VOLONTÉ 491

cause libre, — alors que, cependant, il est immédiatement évident


par là que l’Ame ne peut avoir une volonté (infinie ou finie)
qui serait cause libre. C'est que cette Proposition, en démontrant que
la volonté de Dieu n ’est pas libre parce qu’elle est un mode, ne
distingue pas la volonté en Dieu de la volonté dans l’Ame. Or,
il s’agit ici d’opposer la volition de Dieu à la volition de l’Ame,
ce qui exclut l'assimilation cartésienne de l’une à l’autre. De plus,
bien que la présente démonstration récuse cette assimilation par le
fait que la volonté de l’^ m e existante doit, de par sa finimde, être
nécessairement soumise à la détermination de la chaîne infinie des
causes finies, détermination à laquelle, de par son infinitude, est
soustraite la volonté divine, ce n’est pas sur cette opposition que
se fonde l’affirm ation de Dieu co^m e cause libre. Malgré son
infinimde, en effet, la volonté divine, étant un mode, reste déter­
minée, elle aussi, par un autre que soi, à savoir par la substance
divine qui en est la cause, et qui, se déterminant par soi à exister
et à agir, doit seule être légitimement conçue comme cause libre.
2° La seconde démonstration est concevable seulement du fait que
la Proposition 48 se situe sur le plan de l’existence. C'est, en effet,
seulement en tant qu’elle existe en acte et constitue, dans l’univers
des existences (psychiques), une cause physique (psychique) agissant
sur les autres existences (psychiques) et subissant en retour leur
action •, que l’Ame est un mode conditionné par les autres modes.
En revanche, sur le plan de l’essence, cette démonstration paraît
impraticable, car l’Ame, causée absolument par Dieu, s'y trouve
indépendante de toute détermination par les causes extérieures 8
C'est pourquoi elle y est, en un sens, libre de la même liberté 879que
Dieu, tendant à s’affirmer d’elle-même par une spontanéité interne
absolue. C'est pourquoi aussi, dans la sphère de la connaissance
adéquate, qui est celle de l’éternel et de l'essence, l’affirmation de
l’idée se fait entièrement par elle-même, sans aucune détermination
par des choses ou des causes extérieures à l’idée, conformément à la
formule verum index sui. Certes, il ne résulte nullement de là

7. Cf. Court Traité, II, chap. XVI : « Il est certain que le vouloir parti­
culier doit avoir une cause extérieure par laquelle il est; car, puisqu’à son
essence n'appartient pas l’existence, il doit être nécessairement par l'existence
d'une autre chose >, Ap., 1, p. 146, note 2, Geb., I, p. 81, l. 10-13. —
Cf. Lettre Il, à Oldenburg Ap., III., p. 115, Geb., IV, p. 9, l. 16-19.
8. Cf. supra, t. I, chap. XII, § II, p. 298, §§ IX-X, pp. 307 sqq.
9. En un seul sens seulement, parce que, comme l'essence est causée par
Dieu et non par elle-même, elle est dans cette mesure contrainte et non libre :
échappant à la détermination des choses finies, elle reste soumise à la déter­
mination par Dieu. Mais, d'autre part, sa puissance propre d'affirmation, se
confondant au-dedans d'elle avec la puissance même de Dieu, est à la fois
sa spontanéité et celle de Dieu.
492 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

que l'Ame soit sur ce plan douée de libre arbitre, puisque la causalité
libre de Dieu, à laquelle s’identifie son vouloir, l’exclut. Mais il
demeure que l’Ame agit de façon différente, selon qu’on la consi­
dère co^m e enveloppant l’existence actuelle du Corps dans la
durée ou comme enveloppant l’essence du Corps sub specie aeter-
nitatis. En conséquence, on ne peut conclure qu’elle exclut le libre
arbitre dans ce dernier cas, du fait qu’on a démontré quelle l’excluait
dans le premier. Ce problème sera examiné ultérieurement 10.

§ V. — La conclusion de la Proposition 48, qui n’est pleinement


dégagée que dans les premières lignes de la démonstration de la
Proposition suivante : « Il n ’y a dans l’Ame (Prop. préc.) aucune
faculté absolue de vouloir et de ne pas vouloir, -mais seulement des
volitions singulières, c’est-à-dire telle et telle affirmation, et telle et
telle négation », est, à première vue, paradoxale. En effet, de ce que
la volonté n ’est pas faculté absolue de vouloir ou de ne pas vouloir,
on conclut à l’inexistence de la volonté comme pouvoir distinct et
on la réduit à une poussière de volitions détachées. Mais prouver que
la volonté n ’est pas libre, ce n’est pas prouver, par là même, qu’elle
n ’existe pas co^m e un pouvoir distinct : Malebranche prouvera
qu’elle n’est pas libre et que, cependant, elle existe comme un pouvoir
physiquement réel, distinct de l’entendement.
Objection en soi pertinente, certes, mais qui ne joue pas dans le
cas considéré, car il s’agit toujours de réfuter Descartes pour qui
l’essence de la volonté, c’est la liberté. Il suffit alors d’anéantir la
liberté, pour anéantir la volonté. De plus, les actes du vouloir étant
réduits à des causes singulières distinctes, intégrées dans la série
des causes physiques constituant l’ordre commun de la Nature, la
faculté que l’on sous-tendait à ces actes, se trouvant dissoute au
profit de cette chaîne d’événements naturels, perd, ainsi, toute réalité
propre. Bref, la faculté d’agir ne peut avoir de réalité si les actes par
quoi on se figure qu’elle s’exprime ne lui appartiennent pas.

§ VI. — Le Scolie de la Proposition precise que, si, de par la


nature du problème traité (cf. § 1 sub finem ), on a été conduit à
considérer « ici » 11 la volonté comme pouvoir d’affirmer ou de nier,

10. Cf. infra, §§ XII et XIII.


11. « ici », — dans le Livre III, en effet, Spinoza (Scot. de la Prop. 9)
entend par volonté l'effort de l'Ame pour persévérer dans l'être (conatus),
dont le désir et l'appétit ne sont que des modalités, et dans les Af/ectuum
Definitiones, n° 1, il entend par désir tous les efforts (conatus) de la nature
humaine désignés par les mots appetitus, voluntas, cupiditas, impetus, Ap.,
LA VOLONTÉ 493

c’est-à-dire co^une faculté de juger, on ne saurait l'y réduire entiè­


rement. O n a, en effet, laissé de côté un autre de ses aspects, à
savoir « le désir (cupiditas) par où l’Ame appète (appétit) les
choses ou les a en aversion ».
La distinction de ces deux sortes de volonté était traditionnelle.
Elle était déjà marquée dans le Court Traité. Elle semble envelopper
l’antériorité de l’une (le jugement) par rapport à l’autre (le désir),
et la dépendance de celle-ci à l’égard de celle-là : « La Volonté est
seulement l’opération de l’entendement par laquelle nous affirmons
ou nions quelque chose d’une chose sans avoir égard au bien ni
au mal ; le Désir, par contre, est une forme qui a pour objet dans
l’Ame la poursuite ou l’accomplissement d’une chose en ayant égard
au bien et au mal q u ’on voit en elle ; [ ... ] après que nous avons
[...] affirmé qu’une chose est bonne — en quoi, selon leur dire,
consiste la Volonté — alors seulement vient le désir ou l’inclination
à poursuivre cette chose »
D e là résultent deux problèmes : rechercher si l’opération d’affir­
mer ou de nier, qui précède le désir ou l’aversion, enveloppe une
liberté absolue ; rechercher si le désir ou l’aversion enveloppe une
telle liberté “ •
O n retrouve ces deux problèmes dans !Ethique, le prem ier résolu
ici, le second résolu au Livre III. Mais il semble évident que la
solution du premier, par la généralité absolue de sa démonstration,
emporte celle du second, car, si tout mode de l’Ame est déterminé
nécessairement par la chaîne infinie des modes, le désir, co^une
appétit ou aversion, étant un mode, devra, aussi bien que l’opération
d’affirmer ou de nier, exclure de lui toute liberté absolue. Enfin,
la volonté et le désir, bien que distincts l’un de l’autre en tant que
la première se rapporte à l’^ m e seule et le second tout à la fois à
l’Ame et au Corps, sont identifiés quant à leur nature tant dans le

pp. 377-378, Geb., II, p. 190. Il est vrai qu'il écrit seulement dans notre
Scolie : « Il faut noter ici que j'entends par volonté >, et non « il faut noter
que j’entends ici ». Ce qui incite Willem Meijer, dans sa traduction hollan­
daise, à proposer la correction : « ... venit notandum me hic... ». Mais cette
correction est à exclure, car tous les manuscrits sont d'accord sur le texte ori­
ginal ; et elle est inutile, car, avec ce texte, le sens n'est pas douteux. Si cet
hic ne signifiait pas qu'on ne retient ici qu'un aspect de la volonté, s’il
s'agissait simplement d’introduire « ici » une définition de sa nature en
général, hic n'aurait guère de sens, et notandum tout court eût suffi.
12. Court Traité, II, chap. X v I, § VIII, Ap., I, pp. 150-151 ; cf. ibid,
§ II, chap. II, § IX.— Les §§ I et Il du chap. XVII, qui évoquent, hors de
propos, des distinctions aristotéliciennes que Spinoza n'utilise pas ultérieure­
ment, sont vraisemblablement, comme l'ont pensé W. Meijer, Freudenthal,
Appuhn, etc., des interpolations.
13. Ibid, II, chap. XVI, §§ III sqq, Ap., 1, pp. 146 sqq., chap. XVII,
§ III, pp. 153 sqq.
494 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

Court Traité 14156 que dans l'Ethique “ • Ce qui vaut de la première


vaut donc ipso facto du second.
Cependant, le fait que la volonté et le désir soient nécessairement
déterminés en tant qu’ils sont pareillement des modes n’implique
pas que la détermination du désir dépende de la détermination de
la volonté, c’est-à-dire de la détermination du jugement. Bien mieux,
le jugement sur la chose, qui paraît précéder le désir et lui commander,
est conçu finalement comme son effet. D ’où un renversement des
conceptions communes : je ne désire pas une chose parce que je
la juge bonne, mais je la juge bonne parce que je la désire ; mon
aversion pour la chose ne vient pas de ce que je la juge mauvaise,
mais je la juge mauvaise parce que je l’ai en aversion.
Toutefois, malgré l'apparence, il n’y a pas là contradiction avec
la thèse de la détermination du désir par l'idée. En effet, toute
idée, enveloppant son affirmation, enveloppe par là même un effort
pour persévérer dans cette affirmation et un désir pour toute chose
qui favorise celle-ci. Cette chose est en conséquence représentée
comme bonne, et cette représentation du bon, accompagnant néces­
sairement le désir, est, de ce fait, conçue comme sa cause, alors
qu’elle en est l’effet. Ce renversement résulte de l’imagination, qui
méconnaît la nature de l’idée, la prenant pour le reflet et l’effet des
corps extérieurs. Le bon, qui résulte du jugement déterminé par le
désir, est alors conçu comme une propriété réelle de ces corps, et
le désir comme l'effet du jugement par lequel nous la reconnaissons
et l’affirmons en eux, les prenant alors, de ce fait, librement pour
nos fins. Cette illusion se dissipe sur le plan de l’entendement, où
le désir n’est plus conçu comme déterminé du dehors par la chose
extérieure dont nous avons l'idée, mais comme déterminé du dedans
par l’idée même en tant que sa nature l’enveloppe.
Il n’y a donc pas là, comme on l’a cru, un anti-intellectualisme ou un
volontarisme en contradiction avec la doctrine “ Ce serait plutôt
le contraire. Car l’idée détermine toujours le désir, mais tout autre­
ment et d’une façon plus profonde et plus complète que dans la
première hypothèse, puisqu'elle se l’incorpore au lieu de le susciter
du dehors.
Dans la perspective imaginative, l’idée se pose seulement comme
perception d’une chose existant dans la durée, et, s’aliénant dans cette
chose, croit la vouloir. Dans la perspective de l’entendement, l’idée
se pose avant tout comme idée de l'idée et, se retrouvant elle-même,

14. Ibid., II, chap. II, § IV, Ap., p. 104.


15. Eth. III, Prop. 9, Scol.
16. Cf. Ch. Ribot, La Psychologie des sentiments, 1903, p. 431 ; Tonnies,
Studie zur EnW!ickelungsgeschichte des Spinoza, Vierteljahrschrift für Wissen-
schaftliche Philosophie, 1883, VII, pp. 158 sqq., 334 sqq. — Ouvrages cités
et discutés par V. Delbos, dans Le spinozisme, p. 124.
LA VOLONTÉ 495

sait qu'eUe ne veut pas la chose, mais qu'elle se veut elle-même.


D 'où le Scolie de la Proposition 9 du Livre III : « Cet effort, quand
il se rapporte à l'Ame seule, est appelé Volonté (c'est l'affirmation de
l'idée par soi}, mais, quand il se rapporte à la fois à l'Ame et au
Corps, est appelé A p p étit [où la chose est affirmée comme
objet de l'idée et fin de l'effort} ». Ainsi, dans le plan imaginatif,
qu'on se place au point de vue de la connaissance ou au point de
vue de l'action, la situation de l'Ame doit toujours s'exprimer par
ces mots du poète, cités approximativement par Fichte : « Obtutu
haerebas fixus in illo » 11•

§ VIL — S’il n'y a pas de volonté, mais des volitions singulières,


il reste, observe encore le Scolie, que la volonté n'est qu'une idée
générale, c'est-à-dire l'un de ces universaux qui naissent de l'impres­
sion de l'imagination (cf. Scol. 1 de la Prop. 40) et « qui ne se
distinguent pas des choses singulières desquelles nous les formons ».
En même temps qu'il tire cette conclusion, le Scolie la généralise :
« On démontre de la même manière qu'il n'y a dans l'Ame aucune
faculté absolue de connaître, de désirer, d'aimer, etc. [...]. Ainsi,
l'entendem ent et la volonté soutiennent avec telle ou telle idée, ou
telle et telle volition, le même rapport que la pierréité avec telle et
telle pierre, et l'homme avec Pierre et Paul » ‘L N 'étant qu'un être
de raison, ou plutôt d'imagination, la volonté n'est donc rien, et, de
ce fait, « ne peut rien causer, car, de rien, rien ne sort » “
Ceci étant, on se trouve en face de volitions singulières et d'idées
singulières, volitions (affirmations et négations) qui portent sur le
contenu présenté par ces idées. Il y a donc lieu de rechercher si les
volitions sont hors des idées ou intérieures à elles, se réduisant à
leur puissance propre d'affirmation (la négation d'une idée résultant
d'une autre idée dont la puissance d'affirmation est plus forte). Tel
va être l'objet de la Proposition 49.

§ VIII. — La Proposition 48 et son Scolie ont envisagé les volitions


et les idées comme des choses singulières s'expliquant, ainsi que toutes
les autres choses finies existant dans la N ature, par la série infinie
des causes finies (en l'espèce, dans la Pensée).1789

17. Fichte, Versuch einer neuen Darstellung der W. L. (1797) (Ges.


Ausg., I), p. 531. — Cf. Virgile, Enéide, « Dum stupet obtutuque haeret
defixus in uno », I, 495, ou « Talibus Ilionei dictis defixa Latinus Obtutu
tenet ora, soloque immobilis haeret », II, 249-250.
18. Eth, II, Scol. de la Prop. 48, Ap., p. 231, Geb., II, p. 129, L 20-27.
Cf. : « Il est tout aussi impossible de concevoir la volonté comme la cause
d'une volition déterminée que l’humanité comme la cause de Pierre ou de
Paul », Lettre II, à Oldenburg, Ap., III, p. 115, Geb., IV, p. 9, 1. 14-16.
19. Court Traité, II, chap. XVI, § IV, Ap., I, p. 148.
4% DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

La fin du Scolie avertit que, pour rechercher si les volitions sont


quoi que ce soit en dehors des idées mêmes des choses, on devra
considérer ces idées « en tant qu’elles sont des idées », c’est-à-dire,
selon la D éfinition 3 du Livre II, comme « des concepts que l’^ m e
forme pour ce qu’elle est une chose pensante », et non comme des
« peintures » ou des « images telles qu’elles se form ent au fond de
l’œil, ou, si l’on veut, au milieu du cerveau ».
Cet avertissement vise u n « préjugé » « commun à beaucoup
d’hommes » 20, mais, avant tout, la conception de Descartes 21.
Dans le Traité de l’homme, en effet, Descartes appelait « idée »
lim age matérielle dessinée par les esprits animaux sur la glande
pinéale, image symétrique de celle que dessinent sur la surface inté­
rieure du cerveau les pores qui y sont ouverts par telles ou telles
tractions des nerfs 22. Dans l’article XXXV du Traité des Passions
( l re partie), il expliquait comment, dans la vision que nous avons
d’un animal, les deux images « peintes » dans nos yeux par la
lumière réfléchie de son corps en forment, par l’entremise du nerf
optique, deux autres dans l’intérieur du cerveau, et comment « ces
deux images qui sont dans le cerveau n’en composent qu’une seule
sur la glande qui, agissant immédiatement contre l’Ame, lui fait voir
la figure de cet animal ».
Il est évident qu’une telle image matérielle se forme dans notre
Corps indépendamment de nous, et qu’elle n’enveloppe aucune
action de l’Ame. Mais, surtout, elle n’a rien à voir avec une « idée en
tant qu’idée », c’est-à-dire avec une conception de l’Ame, mode de
l’attribut Pensée ; et la perception que nous en aurions « par
l’action immédiate de la glande contre l’Ame » ne pourrait être rien
d’autre, selon l’expression même de Descartes, qu’une « passion de
l’Ame ».
*
**

§ IX. — Le mythe d’une faculté de vouloir ayant été dissipé, et


seuls ne subsistant que des actes d’affirmation ou de négation, ces
actes vont se trouver résorbés dans les idées, à condition que l’idée
soit conçue, non à la façon du sens commun et de Descartes, mais
selon la D éfinition 3, c’est-à-dire « en tant qu’elle est idée », bref,

20. Comme il est précisé dans le Scolie de la Proposition 49 ; cf. supra,


chap. II, § I, pp. 21-22, § II, p. 28 sub fin.
21. Le nom de Descartes n'est pas prononcé. Il ne l'est jamais dans
YEthique, sauf dans les Préfaces (Préf. des IIP et V' Livres). Il en va de
même pour les autres philosophes. C’est là une règle du mos geometricus qui
procède par déduction de concepts purs, hors de toute référence historique.
22. Descartes, Traité de l'Homme, A. T., XI, pp. 174-179. — Cf. infra,
Appendice n° 9, Le schéma neuro-cérébral de Descartes et le schéma de
Spinoza.
LA VOLONTÉ 497

selon son essence. D'où l’énoncé de la Proposition 49 : « Il n’y a


dans l’Am e aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation ni aucune
négation, en dehors de celle qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est
idée ». — Autrement dit, toute volition (toute affirmation ou néga­
tion) doit appartenir à l’essence de l’idée.
Comme l’essence d’une chose (et ce qui lui appartient) est (cf. II,
Définition 2) ce qui sans la chose ne peut ni être, ni être conçu, et
ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être conçue 2324, la démons­
tration doit s’articuler d’après ces deux conditions. Prenant pour
exemple une volition ou affirmation quelconque (ce qui permettra
ensuite d’appliquer les conclusions obtenues à n’importe quelle
autre), en l’occurrence, l’affirmation que la somme des angles d’un
triangle est égale à deux droits, elle établit que cette affirmation satis­
fait à ces deux conditions :

1° L’affirmation de la propriété du triangle enveloppe l’idée du


triangle (car on ne peut rien affirmer d ’une chose sans avoir l’idée
de cette chose), c’est-à-dire ne peut être conçue sans l’idée du trian­
gle ; elle ne peut non plus être sans l’idée du triangle, puisque (Ax. 3)
tous les modes du penser ne sont donnés dans l’Ame qu’autant que
l’idée est donnée.
En conséquence, sans lidée du triangle, l'affirmation ne peut ni
être, ni être conçue.
2° L’idée du triangle enveloppe nécessairement cette affirmation,
car elle ne peut être conçue sans Xaffirmation de l’égalité des angles
du triangle à deux droits ; et elle ne peut être sans cette affirmation
car, sans celle-ci, l’idée du triangle serait anéantie *4
En conséquence, sans cette affirmation, lidée du triangle ne peut
ni être, ni être conçue.
On doit donc conclure que, par rapport à l’idée, l’affirmation
satisfait aux deux requisits de l’essence : elle ne peut ni être, ni
être conçue sans l’idée, et l’idée ne peut ni être, ni être conçue sans
l’affirmation. L’affirmation appartient donc à l’essence de l’idée.
Conclusion qui vaut pour toute autre volition ou affirmation quel­
conque, puisque elle a été tirée ici d’une volition choisie ad libitum.

23. Cf. aussi Eth., II, Scol. de la Prop. 10, sub fin., Ap., pp. 142-143,
Geb., Il, pp. 93-94.
24. La traduction Appuhn (Ap., p. 233) est très fautive : à la 4' ligne
du texte latin : « Deinde » (Geb., II, p. 130, l. 27) est rendu par « et » ;
à la 6‘ ligne, la phrase « Haec ergo affirmatio, etc. » (Geb., ibid., l. 27) est
omise. La traduction correcte serait : « Ensuite (Deinde) une telle affirmation
(Ax. 3) ne peut être non plus sans l'idée du triangle. Donc cette affirmation
ne peut ni être, ni être conçue sans l'idée du triangle. Cependant, à son tour
(porro), cette idée du triangle doit envelopper cette même affirmation », etc.
498 DE LA NATURE ET DE L ’ORIGINE DE L'ÂME

§ X. — Dans cette démonstration, l’acte d’affirmer une propriété


de la chose est absorbé dans la nécessité de cette affirmation, et la
nécessité de cette affirmation est absorbée dans l’idée de la nécessité
de cette propriété en tant que l’idée aperçoit cette propriété comme
découlant nécessairement de la nature de la chose.
L’identité établie entre l’affirmation volontaire de la propriété
conçue par l’idée comme appartenant à la chose et la nécessité de
cette propriété aperçue par l’idée comme résultant de la nature de
la chose correspond à l’identification en Dieu de ce qui tient à la
nature des choses et de ce qui résulte de la puissance de Dieu.
C’est ce qui est développé dans le Théologico-Politique“ • Séparer
la nécessité des propriétés enveloppées par la nature des choses et
l’acte par lequel nous les affirmons nécessairement revient à dissocier
l’Entendement et la Volonté de Dieu, en disjoignant arbitrairement
de la nécessité divine la nécessité conçue par nos notions ; ce qui
conduit à méconnaître la nécessité telle qu’elle est en soi, car, en
soi, elle n’est rien d’autre que la puissance productrice de Dieu 252627.
Pour ce que les vérités éternelles sont nécessaires de par la nature de
leurs notions, on les poses dans l’Entendement de Dieu ; pour ce
qu'elles sont nécessaires de par la nature de Dieu, on les fait dépendre
du décret de sa Volonté. Mais décret divin et nature des choses ne
font qu’un dans la même nécessité de Dieu. En Dieu, la Volonté
n ’est que la puissance de l’Entendement lequel est lui-même produit
nécessairement par Dieu. C’est pourquoi la nécessité des idées n’est
en moi que leur affirmation nécessaire 27

§ XI. — Le Corollaire de la Proposition 49 : « La volonté et


l’entendement sont une seule et m ême chose », qui clôt la déduction
de la volonté, s’exprime de façon, à première vue, paradoxale, car ces
mots de volonté et d'entendement semblent rendre à ces deux facul­
tés une réalité propre qu’on vient précisément de leur dénier.
Toutefois, il n’en est rien, puisque leur identité est précisément
démontrée par celle des volitions singulières et des idées singulières,
auxquelles la Proposition 48, en l’espèce expressément invoquée, les
a réduites absolument. L’emploi de ces termes a donc sa raison, soit
dans les commodités du langage usuel, soit dans l’intention réfutative
qui anime tout ce passage. Comme Descartes signifie par les noms
d’entendement et de volonté deux facultés ayant chacune une réalité
distincte et dont l'une est plus étendue que l’autre, Spinoza se sert

25. Theol. Pol., chap. IV, Ap., II, p. 95, Geb., III, p. 62, 1. 32 sqq. et
63, 1. 1-12.
26. Cf. supra, chap. XIII, § VI, pp. 412 sqq.
27. Pour Geulincx, en cela d’accord avec Malebranche, l’action, au
contraire, est extérieure à la raison.
LA VOLONTÉ 499

des mêmes termes pour pouvoir exprimer plus clairement, à son


encontre, l'identité des volitions et des idées.

*
**

§ XII. — Les Propositions 48 et 49 réfutent la conception carté­


sienne de la volonté, la Proposition 48, en niant que la volonté soit
une faculté absolue et libre et en la réduisant à des volitions singu­
lières déterminées de façon nécessaire, la Proposition 49, en établis­
sant que la faculté de vouloir n'est pas distincte de la faculté de
connaître.
Pour effectuer ces démonstrations, la Proposition 48 se situe sur
le plan de l’Ame existant en acte dans la durée, la Proposition 49
se situe sur le plan de la nature de l’idée. Ces deux Propositions
doivent s'accorder entre elles.
De là résultent de difficiles problèmes.
Selon la Proposition 48, le vouloir dans l'Ame, c'est-à-dire l'affir­
mation ou la négation, est déterminé par une série infinie de causes
extérieures à l’Ame ; selon la Proposition 49, l’affirmation est iden­
tifiée à l'essence de l'idée qui est dans l'Ame. N e devra-t-on pas
conclure de la Proposition 48 que l'affirmation identifiée dans la
Proposition 49 à l’essence de l'idée doit être causée par la chaîne
infinie des causes extérieures à l'Ame ? Mais cette conclusion semble
exclue, puisque la démonstration de la Proposition 49 se fonde sur
l'exemple d'une idée adéquate, dont l'Ame est la cause totale ou
adéquate, c'est-à-dire dont la cause est tout entière intérieure à
l'Ame.
Et de la Proposition 49 ne devra-t-on pas conclure que toutes les
volitions (affirmations ou négations) ont leur cause dans la nature
de l'idée ? Mais cette conclusion semble exclue puisque, selon la
Proposition 48, ell.es sont causées par la chaîne infinie des causes
finies.
Se rabattra-t-on alors sur l'opinion que la Proposition 48, se situant
sur le plan de l'Ame existant dans la durée, ne vaut que pour les
idées imaginatives, et que la Proposition 49, se situant sur le plan
de l’essence de l’idée, ne vaut que pour les idées adéquates ?
Autre conclusion qui paraît irrecevable, puisque la Proposition 49
se donne pour universelle.
On semble donc aboutir à une impasse.

§ XIII. — Cependant, la conciliation de ces deux Propositions


ne paraît pas impossible.
A) La Proposition 48 ne contredit pas à la Proposition 49, car
elle n'a pas de valeur universelle et ne concerne que les idées ina­
500 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

déquates. En effet, se situant sur le plan de l'^ m e co^mme mode


existant dans la durée et déterminée, de ce fait, par la chaîne infinie
des causes finies, elle ne peut concerner que les idées que l’Ame
a en tant qu’elle enveloppe l’existence de son Corps dans la durée,
à savoir les idées imaginatives, et non les idées adéquates que
l’Ame a en tant qu’elle enveloppe, non l’existence, mais l’essence
éternelle de son Corps ; idées qui ne sont pas causées en elle par
une chaîne infinie de causes finies, mais par la seule causalité interne
de Dieu s’investissant entièrement en elle (cf. Coroll. de la Prop. 11,
quatrième conséquence).
Mais, objectera-t-on, si l’affirmation de l’idée adéquate échappe à
la détermination nécessaire par les causes finies que la Proposition 48
substitue à la faculté absolue et libre, cette faculté ne va-t-elle pas
reparaître au sein de cette affirmation ? Nullement, car celle-ci est
absorbée dans la spontanéité de l’idée, laquelle exprime immédiate­
ment la spontanéité de sa cause interne, à savoir Dieu.
B) La Proposition 49 se concilie avec la Proposition 48, du fait
que, dans l'Am e existant dans la durée, les idées dépendent toujours
d’une double cause, l’une externe (la série des causes finies), l’autre
interne (la causalité de Dieu). En tant que dépendant de cette cau­
salité interne, les idées inadéquates relèvent de la Proposition 49
tout autant que les idées adéquates ” • Si l’Ame existant dans la
durée a des idées imaginatives, qui, déterminées par la chaîne
infinie des causes finies, sont nécessairement inadéquates, ces idées
enveloppent toujours une affirmation, car l’idée inadéquate, en tant
que partielle ou mutilée, est une partie de l’idée adéquate, et, par
conséquent, enveloppe en elle une parcelle de l’affirmation propre
à cette dernière idée, c’est-à-dire une parcelle de la causalité interne
de Dieu.
Ainsi, la Proposition 48 n ’entre pas en conflit avec la Proposi­
tion 49 du fait qu’elle n’est pas universelle et ne vaut que pour les28

28. « Même quand l'ame est déterminée à affirmer ou à nier quelque


chose par les choses extérieures, elle n'est pas déterminée de telle sorte
qu’elle soit contrainte par ces choses extérieures, mais demeure toujours libre.
Car aucune chose n'a le pouvoir de détruire l'essence de l'^Amie. » Cogit. Met.,
II, chap. XII, Ap., 1, pp. 497-498. L'essence de l'Ame en effet, c'est d'être
une chose pensante, et par nature une telle chose est « affirmante ou niante »,
ibid, pp. 500-501. Conception qui annonce celle de l’Ethique, sans coïncider
avec elle, et qui, encore entachée de cartésianisme, reste ambiguë, car ce
pourquoi la détermination des affirmations ou des négations par les choses
extérieures n'ôte pas la liberté, c'est-à-dire dans le langage non cartésien
de l'Ethique, le pouvoir de toute idée de s'affirmer elle-même, ce n'est pas
que l'Ame est chose pensante, c'est que toute idée dont l'affirmation est
conditionnée par les causes extérieures s'affirme aussi par elle-même en tant
qu'elle comporte en même temps une cause interne, à savoir la puissance de
Dieu dont elle est un mode. Cf. infra, Appendice n° 10, § I, pp. 572 sqq.
LA VOLONTÉ 501

idées imaginatives, tandis que la Proposition 49 s’accorde avec la


Proposition 48 du fait qu’elle est universeUe et concerne la nature
de toutes les idées.
Enfin, si les conclusions de la Proposition 48 ne s’appliquent pas
à l’idée adéquate sur laquelle s’appuie la démonstration de la Pro­
position 49, c’est que, pour réfuter Descartes, Spinoza se situe sur
deux plans différents, qui s’accordent sans pourtant se recouvrir.
1 ° Pour détruire la volonté cartésienne comme faculté absolue et
libre, il se situe sur le plan de l’Am e, mode existant dans la durée
et nécessairement déterminé par la chaîne infinie des causes finies.
2 ° Pour détruire la distinction cartésienne entre l’entendement et
la volonté, il se situe sur le plan de la nature de l’idée. Mais, pour
m ettre en évidence cette nature de l’idée, il convient de prendre
comme exemple une vraie idée, à savoir une idée adéquate, et non
une idée mutilée, qui, d ’ailleurs, de par sa mutilation, enveloppe une
privation, et, dans cette mesure, une non-affirmation.

§ XIV. — Reste à savoir, maintenant, si, comme le veut Spinoza,


la démonstration de la Proposition 49 est valable aussi pour les
volitions enveloppées dans les idées imaginatives.
Il déclare avoir appuyé cette démonstration sur le cas d’une
« volition quelconque [...) prise ad libitum », de sorte que sa
conclusion vaudrait pour toutes les sortes d’idées. Il s’en faut,
toutefois, que l’affirmation d’une propriété que l’idée du triangle
conçoit comme devant appartenir nécessairement à l’essence du trian­
gle soit une volition quelconque. Cette volition est, en effet, le propre
d’une idée de l’entendement, dont l’objet enveloppe, par nature, des
propriétés nécessaires. Mais il n ’en va pas de même pour les idées
imaginatives, dont les objets, par nature, n’enveloppent pas de telles
propriétés. Or, puisqu’il s’agit de réfuter Descartes, qui démontre
que l’idée est une passion de l’Ame en considérant une idée imagina­
tive : la perception sensible d’un animal, n’était-il pas indiqué de
s’appuyer sur une idée imaginative, par exemple la perception d ’un
cheval, dont il sera question plus tard, pour démontrer, contre lui,
que toute idée enveloppe nécessairement une affirmation, et est,
de ce fait, une action de l’Ame ?
Mais, précisément, est-il possible de démontrer, à partir d’une
propriété d’un cheval que les sens perçoivent, ce qu’on démontre
à partir d’une propriété d’un triangle que l’entendement conçoit ?
C’est ce qu’on jugera douteux.
En effet, si l’affirmation que la somme des angles d’un triangle
est égale à deux droits appartient à l’essence de l’idée du triangle,
c’est que, dans le triangle, la propriété résulte nécessairement de
l’essence de la chose, d’où l’impossibilité de concevoir le triangle sans
concevoir l’égalité de ses angles à deux droits, ni d’affirmer l’égalité
502 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

de ses angles à deux droits sans concevoir le triangle. Mais peut-on


en dire autant de l’affirmation concernant une idée imaginative ?
Peut-on dire, par exemple, que, si j’affirme d’un cheval qu’il est
noir, c’est qu’il m ’est impossible de concevoir un cheval sans affir­
mer qu'il est noir, ou, pour reprendre l’exemple du cheval ailé,
invoqué dans le Scolie de la Proposition 49, peut-on dire que, si
j’affirme d’un cheval q u ’il a des ailes, c’est q u ’il m ’est impossible
de concevoir le cheval sans affirm er qu’il a des ailes ? Bref, peut-
on prétendre que l'affirmation que le cheval a des ailes est enve­
loppée dans l’idée du cheval, alors que l’idée du cheval exclut préci­
sément une telle affirmation ? Il paraît bien que non. S’obstiner à
le prétendre serait donc tomber dans un abîme d’absurdité. Et
Spinoza n’y tomberait-il pas, lui qui invoque précisément le cas
de la perception du cheval ailé pour nier que la faculté de vouloir
soit distincte de la faculté de connaître ?
Cependant, si l’affirmation, dans le cas des idées inadéquates,
c’est-à-dire des perceptions imaginatives quelles qu’elles soient,
n’appartient pas à l’essence de l’idée, c’est q u ’il y a une faculté de
vouloir distincte de la faculté de connaître, c’est que l’erreur, co^m e
l’estime Descartes, doit relever d’une liberté radicalement différente
de l’entendement. Mais, dans ce cas, la réfutation du libre arbitre
n'aboutit pas, la démonstration de la doctrine spinoziste de la liberté
échoue, et la philosophie théorique et pratique de l'Ethique, dont
cette doctrine est le principe, se trouve ruinée dans ses fondements :
« La connaissance de cette doctrine de la volonté > est, en effet,
comme il est dit dans le Scolie de la Proposition 49, « tout à fait
indispensable tant pour la spéculation que pour la sage ordonnance
de la vie > **•

§ ^ V . — En vérité, l’objection peut être levée si l’on observe


que ce qu'enveloppe l'idée, c’est l’affirmation entière de l’objet
dont elle est l’idée, et non simplement, comme quelques expressions
pourraient le donner à penser, un jugement d’attribution conférant
un certain prédicat à l’objet qu’elle conçoit. Ainsi, dans l’exemple
donné, si à l’essence de l’idée du triangle appartient l’affirmation
que la somme des angles du triangle est égale à deux droits, c'est
que lui appartient l’affirmation du triangle lui-même, l’affirmation de
la propriété du triangle suivant de l’affirmation du triangle comme
la propriété du triangle suit de l’essence du triangle. Il y a donc bien
là une seule et même affirmation de l’objet conçu : l’affirmation
du triangle, considérée sous deux aspects différents.
Ceci étant, la démonstration de la Proposition 49 paraît applicable,
mais dans un contexte tout différent, aux idées imaginatives. Soit,29

29. Eth., Il, Scol. de la Prop. 49, Ap., p. 236, Geb., Il, p. 132, 1. 2-4.
LA VOLONTÉ 503

par exemple, l'idée imaginative du soleil sensible : elle enveloppe


l'affirmation du soleil comme un disque de la grandeur d'une
assiette et distant de deux cents pieds ; certes, l'idée adéquate du
soleil exclut cette affirmation, mais non l’idée sensible du soleil,
qui, au contraire, l’impose nécessairement, car cette idée sensible ne
peut ni être, ni être conçue sans cette affirmation. Soit, enfin, la
perception imaginative d’un cheval ailé ; elle enveloppe l’affirmation
du cheval ailé, laquelle ne fait q u ’un avec le jugement qui attribue
des ailes au cheval. Certes, cette dernière affirmation est exclue
par l'affirmation qu'enveloppe l’idée adéquate du cheval ; mais elle
ne l'est nullement par l'idée imaginative, et, par conséquent, confuse,
du cheval ailé, qui, au contraire, l’impose. Elle appartient donc
nécessairement à l’essence de cette idée.
Ainsi, dans ces deux exemples d’idées imaginatives, l'affirmation
appartient bien à la nature de l'idée.

§ ^ V I. — S’il est possible à Spinoza d'universaliser les conclusions


de la Proposition 49 de telle sorte qu'elles puissent valoir pour les
idées imaginatives aussi bien que pour les idées de l’entendement,
il n'empêche que, ainsi qu'on l’a vu, la volition sur laquelle s'appuie
sa démonstration n'est pas en réalité, quoi qu'il en dise, une volition
quelconque, puisqu'elle est celle d’une idée claire et distincte,
laquelle a sur les idées imaginatives le privilège d’une évidence telle
qu'elle apparaît à quiconque co ^m e em portant d'elle-même néces­
sairement son affirmation. Il était donc aisé, à partir de ce cas, de
démontrer que l’essence de l’idée enveloppe la volition, ce qui, par
extrapolation, impliquait qu'il en allait évidemment de même pour
les idées imaginatives ; car celles-ci, étant des idées, doivent, quelles
qu'elles soient, être douées de la propriété qui appartient à l'essence
de toute idée. Au surplus, n'est-il pas requis, pour déduire l'essence
de l'idée en tant qu'idée, de s'appuyer sur l'idée prise dans son inté­
grité, c'est-à-dire sur l'idée adéquate, et non sur l'idée inadéquate, qui
n'en est que la mutilation ?
La démonstration eût été singulièrement plus malaisée, à supposer
qu'elle fût possible, à partir des idées imaginatives que le sens com­
m un et Descartes considèrent comme des passions de l'Ame et que
Spinoza lui-même, les tenant pour des idées inadéquates, reconnaît
pour passives dans la mesure où, bien que, certes, elles ne puissent
émerger dans l'Ame sans un certain pouvoir propre de s'affirmer,
elles ne le peuvent effectivement, néanmoins, que par l’action d'une
infinité de causes extérieures ; d'où la Proposition 1 du Livre III :
« N otre Ame [ ...] est passive en certaines choses en tant qu'elle a
des idées inadéquates ».
Ainsi, lorsqu'il établit, dans la Proposition 49, la partie positive
de sa théorie, Spinoza devait être naturellement conduit, pour démon­
504 DE LA NATIJRE ET DE L ’ORIGINE DE L’ÂME

t r e r q u e l 'essence de toute idée en tant qu’idée e n v e lo p p e u n e v o litio n ,


à c o n s i d é r e r d e p r é f é r e n c e u n e i d é e d e l ’e n t e n d e m e n t , c ’e s t - à - d i r e u n e
idée adéquate et vraie.
Au c o n tr a ir e , lo r s q u e , d a n s la Proposition 48, il é ta b lit la p a rtie
n é g a tiv e d e sa th é o rie , il d e v a it ê tre n a tu r e lle m e n t c o n d u it à se s itu e r
s u r l e p l a n d e l ’A m e e x i s t a n t d a n s l a d u r é e , c ’e s t - à - d i r e s u r c e l u i d e s
i d é e s i m a g i n a t i v e s , d o n t l e s a f f i r m a t i o n s , n ’é t a n t p a s f o n d é e s e n e lle s
s e u le s et ne s u i v a n t p a s d ’u n e é v id e n c e c o n tra ig n a n te , se m b le n t à
b e a u c o u p d e v o i r ê t r e i n d é p e n d a n t e s d e l a n a t u r e d e s id é e s , e t m a n i ­
f e s t e r d e c e f a i t u n p o u v o i r i n f i n i d i s t i n c t d e l ’e n t e n d e m e n t , c a p a b l e
d e d é c i d e r d a n s l e n o i r e t d ’a f f i r m e r l e f a u x . P o u r d é t r u i r e l ’i l l u s i o n
d ’u n t e l p o u v o i r , i l d e v a i t d é m o n t r e r q u e l ’A m e , e n t a n t q u e m o d e
fin i e x is ta n t e n a c te d a n s la d u ré e , e st d é te rm in é e d a n s to u te s ses
v o litio n s par une c h a în e in fin ie de causes fin ie s .
C e p l a n , c ’e s t c e l u i d e l ’e r r e u r . O r , c ’e s t b i e n e n s e s i t u a n t s u r c e
p la n que D e s c a rte s , dans la 1V * Méditation, re n d a n t c o m p te de
l ’e r r e u r , c r o y a i t p o u v o i r p r o u v e r q u e l e l i b r e a r b i t r e e s t u n p o u v o ir
i n f i n i , c o n s t i t u a n t l ’e s s e n c e d e l a v o l o n t é , e t q u e , à c e t i t r e , i l d o i t
ê t r e p r é s e n t d a n s t o u t v o u l o i r , q u ’i l s ’a g i s s e d ’u n e a ffir m a tio n a rb i­
tra ire , c o m m e l ’e s t l ’a f f i r m a t i o n d ’u n e id é e fa u sse , o u d ’u n e a ffir­
m a t i o n b i e n f o n d é e , c o m m e l ’e s t l ’a f f i r m a t i o n d ’u n e i d é e é v i d e n t e e t
v r a i e , t e l l e q u e c e l l e d ’u n e p r o p r i é t é g é o m é t r i q u e .
En d ’a u t r e s te rm e s , com m e l ’a m o n tré un e x c e lle n t a u t e u r 3031,
S p i n o z a e t D e s c a r t e s p a r t i r a i e n t i c i d ’u n f a i t p r i v i l é g i é d i f f é r e n t p o u r
chacun d ’e u x : S p in o z a , de l ’a f f i r m a t i o n n é c e s s a ire d ’u n e v é rité
d ’e n t e n d e m e n t , D e s c a r t e s , d e l ’a f f i r m a t i o n a r b i t r a i r e d ’i d é e s q u e l c o n ­
q u es, sans é v id e n c e p ro p re , b re f, de l ’e r r e u r . D u p r e m ie r , S p in o z a
d é d u it q u e l ’e s s e n c e d e l ’i d é e e n v e lo p p e u n e a ffirm a tio n n é c e s s a ire
e t q u ’e n c o n s é q u e n c e t o u t e id é e ( l ’i m a g i n a t i v e a u t a n t q u e l ’i n t e l l e c ­
tu e lle ) e n v e lo p p e le p o u v o ir de s ’a f f i r m e r . D u seco n d , D e s c a rte s
c o n c lu t q u e l ’e s s e n c e du v o u l o i r , c ’e s t l e lib re a rb itre , et que, en
c o n sé q u e n ce , to u t v o u lo ir , à s a v o ir m ê m e l ’a f f i r m a t i o n d ’u n e v é rité
é v i d e n t e e t n é c e s s a i r e , e n v e l o p p e u n a c t e l i b r e , i n d é p e n d a n t d e l ’i d é e .

*
**

§ X V II. — L es p ré c é d e n te s d é m o n s tra tio n s ont ru in é dans son


p rin c ip e la th è s e c a rté s ie n n e , e n s u p p rim a n t « la cause com m uné­
m ent a d m is e de l ’e r r e u r » 31, à s a v o ir l ’e x i s t e n c e d 'u n e v o lo n té

30. Cf. G in e tte D rey fu s, Le problème de la liberté de l’homme dans la


philosophie de Malebranche, C o m m u n icatio n au co llo q u e su r M aleb ran ch e,
C e n tre in tern atio n al de synthèse, dans Malebranche, l'Hom me et l'Œuvre,
1 6 3 8 -1 7 1 5 , Paris (J. V rin ), 1967, p p . 154 sqq. — Cf. infra, Appendice n° 19,
p p . 6 1 9 sqq.
31. Prop. 49, Scot., sub in it, A p., p. 234, G eb ., II, p. 13 1 , !. 9.
LA VOLONTÉ 505

lib re d is tin c te d e l 'e n t e n d e m e n t , e t c a p a b l e , d e c e f a i t , d 'a f f i r m e r à


to rt e t à tra v e rs c e c i o u c e la .
S i, en e ffe t, l 'A m e , co^m m e m ode e x is ta n t dans la d u ré e , est
n é c e s s a ire m e n t d é te rm in é e par une c h a în e de cau ses, e lle e x c lu t
to u t lib re a r b i t r e ; s i l 'e n t e n d e m e n t e t l a v o lo n té ne sont pas deux
fa c u lté s d is tin c te s , ils n e peuvent s’o p p o s e r l ’u n à l 'a u t r e ; s i to u te
id é e e s t v o litio n e t vice versa, l a v o l o n t é n e p e u t s 'é t e n d r e p l u s l o i n
que l 'e n t e n d e m e n t .
C o m m e à so n h a b itu d e , S p in o z a c o n firm e s a th è s e p a r u n Scolie,
q u i, te r m i n a n t le liv r e e t c o m p o r ta n t d e lo n g s d é v e lo p p e m e n ts , jo u e le
r ô l e d 'u n A p p e n d i c e .

Il c o m p re n d q u a tre p a rtie s :
1° C o n s é q u e n c e de la Proposition 49 : l 'i d é e fa u sse n 'e n v e l o p p e
p a s l a c e r t i t u d e 32
2° A v e r t i s s e m e n t d ’a v o i r à é c a rte r p ré a la b le m e n t u n p ré ju g é fa i­
sant o b s ta c le à l 'i n t e l l e c t i o n de la Proposition 4 9 32

3° R éponse à q u a tre o b j e c t i o n s 32
4° U tilité p ra tiq u e d e la p ré s e n te d o c t r i n e 32

§ X V III. — L a p re m iè re p a rtie d é d u it u n e c o n s é q u e n c e ré s u lta n t


d e la r é d u c tio n , d a n s la Proposition 4 9 , d e to u te a f f i r m a t i o n à l 'a f f i r ­
m a tio n e n v e lo p p é e par l ’i d é e en ta n t q u 'i d é e , c 'e s t à s a v o ir que
l’idée fausse n’enveloppe pas. la certitude. P u i s q u e , e n e f f e t (c f.
Prop. 35), l a f a u s s e t é c o n s i s t e d a n s l a s e u l e p r i v a t i o n e n v e l o p p é e par
le s id é e s m u tilé e s et c o n fu ses, e lle est un néant ; de ce fa it, e lle
n 'e n v e l o p p e a u c u n e a f f i r m a t i o n , c a r l e n é a n t n e s a u r a i t a f f i r m e r q u o i
q u e c e s o it : « Nam ex nihilo nihil fit », o b s e r v e l e Court Traité 32
Q u a n d d o n c u n h o m m e a d h è r e a u f a u x e t n e c o n ç o it p a s d e d o u te
a u s u j e t d u f a u x , c e n 'e s t p a s q u 'i l s o i t c e r t a i n , c 'e s t s e u l e m e n t q u 'i l
n e d o u t e p a s , n 'y ayant pas de c a u se s c a p a b le s d e fa ire flo tte r so n
im a g in a tio n . La c e rtitu d e , e n e ffe t, n 'e s t pas p riv a tio n du d o u te ;
c 'e s t (c f. II, Prop. 43 avec son Scolie) q u e lq u e ch o se d e p o s itif, à
s a v o ir un a c te p o s itif d 'a f f i r m a t i o n c o n s c ie n te , p a r où l 'i d é e v ra ie
se p o s e p o u r e lle - m ê m e c o m m e c o n n a is s a n c e v r a ie d e la c h o se . A in s i,
« p a r p riv a tio n d e c e r titu d e , n o u s e n te n d o n s la fa u s s e té » 32324567

32. Scot., A p ., p p . 2 3 4 -2 3 5 , G eb ., I l, p . 131, 1. 10-29.


33. Ibid., A p., p p . 2 3 6 -2 3 7 , G e b ., Il, p . 131, 1. 30à p.
34. Ibid., A p ., p p . 2 3 7 -2 4 5 , G e b ., II, p . 132, 1. 23à p.
35. Ibid., A p ., p p . 2 4 5 -2 4 7 , G eb., I l , p . 135, 1. 32 à p.
36. Court Traité, II, chap. X V I, §IV, sub fin , A p ., I, p. 148, G eb ., I,
p . 8 3 , 1. 5 (e n la tin dans le tex te). — A ffirm e r l e rien , c'est n e rie n
affirm er, d ira M aleb ran ch e.
37. Prop. 49, Scot, A p ., p . 235, G eb ., II, p. 1 3 1 , 1. 2 2 -23.
506 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

On voit par là que la certitude se définit par deux caractères : dans


la Proposition 43 et son Scolie, comme savoir du savoir vrai (idée
de l’idée vraie), dans la Proposition 49, comme l’affirmation absolue,
sans restriction, d’une idée, qui, en tant qu’elle est vraie, est posi­
tive absolument et sans restriction. Ces deux caractères n’en font
qu’un, car, étant « l’acte même de connaître » 3839, l’idée vraie, par
nature, est, comme acte, pleine affirmation, et, comme connaître,
à la fois pleine connaissance de son objet (idée) et connaissance
absolue qu’eUe le connaît (idée de l’idée). Elle est donc nécessai­
rement affirmation interne absolue de soi comme connaissance
absolument vraie. Ainsi, elle ne peut se savoir comme savoir vrai
sans s’affirmer par elle-même comme vraie, ni s’affirmer par elle-
même comme vraie sans se savoir comme savoir vrai. Savoir du
savoir vrai et affirmation nécessaire du savoir comme savoir vrai
sont donc indissolublement unis dans la certitude qu’enveloppe l’es­
sence de l’idée vraie 39

§ XIX. — Cependant, tout mode, du fait q u ’il exprime la puis­


sance de Dieu, renferme en lui une puissance de s’affirmer et de
persévérer dans son être, et ce que vise la Proposition 49, c’est
démontrer que toute idée enveloppe une volition, c’est-à-dire la
propre affirmation de soi. Les idées imaginatives doivent donc,
elles aussi, s’affirmer par elles-mêmes. Mais, si la certitude se définit
par l’affirmation de soi par soi, ne devra-t-on pas leur accorder à
elles aussi la certitude ?
Il n’en n’est rien. — Certes, puisque l’affirmation est réduite à
l’idée, toute idée, adéquate ou inadéquate, doit s’affirmer. Mais,
dans l’idée inadéquate, il faut distinguer ce qui en elle est positif,
et ce qui en elle est privation ou néant, c’est-à-dire la fausseté.
En tant q u ’elle est néant, la fausseté ne s’affirme pas, et ainsi,
comme dit, le repes dans le faux n’est pas certitude. Par exemple,
l’idée du cheval ailé contient du positif, car elle est l’idée d’une
affection du Corps, et c’est par ce positif qu’elle s’affirme. Mais
elle n’enveloppe, ni la connaissance adéquate du cheval, ni celle
des ailes, connaissances qui excluent l’affirmation qu’un cheval ait
des ailes. La fausseté de l’idée du cheval ailé réside dans la priva­
tion de ces connaissances adéquates. Et la privation n’enveloppant
pas d’affirmation, l’idée du cheval ailé ne s’affirme pas en tant qu’elle
est fausse, c’est-à-dire en tant que privation. Ce qui ne l’empêche
évidemment pas de s’affirmer dans ce qu’elle a de positif. C’est
pourquoi, si l’image du cheval ailé était seule dans l’Ame, l’Ame ne

38. « ... ipsum inteUigere )>, Prop. 43, Scot., p. 218, Geb., II, p. 124,
1. 11.
39. Cf. supra, chap. XII, SS VII, sqq., pp. 396 sqq.
LA VOLONTÉ 507

douterait pas de l'existence du cheval ailé, e t affirmerait qu’il existe 40


Mais, considérée en soi, cette affirmation serait aussi faible qu’est
réduite la positivité de l'idée.
L'idée imaginative est donc déficiente par rapport à l'un des
deux caractères de la certitude : l'affirmation nécessaire de soi par
soi, puisque, considérée en soi, cette affirmation tombe chez elle
au minimum.
Elle est tout aussi déficiente par rapport à l'autre : le savoir du
savoir ou conscience. En effet, là ou l'idée est mutilée, l'est aussi
ipso facto le savoir du savoir, c'est-à-dire la conscience de l'idée
comme sachant qu'elle sait. Il en résulte que son affirmation est
aussi peu réfléchie, donc aussi peu consciente que possible, et qu'elle
se rapproche de celle des corps, qui, étrangers à la pensée, s'affirment
purem ent et simplement dans l'étendue, sans y réfléchir et sans
le savoir.
Par cette double déficience, les idées imaginatives témoignent
qu’elles sont dénuées de toute certitude.
Au contraire, d'une part, l'idée adéquate, en tant qu'elle ne ren­
ferme que du positif, a une absolue puissance propre de s’affirmer ;
d'autre part, en tant que son affirmation est celle de l'idée d'une
idée vraie, elle est l'affirm ation redoublée ou réfléchie que comporte
le plein accomplissement du savoir du savoir, c'est-à-dire la parfaite
conscience que l'on sait vraiment. L'idée adéquate possède donc les
deux caractères de la certitude qui font défaut à l’idée imaginative.
Seule, par conséquent, elle mérite d'être dite certaine, et il y a une
différence fondamentale entre l'affirmation propre à l'image mentale
et celle qui est propre à l'idée vraie.

§ XX. — La seconde partie du Scolie est consacrée à un « avertis­


sement » concernant spécialement la Proposition 49. Elle dénonce
un préjugé (praejudicium) qui empêcherait ab ovo de la comprendre.
Ce préjugé, que dès le début du Livre II visait déjà à conjurer la
Définition de l’idée (Définition 3), consiste à refuser de considérer
l'idée telle qu'elle est réellement, c'est-à-dire en tant qu'elle est idée,
pour la concevoir comme ce qu'elle n’est pas, à savoir comme une
image ou un mot. L'image et le mot, étant constitués de mouvements
corporels, sont, en effet, des modes de l'Etendue, et n'ont rien à
voir avec l'idée, laquelle est une conception de l'Ame, c'est-à-dire un
mode de la Pensée. Or, si l'idée n'est pas une conception de l’Ame,
mais un mode de l'Etendue, elle ne peut envelopper dans l'Ame une
affirmation, elle ne peut y envelopper qu’une passion ; bref, elle ne
peut être qu'une passion de l’Ame.40

4 0 . C f. Eth., TI, Scol. d e la Prop. 49, A p., p. 2 4 3 , G e b ., II, p . 13 4 , 1. 31.


508 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Q ui donc c o n fo n d l 'i d é e , s o i t a v e c l 'i m a g e , s o it a v e c le m o t, e s t


h o r s d 'é t a t d e c o m p r e n d r e l a Proposition 49.
De c e tte d o u b le c o n fu s io n ré s u lte une d o u b le co n séq u en ce qui
ru in e la d o c trin e c a rté s ie n n e d e la v o lo n té :

A) C eux q u i r é d u i s e n t le s id é e s aux im a g e s q u i se fo rm e n t en
n o u s p a r l a r e n c o n t r e d e s c o r p s 41423 e s t i m e n t q u e le s id é e s d e s c h o s e s
à la re s s e m b la n c e d e s q u e lle s n o u s n e p o u v o n s f o r m e r a u c u n e im a g e
n e s o n t p a s d e s id é e s , m a i s s e u l e m e n t d e s f i c t i o n s q u e n o u s f o r g e o n s
p a r le lib r e a r b itr e d e n o tr e v o lo n té . T e n a n t a lo rs p o u r é tr a n g è r e s à
la v o litio n le s i d é e s q u i s e u l e s p o u r e u x s o n t d e v é r i t a b l e s id é e s , à
s a v o ir c e lle s q u i s o n t e n n o u s c o m m e d e s im a g e s fo rm é e s à la re s ­
s e m b la n c e des ch o ses, ils le s c o n s id è re n t com m e des « p e in tu re s
m u e t t e s s u r u n ta b le a u ». E n c o n s é q u e n c e , ils n e v o i e n t p a s q u e to u t e
i d é e , e n t a n t q u 'i d é e , e n v e l o p p e u n e a f f i r m a t i o n o u u n e n é g a t i o n .

B) C eux qui ré d u is e n t aux m o ts le s id é e s ou le s a ffirm a tio n s


q u 'e l l e s e n v e l o p p e n t se f i g u r e n t q u e , lo r s q u e , e n p a r o le s s e u le m e n t,
ils a ffir m e n t q u e lq u e ch o se c o n tra ire m e n t à ce q u 'i l s s e n te n t, ils
peuvent v o u lo ir c o n tra ire m e n t à ce q u 'i l s s e n te n t — c 'e s t - à - d i r e
c o n t r a i r e m e n t à l 'a f f i r m a t i o n ou à l a n é g a t i o n r e n f e r m é e p a r l 'i d é e
p ré s e n te dans le u r e s p rit. C ro y a n t a lo rs que l 'a f f i r m a t i o n ou la
n é g a tio n e s t é t r a n g è r e à l ’i d é e 42, ils n e v o i e n t p a s q u e t o u t e a ffir­
m a t i o n o u n é g a t i o n e s t e n v e l o p p é e d a n s u n e id é e .

§ ^ X I. — Q u e le s i m a g e s s o i e n t d u e s u n i q u e m e n t à d e s m o u v e ­
m e n ts c o rp o re ls et n 'a i e n t r i e n à v o ir avec des i d é e s , c 'e s t ce qui
ré s u lte de la d é m o n s tra tio n du Corollaire de la Proposition 17. Il
en va de m êm e p o u r le s m o t s , p a r l é s o u é c r its , im a g e s s o n o r e s o u
v i s u e l l e s , is s u e s d e s m o u v e m e n ts de la la n g u e ou des m o u v e m e n ts
d e la m a in , e t d o n t la s ig n if ic a tio n d é p e n d d e s d is p o s itio n s d u C o rp s
(c f. Scolie d e la Proposition 1 8 ) . Q u 'i l s n 'a i e n t r i e n à v o ir a v ec d es
i d é e s , c ’e s t c e d o n t t é m o i g n e n t l e p s i t t a c i s m e 42, a i n s i q u e l e s e r r e u r s
e t le s q u ip r o q u o dus au se u l la n g a g e , c o ^ m e ceux q u e m e n tio n n e
le Scolie d e la Proposition 4 7 . E n f i n , q u ’i l p u i s s e y a v o i r e n p a r o l e s

4 1 . A savoir, p a r ex em p le, la re n co n tre des ray o n s lu m in e u x av ec le fo n d


de l ’œ il, o u la re n c o n tre , « a u m ilie u d u cerveau » , des e sp rits a n im a u x
avec la g lan d e p in éale, selon le schém a neuro-cérébral d e D escartes.
42. Ibid., A p ., p p . 2 3 6 -2 3 7 , G eb ., II, p p . 131-132. — D a n s les Cogitata
Metaphysica, II, ch. X II (A p., I, p. 4 9 7 , G eb., I, p. 2 7 8 , 1. 1-4), S pinoza
u tilisa it l’a rg u m e n t d e D escartes, dév elo p p é d an s l’a rtic le 39 d e la P a rtie 1
des Principes : P u isque n o u s n e p o u v o n s d o u te r de la liberté tandis q u e
n o u s d o u to n s d e to u t (dans le d o u te m éta p h y siq u e), la lib e rté, q u i ren d
p ossible le d o u te, existe. Ce q u e S pinoza ré fu te ra it m a in te n a n t de la façon
su iv an te : le p ré te n d u d o u te u n iversel n 'a lie u q u e d an s des m o ts ; n 'é ta n t
rien , il n e p e u t p ro u v e r la lib e rté q u 'il su p poserait.
4 3 . Court Traité, II, ch ap. I, A p ., p . 101, G eb., I, p . 5 4 , 1. 2 3 -2 8 .
LA VOLONTÉ 509

une affirmation contraire à celle que l'idée enveloppe, c’est ce que


m ettent en évidence les allégations de certains qui, prononçant le
nom de Dieu, affirment qu'il n'existe pas, alors que l’idée de Dieu,
présente dans leur Ame, enveloppe en celle-ci l'affirmation néces­
saire de son existence (même Scolie) 44
Quant à ceux qui confondent l'idée soit avec le mot, soit avec
l'image, ils sont une multitude (multi homines), et nul préjugé
n'est plus répandu. Cependant, deux philosophes sont ici particulière­
ment visés, bien que leurs noms ne soient pas prononcés, c'est à
savoir Hobbes et Descartes : Hobbes, qui considère les idées comme
des mots et la science co^m e un discours verbal développant systéma­
tiquement des définitions de noms ; Descartes, qui a appelé expressé­
ment idée l'image matérielle dessinée sur la glande.
Certes, Descartes n'y réduit pas l'image mentale. Mais, comme cette
image est, selon lui, due à l'impression directe, par la glande, de
l'image matérielle sur l'Ame substantiellement unie au Corps, elle est
bien une passion de l’Ame et comme une « peinture muette sur un
tableau ». Sans doute, le processus neuro-cérébral qui commande la
formation de l'image corporelle dont l'image mentale est le reflet
ne vaut-il nullement pour les idées claires et distinctes, lesquelles
émanent de la spontanéité de l'entendement ; et Spinoza sait mieux
qu'un autre que Descartes ne les a pas réduites à des images maté­
rielles, qu'il a, au contraire, vigoureusement opposé l'idée de l'intel­
lect à l'image. Cependant, malgré la spontanéité qu'il reconnaît à
l'entendement, Descartes l'a tenu pour passif, et il a considéré ses
idées pour des passions, en tant qu'elles sont causées ( « implantées » )
en lui du dehors par l'action de Dieu, de la même façon que les
idées des choses sensibles sont causées dans l'Ame substantiellement
unie au Corps par l'action extérieure des corps matériels .s.
Enfin, on ne saurait trop faire remarquer que la mise en garde
adressée au lecteur dans le Scolie de la Proposition 49 et à la fin du
Scolie de la Proposition 48 ne concerne, pour ce qui est de Descartes,
que sa théorie psychophysiologique de l'idée-image telle que la
professent le Traité de l’Homme et le Traité des Passions, et qu'il
n'est nullement question de sa conception des idées de l'entendement.
Tout se passe comme si Spinoza estimait que le plus grand obstacle
à sa propre théorie était constitué par les idées imaginatives, en tant
que de telles idées paraissent s'imposer à nous, en vertu de méca­
nismes corporels, indépendamment de notre vouloir, alors que la
plupart admettraient sans peine que les idées que form e l'intelligence,
hors de la pression de choses extérieures, enveloppassent la sponta-45

4 4 . C f. supra, ch ap . X IV , § XII, B , p p . 4 3 0 sq q .
4 5 . G u e ro u lt, Descartes selon l'ordre des raisons, I, chap. V , p p . 185 sqq.,
I l , c h a p . X IV , p . 8 9 , n o te 2 3 .
510 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

néité de l'Ame. Il suffisait donc de réfuter la conception cartésienne


des idées-images pour ouvrir la voie à cette doctrine que toutes les
idées, sans exception, enveloppent, en tant qu’elles sont des idées, une
volition. Corrélativement, la doctrine inverse, que toutes les idées
sans exception sont des passions, pouvait paraître avoir été, dans une
certaine mesure, commandée chez Descartes par ses conceptions de
la passivité des idées imaginatives. Dès le moment, en effet, que
ces idées étaient conçues comme des images matérielles empreintes
par la glande pinéale, comme par un cachet, sur l’Ame unie au
Corps, une pente naturelle ne pouvait-elle pas conduire à concevoir
les idées de l'entendement elles-mêmes co^m e des sortes d’images
conformes aux choses, images purement intellectuelles que Dieu
empreint directement dans notre Ame comme par un cachet, l'idée de
Dieu elle-même étant conçue aussi comme « implantée » du dehors
dans notre Ame par le Créateur comme la copie d'un original ?
C’est pourquoi, bien qu’ayant conçu l’entendement comme spontané,
Descartes l'aurait conçu comme passif, et aurait tenu pour des passions
toutes les idées qui sont en lui.

§ ^ X II. — Après avoir dénoncé les confusions ou préjugés qui


entravent ou interdisent l'accès de sa doctrine, Spinoza s’attaque,
dans une troisième partie, aux objections qui pourraient la ruiner.
Il en retient quatre, dont, de route évidence, trois sont cartésiennes.
1° On croit établi que la volonté s’étend plus loin que l’enten­
dement et que, par là même, elle est différente de lui. L'expérience,
dit-on, le prouve, car elle révèle que, pour affirmer ou nier une infi­
nité de choses que nous ne percevons pas, nous n'avons pas besoin
d'une volonté plus grande que celle que nous avons, tandis que, pour
les percevoir, il nous faudrait une faculté de connaître plus grande
que celle qui nous est impartie. Donc la volonté diffère de l'entende­
ment, puisqu’elle est infinie alors que celui-ci est fini ^
Certes, on peut accorder que la volonté s'étend plus loin que
l’entendement, si l'on restreint celui-ci aux seules idées claires et
distinctes. Mais en tant que faculté de concevoir, il embrasse en lui
toutes les sortes de perceptions, confuses aussi bien que claires et
distinctes. Au surplus, pourquoi la faculté de sentir serait-elle moins
étendue que celle de vouloir, puisqu’on peut sentir ou percevoir
l'un après l'autre une infinité de corps, tout de même qu'on peut46

4 6 . A p., p p . 2 3 7 -2 3 8 , G eb., II, p. 132, 1. 2 3 -3 1 . — C f. D escartes,


I V M ed., V II, p. 5 7 , 1. 2-8 , 1. 11-15, p . 58, 1. 2 0 - 2 5 ; P rin c ip e s, I, art. 35,
S pinoza, P rin c ip ia p h il. cart., I, P rop. 1 5 , S W ., A p., I, p . 3 4 8 , G eb., I,
p . 1 73, 1. 2 8 sq q ., L e « re U , à O ldenbw rg, A p ., III, p p . 11 4 -1 1 5 , G eb ., IV ,
p p . 7 -9, L et/re ^XXI, à B lyenèergh, A p., III, pp . 2 0 6 -2 0 7 , 2 0 9 , G eb., IV ,
p . 129, 1. 2 7 -3 5 , p. 131, 1. 33 sqq., p. 132, 1. 1-6.
LA VOLONTÉ 511

affirmer l’une après l’autre une infinité de choses ? Quant aux choses
que nous ne percevons pas, elles échappent à notre pensée . et, par là
même, à notre vouloir, qui serait bien embarrassé de les pouvoir
affirmer. Mais, insistera-t-on, si Dieu voulait faire que nous les
perçussions aussi, il devrait accroître notre faculté de percevoir alors
que, pour que nous les voulussions, il n’aurait pas à accroître la
faculté de vouloir. Argument absurde, car, puisque, comme on l'a
montré, cette prétendue volonté n’est que l’idée d’un être général,
c’est-à-dire de ce qui est commun à toutes les volitions, il est évident
qu'on n'en saurait concevoir de plus générale, c’est-à-dire de plus
grande, et que Dieu, par conséquent, ne saurait l’accroître ; mais,
comme on a érigé cette idée générale de la volonté en faculté de
vouloir, on se figure que cette faculté s’étend à l’infini au delà de ce
que l'entendement peut percevoir. Tout ce beau raisonnement
consiste en fait à assurer que, pour nous faire connaître une infinité
d'autres êtres que ceux que nous connaissons, D ieu devrait nous
donner un entendement plus grand, mais qu'il n'aurait pas à nous
donner une idée plus générale de l'être 4748•
2° L’expérience témoigne que la faculté d'assentir est distincte de
la faculté de connaître, car elle enseigne que nous pouvons suspendre
notre jugement et ne pas assentir à ce que nous percevons : ce que
corrobore le fait qu’on n’est pas dit se tromper quand on forge un
cheval ailé sans affirmer en même temps qu’il existe 48
Mais nous ne disposons pas en fait d’un libre pouvoir suspensif.
La suspension du jugement n'est rien d’autre qu’une perception :
à savoir la perception que nous avons de ne pas percevoir adéqua­
tem ent la chose. Concevons un enfant qui imagine un cheval ailé et
ne perçoit rien d’autre ; comme cette imagination enveloppe l'exis­
tence de ce cheval (Coroll. de la Prop. 17), il considérera celui-ci
comme présent et ne pourra douter de son existence, encore qu’il
n'en soit pas certain. Si, dans notre sommeil, il peut nous arriver de

47. Ap., pp. 237-241, Geb., II, pp. 133-134. — Sur cette confusion de
l'abstrait et du concret, cf. Court Traité, il, chap. XVI, § IV, Ap., I, p. 147.
Dans la note 2 de cette page, Spinoza observe que la séparation absolue de
l'entendement et de la volonté, comme pouvoirs généraux et pourtant réels,
fait de ces deux facultés l’équivalent de deux substances. Or, co^ane le
mode d'une substance ne peut passer dans une autre, l'idée, mode de l'en­
tendement, ne pourra passer dans la volonté, et aucun amour ne naîtra
dans la volonté, car « il y a contradiction à ce que l'on puisse vouloir
ce dont il n'existe aucune idée dans le pouvoir qui veut ». — Sur l'im­
possibilité d'admettre qu'une volonté distincte du pouvoir de connaître puisse
choisir entre des partis que ce pouvoir seul conçoit et qu'elle ne peut
elle-même concevoir, cf. l'intéressante discussion d'Arnold Gehlen, dans sa
Theorie der Willensfreiheit, Berlin, Junker u. Dünnhaupt, 1933, pp. 43-53.
48. Ap., p. 238, Geb., II, pp. 132-133. — Descartes, Principes, 1, art. 33,
39, 1V‘ Med., II, p. 59, 1. 28 sqq.
512 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

suspendre notre jugement sur la réalité de ce que nous rêvons, c’est


que nous rêvons — c’est-à-dire percevons — que nous rêvons. Certes,
nul ne se trompe en tant qu’il perçoit (Scot. de la Prop. 17) " ,
mais il faut nier qu’un homme n’affirme rien en tant qu’il perçoit.
Qu’est-ce donc, en effet, que percevoir un cheval ailé, sinon affirmer
d’un cheval qu’il a des ailes ? Et si l’Ame, en dehors du cheval ailé, ne
percevait rien d’autre, elle n’aurait aucun motif de douter de son
existence, aucune faculté de ne pas assentir. Pour qu’elle n’affirme
pas l’existence du cheval ailé, il faut, ou que l’imagination du cheval
ailé soit jointe à une idée qui exclue cette existence, ou que l’Ame
perçoive que l’idée qu’elle a du cheval est inadéquate, car, dans les
deux cas, ou elle niera nécessairement l’existence de ce cheval, ou
elle en doutera nécessairement “ •
3° La volonté diffère de l’entendement, car, tandis que les idées de
l’entendement sont plus parfaites les unes que les autres, selon la
perfection diverse de leurs objets sl, une affirmation ne contient
jamais plus de réalité qu’une autre, car il ne faut pas un pouvoir plus
grand pour affirmer comme vrai ce qui est vrai que pour affirmer
comme vrai ce qui est faux “ •
L’erreur vient ici de ce que, comme souvent ailleurs, on confond
les abstractions avec les choses réelles. La volonté dont il est parlé
en l’espèce n’est, en effet, rien d’autre que la notion générale d’affir­
mation, que l’essence de l’affirmation conçue abstraitement comme
étant commune aux diverses sortes d’affirmations. Si, au contraire,
on considère l’affirmation en tant qu’elle appartient à l’essence de
l’idée, on devra reconnaître que les affirmations singulières diffèrent
entre elles autant que les idées elles-mêmes ; par exemple, l’affirma­
tion qu’enveloppe l’idée du cercle diffère de celle qu’enveloppe l’idée
du triangle autant que l’idée du cercle de celle du triangle. Aussi la
même puissance de pensée n’est-elle pas requise pour affirmer comme
vrai ce qui est vrai que pour affirmer comme vrai ce qui est faux,
car, le faux n’étant rien de positif, ces deux affirmations sont l’une
à l’autre comme l’être au non-être 53
4° Si l’homme n’opère point par la liberté de sa volonté, qu’arri­
vera-t-il au cas où il serait en équilibre comme l’âne de Buridan ?4950123

49. Cf. supra, chap. VII, §§ XIV sqq.


50. Ap., pp. 241-243, Geb., II, p. 134.
51. Cf. Descartes, IVe Med., VII, p. 40. — Axiome accepté par Spinoza,
cf. De int. emend., Ap., I, § 28, p. 240, Geb., II, p. 16, 1. 4-10; c'est ce qui
qui résulte de la réplication objet-idée de l'objet.
52. Ap., p. 239, Geb., II, p. 133, 1. 5-13. — Etant un indivisible, la
volonté est toujours tout entière dans chacun de ses actes, Descartes, IV* Med.,
A.T., VIII, p. 60, 1. 21-24.
53. Ap., pp. 243-244, Geb., II, p. 134.
LA VOLONTÉ 513

Périra-t-il de faim et de soif ? Si je le concède, je paraîtrai concevoir,


non un homme, mais un âne ou une statue d'homme ; si je le nie,
c'est qu'il se déterminera lui-même, et a, par conséquent, la faculté
d'aller et de faire tout ce qu'il veut ” •
Faux raisonnement, car un homme placé dans cet équilibre, ne
percevant rien d'autre que la soif et la faim, tel aliment et telle
boisson également distants de lui, périra de faim et de soif. Objec­
tera-t-on qu'on doit l'estimer alors pour un âne ou pour une statue
d'homme plutôt que pour un homme véritable ? Peu importe, pas
plus qu'il n'im porte de savoir en quelle estime on doit tenir un
h o ^ m e qui se pend, les enfants, les stupides, les déments 54S, car qu'il
soit animal ou homme, stupide ou raisonnable, il ne se détermine
jamais par un libre arbitre, et il est ce qu'il est de par la nécessité
naturelle 56^

§ XXIII. — La quatrième et dernière partie du Scolie indique


succinctement les « avantages pratiques de cette doctrine », c'est-à-
dire son « utilité pour la vie ». Cette doctrine est, en effet, le fonde­
ment de la conception éthique spinoziste, qui, dans son opposition
avec les morales traditionnelles, doit ouvrir à l’homme la véritable
voie de la vertu et de la béatitude. Il s'agit donc moins là, comme
dans les parties précédentes, d'un commentaire additif aux Propo­
sitions 48 et 49, que d'une conclusion du Livre II, destinée à offrir
des perspectives sur la suite.
C'est à quatre points de vue que cette doctrine est utile 57 :
1° Elle met notre Ame en parfait repos (animum omnimodo quie-

54. A p., p . 2 3 9 , G e b ., II, p. 133, 1. 14-22.


55. A p ., p p . 2 4 4 -2 4 5 , G eb ., II, p . 135, 1. 2 4 -31. L a d o c trin e q u i était
celle d e B u rid an n e p a ra ît pas très b ien s'accorder avec celle q u i ressort
de sa com p araiso n (cf. Cod. Vat. Lat., 2 1 6 2 f. 71, V a ), car elle est celle,
n o n d u lib re a rb itre absolu, m ais d ’u n co m p ro m is b â ta rd e n tre u n p o u v o ir
in d é p e n d a n t e t l’id e n tité av erro ïste d e la volonté e t de l'in te lle ctio n . Q u a n t
à la co m p araiso n , elle a son o rig in e dans u n passage d u De Caelo, II, 13,
2 9 5 b , 3 1 -3 4 , e t elle d ériv e d ’u n des d e u x À éyoi so p h istiq u es q u 'A risto te
ra p p e lle d a n s ce tex te, e t q u i c o n cern en t l’o p in io n d e ceux q u i p lac en t la
te rre a u c en tre d u m o n d e p o u r ce q u ’elle est é g alem e n t a ttiré e d e to u te s
les p a rties d u Ciel. Ces sophism es so n t celui d u cheveu q u i, tiré à ses d eu x
e x tré m ités avec u n e é g ale force, n e p e u t se ro m p re , e t celui d e l'a n im a l
a ffa m é et assoiffé, q u i, à ég ale distance d ’u n a lim e n t e t d 'u n e boisson, m e u rt
d e fa im e t de soif. Ces d e u x sophism es a v aien t été traités d a n s les écoles
de L o g iq u e e t aussi dan s celle de B u rid an , o ù l’âne é ta it d ev en u u n e bête
fa m iliè re (cf. F élix B a llig au lt, Sophismata Buridani, P a ris, 1 4 9 3 ). T outefois,
B u rid an lu i-m êm e n e p a rle pas d 'u n ân e, m ais d 'u n chien. Spinoza utilise
l'a rg u m e n t a u p ro fit d e la d o c trin e cartésienne dans les Cogitata Meta-
physica, II, ch. X I I , A p ., I, p . 4 9 7 , G eb ., I, pp. 2 7 7 -2 7 8 .
56. S ur la co n cep tio n cartésien n e d u lib re a rb itre e t l a c ritiq u e d e S pinoza,
cf. infra, Appendice n° 19, p p . 61 9 sqq.
57. Eth., I i , Scoi. d e la Prop. 49, A p ., p p . 2 4 5 -2 4 7 , G eb ., II, p p . 1 3 5-136.
514 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

tum reddit) en nous apprenant que « nous agissons par le seul geste
de Dieu (ex solo D ei nutu) » et participons de la nature divine,
« et cela d'autant plus que nous faisons des actions plus parfaites
et connaissons Dieu mieux et encore mieux > 58 Elle nous enseigne,
en outre, en quoi consiste notre plus haute félicité ou béatitude, à
savoir dans la seule connaissance de Dieu, qui est la vertu même,
et qui nous induit à ne faire que ce dont nous persuadent l'Amour
et la Piété. Ce par quoi nous n'attendons pas pour notre vertu et
nos meilleures actions la suprême récompense que nous estimerions
être due à la plus dure des servitudes, mais savons que la vertu même
et le service de Dieu sont la félicité et la souveraine liberté. —
Thème de la seconde partie du Livre V (Propositions 21 à 42), qui
identifiera vertu, liberté, amour de D ieu et béatitude.
2° Elle nous apprend comment nous devons nous comporter à
l’égard des choses de fortune, qui, ne suivant pas de notre nature, ne
dépandent pas de nous. Puisque tout suit éternellement de Dieu aussi
nécessairement que de l'essence du triangle l'égalité de ses angles à
deux droits, nous attendrons et supporterons d'une âme égale les
deux faces de la fortune. — Thème que développera la première par­
tie du Livre V (Propositions 1 à 20), laquelle déduit une morale d’ins­
piration stoïcienne, requise de l’homme vivant au sein des choses
existant dans la durée.
3° Elle est utile à la vie sociale, en nous détournant de la haine,
du mépris, de la raillerie, de la colère, de l'envie, en nous apprenant
à être contents de ce que nous avons, à aider notre prochain, non
par pitié de femme, partialité, ou superstition, mais sous la seule
conduite de la Raison, c'est-à-dire selon les exigences du temps et
des circonstances. — Thème que développera le Livre IV, à partir de
la Proposition 35 5S\
4° Elle est utile à la vie politique, en nous instruisant des condi­
tions requises pour qu'un gouvernement permette aux hommes d’être
dans la cité, non des esclaves, mais des citoyens qui fassent librement
ce qui est le meilleur. — Thème que développera particulièrement
le Tractatus Politicus.

§ XXIV. — Concluant sur la réduction en l’homme de la volonté


libre à l'affirmation nécessaire de l'idée par elle-même, le Livre II

58. Ibid., A p ., p . 2 4 5 , G eb ., I, p . 135, L 3 4 -37. — C f. V , Prop. 4 2 e t


Scot., A p., p p . 6 5 8 -6 6 0 , G eb., I I , p p . 3 0 7-308.
5 9 . S p in o za ren v o ie ici à la Troisième Partie. C 'e st l à le vestige d 'u n e
an cien n e divisio n d e l ’o u vrage o ù la Quatrième Partie n e faisait q u ’u n avec
la Troisième, cf. supra, t. I, Introduction, § V, p . 7, n o te 1. — G e b h a rd t
co rrig e le tex te c o n fo rm é m e n t à sa p lu s récente division, cf. G eb ., II,
Textgestaltung, p. 3 67 ; d e m êm e A p p u h n .
LA VOLONTÉ 515

s 'a c h è v e en p a rfa ite s y m é trie a v ec le L iv re I, q u i c o n c lu a it s u r la


ré d u c tio n en D ie u de la V o lo n té à l ’E n t e n d e m e n t , conçus com m e
l ’i d e n t i q u e p ro d u it n é c e s s a ire de la s u b s ta n c e , é ta n t l ’u n e à l ’a u t r e
co^m e le m ouvem ent au re p o s, c ’e s t - à - d i r e com m e l ’a s p e c t dyna­
m iq u e à l ’a s p e c t s ta tiq u e du m êm e e ffe t d iv in . C e tte c o n c lu s io n ,
lié e à la r é d u c tio n d e l a p u i s s a n c e à l ’e s s e n c e — q u i v a u t p o u r le s
m odes a u ss i b ie n que pour la s u b s ta n c e — e x c lu t le lib re a rb itre
d e l a N a t u r e N a t u r é e c o m m e d e l a N a t u r e N a t u r a n t e . L ’a c t e n é c e s ­
s a ire par le q u e l D ie u se cause e t cause par so i to u te ch o se é ta n t
l ’a c t e par le q u e l le s id é e s e lle s - m ê m e s se p o s e n t, l ’A m e , n ’é t a n t
f o n d a m e n t a l e m e n t q u 'u n e id é e , n e s e p o s e et ne s ’a f f i r m e q u e p a r
l ’a c t i o n m ê m e d e D i e u . T e l l e s s o n t l e s c h o s e s e n e l l e s - m ê m e s , t e l l e s
e U e s s o n t p o u r n o u s , d è s l o r s q u e , p a r l ’i d é e a d é q u a t e , n o u s c o n n a i s -
sont le s c h o s e s com m e e lle s sont en s o i.
CHAPITRE X IX

CONSIDÉRATIONS FINALES

§ I. — Le Livre 1, fondé sur le Dieu infiniment infini, se situe


dans une sphère d’universalité sans limite. Après avoir construit
l’essence de ce Dieu, il déduit une suite de Propositions valables
pour l’infinité des attributs et de leurs modes. D ’où le caractère
absolu de ses formules : « Tout ce qui est au pouvoir de Dieu
doit », etc. (Prop. 35, dém.). « Rien n’existe de la nature de quoi
ne suive quelque effet », etc. (Prop. 36).
Le Livre II, bien que recourant aux Propositions absolument uni­
verselles du Livre 1, se meut dans une sphère infinim ent plus étroite.
Son fondement propre et prochain n’est plus le Dieu infiniment
infini, mais seulement une essence éternelle et infinie de Dieu,
c’est-à-dire un attribut, en l’occurrence la Pensée, à laquelle est jointe
l’Etendue, enveloppée, elle aussi, dans la définition de l’ho^mme.
C’est que, son objet étant de déduire la nature de l’Ame humaine
définie comme idée d’un Corps, il doit, dès sa prem ière démarche,
laisser de côté les attributs étrangers à l’homme et ne retenir
que ceux dont dépendent les modes qui le constituent : la Pensée
pour l’idée, l’Etendue pour le corps.
Toutefois, cette restriction du champ de l’investigation n’ôte
rien à la validité des vérités absolument universelles établies par
le Livre I. Au contraire, le Livre II les met en œuvre de plein
droit comme des lemmes pour ses démonstrations. On pourrait
être alors tenté de croire que le Livre II ne fait qu’appliquer à un
cas particulier les vérités universelles déduites par le Livre 1, ce
que sembleraient confirmer les déclarations même de Spinoza dans
le Livre V : « J ’ai m ontré en général dans la Première Partie que
toutes choses — et, en conséquence, l’Ame humaine — dépendent de
Dieu quant à l’essence et quant à l’existence, etc. ». Cependant, on
l’a vu, il n ’en est rien, car une telle application ne conduirait qu’à
une connaissance du second genre, de caractère extrinsèque. Le
Livre II n’applique pas les Propositions du Livre 1 à un cas parti-
CONSIDÉRATIONS FINALES 517

culier, il les utilise dans des démonstrations originales, propre­


ment génétiques, au cours d’un procès qui, s'avançant de la connais­
sance adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu (la
Pensée et l'Etendue) à la connaissance adéquate de l'essence des choses,
c’est-à-dire des idées et des corps, modes de ces attributs, répond à
la définition de la connaissance du troisième genre.
Ainsi, ce que le Livre II perd en universalité, il le gagne en
concret, du fait qu’il s'installe sur le sol ferme de ces attributs connus
qui constituent les réalités dont nous sommes constitués.

§ II. — Le Livre 1 a déduit de Dieu, substance infinim ent infinie,


l’ensemble de ses propriétés et de ses modes. Le Livre II déduit la
présence nécessaire dans l’Ame humaine de l’idée adéquate de Dieu,
c'est-à-dire de l'idée vraie donnée, principe et fondement de toutes
les déductions du Livre 1. Il montre ainsi pourquoi et comment elles
ont été possibles pour nous. En ce sens, son rapport au Livre 1 est
celui de la ratio cognoscendi à la ratio essendi. Toutefois, rien n’est
ajouté par là à la validité des démonstrations du Livre I, car celles-ci
se soutiennent par elles-mêmes. En établissant qu’elles sont possibles
pour nous, le Livre II n’établit pas qu’elles sont possibles en soi
et ne leur apporte nulle légitimation supplémentaire. Il ne le
pourrait d'ailleurs que par un cercle vicieux, puisqu’il s’appuie sur
elles. Qu’elles soient ou non possibles pour nous, elles n'en sont pas
moins possibles et valables en soi, car l’idée de Dieu, qui les fonde,
comporte, de par son adéquation, une absolue validité qui n’est en
rien suspendue à la connaissance que nous pourrions avoir des
conditions qui rendent possible en nous la présence de cette idée.
Si le Livre II peut démontrer à bon droit que toute idée de chose
singulière (c’est-à-dire toute âme) existant en acte enveloppo la
connaissance adéquate de Dieu, c’est précisément, en effet, parce que
le Livre 1 a établi de façon indubitable que toutes les choses dépen­
dent de Dieu et ne peuvent sans Dieu ni être, ni être conçues.

§ III. — Bien que, d’après sa Préface, le Livre II doive être conçu


comme un procès s’avançant de la connaissance adéquate de l’essence
formelle de certains attributs de Dieu (la Pensée et l'Etendue) à
la connaissance adéquate de l’essence des choses, le véritable fonde­
m ent de sa chaîne déductive, c’est l’essence formelle de l’attribut
Pensée.
En effet, l’objet du Livre II, c’est de déduire, non pas l’origine et
la nature du Corps, mais l'origine et la nature de l’Ame. Or, l’Ame
étant un mode de l ’attribut Pensée, c’est la connaissance de cet attribut
qui doit être au principe de cette déduction, non celle de l’attribut
Etendue, qui ne peut servir qu’à déduire la nature et l’origine
du Corps. C’est pourquoi, bien que l’Etendue soit instituée dès le
518 DE LA NATURE ET DB L'ORIGINE DB L’ÂME

début comme un attribut symétrique de la Pensée, ü n’en est plus


question j^rçu’à la Proposition 13. Mais, une fois que cette Proposi­
tion a établi que l’^ m e se définit comme l'idée d’un Corps, que
l’union de l’Ame et du Corps ne peut être distinctement connue sans
que soient expliquées la nature et l’origine du Corps, il apparaît
indispensable de revenir à l’attribut Etendue, seul principe possible
pour une telle explication. Cette explication, toutefois, pour nécessaire
qu’on la tienne, n’est pas recherchée pour elle-même et n’a qu’un
intérêt subalterne. Aussi est-elle succincte : réduite à ce qui est
strictement requis pour la connaissance de l’Ame, elle est greffée,
co^m e un épisode accessoire, sur la déduction de l’Ame, et se trouve
en conséquence rejetée en marge, dans u n seul et unique Scolie
(Scol. de la Prop. 13).
La connaissance de l’attribut Pensée est donc bien le principe
fondamental de toute la déduction. C’est pourquoi, une fois déduits
l’entendement de Dieu, mode infini de cet attribut, et les idées que
cet entendement contient, le grand principe du parallélisme se trouve
déduit d’une loi de la connaissance, à savoir l’A xiom e 4 du Livre 1,
selon lequel la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de
la cause et l’enveloppe.
Sans doute, la substance infinim ent infinie n’est-elle pas défini­
tivement écartée, puisque l’identité causale de ses attributs permet de
conclure à l’identité de leurs modes corrélatifs et de leurs enchaî­
nements. Mais cette considération n’entre pas dans le jeu de la
déduction. Elle vient confirmer accessoirement, comme du dehors,
au point de vue ontologique, ce que la chaîne déductive, en partant
de la Pensée et de ses modes, a établi au point de vue gnoséologique.
C’est pourquoi (comme tout à l’heure la considération de l’Etendue)
elle est reléguée dans des Scolies (Prop. 7, 21, etc.).
On voit donc que la véritable épine dorsale du Livre II, c’est
le procès que commande la connaissance adéquate de l’essence formelle
de l’attribut Pensée.

§ IV. — Le thème du Livre II, comme nous l’avons dit, et comme


son titre l’indique, c’est la nature et l’origine de l’^m e. Mais, l’Ame
étant une idée, sa nature et son origine ne peuvent se concevoir
que par la nature et l’origine de l’idée.
L’idée, étant un mode de la Pensée, doit se déduire de celle-ci
seule. La Pensée absolue, étant étrangère à l’opposition entre le
sujet et l’objet, entre l’idée et la chose, n'est pas une idée et ne
connaît rien ; mais elle produit nécessairement des idées, et tout
d ’abord une idée infinie, prem ier mode où cette opposition surgit,
et, avec elle, la connaissance. Cette idée, c’est l’entendement infini
par lequel Dieu connaît, outre sa substance, tous les modes qui
en découlent. Dieu produit donc les idées de tous ces modes. Mais
CONSIDÉRATIONS FINALES 519

les idées étant elles-mêmes des modes, Dieu doit produire les idées de
ces idées. En conséquence, toute idée doit être, non seulement idée
de l'objet, mais idée de l'idée.
De plus, Dieu doit connaître tous ces modes selon l’ordre génétique
de leur causalité, c’est-à-dire que l’ordre et la connexion de ses idées
doivent être les mêmes que ceux des choses ou des causes. En effet,
s’il ne les connaissait point selon leurs causes, à proprem ent parler,
il ne les connaîtrait pas, puisque (1, A x. 4) la connaissance de toute
chose dépend de la connaissance de sa cause et l’enveloppe.
Cette correspondance nécessaire de l'enchaînement des idées et de
l'enchaînement des choses, traditionnellement connue sous le nom
de parallélisme, présente trois aspects principaux, dont les deux
derniers paraissent être la particularisation du prem ier :
1° Parallélisme universel des idées avec les modes de tous les
attributs connus ou inconnus ; 2° parallélisme des idées avec les
corps ou modes de l’Etendue (dénommé par nous extra-cogitatif) ;
3° parallélisme des idées avec les modes de la Pensée (dénommé par
nous intra-cogitatif). Ce dernier parallélisme revêt deux formes,
étant, soit identité de l’enchaînement des idées et de l’enchaînement
des causes dans la Pensée, soit identité dans cette même Pensée de
l’enchaînement des idées et de l’enchaînement des idées des idées.
Sous son triple aspect, le parallélisme est déduit ici selon les
perspectives gnoséologiques propres au Livre II, c’est-à-dire co^rne
résultant des conditions de la connaissance des choses dans tout
entendement, infini ou fini. C'est pourquoi il est établi (dém. de
la Prop. 7) par référence à l'Axiome 4 du Livre I, qui énonce la
loi universelle de toute connaissance possible.

§ V. — Ces mêmes vérités ont aussi un fondement ontologique,


à savoir la substance infinim ent infinie qui, par des preuves relé­
guées dans des Scolies (cf. Prop. 7 et 21), permet, comme on l’a
dit, de les établir directement, en marge de la déduction commandée
par l'attribut Pensée.
1° En ce qui concerne la définition de l'idée : si le redoublement
de l’idée en idée de l’idée tient sans doute à la nature de la connais­
sance telle que l’enveloppe l’entendement divin, l'union de l'idée de
l’idée avec l’idée et de celle-ci avec son idéat est non moins certai­
nement fondée dans la substance comme chose identique dans l’infi­
nité de ses attributs. La conformité de l'idée à l'idéat fait place alors
à leur identité fondamentale : l'idée et l'idéat — que cet idéat soit
un objet extérieur à la Pensée ou qu'il soit l’idée même que l’idée de
l'idée a pour objet — doivent être conçus co^mme une seule et même
chose identique, dans un cas, sous des attributs différents, dans
l’autre, sous le même attribut (la Pensée). Dans ce dernier cas,
520 DE LA NATIJRE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

l'identité de la chose est absolue, car la diversité des attributs ne


la scinde pas dans la dualité du sujet et de l'objet, et les deux
ne font qu'un à l'intérieur du même attribut. D e plus, alors
que la démonstration gnoséologique conçoit l'union de l'idée de
l'idée avec l’idée sur le modèle de l'union de l'idée avec son idéat, et
qu'ainsi elle risque d'adultérer la nature intime de l'idée par une
définition qui la subordonnerait à son objet, la démonstration onto­
logique, rom pant avec cette subordination, restitue l'idée à sa nature
propre en définissant sa « forme » par l'identité du sujet et de
l'objet, c'est-à-dire par l'identité fondamentale de l'idée avec l'idée
de cette idée, abstraction faite de tout rapport à un objet distinct du
sujet.
2° En ce qui concerne le parallélisme, s'il est fondé gnoséologi-
quement sur la loi qui régit dans tout entendement la connaissance
des choses (I, A x . 4 ), il peut aussi être fondé ontologiquement sur
l'identité causale des attributs dans la substance infiniment infinie,
les diverses chaînes de modes dans les divers attributs n'étant que la
chaîne unique des modes de cette substance, diversifiée dans les
divers attributs ; la chaîne des idées et la chaîne des idées des idées
n'étant qu'une seule et même chaîne de modes dans le même attribut.
Là encore, la conformité fait place à l'identité.
Le fondement ontologique donne un autre aspect au parallélisme
universel en expliquant l’identité des enchaînements des choses dans
les divers attributs par l'identité des choses mêmes ainsi enchaînées.

§ VI. — La double définition de l'idée, combinée avec les trois


premières sortes de paraUélisme, commande un système de sept
réplications fondamentales : 1° de la chose à l’idée (ce qu'est la chose,
l'idée l'est aussi) ; 2° de l'idée à la chose (ce qu'est l'idée, la chose
l'est aussi) ; 3° de l ’enchaînem ent des affections du Co rps à l'enchaî­
nem ent des idées de ces affections dans l'A m e (les idées s'enchaînent
dans l'Ame comme s'enchaînent les affections dans le Corps) ; 4° de
l’ordre et de la connexion des causes dans la Pensée à l'ordre et à la
connexion des idées dans la Pensée (les idées suivent les unes des
autres comme suivent les unes des autres les causes dans la Pensée) ;
5° de l’idée de l ’objet à l’idée de l'idée (de la nature de l'idée d'une
chose se conclut la nature de l'idée de cette idée) ; 6° de l'ordre et
de la connexion des idées à l’ordre et à la connexion des idées des
idées (les idées des idées suivent les unes des autres comme les
idées suivent les unes des autres) ; 7° de l'ordre et de la connexion des
pensées et des idées des choses dans l'A m e à l ’ordre et à la connexion
des affections du C o rps (l'ordre et la connexion des images des
choses se règlent sur l'ordre et la connexion des idées des choses
dans l'entendement).
CONSIDÉRATIONS FINALES 521

Les six premières réplications sont principes d'explication e t modi


probandi. Elles fournissent au Livre II l'essentiel de son architecro-
nique. La septième, qui se fonde sur la conformité nécessaire en
Dieu des choses et de leur connexion aux idées et à leur connexion
( Coroll. des Prop. 6 et 7), si elle a, en tant qu'elle fonde la possibilité
de la Moralité, un rôle explicatif et probatoire, a surtout un rôle
normatif en tant que, comme dictamen rationis, elle prescrit à
l'homme ce qu'il doit faire pour échapper à la servitude et réaliser
sa liberté. Cette réplication n'apparaît pas dans le Livre II, et ne
sera mise en œuvre que dans le Livre V.
§ VII. — Toutes les conclusions relatives aux idées valent ipso
facto pour les idées qui constituent les Ames ; de ce chef :
a) L'Ame, étant une idée, est, comme toute idée, idée de son
objet, donc idée de son Corps, et idée de l'idée, donc idée d'elle-même
(conscience, réflexion, ce dernier terme étant absent de YEthique).
b) Les Ames, étant les idées par lesquelles Dieu connaît les Corps,
doivent s'enchaîner entre elles selon le même ordre et la même
connexion que les Corps.
Toutes les conclusions relatives aux Ames valent ipso facto pour
les idées qui sont dans l'Ame ; de ce chef :
a) Les idées qui sont dans l'Ame doivent être idées de leurs
objets et idées de ces idées. b) En toute Ame, les idées doivent
s'enchaîner selon le même ordre et la même connexion que leurs
objets.
§ VIII. — Par là est posé le problème du rapport entre l'idée qui
définit l'Ame et les idées qui sont dans l'Ame.
L'Ame est une idée, mais, d'autre part, elle a des idées par les­
quelles seules elle connaît les choses. La D éfinition 3 de l'idée :
« J'entends par idée un concept de l'Ame que l'Ame forme parce
qu'elle est une chose pensante », est une définition restrictive qui
ne s'applique qu'à l'idée que l’Am e a, et non à l’idée que l’Am e est.
L’idée que l’Am e est est l'idée adéquate que Dieu a du Corps, idée
qui embrasse en elle les idées de toutes les causes qui produisent le
Corps. L'Ame elle-même, comme le Corps dont elle est l'idée, n'étant
qu'un mode fini, ne saurait avoir en elle l'idée que Dieu a du Corps
dans son entendement infini, car toutes les idées (ou modes) qui
produisent en Dieu l'idée du Corps, c'est-à-dire l'Ame, ne produisent
en elle aucune idée. Ainsi l'Ame ne saurait avoir en elle, du simple
fait qu'elle est définie comme idée du Corps, la moindre idée ou
connaissance du Corps, bien que, comme mode fini, elle soit une
partie de l'idée ou de la connaissance que Dieu a du Corps. Mais
elle a une certaine idée, ou plutôt une certaine connaissance du
Corps en tant que sont produites en elle des idées : les idées des
affections du Corps, affections qui enveloppent la nature du Corps.
522 DB LA NA'Ï'tlRE ET bE L‘ORIÔINB DE L’ÂME

U en va de m êm e pour le s c o rp s e x té rie u rs , que l’A m e c o n n a ît


u n i q u e m e n t p a r le s a f f e c tio n s d e s o n C o r p s , le s q u e lle s e n v e l o p p e n t
la n a tu r e d u c o r p s e x té r ie u r c o n jo in te m e n t a v e c la n a tu r e d u C o rp s .
A b s t r a c ti o n f a i t e d e s id é e s d e s a f f e c tio n s d u C o r p s q u i c o n s t i t u e n t
l e c o n t e n u d e l ’A m e , l ’A m e a p p a r a î t r a i t c o m m e u n e c o n s c i e n c e p u r e ,
Vidée du
in d é te r m in é e e t v id e , q u i p o s itiv e m e n t n e c o n n a î t r ie n , e t
C o rps, q u i d é f i n i t c e qu’elle est, q u o i q u e n ’é t a n t p a s v i d e e n s o i ,
c ’e s t - à - d i r e e n D i e u , n e f e r a i t q u e c i r c o n s c r i r e l e c h a m p d e c o n s c i e n c e
à l 'i n t é r i e u r d u q u e l s e p r o d u i t t o u t e id é e o u p e r c e p t i o n d e c e C o r p s —
q u e c e t t e i d é e s o i t c o n f u s e ( l o r s q u e l ’i m a g i n a t i o n l ’i m p o s e ) , o u q u ’e l l e
s o i t c l a i r e e t d i s t i n c t e ( l o r s q u e l ’e n t e n d e m e n t l a p r o d u i t ) . E n r e v a n c h e ,
l 'A m e n'aurait a u c u n e i d é e e t n e c o n n a î t r a i t r i e n s i e l l e n ’était p a s
e lle -m ê m e u n e i d é e , c ’e s t - à - d i r e une c e rta in e c o n s c ie n c e c irc o n s c rite
p a r l a s p h è r e d e s o n C o r p s e t a y a n t l e p o u v o i r d e f o r m e r o u d ’a v o i r
e n e lle le s id é e s p a r le s q u e lle s e lle p e r ç o i t c e C o r p s e t s e s a f f e c tio n s .
D e p l u s , s i l ’A m e p e r ç o i t s o n C o r p s , l e s c o r p s e x t é r i e u r s , e t e l l e -
est i d é e d e c e C o r p s , m a i s e n
m ê m e , n o n e n t a n t s e u l e m e n t q u ’e l l e
ta n t qu'elle a e n e l l e , d a n s l ’i d é e q u i l a c o n s t i t u e , d e s i d é e s q u i
e n v e l o p p e n t la c o n n a is s a n c e d e c e s d iv e r s o b je ts , e lle n e p e u t rie n
c o n n a ître sans a v o i r l ’i d é e qu’elle est ( d e s o n C o r p s ) , n i
de l ’i d é e
s a n s a v o i r l e s i d é e s d e s idées q u i enveloppent la connaissance de
ces objets , b r e f s a n s ê t r e c o n s c i e n c e o u r é f l e x i o n . D ’o ù l ’o n v o i t
que to u te p e rc e p tio n ou c o n s c ie n c e ré e lle , d e si b a s n iv e a u q u ’e l l e
p u is s e ê tre , c o m p o r te to u jo u r s n é c e s s a ire m e n t u n c e rta in d e g ré de
r é f le x io n e t d e c o n s c ie n c e , si f a ib le q u e p u is s e ê tr e c e d e g ré .
D 'a u t r e p a rt,e n t a n t q u e l ’i d é e d u C o r p s q u e l ’A m e est e s t
l ’i d é e q u e D ie u a d e c e C o rp s , e lle e s t e n D ie u u n e id é e v ra ie , e t
d u f a i t q u ’e l l e est e n D i e u u n e i d é e v r a i e , e l l e e n v e l o p p e n é c e s ­
s a i r e m e n t e n D i e u l ’i d é e ( a d é q u a t e ) d e s a c a u s e (1 , A x . 4 ), c 'e s t - à - d i r e
l ’i d é e d e D i e u ( I l , Prop. 4 5 ). O r , d e m ê m e q u ’e l l e n e c o n n a î t p a s
s o n C o r p s d u s e u l f a i t q u ’e l l e e n est l ’i d é e , m a i s q u ’i l l u i f a u t e n
o u t r e e n a vo ir l ’i d é e , o u p l u t ô t l a c o n n a i s s a n c e , d e m ê m e e l l e n e
c o n n a î t p a s D i e u d u s e u l f a i t q u e l ’i d é e d e D i e u est nécessairem ent
enveloppée p a r l ’i d é e q u ’e l l e est d e s o n C o r p s , m a i s i l l u i f a u t e n
o u t r e e n avo ir l ’i d é e . C ’e s t p o u r q u o i , d e m ê m e q u e d e s Propositions
s o n t r e q u i s e s p o u r d é d u i r e c o m m e n t l ’A m e , e n t a n t q u ’e l l e est i d é e
d u C o r p s , p a r v i e n t à e n a vo ir l a c o n n a i s s a n c e ( s o i t c o n f u s e , I I ,
P ro p . 19 , s o i t c l a i r e e t d i s t i n c t e , I l , P ro p . 3 9 , s o i t i n t u i t i v e , V ,
P ro p . 2 3 , 2 9 , 3 0 ), d e m ê m e s o n t n é c e s s a i r e s d e s P ropositions p o u r
d é d u ire c o m m e n t l ’A m e , e n v e lo p p a n t n é c e s s a ire m e n t d a n s sa c o n s ­
titu tio n l ’i d é e d e D i e u (Il, Prop. 4 5 ), p a r v i e n t à avoir c e t t e i d é e e n
e lle (Il, P rop. 4 7 ).

§ IX . — L ’A m e é ta n t u n e id é e et to u te id é e é ta n t id é e d ’u n e
c h o s e , l ’A m e ne p e u t e x is te r q u e si e lle e s t l ’i d é e d 'u n e ch o se q u i
CONSIDÉRATIONS FINALES 523

existe : S i elle était l ’idée d ’une chose non existante, elle n’existerait
pas (dém . de la P rop. 1 1 , Ap., p. 144, Geb., Il, p. 94, 1. 23-24).
D ’où cette prem ière définition de l’essence de l’Ame : « L’essence
de l’Ame consiste en cela seulement qu’elle est l’idée d’un Corps
existant en acte » (Lettre L X I V , E th iq u e , II, C o ro ll de la P rop . 1 3 ) .
Par l’essence de l’Ame, il faut entendre ici, non pas l’essence singu­
lière éternelle de l’Ame dans l’entendem ent de Dieu, mais l’essence
de l’Ame existant en acte.
De cette première définition en découle une seconde. En effet, étant
une idée finie et toute idée finie étant, comme mode fini de l’attribut
Pensée, une partie de l’entendement infini de Dieu, l’Ame doit
être définie comme une partie de cet entendement.
Cette définition perm et d’apercevoir à quelles conditions l’Ame
peut ou ne peut pas connaître les choses, les connaître vraiment
ou non. C’est l’im portant C o rolla ire de la Prop ositio n 1 1 : l’Ame
connaît une chose lorsque Dieu la connaît en tant qu’il constitue
l’Ame ; elle ne la connaît pas, lorsque Dieu connaît la chose sans
constituer l’Ame ; elle la connaît inadéquatement, lorsque Dieu
connaît la chose, non en tant seulement q u ’il constitue l’Ame, mais
en tant q u ’il constitue conjointement à elle d’autres idées ; elle la
connaît adéquatement, lorsque Dieu connaît la chose en tant seule­
ment qu’il constitue l’Ame.
Il est possible, à partir de là, de déduire la nature de nos diverses
connaissances en fonction de leur origine, et, pour commencer, la
nature de la connaissance imaginative du Corps humain et des corps
extérieurs, connaissance qui nous est donnée par les idées des affec­
tions du Corps humain.

§ X. — La connaissance imaginative du Corps humain et des


corps extérieurs, causes de l’affection du Corps humain, n’est pas
adéquate, car Dieu perçoit adéquatement ce Corps et le corps exté­
rieur non en tant qu’il constitue l’^ m e ; D ieu percevant l’affection
du Corps humain en tant qu'll constitue l'^m e, l’Ame perçoit
cette affection ; D ieu percevant cette affection, non en tant
seulement qu’il constitue l’^m e, mais en tant qu’il constitue, en
outre, d’autres idées, l’Ame ne perçoit qu’inadéquatement cette
affection.
On voit que si l’Ame n’a pas la connaissance adéquate du Corps
humain et du corps extérieur, elle n’en a pas non plus, pour autant,
une idée inadéquate , c’est-à-dire partielle , puisqu’elle n’a n u lle con­
naissance de ce qu’ils sont en soi. En effet, la connaissance que Dieu
en a et qui est totalement exclue de l’Ame, c’est leur connaissance
adéquate ; or celle-ci est la connaissance de ce qu’ils sont en soi.
Certes, l’idée inadéquate n’est pas non plus la connaissance des choses
telles qu’elles sont en soi, car l’entendement seul connaît les choses
524 DE LA NATURE ET DE I.'ORIGINE DE L’ÂME

« ut in se sunt », mais elle est inadéquate en ce sens qu’elle est


une m utilation, c’est-à-dire une partie de l’idée adéquate qui les
connaît en soi ; ce par quoi elle enveloppe du p o sitif . La connaissance
du Corps humain et du corps extérieur enveloppée dans l’idée de
l’affection du Corps, prise en elle-m êm e indépendam m ent d u p o sitif
propre à l’idée de cette affection où elle est enveloppée, n’a, au
contraire, rien de positif. En conséquence, il appert que la connaissance
que l’Ame a du Corps humain et du corps extérieur par l’idée de
l’affection du Corps hum ain n’est pas leur connaissance inadéquate,
mais une connaissance phénoménale qui laisse l’Ame totalement
ignorante de ce que l’un et l’autre sont en soi. C’est pourquoi il
n ’est généralement pas question dans le Livre II de l’idée inadéquate
que l’Ame, par l’imagination, aurait de son Corps et du corps exté­
rieur ; il est dit qu’elle n ’en a pas la connaissance adéquate.
Au contraire, l’idée de l’affection du Corps est inadéquate dans
l’Ame, — le terme, plus parlant, de m utilée remplaçant ici le mot
inadéquate , — car elle est la perception partielle ou mutilée d’une
affection du Corps que Dieu perçoit dans sa totalité en tant qu’il
perçoit la totalité de ses causes.
De plus, une telle idée de l’affection est bien effectivement une
idée , car elle est le corrélat dans la Pensée d’une chose qui existe
réellement dans l’Etendue, à savoir l’affection du Corps humain. Au
contraire, la connaissance du Corps humain et celle des corps
extérieurs enveloppées dans l’idée de l’affection du Corps humain ne
sont pas proprement des idées , mais seulement des connaissances,
car elles ne sont pas dans la Pensée les corrélats de choses existant
dans l’Etendue, puisqu’elles ne représentent en rien le Corps humain
et le corps extérieur tels q u ’ils y existent en soi. Ces deux connais­
sances ne constituent que le contenu de l’idée de l’affection, qui les
confond en elle, de la même façon que, dans son corrélat, se trouve
confondu en un seul et même effet ce dont le Corps humain et
le corps extérieur sont les causes concurrentes. Ainsi, le corrélat qui
correspond dans l’Etendue à ces deux connaissances n ’est rien d’autre
que le corrélat de l’idée de l’affection du Corps humain, c’est-à-dire
l’image ou l’affection elle-même. Ce qui autorise à dire que le po sitif,
dans ces deux connaissances, se réduit entièrement au positif propre
à l’idée de cette affection. On comprend par là que, sauf à de rares
exceptions 1 il ne soit pas question d ’id ée lorsqu’il s’agit de la
connaissance du Corps humain et du corps extérieur enveloppée dans
l’idée de l’affection du Corps humain. L’idée du Corps humain et
l’idée du corps extérieur désignent seulement les idées par lesquelles
Dieu connaît ces corps tels qu’ils sont en soi dans l’Etendue : et, en

1. P a r ex em p le, Eth., Il, Coroll. 2 d e la Prop. 16, et Scol. d u Coroll. de


la Prop. 1 7 .
CONSIDÉRATIONS FINALES 525

Dieu seul, où toutes les connaissances sont adéquates, cognitio est


toujours identique à idea ; dans l'Ame, les deux mots ne sont syno­
nymes que lorsqu'il s'agit d'une connaissance adéquate, par exemple,
de la connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
Puisque, par l'idée de l'affection du Corps humain, l'Ame ne
connaît en rien ce que le Corps hum ain et le corps extérieur sont
en soi ; puisque ces corps tels qu'ils sont en soi sont les causes
concurrentes de cette affection, l'Ame perçoit cette affection en
ignorant totalement ses causes. L'idée de l'affection, en tant qu'elle
est rapportée à l'Ame seulement, est donc séparée de l'idée de ses
causes ou prémisses. A ce titre, elle est mutilée et confuse. Enfin,
puisque l'Ame ne connaît le Corps humain et le corps extérieur que
par les idées des affections du Corps humain, qui sont confuses,
la connaissance qu’eUe en a est elle-même confuse.
Il y a là une sorte de raisonnement circulaire : l'idée de l'affection
du Corps humain enveloppe la connaissance de ce Corps et du corps
extérieur du fait que ces corps sont les causes de cette affection :
cette connaissance, n'étant pas adéquate, laisse l’Ame dans l'ignorance
de ce que ces corps sont en soi ; mais ces corps sont en soi les causes
de l'affection du Corps humain ; donc, par l'idée de cette affection,
l’Ame ne connaît pas la cause de l'affection du Corps humain, donc
l’Ame perçoit cette affection sans avoir les idées de ses causes ; donc
l'idée de cette affection, rapportée à l’Ame seulement, est détachée de
ses prémisses ; donc, cette idée est mutilée et confuse ; donc la
connaissance du Corps humain et du corps extérieur que l'Ame a
par cette idée et que cette idée enveloppe est elle-même confuse,
puisqu’elle n’est que le contenu confus de l’idée de l’affection.
De la nature de l’affection du Corps humain, on déduit la connais­
sance du Corps humain et du corps extérieur ; de la nature de cette
connaissance co^m e n’étant pas leur connaissance adéquate, on déduit
la nature de l'idée de l’affection comme idée confuse, et de la confu­
sion de cette idée, on déduit la confusion de la connaissance du
Corps et du corps extérieur.
La nature des idées et des connaissances imaginatives étant telle,
il est de toute évidence que ces connaissances sont causes de fausseté :
l'idée inadéquate de l’affection, qui enveloppe la connaissance du
Corps humain et du corps extérieur, comporte une privation ; cette
connaissance, à son tour, ne nous fait rien connaître de ce que sont
vraiment le Corps et les corps, tout en nous portant à croire qu'ils
sont en soi tels que nous les percevons ; enfin, si nous pouvons
affirmer sans risque d’erreur que notre Corps existe quand nous le
connaissons par les idées de ses affections, car ces affections n'exis­
teraient pas et ne pourraient être perçues si notre Corps n'existait
pas, en revanche, nous pouvons croire q u ’un corps extérieur existe
présentement alors qu'il n’existe pas, quand, en l'absence de ce corps,
526 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

l'image par laquelle nous croyons le percevoir comme existant en


acte se produit dans notre cerveau par un mécanisme spontané.

§ XI. — Malgré qu'elle ne soit qu'une partie de l'entendement


infini de Dieu, l’Ame n'est point privée de toute connaissance adé­
quate puisque Dieu perçoit certaines choses en tant seulement qu’il
constitue l'Ame. C’est ce qui a lieu quand la chose que Dieu perçoit
est pareillement dans la partie et dans le tout. La connaissance de
cette chose est alors totale aussi bien dans la partie de l'entendement
divin que dans son tout, c'est-à-dire aussi bien dans l’Ame qu’en Dieu.
Ainsi sont adéquates dans l'Ame les notions des propriétés com­
munes des choses, propriétés qui sont pareillement dans la partie
et dans le tout. En effet, 1’idée d'une telle propriété est adéquate en
Dieu, en tant qu'il a l'idée du Corps et qu'il a les idées des affections
de ce Corps ; d'autre part, D ieu ayant les idées de ces affections
en tant qu'il constitue l'Ame, ces idées sont dans l'^m e, et, ipso
facto, s'y trouve aussi la connaissance adéquate (de cette propriété)
incluse dans chacune de ces idées. Ainsi l'Ame en a la connaissance
adéquate.
Ces notions communes, en tant qu'idées de propriétés communes à
toutes choses, sont communes à tous les hommes, puisque Dieu les
perçoit adéquatement dans toutes les âmes.
Sont aussi adéquates dans l'Ame les notions par lesquelles elle
connaît les propriétés communes propres seulement au Corps humain
et à certains corps extérieurs (en l'espèce les autres Corps humains)
par lesquels le Corps humain a coutume d'être affecté. Mais ces
notions ne sont pas toutes communes à tous les hommes ; car les
Corps humains n'ont pas tous entre eux autant de propriétés com­
munes et propres, du fait qu'ils en ont plus ou moins selon leur
degré de complexité.
Est adéquate, enfin, la connaissance de ce qui se déduit de ces
notions, à savoir la connaissance de tel ou tel caractère d'une chose
obtenue par l'application d'une de ces notions à un cas particulier.
Notions communes et notions qui s'en déduisent constituent la
connaissance du deuxième genre, c’est-à-dire la Raison, dont les
notions communes sont les « premiers fondements ».

§ XII. — Pour la même raison, et bien qu’elle ne soit pas une


notion commune, l'idée de l’essence éternelle et infinie de Dieu est
adéquate en toute Ame et présente en toutes.
L’Ame connaît adéquatement cette essence, c’est-à-dire l’attribut,
car, en tant que cause interne des choses, l'attribut est parelllement
enveloppé dans leur partie comme dans leur tout. En effet : toute
chose, qu’on la considère comme une partie ou co ^m e un tout, a pour
CONSIDÉRATIONS FINALES 527

cause interne l’attribut ; l’idée de toute chose enveloppe la connais­


sance de sa cause, donc cette idée, qu’elle soit idée de la partie ou
du tout, enveloppe pareillement la connaissance de l’attribut, et cette
connaissance est adéquate, puisqu’eUe est la même dans l'idée de la
partie que dans l’idée du tout. En conséquence, les idées que l’Ame
a de toutes les choses enveloppent la connaissance adéquate de
l’essence éternelle et infinie de Dieu ; et puisque ces idées sont
dans I’Ame, cette connaissance y est aussi.
De l’idée adéquate de l’essence de l’attribut, l’Ame peut déduire
la connaissance adéquate de l’essence des choses, et former ainsi le
troisième genre de connaissance. Cette connaissance n ’est pas seule­
ment adéquate, mais intuitive, car, au lieu, co^mme la connaissance
du deuxième genre, de saisir du dehors certaines propriétés de la
chose, elle en saisit intérieurement l’essence en la déduisant généti­
quement de son principe.
L’essence ainsi déduite n’est pas l’essence singulière de la chose,
c’est son essence universelle ou spécifique, sa nature intime, c’est,
par exemple, l’essence de tout homme, telle que, si elle est ôtée,
tout homme est ôté, et non l'essence singulière de cet homme-ci ou
de cet homme-là, Pierre ou Paul. M ais la connaissance intuitive de
l'essence spécifique de l’Ame est pour toute Ame singulière du plus
haut prix, puisque, en connaissant intuitivement cette essence co^rne
étant « la connaissance dont Dieu est le principe et le fondement »,
I'Ame aperçoit quomodo e t qua ratione elle dépend continûment de
Dieu quant à son existence et quant à son essence singulières, et
elle peut jouir ainsi de la Béatitude.

§ XIII. — Les idées adéquates qui constituent le deuxième et le


troisième genre de connaissance, étant absolues et parfaites comme
le sont toutes les idées en Dieu, ne comportent nulle privation de
connaissance et, par conséquent, excluent la fausseté. Elles sont donc
vraies, et, se sachant vraies, sont certaines. Par là même, elles sont
critères du vrai et du faux, l’idée vraie étant cela seul qui puisse
témoigner de sa propre vérité et de la fausseté d’une connaissance
fausse. Enfin, ces deux genres de connaissance constituent la partie
éternelle de l’Ame (ce par quoi l’Ame se définit comme partie
éternelle de l’entendement divin), tandis que le premier genre,
l’imagination, en constitue la partie périssable (laquelle ne saurait
être qu’une partie périssable de l’entendement de Dieu). Cette
sphère éternelle de la connaissance vraie, qui porte sur les choses
éternelles et ce qu’elles impliquent, à savoir sur les propriétés com­
munes des choses et sur leur essence, est donc en parfait contraste
avec la sphère périssable de la connaissance imaginative, cause du
faux, qui porte sur les choses singulières fugitives, à savoir les choses
existant en acte dans la durée.
528 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Cependant, malgré cette opposition, il n’y a pas entre ces deux


sphères absolue exclusion réciproque. Si la connaissance adéquate ne
peut sortir de la connaissance inadéquate, si elle se fonde seulement
sur les idées des propriétés communes et sur l’idée de Dieu, et non
sur les idées de choses singulières existant dans la durée, il n’empêche
qu’elle serait impossible sans l’imagination, c’est-à-dire sans la per­
ception des affections du Corps existant en acte dans la durée. En
effet, c’est dans les idées de ces affections que se trouvent envelop­
pées les notions communes et l’idée de Dieu ; et c’est en tant que
l’Ame a en elle les idées des affections de son Corps qu’elle a en
elle ces idées adéquates. L’idée de l’affection est donc inadéquate
sous un certain aspect, adéquate sous un autre 23, inadéquate en tant
qu’elle est l’idée de ce qui dans l’affection exprime la modification
de mon Corps singulier par un autre corps singulier, adéquate en
tant qu’elle est l’idée de ce qui, dans l’affection, comprend des pro­
priétés communes des corps et enveloppe l’essence éternelle et infinie
de Dieu. En revanche, bien qu’elle soit contenue dans l’idée de
l’affection du Corps, l’idée adéquate ne sort pas de l’idée inadéquate :
elle sort seulement, en effet, de ce qui, dans l’idée de l’affection, est
perception adéquate de quelque chose, et non de ce qui en elle
est perception inadéquate de quelque autre chose. Bref, l’affection
du Corps enveloppe des éléments différents auxquels correspondent
des idées différentes, les unes inadéquates, les autres adéquates.
Il reste que c’est au sein des perceptions imaginatives des
affections du Corps, en quelque sorte à travers elles, que l’entende­
ment aperçoit ses idées éternelles, idées qui en soi n’ont rien d’em pi­
rique, et qu’il pense selon sa spontanéité. Toute attache n’est donc
pas rompue entre l’univers des perceptions sensibles et l’univers des
idées intelligibles, et l’on ne doit pas se figurer que, comme dit le
néo-platonicien, l’Ame fuit à tire d’ailes ce monde d’ici-bas pour
retrouver dans l’au-delà sa vraie patrie : lorsque l’homme a la tête
dans le ciel, il ne cesse d’avoir fermement les pieds sur la terre 3

2. « L'idée de cette affection en tant qu'elle enveloppe la propriété A


sera adéquate en Dieu en tant qu'il est affecté de l'idée du Corps humain,
c'est-à-dire en tant qu'il constitue la nature de l'Ame humaine, et ainsi
cette idée est aussi dans l'Ame adéquate » (dém. de la Prop. 39). Il en va
de même pour l'idée de Dieu.
3. La conception de la nature de l'Ame est ce qui, sur ce point, oppose
radicalement Spinoza aux platoniciens et aux cartésiens. L'Ame, pour Platon,
étant emprisonnée dans le Corps, doit s'échapper de sa prison pour aper­
cevoir les Idées telles qu'elle les voyait avant d'être enfermée dans son
Corps comme dans un sépulcre. Pour Descartes, l'Ame est unie au Corps de
façon incompréhensible, en violation de sa nature, définie par la connais­
sance claire et distincte. Pour Malebranche, l'Ame se définit par son union
avec Dieu, et non par son union avec le Corps. Pour Spinoza, l'Ame se
définit comme idée du Corps existant en acte, et tout ce qu'elle connaît
CONSIDÉRATIONS FINALES 529

'*
'* *

§ XIV. — La déduction des différents genres de connaissance, que


commande le Corollaire de la Proposition 11, enveloppe la doctrine
fondamentale de l’idée adéquate, doctrine complexe.
L’idée adéquate et l’idée vraie sont la même idée sous deux aspects
différents. L’idée vraie est vérité de jugement, en tant qu’elle
est dite vraie du fait qu’elle est jugée être une représentation conforme
à son objet (1, A x. 6). C’est la veritas in repraesentando, que définit
la convenientia. L’idée adéquate est la même idée considérée abstrac­
tion faite de son rapport à l’objet, et révélant sa vérité par son
caractère intrinsèque (II, Déf. 4), c’est-à-dire par la plénitude et la
perfection de sa réalité : idea absoluta et perfecta. La vérité de
l’idée ne se définit pas ici par sa représentativité, mais par la
nature de son être propre : c’est la veritas in re, ou veritas in essendo.
La vérité de jugement (veritas in repraesentando) est alors rapportée
à la vérité intrinsèque (veritas in essendo), en tant que celle-ci en
est le critérium et le signe révélateur 4
Cependant, à côté de la D éfinition de l’idée adéquate : idée qui a
par elle-même, intrinsèquement, tous les caractères de l’idée vraie,
D éfinition extrinsèque et indicative, le Corollaire de la Proposition 11
en fonde une autre (non formulée), intrinsèque et génétique, à
savoir : l’idée adéquate est une idée embrassant en ell: toute la
cause de son objet et, par là même, toute la raison de sa propre
affirmation. L’idée adéquate s’annonce alors comme étant plus que
la simple évidence, car elle apporte avec elle ce qui, rendant compte
de celle-ci, la fonde, l’explique et l’impose. Il est par là satisfait
d’avance aux critiques de Leibniz visant l’insuffisance de l’évidence
cartésienne, bref, à l’exigence d’un critérium de ce critérium, critère
supérieur qui, pour Leibniz, comme pour Spinoza, réside dans la
« liaison des idées » *•
Corrélativement, l’idée vraie se présente sous un nouveau jour.

(même l’essence éternelle et infinie de Dieu, principe de la Science Intuitive,


cf. II, Prop. 47 ) , elle le connaît en tant qu'elle a les idées des affections de
son Corps.
4. Cf. mon étude sur la Définition de la vérité chez Descartes et chez
Spinoza, pp. 55 sqq., dans : Etudes sur Descartes, Spinoza, Malebranche,
Leibniz, Olms, Hildesheim-New York, 1969.
5. On observera que, en proclamant que « les démonstrations sont les
yeux de l'Ame, par lesquels celle-ci voit et observe », Spinoza parle un
langage leibnizien plutôt que cartésien, mettant l'évidence, non dans l'intui­
tion d'un élément séparé, mais dans l'appréhension totale, à l'intérieur de
l’idée de la chose, des « requisits » (pour employer un terme leibnizien) de
cette chose. Ce qui ne l'empêche pas, bien entendu, d'entendre tout autre­
ment que Leibniz l'opération démonstrative et la liaison des « requisits ».
530 DE LA NA1URE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

S'accomplissant, en vertu de l ’A x io m e 4 du Livre 1 (vere scire est


scire per causas) , par la connaissance de sa raison entière (ou de
la raison entière de son objet), elle enveloppe l'acte d’adégaler le
champ infini de sa cause (ou de la cause de son objet). A la corres­
pondance statique de l’idée et de la chose, définie par la convenientia
re i et intellectus (1, A x . 6), ïadaequatio substitue une correspondance
dynamique des séries génétiques, qui rend compte dans tous les cas
de la correspondance statique entre l'idée et la chose : « ordo et
connexio idearum id em est ac ordo et connexio rerum », parce que
« ordo et connexio id earu m id e m est ac ordo et connexio causarum ».
La veritas i n essendo n ’est plus simplement le critérium et le signe
de la veritas in repraesentando , elle l’absorbe en elle. La vérité consiste
dans la vision de la genèse interne de l’idée s’affirm ant alors pleine­
ment par soi, du fait q u ’elle aperçoit en elle toute sa cause infinie ;
et, comme toute cause a sa cause dernière dans la cause de soi par soi,
l’idée n’est véritablement adéquate que lorsque, soit immédiatement,
soit médiatement par une déduction génétique à partir de l’essence
éternelle et infinie de Dieu, elle perçoit à l'intérieur d’elle l’attribut
infini qui est sa cause en tant qu’il est lui-même cause de soi.
En s'affirmant par soi, l'idée adéquate exprime donc l’affirmation
infinie de l’attribut qu’elle enveloppe en elle comme sa cause unique.
Aussi peut-elle être dite à bon droit « parfaite et absolue » (Prop. 3 4 ),
l'étant à deux points de vue, d'une part en tant qu’elle est connaissance
achevée (absoluta) de l'infini de sa cause, d’autre part en tant que,
de ce fait, elle est affirmation inconditionnée de soi par soi, de la
même façon que l’attribut infini qui la cause.
Ces considérations, qui valent pour la connaissance du troisième
genre, que l’idée adéquate constitue par excellence, valent également,
d'une autre façon, pour la connaissance adéquate du second genre,
qui ne se fonde pas sur l’attribut cause de soi, mais sur une propriété
commune ; car, là aussi, l’adéquation est fondée dans l’aperception
à l'intérieur de l'idée de toute la raison de son affirmation ; elle
procède d’un infini, celui de la propriété commune, qui, de par son
infinitude, est pareillement dans la partie et dans le tout et, de ce
chef, impose jusque dans les plus petites parties les implications qu’elle
comporte. Ici encore, l'idée se pose absolument par elle-même comme
vraie, et renferme à l’intérieur de soi toute la puissance causale
requise pour son affirmation certaine.

§ XV. — Les deux précédentes définitions de l’idée adéquate,


l’une, extrinsèque et explicite, par l’évidence (cf. II, D é fin it io n 4 ),
l’autre, intrinsèque et implicite, par la présence dans l’idée de toutes
ses raisons (Il, C o roll. de la P rop. 1 1 ) , sont relatives à l'homme et
portent sur l’idée adéquate telle q u ’elle est aperçue dans l ’Am e.
Cependant, au point de vue de Dieu, il y en a une autre : c’est la
CONSIDÉRATIONS FINALES 531

p a r f a i t e c o n v e n a n c e d e l ’i d é e a v e c s o n o b j e t ( I l , Coroll. d e l a Prop. 32,


Prop. 36, dém . sub in it, av ec ré fé re n c e au Coroll. d e l a Prop. 7 ) *•
M a i s p u i s q u e la c o n v e n a n c e , o n l ’a v u , d é f i n i t l a v é r i t é , c o m m e n t e n
D ie u l ’a d é q u a t i o n p e u t-e lle ê tre d é fin ie de la m êm e fa ç o n que la
v é r i t é , c ’e s t - à - d i r e par le r a p p o r t e x trin s è q u e de l ’i d é e à la ch o se ?
L ’i d é e a d é q u a te est sans d o u te la m êm e en D ie u et en nous.
N é a n m o in s, e lle se c a ra c té ris e d iff é r e m m e n t s e lo n q u ’o n se s itu e
s u r le p l a n g n o s é o lo g i q u e d e n o t r e A m e o u s u r l e p l a n o n to lo g iq u e
de D ie u . S u r ce d e rn ie r p la n , c o m m e l ’a t t e s t e n t l e s d é m o n s t r a t i o n s
des Propositions 32 e t 36 (sub init.), l ’i d é e a d é q u a te d o it se d é f in ir
s e l o n l e Corollaire d e l a Proposition T, p a r l a c o n f o r m i t é d e s id é e s ,
d e le u r o rd r e e t d e le u r c o n n e x io n , a u x c h o se s, à le u r o rd r e e t à le u r
c o n n e x io n . C e tte c o n fo rm ité d é f in is s a n t la v é r ité (I, A x. 6), la Pro­
position 34 en c o n c lu t q u e c e s id é e s s o n t v ra ie s .
Ce ra is o n n e m e n t n ’e s t - i l pas q u ’u n a rtific e v e rb a l ? N ’a u r a i t - o n
rie n fa it d ’a u t r e , en l ’o c c u r r e n c e , q u ’i n s t i t u e r des synonym es en
b a p tis a n t de deux nom s d iffé re n ts : ceux d ’a d é q u a t e t d e v ra i, la
m êm e ch o se d é fin ie de la m êm e fa ç o n , à s a v o ir la c o n fo rm ité de
l ’i d é e à l a c h o s e , p o u r s e d o n n e r e n s u i t e l e s g a n t s d e « d é m o n tre r »
q u ’ils d é s i g n e n t l a m ê m e c h o s e ? I l n ’y a u r a i t d é m o n s t r a t i o n q u e s i,
le s deux nom s se ra p p o rta n t à une ch o se d é fin ie de deux fa ç o n s
d iffé r e n te s , o n é t a b l i s s a i t q u ’i l s ’a g i t d e l a m ê m e ; p a r e x e m p l e , s i,
l ’i d é e a d é q u a te é ta n t d é fin ie com m e id é e ayant en e lle to u te sa
r a i s o n e t l ’i d é e v r a i e c o m m e i d é e c o n f o r m e à s o n o b j e t , o n é t a b l i s s a i t
que ces d e u x id é e s n ’e n f o n t q u ’u n e .
E n s e c o n d l i e u , o n p o u r r a i t s ’é t o n n e r q u e l ’a d é q u a t p û t ê t r e d é f i n i
d e la m ê m e f a ç o n q u e le v ra i.
C e s d i f f i c u l t é s d i s p a r a i s s e n t s i l ’o n o b s e r v e q u e l ’i d é e a d é q u a t e e t
l ’i d é e v r a i e n e p e u v e n t s e c o n c e v o i r d e l a m ê m e f a ç o n s u r l e p l a n d e
l ’o n t o l o g i e e t d e D i e u q u e s u r c e l u i d e l a g n o s é o l o g i e e t d e l ’A m e .
Sur ce d e rn ie r p la n la d é fin itio n du v ra i (I, A x. 6) n ’e s t que
n o m in a le . I n d iq u a n t à l ’h o m m e que ce m o t s ig n ifie c o n fo rm ité de
l ’i d é e à l a c h o s e , e l l e l a i s s e d e c ô t é l e f a i t d e s a v o i r s i c e t t e c o n f o r ­
m i t é e s t e f f e c t i v e m e n t r é a l i s é e o u n o n ; e l l e s t i p u l e s e u l e m e n t q u ’e l l e
doit l ’ê t r e p o u r q u e l ’i d é e s o it v r a ie (idea debet cum suo ideato
convenire). Q u a n t à l ’i d é e a d é q u a te , e lle est te lle par la c e rtitu d e
donnée à l ’h o m m e que c e tte c o n fo rm ité e s t e ffe c tiv e , m a is e lle ne
nous fa it pas v o ir c e tte c o n fo rm ité e lle -m ê m e . E l le se c o n te n te
de n o u s fa ire voir des caractères de l'idée qui nous l ’a t t e s t e n t s a n s
p o u v o ir n o u s la m o n t r e r ( I I , Déf. 4). A u c o n tr a ir e , s u r le p la n d e
l ’o n t o l o g i e e t d e D i e u , l a c o n f o r m i t é à l a c h o s e n ’e s t p l u s s i m p l e m e n t 6

6. Rappelons que Spinoza, pour éviter une équivoque, emploie pour


désigner la conformité de l'idée à la chose le mot de convenientia, et non
celui d’adaequatio, cf. supra, chap. Il, § I, 4°, pp. 22-23.
532 DE LA NATIJRE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

définition nominale, concept abstrait de ce qui doit être réalisé pour


que l’idée soit vraie ; elle est la conformité effectivement réalisée en
Dieu par Dieu, et Dieu la voit en lui pour ce que, « son pouvoir
de penser étant égal à son pouvoir d’agir » (Il, Prop. 7, Coroll.), il
aperçoit immédiatement dans son entendement (Il, Prop. 3) que les
idées qui suivent de celui-ci sont conformes aux choses qui suivent
formellement de sa nature infinie. C’est là l’adéquation au sens le
plus relevé du term e : non plus simple certitude de la conformité
entre l’idée et la chose, mais vision immédiate de cette conformité
en acte, et, par conséquent, vision de la vérité, puisque la conformité
définit la vérité. Ainsi, étant ontologiquement définie comme confor­
mité en acte de l’idée à la chose, l’adéquation explique le rapport
de vérité en même temps qu’elle le pose et le formule (Prop. 32
et dém. de la Prop. 36, sub init.). De plus, étant conformité de la
série causale des idées à la série causale des choses, elle enveloppe le
parallélisme et répond à cette autre définition de la vérité comme
connaissance par la cause (I, Ax. 4). On voit par là que la démons­
tration de la Proposition 34 ne consiste nullement en un jeu de syno­
nymes, mais que, l’adéquation étant en Dieu conformité effective
de l’idée à la chose, on déduit légitimement de là qu’elle est vérité
pour ce qu’elle satisfait à la condition de la vérité telle que l’énonce
in abstracto l’A xiom e 6 du Livre I.
On doit donc conclure que la troisième définition de l’idée adé­
quate, à savoir celle qui définit ce qu’est cette idée en Dieu
(Il, Coroll. de la Prop. 7), fonde ontologiquement tant les deux
définitions de l’idée adéquate en nous (Il, Déf. 4 et Il, Coroll. de la
Prop. 11) que la définition nominale de la vérité (1, A x. 6).

§ ^ V I. — Qu’il s’agisse des notions communes et de ce qu’elles


impliquent, ou de l’idée de Dieu et des idées qui s’en déduisent,
la nature de l’adéquation est ici et là identique. Dans les deux cas,
l’idée qui est en nous a en soi toute sa raison, car Dieu la produit
dans sa totalité en tant qu’il constitue notre Ame seulement, et non
en tant q u ’il constitue toutes les Ames réduites alors à se partager
cette totalité, à n’en percevoir chacune qu’une partie, à n’en être
chacune qu’une cause infime. Bref, l’idée est adéquate dans notre
Ame parce que notre Ame en est la cause adéquate, la cause adéquate
ou infinie de cette idée, à savoir Dieu, s’investissant tout entière
dans notre Ame finie (cf. Coroll. de la Prop. 11, Prop. 38, Prop. 45
à 47). , '
Puisque l’idée adéquate n’est possible que par la présence en elle
de toute sa cause et par la perception qu’elle en a, la connaissance
par idée adéquate implique : 1° q u ’elle se connaît intérieurement jus­
que dans son fond, donc qu’elle est pleinement idée de l’idée, réflexion
sur soi, conscience, savoir du savoir, certitude ; 2° qu’elle enchaîne les
CONSIDÉRATIONS FINALES 533

id é e s s e lo n l ’o r d r e des causes dans la P ensée, c ’e s t - à - d i r e s e lo n le


p a ra llé lis m e in tra -c o g ita tif ; 3° que, le s causes des id é e s dans la
P e n s é e é t a n t le s id é e s d e s c a u s e s d e le u r s o b je ts h o r s d e la P e n s é e ,
e lle d is p o s e par là m êm e ses id é e s s e lo n l ’o r d r e du p a ra llé lis m e
e x tra -c o g ita tif ; 4° q u ’e l l e le s d é d u it g é n é tiq u e m e n t le s unes des
a u t r e s à p a r t i r d e l a c a u s e d e s o i, c ’e s t - à - d i r e d e D i e u ; 5 ° q u ’e l l e l e s
d is p o s e s e lo n l ’o r d r e des id é e s en D ie u ; 6° q u ’e n e lle le s id é e s
c o ïn c id e n t avec le s id é e s de D ie u ; 7° que, d é d u is a n t to u te s le s
i d é e s s o i t d e n o t i o n s r a t i o n n e l l e s , s o i t d e l ’i d é e d e D i e u , e l l e s e d é t a ­
che des id é e s d e s e x is te n c e s d a n s la d u ré e pour ne c o n s id é re r que
des id é e s de ch o ses (p ro p rié té s co m m u n es, essen ce) qui sont sans
re la tio n a v e c l e t e m p s e t r e s s o r t e n t d e l ’é t e r n i t é .
E n f in , p a r le s id é e s a d é q u a te s , q u i r e n f e r m e n t c h a c u n e e n e lle la
c a u s e a b s o l u e q u i l a p o s e , e t s’a f f i r m e n t p a r s o i, l ’A m e e s t a c t i v e e n
ta n t q u e c a u se a d é q u a te o u e n tiè re d e so n a ffe c tio n (affectus), a lo rs
que, par le s id é e s in a d é q u a te s qui ne s’a f f i r m e n t q u ’e n v e rtu de
c a u s e s e x t é r i e u r e s , l ’A m e , é ta n t la cause in a d é q u a te ou p a rtie lle de
s o n a ffe c tio n , e s t p a s s iv e (c f. III, Déf. 3, e t d é m . d e la Prop. 1 ).

§ X V II. — L ’i d é e a d é q u a t e m a n i f e s t e l ’i d e n t i t é , q u a n t à l e u r n a t u r e ,
d e l ’e n t e n d e m e n t h u m a i n e t d e l’e n t e n d e m e n t d i v i n , e t p a r c o n s é q u e n t
c e lle d e to u s le s e n te n d e m e n ts h u m a in s .
D ie u é ta n t, d e p a r s o n in d iv is ib ilité , to u t e n tie r q u a n t à sa n a tu r e
d a n s l ’e n t e n d e m e n t h u m a i n com m e d a n s le s ie n p r o p r e , l ’i d é e q u e
n o u s a v o n s d e sa n a tu re e st n é c e s s a ire m e n t u n e id é e t o t a l e , c ’e s t - à -
d ire l ’i d é e q u ’i l en a lu i-m ê m e . A in s i, l’h o m m e peut c o n n a ître la
n a tu re d u to u t c o ^ m e l e t o u t l a c o n n a î t e t, s’i l d é d u i t d e l ’i d é e d u
t o u t le s i d é e s d e s p a r t i e s , i l c o n n a î t r a l e s p a r t i e s d a n s e t p a r l e t o u t
c o m m e le to u t lu i- m ê m e le s c o n n a ît.
Les id é e s a d é q u a te s des d iv e rs e s ch o ses s in g u liè re s , e n v e lo p p a n t
c h a c u n e la m ê m e id é e , à s a v o ir c e lle d e D ie u c o m m e id é e d e la c a u s e
a b s o lu e d e le u r o b je t, o n t, m a lg r é le u rs d iffé re n c e s , u n fo n d id e n ti­
q u e . E n c h a c u n e , i l y a l ’i d é e d e l a m ê m e c a u s e a b s o l u e , D i e u , m a i s
ra p p o rté e chaque fo is à une ch o se d iffé re n te . D ’a u t r e p a rt, il y a
a u ta n t d ’i d é e s a d é q u a te s d iffé re n te s q u ’i l y a d ’A m e s d iffé re n te s ,
ou q u ’i l y a d e p a rtie s d iffé re n te s de l ’e n t e n d e m e n t d iv in . C epen­
d a n t , t o u t e s c e s i d é e s o n t l e m ê m e p r i n c i p e : D i e u , d ’o ù n e p e u v e n t
s e d é d u i r e q u e l e s m ê m e s s o r t e s d ’i d é e s , à s a v o i r d e s i d é e s a d é q u a t e s .
A in s i le s A m e s , q u i s e lo n le u r e s s e n c e p e u v e n t a v o ir p lu s o u m o in s
d ’i d é e s a d é q u a t e s , o n t , e n t a n t q u ’e l l e s o n t d e t e l l e s i d é e s , u n c o n t e n u
d e m ê m e n a tu re . L e u r d iff é r e n c e a p p a r a ît d e ce p o in t d e v u e c o m m e
s e u le m e n t n u m é riq u e . E lle s sont d iffé re n te s , non p a rc e q u ’e l l e s
c o n ç o iv e n t d iff é r e m m e n t D ie u e t c e q u i s ’e n d é d u i t , c a r le s c h o s e s
q u ’e U e s c o n n a i s s e n t a l o r s , e l l e s l e s c o n n a i s s e n t ut in se sunt, m a is s im ­
p l e m e n t p a r c e q u e l ’u n e n ’e s t p a s l ’a u t r e . C e t t e d i f f é r e n c e d e s p a r t i e s
534 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

( o u d e s ^ m e s ) , s u r l a q u e l l e S p i n o z a s ‘e s t , à v r a i d i r e , p e u e x p l i q u é ,
n ’a r i e n à v o i r a v e c le s d i f f é r e n c e s d e l i e u e t d e t e m p s , q u i n e c o n ­
c e r n e n t q u e le u rs e x is te n c e s d a n s la d u ré e . E lle n e s a u r a it ê tr e s a n s
d o u te q u ’i n t t i n s è q u e , f o n d é e dans le u r ra is o n p ro p re d é c rite dans
u n e d é f i n i t i o n g é n é t i q u e . M a i s e l l e n 'e n v e l o p p e , e n t o u t c a s , r i e n d e
q u a l i t a t i f , n i d e s p é c if iq u e , q u i p u is s e a lté r e r e n e lle s , e t d iv e r s e m e n t,
la v is io n d e D ie u . E n c h a c u n e , c e tte v is io n e s t d ire c te , to ta le , c la ir e
e t d i s t i n c t e . E l l e n ’e s t p a s d é f o r m é e , c o ^ t u e le v e u t L e i b n i z , s e l o n d e s
je u x d e p e r s p e c tiv e v a r ia n t a v e c le s d if f é r e n ts p o in ts d e v u e . E lle e s t
id e n tiq u e e n t o u t e s , p a r c e q u 'e l l e e s t e n to u te s la v u e e n tiè r e d e la
ch o se ut in se est. C e tte id e n tité fo n d e la re lig io n p h ilo s o p h iq u e
s u p r ê m e , à s a v o i r l 'u n i t é a b s o l u e d e t o u s e n u n e m ê m e i n t u i t i o n , u n
m ê m e g e s te , u n m ê m e a m o u r . B ie n q u e c h a q u e p a r tie s o it u n ê tre
c o n c r è te m e n t d iffé re n t, — d i f f é r e n t p a r l a p u i s s a n c e d e s ’a f f i r m e r , l e
n o m b r e d e s e s i d é e s a d é q u a t e s , l a c a p a c i t é d e r é f l e x i o n , d ’e f f o r t , d e
v e rtu , — le u r d iffé re n c e à l ’é g a r d de le u r v is io n in te lle c tu e lle de
D ie u est in trin s è q u e m e n t n u lle . C et asp ect de la d o c trin e ré s u lte
im m é d ia te m e n t de la c o n c e p tio n de l ’i d é e a d é q u a te com m e id é e
id e n tiq u e e n D ie u e t en to u s .

*
**

§ X V III. — D e la th é o r ie s p in o z is te d e la c o n n a is s a n c e , c e r ta in s
o n t c ru p o u v o ir c o n c lu re à u n e s o r t e d ’i d é a l i s m e .
Q ue l ’A m e par sa p ro p re ré fle x io n s 'a c c o m p l i s s e s p o n ta n é m e n t
co^m e s c i e n c e i n t u i t i v e ; q u ’a i n s i e l l e s e r é v è l e à s o i c o m m e e s s e n ­
tie lle m e n t s p o n ta n é ité e t s a v o ir a b s o lu ; q u e par ce p ro c è s ré fle x if
e l l e s 'a f f r a n c h i s s e d e t o u t e s u j é t i o n à l ’é g a r d d e s c h o s e s e x t é r i e u r e s ;
q u ’e l l e s e d é f i n i s s e a l o r s , p r i m o r d i a l e m e n t , c o m m e c o n s c i e n c e , e t n o n
p lu s s im p le m e n t com m e id é e du C o rp s e x is ta n t en a c te ; que la
« f o r m e » , c 'e s t - à - d i r e l’e s s e n c e d e l ’i d é e s o i t i d é e d e l ’i d é e , i d e n t i t é
i n t e r n e d u s u j e t e t d e l 'o b j e t , p u r s a v o i r d e s o i ; q u e l e s e n t i m e n t p o u r
l 'A m e d 'ê t r e u n i e a u C o r p s n e s u f f i s e p a s à i m p o s e r i m m é d i a t e m e n t
la c e rtitu d e p h ilo s o p h iq u e que ce C o rp s e x is te , e t q u 'o n d o iv e le
p ro u v e r à p a rtir de D ie u , e n ta n t q u e le s id é e s d e s a ffe c tio n s du
C o rp s d o n t l ’A m e e st a ffe c té e ne p o u r r a ie n t ê tre en e lle si D ie u
ne l 'a v a i t p a s p ro d u ite com m e id é e de ce C o rp s ; q u e l 'A m e p e r­
ç o iv e la ch o se e x té rie u re par des id é e s im a g in a tiv e s a ffir m a n t la
p r é s e n c e d e c e t t e c h o s e a l o r s q u ’i l se p o u r r a i t q u e c e t t e c h o s e n ’e x i s t â t
p a s , e tc ., c e s o n t là , d i r a - t - o n , a u t a n t d e t r a i t s d 'a p p a r e n c e id é a lis te
q u i, à c e rta in s ég ard s, ra p p e lle ra ie n t D e s c a rte s ou a n n o n c e ra ie n t
F ic h te .
R ie n n 'e s t m o i n s e x a c t c e p e n d a n t.
Sans d o u te , l ’A m e e s t- e lle , dans la S c ie n c e I n tu itiv e , s p o n ta n é ité
a b s o lu e . M a is c e lle -c i n ’e s t p a s la s ie n n e , c ’e s t c e l l e de D ie u , avec
CONSIDÉRATIONS FINALES 535

laquelle elle se confond dans l’idée adéquate qu’elle est dite produire
spontanément parce que Dieu la produit tout entière en elle abso­
lument. Quant à la Science Intuitive (qu’on a cru pouvoir appeler
Savoir absolu), elle ne se pose pas absolument par soi, puisqu’elle est
posée absolument par Dieu et diffère par conséquent de lui comme
l’effet de la cause.
D ’une façon générale, l'Ame connaissante n’est jamais considérée
en elle-même et à part comme le sujet connaissant. Le véritable sujet
connaissant, c’est l’entendement de Dieu, mode infini d’un des attri­
buts constitutifs de sa substance : l’ignorance de l’Ame, ses diverses
façons de connaître, ne sont que les diverses façons dont Dieu
connaît la chose : l’Ame ignorant la chose, c’est Dieu qui perçoit la
chose en tant qu’il ne constitue pas l’Ame ; l’Ame percevant la
chose, c’est Dieu qui perçoit la chose en tant qu’il constitue l’Ame ;
l’Ame percevant la chose inadéquatement, c’est Dieu qui perçoit la
chose en tant qu’il ne constitue pas l’Ame seulement ; l’Ame perce­
vant adéquatement la chose, c’est Dieu qui perçoit la chose en tant
seulement qu’il constitue l’Ame. La psychologie spinoziste n’est donc
toujours rien d’autre que théologie. Elle est inséparable de l’onto­
logie.
Semblablement, la réflexion ne fait pas de l’Ame un être auto­
nome, mais un automate spirituel, puisque toute réflexion est
fondamentalement le redoublement des idées par Dieu, lequel produit
nécessairement les idées des modes de la Pensée, et puisque l’essence
de chaque Ame exprime de façon prédéterminée la force même de
Dieu. D ’autre part, si la méthode de Spinoza « n’est rien autre
chose que la connaissance réflexive ou idée de l’idée », sa philosophie
n’est pas, comme celle de Fichte, une philosophie de la réflexion.
Selon Fichte, la conscience, par une série de réflexions sur elle-
même, se dépasse incessamment en une suite d’étapes dont l’abou­
tissement est le Savoir Absolu. Selon Spinoza, la réflexion ou idée de
l’idée ne saurait nous élever du savoir vulgaire au savoir absolu,
c’est-à-dire à la connaissance vraie. L’idée de l’idée imaginative n’est
pas le dépassement de l’idée imaginative : elle est tout aussi confuse
que celle-ci. La connaissance réflexive consiste au contraire à partir du
savoir vrai qui, étant savoir vrai de ce savoir vrai, développe à l’infini,
à l’intérieur de lui-même, la série des idées vraies dont l’enchaîne­
ment constitue le savoir humain. La connaissance réflexive n’est donc
que le développement autonome de l’idée vraie donnée originelle­
m ent en nous, et non le processus par lequel cette idée vraie nous
serait donnée 7
De plus, si l’idée de l’idée, c’est-à-dire l’identité du sujet et de 7

7. D e int. emend., A p ., I, §§ XXVI-XXVII, p p . 2 3 6 -2 3 9 , G eb., II, p p . 14­


16.
536 DE LA NA'I'URE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

l’objet, p e u t ê tre te n u e p o u r a p p a rte n ir e s s e n t i e l l e m e n t à l ’i d é e en


ta n t que c e lle -c i e s t n é c e s s a ir e m e n t id é e de l ’i d é e , e lle ne s a u ra it
c o n s t i t u e r p o u r a u t a n t l ’e s s e n c e d e la P e n s é e , m a is s e u le m e n t c e lle
d e s o n m o d e . O r , c ’e s t là , s e l o n l ’i d é a l i s m e , d é p o u i l l e r l a P e n s é e d e
sa n a tu re e t la c o n v e r tir e n c h o s e — l a C h o s e s ’o p p o s a n t à l a P e n s é e
com m e l’objet au sujet-objet, e t n e p o u v a n t ê tre te n u e p o u r la cau se
d e c e lle - c i q u e p a r u n p a r a d o x e c o n tr a d ic to ir e .
E n f in , s i S p in o z a é ta b lit b ie n que l ’e s s e n c e d e l ’i d é e , c ’e s t l ’i d é e
d e l ’i d é e , i l n e l ' é t a b l i t p a s à l a f a ç o n d e l ’i d é a l i s t e , à p a r t i r d e l a
n a tu re m êm e du s a v o ir , m a is à p a rtir de l ’é g a l i t é en D ie u de la
p u i s s a n c e d 'a g i r e t d e l a p u i s s a n c e d e p e n s e r . C ’e s t e n c e s e n s q u e
l ’u n i o n d e l ’i d é e ( p u i s s a n c e d ’a g i r ) e t d e l ’i d é e d e l ’i d é e ( p u i s s a n c e
d e p e n se r) e s t a n a lo g u e à c e lle du C o rp s (p u is s a n c e d ’a g i r ) et de
l ’i d é e d u C o rp s (p u is s a n c e d e p e n s e r ) . M a is la p u is s a n c e d ’a g i r et
la p u is s a n c e de p en ser é ta n t, d a n s le cas d e l ’i d é e et de l ’i d é e de
l ’i d é e , l e s p u i s s a n c e s d u m ê m e a t t r i b u t P e n s é e , l ’i d é e d e l ’i d é e p e u t
ê tre conçue com m e la fo rm e de l ’i d é e , a lo rs que dans le cas du
C o r p s e t d e l ’i d é e d u C o r p s , le s d e u x p u i s s a n c e s é t a n t c e l l e s d ’a t t r i ­
b u ts d iff é r e n ts , c e que p ro d u it la p u is s a n c e de p en ser ( l ’i d é e du
C o r p s , o u A m e ) , n e p e u t ê t r e t e n u p o u r l ’e s s e n c e d e c e q u e p r o d u i t
l a p u i s s a n c e d 'a g i r ( l e C o r p s ) . I l n ’e n d e m e u r e p a s m o i n s q u e l ’i d é e
d e l ’A m e e t l 'A m e r e s t e n t d i s t i n c t e s , p u i s q u ’i l e s t d i t e x p r e s s é m e n t
q u e l ’i d é e d e l ’A m e e s t u n i e à l ’A m e d e l a m ê m e f a ç o n q u e l ’A m e
l ’e s t à s o n C o r p s . L ’i d é e d e l ’i d é e n ’e s t d o n c n u l l e m e n t u n e p r o p r i é t é
im m é d ia te m e n t im p liq u é e dans la p o s itio n a b s o lu e de l ’i d é e , m a i s
e lle lu i e st ra p p o rté e m é d ia te m e n t d u d e h o rs par le re c o u rs à un
tro is iè m e te rm e : D ie u , q u i, p ro d u is a n t n é c e s s a ire m e n t en lu i le s
id é e s de to u te s le s m o d ific a tio n s de ses a ttrib u ts et e n c h a în a n t
n é c e s s a i r e m e n t s e s i d é e s c o m m e c e s m o d i f i c a t i o n s s’e n c h a î n e n t , p r o ­
d u it e t e n c h a în e n é c e s s a ir e m e n t le s id é e s d e se s id é e s d e la m êm e
f a ç o n q u ’i l p r o d u i t e t e n c h a î n e s e s i d é e s . L ’i n d i s s o c i a b i l i t é d e l ’i d é e
e t d e l ’i d é e d e l ’i d é e n e s a u r a i t d o n c e f f a c e r l a d u a l i t é o r i g i n e l l e q u e
m a in tie n t dans l 'i d é e de l ’i d é e la s tru c tu re p rim o rd ia le de l ’i d é e
c o m m e i d é e d 'u n o b j e t . D a n s l ’i d é e d e l ’i d é e , l a n o t i o n d e r é p l i q u e
s u b s is te , m ê m e l o r s q u e l ’i d é e e s t c o n s id é ré e i n t r i n s è q u e m e n t , l ’i d é e
é t a n t l a r é p l i q u e d ’e l l e - m ê m e . C e t t e n o t i o n i m p o s e e n d r o i t u n e c e r ­
t a i n e p r i o r i t é d e l 'i d é e p a r r a p p o r t à l ’i d é e d e l ’i d é e , l a r é p l i q u e e n v e ­
lo p p a n t lo g iq u e m e n t la p rio r ité de l ’o r i g i n a l , m êm e si D ie u le s
p r o d u it s im u lta n é m e n t, et non l ’u n a v a n t l ’a u t r e . D e là ré s u lte le
p a r a l l é l i s m e i n t r a - c o g i t a t i f , q u i , a p p u y é s u r l a d u a l i t é d e l ’i d é e e t d e
son o b je t, d é d o u b le le s m odes de la P e n s é e en une c h a în e d ’i d é e s
conçue com m e une c h a în e de ch o ses (o u m o d es) dans la P ensée,
e t e n u n e c h a în e d e s id é e s d e c e s id é e s c o n ç u e c o m m e c e lle d e s id é e s
d e c e s c h o s e s ( o u m o d e s ) , l a p r e m i è r e é t a n t p o u r l ’h o m m e l e m o d è l e
a u q u e l il d o it c o n f o r m e r la s e c o n d e .
CONSIDÉRATIONS FINALES 537

Objectera-t-on que cette dualité et cette médiateté interviennent


seulement dans les démonstrations conçues au point de vue de la
Pensée, où s’établissent, p lutôt que l’identité, la coincidence et
l’inséparabilité de l’idée et de l’idée de l’idée (cf. II, Prop. 20 et 21),
mais qu’elles s’évanouissent dans les démonstrations conçues au
point de vue de la substance divine, où l’unité absolue des attributs
fonde l’identité nécessaire à soi-même de ce qui est une seule et
même chose dans le même attribut (cf. Scolie de la Prop. 21) ?
Certes, ce n ’est plus simplement la coïncidence et l’indissolubilité
de l’idée et de l’idée de l’idée, c’est bien leur identité qui se trouve
posée alors. Cependant, elle est encore posée là, non immédiatement
de par la nature de l’idée, mais par une médiation, l’identité de
l’Ame e t du Corps, en tant qu’ils constituent un seul et même
Individu sous deux attributs différents, servant de moyen terme
pour perm ettre de conclure à l’identité absolue de l’idée et de l’idée
de l’idée en tant qu’elles ne sont qu’une seule et même chose sous
un seul et même attribut. Le réalisme ici apparaît même comme
encore plus accusé, puisque les propriétés de l’idée, au lieu de se
déduire de la coïncidence et de l’indissociabilité des processus géné­
tiques de l’idée et de l’idée de l'idée dans la Pensée, se tirent de
l’identité causale des attributs dans une substance qui, par sa quan­
tité d’être, dépasse infiniment l’être de la Pensée.
Ainsi, bien que Spinoza n’ait en rien méconnu en fait cette posi­
tion de soi par soi, principe de la conscience et de la réflexion, qui,
pour l’idéalisme, fonde toute philosophie, il n’a jamais résorbé l’être
de l’idée dans la conscience qu’elle a de soi, ou, comme dirait Fichte,
le Was dans le Für 8. Tout en posant leur simultanéité nécessaire, il
maintient le primat de la Chose et aboutit à une déduction onto­
logique et réaliste de la structure même de la conscience, par quoi
ses lois sont réduites à celles de l’Etre, et, de ce fait, à celles de tous
les genres d’être.
Enfin, aucun idéalisme problématique n’est impliqué par le fait
que l’existence du Corps soit démontrée, car son existence n’a pas
été mise préalablement en doute. Cette démonstration est simple­
ment comprise dans celle qui établit que et comment l’Ame est
nécessairement l’idée de son Corps. De ce que l’Ame ne puisse affir­
mer avec certitude l’existence actuelle des choses qu’elle perçoit
imaginativement comme présentes, il ne résulte nulle espèce d’idéa­
lisme absolu, puisque les opérations par lesquelles l’Ame produit les
perceptions des choses ne sont en rien le principe de l’existence
même de ces choses. Ses perceptions sont tenues, au contraire, pour
l’indubitable réplique des affections de son Corps, dont la réalité
indépendante n’est jamais mise en question. L’incertitude qui peut

8. C f. la ré fu ta tio n d u C o g ito d an s les Prmcipia.


538 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

grever la perception, quant à l’existence effective des corps extérieurs


qu’elle affirme comme présents, ne comporte aucun doute quant à
l’existence des choses hors de nous, puisque cette existence est
d’emblée certaine de par l’idée, immanente à nous, de l’attribut Eten­
due qui l'enveloppe a priori.
Tout au plus pourrait-on avancer que, à une conception résolument
réaliste, Spinoza intègre certains concepts et procédés qui, entendus
abstraction faite de leur contexte et de leurs prémisses, pourraient
être utilisés dans des argumentations idéalistes.

§ XIX. — Puisque l’Ame est active par l’idée adéquate, dont


elle est cause totale ou adéquate (cf. III, Déf. 1), et passive par
l’idée inadéquate, dont elle est cause inadéquate ou partielle, elle
devra, pour accroître son activité et se rendre indépendante, accroître
la partie d’elle-même que constituent les idées adéquates • Ainsi,
par rapport à cette partie, son autre partie, constituée d’idées inadé­
quates, deviendra proprement insignifiante. Alors s’évanouiront dans
l'Ame les passions, par ce simple fait qu’elle saura que leur cause
réside dans l'idée inadéquate.
Démontrer que l’Ame doit suivre cette « voie ardue », expliquer
comment elle le peut, tel sera le programme des Livres III, IV et V,
dont l’intention est avant tout éthique. En effet, bien que la déduc­
tion des affections actives et passives constitue une science théorique
aussi rigoureuse que la géométrie, elle emporte avec soi des consé­
quences pratiques primordiales, puisque cette science suffit, à elle
seule, pour promouvoir notre libération. D ’où l’aspect sui generis
que revêtira cette psychologie des affections, qui, quoique scientifique
de bout en bout, ne le sera nullement au sens clinique et médical,
selon les significations et les nuances très diverses qu’elle présente
chez les péripatéticiens et chez Descartes. Subordonnant le statut
affectif de l’homme à son statut éthique, et celui-ci à son statut
gnoséologique, elle offrira d’indéniables affinités, non seulement avec
la psychologie stoïcienne, mais avec les psychologies platoniciennes
et augustiniennes.
Toutefois, c’est dans le Livre V qu’apparaîtra proprem ent l’éthique
pure, en tant que son projet est d’utiliser méthodiquement, comme
instrument de notre libération, la science théorique déduite dans les
précédents Livres. Mais, de même que la science théorique de ces
Livres commandait invinciblement la philosophie pratique, de même,
ou plutôt symétriquement et inversement, le projet essentiellement

9. C ette p a rtie de l'A m e est sa p a rtie éternelle. C o m m e n t u n e p a rtie


étern elle p eut-elle d ev en ir plu s gran d e, c'est-à-dire ch an g er ? C o m m e le
rem a rq u e à bon d ro it M . C urley, dans Spinoza’s Metaphysics, C am b rid g e
(M ass.) 1970, p . 163, c'est ce q ui p a ra ît in in te llig ib le . O n ex am in era cette
q u estio n dans le to m e III d u présent ouvrage.
CONSIDÉRATIONS FINALES 539

p ra tiq u e d u L iv re V se tro u v e c o m m a n d e r u n e in v e s tig a tio n th é o ri­


q u e s u p p lé m e n ta ire , c a r, p o u r d é d u ire la d o c trin e du s a l u t e t d e la
b é a t i t u d e é t e r n e l l e d e l ’A m e i n d i v i d u e l l e , i l e s t n é c e s s a i r e d e p o u s s e r
p lu s lo in q u e le L i v r e I I la t h é o r i e d e l a c o n n a i s s a n c e d u tr o is iè m e
g e n r e . C e l u i - c i s e c o n t e n t a i t d ’é t a b l i r q u e , p a r l a R a i s o n e t l a S c i e n c e
I n t u i t i v e , l ’A m e c o n n a î t la n a tu re é te rn e lle de D ie u et ce qui en
d é c o u le n é c e s s a ire m e n t, c ’e s t - à - d i r e é te rn e lle m e n t. M a is , d é fin is s a n t
l ’A m e s e u le m e n t com m e l ’i d é e d ’u n C o rp s e x is ta n t en a c te dans
l a d u r é e , i l n e f a i s a i t p a s c o m p r e n d r e c o m m e n t , a l o r s q u e l ’é t e r n i t é
n e s ’e x p l i q u e p a s p a r la d u r é e , l’A m e e x is ta n t e n a c te d a n s la d u r é e
p e u t a v o ir e n e l l e q u e l q u e c h o s e d ’é t e r n e l , à s a v o i r l a c o n n a i s s a n c e
d e l ’é t e r n e l . L e L i v r e V d e v r a s u r c e p o i n t p a r a c h e v e r l ’i n v e s t i g a t i o n
t h é o r i q u e . C ’e s t p o u r q u o i i l a f a l l u i c i a n t i c i p e r q u e l q u e p e u l a d e r ­
n iè re p a rtie de ce L iv re , p o u r d is s ip e r, par p ro v is io n , a u ta n t q u ’i l
e s t p o s s i b l e , l ’o m b r e q u e , s u r c e p r o b l è m e , l e L i v r e I I l a i s s e e n c o r e
s u b s is te r.
A P P E N D IC E N° 1

Discussion sur la démonstration du Corollaire de la Proposition 9


(Cf. chap. V, §§ IV, p. 117, et V, pp. 108 sqq.)

§ 1. — D e cette démonstration obscure, nous avons écarté une


prem ière explication en contestant sa prémisse, à savoir : que l’idée
de l’objet et l’idée de ce qui arrive en lui dépendraient d’une seule et
même chaîne infinie de causes. Outre que cette prémisse, qui serait
pourtant fo n d ^ e n ta le , n’est même pas exprimée, sa démonstration
serait au plus haut point requise. Or, elle est absente.
Toutefois, cette interprétation n’est point dépourvue d’arguments.
Si, dira-t-on, Spinoza n’exprime ni ne prouve cette prémisse, c’est
qu’à son sens elle va de soi. En effet les idées, comme leurs objets,
sont pour lui des modes et non des substances, et le mode n ’a d’exis­
tence que par les déterminations changeantes qui, à chaque instant,
le font être ce qu’il est. La cause de l’existence du mode et celle de
ses déterminations n’en font donc qu’une ; et, puisque rien d’autre
n ’arrive dans le mode sinon ses déterminations, la cause de ce qui
arrive en lui est la même que celle qui le fait exister. Si, au contraire,
le mode singulier était conçu comme une substance, les détermina­
tions qui surviennent en lui seraient conçues comme étrangères aux
conditions de son existence, et, de ce fait, la cause de ce qui arrive
en lui serait considérée comme tombant en dehors de la cause qui
le fait exister.
En conséquence, comme ce qui arrive dans l’objet n’est rien d’autre
que le changement des déterminations par quoi il est à chaque ins­
tant constitué, comme à chaque instant varie le complexe des causes
d’où résulte son existence et par lesquelles celle-ci « se conserve
et est continuellement régénérée >, à chaque instant s’enregistrent
dans cette existence les variations exprimant celles des causes qui la
soutiennent ; à chaque instant donc, tombent nécessairement dans
l’idée de cette existence les idées de ses variations, ces idées étant
tout aussi inséparables de celle de la chose existante que le sont cette
chose et les variations qu’elle tient de la cause qui la fait exister.
On répond en même temps par là à une objection : si la cause
de l’idée de l’objet ne fait qu’un avec celle de l’idée de ce qui arrive
542 APPENDICE I

en lui, comment peut-on distinguer deux idées : celle de l'objet, et


celle de ce qui arrive en lui ? Objection d'autant plus grave que
l'Ame qui est idée de l’objet ne parvient à avoir en elle l'idée de cet
objet qu’à partir des idées qu’elle a de ce qui arrive en lui (cf. II,
Prop. 19). Mais, précisément, l’objet peut être distingué de ce qui
arrive en lui en tant que les déterminations, à chaque instant variables,
qu’il comporte se trouvent soumises à une loi invariable qui les
coordonne selon un rapport constant, ce par quoi sont fondées, avec
sa permanence, son unité et son identité ; bref, ce qui fait de lui
tel objet et non tel autre. L’objet proprem ent dit est constitué par
cette loi ; ce qui arrive en lui, ce sont les déterminations changeantes
soumises à cette loi. D ’où, corrélativement, deux idées : celle de
l’objet et celle de ce qui arrive en lui, idées aussi indissociables que
le sont dans l'objet ses déterminations et la loi qui les gouverne.

§ II. — Cette conception croit pouvoir s'appuyer sur la théorie


du Corps humain (cf. Scolie de la Prop. 13), objet dont l’Ame est
l'idée. En effet, ce Corps étant un complexe infini de mouvements
changeant selon un certain rapport constant de leurs vitesses, rapport
imposé par la règle qui fonde son individualité et sa permanence,
sa cause est constituée par une infinité de séries infinies de mouve­
ments dont les effets coïncident en lui et s’y trouvent coordonnés.
De ce fait, il n'y a pas, d’une part, une série infinie de causes expli­
quant l’existence du Corps, et, d’autre part, une autre série infinie de
causes expliquant « ce qui arrive en lui », c’est-à-dire telles ou telles
modifications changeantes qui lui seraient comme adjointes du
dehors ; mais, ce Corps étant à chaque instant tel complexe modifié,
les causes de ses modifications changeantes et les causes de son exis­
tence constituent un seul et même système par quoi toutes ensemble
sont à chaque instant sa cause. La cause d'une modification qui sur­
vient dans le Corps, ou « cause de ce qui arrive en lui », n'est alors
rien d'autre que celle de son existence à tel moment de sa durée.
C'est pourquoi, aucun corps ne peut exister autrement que comme
modifié, si bien que la cause de son existence et celle, en chaque
temps et lieu, de ses modifications n'en font qu'une : « Tous les
corps sont entourés par d'autres et se déterminent réciproquement à
exister et à agir selon une raison certaine et déterminée de telle sorte
que se conserve en même temps en tous, c'est-à-dire dans tout l'uni­
vers, la même proportion de mouvement et de repos ; d’où cette
conséquence que tout corps, en tant qu'il existe comme modifié d’une
certaine manière, doit être considéré comme une partie de l'univers,
comme s'accordant avec le tout de celui-ci, et comme lié aux autres
parties... > \

1. Lettre X X X I I , à Oldenburg, A p., III, p. 2 3 9 , G eb ., IV , pp. 172-173.


SUR LB COROLLAIRE DE LA PROPOSITION 9 543

Puisqu'un Corps existant se définit à chaque instant par l'ensem­


ble de ses modifications, celles-ci n'étant les siennes que par la loi
de l’individualité qui les coordonne ; puisque cette loi est inconce­
vable sans les modifications qu’elle coordonne tout autant que ces
modifications le sont sans cette loi, il est impossible d’avoir l'idée de
ce Corps, c’est-à-dire celle de sa loi, sans avoir l’idée de ce qui arrive
en lui.

§ III. — Cette argumentation renferme des vérités, mais tout autant


de confusions.
Il est bien vrai que le corps est un complexe de modifications
changeantes réglé par une loi constante, que ces modifications et
cette loi sont indissociables ; qu’il est, par conséquent, impossible
d’avoir l’idée de cette loi sans celle de ces modifications, l’idée de ce
corps sans l’idée de ce qui arrive en lui. Il n’en demeure pas moins
que les modifications de ce corps se rapportent à lui comme à un
permanent (exactement comme les modes à une substance, bien qu’il
ne soit pas une substance) et que les causes de ces modifications
changeantes ne sauraient être les mêmes que celles de cette existence
permanente. Si un corps n’existe jamais que modifié, c’est qu’il est
toujours dans un univers de choses agissant sans cesse les unes sur les
autres ; mais il n’est nullement impliqué par là que les causes qui le
font être et persévérer soient les mêmes que celles qui le modifient
à chaque instant. Il n’est pas nécessaire qu’une chose soit une
substance pour qu’elle reçoive des modifications causées en elle
par les choses du dehors. Pour Spinoza, si l'on entend bien le mot de
substance, ce serait le contraire. En fait, pour lui, le corps comme
l’âme subissent une infinité de modifications causées par une série
de causes distinctes de celles qui les font être. La Proposition 19,
à elle seule, en témoigne, d’après laquelle l’idée du Corps humain
(l’Ame), en tant qu’on la considère en elle-même, ne connaît pas
le Corps humain parce que Dieu la produit par une infinité de causes
extérieures à elle, tandis que, en tant qu’on la considère comme
percevant les affections du Corps humain, elle le connaît, parce que
Dieu ne peut produire les idées de ces affections que dans l’idée du
Corps humain, c’est-à-dire que s’il a préalablement produit cette idée.
Donc, il est bien évident que l’idée du Corps et les idées de ses modi­
fications (lesquelles idées permettent à l’idée de ce Corps de le
connaître lui-même) ne dépendent pas de la même série de causes.
A P P E N D IC E N° 2

Cause de l’idée inadéquate et cause de l ’idée adéquate


(Proposition 9 et Corollaire, Corollaire de la Proposition 11,
dém onstration de la Proposition 40, cf. chap. V , X I , p. 1 2 5 )

§ 1. — Deux formules paraissent s'opposer :


A) Dieu est conçu comme cause de l’idée adéquate en tant qu’il est
fini, c'est-à-dire en tant qu'il constitue l’Ame humaine seulement,
et non en tant qu’il est infini, c'est-à-dire en tant qu'il est affecté
d’une infinité d’autres causes singulières. D ’où, dans la démonstration
de la P rop osition 40, cette formule : l’Ame a une idée adéquate
lorsque « dans l'entendement divin une idée est donnée de laquelle
Dieu est cause non en tant qu’il est infini, ou en tant qu'il est affecté
des idées d'un très grand nombre [c’est-à-dire d'un ensemble infini]
de choses singulières, mais en tant qu’il constitue l'Ame humaine
seulement », autrem ent dit, en tant qu'il est fini. Ce qu'exprime plus
brièvement la démonstration de la Prop ositio n 1 du Livre III : « Les
idées qui sont adéquates dans l’Ame de quelqu'un sont adéquates en
Dieu en tant qu’il constitue [seulement ‘] l’essence fie cette Ame
(C o ro ll. de la Prop. 1 1 , p. II) ».
Inversement, D ieu est d it c a ^ de l’idée inadéquate d'une chose
en tant qu'il est infini, c'est-à-dire en tant que, dans son entendement,
il perçoit cette chose, non en tant qu’il constitue l’Ame humaine
seulement, mais en tant que, conjointement à elle, il est affecté d'un
très grand nombre (c’est-à-dire d’une infinité) d’idées de choses
singulières, autrement dit, en tant qu’il est infini. C'est ce qu'exprime
la démonstration de la Prop ositio n 1 du Livre III : « [Les idées] qui
sont inadéquates dans l'Ame sont adéquates en Dieu (même C o r o ll) ,
non en tant qu'il constitue seulement l'essence de cette Ame, mais
aussi en tant qu'il contient à la fois en lui les Ames d'autres choses ).
B) La Prop ositio n 9 fait apparaître une autre formule : Dieu a l'idée
d’une chose singulière existant en acte, non en tant qu’il est infini,
mais en tant qu’on le considère comme affecté par une chaîne infinie

1. C e m o t est o m is, m ais l'o m issio n e st ré p aré e d e u x lig n es p lu s lo in .


DIEU COMME INFINI ET COMME FINI 545

d’autres choses singulières, — par conséquent, en tant qu’il est fini.


Il est donc considéré ici comme fini pour la raison même qui le
fait considérer comme infini dans la démonstration de la Proposi­
tion 40. — Divergence surprenante.

§ II. — Ces deux formules, toutefois, malgré l’apparence, ne se


contredisent en rien, car il s’agit ici et là de deux cas différents.
Dans le second cas (Proposition 9), il s’agit d’expliquer la pro­
duction des modes finis et de la caractériser par opposition avec
la production du mode infini. Dieu infini, c’est alors l’attribut
comme cause absolue du mode infini, et Dieu fini, c’est l’attribut
affecté par la chaîne infinie des modes finis. En effet, dans la pro­
duction de tout mode fini, la causalité absolue de Dieu se trouve
déterminée, c’est-à-dire limitée, par la chaîne infinie des causes finies
d’où dépend l’existence de ce mode. L’opposition de l’infini et du
fini est alors celle de la substance attributive et de ses modes finis.
Dans le premier cas (Proposition 40), il s’agit d’expliquer la
nature de l’idée adéquate et celle de l’idée inadéquate, qui dépendent
de la façon dont D ieu perçoit la chose dans son entendement infini.
L’opposition de l’infini et du fini n’a pas lieu alors entre la substance
attributive et ses modes, mais entre le mode infini et le mode fini,
c’est-à-dire entre l’entendement infini et une de ses parties finies, à
savoir notre Ame. L’idée est adéquate dans une partie quand Dieu
perçoit la chose en tant seulement qu’il constitue cette partie, c’est-à-
dire en tant qu’il est fini, inadéquate dans une partie quand Dieu
ne perçoit la chose qu’en constituant l’infinité des parties (c’est-à-dire
toutes les Ames y compris la nôtre), donc en tant q u’il est infini.
Ainsi, l’opposition infini-fini est dans le prem ier cas opposition de la
substance attributive avec ses affections, dans le second cas, opposi­
tion de l’infinité des parties ou idées qui constituent l’entendement
divin avec l’une de ses parties.
Enfin, si, de cette dernière opposition, on s'élève au plan de la
causalité de Dieu, plan qui est celui de la Proposition 9 et de son
Corollaire, on voit, lorsqu’il s’agit de l’idée adéquate, s’investir entiè­
rement dans la partie cette causalité absolue, qui, dans la perspective
de la Proposition 9 et de son Corollaire, définit l’infinitude.

*
**

§ III. — Restent deux autres difficultés :


1. Une chose qui est pareillement dans la partie et dans le tout :
propriété commune, essence éternelle et infinie de Dieu, est pareille­
ment enveloppée dans toutes les parties, donc dans toute affection
du Corps, et la connaissance adéquate en est enveloppée dans l’idée
546 APPENDICE II

de cette affection. D ’autre part, la causalité absolue de Dieu s’investit


totalement dans la connaissance adéquate de cette chose, et cette
connaissance est donnée dans l'idée de l'affection du Corps. Mais
l’idée d’une telle affection est inadéquate ; donc cette causalité abso­
lue doit s’investir totalement dans cette idée inadéquate, ce qui paraît
contradictoire.
C'est là une pseudo-difficulté et il n’y a là nulle contradiction, car
l’idée de l’affection présente deux aspects différents : comme idée de
ce qu’il y a de singulier dans l’affection du Corps humain, la causa­
lité absolue de Dieu ne saurait s’y investir totalement, et elle est
inadéquate ; comme idée de ce qui dans l’affection du Corps humain
est pareillement dans la partie et dans le tout, cette causalité s’y
investit totalement, et l’idée de l'affection est, dans cette mesure,
adéquate : « L’idée de cette affection en tant qu’elle enveloppe la
propriété A [une propriété commune] sera adéquate en Dieu en
tant qu’il est affecté de l’idée du Corps humain ; c’est-à-dire en tant
qu'il constitue la nature de l’Ame humaine ; et ainsi cette idée est
aussi dans l’Ame adéquate > (Il, Prop. 39, dém., sub fin.).
2. D ’après le Corollaire de la Proposition 9, la connaissance de
tout ce qui arrive dans l’objet est donnée en Dieu en tant seulement
qu’il a l’idée de cet objet ; en conséquence, la connaissance des
affections du Corps est donnée en Dieu en tant seulement qu’il a l’idée
de ce Corps, c’est-à-dire en tant seulement qu'il constitue l’Ame ;
d ’où il résulte que l’Ame perçoit les affections de son Corps. —
D ’après la quatrième conséquence du Corollaire de la Proposition 11,
!’Ame perçoit adéquatement une chose lorsque la connaissance de
cette chose est donnée en Dieu en tant seulement qu’il constitue
l'Ame. En conclura-t-on que l’Ame perçoit adéquatement les affec­
tions de son Corps ? Evidemment non, car Dieu les perçoit, non
pas en tant seulement qu'il constitue l’Ame, mais en tant qu’il cons­
titue en outre une infinité d’autres idées. Le mot seulement a donc
ici et là une signification différente. Dans la formule du Corollaire
de la Proposition 9 et dans celle qui en découle : Dieu perçoit les
affections qui arrivent dans le Corps en tant seulement qu'il constitue
l’Ame, il est signifié par le m ot seulement qu’il est impossible que
D ieu perçoive ces affections sans constituer l’Ame ; d’où il résulte
que l’Ame elle-même les perçoit : c’est la prem ière conséquence du
Corollaire de la Proposition 11. Dans la formule par laquelle
s'énonce la quatrième conséquence du Corollaire de la Proposition 11,
il est signifié par le m ot seulement que Dieu perçoit la chose en
tant qu'il constitue l’Am e seulement et rien d’autre. Il en résulte que
l’Ame perçoit la chose tout entière en elle, c’est-à-dire adéquatement.
A P P E N D IC E N° 3

Les diverses d éfin itio n s spinozistes de l’essence de l ’A m e


et de l ’essence de l ’H o m m e
(C f. chap. V , §.§ X I X et X I X bis, pp. 1 3 3 sq q .)

§ I. — L e s c o n c e p t s d ’A m e e t d ’H o m m e s o n t d e s c o n c e p t s é t r o i ­
t e m e n t lié s , p u i s q u e l ’A m e e s t l 'i d é e d u C o r p s , i n s é p a r a b l e d e lu i,
t a n d i s q u e l 'H o m m e n ’e s t r i e n d ’a u t r e q u ’u n e A m e e t u n C o r p s
in d is s o lu b le m e n t u n is . T o u te fo is , l ’A m e peut ê tre c o n sid é ré e en
e lle -m ê m e , e n t a n t q u 'i d é e , a b s t r a c ti o n f a it e du C o rp s. M a is c e tte
c o n s id é ra tio n n e f a it p a s q u 'e ll e p u i s s e ê t r e c o n ç u e a u t r e m e n t q u e
c o m m e id é e d u C o rp s .
D e l 'e s s e n c e d e l ’A m e e t d e l ’H o m m e , o n d é c o u v r e c h e z S p i n o z a
u n l o t d e d é f i n i t i o n s v a r ié e s :
1. « L ’e s s e n c e d e l ’H o m m e e s t c o n s t i t u é e p a r c e r ta in e s m o d i f i c a ­
tio n s d e s a ttr ib u ts d e D ie u », Ethique, II, Coroll. d e la Prop. 10;
« l ’H o m m e c o n s i s t e e n u n e A m e e t e n u n C o r p s », ibid., Coroll, d e
la Prop. 13.
2. « C e q u i c o n s titu e e n p r e m i e r l ’e s s e n c e d e l ’A m e n ’e s t r i e n
d 'a u t r e q u e l ’i d é e d ’u n C o r p s e x i s t a n t e n a c t e », Ethique, I l l , Prop. 3,
d é m . ; « l 'e s s e n c e d e l ’A m e c o n s i s t e e n c e la s e u l (in hoc solo) q u ’e lle
e s t l ’i d é e d 'u n C o rp s e x is ta n t e n a c t e » , Lettre L X IV , à Schuller,
A p ., I I I , p . 326, G e b ., I V , p . 211, 1. 1 4 - 1 5 (c f. é g a l e m e n t , E th, I I ,
Prop. 11).
3. « L ’A m e e s t u n e p a r t i e de l 'e n t e n d e m e n t d iv in », Ethique,
II, Coroll. d e l a Prop. 11.
4 . « N o t r e A m e , e n t a n t q u ’e lle c o n n a î t , e s t u n m o d e é t e r n e l d u
p e n se r, q u i e st t e r m i n é par un a u tre m ode é te rn e l d u p e n s e r , ce
d e r n i e r à s o n t o u r p a r u n a u t r e m o d e e t a in s i à l 'i n f i n i , d e f a ç o n q u e
t o u t e s e n s e m b l e c o n s t i t u e n t l ’e n t e n d e m e n t é t e r n e l e t i n f i n i d e D i e u » ,
Ethique , V, Scolie d e la Prop. 40.
5. « [ L 'J i d é e qui e x p rim e l'e s s e n c e du C o rp s sous l 'a s p e c t de
l ’é t e r n i t é e s t u n c e r t a i n m o d e d u p e n s e r q u i a p p a r t i e n t à l ’e s s e n c e d e
l'A m e e t q u i e s t é t e r n e l », Ethique, V, Scolie d e la Prop. 23.
6. « L ’e s s e n c e d e ! ’A m e c o n s i s t e d a n s la c o n n a i s s a n c e s e u le d o n t
D i e u e s t le p r i n c i p e e t l e f o n d e m e n t », V , Scolie d e la Prop. 36 ;
548 APPENDICE III

« l'essence de l'Ame consiste dans une connaissance (Prop. 1 1 , p. Il)


qui enveloppe celle de Dieu (Prop. 47, p. Il) et ne peut sans elle
(Prop. 1 5 , p. l) ni être ni être conçue », Ethiqu e, IV, dém., de la
Prop. 37.
7. « L'essence de l'Ame est constituée par des idées adéquates et
des idées inadéquates », Ethiqu e, Ill, Prop. 9, dém., sub in it.
8. L'essence de l'Homme, c'est l ’A p p é tit : « L'Appétit n'est [... }
rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle
suit nécessairement ce qui sert à sa conservation », Eth iq u e, Ill,
Scol. de la P ro p . 9.
9. « Le D é s ir est l'essence même de l'homme en tant qu'elle est
conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection
(affectione) quelconque donnée en elle », E th iq u e , Ill, D é fin it io n
des A ffectio n s, I ; « le Désir [ou « appétit avec conscience de lui-
même », Scol. de la P ro p 9} est l'essence même de l'homme [...},
c'est-à-dire [...} l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer
dans son être », E th iq u e , IV, Prop. 18 , dém., sub in it. L'Appétit
étant l'effort rapporté à la fois à l'Ame et au Corps, l'effort rapporté à
l'Ame seule, c'est-à-dire la volonté, doit être à ce point de vue conçue
comme l'essence de l'Ame.
10. L'essence de l'Homme est la vertu ou puissance : « Par vertu
et puissance j'entends la même chose ; c'est-à-dire (Ill, Prop. 7) la
vertu, en tant qu'elle se rapporte à l'homme, est l'essence même ou la
nature de l'homme en tant qu'il a le pouvoir de faire certaines
choses se pouvant connaître par les seules lois de sa nature »,
Ethiq u e, IV, D é fin it io n 8.
La diversité de ces définitions pose la question de leur rapport
et de leur accord.
*
**

§ Il. — Tout d'abord, il importe de distinguer entre plusieurs


sens du mot essence. Ce mot peut désigner, tantôt, simplement, l'être
de la chose singulière existant en acte dans la durée (cf. II, Prop. 44,
Co roll. 2 , dém. sub fin . ) ; tantôt, la réalité ontologique éternelle d'une
chose singulière, par exemple l'essence de tel ou tel Corps humain,
qu'une idée [singulière} exprime en Dieu sous l'aspect de l'éternité
(cf. V, Prop. 2 2 ) : ici essence s'oppose à existence (cf. V, dém. de la
Prop. 2 9 et aussi II, Prop. 8), et elle est essence singulière. Tantôt,
il peut désigner la nature intrinsèque constitutive d'une chose quel­
conque, sans laquelle cette chose ne peut ni être, ni être conçue,
et qui, vice et versa, ne pout sans la chose, ni être, ni être conçue
(cf. Il, P é f . 2). Cette essence n'est pas une chose singulière, bien
qu'elle puisse constituer la nature spécifique d'une chose singulière.
Ainsi, l'essence de l'homme n'est pas une essence singulière, puisqu'elle
est l'essence de tout homme ; cependant, elle peut, en un sens, être
DÉFINITIONS DE L’ESSENCE DE L’ÂME ET DE L’HOMME 549

tenue pour l 'essence d'une chose sin g u liè re (non comme essence sin­
gu lière), par exemple, lorsqu’un homme singulier, sans être consi­
déré dans sa singularité, est considéré dans sa spécificité, c’est-à-dire
comme un homme, par opposition aux bêtes (b ruta) . Dans cette
acception, essence ne s’oppose en rien à existence. Elle peut signifier
aussi bien la nature intrinsèque d’une chose prise dans son existence,
que celle d’une chose prise dans son essence. Ainsi, quand l’essence
de l’Ame est définie comme idée d’un Corps existant en acte, l’essence
dont il est question est celle de l’Ame en tant qu'elle existe.
Ces deux derniers sens du mot essence apparaissent à plein dans
le Scolie de la Prop ositio n 3 6 du Livre V, où il est dit que l'Ame,
du fait que « son essence consiste dans la connaissance seule dont
Dieu est le principe et le fondement », perçoit directement « com­
ment et sous quelle condition elle suit de la nature divine quant à
l’essence et quant à l’existence ». Dans le premier membre de phrase,
le mot essence signifie nature de l’Ame ; dans le second, il signifie
la réalité ontologique, singulière, éternelle, d’une Ame.

*
**

§ III. — L a prem ière d éfin itio n , celle de l'essence de l’Homme,


prend le m ot essence dans le troisième sens. Elle est très générale en
ceci qu'elle vaut aussi bien pour l’homme existant dans la durée que
pour l'essence éternelle de l’homme.
L a d eu xièm e d éfin itio n , qui porte sur l’Ame, est moins générale,
puisqu'elle concerne seulement l'Ame en tant qu’elle existe dans la
durée, et l'on voit ici l'essence signifier la nature d’une chose en tant
qu’elle existe.
L'expression : « ce qui constitue en premier l'essence de l'Ame n’est
rien d’autre que l'idée d'un Corps existant en acte » implique que
cette essence doit comporter aussi, secondairement, d'autres modes que
l’idée. Dans la Lettre à S ch u ller, la définition semble plus catégorique,
puisqu’elle pose que l’essence de l’Ame consiste en cela seul qu'elle
est l’idée d’un corps existant en acte. Elle ne contredit pourtant pas
la précédente, car l’idée qui constitue l’essence de l’Ame enveloppe
nécessairement en elle seule tous les autres modes par quoi on
peut caractériser l’Ame (effort, désir, etc.). Le « cela seul » répond
là au « n ’est rie n d ’autre » de la définition de XEthique. Ces deux
expressions visent à exclure toutes les définitions de l’Ame comme
substance spirituelle (ou « esprit » ) indépendante du Corps.
L a troisièm e d é fin itio n découle de la seconde, car, toutes les idées
étant des parties de l’entendement de Dieu (cf. II, P rop. 3 ), l'Ame, qui
est une idée, est nécessairement une de ces parties.
La quatrièm e d éfin itio n , qui fait de l’Ame un mode éternel du
penser, constituant, avec l’ensemble des autres modes éternels du pon-
550 APPENDICE III

ser qui lim itent son être, l’entendement de Dieu, paraît s’identifier
avec la précédente. Elle en diffère cependant, sans lui contredire
néanmoins. En effet, l’Ame, en tant qu’idée d’un Corps existant en
acte dans la durée, étant périssable (V, Coroll. de la Prop. 40), n’est
pas une partie éternelle de l’entendement de Dieu, et n’en est qu’une
partie fugitive. Elle en est une partie éternelle par son entendement
qui est impérissable.
La cinquième définition atteste, en effet, que l’essence de l'Ame
n’est pas seulement idée d’un Corps existant en acte, mais qu’elle
est aussi idée éternelle de l’essence éternelle d’un Corps singulier (V,
Scol. de la Prop. 23). Comportant à ce titre une partie éternelle (V,
Prop. 23, 28, 39), l’Ame est partie éternelle de l’entendement de Dieu.
Comprenant deux parties, l’une périssable en tant qu’elle est l’idée
d’un Corps existant en acte dans la durée, l’autre éternelle en tant
qu’elle est l’idée de l’essence d’un Corps éternel, elle appartient de
deux façons à l’entendement de Dieu : comme partie périssable, elle
est une partie du mode médiat de l’attribut Pensée, comme partie
éternelle, elle est une partie de son mode immédiat. Enfin, à ces
deux parties correspondent les deux définitions de son essence, qui
se complètent pour définir son être total 1
La sixième définition, selon laquelle l’essence de l’Ame consiste
dans la connaissance seule dont Dieu est le principe et le fondement,
fait contraste avec la deuxième, puisqu’elle définit l’essence de l’Ame,
non en cela seulement qu’elle est l’idée d’un Corps existant en acte,
mais en cela seulement qu’elle est une connaissance qui enveloppe
Dieu et a son principe en Dieu seul. Cette connaissance, c’est évi­
demment, comme en témoignent tant la précision « dont Dieu est le
principe et le fondement » que la référence à la Proposition 44
du Livre II, la connaissance du troisième genre. Cette définition
s’accorde donc avec la cinquième, à savoir celle de l’Ame comme partie
éternelle de l'entendement de Dieu, l’Ame étant éternelle en tant
que connaissance du troisième genre (V, Prop. 31) et ayant cette
connaissance du fait qu’elle conçoit l’essence de son Corps sous
l’aspect de l’éternité (V, Prop. 29). Mais si, comme on l’a dit, l’Ame
est à la fois essence dans l’éternité et existence dans la durée, ll va
de soi que les définitions 2 et 6 sont requises pour définir son
essence totale.
La septième définition paraît contredire la sixième, car, si l’essence
de l’Ame est constituée par la connaissance du troisième genre, elle
ne peut être constituée par des idées adéquates et des idées inadé-

1. Se fondant sur la Proposition 13 du Livre Il, la Proposition 29 du


Livre V établit que l'essence de l'Ame ne coffi4>o rte rien d'autre que conci-
pere sxistentiam sui Corporis cum relatione ad tempus, et concipere Corporis
essentiam sub specie aetrntitatis : praeter haec duo nihil a d Mentis essentitlm
pertinet, Geb., Il, p. 298.
DÉFINITIONS DE L’ESSENCE DE L'ÂME ET DE L'HOMME 551

quates, mais seulement par des idées adéquates. Mais la septième


définition concerne l'Ame définie comme idée d'un Corps existant
en acte dans la durée, laquelle comporte, outre des idées rationnelles
et intuitives, des idées imaginatives, alors que la sixièm e concerne
seulement l’Ame comme idée éternelle de l’essence d'un Corps
éternel.
Les h uitièm e et neuvièm e d é fin itio n s sont légitimes en vertu de
l ’A x io m e 3 du Livre II, précisé par la démonstration de la P rop osi­
tio n 1 1 (Ap., p. 144, Geb., II, p. 94). Puisque l’idée constitue l’essence
de tous les m o d i cogitandi qui ne sont pas des idées, à savoir l’effort,
le vouloir, l’appétit, le désir, la joie, l’amour, etc. ; puisque, en consé­
quence, non seulement l’idée doit être donnée pour que ces modes
soient donnés, mais que ceux-ci sont aussi nécessairement donnés si
l’idée est donnée, il appartient à l’essence de l’Ame d’être effort, joie,
amour, tout autant que d’être idée, et l’on peut définir son essence
par eux aussi bien que par l’idée. Cependant, cette définition, quoique
vraie, ne peut être que subalterne, puisqu’elle se fait par la propriété
convertible, c’est-à-dire par ces m odi cogitandi qui ne sont pas, comme
l’idée, ce q u ’il y a de « premier » dans la chose. Ceux qui oublient
que l’essence de l’Ame se définit en p rem ier par la connaissance et
font du désir seul son essence prem ière renversent le spinozisme
comme ceux qui font de Dieu une puissance nue. Ils tendent à confon­
dre Spinoza et Schopenhauer.
Quant à la d ixièm e d é fin itio n , sa légitimité est évidente, car, si
l’Ame se définit par l’idée d’un Corps, si l’idée est affirmation d’elle-
même, si toute volonté, désir, etc., se réduit à la nécessité interne de
cette affirmation de l’idée, si, enfin, la puissance partout s’identifie
à l’essence, la vertu, en tant q u ’elle est identifiée à la puissance, peut
définir légitimement, de façon subalterne toutefois, la nature ou
l’essence de l’Homme.
Par rapport aux définitions sept, huit, neuf, dix, la d é fin itio n 2
est fondamentale, comme l’indique Spinoza en disant que « ce qui
constitue en p rem ier (p rim o) l’essence de l’Ame, c’est, etc. » Les autres
ne sont que dérivées et subalternes, et elles ne se contredisent pas,
pourvu que l’on considère comment ce à quoi chacune répond
dépend de la définition fondamentale.
A P P E N D IC E N° 4

Spinoza et les lo is cartésiennes du m ouvem ent


(C f. chap. V I, § V U , p. 15 4 )

Spinoza s’abstient dans l ’E th iq u e d’énoncer les lois du mouvement.


Sans doute le juge-t-il inutile pour l’exposé de physique succinct qui
doit servir seulement à introduire la théorie du Corps humain.
Vraisemblablement accepte-t-il encore, malgré les expériences et les
travaux de Huygens, dont il a connaissance, les R ègles du m ouvem ent
de Descartes (sauf la sixième) puisque, en 1676, lors de sa rencontre
avec Leibniz, il y croyait toujours. A propos de cette rencontre,
Leibniz déclare, en effet : « Spinoza ne voyait pas bien les défauts
des règles du mouvement de M. Descartes ; il fut surpris quand je
commençai à lui montrer qu’elles violaient l’égalité de la cause e t de
l’effet », cf. Foucher de Careil, R éfu tatio n de Spinoza, p. LXIV (sur
cette déclaration de Leibniz, cf. L. Stein, L e ib n iz u n d Spinoza, pp. 5 4
et 72. Sur le commentaire de Stein, cf. mes remarques dans mon
livre intitulé : D y n a m iq u e et M étaphysique leib niziennes, pp. 2 3 -2 4 ,
note de la p. 23 ).
Quoi qu’il en soit, d’après les déclarations expresses de sa cor­
respondance, Spinoza admet, en 16 6 5 , toutes les R ègles cartésiennes,
sauf la sixième, contrairement à Huygens pour qui « elles sont
presque toutes fausses » (Lettre X X X I I , de S p in o za à O ldenburg,
nov. 16 6 5 , Ap., III, p. 240 , Geb., IV, p. 1 7 5 , 1 1 2 sq.).
Déjà, dès les P rin c ip ia (P rin c. p h il. cart., 16 6 3 , Il, Prop. 3 0 ), il
n’énonçait pas la R èg le V I tout à fait comme Descartes. Selon celui-ci,
lorsqu’un corps C au repos est choqué par un corps B égal, et se mou­
vant, par exemple, avec quatre degrés de vitesse, B doit transférer à
C un de ses degrés de vitesse et rejalllir avec les trois degrés restant,
vers le côté d’où il est venu. Spinoza donne un énoncé plus vague, et,
sans se compromettre, affirme seulement qu’en ce cas le corps choqué
doit en partie être poussé par le corps choquant et en partie le
repousser du côté opposé. — Mais « le repousser » est encore de
trop. En effet, s’il s’agit de corps mous, le corps choquant doit céder
au corps choqué la moitié de sa vitesse, sans re ja illir ; s’il s’agit de
SPINOZA ET LES LOIS CARTÉSIENNES DU MOUVEMENT 553

corps parfaitement élastiques, les deux corps doivent échanger leur


vitesse. L’énoncé cartésien est donc faux dans les deux cas.
Outre le défaut de signe, ce qu’il y a d’inexact dans les sept Règles,
c’est, sous le terme de corps durs, la confusion des corps mous et des
corps élastiques. La prem ière R è g le est juste pour les corps élastiques,
la seconde et la troisième le sont pour les corps mous ; la quatrième
est fausse pour les corps élastiques ; la cinquième et la septième sont
justes pour les corps mous. — On comprend donc le jugement de
Huygens en 1665 : « Elles sont presque toutes fausses ». C'est
qu’alors, comme plus tard dans son D e M otu corporum et percussione,
il ne considérait que les corps élastiques.
Enfin, à l’actif de Spinoza, il faut citer la P ro p o sitio n 2 6 de la
2 e partie des P rin c ip ia , qui généralise correctement la première R è g le
de Descartes en l’appliquant aux corps élastiques d’égale quantité
de mouvement, lesquels rejaillissent tous deux avec leur propre
vitesse changée de signe.
Dans un brillant article sur la P h ysiq u e de S p in o za ( C h ro n ico n
Spinozanum , IV, pp. 24-57) 1, Albert Rivaud explique que le rejet
par Spinoza de la VI® règle vient de ce que, selon cette R ègle, les
deux corps qui se choquent, changeant tous les deux de vitesse, se
trouveraient par là « changer de nature et y perdre leurs essences »,
que « caractérise en chacune une vitesse définie et invariable », p. 31.
— Cette explication ne saurait valoir, puisque Spinoza accepte toutes
les autres R ègles et que, d’après elles (sauf dans la R ègle I I et dans un
des trois cas de la R èg le V I I ) , les deux corps changent de vitesse
après le choc. S’il refuse la sixième, c’est pour cette seule raison qu’il
la tient pour contraire à l’expérience correctement analysée (cf. la
Lettre à O ld enbu rg , citée plus haut). Mais, surtout, cette explication
suppose que les corps changent de nature dès q u ’ils changent de
vitesse, ce qui est exclu, non seulement pour les corps composés, mais
aussi pour les corps les plus simples (cf. supra , chap. VI, §§ IX , XVI
et X V II).
Au cours de cette m êm e Lettre X X X l l , Spinoza ajoute que, en ce
qui concerne la R ègle V I , Huygens a lui aussi commis une erreur,
et regrette que son correspondant ne lui ait pas communiqué, ainsi
qu’il l’en avait prié, l’expérience faite à la Société Royale à partir
de la formule de Huygens. Mais quelle est cette R èg le pour Spinoza ?
C’est ce que nous ignorons, faute de posséder sa réponse (si toutefois
il en a fait une) à la requête que lui adressait Oldenburg de « le
renseigner en quoi il juge que Descartes et Huygens se sont trompés
sur les Règles du mouvement » (Lettre X X X I I I , Ap., III, 243, Geb., IV,

1. Les études su r la physique de S pinoza so n t rares e t gén éralem en t de


faible in térêt. Signalons p o u r m ém o ire l'a rtic le de D u n in -B o rk o w sk i, D ie
Physik Spinozas, in Septimana Spinozana, M . N ijh o ff, H ag ae C om itis, 1933.
554 APPENDICE IV

p . 1 7 7 ) . A - t - i l a c c e p té j u s q u ’a u b o u t l e s R ègles d e D e s c a r t e s e t l e u r
p r i n c i p e ? I l le s a a c c e p té e s à p e u d e c h o s e p r è s , j u s q u ’e n 1 6 7 5 , m a i s
i l a d û s 'e n d é t a c h e r t r è s v r a i s e m b l a b l e m e n t e n 1 6 7 6 , s i l ’o n e n j u g e
d ’a p r è s l a L e t t r e à T s c h i r n h a u s d u 5 m a i 1 6 7 6 , e t p a r l 'i m p r e s s i o n
q u e l u i c a u s a , l a m ê m e a n n é e , s o n e n t r e t i e n a v e c L e ib n iz . D e p l u s , le
p r i n c i p e d e la c o n s e r v a t i o n d e la m ê m e p r o p o r t i o n d e m o u v e m e n t
e t d e r e p o s , é r ig é e n m a x i m e u n i v e r s e l l e d e la N a t u r e , e s t i n c o m p a t i b l e
a v e c le s R è g l e s c a r t é s ie n n e s d u m o u v e m e n t , a v e c l e p r i n c i p e d e
c o n s e r v a t i o n d e la m ê m e q u a n t i t é d e m o u v e m e n t s u r l e q u e l D e s c a r t e s
f o n d a i t s o n s y s tè m e t o u r b i l l o n n a i r e . M a i s il e s t p o s s ib l e q u e S p in o z a ,
p o u r q u i le s s p é c u la ti o n s d e la p h y s i q u e n 'é t a i e n t q u 'u n a c c e s s o ire , n e
l 'a i t p a s c l a i r e m e n t p e r ç u , c f. in fra, A p p e n d ice n ° 8.
APPENDICE N ° 5

D isq u e s tournants, pendules composés, corps composés,


corps vivants
(C f. chap. V I, .§ X V I , p. 1 7 2 )

Le disque tournant a été envisagé par Roberval, dans la Lettre de


R o b erval à C avendish pour D escartes, de mai 1646 (en son supplé­
ment intitulé : « L e centre de percussion d'une lig n e A B tournant
circulairem ent autour d ’un po in t fix e A , par M r de R o b erval en
16 4 6 », A. T., IV, pp. 427-428), à l'occasion du problème posé à Des­
cartes par Mersenne « touchant la grandeur que doit avoir chaque
corps, de quelque figure qu'il soit, étant suspendu en l’air par l'une
de ses extrémités pour y faire ses tours et retours égaux à ceux d’un
plomb pendu à un filet de longueur donnée » (Descartes à M ersenne,
2 mars 1646, A. T., IV, p. 364). Descartes avait répondu (ib id .) en
donnant cette règle générale que tous les corps dont le centre d'agita­
tion (selon Roberval, « centre de percussion », selon Huygens, « cen­
tre d'oscillation ») est également distant du point par lequel ils sont
suspendus effectuent leurs tours et leurs retours en des temps égaux —
abstraction faite de la résistance de l'air — (ibid. 1. 10-24). Discutant
Descartes, Roberval examine le cas du disque tournant et démontre,
entre autres, que les vitesses des différents points de ce disque sont
proportionnelles à leur distance du centre du disque (même si le corps
est liquide, remarque Huygens). D e ce fait, les vitesses de ces points
gardent entre elles un certain rapport. C'est là la « certa quadam
ratione » de la définition spinoziste de l’Individu (cf. E th., II,
A x io m e 2, après le Lem m e 3 , dans le S co lie de la Prop. 1 3 ) .
Le disque tournant constitue un cas particulier dans le problème
de l'oscillation, car, son centre étant à la fois centre de gravité et point
de suspension fixe, il est dans un état d'équilibre indifférent, c'est-à-
dire que toutes ses positions sont des positions d'équilibre. D e ce fait,
on ne peut le ramener co^tue le pendule à une position d'équilibre
privilégiée, et il ne peut osciller : si on lui imprime un mouvement
de rotation autour de son centre, il continue indéfiniment à tourner
(en vertu de l’inertie, et abstraction faite du frottement).
L'étude des disques tournants rentre donc dans l'étude plus géné-
556 APPENDICE V

rale des pendules. Ainsi, dans ses démonstrations relatives à la


théorie du centre d'oscillation (4e partie de Y H o ro lo g iu m O scillato-
rium , sive de m otu pendulorum ad horologia aptato demonstrationes
geometricae, Paris, 1673), Chr. Huygens considère tout corps tour­
nant autour d'un point fixe comme composé de pendules simples.
De grande importance ont été, très vraisemblablement, pour
Spinoza, la distinction établie par Chr. Huygens entre pendule
simple et pendule composé et le procédé que celui-ci imagine, pour
son calcul du « centre d’oscillation », de rompre les liaisons qui
forment le pendule composé pour examiner le mouvement des points
devenus libres ainsi que leur nouveau centre de gravité. C’est de
là que Spinoza pourrait être parti pour fonder la distinction des
corps les plus simples seulement par rapport à leur vitesse et à leur
lenteur, c’est-à-dire sur l’isochronie, propre à chacun, de leurs mou­
vements, qu’ils soient rapides ou lents, — tout de même que chaque
pendule simple se distingue d’un autre par l’isochronie qui lui est
propre, — et pour fonder aussi la distinction des corps composés
sur la proportion constante de mouvement et de repos qu’observent
entre elles leurs parties composantes, en vertu des contraintes
imposées à celles-ci par les pressions extérieures — tout de même
que les pendules composés imposent aux pendules simples qui les
constituent l’accord de leurs mouvements selon une proportion
constante de leur vitesse, les y contraignant du dehors par la tige
qui les attache les uns aux autres. D ’où cette conclusion que, lorsque,
pour une cause quelconque, est rompue la liaison qui impose à un
ensemble de parties de conserver entre elles une certaine proportion
constante de mouvement et de repos, le corps composé périt ; et cette
conclusion, étant générale, vaut pour les corps dits « vivants » aussi
bien que pour les autres : « La m ort du Corps, telle que je l’entends,
écrit Spinoza, se produit quand ses parties sont disposées de telle
sorte qu’une autre proportion de mouvements et de repos s’établisse
entre elles », — ce changement, d ’ailleurs, n’amenant pas unique­
ment la transformation du Corps en cadavre, mais sa transformation
en un corps de nature toute différente (cf. Eth., IV, Scol. de la
Prop. 39, Ap., pp. 501-502).
L’influence probable sur Spinoza de la théorie des disques tour­
nants et des pendules se confirme si l’on considère la façon dont,
dans sa Lettre à O ldenburg, du 20 novembre 1665 (Lettre X X X I I ) ,
il illustre la D é fin it io n de l'In d iv id u , énoncée dans le S co lie de la
Prop. 13 du Livre II de YEth iq ue, par l’exemple du sang, qu’il étend
ensuite à l’univers. On le voit affirmer qu’un ensemble de corps
s’accordant entre eux; mais soustraits à toute action ou réaction
extérieures, restera dans le même état mécaniquement : « Ses parti­
cules ne subiront point de variations autres que celles qui se peuvent
concevoir par la seule nature du sang, c’est-à-dire par un certain
DISQUES TOURNANTS, PENDULES COMPOSÉS ETC... 557

rapport que soutiennent les mouvements de la lymphe, du chyle,


etc. > (Ap., III, p. 239). Cette conclusion résulterait bien du « prin­
cipe de la conservation du mouvement du centre de gravité > :
si un système n’est soumis à aucune force extérieure, le mouvement
du centre de gravité est rectiligne et uniforme ; si la valeur initiale
est nulle, il reste forcément en repos.
Le fait que les animaux à sang chaud ont une température cons­
tante dont les variations accidentelles peuvent compromettre la vie
(fièvre, froid cadavérique) et que ce qu’ils doivent conserver sous le
nom de santé consiste vraisemblablement en ce degré constant de
chaleur, a pu contribuer à faire naître chez Spinoza l’idée de généra­
liser la théorie des corps tournants et des pendules pour l’appliquer
à tous les corps composés sans exception, y compris aux individus des
espèces inférieures et aux hommes. Au X V IIe siècle, en effet, la cha­
leur était considérée par beaucoup comme justiciable du mouvement.
On sait l’importance, pour Descartes, de la circulation du sang dans
la question de la température. Bacon, dans le Novum Organum
(Livre II, § X X ), estime que le mouvement engendre la chaleur, que
celle-ci est à lui comme l’espèce au genre, car elle le limite par quatre
différences, étant : 1° mouvement expansif (dilatation), 2° circulaire,
3° « non pas expansif uniformément et selon le tout, mais expansif
seulement dans les petites parties du corps qui se dilate, et en même
temps réprimé, repoussé, et répercuté, en sorte qu'il en résulte un
mouvement alternatif » ; étant « enfin un peu rapide », et devant
« résider dans des particules très petites sans pourtant être d’une
extrême ténuité » (Nov. Org., Paris, 1843, éd. Charpentier, Il,
pp. 119-123).
Il est de fait que la température du corps correspond à une vitesse
quadratique moyenne, c’est-à-dire à une certaine proportion des
vitesses que les échanges avec le monde extérieur conservent au corps
vivant. Ce qui est dans la ligne du développement de l’énergétique
dont les travaux de Chr. Huygens représentent la plus lointaine
origine.
*
**

On doit préciser que si l’hypothèse d'une influence de la théorie


pendulaire de Huygens sur la théorie spinoziste des corps n ’est
pas historiquement prouvée par des d o c ^ e n ts , des allusions précises
ou des textes formels, mais ne s’impose que de par leur convergence
indéniable, en revanche, les circonstances historiques, à tout le moins,
l’autorisent. L’Ethique, en effet, paraît en 1674, et 1’Horologium oscil-
latorium, couronnement des travaux de Huygens sur les pendules,
paraît en 1673, ces travaux ayant commencé dès 1646, et la solution
du problème du centre d’oscillation étant survenue entre 1659 et
558 APPENDICE V

1664 1 D'autre part, Huygens et Spinoza sont liés et s’admirent réci­


proquement ’• De 1663 à 1665, Spinoza vient s'installer à Voorburg,
où réside Huygens, à une époque où celui-ci avait déjà depuis long­
temps travaillé sur ce problème. Il s'entretient fréquemment avec
lui des questions scientifiques à l’ordre du jour. C'est par lui qu'il
est tenu au courant des plus récents travaux de Boyle 3 D'autre
part, il entretient une correspondance assidue avec Oldenburg, qui,
secrétaire de la Royal Society, suit de près les recherches poursuivies
par l'illustre physicien hollandais *. On doit donc raisonnablement
admettre que, depuis longtemps, Spinoza était substantiellement
informé de sa théorie 5,

1. P o u r s’en te n ir a u x p rin c ip a le s étapes, reten o n s : la Lettre de Mersenne


à Constantin Hwygens, le p è re de C h ristia n , d e sep tem b re 1 6 4 6 , dans laq u elle
o n lit : « A u p re m ie r voyage, si votre fils le désire, je lu i envoyerai le m o y en
d e tro u v er le cen tre de v e rtu o u de percu ssio n de to utes sortes d 'ép ées e t
a u tres a rm e s » (H u y g en s, Œuvres, 1, p p . 19-21) ; la lettre du même au même,
d u 12 oct. 1 6 4 6 : « E t e n atte n d an t, je v eu x vous envoyer la règ le g én érale
p o u r tro u v er le cen tre de percu ssio n d e tous les systèm es, etc. > (ibid.,
p p . 2 2 -2 3 ) ; la Lettre de Christ. Huygens à Mersenne : « J'a tte n d s avec g ra n d
d é sir q u elq u es p a rticu la rité s des centres d e percussion >, 28 oct. 1 6 4 6 (ibid.,
p p . 2 4 -2 8 ), etc. L e p re m ie r trav a il de C h r. H u y g e n s su r le cen tre d ’oscilla­
tio n e st d a té d u 15 n o v e m b re a u 15 d écem b re 1 6 5 9 (Œuvres, X V I, p . 3 8 5 ) ;
v ien t ensuite la p ièce IV (Œuvres, t. X V I, p p . 4 1 5 -4 3 3 ) : le D e centro oscilla-
tionis (1 8 a o û t e t o cto b re 1661) ; p lu s développé e t p lu s ex p licite, il c o n tie n t
la fo rm u le g é n éra le d em a n d ée p a r M ersen n e ; m ais p o u r u n p e n d u le lin é a ire
seu lem en t. L 'exposé c o m p le t d e la so lu tio n d u p ro b lè m e n e p a ra ît q u 'e n 1 6 7 3 ,
d a n s l'Horologium oscillatorium, IV " p a rtie . A u d é b u t de cette IV " p a rtie , o n
l it : c L e très sa v a n t M e rse n n e m 'a jadis p ro p o sé , c o m m e à beau co u p d 'a u tre s,
lorsque j'étais encore p re sq u e e n fan t [il a v a it 17 ans 1 / 2 } , la recherche des
centres d 'o scillatio n o u d ’a g ita tio n ». D an s u n e n o te (cf. Œuvres, 1, p p . 4 5 -4 7 ),
H u y g e n s d éclare a v o ir réso lu l e p ro b lè m e e n 1664.
2. C f. Lettre L X X , de Schuller à Spinoza, A p ., III, p p . 3 4 4 -3 4 5 , G eb ., IV ,
p p . 3 0 1 -3 0 3 .
3. Lettre X X V I , à Oldenburg (1 6 6 5 ), A p ., I I I , p . 2 2 7 , G e b ., IV ,
p p . 1 59 sqq.
4 . C 'e st ain si q u e, e n 1 6 6 5 , O ld e n b u rg in fo rm e S pinoza (Lettre X ^ X I I I ,
L o n d res, déc. 1 6 6 5 , A p. III, p. 2 4 3 , G eb., IV , p . 177) d e la réussite, à
L on d res, des expériences d e H u y g e n s relatives a u x p en dules ; il lu i p ro m e t de
to u t lu i ex p o ser p lu s tard , ^ p l e m e n t e t e n détail. Inversem ent, c'est à S pinoza
q u e O ld e n b u rg s'adresse (Lettre X ^ X I ) p o u r a p p re n d re « q u e lq u e chose de
n o u v e au su r les trav au x e t les recherches d e H u ygens, d e m êm e q u e su r son
é tab lissem en t e n F ran ce » (A p., III, p . 2 3 6 , G eb., IV , p p . 1 6 7 -1 6 9 ), e t
S p in o za le ren seig n e d a n s sa rép o n se d u 2 0 n o v e m b re 1665 (Lettre X X X I I ,
A p ., ib id , p p . 2 4 0 -2 4 1 , G eb., IV , p p . 1 7 0 -1 7 3 ).
5. Cf. supra, ch ap . V I, § XVI, p . 172, la fin d e l a n o te 83 relativ e a u p r o ­
fesseur S am uel G a g n eb in .
APPENDICE N ° 6

L ’A m e du Cadavre
(C f . chap. V I , § X V I I , p. 1 7 6 )

L a d o c trin e s p i n o z i s t e d e l 'u n i o n d e l 'A m e e t d u C o r p s s e m b le


d e v o ir t o m b e r s o u s l 'o b j e c t i o n s u i v a n te : l 'A m e e t le C o r p s é t a n t
u n e s e u l e e t m ê m e c h o s e s o u s d e u x a t t r i b u t s d i f f é r e n ts , l 'A m e e x is te
e n a c te d a n s la d u r é e t a n t q u e s o n C o r p s l u i- m ê m e e x is te e t d u r e ;
o r , l o r s q u e l ’h o m m e m e u r t , s o n C o r p s c o n t i n u e , d u m o i n s p o u r u n
te m p s , à e x is te r d a n s la d u ré e ; d o n c , a u m o in s p o u r u n te m p s ,
s o n A m e d o it, e lle a u ssi, c o n t i n u e r à e x i s t e r e t à ê t r e u n i e à lu i. M a is
u n C o r p s m o r t , o u u n c a d a v r e , e s t d i t t e l p a r c e q u 'i l e s t s a n s â m e e t
s a n s v i e ; d o n c s 'il a u n e â m e , il n 'e s t p a s u n c a d a v r e e t n 'e s t p a s
m o r t ; ce q u i est a b su rd e.
C e t t e o b j e c t i o n a sa s o u r c e d a n s la c o n c e p t i o n e r r o n é e d u C o r p s
c o m m e m o r c e a u d ’é t e n d u e i n e r t e e t d a n s la c o n f u s i o n e n t r e l 'a g r é g a t
e t l ’i n d i v i d u . L e c o r p s d 'u n i n d i v i d u n ’e s t p a s s i m p l e m e n t u n a g r é g a t
d e p a rtie s p r é s e n ta n t e x té rie u re m e n t u n e c e rta in e f i g u r e ; c 'e s t u n
s y s tè m e i n t é r i e u r e m e n t c o o r d o n n é p a r u n e l o i q u i m a i n t i e n t e n t r e
le s p a r t i e s une p ro p o rtio n c o n s ta n te de m ouvem ent et de rep o s.
L o r s q u e d e s c a u s e s e x t é r i e u r e s p e r t u r b e n t le s y s tè m e à u n p o i n t t e l
q u e c e t t e p r o p o r t i o n e s t d é t r u i t e , l e l i e n d e s p a r t i e s e s t r o m p u , l a lo i
q u i d é f i n i t la n a t u r e d e l ’i n d i v i d u s 'é v a n o u i t , l ’i n d i v i d u m e u rt, e t
l 'A m e q u i lu i c o r r e s p o n d c e s s e a lo r s , e lle a u s s i, d 'e x is te r . S a n s d o u t e ,
a u s s i t ô t a p r è s c e t t e r u p t u r e e t p e n d a n t u n c e r t a i n t e m p s , le s p a r t i e s
de l 'i n d i v i d u p e u v e n t-e lle s , p ro v is o ire m e n t, re s te r e n c o n ta c t e t le
C o r p s p a r a î t r e e x t é r i e u r e m e n t i n t a c t ; m a is, d è s l e p r e m i e r i n s t a n t ,
d e f a ç o n p l u s o u m o in s p e r c e p t i b l e , la d é s i n t é g r a t i o n e s t c o m m e n c é e ,
e t, la l o i i n t r a - o r g a n i q u e d e c o o r d i n a t i o n é t a n t a n é a n ti e , l e C o r p s ,
m a l g r é l e s a p p a r e n c e s , n 'e x i s t e p lu s . Q u a n t a u x c o r p s c o n s t i t u a n t s
q u e l a d i s p a r i t i o n d e c e t t e l o i a p u l i b é r e r d u s y s tè m e q u i les d o m i ­
n a it , ils o n t , t a n t q u 'i l s e x is te n t , c h a c u n u n e â m e , p u i s q u e om nia
d iversis gradibus anim ata sunt, m a i s c e s â m e s n 'o n t r i e n à v o i r a v e c
c e l l e d u s y s tè m e d is p a r u .
D 'a u t r e p a rt, c e tte p r o p o r tio n d e m o u v e m e n t e t d e re p o s e n tre
560 APPENDICE VI

les parties, qui caractérise un corps, peut se modifier progressivement


de telle façon que ce corps devienne, « autant que sa nature le souf­
fre » (c’est-à-dire dans la mesure où ce changement ne détruit pas
radicalement la proportion du mouvement et du repos entre ses
parties), un autre corps, sans qu’il y ait solution de continuité entre
ce qu’il était et ce qu’il est devenu. On peut dire alors du premier
corps qu’il meurt sans pour cela devenir cadavre (Eth., IV, Scol. de
la Prop. 39, Ap., pp. 501-502, Geb., II, p. 240). Corrélativement, l’âme
du premier corps paraît différente de l’âme du second, tout en
restant la même âme, c’est-à-dire l’idée du même Individu corporel,
le changement de cette âme s’effecmant progressivement lui aussi à
l’intérieur de certaines limites. C’est ce qui se produit lorsque l’enfant
devient un adulte. « Que dire des enfants ? Un homme d’âge plus
avancé croit leur nature si différente de la sienne qu’il ne pourrait
se persuader qu’il a jamais été enfant, s’il ne faisait, d’après les
autres, une conjecture sur lui-même » (Eth., ibid.).
D’après le Court Traité (II, Préface, Addition, Ap., I, p. 98, Geb.,
I, pp. 51-52), notre Corps n’a une autre proportion de mouvement et
de repos que lorsqu’il était un enfant non encore né et après notre
mort, et, dans les deux cas, il y a de lui dans la chose pensante une
idée correspondante, qui n’est pas du tout la même que celle de ce
qu’il est après la naissance et avant la mort. Bref, pendant toute
sa durée, le Corps, en tant que subsiste en lui la même proportion de
mouvement et de repos, varie seulement dans d’étroites limites,et
l’Ame, qui en est l’idée, reste fondamentalement la même, tout en
variant de façon corrélative. Cette Ame disparaît pour faire place à
une autre — ou à plusieurs autres — lorsque la variation excède les
limites à partir desquelles la proportion est rompue.
UEthique n’a pas approfondi cette théorie, mais rien ne permet
de dire qu’elle l’ait abandonnée. Cf. Appendice suivant.
APPENDICE N ° 7

La théorie physique des corps dans le Court Traité


(Cf. chap. VI, § X V II, p. 176)

Les parties les plus récentes du Court Traité, à savoir les Additions
et ^Appendice, exposent une théorie physique des corps qui prélude
à celle de YEthique.
Spinoza commence par poser qu'il n'y a pas d’autres modifications
de l'étendue que le mouvement et le repos et que « chaque chose
corporelle n'est rien d'autre qu'une proportion déterminée de mou­
vement et de repos, de sorte que, s'il n'y avait dans l'étendue que du
mouvement, ou que du repos, pas une seule chose particulière ne
pourrait se montrer ou exister : ainsi le corps humain n'est rien
d'autre qu'une certaine proportion de mouvement et de repos » \
Il précise dans les Additions 21 (Addition 1, n° 8) que la distinction
des corps « résulte seulement de telle ou telle autre proportion de
mouvement et de repos par laquelle celui-ci est ainsi et non autre­
ment, ceci est ceci et non cela ; que n° 9) « de cette proportion de
mouvement et de repos provient aussi l'existence de ce corps qui est
le nôtre » ... « Cependant [n° 10}, ce corps qui est le nôtre était dans
une autre proportion de mouvement et de repos quand il était un
enfant non encore né, et, par la suite, après notre mort, il sera dans
une autre encore » ... « Si donc [n° 12} un tel corps a et conserve
cette proportion qui lui est propre, par exemple 1 à 3, ce corps
[ ... sera} comme il est actuellement ; soumis à la vérité, à un change­
ment constant, mais non à un si grand qu'il dépasse la limite de
l à 3 ». — « Mais [n° 14}, si d'autres corps agissent sur le nôtre si
puissamment que la proportion l à 3 de son mouvement ne puisse
pas subsister, alors c’est la m ort ». Quant à l'âme, elle suit en l’espèce
toutes les vicissitudes du corps.
D'où une théorie des sensations et des sentiments élémentaires : si

1. Court Traité, A p p en d ice, II, § XIV, A p., I, p. 2 0 5 , G eb., I, p. 120,


1. 13-21.
2. Court Traité, Il, Préface, addition 1, A p ., I, p p . 9 7 -9 8 , G eb ., I, p . 52.
562 APPENDICE VII

le repos s’accroît et que le mouvement diminue, il en résulte le senti­


ment de froid ; si le mouvement s'accroît, il en résulte le sentiment
de chaleur ; « quand les degrés de mouvement et de repos ne sont
pas les mêmes dans toutes les parties du corps, mais que quelques-
unes ont plus de mouvement ou de repos que d'autres, il naît des
sentiments divers, par exemple, quand la même cause extérieure agit
sur des parties différentes, ou lorsque des causes différentes ayant
des effets différents agissent sur la même partie. D'autre part, si
une partie, après avoir perdu sa proportion primitive de mouvement
et de repos, la retrouve, il en résulte de la joie (sentiment de repos,
d’exercice agréable, de gaieté) » “.
Ces thèses annoncent celles du Scolie de la Proposition 13 de la
Partie Il de l'Ethique et le Scolie de la Proposition 39 de la Partie IV.
Elles sont cependant différentes, car la théorie des sensations élé­
mentaires (froid, chaud, etc.) ne se retrouve pas dans l’Ethique, et
aucune distinction n'est faite dans le Court Traité entre les corpora
simplicissima et les corpora composita ou Individus. LE thique pose
que la distinction de tous les corps rélève du mouvement et du repos,
mais spécifie que c'est de façon différente : les corpora simplicissima
se distinguant entre eux seulement par le mouvement et le repos,
et les corpora composita se distinguant aussi par leur forme, qui con­
siste en ce que, pour chacun, les parties se communiquent leur mou­
vement les uns aux autres selon un certain rapport.
L'omission de cette distinction dans le Court Traité provient sans
doute de ce que l'analyse n'y est pas aussi poussée que dans
XEthique ; mais elle témoigne indirectement aussi que, en dehors
des corps composés, c'est-à-dire des Individus, il n'y a pas de
corps réels dans la Nature. Les corpora simplicissima auxquels
remonte l'Ethique ne sont que leurs éléments, et, n'ayant jamais une
existence indépendante, n’existent toujours q u ’à titre de composants.
C’est seulement l’analyse, qui, par abstraction, les conçoit séparément.
On comprend ainsi pourquoi le Court Traité peut poser en principe
que chaque chose corporelle n'est rien d'autre qu'une proportion
déterminée de mouvement et de repos, de sorte que, s'il n'y avait
dans l'Etendue que du mouvement ou que du repos, pas une seule
chose particulière ne pourrait s'y m ontrer ou exister. Bref, le Court
Traité s’en tient à ce qui existe vraim ent dans la N ature, et il n’y a
pas alors pour lui d'autre définition possible de toute chose corpo­
relle que celle du corps composé, puisque, dans la Nature, il n’existe,
en fait, rien d'autre que de tels corps.

3. Court Traité, A p p en d ice II, Ap., I, p p . 2 0 5 -2 0 6 , G eb ., I, p p . 120-121.


A P P E N D IC E N° 8

Conservation de la m êm e prop ortion de m ouvem ent et de repos


et conservation de la m êm e quantité de m ouvem ent
( C f . chap. V I , § X X , p. 1 8 1 )

1° Ces deux principes sont étrangers l'un à l’autre, et le premier


ne peut se déduire du second. Aussi la mécanique cartésienne est­
elle incompatible avec une mécanique fondée sur la conservation uni­
verselle du rapport des quantités de mouvement, laquelle, introduite
par Spinoza pour définir l’Individu, s’applique à un corps solide
tournant autour d’un point.

A) Le principe de la conservation de la même proportion de mouve­


ment et de repos entre tous les corps de l’univers est démenti par
les lois du choc des corps, lesquelles se fondent sur la conservation
de la même quantité de mouvement.
En effet, le rapport des quantités de mouvement ne se conserve
généralement pas dans le choc direct de deux corps, alors que se
conserve la somme de ces quantités. C’est ce qui se vérifie tant pour
les corps parfaitement mous que pour les corps parfaitement élas­
tiques.
1. C a s général. — Soient A et B deux corps de masses respectivement
égales à m et à m'. Les vitesses de A, en grandeur et en signe, seront
notées par v avant le choc, par V après le choc ; celles de B par
v ' et V'. On suppose ces deux corps soustraits à toute force extérieure
au système physique qu'ils forment. Alors, le centre de gravité du
système conserve la même vitesse, que nous représentons par u, avant
et après le choc. Dans ces conditions, on peut écrire l’équation,
valable pour les corps mous comme pour les corps élastiques :
(m + m ')u = m v + m 'v ' = mV + m 'V '
Ainsi, dans le choc direct de deux corps, la somme des quantités de
mouvement se conserve.
2. C o rp s parfaitem ent mous. — Au moment du choc, les deux corps
subissent une déformation permanente et il y a perte d’énergie ciné-
564 APPENDICE VIII

tique. Après le choc, les deux corps ne se séparent pas, üs ont donc
même vitesse, égale à celle du centre de gravité du système des deux
corps :
V = V' = u
Après le choc, le rapport des quantités de mouvement sera :
m 'V ' m 'u __ m '
mV mu m
Ce rapport ne peut être égal au rapport des quantités de mouvement
avant le choc, à savoir :
m 'v'
mv
Car il faudrait que v = v' ; or, v — v' = o signifie que la vitesse
relative des deux corps, avant le choc, est nulle, c’est-à-dire que les
deux corps ne peuvent se rencontrer s'ils sont séparés au départ, ce
que l'on suppose évidemment.
En conclusion, si les deux corps sont parfaitement mous, le rap­
port des quantités de mouvement ne se conserve pas dans le choc, alors
que leur somme se conserve.
3. Corps parfaitement élastiques. — On dit qu'un corps subit une
déformation élastique quand, de lui-même, il revient subitement à
sa forme primitive ; ainsi, l’énergie est d'abord absorbée, comme dans
les corps mous, puis restituée. Dans le choc de deux corps élastiques,
il n’y a donc pas de perte d’énergie. D 'où :
(m + m ')u2 = mv2 + m'v12 = m\72 + m 'V "
équation qu'il faut joindre à celle déjà écrite:
m + m 'u = mv + m ’v’ = mV + m 'V '
On en tire successivement :
v + V = v' + V'
et
m — m'
V = v' + (v — v')
m + m'
m — m'
V' = v + (v — v')
m + m'
En désignant par K la partie commune aux deuxièmes membres
de ces dernières équations, on formera le rapport des quantités de
mouvement après le choc :
m 'V ' m 'v + m 'K
mV m v' + mK
MÊME PROPORTION DE MOUVEMENT ET DE REPOS 565

Si l'on veut égaler ce rapport à celui des quantités de mouvement


avant le choc, il faut que :
m 'v + m 'K m 'v'
mv' + mmK mv

Ce qui peut s'écrire en divisant les deux membres par ^ m ' :


v* + Kv = v12 = K v '
d'où
v* — v12 = — K (v -
ou
v + v = — K
c'est-à-dire :
, m — m'
v + v' = ( -
7 (v v')
m + m
soit :
mv + m 'v ' = — mv ■
ou :
mv + m 'v ' = — (mv + m 'v')
Or, cela n'est possible que si
mv + m 'v ' = 0

Bref, si les deux corps sont parfaitement élastiques, pour que le


rapport des quantités de mouvement se conserve au cours du choc
direct des deux corps, il faut que ces quantités de mouvement soient
égales et opposées, c'est-à-dire que leur rapport soit égal à — 1,
bref qu'elles soient l'inverse l'une de l'autre, changées de signe.
C'est précisément le cas signalé plus haut, dans l'Appendice n° 4,
touchant la Proposition 26 de la 2e Partie des Principes, où V = — v
et V ' = — v'. Les deux corps rejaillissent avec la même vitesse que
celle qu'ils avaient avant le choc.
La conservation de la même proportion de mouvement et de repos
est donc exceptionnelle.
D 'où l'on doit conclure que, dans le choc, d’une façon générale, la
somme des quantités de mouvement se conserve, mais non le rap­
port de ces quantités.

B) Le principe de la conservation universelle de la même proportion


de mouvement et de repos est-il compatible avec le système tourbil­
lonnaire fondé sur le principe de la conservation de la même quantité
de mouvement ? Il ne l’est qu'exceptionnellement, à savoir lorsque la
quantité de matière n'est pas mesurée par la quantité de volume ;
et d'une façon générale, il ne l’est que dans des conditions très parti­
culières (approximativement vérifiées dans des cas pratiques) :
566 APPENDICE VIH

incompressibÜité, absence de viscosité, énergie potentielle nulle ou


constante, pression statique suffisante.
Or, pour Descartes, la quantité de matière est mesurée par la
quantité de volume. En posant l'étendue comme une substance, il
avait été amené, en effet, à confondre volume et quantité de
matière \
Soit l’article 33 de la IIe Partie des Principes ; si l’on désigne par
Q et q respectivement les quantités de matière qui, dans une unité
de temps, s’écoulent en G et en E (cf. fig. 1), on admettra que :
Q v
— = — , où V est la vitesse en E et v la vitesse en G ; alors
q V
Qv = qV. Par là est assuré, non seulement la conservation des quan-

tites de mouvement, mai s 1e rapport de ces quantite s, soit ------ = 1.


qV
Qu’on introduise maintenant les sections S et s en G et E et les
densités en ces mêmes endroits : d et d ' ; dans l’unité de temps,
on aura : Q = Svd et q = sVd. Descartes excluant une condensation,
Q Sv V
on aura : d = d ' et — = ------ = — , ou S1' =sV2.
q SV v

Mais, s’il s’agit d’un liquide homogène incompressible, qui doit


rentrer dans le cas général, c’est le volume qui se conserve, car le
canal EH G a des dimensions définies et ce qui y entre doit en

1. O n d o it se ra p p e le r q u e S pinoza v o it dans les corps, n o n des subs­


tances, ^ i s des m o d es de la substance éten d u e ; q u ’il conçoit cette substance
a u tre m e n t q u e D escartes e t q u ’il c juge m auvaise la défin itio n d e la m a tiè re
q u e [D escartes} ram èn e à l'é te n d u e >, cf. Lettre L ^ X X I I I , à Tschirnhaus,
A p., III, p . 34, G eb ., IV , p. 3 3 4 , e t la Lettre X II, sur l'infini, A p., III,
p p . 1 50 sqq., G eb ., IV , p p . 52 sqq.
MÊME PROPORTION DE MOUVEMENT ET DE REPOS 567

sortir, alors Sv = sV. Les deux équations concernées * sont incompa­


tibles si, comme il est supposé, v diffère de V.
Enfin, si c’est la conservation des quantités de mouvement qui sert
de base à la théorie des tourbülons, le rapport des quantités de mou­
vement est conservé. Mais si la quantité de matière est mesurée par
le volume (d = d'), et que ce soit elle qui se conserve, ni les
quantités de mouvement, ni le rapport de ces quantités ne restent
constants.
O n conclura donc que la conservation de la même proportion de
mouvement et de repos, principe général de la mécanique spinoziste,
n'est que très exceptionnellement compatible avec la mécanique
cartésienne, fondée sur le seul principe de la conservation de la même
quantité de mouvement. Les deux mécaniques sont en général
incompatibles.
*
*

2° Qu’en est-il maintenant, historiquement ?


La conception de la conservation de la proportion du mouvement
et du repos comme fondement de l’individualité des corps est
chez Spinoza très ancienne. Elle est déjà énoncée dans le Court
Traité, plus précisément dans des notes marginales de la préface de
la Deuxième Partie, et dans le § 14 de l'Appendice 3, On la retrouve
dans la Lettre XXXI I , à Oldenburg (1665), où elle est étendue à tous
les corps de la nature, et finalement conçue comme loi suprême
de l’univers entier. Enfin, dans ÏEthique, II, Scot. de la Prop. 13, elle
est contenue dans la Définition de l'Individu, dans l’Axiom e et les
Lemmes 4 à 7 (et son Scolie), où elle est appliquée à l’univers entier
en tant que celui-ci est conçu comme constituant un Individu ; elle
réapparaît dans la Proposition 39 de la IVe partie.
C’est donc là une doctrine constante.
D ’autre part, depuis 1663 (date des Principia), Spinoza admet le
principe de la conservation de la même quantité de mouvement, les
lois cartésiennes (sauf la sixième), le système des tourbillons, confirmé
la même année dans la Lettre à Louis M eyer sur l’Infini, où l’exemple
géométrique s’inspire de l’anneau tourbillaire pour lui être ensuite
expressément appliqué. Rien dans la correspondance de Spinoza
(marquée, il est vrai, par une regrettable interruption de dix ans,
du 5 décembre 1665 à juin 1675, avec Oldenburg) n’indique qu’il
ait évolué sur ce point. N ous n'avons nul écho de ses impressions
sur l Hypothesis physica nova que Leibniz a dû lui communiquer en
1671 * ; enfin, les déclarations du-m êm e Leibniz, après son entrevue
2 . A sa v o ir : S'Ii = sV2 e t S v = sV .
3 . CoM t Traité, II, Préface, A p ., 1, p p . 9 7 - 9 8 , G e b ., 1, p p . 5 1 - 5 2 , A ppen­
dice, § XIV, A p ., 1, p . 2 0 5 , G eb ., 1, p . 1 2 0 , 1. 1 3 sq q .
4 . Lettre X L V , de Leibniz à Spinoza, A p ., III, p . 2 8 6 , G e b ., IV , p . 2 3 1 .
568 APPENDICE VIII

avec Spinoza en 1676, confirment que, jusqu’à cette époque encore,


Spinoza ne mettait pas fondamentalement en doute la justesse des
lois cartésiennes. Il y a donc là aussi une doctrine constante.
On doit par conséquent admettre que Spinoza a laissé voisiner dans
sa physique des doctrines incompatibles. Ce qui peut sembler
étrange chez un philosophe aussi épris de cohérence. Mais l’état de
la physique du temps lui permettait-il de s’en rendre compte ? En
réalité, les problèmes n’étant pas mûrs, il faudra attendre encore un
siècle pour que Lagrange les résolve en construisant le grand édifice
de la mécanique générale classique.
Peut-être lui aurait-il fallu, à l’instar de Leibniz, trouver le moyen
de concilier le mécanisme, où le tout s’explique par les parties, avec
l’organicisme, où les parties et leur ajustement s’expliquent par la
loi du tout. Si, en effet, l'explication de la forme organisatrice par
la pression des ambiants pouvait sembler résoudre le problème au
profit du mécanisme, elle n’en laissait pas moins subsister l’incompa­
tibilité entre le principe universel de la conservation de la même
quantité de mouvement et le principe universel de la conservation
de la même proportion de mouvement et de repos entre les divers
Individus de l’Univers. Or, ce dernier principe n’est à vrai dire
rien d’autre que celui de l’harmonie.
Au contraire, à cette conciliation du mécanisme et de l’harmonie,
Leibniz a consacré le meilleur de ses efforts : mais, s’il est parvenu à
la réaliser, dans les perspectives qui étaient les siennes, c’est en aban­
donnant complètement la physique cartésienne. Pour Spinoza, nous
l’avons dit (cf. t. 1, chap. XI), une telle conciliation n’était pas impos­
sible dans les perspectives qui lui sont propres, c’est-à-dire sans
l’intervention de la finalité. Mais il ne s’est pas consacré à la solution
du problème, d’abord parce que, sauf peut-être vers 1676, il ne l’a
pas aperçu ; ensuite, parce que, pour lui, la physique n’était qu’une
préoccupation accessoire ; enfin, et surtout, parce que le temps lui a
manqué.
A coup sûr, cet esprit si merveilleusement systématique a-t-il dû
ressentir le besoin d’opérer en cette matière une refonte complète de
sa doctrine, en laquelle, sur un fond d’origine cartésienne, s’amalga­
maient des idées personnelles, des emprunts à Boyle, à Huygens, à
Hobbes (en particulier pour le mécanisme cérébral). Ce besoin, il
le manifeste au grand jour en 1676, lorsqu’il déclare à Tschirnhaus
que « si assez de vie » lui est donnée, il sera en cette matière plus
clair, car « jusqu’ici il [lui] a été impossible de rien disposer avec
ordre sur ce sujet ». Enfin, en cette même année 1676, où Leibniz lui
révélait la fausseté des lois cartésiennes, leur contradiction avec le
principe de l’égalité entre la cause pleine et l’effet entier, on
l’entend proclamer ce que, dit-il, « il n ’a pas craint d’affirm er jadis,
[... à savoir] que les principes de la nature admis par Descartes sont
MÊME PROPORTION DE MOUVEMENT ET DE REPOS 569

inutiles, pour ne pas dire absurdes >5 Déclaration fracassante, d’une


dureté bien rare chez lui, et qui témoigne du chemin qu’il a parcouru
depuis que, en 1663, il rédigeait, en hommage à ces principes, la
deuxième partie des Principia philosophise cartesianae.

5. Jadis (olim), absurdes (absurda), mots soulignés par nous. — « Jadis »


est quelque peu énigmatique, car on ne voit guère où et quand Spinoza aurait
déjà prononcé une telle condamnation. Sans doute, a-t-il, dès le début, com­
battu le concept cartésien de substance étendue, dénoncé, dès 1663, comme
l'atteste la Lettre sur l'Infini, l'absurdité de la conception des corps comme
substances finies. Mais, à notre connaissance, il ne s'était jamais livré, avant
1676, à une telle exécution des principes de la physique cartésienne.
A P P E N D IC E N° 9

L e schéma neuro-cérébral cartésien et le schém a spinoziste


(C f. chap. V i l , § I X , p. 2 0 5)

Les deux schémas sont différents et ne s'inspirent pas des mêmes


principes. Pour Descartes, les nerfs sont tendus, comme des cordes
de traction, du cerveau à la périphérie du corps et contenus dans une
gaine que les esprits animaux gonflent toujours légèrement de telle
sorte qu'ils puissent y glisser sans éprouver de résistance. Par l’impres­
sion de l'objet sur le sens, cette corde est tirée et tire au même
instant la partie intérieure du cerveau à laquelle elle est attachée,
ouvrant ainsi un pore où se précipitent les esprits animaux contenus
dans les cavités cérébrales. Ces esprits, emplissant alors la gaine
du nerf, la gonflent, passent de là dans les muscles, les gonflent à
leur tour et les mettent ainsi en mouvement. La variété des sensa­
tions s'explique par les diverses modalités de la traction : lorsque
celle-ci est violente au point d'amener la rupture de la corde, c'est la
douleur ; lorsqu'elle est violente sans en provoquer la rupture, c'est
la volupté corporelle ou chatouillem ent ; lorsque plusieurs cordes sont
tirées ensemble également, c'est la sensation de p o li ; lorsqu'elles
sont tirées ensemble inégalement, c’est la sensation de rude, etc.
(T raité de l ’H o m m e , A.T., XI, pp. 1 4 1 -1 4 4 sqq. ; cf. D io p triq u e ,
IVe Discours, A.T., VI, pp. 1 0 9 -1 1 4 ; T ra ité des Passions, Ire part.,
art. VII-XVI ; V T M éditation , APT., IX, pp. 6 9 -70 ). — Quant à la
mémoire, son explication, plus compliquée, procède du même prin­
cipe. Les esprits animaux, emplissant les cavités cérébrales, ont leur
source dans la glande pinéale et s'écoulent d’elle vers les lieux par où
ils peuvent s'échapper le plus facilement, c'est-à-dire vers les pores
ouverts dans l'intérieur du cerveau par telles et telles tractions des
nerfs. Les points d'où ils s'échappent de la glande dessinent sur cette
glande une figure symétrique de celle que dessinent sur la surface
intérieure du cerveau les pores qui s'y trouvent ouverts. Cette figure
des esprits sur la glande, c'est l ’idée. L’opération se répétant, ces esprits
ainsi disposés, en passant et repassant dans les conduits ouverts du
cerveau, les élargissent, les plient, les disposent d’une certaine manière,
LE SCHÉMA NEURO-CÉRÉBRAL CARTÉSIEN ET SPlNOZlS'l'E 571

qui devient définitive, si bien que ces dispositions ou figures s’y


conservent et que les c idées > qui ont été autrefois sur la glande
peuvent s’y reformer longtemps après sans que soit requise la pré­
sence des objets auxquels elles se rapportent (Traité de l’Homme,
A.T., XI, pp. 174-179).
Il est évident que cette conception n ’a rien à voir avec celle de
Spinoza, puisqu’elle n’attribue aucun rôle aux esprits animaux dans
la transmission de l’ébranlement sensoriel, qu’elle ne leur reconnaît
qu’un mouvement centrifuge, qu’elle leur refuse toute action par per­
cussion et répercussion, etc. Le schéma cartésien a pour modèle l’image
de ces automates hydrauliques mus par « les fontaines qui sont aux
jardins de nos Rois » 1 (ibid, p. 130, 1. 23-24). En eux, en effet,
tout s’explique 1° par les ressorts qui ouvrent ou ferment les conduits
de distribution : ce à quoi répond la traction des nerfs ouvrant ou
fermant les conduits aboutissant au cerveau ; 2° par la coulée de l’eau
descendant du réservoir central à travers une multitude de conduits
articulés, de sorte que les membres de l’automate soient mus par les
diverses poussées du liquide : ce à quoi répond l’écoulement des
esprits animaux, à partir des cavités centrales du cerveau, à travers
les multiples conduits des nerfs et des muscles (ibid, pp. 130-131).
Le schéma décrit dans le Traité des Passions, quoique identique
dans ses grandes lignes à celui du Traité de l'Homme, en diffère
cependant parfois, en particulier en ce qui concerne la glande pinéale.
Celle-ci n’est plus considérée comme un réceptacle d’esprits animaux.
Les divers mouvements qui l’agitent ont pour conséquence de pousser
les esprits qui l’environnent vers tels pores du cerveau plutôt que vers
tels autres (Traité des Passions, art. ^ ^ X I V , A.T., XI, pp. 354-355),
et non de faire qu’ils « sortent » d’elle « plus particulièrement de
quelques endroits de sa superficie que des autres » (Traité de
l'Homme, A.T., XI, p. 181).
Quelles que soient les différences de ces deux schémas, ils s’inspi­
rent des mêmes principes, lesquels, ainsi qu’ll résulte de notre § VII
du chap. VII (p. 203), ne sont nullement ceux de Spinoza.
Rappelons, d’autre part, que le Traité des Passions a été publié,
sitôt écrit, en 1649 ; que le Traité de l'Homme, écrit dès 1632, n’a
été publié pour la première fois que beaucoup plus tard : dans une
version latine, en 1662, par Schuyl, dans sa version française, en
1664, par Clerselier. — Spinoza a donc pu l’avoir en main, tout
autant que le Trai/é des Passions.

1. Il s’agit des au to m ates qui ex istaien t, à l'ép o q u e , dans les jard in s du


ch âteau de S aint-G erm ain-en-L aye.
A P P E N D IC E N° 10

L ’i'm agination com m e faculté lib re et le langage


(C f. chap. V U , § X V I I , p. 2 2 2 )

L'imagination n’est-elle pas libre dans le langage, lorsque l’Ame


dispose des images, à savoir des mots, selon sa spontanéité, en les
enchaînant suivant l’ordre de l’entendement, par exemple, dans les
démonstrations de la G éom étrie, de YEth iq ue, etc. ?
§ 1. — Dans sa Lettre à P ie rre B a llin g (Ap., III, p. 1 7 2 , Geb., IV,
p. 77, 1. 16 -3 0 ) , Spinoza observe que « l’imagination peut être sous la
dépendance de la seule disposition 1 de l’âme, quand, ainsi que nous
en faisons souvent l’expérience, elle suit en tout les traces de l’enten­
dement, enchaîne et ordonne ses images comme l’entendement ses
démonstrations ; de sorte que nous ne pouvons presque rien connaî­
tre par l’entendement dont l’imagination ne forme à sa suite une
image ».
Cette thèse, selon laquelle « l'imagination peut être sous la dépen­
dance de la seule disposition de l’Ame », est-elle spinoziste, c'est-à-dire
conforme à la doctrine de {’E th iq u e ? Elle semble bien plutôt de
nature cartésienne, et se référer au libre arbitre. Elle s’accorde avec
ce préjugé commun qui conduit les hommes à se figurer que le Corps
est à la disposition de l'Ame, qu’il accomplit « un grand nombre
d’actes qui dépendent de la seule volonté de l'Ame et de son art
de penser » (E th , III, Scol. de la P rop. 2). Rien n'est plus facile
d'expliquer « la dépendance de l’imagination à l'égard de la seule
disposition de l’Ame », si l’on se réfère à la doctrine cartésienne de
l’union de l'Ame et du Corps, laquelle rend compte, par la glande
pinéale, tant d'une action directe du Corps sur l'Ame que d'une

1. Le mot constitutio doit se traduire par disposition , et non par consti­


tution, co^.m.m.e en témoigne l'emploi de ce terme dans {’Explication de la
Définition de la Cupidité, E th , III, A/fectuum Definitiones, 1, Geb., II,
p. 190, {. 24. En témoigne également Il, Scolie de la Prop. 17, où l’expres­
sion : « durante illa Corporis Pauli constitutione », indique bien que
constitutio signifie état ou disposition présente du Corps de Paul et ne saurait
se traduire par constitution, cf. supra, chap. VII, § Xi i , p. 209.
L'IMAGINATION COMME FACULTÉ LIBRE ET LE LANGAGE 573

action directe de l’Ame sur le Corps. Car, si l’Ame peut modifier à


sa guise le cours des esprits animaux, on conçoit fort bien que
l’imagination puisse être « sous la dépendance de la seule disposition
de l’Ame », que l'Ame puisse contraindre « les images à s’enchaîner
selon les traces de l’entendement », c’est-à-dire « comme l’entende­
ment enchaîne ses démonstrations ».
Il est donc vraisemblable qu’une doctrine de nature cartésienne est
sous-jacente à cette lettre. En témoignent les expressions comme
« l’imagination peut être sous la dépendance de la seule disposition
de l’Ame », ou comme « les images s’enchaînent selon les “ vestigia
intellectus ” », expression qui fait écho à celle de « vestiges de la
pensée pure », dont use Descartes dans sa Lettre à A rn a u ld du
28 juillet 1648 (A.T., V, p. 220). La Lettre à P ieter B a llin g , écrite
le 20 juillet 1664, appartient à une époque où Spinoza n ’a pas encore
complètement dégagé, à partir de Descartes, sa doctrine personnelle
de la liberté. En 1665, en effet, dans ses Lettres à G u illa u m e de
B lyenbergh, il soutient encore les thèses qu'il professait en 1663 dans
les P rin c ip ia philosophiae cartesianae et dans les Cogitata M etap hy-
sica . Sans doute, Louis Meyer spécifie-t-il dans la Préface de ces
traités, et Spinoza le confirme dans ses Lettres à Blyenbergh, qu’il
s’agit là, pour lui, d’expliquer la doctrine cartésienne, et non d’exposer
la sienne propre ; mais les commentaires et les rectifications qu’il y
apporte laissent transparaître des thèses à lui personnelles qui, tout
en se détachant de celles de Descartes, ne sont pas encore celles de
Y E th iq u e . Certes, dès 1661, dans la Lettre H , à O ld enb u rg (Ap., III,
p. 115), Spinoza récuse le concept cartésien de volonté, réduit la
volonté aux volitions particulières, soutient que, comme faculté,
elle est un être de raison incapable de causer les volitions, que ces
volitions, résultant de causes extérieures qui les déterminent, ne
peuvent être libres, ce que démontrera la Prop ositio n 48 du Livre II
de YE th iq u e . M ais il ne réduit pas encore expressément le vouloir,
comme le fera la Prop ositio n 49, à la puissance d’affirmation propre
à chaque idée. Les Cogitata M etaphysica (II, chap. XII) se contentent
de réduire la volonté à l’Ame elle-même, qui, « en tant que chose
pensante », est, de ce chef, « affirmante et niante », le pouvoir égal
d’affirmer ou de nier étant « cela même qui est penser » (Ap., ibid.,
pp. 498, 500). C’est pourquoi, même quand l’Ame est déterminée
par les choses extérieures à affirm er ou à nier quoi que ce soit, eUe
n’est pas déterminée de telle sorte qu’elle soit contrainte par ces
choses, mais elle demeure toujours libre, car aucune chose n ’a le
pouvoir de détruire l’essence de l’Ame (ibid., pp. 497-498). Enfin,
la volonté est aussi déterminée p ar Dieu, si bien que nulle volonté
ne peut se déterminer sinon par la seule puissance de Dieu (ibid.,
pp. 499-500). Pourtant, affirme Spinoza, i l y a une liberté h um aine ;
mais comment peut-elle se concilier avec la détermination de toute
574 APPENDICE X

volonté par Dieu ? « Nous avouons, dit-il, l’ignorer » {ibid., p. 492).


La doctrine spinoziste est alors loin d’être pleinement constituée.
D e ce qui précède on peut donc, pour s’en tenir à une conclusion
prudente, inférer 1° que la Lettre à Pieter Balling se concevrait fort
bien à partir d’une conception de nature cartésienne et qu’eUe ne
peut se concevoir par la doctrine de YEthique ; 2° que cette doctrine
n'était pas encore entièrement formée à l’époque où cette Lettre
a été écrite ; 3° que, néanmoins, ce qui peut subsister encore de
cartésien dans la pensée de Spinoza ne perm et pas de supposer qu’il
ait admis alors les théories cartésiennes du libre arbitre et de l’union
substantielle de l’Ame et du Corps : vraisemblablement, il les a tou­
jours récusées ; 4° mais que, en ce temps-là, il ne considérait pas ses
idées personnelles co^mme suffisamment mûres pour les exp.i;.imer en
clair, et qu'il préférait le plus souvent s’exprimer en cartésien ; —
c'est ce qui appert tant de la préface de Louis Meyer aux Principia
et aux Cogitata, que des Lettres de Spinoza à Guillaume de Blyen-
bergh. Par là s’expliquerait ce qu’il y a de cartésien dans la Lettre
à Pieter Balling.
Il reste en tout cas que cette Lettre ne saurait valablement établir,
au point de vue de YEthique, qu’il y a une imagination libre et que
celle-ci se m anifeste dans le maniement du langage.
§ Il. — De toute évidence, cette assertion que « l'imagination peut
être sous la dépendance de la seule disposition de l’Ame », est radica­
lem ent contredite par YEthique. Pour YEthique, l’imagination dépend
toujours de la seule disposition du Corps, et « les hommes ne savent
pas ce qu'ils disent (Scol. de la Prop. 2 du Livre III) quand ils pré­
tendent que telle ou telle action du Corps vient de l’Ame ». Une
imagination libre, entendue comme « dépendant de la seule dispo­
sition de l'Ame », n’est donc qu’une illusion imaginative, issue d’une
connaissance inadéquate.
Il reste, néanmoins, ce fait d'expérience incontestable que l’Ame
peut enchaîner les images, et en particulier les mots, selon l’ordre
des idées dans l’entendement. C’est, en effet, ce dont témoigne
l'exposé oral ou écrit des démonstrations, tant celles de la géométrie
que celles de YEthique, tant celles du droit que celles de la rhétorique.
Le problème subsiste donc de savoir comment, en écartant les
théories cartésiennes du libre arbitre et de l’union substantielle de
l'Ame et du Corps, on peut concevoir, dans la perspective de
YEthique, la possibilité d’un enchaînement des images conforme à
l’ordre des idées dans l'entendement.
Peut-on le concevoir au moyen du parallélisme ?
Au parallélisme contredit la thèse selon laquelle l’imagination peut
dépendre de la seule disposition de l’Ame et q u ’elle est dans ce
cas distinguée de l’imagination qui dépend de la seule disposition du
Corps, car, selon le parallélisme, tous les effets de l’imagination dépen­
l ’im a g in a t io n com m e fa c u l t é l ib r e e t l e langage 575

dent de causes corporelles, les idées imaginatives n'étant jamais rien


d’autre que les idées des affections du Corps et se succédant comme
se succèdent ces affections. Mais comment alors les mots peuvent-ils
s'enchaîner comme les idées de l’entendement ?
Le parallélisme résoudrait lui-même cette difficulté : bien que
tous les effets de l’imagination dépendent de causes corporelles, les
idées imaginatives peuvent s’enchaîner comme s’enchaînent les
démonstrations, parce que, si l’ordre et la connexion des idées est
la même chose que l’ordre et la connexion des choses, vice versa
l'ordre et la connexion des choses est la même chose que l’ordre et
la connexion des idées. En conséquence (V, Prop. 1 ), « selon que les
pensées et les idées des choses sont ordonnées et enchaînées dans
l’Ame, les affections du Corps, c'est-à-dire les images des choses, sont
corrélativement ordonnées et enchaînées dans le Corps ». Il y a ainsi
simultanéité entre l’ordre et lenchaînem ent des idées dans l’enten­
dement et l’ordre et l’enchaînement des images, c’est-à-dire des mots.
Cet enchaînement des affections selon l’ordre des idées correspondrait
à ce que la Lettre à Pieter Balling appelle la dépendance des images à
l’égard de la seule disposition de l’Ame, mais, contrairement à ce que
professe cette Lettre, cet enchaînement n’empêche pas que l’imagina­
tion ne dépende toujours de la disposition du Corps, c’est-à-dire que
les causes des images soient toujours uniquem ent corporelles.
Cependant, cette explication simple semble s'obscurcit dès qu’on
l’approfondit.
Comment concevoir le mécanisme par lequel, grâce au parallélisme,
pourrait s’établir un ordre et une connexion des images conformes
à l’ordre et à la connexion des idées, alors que « les opérations
d’où naissent les images se produisent selon d’autres lois, entièrement
différentes des lois de l’entendement » (De int. emend., Ap., 1, § 46,
p. 266, Geb., II, p. 32, 1. 32 sqq.) ?
A cette difficulté, Spinoza répondrait par le Scolie de la Proposi­
tion 2 du Livre III : « Personne ne peut déterminer ce que le Corps
est capable de faire par les seules lois de sa nature... ; l’expérience
oblige à reconnaître que les seules lois de la N ature [en l’occurrence
matérielle} peuvent faire ce qu’on n ’eût jamais cru possible sans la
direction de l’Ame ». On ne peut donc arguer de l’hétérogénéité des
lois de la pensée et des lois de l’étendue pour considérer que des
images ne peuvent se produire dans le cerveau conformément à
l’enchaînement des idées dans notre entendement, et niet que cela
soit possible dans les choses pour cette raison que nous sommes
incapables de le comprendre. Le parallélisme rigoureusement entendu
nous assure, au contraire, qu’il peut en être ainsi, m ême si nous ne
le comprenons pas, car, si l’ordre et la connexion des idées sont la
même chose que l’ordre et la connexion des choses, inversement
l’ordre et la connexion des choses sont la même chose que l'ordre et
576 APPENDICE X

la connexion des idées, si bien que les choses peuvent s’enchaîner


comme les idées dans l’entendement. C’est pourquoi on doit conclure
que « les édifices, les peintures et les choses qui se font par le seul
art de l’homme » sont en réalité produits dans les choses sans que
l’Ame agisse directement sur le Corps, mais en vertu des seules lois
des corps causant d’elles-mêmes les choses selon l'ordre et la connexion
des idées que l’Ame conçoit (ibid.).
N ’est-ce pas là se réfugier dans « l’asile de l’ignorance », dans ce
p u r incompréhensible que dénonce l’Appendice du Livre I ? N on
point ; c’est simplement reconnaître la limitation de notre connais­
sance telle qu’elle est déterminée par le Corollaire de la Proposition
11 du Livre II (2° et 3“ conséquences). Car l’infinité des causes par-
lesquelles se produisent, dans l’univers des existences corporelles,
en accord avec l’enchaînement des idées dans notre entendement, les
œuvres d’art, les écrits ou les discours conçus par l’Ame, est hors des
prises de notre entendement fini et ne peut être embrassée que par
l’entendement de Dieu.
*
**

§ III. — La distinction entre les effets de l’imagination qui naissent


de la seule disposition du Corps et ceux qui naissent de la seule dispo­
sition de l’Ame, dont Spinoza se sert ici pour éclaircir, en passant, le
problème du langage rationnel, est utilisée aussi dans cette Lettre à
propos d’un problème tout différent : celui des présages.
Aucune image dépendant de la seule disposition du corps ne peut
être un présage, car « les causes corporelles n’enveloppent aucune
cause à venir ». D e telles images, en effet, dépendent de l’état actuel
du corps, et cet état ne fait qu’enregistrer l’effet présentement produit
sur lui par l’ensemble des causes de l’univers. Au contraire, des
images dépendant de la seule disposition de l’Ame peuvent être
reçues pour des présages, « parce que l’Ame peut toujours pressentir
confusément ce qui sera ». Ces images dépendent dans l’Ame de son
état actuel, de sa disposition intérieure, et celle-ci peut envelopper,
non seulement la crainte ou l’espoir d’événements futurs, mais encore
un pressentiment, capable de susciter relativement à eux des « images
vives et nettes ». D e telles images pourraient être tenues pour de
véritables présages.
Dans quelle mesure Spinoza admet-il, au fond, la possibilité de
présages authentiques, comme il semble ici le laisser croire ? C'est
ce qu’il est difficile de dire, tant l’image prémonitrice se distingue
peu, en l’occurrence, de l’image liée à la crainte ou à l’espoir. Cepen­
dant, sa doctrine n’est pas sans autoriser une certaine transposition
des opinions stoïciennes sur la mantique et sur la sympathie uni­
verselle. Le pressentiment de l’Ame pourrait être bien fondé, car
la solidarité intemporelle (éternelle) de tous les événements de l’uni­
L’IMAGINATION COMME FACULTÉ LIBRE ET LE LANGAGE 577

vers perm ettrait à chaque âme, partie composante du grand Individu


constitué par l'ensemble infini des âmes, d’avoir au plus profond
d’elle-même la conscience confuse de ce qui sera, aussi bien que de
ce qui a été. Dans certaines circonstances, elle pourrait donc prendre
une conscience plus aiguë de tel ou tel événement futur, sous forme
d’un pressentiment se traduisant dans le présent par des images se
rapportant à l'avenir. Comme exemple, Spinoza évoque les présages
annonçant à un père la maladie de son fils. La circonstance détermi­
nante est, en l'occurrence, l’amour qui unit en un seul être le père à
son fils, si bien qu' « il est nécessaire que l’âme du père participe de
l’essence idéale du fils, de ses affections et de leurs conséquences ».

*
**

§ IV. — On doit, toutefois, redisons-le, faire d’expresses réserves à


l’égard de cette Lettre à P ieter B a llin g , écrite le 20 juillet 1664, à une
é^poque où la doctrine de l 'E th iq u e n’était pas encore mûre. La concep­
tion obscure de la participation, par l’amour, de l’âme du père à l’es­
sence idéale du fils, que Spinoza déclare ici « avoir démontrée
ailleurs », est absente de X Ethique . Il est à présumer qu’il projetait de
la démontrer dans le Livre III, livre qu’il rédigeait alors et qu’il devait
considérablement remanier plus tard (cf. supra , t. I, pp. 14-15, note
11). La suppression de cette doctrine et de sa démonstration aurait
été vraisemblablement l’une des conséquences de ce remaniement. On
doit donc rester prudent en ce qui concerne les commentaires conjec­
turaux auxquels cette Lettre peut donner lieu, en particulier ceux de
Ch. Appuhn dans le C h ro n icu m spinozanum (1924-1925, t. IV,
pp. 259 sqq.).
A P P E N D IC E N° 11

Obscurité, confusion, mutilation, inadéquation des idées


(Cf. chap. VII, § XXI I , pp. 228 sqq., et chap. IX ,
§ VII, pp. 278 sqq.)

Si, pour Spinoza, les idées adéquates sont dites claires et distinctes,
les idées inadéquates ne sont jamais dites obscures et confuses, mais
mutilées et confuses. Pourquoi le terme « obscur » est-il écarté ?
Sans doute à cause de son emploi chez Descartes, où il désigne l’opa­
cité ineffable, et en soi irréductible à l'analyse, du composé substan­
tiel âme et corps, où deux éléments hétérogènes (diversa) sont inintel-
ligiblement mélangés l’un à l’autre.
Descartes expliquait par là que « la perception des sens soit fort
obscure et confuse » (V /’ Méd., A.T., VII, p. 80, IX, p. 63) ; que,
de ce fait, notre faculté de connaître se trouve « obscurcie » (A
Newcastle, A.T., V, p. 137, 1. 26) ; que les idées des qualités sensi­
bles ont une « fausseté matérieUe », et qu’il se rencontre en ces
qualités « tant d’obscurité et de confusion que j’ignore si elles sont
véritables » ( I I ' Méd., A.T., VII, pp. 43-44, Ix, p. 34). D ’où la
préoccupation de « distinguer ce qu’il y a de clair en nos sentiments
d'avec ce qui est obscur », ce qu’il y a de clair étant la perception pure
et simple de la qualité présente dans notre esprit, ce qu’il y a d’obscur
étant cette qualité en tant qu’il est impossible d’en connaître distinc­
tem ent la nature (Principes, I, art. 68, cf. art. 47 sub fin.). Descartes
asocie c o u r ^ ^ e n t l’obscur et le confus comme il associe le clair et
le distinct, mais alors qu’il définit exactement ce qui différencie la
connaissance claire et la connaissance distincte (cf. Principes, I,
art. 45), il ne définit pas ce qui différencie au juste la perception
obscure et la porception confuse, — contrairement à ce que fera
Leibniz dans ses Meditationes de cognitione, veritate et ideis (1684).
Néanmoins, en rapprochant certains textes (en particulier l’article 45
et l’article 68 des Principes, I), on peut concevoir que l’obscurité du
sentiment se définit, non simplement par l’absence, mais par l’impos­
sibilité d’une connaissance distincte de son contenu, bref, par son
caractère inanalysable en soi, ou par le c nescio quid > (Princ., I,
art. 70) qu'il enveloppe et où s’exprime l’incompréhensibilité de ce
OBSCURITÉ, CONFUSION, MUTILATION, INADÉQUATION DES IDÉES 579

dont il tien t son être, à savoir l’union substantieUe ou la permixtio


du corps et de l’âme.
Spinoza, repoussant cette permixtio, qui, étant contradictoire, est
pour lui une « chimère » ‘, exclue par la raison divine et humaine,
considère que la perception sensible, inanalysable pour nous, est
analysable en soi, puisque, comportant une série infinie de causes
homogènes, elle n’enveloppe rien qui répugne à la raison, et est inté­
gralement connue par l'entendement infini. Ainsi, elle est confuse
pour nous, mais non obscure en soi. L’obscur n’est rien d’autre que
la « qualité occulte », et la qualité occulte n’a pas de place dans une
philosophie rationnelle •
Sans doute, pour Descartes non plus, ce qui est incompréhensible
pour nous ne l’est pas pour Dieu, qui, par sa volonté identique à son
entendement, peut créer ce que notre propre entendement juge
absurde. Mais, pour Spinoza, ce qui est absurde pour notre enten­
dement l’est également pour l’entendement de Dieu. Faire de Dieu
l’asile de l’absurde, c’est en faire l’asile de la « chimère », et, de ce
fait, le rendre lui-même chimérique.
En conséquence, l’idée inadéquate ne saurait être obscure, mais
seulement confuse, c’est-à-dire incomprise pour nous en fait, en tant
qu’il nous est impossible d’étaler sous nos yeux, distinctement, la
chaîne des raisons d’où dépendent en soi la position et l’intelligibilité
de son objet. Bref, elle est mutilée et confuse « en tant que, rapportée
à notre Ame, eUe est détachée de ses prémisses » (cf. Eth., H,
Prop. 28).
Dans le De intellectus emendatione, il n’est pas question non plus
d’idées obscures, mais seulement d'idées claires et distinctes, et d’idées
confuses. L’idée confuse est dite, comme dans VEthique, une idée
mutilée (cogitatio sive idea, mutilata qm si, et truncata, Ap., I, § 41,
p. 259, Geb., Il, p. 28, 1. 17-18). Mais la mutilation de l’idée n’y
est pas expliquée de la même manière. Elle vient de ce que l’idée nous
laisse ignorer en partie la chose elle-même, en tant qu’elle ne nous
fait pas connaître tous les éléments d’une chose composée, ou en tant
qu’elle est incapable de distinguer ces éléments les uns des autres.
C’est pourquoi l’idée est alors confuse : « Toute confusion provient
de ce que l’esprit connaît un entier, c’est-à-dire une chose composée
de beaucoup d'autres, seulement en partie » s (Ap., 1, § 39, p. 253,
Geb., II, p. 24, 1. 16-17). L’idée est claire e t distincte, c’est-à-dire

1. Cf. supra, t. I, Appendice n° 1.


2. Cf. Eth., V, Préface, Ap., p. 590.
3. « Quod mens rem integram, aut ex multis compositam, tantum ex parte
noscat », aut a ici le sens de sive, puisque un entier ne peut être connu en
partie que s'il est composé de beaucoup d'éléments, et qu'il est, soit absolvent
inconnu, soit totalement connu, s'il est simple, c'est-à-dire non composé d’élé­
ments.
580 APPENDICE XI

vraie ou adéquate, quand elle nous fait connaître soit une chose sim­
ple, soit de façon distincte tous les éléments simples d'une chose
composée. En conséquence, « toute idée vraie est simple, ou composée
de simples » (Ap., 1, § 46, pp. 265-266, Geb., Il, p. 32, 1. 19-20).
Cette thèse, toute différente de celle de l'Ethique, est conçue sous
l'influence de Descartes et de sa théorie des natures simples. Pour
YEthiq ue, en effet, l'idée est mutilée et confuse en tant qu'elle
laisse échapper les causes de son objet, et par là même ses propres
raisons ou causes, bref en tant qu'elle est détachée de ses prémisses.
L'idée est adéquate lorsqu'elle comprend en elle la connaissance de
toute sa cause. L'adéquation n'est donc pas l'exhaustivité, tandis que,
pour le D e emendatione, adéquat et exhaustif tendent à se confondre.
« Si [...], déclare le D e em endatione, il est de la nature d'un être
pensant de former des idées vraies, c'est-à-dire adéquates, il est cer­
tain que nos idées inadéquates ont pour unique origine que nous
sommes une partie d'un être pensant dont certaines pensées dans
leur intégrité, certaines seulement par partie, constituent notre âme »
(Ap., 1, § 41, p. 259, Geb., Il, p. 28, 1. 18-19). Cette formule vaut
certes aussi pour YEth iq ue , mais en un sens différent, du fait que
YE th iq u e ne conçoit pas de la même manière que le D e intellectus
em endatione comment certaines pensées de l'être pensant dont nous
sommes une partie peuvent être en nous, les unes intégralement,
les autres seulement par partie. — Cf. in fra, A p p e n d ic e n ° 16 .
A P P E N D IC E N° 12

Les notions com m unes stoïciennes e t spinozistes


(C f. chap. I X , § X I , pp. 28 8 -2 8 9 )

Les expressions employées ici par Spinoza sont stoïciennes. Reste


à savoir s'il s'agit de notions identiques.
Pour le stoïcien, l'âme active dégage à partir de l'expérience, par
une comparaison rationnelle (collatio rationis), les notions com­
munes latentes dans l'âme et dans la nature : « C u m q u e rerum
notiones in a n im is fia n t si aut usu a liq u id cognitum est, aut con ju nc-
tione, aut sim ilitu d in e aut collatione ra tio n is », Cicéron, D e F in ib u s,
III, ch. IX, § 33, et aussi ibid., ch. VI, § 21 : « S im u l autem cepit in te l-
ligentiam v el notionem potius quam appellant itvvoiav i l li {S to ïc i},
viditque, ut ita dicam , rerum agendarum concordiam » ou « conve-
nientiam ( ôpoÀ oyiav) » ... « Ita cognitione et ratione collegit », etc.
(ib id .) . Selon Caton, les trois processus suivant lesquels se forment
ces notions sont : l'usus (èpn eip ia en général), la conjunctio
( 1tEp{mcoC1ic; ), la sim ilitu d o ou collatio rationis ( àvaÀ oyia). Dio-
clès de Magnésie (cf. D io g . L ., VII, 52, § 88) et Sextus (Stoïc. veter.
fragm ., II, 87), distinguent : la coïncidence, l'analogie, la transposi­
tion, la fusion des sensations, l'opposition (oppugnantia), la privation.
Par là se produit une explicitation de cette raison séminale qui affirme
la tension propre à l'âme (Cicéron, A c , II, c. 7, § 21, c. 10, § 30 ;
Sénèque, E p ., 120, 4 ; 94, 29). Bref, la nature étant raison, l’expé­
rience qui s'imprime en nous recèle quelque chose de la raison uni­
verselle, laquelle se développe dans tous les esprits suivant les ten­
sions propres à leurs raisons séminales, dont l'ensemble constitue
cette raison universelle ellle-même. Enfin, ces notions communes
ne sont pas des universaux, ni des concepts génériques, lesquels sont
des non-réalités (o fü tv a , S .V .F , pp. 329-335), mais ce sont les
énoncés de la dernière différence spécifique ; c'est en ce sens que
doit être compris le concept de l'homme co^mme animal mortel doué
de raison (cf. Cicéron, A c , II, c. 7).
Ce rationalisme positif, opposé au platonisme, comporte bien des
analogies avec le spinozisme. Pour Spinoza, en effet, les notions
582 APPENDICE X II

communes ne sont pas des universaux. Elles résultent d’un effort de


la raison, dégageant, par des comparaisons qu’institue l’activité de
la réflexion, les convenances, différences et oppositions des choses
singulières (sensibles), et elles saisissent ainsi, adéquatement, au
delà des sensations, les propriétés de la réalité commune (des attributs
et des modes infinis) dont ces choses sont faites. Enfin, si, des percep­
tions sensibles, la raison dégage ces propriétés, c’est que, les notions
de ces propriétés étant immanentes à ces perceptions, sont éternelle­
ment données en elle. Sans doute, ainsi que nous l'avons signalé (cf.
supra, chap. XI, § X V III, p. 355, note 51), ce rapport entre l’imagina­
tion, où sont immergées les notions communes, et l’entendement, qui
s’en saisit selon leur nature et selon sa nature propre, n’est pas sans
présenter aussi une certaine analogie avec le rapport de l’intellect
patient et de l’intellect agent chez Aristote. Mais ce que dégage l’intel­
lect agent chez Aristote, ce sont des formes, des universaux, alors que,
pour Spinoza ainsi que pour les stoïciens, les universaux ne sont rien.
Cependant, entre Spinoza et les stoïciens, l’analogie ne saurait être
poussée trop loin. Pour les stoïciens, la notion commune se définit
avant tout en tant que commune à tous les hommes : « Ces notions
sont communes, explique Simplicius (in Epicteti Enchiridion), parce
qu’elles appartiennent à tous les hommes relativement aux choses
de la nature ; parce qu’ils s’accordent à leur sujet et qu’elles ne met­
tent en eux nulle différence, comme ces jugements universels : le
bon est utile, l’utile est bon, etc. ». D ’où l’importance extrême conférée
au consensus gentium (cf. Sénèque, Ep., 117, 6 sqq. ; Cicéron, Lois,
1, 8, 24 ; Tusculanes, 1, 13, 30). On est là loin de Spinoza, pour qui
les notions communes sont telles, en premier lieu, parce qu’elles sont
les idées de propriétés communes aux choses, et, en second lieu seu­
lement, parce qu’elles sont communes à tous les hommes. Pour les
stoïciens, ll est vrai, l’universalité des notions communes est fondée
sur celle de la nature (ou de la raison) qu’elles expriment ; mais ce
fondement reste général et vague, alors qu’il est chez Spinoza spécifié
et déterminé comme étant les propriétés communes des corps : exten­
sion, mouvement, repos, et les propriétés communes et propres à cer­
tains corps seulement. II ne faut donc pas serrer de trop près la compa­
raison, mais on doit simplement, au delà de toutes ces divergences,
retenir une très grande affinité d’inspiration, qui se manifeste aussi
ailleurs, par exemple dans la théorie du conatus et dans celle de
la félicité.
A P P E N D IC E N° 13

L’articulation d e la déduction des connaissances imaginatives


(Cf. chap. IX , § XII, p. 290)

§ 1. — Si l’on considère l’articulation de la déduction depuis la


Proposition 14 jusqu'à la Proposition 29, on voit que Spinoza, tirant
du Corps, de sa nature et de ses affections, des conclusions relatives
à l'Ame, dispose ses théorèmes en deux chapitres : 1° origine (ou
genèse) de l'idée du Corps et de l’idée de l’idée ; 2° nature de l'idée
du Corps et de l’idée de l’idée. Il est amené par là à entrecroiser les
procédés réplicatifs selon le tableau suivant :

A) Origine (genèse) des idées.


1° Idée du Corps : réplication Corps - idée du Corps : Proposi­
tions 14-19.
2° Idée de l’idée : réplication idée du Corps - idée de cette idée :
Propositions 20-23.

B) Nature des idées.


1° Idée du Corps : réplication Corps - idée du Corps : Proposi­
tions 24-28.
2° Idée de l’idée : réplication idée du Corps - idée de cette idée :
Proposition 29.

Mais un autre tableau était concevable, où, sans entrecroiser les


réplications, on aurait ramassé, en deux chapitres distincts, tout ce
qui concerne la connaissance du Corps et tout ce qui concerne celle
de l’Ame :

A) Ame ou idée du Corps : réplication Corps - idée du Corps.


1° Origine (genèse) de l’idée du Corps : Propositons 14-19.
2° Nature de l’idée du Corps : Propositions 24-28.
584 APPENDICE XIII

B) Idée de l'Ame ou idée de l'idée du Corps : réplication idée du


Corps - idée de cette idée.
1° Origine (genèse) de l'idée de l'idée du Corps : Proposition 20-23.
2° Nature de l'idée de l'idée du Corps : Proposition 29.
O n remarquera qu’aucune nécessité rationnelle ne semble imposer
l’un de ces ordres plutôt que l’autre, et que l’ordre exclu paraît le plus
simple, car il n’exige aucun retour en arrière et n’entrecroise pas les
procédés réplicatifs.
D e ce choix, on peut envisager plusieurs raisons :
1. Une préférence de nature subjective, dictée par le dessein de
l'ouvrage. L'objet de Spinoza, c'est l’Ame. En conséquence, à chaque
étape, il conclut, de l'Ame comme idée du Corps, à la connaissance
que l’^ m e a d’eUe-même par l’idée de cette idée du Corps. 2. Spinoza
veut construire une Ethique. Ce projet l’a déjà conduit à ne traiter,
parmi l'infinité des modes suivant nécessairement de l’essence de
Dieu, que de l'Ame humaine. Le même projet oriente ici la déduc­
tion vers la détermination d’une valeur : la béatitude ou le souverain
Bien, dont la connaissance vraie est la condition. La division qui doit
alors naturellement s’imposer est celle qui, distinguant entre le
problème de l'origine des idées et celui de leur nature, traite d’abord
du premier en vue de résoudre le second, considéré comme l’objet
dernier de la recherche. C'est là une division de moraliste en quête de
la sagesse. L’autre division, qui se contenterait de dresser deux tableaux
comparatifs, concernant, l'un, la connaissance du Corps (origine et
nature), l'autre, la connaissance de l'Ame (origine et nature), n’étant
pas fondée sur une préoccupation normative, répondrait plutôt au
dessein d’un psychologue. 3. Si l’on replace cet ordre dans le
contexte général du Livre Il, on voit qu'il est le mieux approprié, car
il permet de s’élever méthodiquement de l’imagination à l’entende­
ment. En effet, une fois déterminée l’origine de la connaissance ima­
ginative, la détermination de sa nature par la mise en évidence de
son inadéquation, c’est-à-dire de sa fausseté, impose le problème
corrélatif de la connaissance adéquate ou vraie, c’est-à-dire de la
connaissance rationnelle et de la connaissance intuitive. LEthique,
en effet, n ’est pas un traité, mais une déduction suivie que marque
une succession d'étapes dans la réflexion de l’Ame sur elle-même.
Or, les questions d’origine et les questions de nature appartiennent à
deux plans différents. Les premières doivent donc être traitées toutes
ensemble au même moment, alors que le progrès de la réflexion ne
perm et pas encore d'atteindre le niveau supérieur à partir duquel il
sera possible d’envisager dans leur ensemble les questions relatives à
la nature 1

1. Cf. supra, chap. IX, § I, p. 260.


L’ARTICULATION DE LA DÉDUCTION DES CONNAISSANCES 585

§ Il. — Si l’on envisage maintenant les P rop ositio ns 3 0 et 3 1 , o n


doit ajouter au prem ier des deux tableaux précédents, dans la sec­
tion B, une troisième rubrique, relative à la durée des choses :

B) N a tu re des idées.
3° D u rée : idée de la durée du Corps et des corps ; réplication
C o rp s -id é e du C o rp s : P rop ositio ns 3 0 -3 1 .

Mais on se serait attendu à u n autre tableau, à savoir :

A) O rig in e (genèse) des idées :


1° C o rp s : durée du Corps (et des corps), idée de la durée du
Corps (et des corps) ; réplication Co rp s-id ée du C o rp s (pas de pro­
position dans X Ethique).
2° A m e : idée de la durée du Corps, idée de l’idée de la durée
du Corps (et des corps) ; réplication idée du C o rp s-id é e de cette idée
(pas de proposition dans X Ethiq ue).

B) N a tu re des idées.
1° C o rp s : durée du Corps (et des corps), idée de la durée du
Corps et des corps ; réplication Co rp s-id ée du C o rp s : P ro p o si­
tions 3 0 -3 1 .
2° A m e : idée de la durée d u Corps (et des corps), idée d e l’idée
de cette idée ; réplication id é e du Co rp s-id ée de cette id é e (pas de
proposition dans X Ethique).
La comparaison de ces deux tableaux m et en évidence une double
anomalie :
1. Contrairement à la règle observée partout ailleurs, les P rop o ­
sitio n s 30 et 3 1 , qui, au moyen de la réplication C o rp s id é e du Corps,
statuent sur Xidée de la durée des corps (le mien et les autres),
n'introduisent pas, au moyen de la réplication idée d u C o rp s-id ée de
l ’idée , des propositions corrélatives statuant sur l'idée de l'idée de la
durée du C o rp s et sur l'inadéquation de la conscience im agin ative de
m a durée in térieu re . Bref, Spinoza ne traite que de Xidée de la durée
du C o rps et des choses extérieures , et néglige entièrement la con­
scien ce de la d u rée de l ’A m e. Cependant, nous savons que, sur le
plan imaginatif, la conscience de la d u rée de m on Ame et de la durée
de mes affections est totalement inadéquate, la durée étant conçue
alors, tout autant que celle des corps, comme une quantité mesurable
par le temps. Le problème de la durée de l'Ame n'apparaîtra que
dans le Livre III, dans les P ropositions 6, 7 et 8, et dans le Livre V,
en particulier dans la Prop ositio n 2 3 et son Scolie, mais ici et là à
un point de vue tout différent. Car, ni dans le Livre III, ni dans
586 APPENDICE X lll

le Livre V, il ne sera question de statuer sur l’inadéquation de la


conscience que l’Ame a de sa durée. Dans le Livre III, il s'agit de
déterminer la nature de l'effort comme enveloppant un temps indé­
fini ; dans le Livre V, de déterminer les conditions dans lesquelles
l'Ame peut être dite durer 1 Il y aurait donc là, en apparence, dans
le Livre Il, une curieuse lacune.
Cette première anomalie tiendrait au fait que, la durée intérieure
à l'Ame ne pouvant être saisie que dans son conatus, qui exprime
directement la puissance de son essence, l'ordre exige qu'il n'en soit
traité qu’à propos de cette puissance, c'est-à-dire des affections
(affectus), à savoir dans le Livre III, ou à propos de la connaissance
que l'Ame prend de son essence, à savoir dans le Livre V.
2. Les P ropositions concernant la nature de l'idée de la durée des
corps ne sont pas, comme les autres, introduites par des P ropositions
donnant la genèse de cette idée, et Spinoza, ne jugeant pas nécessaire
ici de déduire séparément la genèse et la nature, rend compte en
même temps des deux. Aussi la première partie de chacune des
P ro p ositio ns 30 et 3 1 est-elle consacrée à la genèse, et la seconde
à la nature.
On pourrait peut-être expliquer cette seconde anomalie par la
volonté d'abréger, hypothèse à la rigueur plausible. Mais, plus vrai­
semblablement, on devrait l’expliquer par la différence des objets
traités. La durée, en effet, contrairement au Corps, aux affections du
Corps, à l'idée de ce Corps et aux idées des affections du Corps, n’est
pas une chose singulière, mais le propre de l’existence de ces choses
en tant que leur existence n’est pas nécessairement enveloppée dans
leur essence 3 On conçoit par là que tout ce qui concerne sa percep­
tion ait dû être ramassé dans un chapitre à part, distinct de celui
qui, traitant de la perception des choses singulières, embrasse les
P ro p ositio ns 14 à 29. Le Scolie de la P ro p o sitio n 29 , en forme de
conclusion générale, m arque bien que, alors, un sujet est épuisé et
que, à partir de la Prop ositio n suivante, qui traite de la durée, un
autre va commencer.

2. Eth., V, Prop. 23, Ap., pp. 628-629, Geb., II, p. 296, 1. 11-15.
3. Cf. Livre IV, Définition 3. Cette durée est quelque chose de réel, qui se
distingue de la durée abstraite, laquelle n'est qu'une quantité ou un être de
raison, « c'est-à-dire, l'existence en tant qu'elle est conçue abstraitement et
comme une sorte de quantité », Eth., II, Prop. 45, Scol., Ap., p. 224, Geb., II,
p. 127, 1. 15-18. Cette durée abstraite n'est rien d'autre que l'idée inadéquate
de cette durée réelle dont il est ici question, idée qui la représente faussement
comme une quantité mesurable par le temps.
A P P E N D IC E N° 14

Le Scolie 1 de la Proposition 40 du Livre II et le


Traité de Maimonide sur la Terminologie Logique
(Cf. chap. X I, § XXII, p. 362)

Se fondant sur certaines analogies extérieures, M. W olfson croit


pouvoir assurer (op. cit., Il, pp. 119-130) que Spinoza démarque
ici le chapitre du Traité de la Terminologie logique où Maimonide
donne une libre esquisse de la doctrine aristotélicienne des notions
communes. En conséquence, et conformément à Maimonide, les
notions qui sont pour Spinoza les ratiocinii nostri fundamenta se
distribueraient selon le tableau suivant :
A) Notions communes à tous les hommes : 1° Perceptions sensi­
bles ; 2° Axiomes com prenant : a) les Premières notions ; b) les
Secondes notions. — B) Notions communes à quelques hommes :
1° Opinions généralement acceptées ; 2° Opinions fondées sur l'auto­
rité. — C) Opinions mal fondées. — Spinoza m entionnerait explici­
tement A, 2a et b ; et indirectement B et C. D e plus, les Secondes
notions seraient, chez lui comme chez Maimonide, les conclusions
des syllogismes. Enfin, pour achever de faire coïncider le texte de
l’Ethique avec celui de son prétendu modèle, M. W olfson propose
de substituer au membre de phrase : « Notiones illae ... et conse-
quenter axiomata quae in iisdem fundantur » (Geb., III, p. 120,
l. 22 sq.), une version contraire : « Notiones illae ... et consequenter
axiomata in quibus eaedem fundantur >, estimant que, très vraisem­
blablement, le texte de nos éditions est altéré.
O n peut admettre pour vraisemblable que Spinoza ait lu le
Traité de M aïmonide sur la Terminologie logique. Mais ce qui frappe,
ce n'est pas l'analogie, c'est plutôt le contraste des deux tableaux.
Aussi peut-on à bon droit s'étonner que le commentateur corrige
d'autorité un texte sur lequel tous les m a n ^ r i t s sont d'accord
pour le faire cadrer de force avec une interprétation person­
nelle contestable. En effet, ainsi qu'on l'a vu \ « les notions qu'on
appelle Secondes >, mentionnées ici par Spinoza, étant celles de la

1. Cf. supra, chap. XI, $ p. 364, note 84.


588 APPENDICE XIV

Scolastique qui lui est contemporaine*, sont les concepts de genres,


d'espèces, d'énonciations, etc., et les axiomes qui en découlent sont
les diverses règles qui perm ettent leur maniement : règles du syllo­
gisme, principe de contradiction et d'identité, etc. Au surplus, pour
Spinoza, d'une façon générale, les D é fin itio n s précèdent et com­
mandent les A xio m es. Ceux-ci étant des vérités « n'ayant de siège
que dans notre esprit », on ne peut guère concevoir qu'ils puissent
fonder les notions communes, qui sont idées de propriétés de choses
réelles hors de nous. Par exemple, tous les axiomes de la physique,
dans le Scolie de la Prop ositio n 1 3 , sont fondés sur les notions com­
munes d'étendue, de corps, de mouvement, de repos, de vitesse, etc.,
et le contraire ne se conçoit pas.
Les autres rapprochements ne paraissent guère plus plausibles.
En effet : 1° Si les secondes notions sont les conclusions des syUo-
gismes, on ne voit pas pourquoi Spinoza s'inquiéterait de rechercher
leur origine, puisque, par définition, celle-ci serait toute trouvée.
2 ° Il est impossible de faire rentrer dans la catégorie des opinions
généralement acceptées (par le consensus gentium ) les notions com­
munes « quae iis tantum qui praejudiciis non laborant, clarae et
distinctae sunt », car, pour Spinoza, ces opinions, qui sont celles du
sens commun, sont précisément les préjugés auxquels s'opposent les
idées claires et distinctes de ceux qui sont sans préjugés. 3 ° Les
perceptions sensibles sont pour Spinoza le contraire des notions com­
munes, puisqu'elles sont singulières, alors que les notions communes
(scolastiques ou spinozistes) sont universelles. Quand Maïmonide
appelle les perceptions sensibles des notions communes à tous les
hommes, il veut dire simplement qu'on les trouve chez tous, mais
non qu'elles sont ces notions qui par leur universalité s'opposent
précisément aux perceptions sensibles, lesquelles sont toujours singu­
lières.
O n ajoute ( ib id , p. 1 2 7 ) que sur l'origine de ces notions, Spinoza
propose à peu de choses près la doctrine d'Aristote, qui les tire du
contenu commun des perceptions sensibles, contenu universel qui,
étant indivisible, est pareillem ent présent dans la partie et dans le
tout. C'est là un rapprochement plus sérieusement fondé, car, pour
Spinoza, les notions communes ont bien pour objets des indivisibles,
qui, pareillement dans la partie et dans le tout, sont immanents à
toutes nos perceptions sensibles (cf. II, dém. de la Prop. 38 ). Mais,
pour Aristote, le fondement de l'indivisibilité, c'est l'unité de la
forme, « l’un étant indivisible quel qu'il soit » (Phys., III, 7, 20 7 b
6 -7 ), tandis que, pour Spinoza, d'une part, c'est l'infinitude, laquelle

2. O n rem arquera q u e les n o tio n s critiq u ées ic i par S p in oza : U n iv e r sa u x ,


T ran scen d en ta u x , so n t d es n o tio n s d e la sco la stiq u e. C'est d on c b ie n e lle s
q u i s o n t v isé es ic i, d a n s les Secundae notiones.
A PROPOS DU TRAITÉ DE MAÏMONIDE SUR LA TERMINOLOGIE 589

résulte elle-même de la causa sui 3 ; d'autre part, dans les notions


communes et propres à certains corps, c'est la loi de leur proportion
constante de mouvement et de repos 4 L’indivisibilité du concept
aristotélicien est celle des universaux que l'expérience, par le souvenir
répété de choses de même espèce, dégage par induction et fixe
comme un caractère commun des choses perçues. Pour Spinoza, certes,
c'est aussi à partir des perceptions sensibles que l'entendement, par
sa spontanéité, forme les notions communes, mais ceUes-ci sont les
idées de propriétés inhérentes aux attributs ; l'entendement y parvient
par un processus, non de généralisation, mais de dépouillement, qui
ôte aux propriétés des choses en soi le travesti qualitatif dont les
revêtent les perceptions imaginatives de nos affections corporelles.
L'analogie entre les deux processus n'est donc qu'extérieure : l'un
aboutit, selon Spinoza, à une image générale, confuse et inadéquate,
l'autre à la perception adéquate de la réalité en soi.
Ce n'est donc pas d'Aristote, mais de Descartes, qu’il conviendrait
ici de rapprocher Spinoza 5 Ainsi, pour Descartes, c'est en dévêtant
la notion prim itive d'extension, pareillement présente dans toutes les
perceptions imaginatives, des prétendues propriétés projetées sur elle
par l'imagination, que l'entendement pur, à l'occasion de ces percep­
tions, conçoit cette notion, qui a sa source, non en elles, mais en
lui 6 L'originalité de Spinoza, à l'égard de Descartes, consiste à
attribuer l'indivisibilité à l'extension, à fonder dans la causa sui de
la substance cette indivisibilité qui est le principe de l’adéquation
nécessaire de la notion, et à concevoir, d'accord avec Regius contre
Descartes, que le concept général a sa source dans l'imagination, et
non dans l'entendement, lequel, au contraire, est la source des Notions
communes de la raison 7

3. C f. supra, t. I , Appendice n ° 9.
4 . C f. supra, ch a p . X I , § § IX sq q ., p p . 3 3 8 sq q . ; cf. ch ap . V I , § XVI,
p p . 1 7 1 sq ., § XXI, p p . 1 8 1 sq q .., ch a p . V I I , §§ V sq q ., p p . 1 9 8 sq q ., §§ X I
sq q ., p p . 2 0 9 sqq.
5. C f. supra, t. I, Appendice n ° 1 0 , § i i i , 1°, p p . 5 3 9 sqq.
6. D esc a r te s, Lettre à Elisabeth, 2 1 m a i 1 6 4 3 , A . T ., III, p . 665; A la
même, 28 juin 1 6 4 3 , p . 6 9 1 .
7 . C f. supra, ch ap . X I , § XXV, p . 3 7 2 .
A P P E N D IC E N° 15

Le mot et l’idée générale


tCf. ch. X I, § X X X , pp. 381 sqq.)

Dans le Scolie 1 de la Proposition 40, il est dit que l’imagination,


incapable de percevoir les petites différences des êtres singuliers, ne
retient d’eux que ce en quoi ils conviennent, c’est-à-dire ce par quoi
ils affectent le plus fortement et le plus souvent le Corps ; et c’est
cela que l’Am e exprime p ar un nom, par exemple le nom d'homme
pour les différents hommes. Ainsi, la perception syncrétique confuse
qui constitue l’idée générale paraît conditionner le nom, qui tient
d’elle sa signification et s’y trouve attaché comme une étiquette.
Dans le Scolie 2 de la même Proposition, il est dit que « nous for­
mons des idées générales ex signis », c’est-à-dire « à partir de mots
entendus ou écrits, par lesquels nous nous rappelons des choses et en
formons des idées semblables à celles par quoi nous imaginons les
choses ». Ce processus semble l’inverse du précédent, car c’est le mot
qui paraît ici la condition, et l’idée générale le conditionné. Le mot
serait une affection du Corps associée à une autre, produite en même
temps qu’elle, si bien que l’image m entale de l’une évoquerait natu­
rellement l’image mentale de l’autre. Comme le prouve le renvoi au
Scolie de la Proposition 18, le langage ne serait qu’un cas particulier
de la mémoire, et ne supposerait rien d’autre que l’enchaînement
des idées selon l’enchaînement des affections du Corps. Ici, l’idée
générale ne paraît être en rien la condition du langage.
Mais comment les notions générales peuvent-elles se former à par­
tir de signes qui sont des affections singulières 1 ? Il faut admettre
que le mot, affection singulière, a affecté le Corps en même temps
que de multiples autres affections singulières (les affections multiples
et variées qui enveloppent, par exemple, la nature de la pomme, cf.

1. Question que Locke et Berkeley poseront sous cette forme : Tout ce qui
existe étant p a rticulier, comment parvenons-nous à des termes généraux »,
L^ ocke, Essai conc& wnt l’entendement humain, III, chap. III, § VI ; Berkeley,
Traité sur les principes de la connaissance humaine, Introduction, § XI.
LE MOT ET L’IDÉE GÉNÉRALE 591

Scol. de la Prop. 18), mal distinguées en raison de la capacité limitée


de notre puissance d’imaginer, si bien que le même m ot affecte le
corps en même temps que des affections diverses ; et ainsi nous for­
mons une notion générale semblable aux idées par lesquelles nous
imaginons les choses singulières, mais non identique à elles.
Mais ne rejoint-on pas alors le premier processus, puisque le mot
et ses fonctions ne paraissent possibles qu’en vertu de la perception
syncrétique confuse des choses, laquelle constitue l’idée générale elle-
même ? L’idée générale n’apparaît-elle pas de nouveau comme étant
la condition du langage ?
En réalité, les deux processus doivent être considérés co ^tue indis­
sociables : pas de langage sans idée générale, c'est-à-dire sans la per­
ception syncrétique confuse qui la constitue ; mais pas d'idée géné­
rale non plus sans le m ot, affection unique et toujours la même à
laquelle se trouvent associées ces diverses affections multiples que
l'imagination ne saurait distinguer.
O n peut observer que Spinoza combine des thèses qui seront celles
du conceptualisme de Locke d’une part, et du nominalisme de Berkeley
d’autre part. Avec le premier processus, on est assez près de Locke,
pour qui « les mots deviennent généraux lorsqu’ils sont institués pour
les signes des idées générales » 23, qui voit dans ces dernières des idées
abstraites « fictions de l’Esprit », lequel, du fait de son imperfection,
laisse de côté les particularités des choses singulières, par exemple, s’il
s’agit d'un triangle, se le représente comme n’étant « ni isocèle, ni rec­
tangle, ni équilatéral, ni scalène, mais tout à la fois » 3 De telles idées,
qui sont « autant de marques de notre imperfection » 45, correspondent
assez bien à ces perceptions syncrétiques confuses qui, chez Spinoza,
résultent de la capacité limitée de notre imagination, et constituent
ces idées générales qui, « semblables » aux idées des affections
singulières, par là même ne leur sont pas identiques.
Avec le second processus, on se rapproche de Berkeley, pour qui
l’on doit dire que « un m ot ne devient général que lorsqu’il est pris
pour le signe, non d’une idée générale abstraite, mais de plusieurs
idées particulières qu’il évoque indifféremment » 5
Cependant, par deux traits, Spinoza paraît plus près du conceptua­
lisme de Locke que du nominalisme de Berkeley : 1° Il ne réduit pas,
comme Berkeley, la généralité au « pouvoir que possède une idée
de signifier toutes les autres idées particulières de même espèce ».
Il m aintient l’idée générale co ^m e une entité distincte des idées
particulières ; avec Locke, il estime que, si le m ot est général en

2. L ocke, op. cit., III, c h a p . III, § VI.


3. Ibid., IV , ch ap . V II, § IX.
4. Ibid.
5. B erkeley, op. cit., ibid.
592 APPENDICE XV

tant qu’il est le signe de plusieurs idées particulières, il ne peut l’être


que par l’idée générale qu’il sert à ex prim er8. 2° Il fait de l'idée
générale une perception syncrétique confuse, qui n'est rien d’autre
en réalité que cette idée composite que Locke admettra et que
Berkeley niera en tant qu’absurde et qu’impossible.6

6. Locke, op. cit, III, chap. I I I , § iii.


A P P E N D IC E N° 16

L a classification des genres d e connaissance


dans les T ra ité s antérieurs à l'Ethique
(C f. chap. X I , § X X X I , p. 38 4)

Cette classification paraît a peu près semblable dans ces Traités


et dans YEth iq ue. Cependant, un examen plus attentif révèle, outre des
différences de détail, certaines différences d’une importance non
négligeable.
§ I. — Le C o urt T ra ité , assez vacillant, distingue d'abord trois
modes de connaître : la croyance ou o p in io n (ouï-dire, expérience), la
croyance droite, la connaissance claire 1 ; puis quatre, l’ouï-dire et
l'expérience étant dédoublés en deux modes distincts, le mode supé­
rieur étant l'expérience 234; enfin, de nouveau, trois seulement Il
n'y est pas question des signes.
L’opinion est dite telle « parce qu'elle est sujette à l’erreur ». La
croyance droite n'erre pas ; connaissant les choses par la raison seule­
ment, elle nous convainc de par une règle universelle que les choses
sont ainsi et non autrement, sans toutefois les faire voir en elles-
mêmes. A u contraire, la connaissance claire, ne naissant pas du
raisonnement, mais du sentiment de la chose même, nous en donne
la jouissance. Aussi l'emporte-t-elle sur les autres.
Toutes ces caractéristiques restent vagues. La connaissance par
raison, qui n'est pas dite encore connaissance claire, n’est pas dis­
tinguée de la connaissance par idées générales, bien que le procès
de ces idées ait été instruit plus haut 4 La connaissance claire est
conçue comme sentiment ou intuition de la chose, sans qu'il soit
précisé s’il s’agit là d’un contact direct avec la chose hors de toute
idée ou d'une idée intuitive de cette chose. Enfin, elle paraît n'avoir

1. Court Traité, I l , ch ap. 1, A p., 1, p. 10 0 , G e b ., I, p . 54.


2. Ibid. A p ., 1, p. 10 1 , G eb ., 1, p . 54.
3. Ibid., chap. II, A p., 1, p . 102, G e b ., 1, p . 55.
4 . Ibid., A p ., 1, chap. V I, p . 8 3 , chap. V II, p p . 8 9 -9 0 , G eb ., I , p p . 4 2 ­
4 3 , 4 6 -4 7 . Cf. s u p ra , t. I, p. 57.
594 APPENDICE XVI

d’autre objet physiquement réel que Dieu 5 (l’intuition de la quatrième


proportionnelle n'étant pas l'intuition d'une chose physiquement
réelle) ; ce qui est en désaccord avec la définition qu'en donne
l'Ethique dans le Scolie 2 de la Proposition 40.

§ II. — Le D e intellectus emendatione, moins vacillant, distingue de


façon tranchée entre quatre modes de connaître 6, les mêmes que
ceux du Court Traité.
Il ajoute à l’ouï-dire, dans le premier mode, la connaissance par
signes.
Le second mode, nettem ent détaché du premier, est l'expérience.
Le troisième n'est plus appelé croyance ; c'est une connaissance
claire sans danger d'erreur, quoique pourtant non adéquate 78(adéquate,
terme nouveau, absent du Court Traité). Si, bien qu'elle ne nous
trom pe pas, elle n'est pas adéquate, c'est que, concluant d'une autre
chose l’essence d'une chose, elle laisse celle-ci inconnue ou indé­
terminée s.
Le quatrième mode, enfin, est perception de la chose, soit par
sa seule essence, soit par la connaissance de sa cause prochaine. Pour
l’illustrer, Spinoza invoque, outre la connaissance de la quatrième
proportionnelle pat l’intuition immédiate de sa raison, certains exem­
ples de perception d'une chose par sa seule essence9 qui sont
absents du Court Traité comme ils le seront de VEthique.

§ III. — Comment ces classifications diffèrent-elles de celle de


VEthique ?
A première vue, elles ne paraissent en différer que de façon insi­
gnifiante. Elles sont illustrées par le même exemple mathématique.
Sans doute distinguent-elles quatre modes de connaître et non trois
genres de connaissance, mais VEthique continue à distinguer, à l’inté­
rieur du premier genre, les deux modes de connaître que les traités
antérieurs (et surtout le D e emendatione) séparaient l'un de l’autre.
Ce n’est d’ailleurs pas sans raison qu'elle les range dans le même
genre, car ils appartiennent tous deux à l'Imagination, et leur distinc­
tion ne peut être que subsidiaire là où le seul problème consiste à

5. Court Traité, II, chap. 1, Ap., I, p. 100, chap. II, p. 103, chap. XXII,
p.176.
6. De int. emend., Ap., I, §§ X-XIV, p. 231, Geb., II, p. 10.
7. « Essentia rei ex alia se concluditur, sed non adaequate », Ap., I, § XIII,
p. 231, Geb., Il, p. 10, 1. 16-17 ; « adaequatam proportionalitatem non
vident », Ap., 1, § XVI, p. 234, Geb., II p. 12, 1. 11 ; « nonabsoluteinde
possumus intelligere », Ap., I, § XV, p. 232, Geb., II, p. 11, 1. 12-13.
8. De int. emend., Ap., I, § XIII, pp. 231-232, § XVI, p. 236, Geb., Il,
p. 10, 1. 17, p. 12, 1. 11, notes f, g, h.
9. Ibid., Ap., I, § XIV, p. 231, §XV, p. 233, Geb., II, p.10, 1. 20-21,
p. 11, 1. 13 sqq.
GENRES DE CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 595

découvrir l’origine et la nature de l’Imagination pour l’opposer,


comme connaissance inadéquate, à la Raison et à la Science Intuitive
comme co^uissances adéquates.
Alors que le D e in t e lle c t s em endatione met au dernier rang la
connaissance par ouï-dire ou par signes, et la connaissance par expé­
rience au rang immédiatement supérieur, l'Eth iq u e inverse l’ordre,
énumérant d’abord la connaissance par expérience, puis la connais­
sance par signes. Ce renversement tient vraisemblablement à ce que
l'E th iq u e les ordonne au point de vue génétique, et non, comme les
Traités antérieurs, au point de vue gnoséologique.
Au point de vue gnoséologique, la connaissance par signes est ce
q u ’il y a de plus bas, car les signes ou m ots sont plus loin du réel
que l’expérience vague. Les mots, substituts des idées générales, qui
sont confuses, dépendent, quant à leur signification, des dispositions
du Corps 10 et conduisent au psittacisme “ • Descartes, qui, dans sa
revue générale des connaissances, se place au point de vue gnoséo­
logique, commence par rejeter ce qui nous vient des mots, écrits ou
parlés, c’est-à-dire ces « enseignements grâce auxquels on a coutume
d ’être reçu au rang des doctes » “ •
Au point de vue génétique, l’expérience vague précède la connais­
sance par signes, car elle est perception des modifications actuelles
de notre Corps, tandis que la connaissance par signes, étant associa­
tion des idées, enveloppe la mémoire ; or, la perception conditionne
la mémoire. Que la connaissance par signes soit connaissance par
mémoire, c’est ce dont témoignent dans le S colie 2 de la P rop osi­
tio n 40 les expressions « nous nous rappelons des choses [...} en
entendant ou en lisant certains mots », et le renvoi au S co lie de la
P rop ositio n 18 ”

§ IV. — La connaissance rationnelle est, dans le C o u rt T ra ité , dite


nécessaire, car elle nous enseigne que « la chose est ainsi et ne peut
être ni arriver autrem ent ». Elle est décrite comme produite en vertu
de « règles universelles fournies par la Raison » “ Mais le Court
T ra ité n’explique pas quelle est, dans la Raison, l’origine de ces règles,
ni pourquoi elles ne peuvent nous tromper.
Dans le D e intellectus em endatione, le troisième mode de connais­
sance, qui correspond à la connaissance « par la Raison vraie > du

10. Eth., II, Prop. 18, Scol., A p ., p p . 17 4 sqq., G e b ., II, p. 107.


11. Court Traité, II, chap. I, Ap., I, p. 101, G e b ., I, p . 54.
12. D escartes, Discours, 1, A . T ., V I , p . 4 , 1. 25 sqq.
13. V o ir dan s D e D e u g d , op. cit., p . 2 1 , le ta b le a u sy n o p tiq u e des d iffé ­
ren tes d escrip tio n s de la connaissance d u p re m ie r g e n re d an s le Court Traité,
la Réforme de l’entendement et l'Ethique.
14. Court Traité, II, chap. I, A p ., p . 102, c h ap . II, § II, p . 103.
596 APPENDICE XVI

Court Traité, et à la connaissance du deuxième genre de l'Ethique,


c’est-à-dire à la Raison (bien que ce mot ne soit nulle part prononcé),
est dite « une perception où l'essence d’une chose se conclut d'une
autre chose, mais non adéquatement », soit que d'un effet nous fas­
sions ressortir sa cause », par exemple, lorsque nous concluons du
sentiment que nous avons de notre Corps, et non de quelque autre,
que l'Ame est unie au Corps, soit que « une conclusion se tire d'une
certaine [règle} universelle (aliquo universali) toujours concomitante
d’une certaine propriété (quod semper aliqua proprietas concomita-
tur) », par exemple, quand je conclus qu'il doit appartenir à l'essence
du soleil d'être plus grand que je ne le vois, en partant de la connais­
sance que j'ai « de la nature de la vision et de cette propriété à elle
appartenant qu'un même objet vu à grande distance paraît plus petit
que si nous le regardons de près » “ • C'est, en effet, une propriété
particulière de la vision, et qui tient à la nature ou à l'essence singu­
lière de la vision, de faire voir plus petit qu'il n'est un objet vu de
loin ; d'où cette règle universelle que tous les objets vus de loin sont
en réalité plus grands que nous ne les voyons, règle toujours conco­
m itante de cette propriété spécifique de la nature de la vision. On
voit que la propriété dont il s'agit ici est, non une propriété commune
des choses, mais la propriété singulière d'une essence ; que la règle
universelle concomitante de cette propriété singulière n'est pas non
plus l'idée d'une propriété commune des choses ; et, enfin, que la
propriété de la chose qui, par la règle universelle, permet de conclure
à la propriété d'une autre chose, n'est en rien la propriété de cette
autre chose.
L’exemple tiré de la Proposition 19 du Livre VII des Elementa
d'Euclide est accommodé à cette curieuse conception de la Raison.
Il est, en effet, tourné de la même façon que l'exemple tiré de la
nature de la vision : si, par cette Proposition 19, « les Mathématiciens
savent [de façon universelle} quels nombres sont proportionnels entre
eux, c’est qu’ils le concluent de la nature de la proportion et de cette
propriété à elle appartenant que le produit du premier terme et du
quatrième égale le produit du second et du troisième » Ainsi, une
propriété particulière à une certaine essence : l'essence de la pro­
portion est concomitante d'une certaine règle universelle selon laquelle
tous les nombres proportionnels entre eux sont tels que le produit du
premier et du quatrième égale le produit du second et du troisième, et
de cette règle se conclut, dans tel cas déterminé, la quatrième propor­
tionnelle recherchée. Là encore la connaissance d'une chose par
la Raison est conçue comme s'opérant, non par la connaissance d'une
propriété commune, mais par la connaissance de la propriété singu-156

15. De int. emend., Ap., 1, § xiii, p. 132, § XV, pp. 232-233.


16. De int. emend., Ap., 1, § XVI, p. 234.
GENRES DE CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 597

Hère d’une certaine essence. L'Ethique dira, au contraire, que les


mathématiciens aboutissent à la quatrième proportionnelle recherchée
en vertu de « la propriété com m une des nombres proportionnels ».
Le C o u rt T raité, plus vague, disait que c’est en vertu de « la propriété
des nombres proportionnels » 17189, et, quoique ne parlant pas de pro­
priétés com m unes, il était, en l’occurrence, moins loin de ÏE t h iq u e que
le D e intellectus emendatione.
Mais quelle est, pour le D e intellectus em endatione , la nature et
la valeur objective de cette connaissance ? Est-elle adéquate et vraie,
claire et distincte ? N ulle part il n’est dit expressément qu’elle soit
claire et distincte, ni non plus qu’elle soit vraie. Ces propriétés
semblent, comme dans le C o u rt T ra ité , être réservées au quatrième
mode de connaissance. En revanche, il est dit que, contrairement aux
deux premiers modes, elle « conclut clairement [...] à partir d’une
perception claire », « nous donne l’idée d’une chose et nous permet
de conclure danger d’erreur » 1B, bien qu’elle ne nous fasse pas
connaître adéquatement la chose “ •
La connaissance rationnelle a donc un statut des plus ambigüs,
car, si « elle nous donne l’idée d’une chose », et si elle ne nous
trompe pas, ne doit-on pas accorder qu’elle est vraie ? et si elle ne
nous fait pas connaître adéquatement la chose, ne doit-on pas conve­
nir qu’elle n ’est pas vraie ?
Ces obscurités et ces incertitudes viennent de ce que le fondement
de la connaissance rationnelle, à savoir les notions communes, n ’est
pas découvert. Si, en effet, de par la définition du troisième mode
de connaissance, comme perception où l’essence d’une chose se
conclut d’une autre chose, on conclut de la propriété de l’essence d’une
chose à une autre chose qui n ’a avec celle-ci aucune propriété com­
mune, il est évident que cette connaissance ne saurait être adéquate,
puisqu’elle ne fait positivement rien connaître de ce que cette chose
est en soi. Ce que nous connaissons, ou croyons connaître, de la chose
conclue n ’est, en effet, alors rien d’autre que ce que nous connaissons
de la chose d’où on le conclut. Au contraire, quand nous connaissons
une chose singulière par sa propriété commune, nous la connaissons
dans cette mesure adéquatement, c’est-à-dire telle qu’elle est en soi,
puisqu’une telle propriété, étant pareillement dans la partie et dans
le tout, est connue telle q u ’elle est en soi dans l’idée de n’importe
quelle partie, c’est-à-dire dans l’idée de n ’im porte quelle chose
singulière. D ’où l’on voit que, étant connaissance des propriétés com­
munes et connaissance des choses singulières par leurs propriétés
communes, la Raison doit être dite connaître en cela les choses

17. Court Traité, II, chap. I, Ap., 1, p. 102.


18. De int. emend, Ap., 5, § XV, p. 232, § XXIV, p. 235.
19. Ibid., § XIII, p. 231, § XVI, p. 234.
598 APPENDICE XVI

« ut in se sunt », et par conséquent les connaître vraiment. Mais,


d'après le D e intellectus emendatione, la connaissance rationneUe, ne
nous faisant pas connaître les choses telles qu’elles sont en soi, doit
être dite, à juste titre, non adéquate, et l’on comprend que, même si
elle ne nous trompe pas, on ne puisse oser la dire vraie. Cependant,
une connaissance qui ignore ce que la chose est en soi, c'est-à-dire
qui n’est pas adéquate, est, comme le dém ontrent les P ropositions 1 4
à 2 9 du Livre Il, une connaissance mutilée et confuse. Or, une telle
connaissance est le fait de l'imagination, et non de la Raison. On doit
donc conclure que, faute d'avoir découvert les « f undamenta R a tio -
n is », Spinoza s'est trouvé dans l'impossibilité de distinguer claire­
ment l'imagination de la Raison.
C’est ce que confirment les exemples qu’il allègue.
L'exemple du premier cas : tout ce qui est vu de loin est plus
grand qu'il ne paraît, donc le Soleil, etc., se réfère à Aristote, qui
conclut du général au particulier. L’exemple du second cas : du senti­
ment que nous avons de notre Corps nous concluons à l’union de
l'Ame et du Corps, se réfère à Descartes, — et, d'une façon générale,
à l’ordre analytique tel qu'll est suivi par Descartes dans la métaphy­
sique, c'est-à-dire dans les M éditations (preuves de l’existence de Dieu
par les effets, de l’existence du Corps par les effets, etc.) ï0.
Ce dernier exemple est particulièrement malencontreux, et ne sau­
rait, selon XEthique , se rapporter à la connaissance rationnelle, car
aller de l’effet à la cause est une inférence qui, renversant l'ordre de
la connaissance vraie, lequel va de la cause à l’effet (cf. E th ., 1,
A x . 4 ), est de nature imaginative. Certes, c’est à bon droit que le
D e intellectus em endatione considère comme « non adéquate » la
connaissance qui conclut de l’effet à la cause, tenant même à juste
titre que par là nous n’avons nulle connaissance de la chose, puisque
« en pareil cas nous ne connaissons rien de la cause hormis ce que
nous considérons dans l’effet » ” • Cependant, la tenant en même
temps pour rationnelle, il estime que, quoique non adéquate, elle
nous donne clairement l'idée d’une chose. Mais, selon XEthique , en
tant que non adéquate, elle est confuse, et, par là même, imaginative
et non rationnelle. Ainsi, bien que l’idée de l’affection du Corps
humain enveloppe la connaissance de la nature du Corps humain,201

20. En physique, Descartes explique les effets par leurs causes, et non les
causes par les effets (Principes, III, art. 4 et 42). En métaphysique, la première
cause en physique, à savoir la volonté de Dieu (I, art. 36), ne peut être con­
nue que par la voie analytique.
21. De int. emend., Ap., I, § XIII, addition 1, p. 231, Geb., Il, p. 10, note
f ; « c'est là l'effet dont nous concluons la cause au sujet de laquelle nous
n'avons nulle connaissance », ibid., Ap., I, p. 232, addition 1, Geb., Il, p. 11,
note g. — Selon XEthique, nous ne connaissons pas par l’effet sa cause exté­
rieure finie, mais nous connaissons dans l’effet sa cause interne infinie en
tant qu'elle est pareillement dans la partie et dans le tout.
GENRES DB CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 599

cause de cette affection, elUe n'enveloppe en rien la connaissance


adéquate de cette cause, car elle est étrangère à l'idée du Corps
humain, tel qu’il est en soi. De ce fait, l'idée de cette affection,
ignorant sa cause, — c’est-à-dire sa prémisse, — est, en tant qu’elle
est rapportée à l’Ame seulement, détachée de sa prémisse. Elle n'est
donc ni claire, ni distincte, mais mutilée et confuse. Il en va de
même pour la connaissance qu’elle enveloppe du corps extérieur qui
est, conjointement au Corps humain, l'autre cause de son affection (cf.
Prop. 2 4 à 28) “ . Et il en va aussi de même pour la connaissance
imaginative de l’union de l’Ame et du Corps.
Le second exemple, où l’on raisonne à partir de la nature de la
vision, paraît, à première vue, meilleur. Cependant, en réalité, il
ne vaut guère mieux. La connaissance résultant de ce raisonnement
est dite non adéquate (quoique claire), parce qu’elle laisse indéter­
minée la grandeur réelle du soleil. L’indétermination de cette gran­
deur, dans cet exemple, est le symétrique du caractère inconnu de
l’union de l'Ame et du Corps dans le prem ier exemple, la grandeur
réelle du soleil nous restant tout aussi inconnue que la nature de
l’union de l’Ame et du Corps. Là encore, on a affaire, non à une
connaissance claire et distincte, rationnelle, mais à une connaissance
mutilée et confuse, imaginative. C’est que, au lieu de se fonder sur
la notion d'une propriété commune des choses, elle se fonde sur
une règle universelle, tirée de la propriété appartenant à la nature
de la vision, de nous faire voir plus petits qu’ils ne sont les objets
vus de loin. Mais, ou bien cette propriété nous est enseignée par cette
« expérience vague » qui nous fait savoir que nous mourrons un
jour, que l’huile alimente la flamme, que l’eau l’éteint, etc. ; rien
d’étonnant alors à ce que nous n'aboutissions par là qu'à une connais­
sance vague : le so leil est p lu s grand que nous ne le voyons, qui
nous laisse ignorer sa vraie grandeur ; ou bien, comme cette propriété
appartient à « la nature de la vision », elle résulte de la structure de
notre organe v isu el , laquelle commande la façon dont notre imagi­
nation perçoit visuellement les choses ; nous pourrons sans doute
arriver par là à déterminer les caractères de l’affection visuelle pro­
duite par les choses dans notre Corps, mais non à déterminer les
propriétés de ces choses mêmes, telles qu’elles sont en soi “ La

22. Cf. supra, chap. IX, § III, pp. 262 sqq.


23. En réalité, en se fondant sur la seule propriété particulière à la nature
de la vision, il est impossible, non seulement de connaître la grandeur réelle
du soleil, mais de conclure qu'il est plus grand que je ne le vois. Certes,
sachant que, de par la nature de la vision, tout objet vu de loin est en réalité
plus grand qu’il ne paraît, je puis en conclure que le soleil est en soi plus
grand que je ne le vois ; mais c’est à condition que je sache qu’il est effecti­
vement à une grande distance. Or, c’est précisément ce que je ne puis savoir
par la nature de la vision, car celle-ci me fait voir la distance du soleil tout
aussi faussement que sa grandeur, et, accordant la fausse perception qu’elle me
600 APPENDICE XVI

connaissance rationnelle du soleil, telle que l'E th iq u e l’entend, est,


au contraire, celle qui, en fonction des propriétés com m unes des
corps et des lois qui en découlent, détermine exactement, par des
calculs astronomiques, sa vraie grandeur et sa vraie distance, c'est-à-
dire sa grandeur et sa distance telles qu'elles sont en s o i2i, indépen­
damment de « la nature de la vision ». Aussi, lorsque X Ethique évoque
cet exemple (II, Scot. de la Prop. 3 5, IV, Scot. de la Prop. 1 ) , n'est-il
plus jamais question de la nature de la vision.
Par l’analyse de ces exemples, il est confirmé que, co^m e nous
l'avons dit, faute d’avoir déduit les fundam enta R atio nis, Spinoza
n'arrive pas, dans le D e intellectus emendatione, à différencier, de
façon nette, le second mode de la connaissance imaginative : celui
de l'expérience vague, et la connaissance rationnelle, illustrant en fait
celle-ci par des exemples qu'il tire de cette expérience. Tout en
affirmant qu’elle ne trompe pas, ce qui laisse présumer qu'elle est
vraie, il lui refuse l'adéquation, dissociant de la sorte vérité et
adéquation, contrairement à la doctrine de X Ethique (Eth., II, D é f. 4,
Prop. 3 4 ) confirmée dans une Lettre : « Je ne reconnais aucune dif­
férence entre l’idée vraie et l’idée adéquate » “ C'est que, n'ayant pas
encore aperçu que les principes de la connaissance rationnelle sont
les notions des propriétés communes, notions nécessairement adéquates
du fait que ces propriétés sont pareillement dans la partie et dans le
tout, il est incapable d’établir qu’elle est adéquate, et, par consé­
quent, qu'elle est vraie, puisque l’adéquation seule fonde la vérité.
Par sa théorie des notions communes, X Ethique comble une grave
lacune, en donnant à la connaissance rationnelle considérée comme
connaissance vraie le statut solide qui lui manquait.

§ V. — Mais elle en comble une autre en procédant à une


genèse de l’idée adéquate, qui fait défaut dans le D e intellectus
emendatione.
Celui-ci se contente de définir l’idée adéquate comme une idée
totale, et l’idée inadéquate comme une idée partielle : « Il est certain
que nos idées inadéquates ont pour unique origine que nous sommes

donne de sa distance à la fausse perception qu’elle me donne de sa grandeur,


elle me fait croire qu’il n’est éloigné de moi que de deux cents pieds {Eth., Il,
Scot. de la Prop. 35, Ap., p. 199, Geb., II, p. 117, 1. 21-25). La véritable dis­
tance du soleil ne m'est en rien révélée par la nature de la vision, mais par les
lois de l’astronomie, c’est-à-dire par la mécanique rationnelle que commandent
les lois de la physique générale. Autrement dit, elle m’est révélée par la Rai­
son, laquelle est étrangère à la règle universelle liée à la propriété de la nature
de la vision.
24. « Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses vraiment
(Prop. 41), à savoir (Ax. 6, p. 1) comme elles sont en soi », II, dém. de la
Prop. 44.
25. Lettre LX, à Tschirnhaus Ap., III, p. 320, Geb., IV, p. 270, 1 15-18.
GENRES DE CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 601

une partie d’un être pensant dont certaines pensées dans leur inté­
grité, certaines seulement par partie, constituent notre esprit » ” .
Mais en quoi consiste le tout et la partie ? Pour Y E th iq u e , connaître
adéquatement ou totalement la chose, c’est en connaître toute la cause,
ce qui va de soi puisque vere scire est scire per causas ; connaître ina­
déquatement ou partiellem ent la chose, c’est en ignorer les causes,
la confusion de l’idée résultant de ce qu’elle est en nous détachée
de ses prémisses. Dans le D e intellectus em endatione, il semble res­
sortir de certains textes que l’idée adéquate est celle qui connaît,
non point toute la cause de la chose, mais toute la chose elle-même,
et l’idée inadéquate ou mutilée, celle qui ne représente qu’une partie
de la chose même : « Quand nous affirmons de quelque chose ce
qui n ’est pas contenu dans le concept que nous en formons, cela
indique [...] q u ’il y a en nous un manque de perception, c’est-à-dire
que nos pensées ou nos idées sont en quelque sorte mutilées, et
tronquées » (Ap., § 4 1 , p. 25 9 , Geb., II, p. 28, I. 4 -5 ) . Le manque
de perception n’est pas la non-perception des causes de la chose,
mais la non-perception d’une partie de cette chose. C’est pourquoi « la
fausseté consiste [...] en cela seul q u ’il est affirmé d’une chose quel­
que chose qui n’est pas contenu dans le concept que nous avons
formé de la chose » (Ap., 1, § 4 1 , p. 258 , Geb., Il, p. 28, 1. 2 sqq.),
car il est attesté par là que nous n ’avons pas pénétré jusqu’en son
fond le concept de cette chose. « D ’où il suit que les pensées simples
ne peuvent pas ne pas être vraies » (ib id .) , car « si une idée se
rapporte à une chose très simple, elle ne pourra être que claire et
distincte. Cette chose, en effet, ne devra pas être connue en partie,
mais ou bien elle le sera tout entière ou il n ’en sera rien connu »
(Ap., 1, § 39, p. 2 5 3 , Geb., II, p. 24, 1. 2 3 sqq.). Aussi toute idée
vraie est simple ou composée d’idées simples (Ap., 1, § 46, pp. 2 6 5 ­
2 6 6 , Geb., II, p. 3 2 , 1. 19 -2 0 ), et « toute confusion provient de ce que
l’esprit connaît un entier ou une chose composée de beaucoup
d’autres, seulement en partie » (Ap. 1, § 39, p. 2 5 3 , Geb., II, p. 26,
1. 17-18) ; en conséquence, « si une chose composée de beaucoup de
parties est divisée par la pensée en toutes ses parties les plus simples,
.!t qu’on soit attentif à chacune d’elles prise à part, toute confusion
disparaîtra » ( ib id ) S7,
Ces notions sont d’origine cartésienne et font consister la connais­
sance vraie dans l’analyse qui permet la découverte des natures simples
connues intuitivement de façon claire et distincte : elles disparaîtront
de YE th iq u e . Dira-t-on que le simple y reparaît sous la forme de267

26. D e in t. e m e n d ., A p., 1, § XLI, p. 259.


27. Toutes ces considérations reprennent le texte des explications de Descar­
tes dans la R è g le X I I des R e g u la e , en particulier, A. T., X , p. 420, 1. 14 sqq.,
e t p. 425, 1. 20 sqq.
602 APPENDICE XVI

l’indivisible, c’est-à-dire de ce qui, étant pareillement dans la partie et


dans le tout, est nécessairement connu adéquatement en nous (qui
sommes la partie) comme dans le tout (l'entendement divin) ? Mais
si le fait que la chose est pareillement dans la partie et dans le tout
conditionne la connaissance adéquate, elle ne suffit pas à la fonder.
Ce qui fait que la chose est alors adéquatement connue c’est que,
étant pareillement dans la partie et dans le tout, Dieu cause en nous
l’idée que nous en avons en tant q u ’il constitue seulement notre Ame,
si bien que l’idée est adéquate en nous parce qu’elle renferme en
elle toute sa cause ou raison. Perspective qui n’a rien de commun
avec celle de l’analyse cartésienne. On peut s’étonner que Spinoza,
ayant dès le D e intellectus em endatione professé l’adage « vere scire
est scire per causas » (Ap., 1, § 46, p. 266, Geb., II, p. 32, 1. 22-24),
n ’ait pas défini alors l’idée adéquate ou vraie co ^ rn e l’idée q u i com­
prend en elle toute sa cause ou qui connaît la raison entière de son
objet ; mais c’est que sa philosophie n'était pas encore mûre et qu’il
n ’avait pas encore « mis en ordre ses idées »-
La conception de l’adéquation propre à ['Ethique a deux consé­
quences : l’une relative à la connaissance rationnelle, l’autre relative
à la connaissance intuitive.
1. Si l’on entend par connaissance totale celle du tout de la chose
objet de la connaissance, et par connaissance partielle, celle d’une
partie de cette chose, on en conclura que la Raison, ne nous faisant
connaître de la chose qu’un de ses caractères et non son tout, ne nous
donne d’elle qu'une idée partielle et qu'ainsi elle n’est pas une
connaissance adéquate. Mais si, par la genèse de l’idée adéquate, on
découvre q u ’une telle idée est celle qui renferme en elle toute la raison
de ce qu’elle affirme (cf. Coroll. de la Prop. 1 1 , quatrième consé­
quence), on aperçoit que la connaissance que la Raison nous donne
de la propriété d’une chose est une connaissance adéquate, même si
l’essence de la chose n’est pas entièrement connue par là, en tant
que la connaissance de cette propriété comme appartenant à la
chose renferme en elle toute la raison de son affirmation ” C'est
ce que démontrent, dans le Livre II, les P ropositions 38 et 3 9 ”
2. Dans le D e intellectus em endatione , la connaissance adéquate ne
peut être que celle de l’essence de la chose même, si bien que toute
connaissance adéquate est connaissance intuitive, tandis que, pour
XEthique, si toute connaissance intuitive est adéquate, toute connais­
sance adéquate n’est pas intuitive, puisqu’elle peut être seulement
rationnelle 3°28930

28. Cf. supra, chap. XVI, §§ II-III, pp. 447 sqq.


29. Cf. supra, chap. XI, §§ III sqq., pp. 326 sqq.
30. On ne peut donc souscrire aux conclusions de André Darbon, lorsqu'il
déclare (op. cit., p. 92) que « l'Ethique contredit à l'esprit du spinozisme
quand elle essaye de se persuader que les notions communes, et la Raison dont
GENRES DE CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 603

§ VI. — La connaissance claire o u connaissance vraie, qui, dans le


Court Traité, correspond au troisième genre de connaissance de
YEthique, y est définie comme le sentiment, la jouissance de la
chose elle-même, et comme l'emportant de beaucoup sur les autres.
Elle ne se tire pas d'autre chose, mais résulte de ce que l’objet se
manifeste immédiatement à l’entendement. Elle est donc connais­
sance de Dieu, car seule la connaissance de Dieu est immédiate et
non tirée d'autre chose. Dieu, en tant que cause de toutes les choses,
est, en effet, cause de toute connaissance, et cette cause n’est connue
que par elle-même, et non par autre chose. Si donc nous usons bien
de notre entendement dans la connaissance des choses, nous devons
les connaître dans leur cause, et, comme de toutes les autres choses
Dieu est la première, la connaissance de Dieu va avant celle de
toutes les autres choses, la connaissance de celles-ci découlant de celle
de leur première cause. Enfin, la connaissance de Dieu est la seule
qui importe, puisque Dieu seul, ayant toutes les perfections, est
nécessairement aimable, tandis que les choses ou modes qui dépen­
dent de lui ayant moins de perfection, nous les rejetterons dès que
nous connaîtrons ce qui est plus parfait qu’elles, c'est-à-dire Dieu a\
Ce qui caractérise cette connaissance, c’est donc qu’elle est intui­
tive, qu’elle a p our objet D ieu connu immédiatement par soi, qu’elle
peut aussi, subsidiairement, être connaissance des choses par leur
cause prochaine, c’est-à-dire par Dieu, cette dernière connaissance
étant toutefois de second ordre et n'offrant nul intérêt.
Cette conception annonce celle de YEthique dans la mesure où elle
établit la connaissance de Dieu comme principe et fondement de la
connaissance intuitive, et où elle conçoit la connaissance intuitive
des choses comme découlant de la connaissance de Dieu. Elle s’oppose
à elle en tant que YEthique définit la connaissance intuitive, non
par son principe : la connaissance de Dieu, mais par le procès qui va
de la connaissance de Dieu à la connaissance de l'essence des choses,
et en tant que, au lieu de déprécier cette dernière, elle la conçoit
comme étant d’un haut prix, puisque, plus nous connaissons les
choses singulières par le troisième genre de connaissance, plus nous
connaissons Dieu (Eth., V , Prop. 24, dém. de la Prop. 27), et puisque,
d’autant plus de choses l'Ame connaît par le deuxième et le troisième

elles so n t la ra cin e, o n t la v a le u r d 'u n e con n aissan ce adéquate. L e m o t n ’a p lu s


ici q u 'u n sens la rg e e t f lo tta n t :1.> A u c o n tra ire , la genèse de l'a d é q u a tio n et
la gen èse d e la n o tio n co m m u n e , absentes d u D e intellectus emendatione,
tém o ig n en t q u e la pensée de S pinoza s'est, dans YEthique, sin g u liè re m e n t
affe rm ie e t précisée. Si le m o t ^adéquation av ait un sens en co re lâche e t
flo tta n t, e t n o n sp in o ziste, c’é ta it b ien dans le D e intellectus emendatione,
o u v rag e o ù la p en sée d e S pinoza se cherche sans réu ssir à se tro u v er, ce q u i
e x p liq u e q u e so n a u te u r a it ren o n cé à l'achever.
31. Court Traité, II, chap. X I , § Il, chap. IV , § X, chap. V , SS X-XI,
chap. X X I I , §§ I et m, A p., I, p p . 103, 114, 118-119, 175-176.
604 APPENDICE XVI

genre de connaissance, d’autant plus est grande sa partie éternelle


(V, Prop. 38).

§ VII. — Le De intellectus emendatione, en progrès sur le Court


Traité, et préparant à bien des égards YEthique (par sa doctrine de
l’intellection, de l'idée vraie donnée, de la spontanéité de l’entende­
ment, de l’idée de l’idée, de la certitude, du parallélisme, de la genèse,
du mos geometricus, etc.) s’oppose par sa conception du quatrième
mode de connaissance à la fois à l’un et à l’autre.
Contrairement à ce que conçoit YEthique, cette connaissance n’est
pas définie par le procès qui va de la connaissance de l’essence de
Dieu à celle de l’essence des choses. Contrairement à ce que conçoit le
Court Traité, son objet principal n’est plus la connaissance intuitive
de Dieu, mais la connaissance intuitive des choses singulières 3Z. La
préoccupation dominante, c’est de définir, non plus tant le mode de
connaissance par lequel nous percevons Dieu, que le mode de
connaissance p ar lequel nous pouvons accéder à la science des choses
physiquement réelles. La connaissance de D ieu est alors simplement
tenue pour la condition requise par cette science, laquelle est « la
Fin vers laquelle nous nous appliquons à diriger toutes nos pen­
sées » 33^ L’opposition entre cette connaissance et la Raison n’est plus,
comme dans le Court Traité, entre ce qui peut assurer la santé de
l’Ame et ce qui ne le peut pas, mais entre une science abstraite, qui,
fondée sur des principes généraux ou des axiomes universels, laisse
échapper l’essence des choses singulières, et une connaissance concrète
qui nous la fait saisir adéquatement.
En conséquence, cette connaissance est définie comme saisissant
« l’essence adéquate d’une chose, et cela sans risque d’erreur » 3*,
ce par quoi elle est intuitive. Et elle est illustrée par des exemples
de choses singulières connues intuitivement par leur seule essence :
« Une chose [...} est perçue par sa seule essence quand, par cela
même que je sais quelque chose, je sais ce que c’est que de savoir
quelque chose 35 ; ou encore, quand je sais par la connaissance que 3245

32. Il faut dépasser les propriétés pour atteindre « l'essence particulière de


la chose », De int. emend., Ap., 1, p. 231, note 1, Geb., II, p. 10, note f.
« La meilleure conclusion se tirera d'une essence particulière affirmative [...)
D'où il suit que nous devons chercher par-dessus tout la connaissance des
choses particulières », ibid., Ap., 1, § LVI, p. 271, Geb., Il, p. 36, I. 3 sqq.
« Difficulté de parvenir à la connaissance des choses singulières », ibid., Ap.,
1, § lviii, p. 273, Geb., II, p. 37, I. 10-11. « Avant d'entreprendre de
connaître les choses singulières, il sera temps de traiter de ces secours qui se
rapportent tous à cette fin », Ap., 1, § LIX, p. 274, Geb., II, p. 37, I. 21 sqq.
33. Ibid, Ap., 1, § XXXII, p. 244, Geb., 1, p. 18, 1. 25-27.
34. Ibid, Ap., 1, § XXV, sub init, p. 235, Geb., Il, p. 13, 1. 11-12.
35. II s'agit là du Cogito : par cela même que je sais indubitablement que
j'existe du moment que je pense, je sais ce que c'est que connaître quelque
GENRES DE CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 605

j’ai de l’essence de l’Ame que l’Ame est unie au Corps ; quand je


sais que deux et trois font cinq ou que deux lignes parallèles à une
troisième sont parallèles entre elles » s6 Ces exemples, qui sont
visiblement inspirés de Descartes, et qu’on ne retrouve, ni dans le
Court Traité, ni dans l'Ethique, introduisent co^mme une sorte de
dissonance dans la pensée spinoziste, car il s'agit là d’évidences
simples, saisies indépendamment de toute démonstration, s’imposant
en fait sans apporter avec elles leurs raisons propres ; l’intuition
est séparée de la déduction ; la connaissance intuitive des choses
finies est séparée de la connaissance intuitive de Dieu au lieu de
s’en déduire comme le prescrivent, chacun à sa manière, le Court
Traité et l’Ethique. D 'où de nombreuses difficultés : comment nous
est donnée la connaissance de ces essences, comment, dans l’ignorance
de leurs causes ou de leu.r raison, connaître adéquatement par
elles leurs propriétés 37
Cependant, à côté de cette veine cartésienne, subsiste la veine
spinoziste. Alors que, ici, il est affirmé que la connaissance intuitive
est la connaissance des choses singulières par leur seule essence, là,
il est affirmé que ces choses, c’est-à-dire « les choses créées », ne
sont connues que par leur cause prochaine, à savoir D ieu ss, et que
seule la chose incréée, c’est-à-dire Dieu, est connue par son essence ” •
Il résulte de là que, comme dans le Court Traité et comme dans
l’Ethique, la connaissance intuitive, bien que définie ici par la
connaissance immédiate des choses singulières, doit dépendre de la
connaissance de D ieu et s’en déduire, et que l’intuition doit, de ce
chef, être rapprochée de la déduction. C'est ainsi q u ’une fois posée
cette connaissance des essences comme la connaissance vraie et
comme « la Fin » vers laquelle il nous faut tendre 40, on devra

chose : c’est le c o n n aître aussi cla ire m en t et d istin c tem en t q u e je connais m o n


existence p a r le Cogito, cf. S pinoza, Princ. phil. cart., I, Introd., Ap., I,
p p . 3 0 5 -3 0 7 , G eb ., I, p p . 143-144. D e plus, je connais l ’essence d e m o n
A m e, à savoir q u ’elle est constituée p a r la pensée seule, en m ê m e tem ps, et
p o u r la m êm e raison q u e je connais son existence. D onc, p a r le Cogito, je sais
p a r la seule essence de m o n A m e q u ’elle existe, p u is q u e je le sais p a r la
p en sée seule (Cogito, ergo, etc.) q u i constitue toute son essence. D 'o ù la
fo rm u le : u n e chose (p ar ex em p le l’A m e) est p erçu e p a r sa seule essence
(en l’occu rren ce p a r la p ensée seule), q u and, de ce fait, je sais q u e lq u e chose
(q u ’elle existe) e t sais d u m êm e co u p ce q u e c’est q u e d e savoir q u e lq u e chose.
— U n e fo rm u le p lu s a u th e n tiq u e m e n t spinoziste de cet e x em p le serait : j’ai
l ’idée v raie d ’u n e chose q u a n d p a r cela m êm e q u e j ’en ai l’idée je sais q u ’elle
est vraie e t sais p a r là m êm e ce q u e c’est q u e d ’avoir l’idée v ra ie d e n ’im ­
p o rte q u e lle chose : idea vera est norma veritatis.
36. De int. emend., Ap., I, § XV, p . 2 3 3 , G eb., II, p. 11, 1. 9-13.
37. Cf. supra, chap. X V I, § IV, p p . 4 5 0 sqq.
38. Cf. supra, t. I, chap. X I I , § XII, p p . 34 0 sqq.
39. D e int. emend., A p ., I, § LII, p . 2 7 0 , § LV, p . 2 7 1 , cf. § XIV, p. 2 3 1 ,
G e b ., I, p . 35, 1. 12-1 6 , 1. 2 8-30, cf. p . 10, 1. 20.
4 0 . Ibid., A p ., I, § ^X X , p . 2 4 4 , G eb., I, p . 18, 1. 2 5 -2 7 .
606 APPENDICE XVI

résoudre la question de savoir comment elle peut être acquise.


« Sachant maintenant quelle sorte de connaissance nous est néces­
saire, il nous faut indiquer la Voie et la Méthode par où nous
arriverons à connaître ainsi véritablement les choses que nous
avons à connaître > 44
Cette « Voie » consiste à s'élever à un Etre [D ieu], cause de
toutes les choses, et dont l’essence objective [l’idée qu’il a de lui]
soit cause de toutes nos idées 44 On pourra alors p artir des choses
fixes et éternelles [dont cet Etre est constitué, à savoir de l’essence
formelle de certains de ses attributs], qui, comme causes prochaines
de toutes les choses, nous perm ettront d’atteindre à la connaissance
adéquate de leur essence en nous la faisant connaître par sa cause 44
c'est-à-dire en nous découvrant sa définition génétique ou parfaite 44
Et par là l’entendement connaît les choses, « non tam sub duratione,
quam sub quadam specie aeternitatis » 44
On aperçoit in nuce dans cette « Voie » le procès qui, dans le
Scolie 2 de la Proposition 40 du Livre Il, définira la connaissance
intuitive elle-même. Mais dans le D e intellectus emendatione, ce
procès en est exclu. Il est conçu seulement comme le moyen extérieur
d’y accéder, la connaissance intuitive résidant uniquement dans la
connaissance adéquate de l’essence des choses singulières.
Le Court Traité et le D e intellectus emendatione, n’intégrant pas
dans la connaissance intuitive le procès qui va de la connaissance de
D ieu à celle des choses finies, la situent chacun dans l’un de ses deux
extrêmes : Je Court Traité, dans son principe (la connaissance intui­
tive de Dieu), le D e intellectus emendatione, dans son aboutissement
(la connaissance de l’essence des choses). Dépassant l’un et l’autre,
YEthique réunit ces deux extrêmes en définissant la connaissance
intuitive par le procès qui va de la connaissance intuitive de Dieu
à la connaissance intuitive de l’essence des choses.

§ VIII. — En prenant vigoureusement position pour une seience


concrète des « choses physiques » ou « êtres réels » 46, contre une
science abstraite incapable de les saisir, le De intellectus emendatione
se trouve entraîné à pousser à l’extrême la conception de la connais­
sance adéquate de l'essence des choses singulières et à la rendre plus
risquée qu'elle ne le sera dans YEthique.
Il la définit, en effet, comme connaissance adéquate des « choses412356

41. Ibid., A p ., I, § XXVI, p. 2 3 5 , G eb., I, p . 1 3 ,1 . 12-17.


42. Ib id , A p ., I, § lvii, p p . 2 7 1 -2 7 2 , G eb., II, p . 3 6 , 1. 9-13.
43. Ib id ., p . 2 7 3 , G eb ., I I , p p . 36-37.
44. Ib id ., p p . 2 7 0 sqq., G eb ., I I , p p . 35-36.
45. Ibid., § lxvii, p . 2 7 7 , G eb., Il, p . 39, 1. 16-17.
46. Ibid , § l v ii , p . 2 7 2 , G eb., II, p . 3 6 , l. 14-15.
GENRES DE CONNAISSANCE DANS LES TRAITÉS ANTÉRIEURS 607

singulières », ou « particulières » 47, entendue comme connaissance


de leur « essence particulière » 4849, tandis que YEthique ne parle que
de « l’essence des choses », essence intim e des choses singulières,
certes, mais non essence singulière des choses singulières. En fait,
YEthique ne déduit que la connaissance de l’essence spécifique ou
universelle des choses, et non la connaissance de leur essence singu­
lière. Sans doute démontre-t-elle qu'il y a une essence singulière
éternelle de tel ou tel Corps, de telle ou telle Ame, et de chaque chose,
mais la connaissance de leur singularité comme telle échappe, on
l’a vu, à toute déduction. Si l’Ame saisit intuitivement qu’elle dépend
continûment de D ieu quant à son essence et quant à son existence
singulières, c’est en tant que, connaissant son essence spécifique,
laquelle consiste en la connaissance dont Dieu est le principe et le
fondement, elle connaît par là quomodo et qua ratione elle dépend
de Dieu. Le problème de savoir comment il est possible de connaître
dans sa particularité l’essence de chaque chose ne se pose donc pas
dans YEthique, alors qu’il se pose avec acuité dans le D e intellectus
emendatione, où l’essence des choses est entendue expressément
comme étant leur essence « singulière » ou « particulière ».
Or, le problème de savoir par quel moyen de telles essences peuvent
être adéquatement connues paraît insoluble.
Comment, en effet, pourrait-on connaître leur particularité en les
déduisant des « choses fixes, éternelles et singulières », qui, sous
une autre dénomination, désignent dans ce traité les attributs éternels,
chacun unique en son genre ? Tous les exemples allégués en l’occur­
rence, qu’il s’agisse de la déduction ou de la définition de l’essence,
ne portent en réalité que sur des essences spécifiques, universelles,
mais non sur des essences particulières.
Cest ce qui ressort avec évidence de la notion d’essentia particularis
affirmativa, à laquelle tant de commentateurs se sont attachés, pour
ce qu’ils y voyaient la preuve que la fin dernière de toute connais­
sance vraie est la connaissance de l’individu dans sa singularité, —
ce qui, d'ailleurs, pouvait être, à l’époque, la pensée de Spinoza. En
effet, les explications et les exemples de cette notion n’ont d’autre
résultat que de faire évanouir sa singularité. L’essentia particularis
affirmativa, est-il dit, est une notion « claire et distincte », parce
qu’elle est « spéciale » 4i\ Elle procure par là même « une définition
vraie et légitime » 5051, c’est-à-dire « parfaite » “ • Cette définition est
parfaite en ce q u ’elle « exprime l’essence intim e de la chose ».

47. Ibid., § lvi, p . 2 7 1 , § lviii, p . 2 7 3 , § lix, p . 2 7 4 , G eb ., I l , p. 36,


1. 5 6 , p. 37, 1. 8, 1. 21.
48. Ib id ., A p ., 1, p . 2 3 1 , fin d e la n o te 1 — G e b ., I l , p . 1 0 , n o te f.
49. /b id ., A p ., 1, § lvi, p . 2 7 1 , G e b ., I l , p . 36, 1. 4-5.
50. /b id ., A p ., I, § l , p . 2 6 9 , G e b ., II, p. 3 4 , 1. 19-20.
51. /b id ., A p., I, § li, p . 2 6 9 , G eb ., II, p . 34, 1. 2 9 -3 0 .
608 APPENDICE XVI

Tel est, par exemple, le cas du cercle, que nous pouvons définir
génétiquement par la rotation d'une droite dont une extrémité est
fixe et l’autre mobile. Le cercle est évidei^rnent une essence « spé­
ciale », car il n’est ni le triangle, ni le carré, etc. En ce sens, on peut
le dire essentia particularis. D e plus, cette définition, étant définition
par la cause, est vraie. Enfin, elle est affirm ative, puisque
« toute définition doit être affirmative » s'\ En ce sens, on peut
le dire essentia particularis a ffirm a tiva . Mais c'est, d'autre part,
une essence universelle ou spécifique, car la définition génétique qu'il
enveloppe vaut pour tous les cercles particuliers dont il constitue
« l’essence intime ». Il n'y a donc là rien qui ressemble à l’essence
singulière d’une chose singulière, mais, au contraire, l’essence uni­
verselle de choses singulières, analogue à celle de l’Ame ou à celle de
l’H om m e que la déduction de Y E th iq ue nous fait connaître par sa
cause prochaine. La possibilité de connaître adéquatemment l’essence
singulière de la chose reste donc une énigme.
En se bornant à la connaissance de l'essence des choses, YEthiq ue
adopte, ici co^mme ailleurs, une position plus équilibrée et, partant,
moins sujette à caution que celle du D e intellectus emendatione.
§ IX. — Enfin, outre les différences que nous venons de relever
dans la façon dont YEthique d'une part, et, d'autre part, les Traités
qui la précèdent, conçoivent respectivement les genres de connais­
sance, on en notera une dernière, qui, fondamentale, est relative à
l’esprit qui précède à leur classification : dans les premiers Traités,
la classification est purement descriptive et ne suppose pas de genèse,
elle est un constat, ou une nomenclature ; dans Y E th iq u e , au contraire,
elle résulte d’une genèse ; ce par quoi se trouve précisée sans ambi­
guïté la caractéristique de chaque genre de connaissance, tandis que
se trouve fondée de façon solide, en vertu de leur origine, leur
statut propre et leur différence de nature.

52. Ibid., A p ., I, § LIII, p . 2 7 1 , G e b ., II, p . 35, 1. 2 4 -25.


A P P E N D IC E N° 17

Sub specie aeternitatis, sub quadam specie aeternitatis


( C f . chap. X I I I , § § I V sq q , pp. 4 2 6 sqq.)

§ I. — Selon certains commentateurs de l ’E th iq u e : Baensch,


T ra d . all. de l ’E th iq u e , Remarques, pp. 282, 283, Appuhn, éd. de
l ’E thiqu e , 1909, Remarques, p. 680, Lewis Robinson, op. c it , II,
pp. 359-360, Gentile-Radetti, op. cit., p. 765, édition La Pléiade
(trad. Caillois), note 89, etc., species devrait, dans le C o ro lla ire 2
de la P ro p o sitio n 44, se traduire par espèce ou sorte (A r t), et non
par aspect, form e, ou point de vue 1
En effet, observent-ils, l’éternité proprem ent d ite ne revient, d’après
la D é fin it io n 8 du Livre 1, q u ’à une chose dont l’existence suit
nécessairement de son essence, c’est-à-dire à D ieu en tant qu’il est
cause nécessaire de soi, ou encore (cf. 1, Prop. 2 3 , dém.) à l’attribut
« en tant qu’il exprime l’infinité et la nécessité de l’existence ».
C’est seulement, comme le déclarent les Cogitata M etap hysica (II,
ch. 1, Ap., I, p. 458. Geb., 1, p. 251, 1. 8 sqq.), par insuffisance de
vocabulaire que l’éternité a pu être attribuée à des choses dont
l’essence est distincte de l’existence, ou aux essences considérées indé­
pendamment de leur existence. La connaissance des choses sub specie
aeternitatis ne peut donc être que leur connaissance selon une espèce
ou une sorte d’éternité qui n’est pas l’éternité de Dieu même.
D ’autre part, que le m ot species ait en l’occurrence le sens d ’espèce
ou de sorte, et non celui d’aspect, de forme, ou de point de vue,
c’est ce dont témoigne le S colie de la P rop osition 35, où le mot
species signifie incontestablement espèce, puisqu’il s’agit là de la
durée abstraite co^rne d’une espèce de quantité ( quaedam quanti-
tatis species)
D e plus, si, dans le C o ro lla ire 2 de la P ro p o sitio n 4 4 , Spinoza
avait voulu dire, par species, forme, point de vue, ou aspect, il se

1. Sur les controverses relatives à la traduction de l'expression « sub


specie aetermtatis », cf., dans la traduction italienne de l’Ethique par Duraote,
la note de Gentile et Radetti, note 132 du Livre II, pp. 765-767.
610 APPENDICE XVII

serait servi de l'expression sub ratio ns aeternitatis, co^m e par exem­


ple lorsqu'il écrit, dans I, P rop osition 3 3 , Scolie 2 (Ap., p. 92,
Geb., II, 76, 1. 27), su b ratio ns b o ni. D e même, il aurait dit que
par l'imagination nous connaissons les choses sub specie durationis,
et non, comme il l'écrit, sub duratione (V, Scol. de la P rop . 2 3 ) 2
Selon F. Hallet 23, enfin, la connaissance rationnelle serait une
approxi-mation de la connaissance sub sp ecie aeternitatis, comme l'in­
diqueraient le quadam dans l'énoncé du C o rolla ire 2 de la P ro p o ­
sition. 4 4 : « sub q u id a m sp ecie aeternitatis », et le T h é o lo g ico -
P o litiq u e , qui professe que « les lois de la N ature sont conçues par
nous sub quadam specie aeternitatis et manifestent dune certaine
façon (aliq uo m odo) l'infinité de Dieu, son éternité, son immuta­
bilité » (Théol. Pol., chap. VI, Ap., II, p. 131, Geb., III, p. 86).

§ II — Ces raisons ne sont pas convaincantes.


Certes, étant la nécessité de l’existence d'une chose en vertu de sa
seule essence, l'éternité ne peut appartenir qu'à Dieu. De ce fait, elle
ne saurait être attribuée à ce qui n'existe pas par soi et n'existe que
par un autre, et, par conséquent, ni aux modes infinis éternels, ni aux
essences éterneUes des choses singulières. Il faut donc distinguer
entre éternel et éternité. La D é f in it io n 8 révèle cette distinction,
puisque, définissant l'éternité comme le propre d'une chose dont
l'existence suit nécessairement de la seule définition d'une chose
éternelle, elle la différencie par là même de l’essence de cette chose
éternelle. Spinoza ne tombe donc pas dans l'erreur de ceux qui, par
insuffisance du vocabulaire, attribuent l'éternité au monde et awc
essences finies, puisque tout en les déduisant co ^m e éternels il ne leur
attribue pas l'éternité proprement dite. S'il y a là encore, cependant,
une insuffisance du vocabulaire, c'est en ce que des choses sont dites
éternelles sans être pour autant douées de l'éternité.
Ceci dit, il est évident que connaître les choses sub specie aeterni-
tatis, ce n'est pas les concevoir, soit comme douées de l'éternité, soit
co^m e éternelles. Ainsi, nous connaissons sub sp ecie aeternitatis les
existences des choses finies précisément quand, apercevant qu’elles
ne sont pas causées par leur seule essence, mais par Dieu, nous
connaissons qu'elles sont dépourvues de l’éternité, et, quand, aperce­
vant qu'elles ne sont pas produites par la seule causalité absolue
de Dieu, mais en même temps par une chaîne infinie de causes
finies, nous connaissons qu'elles ne sont pas éternelles ; de même, nous
connaissons sub specie aeternitatis les essences des choses finies

2. Cf. De int. emend. : c [Intellectus] res non tam sub duratione qu^n sub
quadam specie aeternitatis percipit », Ap., § LXVII, p. 277, Geb., II, p. 39,
1. 16-17.
3. Cf. H. F. Hallet, Aete-rnitas. A Spinozistic Study, Oxford, 1930, pp. 99­
104.
SUB SPECIE AETERNITATIS, SUB QUADAM SPECIE AETERNITATIS 611

quand nous concevons qu'elles sont éternelles en tant que dépendant


de la seule causalité absolue de Dieu, mais qu'elles sont dépourvues
de l'éternité en tant qu'elles n'enveloppent pas nécessairement l'exis­
tence. Nous les connaissons sub specie aeternitatis, non en tant que
nous leur attribuons sous une form e quelconque une éternité, mais
en tant seulement que nous les déduisons de la nature éternelle
de D ie u 4. C'est précisément par cette connaissance des choses sub
specie aeternitatis que nous apercevons que leurs essences sont éter­
nelles sans avoir l’éternité, et que leurs existences ne sont ni éter­
nelles, ni douées de l'éternité. Aussi est-ce commettre une erreur
dirimante de se figurer que connaître les choses sub specie aeterni­
tatis, ce soit les connaître selon une sorte ou une espèce d'éternité
différente de l'éternité de Dieu. Si, en effet, elles étaient douées d'une
éternité différente de celle de Dieu, elles existeraient par soi et non
par Dieu, et, de ce chef, on ne pourrait les connaître sub specie
aeternitatis, puisque les connaître ainsi, c'est les connaître comme
produites nécessairement par la nature éternelle de Dieu. U ne telle
erreur, qui est précisément celle que relèvent les Cogitata Metaphy-
sica, est donc celle des commentateurs, qui, bien malencontreusement,
la reprochent à ceux qui ne partagent par leur opinion.

§ III. — D e quelle aeternitas s'agit-il donc dans cette connaissance


sub specie aeternitatis ?
D e l'éternité même de Dieu. Par la connaissance adéquate, en
effet, nous connaissons les choses telles que Dieu les connaît, c'est-à-
dire au point de vue de Dieu, donc au point de vue de l'éternité,
puisque pour D ieu toutes les choses résultent nécessairement de sa
nature éternelle (cf. 1, Prop. 16). Bref, concevoir les choses de la
sorte, c'est les connaître sous l'aspect de l'éternité divine, ou encore

4. On observera que, lorsqu'il s'agit de la connaissance sub specie aeterni­


tatis de l'existence d'une chose singulière, Spinoza conçoit cette existence
par la nécessité de la nature éternelle de D ieu (cf. II, Coroll, 2 de la
Prop . 44) ; que, lorsqu'il s'agit de la connaissance sub specie aeternitaeis de
l'essence d'une chose singulière, il conçoit cette essence par l'essence de Dieu
avec une certaine nécessité éternelle (V , Prop. 22 et 23). Dans les deux cas,
il est référé à la Prop. 16 du Livre 1. Cette différence d'expression pourrait
marquer que, dans le cas de l'existence de la chose, la nécessité de la nature
éternelle de Dieu ne la produit pas comme éternelle, tandis que dans la cas
de son essence, elle la produit comme éternelle : ainsi l'essence enveloppe
une nécessité éternelle, mais seulement une certame nécessité éternelle, puisque
cette nécessité n'est pas comme celle de Dieu enveloppée dans sa seule défi­
nition, mais exprime la nécessité par laquelle Dieu la produit éternellement.
Enfin, lorsqu'il s'agit de la nécessité de l'existence, Spinoza emploie une fois
l'expression de nécessité éternelle. C'est dans Il, Scol. de la Pf'oP. 45, mais
il s'agit là de la racine de l'existence, laquelle, bien que ce ne soit pas expres­
sément dit, est l'essence de la chose.
612 APPENDICE XVII

sous l’aspect de la nécessité d iv in e56. Nous concevons que la même


nature éternelle se cause nécessairement et cause nécessairement toutes
les choses : « eodem sensu quo Deus dicitur causa sui, etiam omnium
rerum causa dicendus est » (1, S co t de la P ro p . 2 5 , Ap., p. 78, Geb., Il,
p. 68, 1. 6-9 ; cf. supra, t. I, pp. 244, 261, 232).
Cette vue est confirmée par la démonstration de la P rop osition 3 0
du Livre V. Se référant à la D é fin it io n 8 du Livre I, qui définit
l’éternité par l ’existence en tant qu’elle suit nécessairement de
l’essence de la chose, elle définit, par une sorte de réciprocation,
l’éternité par l ’essence de D ieu en tant q u ’elle enveloppe l’existence
nécessaire, et, prenant ainsi pied sur l’essence de Dieu, elle établit
que, l’éternité étant l ’essence de Dieu en tant qu’elle enveloppe
l’existence nécessaire, il en résulte (ig itu r) que concevoir les choses
sous l’aspect de l’éternité, c’est concevoir qu’elles existent en vertu
de l’essence de Dieu.

§ IV. — Il n’y a donc pas plusieurs sortes de nécessite ou


d’éternité dans les choses, mais une seule : celle de Dieu. En revan­
che, il y a pour l’homme plusieurs aspects des choses, selon qu’il les
connaît, soit par l’imagination, auquel cas il les connaît sous l’aspect
de la contingence et du temps (II, Coroll. 1 de la Prop. 44), soit par
l’entendement, auquel cas il les connaît sous l’aspect de la nécessité
et de l’éternité (ibid. , Co ro ll. 2). S p ecies , en l’occurrence, veut donc
dire aspect ou point de vue, et non espèce ou sorte 6 Sub specie
aeternitatis s’oppose à sub specie tem poris, expression, il est vrai,
absente de X Eth iq u e , mais dont on trouve l’équivalent, en tant que
la connaissance des choses sous l’aspect de l’éternité est opposée à

5. « Seu necessitatis specie », IV , P ro p . 62, dém ., A p ., p . 5 4 3 , G e b ., I l ,


p . 2 5 2 , 1. 6.
6. Si, d an s XEthique, o n tro u v e m a in ts passages o ù species v e u t d ire espèce
o u sorte, o n en tro u v e au m o in s a u tan t où, sans c o n testatio n possible, il sig n i­
fie aspect, q u e cet aspect soit v rai ou fau x : p a r e x em p le, Ethique, IV , Appen­
dice, chap. X X II, A p ., p . 5 7 7 , G eb., II, p . 2 7 2 , 1. 10 : « falsa species » ;
ch ap . X V I, p . 5 74, G e b ., II, p . 2 7 1 , 1. 2-3 : « Commiseratio quamvis Pietatis
speciem prae se ferre videatur ; ibid., c h ap . ^ X T V , p. 5 7 7 , G eb., Il, p . 2 7 2 ,
1. 2 0 : « Quamvis indignatio aequitatis speciem prae se videatur » ; V ,
Prop. 10, Scot., A p ., p . 6 1 1 , G e b ., II, p . 2 8 9 , 1. 1 0 : « falsa libertatis specie ».
D 'a u tre p a rt, s 'il e s t p o ssib le d e c o n sid érer la d u ré e c o ^ m e u n e certaine espèce
d e q u an tité, c'est q u e, a b straitem en t considérée, elle est u n e q u a n tité m esu rab le
p a r le tem p s, et q u 'il y a p lu sieu rs espèces d e q u a n tité : la g ra n d e u r, le m o u v e­
m en t, etc., alors q u 'il n 'y a pas p lu sieu rs espèces de nécessité ou d 'é te rn ité . A u
su rp lu s, d e m êm e q u 'il n 'y a pas plu sieu rs espèces d 'é te rn ité , d e m êm e il n 'y
a p a s p lu sieu rs espèces d e d u ré e , m a is p lu sieu rs aspects d e la d u ré e : l'u n ,
se lo n leq u el n o u s l'ap ercev ons faussem ent q u a n d l'im a g in a tio n la trav estit sous
la fo rm e d u te m p s e t en fa it u n e q u a n tité , l'au tre, sous le q u e l n o u s l'a p e r­
cevons v ra im en t, q u a n d l'en te n d em en t nous fait voir q u 'e lle s'ex p liq u e p a r
l'é te rn ité e t q u 'e lle est irréd u ctib le à la q u a n tité, à la m esu re e t a u tem p s
(cf. Lettre X I I , à Louis Meyer).
SUB SPECIE AETERNITATIS, SUB QUADAM SPECIE AETERNITATIS 613

leur connaissance selon une relation à u n temps e t à u n lieu déter­


minés (cf. V, Scol. de la Prop. 29 ).
Quant à l’expression sub ratione durationis, si elle ne s'y trouve
pas, c’est qu’elle n’a pas de sens. En effet, la durée (qui n’est pas la
durée abstraite, c’est-à-dire cette espèce de quantité qui naît de ce
que l’imagination explique et définit la durée par le temps, cf. II,
Scol. de la Prop. 4 5, V, Scol. de la P rop . 2 3 , C o g it. M et., I, chap. IV,
Ap., I, p. 446) n’est rien d’autre que l’existence même de la chose
en tant qu’elle s’affirm e avec persévérance ( « entre la durée et
l’existence totale d’une chose quelconque, il n’y a qu’une distinction
de Raison » C o g it. M et., ib id . ), si bien que percevoir son existence,
c’est percevoir sa durée ou la percevoir dans sa durée (sub duratione),
par conséquent, non sous l’aspect de la durée, puisque la durée n’est
pas un aspect de son être, mais l’être même de son existence. Aussi
ne faisons-nous pas évanouir à nos yeux la durée des choses existant
en acte quand nous les connaissons sub specie aeternitatis ; au
contraire, apercevant alors que leur durée dépend de la nature éter­
nelle de Dieu, nous fondons leur durée en Dieu, et, concevant que et
comment « elle découle des choses éternelles » 789, nous expliquons l^ tr
durée par l’éternité. En revanche, nous faisons évanouir à nos yeux le
temps, et, le réduisant à une illusion imaginative, à un m odus cogi-
tandi, à u n « être de Raison » ", nous mettons fin à cette « explica­
tion de la durée par le temps » °, qui transmue la durée en une chose
abstraite, c’est-à-dire, « en une certaine espèce de quantité » 10.

§ V. — Puisque concevoir les choses sous l'aspect de l’éternité,


ce n'est pas les connaître selon une sorte d’éternité différente de celle
de Dieu, mais les connaître sous l’aspect de l’éternité divine elle-
même, il est ipso facto évident, non seulement que la connaissance
du deuxième genre et celle du troisième ne nous font pas connaître
les choses selon deux sortes d’éternité, mais que, quelle que soit la
voie ou la façon différente par laquelle nous parvenons à cette

7. C f. Lettre XII, à Louis Meyer : « [...} e x e o q u o d D u ra tio n e m [...] a


S u b stan tia ab stractam concipim us e t illa m a m odo q u o a rebus aeternis jluit,
sep aram u s, o ritu r T em p u s », G eb., IV , p. 56, sub fin, et p. 57, Ap., III,
p. 153.
8. Ibid., « T em p u s [ ...} nih il esse p ra e te r co g ita n d i, seu p o tiu s im ag in an d i
M o d [ ^ } », G eb., IV , p . 5 7 , 1. 7-8, A p ., ibid.
9. « L e tem p s n 'est pas u n e affection des choses, m ais se u le m e n t un
sim p le modus cogitandi, o u [...} u n ê tre d e R aison : c’est u n m o d e de p en ser
serv an t à l'ex p licatio n d e la d u ré e >, Cogit. Met., I, chap. V , A p ., 1, p. 4 4 5 ,
G e b ., 1, p . 2 3 4 ; cf. ibid., chap. 1, A p ., 1, p. 4 3 0 , G eb., I , p . 2 4 4 . — D ’au tre
p a rt, « l’é te rn ité n e p e u t s 'e x p liq u e r p a r la d u ré e » (cf. dém . d e V , Prop. 29),
p u isq u e la d u ré e , n 'é ta n t p as l'existence d 'u n e chose nécessairem ent e n v elo p p ée
d an s son essence, ex clu t l'é te rn ité (cf. 1, Déf. I, Explication).
10. C f. II, Scot, d e la Prop. 45, sub init, e t Lettre XII, à Louis Meyer.
614 APPENDICE XVII

connaissance (soit par la Raison, soit par la Science Intuitive), les


choses nous seront connues, ici comme là, sous le même aspect
d’éternité.
Il n'y a donc pas lieu d'opposer, sur ce point du moins, la Science
Intuitive et la connaissance rationnelle, pour ce que l’une nous ferait
connaître les choses sub specie aeternitatis, et l’autre seulement sub
qruadam specie aeternitatis , c'est-à-dire approxim ativem ent sous l’as-
de l’éternité. En effet, on a vu (supra , chap. XIII, § V) que le
m ot quadam n’apparaît pas dans la première partie de la démonstra­
tion du C o rolla ire 2 de la Prop ositio n 44, mais seulement dans la
seconde, où il est question, non plus de la connaissance de la nécessité
des choses, mais de la connaissance de leurs propriétés communes, en
tant que ces propriétés sont intemporelles. Dans ce dernier cas, le
m ot quadam se conçoit, et dans le sens d’ « a p p roxim atif », puisque
l’intemporalité n'est que l’aspect négatif de l’éternité, laquelle consiste
positivement dans la nécessité. — Sans doute trouve-t-on le mot
qtuadam dans l’énoncé même de la P rop ositio n, qui recouvre la
première aussi bien que la seconde partie de la démonstration. Mais
on devra en conclure que quadam a, en l'occurrence, une double signi­
fication : 1° ne pouvant, dans la première partie, indiquer un succé­
dané ou une approximation, il doit signifier une certaine façon de
connaître les choses sous l’aspect de l’éternité, à côté de cette autre
façon qui consiste à les connaître par la connaissance du troisième
genre ; 2° il doit signifier en même temps, par rapport à la seconde
partie, le caractère approximatif de la connaissance des choses sub
specie aeternitatis, quand les choses revêtent pour nous cet aspect
par la connaissance que nous avons des propriétés intemporelles et
immuables qui leur sont communes.
D e même, le quadam et Valiquo modo du T h é o lo g ico -P o litiq u e
ne désignent pas une approximation, puisque connaître la nécessité
des choses, c’est connaître en soi l’éternité de la nature de Dieu.
Que les lois universelles manifestent cette éternité aliq u o m odo , cela
veut dire qu'elles la manifestent à leur manière, mais non approxi­
mativement, puisque Dieu manifeste son éternité « eodem sensu »
dans la production nécessaire de sa propre existence et dans la
production nécessaire de toutes les choses de la Nature.
Enfin, dans le Livre V, la connaissance des choses par la Raison
est dite purem ent et simplement « sub specie aeternitatis », et le
quadam disparaît : « Il est de la nature de la Raison de concevoir
les choses sub specie aeternitatis (Co ro ll. 2 de la Prop. 44, p. 2) »
(dém. de la Prop. 2 9 ) et c’est en connaissant plus de choses par la

11. L e quadam n 'a p p a ra ît p as n o n p lu s e n IV , Prop. 62, dém . : c Q uic-


q u id M en s d u cen te R atio ne co n cip it, id o m n e su b ead am aetern itatis, seu
necessitatis specie co n cip it (per Coroll. 2, Prop. 44, p . 2) », A p., p . 5 4 3 ,
l. 5-6.
SUB SPECIE AETERNITATIS, SUB QUADAM SPECIE AETERNITATIS 615

connaissance du deuxième genre aussi bien que par celle du troisième


que l'.^me a une plus grande partie d’elle-même qui demeure éter­
nelle : « Plus l’Am e. connaît les choses par le deuxième et le troi­
sième genre de connaissance, plus grande est la partie d’elle-même
qui demeure indemne > (fin de la dém. de la P rop . 38).
A u total, d’aussi longues explications seraient superflues sans les
commentateurs qui ont embrouillé comme à plaisir ce qui est des
plus simples. L’expression sub specie aeternitatis n'offre, en effet, ni
la moindre difficulté, ni la moindre équivoque. Elle signifie que,
lorsque — de quelque façon que ce soit — nous connaissons les
choses au p o in t de vue de D ie u , nous les connaissons au p o in t de
vue de l’éternité d iv in e , telles qu’elles sont en soi, c’est-à-dire teles
que Dieu les connaît, à savoir comme suivant de la nécessité de sa
nature éternelle ; ce qui est le propre de toute connaissance adéquate,
rationnelle ou intuitive.
A P P E N D IC E N° 18

L e Scolie de la Proposition 45 d u L iv r e I I e t le Scolie


de la Proposition 29 d u L iv r e V
(C f. chap. X I V , § V I I I , p. 4 2 3 )

Le renvoi à la Prop ositio n 4 5 et à son S colie dans le S colie de la


P ro p o sitio n 2 9 du Livre V conduit à interpréter ce dernier S colie
de la façon suivante : la démonstration de la P rop ositio n 2 9 a établi
que l’Ame conçoit les choses de deux m anières différentes, à savoir
soit avec une relation au temps, soit sous l’aspect de l’éternité, et
cela, selon qu’elle conçoit son C o rp s de d e u x m anières différentes,
à savoir, soit en concevant l’existence présente de son Corps dans la
durée, soit en concevant l’essence de son Corps sous l’aspect de
l’éternité. Le S colie vise à préciser ce qu'il faut entendre exac­
tement par les deux m anières de concevoir les choses : « Les
choses sont conçues co^mme actuelles de deux manières différentes »,
c’est-à-dire qu’il y a deux manières de concevoir leur existence : dans
un cas, on conçoit leur existence comme déterminée d ’une certaine
façon par une autre chose singulière, en conséquence abstraitement
(cf. Il, Scol. de la Prop. 4 5 ), avec une relation à un tem ps et
à un lieu déterminés (V, Scol. de la Prop. 29 ) ; dans l'autre cas, on
conçoit leur existence « en tan t qu'elles sont en D ieu » et que « leur
force [d’exister et} de persévérer dans l’existence suit de la nécessité
éternelle de la nature de D ieu » (II, Scol. de la Prop. 4 5 ), c’est-à-dire,
selon V, S colie de la P rop ositio n 29 , « comme contenues en Dieu
et comme suivant de la nécessité de la nature divine ». Les
deux Scolies se recoupent donc exactement.
Cette interprétation est conforme à la démonstration de la P ro p o ­
sitio n 3 0 du Livre V, où il est dit que concevoir les choses sous
l'aspect de l’éternité, c’est concevoir qu’elles enveloppent l existence
en vertu de l’essence de Dieu, « l’éternité étant l ’existence elle-même
en tant qu’elle est conçue comme suivant nécessairement de la
seule définition d’une chose éternelle » (1, D é f. 8).
Sans doute, si l’Ame peut considérer les choses sous l’aspect de
l’éternité, c’est seulement en tant qu’elle conçoit l’essence éternelle
de son Corps ; mais il n'en résulterait nullement que, dans les P ro p o -
SCOLIE DES PROPOSITIONS 4 5 DU LIVRE II, ET 29 DU LIVRE V 617

sitio ns 2 9 e t 30 du Livre V , concevoir les choses singulières sous


l’aspect de l’éternité, ce soit concevoir leur essence éternelle, ce serait
simplement concevoir que leur existence en acte suit de la néces­
sité éternelle de la nature de Dieu.

Cependant, une autre interprétation peut paraître recevable, à


savoir, si les choses sont conçues par nous comme actuelles de deux
manières, ce serait, non pas en tant que nous concevons leur exis­
tence de deux manières différentes, mais en tant que nous connais­
sons leur actualité, dans u n cas, comme celle de leur essence éter­
nelle, dans l’autre, comme cede de leur existence dans la durée.
Ces deux manières se trouvent déduites dès le C o ro lla ire de la
P rop ositio n 8 du Livre II : « Aussi longtemps que les choses singu­
lières n’existent pas, si ce n’est en tant que comprises dans les
attributs de Dieu, leur être objectif, c’est-à-dire leurs idées, n’existent
pas, si ce n ’est en tant qu’existe l’idée infinie de D ieu ; et sitôt que
des choses singulières sont dites exister , non seulement en tant que
com prises dan s les attrib u ts de D ie u , mais en tant qu’elles sont dites
durer, leurs idées aussi enveloppent une existence par où elles sont
dites durer ». Il y aurait donc, comme l’écrit Victor Delbos (Le
sp ino zism e , pp. 161-162), « une existence des essences qui m érite
ce nom autant que l’existence des choses dans la durée, et même
qui le mérite plus : car l’existence des choses dans la durée ne
fait que [...} manifester la force de production qui dérive de l’intel­
ligibilité de leur essence et qui se développe en vertu de la sou­
veraine intelligibilité, c’est-à-dire de l’infinie puissance de la substance
divine ». Cette « existence », ou actualité, de l’essence, qui n ’a rien
à voir avec l’actualité de l’existence dans la durée, Spinoza l’évoque
expressément dans le S co lie de la P rop ositio n 2 3 du Livre V, lorsque,
parlant de l’Ame en tant qu’elle est l’idée de l’essence éternelle de
son Corps, c’est-à-dire, en tant qu’elle est elle-même essence éternelle,
il déclare qu’elle a par là une « existence » qui ne peut se définir par
le temps ou s’expliquer par la durée.
Dans cette perspective, ce que viserait à préciser le S colie de la
P rop ositio n 29 , ce serait, non pas les d e u x m anières d on t l ’A m e peut
co n cevo ir les choses, mais les deux m anières dont l ’A m e peut conce­
v o ir son C o rp s (n’y ayant pas pour elle d’autres manières possibles
que ces deux-là *), à savoir, concevoir l’existence présente de son

1. « E t p r a e te r haec d u o n ih il a liu d ad M e n tis e s s e n t i a p e r m e t {per


Prop. 13, p. Il) :t, G e b ., II, p . 2 9 8 , 1. 2 5 -2 6 : « E t e n d eh o rs d e ces d e u x
(m an ières d e concevoir le C o rp s], il n 'y a rien d 'a u tre q u i a p p a rtie n n e à
l'essence d e l '^ m e », e t n on, c o m m e le tra d u it A p p u h n , « e n d e h o rs de ces
d e u x [m an ières de co n cev oir les corps] :t, tra d u c tio n exclue p a r le co n tex te et
618 APPENDICE XVIII

Corps selon une durée déterminée p ar le temps, ou concevoir son


essence sous l’aspect de l’éternité. D ’où le rappel de la Prop ositio n 4 5
et de son Scolie : il y a deux manières de concevoir l’existence des
choses singulières (et par conséquent le Corps), soit en tant que les
choses sont déterminées à exister par une autre chose singulière, c'est-
à-dire en tant que leur existence est déterminée par le temps, soit en
tant que leur existence se définit par la force que chacune intérieure­
ment possède de persévérer dans cette existence, force qui suit de la
nécessité éternelle de la nature de Dieu et « qui n’est rien en dehors
de l’essence actuelle de cette chose (III, Prop. 7).

*
'* *

D e ces deux interprétations, la première paraît plus rigoureuse,


en ce que le S colie de la Prop ositio n 2 9 du Livre V ne porte que sur
les deux manières de concevoir l’actualité des choses, et non sur les
deux manières de concevoir l’actualité du Corps ; en ce que ce
même Scolie ne se réfère pas au C o ro lla ire de la Prop ositio n 8 du
Livre II, mais uniquem ent à la P ro p o sitio n 4 5 de ce Livre et à son
Scolie, lequel ne concerne que les différentes manières de concevoir
l ’existence des choses singulières.
Cependant, ces deux interprétations, malgré leur différence, sont
conciliables.
En effet, connaître l’existence des choses en dehors de toute rela­
tion au temps et seulement par la force interne qu’elles tiennent de
la nécessité éternelle de la nature de Dieu, c’est précisément les
connaître par leur essence ; connaître leur existence uniquement
selon l’ordre commun de la N ature et selon des relations de temps,
c’est ignorer leur essence, et par là même les connaître abstraitement,
c’est-à-dire abstraction faite de cette force éternelle qu’elles possè­
dent en tant qu’elles sont des essences éternellement contenues en
Dieu. Ainsi, les deux manières de concevoir lexistence en acte des
choses singulières viennent de ce que, dans un cas, nous réduisons
leur actualité à celle de leur existence déterminée dans le temps et
que, dans l’autre, nous concevons leur existence comme exprimant
l'actualité éternelle de leur essence en Dieu.

par la référence à la Proposition 13 du Livre II. Les autres traductions, en


général étroitement littérales, s'en tiennent à une prudence fâcheuse : « hormis
ces deux choses » (Saisset, p. 260), « en dehors de ces deux choses-là »
(Lantzenberg, p. 320) ; « ausser diesen beiden » (Baensch, p. 266), etc.
A P P E N D IC E N° 19

L a d octrine cartésienne du lib re arbitre e t la critiq u e d e Spinoza


(C f. chap. X V I I I , § X V I , p. 50 4 )

§ 1. — Dans queUe mesure la critique de Spinoza atteint-elle


Descartes ? où se situe exactement la racine dernière de leur diver­
gence ?
Les distinctions traditionnelles auxquelles Spinoza se réfère attes­
tent qu'il aborde le problème dans les termes et dans le cadre où
Descartes l'avait posé. M ettant en question la distinction entre enten­
dement, volonté comme faculté de juger, volonté comme tendance,
il se demande si ces puissances en font une ou plusieurs, si elles
sont libres ou nécessaires. De même Descartes, distinguant l’enten­
dement, qui connaît le vrai, la volonté comme jugem ent qui affirme
le vrai ou le faux, la volonté comme mouvement qui porte l’Ame
à se joindre aux objets jugés bons ou à se séparer des objets
jugés mauvais ‘, se demande si ces trois facultés sont une ou plusieurs,
si elles sont libres ou non. D e part et d'autre, le problème est le
même. Mais les réponses sont différentes.
Selon Descartes, il est impossible de juger les choses sans les
connaître, n i de se porter sur elles sans les avoir jugées. L'enten­
dement conditionne donc le jugement, et le jugement conditionne le
mouvement du vouloir. Mais, contrairement à ce qu'affirme Regius,
le jugement ne se réduit pas à l'entendement, qui, s'il le conditionne,
ne le détermine pas, car nous pouvons refuser d'assentir à ce que
nous percevons 2 Le jugement est donc une faculté distincte de

1. Descartes, A Mersenne, 27 a v ril 1637 (vers le 17 m ai selon les édi­


teurs d e la corresp o n d an ce d e M ersen n e} , A .T ., 1, p . 3 6 6 ; I I ” Réponses,
A x io m e 7 ; Traité des Passions I l , a rt. 7 9 -8 0 , X I , p. 3 8 7 . — L a d istin c tio n
o p é ré e p a r S p inoza, dan s le Scolie de la Proposition 9 d u L iv re III, e n tre la
v o lo n té co^mme e f fo r t (ra p p o rté à l '^ m e seule) e t l'a p p é tit e t le d é sir (ra p p o r­
tés à l'^ m e e t a u C orps) évoque celle de D escartes a u x art. 7 9 -8 0 d u Traité
des Passions, e n tre la v o lo n té co m m e m o u v em e n t p o u r s 'u n ir à la chose, —
leq u el n e d é p en d q u e d e l'â m e , — e t les passions d 'a m o u r, de h a in e , de
désir etc., q u i su p p o sen t le corps.
2. Notae in Program'ma quoddam, A .T ., V III, p . 3 6 3 , l. 10-30.
620 APPENDICE X IX

l’entendement : il est la volonté comme pouvoir infini d’affirmer


ou de nier, faculté absolument libre au point qu’elle le reste jusque
dans le consentement à l’évidence, bien que pratiquement elle ne le
lui refuse jamais l Quant au mouvement vers ce qui est jugé bon, —
c’est le vouloir proprement pratique, — il ne se confond pas avec la
volonté co^mme faculté de juger, car c’est autre chose d’affirmer le
vrai ou le bon et de se porter vers lui pour s’y unir. Mais ce mouve­
ment aussi ne saurait être que libre, puisque toute volonté est libre.
Cependant, il dépend étroitement du jugement, car, ne pouvant se
porter vers une chose sans qu’elle ait été préalablement jugée bonne,
c’est « infailliblement » qu’il se porte soit sur le bien, lorsqu’il nous
est clairement connu, soit sur le mal, lorsque, abusés par son appa­
rence, nous jugeons que c’est un bien. On retrouve là, comme
Descartes l’observe lui-même, la doctrine de l'Ecole : « Voluntas
n o n fertu r in m alum n is i quatenus e i sub aliquo ratione boni reprae-
sentatur ab intellectu » 4 D ’où l’adage socratique : « O m n is peccans
est ignorans » 5, qui s’oppose directement à l’adage d’Ovide :
« V id e o m eliora, proboque, deteriora sequor ».

§ II. — O n aperçoit deux difficultés :


1. La volonté peut-elle être libre, si c’est l’entendement qui lui
représente le faux comme vrai et le mal co^mme bien ?
2. Le mouvement du vouloir vers la chose jugée bonne est-il libre
comme on le prétend ?
Descartes répond négativement à la prem ière question, et, en
conséquence, rejette catégoriquement dans sa Rép on se à G assend i
la formule scolastique : « V oluntas n o n fertur , etc. », qu'il avait
prise à son compte dans sa Lettre à M ersen ne 6 Si, en effet, l’enten­
dement lui-même présentait à la volonté le faux ou le mal sous la
form e du vrai ou du bien, il aurait autant d’extension qu’elle, et, la
déterminant au faux ou au m al, exclurait sa liberté, ou à tout le
moins, si elle en avait une, toute occasion d’en user. Mais l’enten­
dement conçoit seulement le vrai et le bien, non le faux et le mal,
qui sont des néants. Aussi ne saurait-il déterminer la volonté lorsque
celle-ci prend le faux pour le vrai et le mal pour le bien. Celle-ci
est donc libre et s’étend plus loin que lui. Est-ce à dire que le mal
ne lui soit point présenté sub ratione boni ? Assurément non, mais
c’est le jugement, et non l’entendement, qui le lui présente ainsi, de

3. L ettre à Mersenne, 2 7 m a i 1641, A . T ., III, p . 379 ; Rép . aux V ” Obj.,


A . T ., V II, p . 3 7 8 ; I V e Méditation.
4 . Lettre à Mersenne, 2 6 a v ril 1637, A . T ., I, p. 366 — Cf. St. T h o m a s,
Sum. Theol., I, 2 , q uaest. 8, art. 1. — A risto te , Ethique nicomachéenne, V III,
c h a p . I I ; Politique, I, chap. I.
5. A Mersenne, A .T ., I, p . 3 6 6 ; Discours, IV “ P a rtie , A T ., V I, p . 28 .
6. Cf. supra, § I.
DOCTRINE CARTÉSIENNE DU LIBRE ARBITRE 621

sorte que le jugement s’étend au delà de l'entendement. Certes, U


ne s’en exerce pas moins toujours sur des pensées, car « il faut
avouer que nous ne voulons rien dont nous ne concevions en quelque
façon quelque chose », mais ces pensées ne sont pas les idées claires
et distinctes de l'entendement, ce sont des idées obscures et confuses
qui, ne nous révélant qu’une partie de leurs objets, font que nous
pouvons attribuer à ceux-ci, par préjugé, des propriétés que nous n’y
percevons pas et qui risquent de ne s’y point trouver. Auquel cas,
la volonté, se portant sur ces choses pour s’unir à ces propriétés-là,
se porte sur le mal en croyant se porter sur le bien. Par exemple,
la belle apparence d’une pomme empoisonnée à notre insu peut
faire que nous la jugions utile à notre alimentation et qu’à ce titre
notre volonté se porte sur elle, alors que nous n’en savons rien et
l’avons décrétée telle en vertu d'un préjugé 7
N ous ne voulons d onc pas m a l, puisque notre vouloir est parfaite­
m ent conforme à ce jugement de convenance ; nous ne concevons
pas m a l, puisque ce que nous concevons effectivement, nous le
connaissons vraiment ; mais nous voulons quelque chose de mauvais,
pour ce que nous croyons concevoir dans ce que nous concevons
quelque chose de plus qu’en effet nous ne concevons et qu’ainsi
nous en ju geo ns m a l '•

§ HL — Il semblerait alors que, par là même, on ait répondu


négativement à la seconde question, et que la liberté, source de
l’erreur et de la fausseté, confinée dans la faculté de juger, soit,
tout autant que de l’entendement, exclue de la faculté du vouloir
pratique comme mouvement infaillible vers le bien ou vers l’appa­
rence du bien. Etant donné, dans ces conditions, que nous ne pouvons
pas plus vouloir mal que concevoir mal, l’adage : « V id eo m eliora,
etc. » doit être récusé, puisqu’il implique que, concevant bien et
jugeant bien, nous pouvons voir mal.
S'il subsiste cependant, c’est réduit à une signification telle qu’il
n’implique plus une volonté mauvaise. Il est entendu seulement
comme caractérisant les esprits faibles, incapables, dans le cas où
une certitude absolue ne peut être obtenue, de se décider, faute
d’un principe ferme, selon la meilleure probabilité ; leur inconstance

7. Rép. aux V Obj., A. T., VII, pp. 376-377. — Considération qui paraît
empruntée à Aristote : « Il peut arriver que l'agent ignore ce qu'il fait ; par
exemple, qu'on croie moucheté un fer de lance acéré ; qu'on prenne un
caillou pour une pierre ponce, ou qu'en faisant boire quelqu'un pour le
sauver on le fasse périr [...} En raison de l'ignorance où l'on est de toutes
les conditions de l'action, l’homme qui en méconnaît quelques-unes semble
agir contre son gré, surtout dans les cas les plus importants. Or les plus
importants sont ceux dans lesquels et en vue desquels s'exécute l'action »,
Ethique nicomachéenne, III, chap. I, § § XVII-XVIII.
8. Rép. aux V“ Obj., A. T., VII, p. 377, 1. 12-16.
622 APPENDICE XIX

fait alors que, ayant aperçu le m eileur, ils choisissent peu après,
impulsivement, le moins bon, quitte à le regretter plus tard. Inter­
prété de la sorte, cet adage se concilie parfaitement avec l'autte :
c O m n is peccans est ignorans :i>, car la volonté se détermine là toujours
selon ce que le jugement du moment lui indique comme bon. Ce qui
est en cause, ce n'est pas une volonté mauvaise oppesée à un jugement
bon, c'est, dans un sujet dont le vouloir est intrinsèquement toujours
bon, l'inconstance de ses jugements toujours incertains9. Pour le
sens commun, au contraire, le « V id e o m eliora. .. » évoque le conflit
du vouloir avec les jugements de bien et de mal prononcés à coup
sûr par la conscience morale (par le dictam en R a tio n is), et, en
conséquence, oppose une volonté m auvaise à un jugem ent certain.
Il pose ainsi le problème métaphysique du mal moral, problème que
le cartésianisme, se tenant sur le plan terrestre d'un eudémonisme
uniquement soumis aux règles relatives de l’habileté et de la pru­
dence, expulse de la philosophie naturelle et rejette dans la théo­
logie, seule habilitée à confronter les absolus commandements divins
avec la faiblesse de l’homme et à supputer les secours que celui-ci
peut attendre de la grâce : « Ce bien faire dont je parle ne se
p eu t entendre en termes de Théologie où il est parlé de la Grâce,
mais seulement de Philosophie morale et naturelle où cette Grâce
n'est point considérée » 101.
En conséquence, puisqu'il ne m'est pas plus possible de vouloir
mal que de concevoir mal, la volonté, définie co^m e m ouvem ent
vers le bien, étant nécessairement déterminée par le jugement de
bonté (faux ou vrai), semble bien devoir exclure d'elle toute liberté.
En vain essayerait-on d'arguer que si je ne puis pratiquement me
refuser à vouloir ce q u i est jugé bon, je le pourrais absolument au
cas où je voudrais m e prouver à moi-même que je suis libre. Cette
éventualité, que Descartes accepte lorsqu'il s'agit du jugement d'évi­
dence u, il ne l'envisage nulle p art lorsqu'il s'agit du mouvement vers
le bien. Elle impliquerait d'ailleurs un diabolisme qui se détruirait
lui-même, car la volonté n'agirait là contre le bien que parce qu'on
aurait jugé qu'en l'espèce il était d’un plus grand bien de prouver
qu'elle est libre. Ainsi, là encore, elle se déterminerait sub aliqua
ratione boni. Etant nécessairement déterminée par le jugement préa­
lable de convenance, la volonté pratique n ’est donc pas libre par
elle-même, mais seulement par la liberté du jugement dont eUe
dépend. D'où l'on revient à reconnaître que « notre volonté ne se
portant à suivre ou à fuir aucune chose que selon que notre enten-

9. Lettre à Mersenne, 21 a v ril 1637, A . T ., I, p . 3 6 6 ; cf. Discours, Ill* P a r ­


tie, A . T ., V I, p p . 2 4 -2 5 .
10. A Mersenne, ibid., p . 36 6 , 1. 17-20.
11. Lettre à M esl^id, 9 fé v rie r 1945, A . T ., IV , p . 173, 1. 18-25.
DOCTRINE CARTÉSIENNE DU LIBRE ARBITRE 623

dement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de b ien juger


pour bien faire » 12.
Cependant, contrairement à cette conclusion en apparence inéluc­
table, Descartes, se référant à l 'essence de la volonté telle qu'elle a
été conçue à partir de la faculté de juger, affirme que le vouloir est
libre en face du jugement même. Si, en effet, l'essence de la volonté
est liberté, la liberté doit se retrouver partout où la volonté se
rencontre. En conséquence, après l’avoir maintenue jusque dans le
jugement d’évidence, il faudra la m aintenir encore en principe dans
le mouvement vers ce qui est jugé bon. D ’où la formule : « La
volonté se porte volontairem ent et librem ent, car cela est de son
essence, mais néanmoins in fa illib le m e n t au bien qui lui est claire­
ment connu » ” • O n doit donc concevoir que la volonté comme
mouvement vers le bien est aussi libre par rapport au jugement que
l’est la faculté de juger par rapport à l’entendement. Et bien qu'une
telle certitude ne puisse s'appuyer sur aucune expérience, elle n'en est
pas moins à l'abri de tout doute, puisqu’elle est imposée a p r io ri par
l ’essence de la chose “

§ I V . — Mais cette essence elle-même est découverte par l'expé­


rience : l'expérience de la faculté de juger. C'est ici que le problème
se complique. En effet, lorsqu’il s’agit d’une vérité évidente, co^mme
la so^mme des angles d’un triangle est égale à deux droits, l'expérience
immédiate semble m ’enseigner que m on jugement est nécessaire et
non libre. Sans doute, Descartes affirme-t-il malgré tout que, là
encore, il est quand même libre, car je puis toujours en l’espèce
suspendre m on jugement, et aller jusqu’à douter de ce que l’enten­
dement me présente comme évident (par exemple dans le doute
métaphysique). Mais, en fait, cette affirmation ne repose sur aucune
expérience immédiate. Elle découle de cette certitude préalable que
j’ai relativement à l'essence de ma volonté. Cette essence m'obligeant
à concevoir que tout jugement est libre, j’en conclus que je dois
toujours pouvoir refuser librem ent mon jugement, même lorsqu’il
s'agit d'une évidence intellectuelle, — quoique l’expérience atteste
qu’un tel refus n'ait sérieusement jamais lieu. C'est pourquoi celui
qui, comme Spinoza, nie la liberté de la volonté, conteste la réalité

12. Discours, III' Partie, A. T., X, p. 26. — Thèse contredite par Male-
branche, cf. Gueroult, Malebranche, III, chap. XI, §§ ^ ^ uv , ^XXVI ; cf. Mole-
branche, R. d. V., I, chap. II, O. C., I, pp. 50-55, R. d. V., I" Ed., O. C.,
III, pp. 18-19, Traité de Morale, I, chap. VI, O. C., XI, pp. 70 sqq.
13. Rép. aux II" O b j, Abrégé géométrique, Axiome 7.
14. Cf. à ce sujet, Ginette Dreyfus, Le problème de la liberté de l’homme
dans la philosophie de Malebranche, dans les Actes des Journées Male­
branche : Malebranche, Paris, Vrin, 1967, pp. 154 sqq. ; déjà cité supra,
chap. XVIII, § XVI, p. 433, note 2.
624 APPENDICE XIX

de cette sorte de refus et n’y voit q u ’une sim ple proclamation verbale.
Descartes lui-même n’assurait-il pas qu’il n’était que « feint ?
En fait, l’expérience ne témoigne de ma liberté que dans les juge­
ments portant sur les idées obscures et confuses, et avant tout dans
l’erreur qui leur est corrélative. N on seulement nous surprenons dans
l’erreur l’arbitraire de la volonté et son indépendance à l’égard de
l’entendement, mais par elle, et par elle seule, nous découvrons que
notre volonté est infinie et sans commune mesure avec notre enten­
dement fini. Sans l’erreur et sans le péché, nous n’apercevrions donc
jamais que l’essence de la volonté, c’est la liberté ; et ce n’est pas
par hasard si la liberté de la volonté est démontrée dans celle des
S ix Méditations qui est consacrée au problème de l’erreur : l’erreur
prouve la liberté, et la liberté explique l’erreur.

§ V. — C’est dans cette perspective que doit être située la critique


de Spinoza.
Elle est commandée par le point de départ de sa théorie, qui est
non plus l’erreur, mais l’affirm ation nécessaire de toute vérité évi­
dente.
Alors que Descartes, partant du faux, aboutit à la liberté de l’affir­
mation, Spinoza, partant du vrai, aboutit à sa nécessité. Et de même
que pour le premier, l’obstacle de la théorie, c’est le vrai, de
même, symétriquement, pour le second, l’obstacle, c’est le faux.
Enfin, l’un et l’autre surmontent de façon analogue l’obstacle qui est
le leur. L’un, au nom de l’essence de la volonté, préalablement
révélée — grâce à l’erreur — comme une faculté indépendante et
libre, introduit la liberté jusque dans l’affirm ation nécessaire de
l’évidence ; l’autre, au nom de l’essence de l’idée, préalablement
conçue grâce à l’expérience de l’idée vraie comme identité de son
être et de son affirmation, proclamant cette identité dans toute idée,
introduit la nécessité jusque dans l’affirm ation de l’idée fausse. De
même que Descartes tire de notre pouvoir d’affirm er librem ent le
faux cette conclusion que le vrai aussi doit être affirm é par une
volonté libre, de même Spinoza tire du pouvoir propre à l’idée vraie
de s’affirm er nécessairement par soi cette conclusion que l’idée
fausse aussi doit s’affirm er nécessairement par soi. Est illusoire,
pour l’un, l’expérience de la nécessité du jugement vrai ; pour l’autre,
l’expérience de la liberté du jugement faux *5 D errière cette oppo­
sition se laisse entrevoir aussi le contraste des deux méthodes, l’une
analytique, l’autre synthétique. Alors que Descartes s’élève du fini
à l’infini, de l’inférieur au supérieur, des conditions de l’erreur aux

15. Cf. supra, chap. XVIII, § XVI, pp. 433 sqq. ; et Ginette Dreyfus,
art. cit, ibid.
DOCTRINE CARTÉSIENNE DU LIBRE ARBITRE 625

conditions du vrai, Spinoza descend du supérieur à il inférieur,


de l’infini au fini ; et puisque l’idée inadéquate s’explique à partir
de l’idée adéquate, la partie en fonction du tout, les conditions de
l’affirm ation du faux doivent se découvrir à partir des conditions
de l’affirm ation du vrai, si bien que la nécessité du vrai doit anéan­
tir, jusque dans l’affirm ation du faux, toute apparence de liberté.
INDEX DES NOMS PROPRES CITÉS

A 145 n., 216 n., 311 n., 314 n.,


510 n., 573, 574.
Borelli : 482 n.
Alfarabi : 85 n. Bouwmeester (J.) : 471 n., 476 n.,
Amaury de Bène : 113 n. 4 77 n., 486 n.
Angelis (Enrico de) : 480 n. Boxel (Hugo) : 431 n.
Anselme (saint) : 432, 433 n. Boyle (r .) : 163 n., 166, 167 n.,
Antisthène : 432-434, 656. 168, 178, 205 n., 558, 568.
Appuhn (Ch.) : 94 n., 99 n., Brachin : 99 n.
193 n., 209 n., 284 n., 320 n., Brunschvicg (Léon) : 481.
336 n., 348 n., 362 n., 434 n., Burgh (A.) : 22 n., 252 n.
493 n., 497 n., 577, 609, 617 n. Buridan : 512, 513 n.
Aristote : 11 n., 40 (aristotéli­ Burman : 234 n.
cienne), 80 n., 85 n., 1 1 1 (péri-
patéticiens), 114 n., 1 1 6 , 133,
135, 147, 176-177, 295, 306 n. c
(aristotélicien), 315 n., 347, 355­
356 n., 358-359, 360, 361, Caillois (Roland) : 609.
3 72 n., 434 n., 493 n. (aristo­ Camerer : 150 n.
téliciennes), 513 n., 582, 588, Cassirer : 484 n.
620 n., 621 n., 634 (aristotéli­ Caton : 581.
cienne), 637, 651. Cavendish : 555.
Arnauld (Antoine) : 115 n., 233 n., Chrysippe : 1 6 n., 358, 401 n.
483 n., 573. Ciceron : 358 n., 581, 582.
Arnim : 358 n. Clavius : 482 n.
Augustin (saint) : 60 n. CJerselin : 3 72 n., 5 71.
Averroès : 55 n., 99 (averroïsme), Comte (Auguste) : 481 n.
437 (averroïstes), 513 n. (aver- Crapulli (G.) : 10 n.
roïste). Crescas : 55, 56, 629.
Avicenne : 85 n. Croce (B.) : 487 n.
Curley : 5 38 n.

B
D

Bacon (F.) : 65, 557. Darbon (A.) : 178 n., 187 n.,
Baensch (O.) : 209 n., 284 n., 240 n., 387 n., 602 n.
320 n., 609, 618 n. Delbos (V.) : 186 n., 494 n., 617.
Baillarger : 19 3 n. Denys l'Aréopagite : 113 n.
Balligault (F.) : 513 n. Descartes : 6 , 7, 8 , 10 n., 11, 12,
Balling (P.) : 218 n., 222 n., 572­ 13 n. (cartésien), 20-25, 27, 31­
577, 664. 33, 35 n., 40, 41, 58, 71 n.,
Belaval (Y.) : 3 79 n. 80 n., 81, 82, 111 n., 115-118,
Bergson : 231. 135, 138 (cartésiennes), 139,
Berkeley : 590 n.-592. 140 n. (cartésiennes), 141, 144,
Blyenbergh (G. de) : 7 n., 25 n., 147 (cartésienne), l48, 150-153,
628 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

155 n., 157, I 6 ln .,l6 2 , 163 n., Ficin (Marsile) : 480 n.


168, 170 n., 171, 172 n., 177, Fischer (Kuno) : 320 n.
178, 179 (cartésienne), 181-185, Foucher de Careil : 552.
189, 193, 195, 197 n., 204, 205, Freudenthal : 48 n., 54 n., 493 n.
224 n., 228, 229, 233 n., 280­
284, 296 (cartésien), 306 n.,
311 n., 312, 314, 315, 319, 350, G
356 n., 358-361, 363 n., 369 n.,
371 n., 372-373, 375, 377 n., Gagnebin (Samuel) : 172 n.,
3 79 n., 398, 450, 451 (carté­ 173 n., 558 n.
sienne), 472, 474 n., 480 n., Gassendi : 315 n., 620.
481-482, 483, 485, 487 n. (car­ Gazali : 5 5 n.
tésienne), 490, 492, 496, 498, Gebhardt (Carl) : 94 n., 131 n.,
501-504, 508 n., 509, 510-513, 284 n., 362 n., 393 n., 514 n.
528 n., 529 n., 534, 538, 552­ Gehlen (Arnold) : 511 n.
554, 555, 557, 566, 568, 570­ Gentile : 31 n., 48 n., 401 n., 609.
571, 572-574, 578-580, 588, Gerson : 113 n.
595, 598, 601 n., 602 (carté­ Gersonide : 55, 56, 63 n., 94 n.,
sienne), 605, 619-625, 626, 102 n., 629.
634 (cartésienne), 637, 640, Geulincx : 482 n., 498 n.
645, 648, 651, 653, 659, 661, Giancotti-Boscherini (E.) : 10 n.
666 (cartésien), 667. Gibieuf : 33 n.
Deugd (de) : 388 n., 595 n. Guérinot : 320 n.
Dilthey : 487 n. Gueroult : 8 n., 22 n., 82 n.,
Dioclès de Magnésie : 581. 140 n., 179 n., 181 n., 182 n.,
Diogène Laerce : 434 n., 581. 183 n., 184 n., 205 n., 313 n.,
Dreyfus (Ginette) : 179 n., 504 n., 318 n., 369 n., 490 n., 509 n.,
623 n., 624 n., 630. 529 n., 623 n.
Dunin-Borkowski : 482 n., 553 n.
Durante (G.) : 31 n., 320-321 n.,
609 n. H

E Hallet (F.) : 610.


Halpern : 284 n.
Einstein : 153 n. Heereboord : 364 n.
Elisabeth (la correspondante de Hegel : 64.
Descartes) : 3 72 n., 588 n. Hobbes : 152, 155 n., 178, 179 n.,
Epictète : 362 n. 205, 206 n., 214, 328 n., 354 n.,
Euclide : 8 n., 358 n., 368, 384, 434 n., 474 n., 476 n., 482-487,
389, 453, 455, 456, 475 n., 509, 568, 639, 659, 661.
483, 484, 596. Horten : 5 5 n.
Eusebe : 415 n. Hudde (J.) : 36 n., 216 n., 344 n.
Eustache de Saint-Paul : 311 n. Huet (Daniel) : 487 n.
Euthydème : 432-434, 656. Hume : 407.
Huygens (Christian) : 25, 172,
F 178, 205 n., 552, 553, 555­
558, 568, 636.
Fénelon : 63 n. Huygens (Constantin) : 558 n.
Fichte : 73, 247, 253, 341, 495,
534-535, 537.
INDEX DES NOMS PROPRES CITES 629

J Meyer (Louis) : 290 n., 297 n.,


3 77 n., 3 79 n., 422 n., 439 n.,
Janet (Pierre) : 193 n. 481, 482 n., 567, 573, 574,
Joachim (Harold) : 162, 254 n. 612 n., 613 n.
Jouffroy : 193 n. Montesquieu : 235 n.
Müller (J.) : 11 n.
Munk : 11 n., 55 n., 85 n.
K

Kant : 6 , 154 n., 186, 188, 341 N


(kantisme), 369-370, 490 n.
Keckermann : 364 n. Newcastle (le correspondant de
Descartes) : 578.
Newton : 153 n.
L

Lagrange : 568. O
Lantzenberg : 209 n., 320 n.,
618 n. Oldenburg (H.) : 76 n., 119 n.,
Leibniz : 6, 8, 25, 64 n., 71 n., 149 n., 160 n., 163 n., 167 n.,
128 n., 148 n., 153, 154 n., 168 n., 174 n., 186 n., 188 n.,
157,158,161, 170, 176, 179 n., 206 n., 339 n., 347 n., 490 n.,
187 n., 189, 229, 235 n., 369 n., 491 n., 495 n., 510 n., 541 n.,
379 n., 398, 415 n., 464, 466 553, 556, 558, 567, 573, 636.
(leibnizienne), 475 n., 483 n., Ovide : 620.
529, 534, 552, 554, 567, 568, Oxford (mathématiciens d’ ) : 482.
578, 633, 640, 653.
Locke : 590 n.-592.
P

M Platon : 11 n., 40 (platoniciens),


144, 169 n., 372 n., 374 n.,
Maïmonide : 11 n., 55, 56, 63 n., 383, 433 n., 434, 468 n. (plato­
85 n., 102 n., 169 n., 358 n., nicienne), 528 n., 581 (plato­
364 n., 587-589, 629. nisme), 656.
Maine de Biran : 193 n. Plotin : 11 n., 60 (néo-platonisme).
Malebranche : 6, 8 n., 25, 33 n., Plutarque : 401 n.
58, 148 n., 179 n., 207 n., Pollock : 79 n.
235 n., 318, 366, 369 n., 371 n., Port-Royal (Logique de) : 401 n.
437, 483 n., 490 n., 492, 498 n., Prantl : 85 n.
504 n., 505 n., 528 n., 529 n., Priscillianistes : 113 n.
623 n. Puech (Henri-Charles) : 469 n.
Manichéens : 113 n. Pythagore : 434 n.
Mariotte : 153 n.
Matheron (Alexandre) : 630.
Maxime le Confesseur : 113 n. R
Meijer (W'illem) : 284 n., 493 n.
Mersenne : 3 5 n., 15 5 n., 172 n., Radetti : 31 n., 48 n., 401 n., 609.
558 n., 619 n., 620, 622 n. Regius : 10 n., 22 n., 311 n.,
Mesland : 111 n., 182 n., 183 n., 372 n., 379 n., 588.
311 n., 622 n. Ribot (Théodule) : 494 n.
630 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Riese (W.) : 11 n., 345 n. T


Rivaud (A.) : 100 n., 158 n.,
164 n., 167 n., 178 n., 182 n., Tacquet : 482 n.
186 n., 553. Taine : 201, 202.
Roberval : 172 n., 555, 636. Teixeira (Livio) : 381 n.
Robinson (Lewis) : 63 n., 79 n., Thomas (saint) : 23 n., 24, 46 n.,
81, 91, 100 n., 107 n., 150 n., 51 n., 54 n., 55 n., 56 n., 63 n.,
196 n., 230, 233 n., 284 n., 85 n., 98 n., 102 n., 113 n.,
333 n., 334 n., 609, 649. 311 n., 358 n., 370 n., 620 n.,
Roth (Léon) : 151 n. 626.
Thomas (Evangile selon) : 469 n.
Tonnies : 494 n.
s Tschirnhaus : 8, 40 n., 79, 81, 91,
150, 179 n., 205 n., 376 n.,
Saisset (Emile) : 209 n., 284 n., 474 n., 475 n., 476 n., 478 n.,
321 n., 6 l8 n. 479 n., 483 n., 485 n., 486 n.,
Sassen : 99 n. 554, 568, 600 n.
Saville (Henry) : 483 n.
Scheler (Max) : 11 n.
Schelling : 64, 79, 490 n. V
Schmitt (Ed.) : 148 n.
Schmolders : 85 n. Vico : 487 n.
Schopenhauer : 551. Virgile : 495 n.
Schuller (G. H.) : 42 n., 45 n., Vleeschauwer (de) : 480 n., 482 n.
79 n., 91 n., 92 n., 126 n., Volder (de) : 475 n.
133 n., 134, 135 n., 136, 142 n., Vries (S. de) : 35 n., 45 n., 217 n.,
149 n., 169 n., 447 n., 549, 482 n.
558 n.
Schuyl : 571.
Scot Erigene : 113 n. w
Sénèque : 581, 582.
S e ^ u s Empiricus : 581. Wallis : 483 n., 484.
Simplicius : 582. W olf (A.) : 151 n.
Socrate (socratique) : 620. Wolfson : 11 n., 55 n., 56 n.,
Stein (L.) : 8 n., 552. 64 n., 94 n., 102 n., 106 n.,
Stoïciens : 332, 355-356 n. (stoï­ 113 n., 358 n., 587.
cienne), 358, 360 (stoïcisme),
361 (stoïciennes), 576 (stoïcien­
nes), 581-582 (stoïciennes), 651, Z
664 (stoïciennes).
Stumpf (C) : 79 n., 80 n. Zabarella : 364 n.
Suarez : 311 n.

Nous remercions vivement M. Alexandre Matheron, professeur de


philosophie à l’E.N.S. de St-Cloud, qui a bien voulu dresser l’index des
noms propres, et nous exprimons notre particulière gratitude ■à Made­
moiselle Ginette Dreyfus, professeur d’histoire de la philosophie à l'Uni­
versité de Rouen, qui, par sa constante et efficace collaboration, a permis à
cet ouvrage d’être ce qu’il est.
TABLE DES MATIÈRES

Chapitre premier
Structures d u L iv r e 11 de /'Ethique

Paragraphes Pages

§ 1. Dieu, principe de l’intelligibilité de l’âme. —


Confrontation avec saint Thomas et avec Des­
cartes ........................................................................... 7
§ Il. Préface. — Indication de ce dont il va maintenant
être traité. — Annonce d’une déduction conforme
à la définition que le second S co lie de la P ro p o ­
sitio n 4 0 du Livre Il donne de la connaissance du
troisième genre ......................................................... 8
§ III. L’Ame comme premier objet de l’Ethique après
Dieu. — Titre du Livre I l ...................................... 9

*
**

§ IV. Les sept moments du Livre Il ............................. 12


§ V. Structures de la déduction. — Le procédé de la
réplication. — Les trois premières sortes de répli­
cation. — Leur lien avec la conception de l'idée
comme idée de l’objet et avec le parallélisme
extra-cogitatif ............................................................ 14
§ VI. L’idée co ^m e idée de l’idée et le parallélisme
intra-cogitatif. — Les deux aspects du parallé­
lisme in tra-co g itatif................................................... 15
§ VII. Les trois autres sortes de réplication liées à ces
deux notions ............................................................ 16
§ VIII. Septième sorte de réplication. — Qu'elle n'inter­
vient pas dans le Livre II 17
§ IX. Fonction du parallélisme in tra-co g itatif................. 18

Chapitre II
L e s D é fin itio n s e t les A x io m e s d u L iv re I I

1 Les D é fin it io n s

§ 1. Exposé et commentaire des sept D é fin it io n s . . . . 20


632 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Paragraphes Pages
§ II. Anomalies diverses ................................................... 26
§ III. Réduction partielle de ces an o m alies...................... 26
*
**

II. A x io m e s

§ IV. Exposé et commentaire des cinq A x io m e s .... 31


§ V. Les A x io m e s co^mme facteurs principaux de la dé­
duction de l’essence de l’h o m m e ............................. 34
§ VI. Apriorité et apostériorité des A x i o m e s ............... 34

Chapitre III
D éd u ctio n de l ’essence de l ’homm e

1. Déduction du caractère attributif de la Pensée et de l’Etendue


(.P rop ositio ns 1 et 2 )

§ 1. La P rop ositio n 1 et son Scolie. — Déduction de


la Pensée comme attribut divin ............................. 37
§ Il. L’attribut Pensée et ses modes ............................. 38
§ III. La P rop ositio n 2 . — Déduction de l ’Etendue
comme attribut divin .............................................. 40
§ IV. Difficultés et objections diverses ........................ 41
§ V. A priorité et apostériorité des démonstrations pré­
cédentes. — La démonstration du Scolie . . . . 43
§ VI. La démonstration de la P r o p o s it io n ...................... 44
§ VII. Démonstration a posteriori et démonstration a
p rio ri de l’impossibilité pour toute âme de con­
naître plus de deux attributs ................................. 45

Chapitre IV
L ’essence de l ’hom m e (suite)

Il. Déduction du parallélisme


(P ropositions 3 à 8)

§ 1. Objet des P rop ositio ns 3 à 8 : l’entendement et


les idées de Dieu ................................................... 47
TABLE DES MATIÈRES 633

Paragraphes Pages
§ II. L a P ro p o sitio n 3 : P r o d u c t i o n n é c e s s a ir e p a r D i e u
d e l ’i d é e q u ’i l a d e l u i e t d e s c h o s e s . — S tru c ­
t u r e d e la d é m o n s tra tio n . — L e p o u v o i r (potes-
tas) e t la p u i s s a n c e (potentia) d e p e n s e r ................. 48

§ III. C o n s é q u e n c e s : 1 ) r e d o u b l e m e n t d e l ’i d é e e n id é e
d e l ’i d é e ; 2 ) m o d e s d e l ’a t t r i b u t P e n s é e c o m m e
in fin ita in fin it is m odis ...................................................... 50
§ IV . N o u v e l a rg u m e n t c o n tre le concept de l ’e n t e n ­
d e m e n t c r é a te u r . — L e s h u i t é lé m e n ts d o c tr in a u x
i m p l i q u é s p a r l a P rop ositio n 3. — P re m iè re d é ­
m o n s t r a t i o n d e l ’id é e v r a i e d o n n é e . — R é f u t a t i o n
d u l i b r e a r b i t r e . — S colie : r a p p e l d e l a r é d u c t i o n
— d é m o n t r é e a u L iv r e I — d e la p u issa n c e d e
D ie u a so n essen ce .................................................................. 51

§ V . L a P ro p o sitio n 4. — U n i c i t é d e l ’i d é e d e D i e u . —
Id e n tité e t d is tin c tio n d es m o d e s in fin is im m é ­
d ia ts e t m é d i a ts . — P r o b l è m e t r a d i t i o n n e l d e la
c o n n a is s a n c e d iv in e d e s c h o se s p a rtic u liè re s . —
La solution spinoziste comparée à celles de M ai­
monide, de Gersonide et de C rescas...................... 54
§ V I. La P ro p o sitio n 5. — Autonomie de l’attribut Pen­
sée. — Les deux aspects de la démonstration . . . . 57
§ VIL Réfutation de l’explication réaliste des idées . . . . 59
§ VIII. La P ro p o sitio n 6 . — Autonomie de tous les attri­
buts. — Mutuelle indépendance des attributs dans
la production de leurs modes. — Corollaire. —
Nouvelle réfutation de l’entendement créateur . . 60
§ VIII. Réfutation de l’explication idéaliste des objets des
bis. idées. — Autonomie et distinction réelle des attri­
buts ............................................................................. 62
§ IX. La P rop osition 7. — Le « parallélisme ». — Pro­
grès de la P ro p o sitio n 7 sur la Proposition 6 et
son C o r o lla ir e .............................................................. 64
§ X. Démonstration de la Proposition 7. — Axiome
gnoséologique comme nervu s probandi . — Posi:
tion du parallélisme extra-cogitatif. — La dé­
pendance de l’ordre des idées par rapport à la
connaissance de l’ordre de leurs causes exclut l’im­
position aux idées de l’ordre des choses ou des
causes dans les autres attributs ............................ 65
634 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Paragraphes Pages

§ XI. Position du parallélisme intra-cogitatif. — La pre­


mière forme du parallélisme in tra -c o g ita tif____ 67
§ X I Position de la seconde forme du parallélisme
bis. intra-cogitatif ........................................................... 67
§ XII. Difficultés du parallélisme intra-cogitatif. — Les
idées comme choses ou causes. — Difficulté
propre à la seconde forme du parallélisme intra-
cogitatif. — Sa s o lu tio n .......................................... 68
§ X III. Difficulté propre à la première forme du parallé­
lisme intra-cogitatif. Sasolution ............................ 69
§ XIV. Les trois formes du parallélisme et les trois aspects
de l’idée ..................................................................... 70
§ XV. Rôle prépondérant dans l’Ame du parallélisme
intra-cogitatif sous ses deux formes. — La pre­
mière forme du parallélisme intra-cogitatif co^m e
condition pour l’Ame de l’enchaînement des idées
selon le parallélisme extra-cogitatif. — La seconde
forme du parallélisme intra-cogitatif comme con­
dition pour l’.^me du parallélisme intra-cogitatif
sous sa premiere forme ......................................... 70
§ XVI. Le parallélisme extra-cogitatif comme fondement
de la vérité ; le parallélisme intra-cogitatif comme
fondement pour nous de la connaissance pos­
sible de la v é r ité ....................................................... 72
§ XVII. La nature de l’attribut Pensée fondement de la
prééminence du parallélisme intra-cogitatif dans
l’Ame. — Exclusion d’une interprétation confi­
nant à l’idéalisme a b s o lu .......................................... 72
§ XVIII. Le Corollaire de la Proposition 7. — Egalité en
D ieu de la puissance de penser et de la puissance
d’agir, égalité des effets de ces deux puissances. —
Fondement de l’inversion, dans la Proposition 1
du Livre V, de la formule définissant le parallé­
lisme dans la Proposition 7 du Livre Il. — Inté­
rêt et portée de cette in v e rsio n ............................. 74
§ XIX. Problème posé par la distinction en Dieu de la
puissance de penser et de la puissance d’agir . . . . 75
§ ^ X . L’attribut Pensée cause, pour sa part, autant de
modes que Dieu dans l’infinité de ses attributs. —
TABLE DES MATIÈRES 635

PtHagrllfJhes Pages
Difficulté de cette thèse. — Examen de plusieurs
hypothèses .................................................................. 78
§ XX I. Solution proposée .................................................... 80
§ ^ X II. Le S colie de la P rop ositio n 7. — La substance infi­
nim ent infinie fondement ontologique du parallé­
lisme. — Conséquence pour les modes et leur
enchaînement 1) de l’unité ontologique des attri­
buts ; 2) de la subsistance de leur distinction
réelle ........................................................................... 84
§ XXIII. Portée respoctive de la démonstration dans la
P ro p o sitio n 7 et de la démonstration dans le
S colie de cette P r o p o s it io n ...................................... 88
§ XX IV . Analogie avec les démarches déductives du
Livre 1. — Rôle de l’identité de l’acte causal dans
les divers attributs ................................................... 89
§ ^X V . La distinction réelle des enchaînements de modes
dans les divers attributs et leur fondement dans
la distinction réelle des attributs dans la substance
infinim ent infinie ................................................... 90
§ ^ ^ V I . Incompatibilité entre l’interprétation des attributs
comme différences inessentielles et l'impossibilité
pour toute âme de connaître plus de deux attri­
buts. — Compatibilité de cette limitation de
connaissance avec l’intelligibilité de D i e u ........... 91
§ ^ ^ V I I . La Proposition 8, son C o ro lla ire et son Scolie. —
Détermination, au moyen du parallélisme, des
idées des essences et des idées des existences dans
l’entendement d i v i n ................................................... 92
§ ^ ^ V I I Rôle privilégié du Corollaire. — Analyse de
bis. l’exemple géométrique donné par le Scolie. —
Portée exacte de cet e x e m p le ................................. 94
§ ^ ^ V III. Contraste entre la différence des essences et la
différence des existences. — Interprétation cor­
recte du précédent Scolie ........................................ 97
§ ^XXIX. De la distinction des essences en Dieu. — Oppo­
sition entre la thèse du C o u rt T ra ité et celle de
V Ethique ..................................................................... 98
§ ^ ^ X . Discussion et réfutation d’une interprétation . . 100
§ XXXI. Comment Dieu connaît-il les choses qui n’existent
pas. — Science d’intelligence et science de vision. 102
636 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Chapitre V
L ’essence de l’hom m e (fin)

III. Déduction de l’essence de l’homme


(Propositions 9 à 1 3 )
Paragraphes Pages

§ I La P ro p o sitio n 9. — Déterm ination des conditions


de la connaissance des choses finies dans un
entendement infini. — Le parallélisme intra-cogi-
tatif nervus probandi de la Prop ositio n 9 ........... 103
§ Il. Sur la solution de problèmes traditionnels . . . . 106
§ I I I Le C o rolla ire . — Analyse de sa démonstration . . . 106
§ IV. Problème posé par cette démonstration. — Dis­
cussion de deux hypothèses o p p o sées.................... 107
§ V. Solution finale. — Intervention implicite d’un
Axiome de la Physique .......................................... 108
§ VI. La P rop ositio n 1 0 et son Corollaire. — Applica­
tion à l'homme des résultats de la Prop ositio n 9
et de son Corollaire. — Condition de cette appli­
cation : irréductibilité de l'essence de l'homme à
une substance (Prop. 1 0 ) , définition de son
essence par des modes (C o ro lla ire ) . — Caracté­
ristiques respectives de la démonstration de la
P rop ositio n et de la démonstration de son Corol­
laire ............................................................................. 110
§ VIL Le Scolie de la P ro p o sitio n 1 0 . — La fausse con­
ception de l'essence comme cause de l’erreur sur
la nature de l'homme .............................................. 112
§ VIII. La P rop ositio n 1 1 . — Déduction de la définition
de l'Ame humaine co ^m e idée d’une chose sin­
gulière existant en acte .......................................... 115
§ IX. Conséquences pour l’Ame de son identification
avec un mode ............................................................ 117
§ X. Le C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 1 1 . — Seconde
définition de l'Ame ; l'Ame comme partie de
l'entendement de Dieu. — Les quatre consé­
quences qui en résultent pour la connaissance que
l'Ame prend des choses : 1) condition selon
laquelle elle peut connaître les choses ; 2) condi­
tion selon laquelle elle ne le peut pas ; 3) condi-
TABLE DES MATIÈRES 637

Paragraphes Pages
tion selon laquelle elle ne peut les connaître qu'i-
nadéquatement ; 4) condition selon laquelle elle
peut les connaître adéquatement ............................... 118
§ XI. Discussion 'SUI deux formules en apparence dis­
cordantes du C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 9 et du
C o ro lla ire de la P rop ositio n 1 1 ............................. 125
§ XII. Rôle f o n d ^ e n ta l du C o ro lla ire de la P ro p o si­
tio n 1 1 dans les déductions u lté rie u re s.................... 125
§ X III. D é te r m in a tio n , p a r p ro v is io n , d e c e que l ’A m e
p e u t e t d e c e q u ’e ll e n e p e u t p a s c o n n a î t r e , d e c e
q u ’e l l e n e p e u t c o n n a î t r e q u ’i n a d é q u a t e m e n t , d e c e
q u ’elle peut connaître adéquatement .................... 126
§ XIV. Clef de voûte de la théorie de la connaissance
adéquate ..................................................................... 128
§ ^ V . Identité de l’idée adéquate dans l’idée du tout et
dans l’idée de la partie. — Opposition entre Spi­
noza et Leibniz .......................................................... 128
§ XVI. La P ro p o sitio n 1 2 . — Position du lemme prési­
dant à la déduction de la connaissance imagina­
tive .............................................................................. 129
§ XVII. Deux conséquences de la P ro p o sitio n 1 2 com­
m andant les deux parties constitutives de la
démonstration de la P rop osition 1 3 . — S colie de
la P ro p o sitio n 1 2 . — A utre démonstration pro­
posée pour la P rop ositio n 1 2 . — Portée de cette
autre d ém o n stratio n ................................................... 129
§ XVIII. La P ro p o sitio n 1 3 . — Spécification comme Corps
existant en acte de l’objet dont l’Ame est l’idée.
— Les deux parties de la démonstration. — Rap­
port de ces deux p a r tie s .......................................... 130
§ XIX. Le C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 13 . — Terme final
du premier moment de la déduction : définition
de l’essence de l’homme ...................................... 133
§ X IX Polyvalence de la P ro p o sitio n 1 3 et de son C o ro l-
bis. la ire .............................................................................. 134
§ ^ X . Opposition entre la définition de l'Ame comme
idée d’un Corps existant en acte et les concep­
tions aristotélicienne et cartésienne .................... 135
638 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L'ÂME

Paragr..pbes Pages

S ^XXI. Portée de la formule : « L'essence de l'Ame


consiste en cela seul qu'elle est l'idée d'un Corps
existant en acte » ................................................... 136
§ XXII. Caractéristiques de la démonstration du C o ro l­
laire de la Prop ositio n 13 . — Le sentiment et
l'union de l'Ame et du Corps. — Confrontation
avec les conceptions cartésiennes............................. 137
§ XXIII. M od u s operandi de la déduction de l'essence de
l'homme. — Les deux fondements de l'union de
l’Ame et du Corps. — Contraste avec le procédé
cartésien ....................................................................... 140
§ ^ X IV . Réintroduction de l'Etendue ................................. 142

Chapitre VI
O rig in e de la connaissance imasginative

1. La Physique des corps et du Corps humain


(Scolie de la P rop ositio n 13 ; A x io m e s,
Le m m e s , etc.)
§ 1. Introduction ................................................................ 143
§ Il. Nécessité pour connaître la nature de l’Ame de
connaître la nature du Corps dont elle est l'idée.
— La porfection de l'Ame fonction de la perfec­
tion du Corps auquel elle est unie. — Nécessité
de fonder l'Ethiq«e sur la physique autant que sur
la métaphysique ....................................................... 143

§ III. Caractère abrégé de la physique déduite dans le


S co lie de la Prop ositio n 1 3 . — Divisions de cette
p h y s iq u e ....................................................................... 145
A. — Théorie des corps les plus simples
5 IV. Les deux parties de cette th é o r ie ........................... 146

Première Partie
§ V. Détermination de ce en quoi se distinguent et de
ce en quoi conviennent les corps les plus simples :
A xio m es 1 et 2, Lem m es 1 et 2 ............................. 146
TABLE DES MATIÈRES 639

Paragraphes Pages
§ VI. Pourquoi le mouvement n’est-il pas déduit de
l’Etendue. — En quoi l'attribut Etendue enve­
loppe-t-il un d y n am ism e.......................................... 149

*
**

Deuxième Partie
§ VII. Les règles du mouvement et du repos. — Lem m e
3 : détermination du mouvement des corps par
une chaîne infinie de causes ou de mouvements. —
Corollaire : la loi de l’inertie. — A x io m e 1 : le
principe prem ier de toute phoronomie : les ma­
nières dont un corps est affecté dépendent de la
nature de ce corps et de la nature du corps qui
l’affecte. — Axiome 2 : loi spécifique du choc des
corps les plus s im p le s .............................................. 151

*
**

§ VIII. Portée des principes précédemment exposés. —


Caractère abstrait de la physique des corps les plus
simples ......................................................................... 15 5
§ IX. En quoi consistent les corps les plus simples. —
Rejet d’une interprétation. — La singularité du
corps le plus simple conçue sur le modèle de la
singularité du pondule s im p le ................................. 158
§ X . Autres caractéristiques des corps les plus simples . 160
§ XI. Di^scussion et rejet de l'interprétation soutenue
par H . J o a c h im .......................................................... 161
§ X II. Les corpora sim p licissim a ont-ils chacun une
essence éternelle e t chacun une âme ? .................... 164

*
**

B. — Théorie des corps composés


§ XIII. D é fin it io n de l’Individu. — La forme de l'Individu
co ^m e union de corps ; fondement de cette
union. — A x io m e 3 : explication de la dureté,
de la mollesse et de la fluidité. — Fondement
objectif de ces distinctions, caractère imaginatif
de leur différence tranchée. — Lem m es 4, 5 , 6, 7 :
les quatre conditions de la subsistance d'un même
640 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Paragraphes Pages
Individu à travers ses quatre transformations pos­
sibles ............................................................................... 165
§ XIV. Scolie : Différents degrés de la composition des
corps : la hiérarchie des Individus dans l’U ni­
vers ................................................................................. 169

C. — Théorie du Corps humain


§ XV. Postulats 1 à 6. — Application au Corps humain,
grâce à l’expérience, des lois et des déterminations
déduites a priori pour tous les c o rp s ........................ 170

*
**

§ XVI. Conceptions scientifiques fondant la théorie des


corps composés et nature des corps composés. —
La conservation de la même proportion de mouve­
ment et de repos comme fondement de leur indi­
vidualité. — Les disques tournants de Roberval et
les pendules composés de Huygens modèles de
l’identité numérique des corps composés. — Le
problème des centres d’oscillation. — La Lettre
XXXII, à Oldenburg, sur l’individualité du sang. 171
§ XVII. Corps les plus simples et pendules simples, corps
composés et pendules com posés............................... 175

*
**

§ XVIII. Le tableau de l’univers selon Spinoza et selon Aris­


tote ............................................................................... 176
§ XIX. Physique spinoziste et physique cartésienne . . . . 177
§ XX. Problème de la compatibilité du principe de con­
servation de la même quantité de mouvement et
du principe de conservation de la même proportion
de mouvement et de repos ................................. 179
§ ^ X I. Conséquence de l’utilisation du modèle pendu­
laire touchant la conception de l’unité de l’Individu. 181
§ XXII. La physique spinoziste prise en elle-même exclut
toute intervention, ne fût-ce que latente, d’une
finalité quelconque ................................................... 185
TABLE DES MATIÈRES 641

Paragraphes Pages
§ ^X III. La métaphysique sous-jacente à la physique se
fonde au contraire sur une unité de principe qui
enveloppe une finalité immanente et interne. —
Comment, selon le point de vue considéré, Spi­
noza apparaît tantôt comme plus, tantôt comme
moins rigoureusement mécaniste que Descartes . . 185

Chapitre VII
O r ig in e de la connaissance im agin ative (suite)

II. Déduction de l'origine de la connaissance imaginative des corps


extérieurs et du Corps humain
(P ro po sition s 1 4 à 19)

§ I. Introduction. — Objet des P ropositions 14 à 15


e t des P rop ositio ns 1 6 à 1 9 ........................................... 190
§ II. La P ro p o sitio n 14 . — Déduction du contenu
imaginatif de l’Ame humaine : les idées des affec­
tions du Corps ......................................................... 190
§ II La P ro p o sitio n 1 5 . — Déduction de l’être formel
bis. de l'Ame humaine : l’agrégat des idées des par­
ties du Corps .............................................................. 190
§ III. Caractéristique de l’agrégat des idées constituant
l'être formel de l’Ame. — Opposition à Des­
cartes ............................................................................. 192

§ IV. La P ro p o sitio n 16 . — Que l’idée de la manière


dont le corps humain est affecté par les corps
extérieurs enveloppe tant la nature du Corps
humain que celle du corps extérieur. — Démons­
tration par le recours à un axiome de physique et
à u n axiome gnoséologique. — Examen et solution
d'une difficulté. — Le C o ro lla ire 1 : du fait
q u ’elle enveloppe la nature du corps extérieur et
celle du Corps humain, l’idée de l’affection enve­
loppe la connaissance de ces deux natures. — Trois
premières conséquences de ce C o ro lla ire .............. 193
§ IV Le C o ro lla ire 2 . — Quatrième conséquence du
bis. C o ro lla ire 1 : la perception des corps extérieurs
indique plutôt la nature du Corps humain que la
leur. — Que, contrairement à certaines opinions,
642 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

Paragfllj>hes Papi

ce C o ro lla ire est bien fondé. — Cinquième et


sixième conséquences des Co rollaires 1 et 2. —
Relativité de la connaissance sensible. — Possi­
bilité de l’erreur ....................................................... 196

*
**

D éd u ctio n de la connaissance im agin ative des corps extérieurs

§ V P rop osition 1 7 . — Déduction de la perception


des corps extérieurs. — Difficulté soulevée par
cette déduction : passage de l'idée de la nature du
corps extérieur à l’idée de son existence. — Solu­
tion de cette difficulté ............................................ 198
§ VI. Co rollaire de la Proposition 17. — Perception et
hallucination. — Processus neuro-cérébral de
l’affection du Corps humain ................................. 201
§ VII. Modification du Corps humain par les corps exté­
rieurs, genèse de l’affection du Corps humain à
partir du choc et des mouvements des esprits
animaux ....................................................................... 203
§ VIII. Le S co lie du C o ro lla ire de la P rop ositio n 1 7 . —
Quasi-certitude de l’explication physiologique
exposée par le C o r o l la ir e ........................................ 204
§ IX. Le schéma neuro-cérébral de l’affection du Corps
chez Hobbes et chez Spinoza ................................. 205
§ X. Conséquences de la théorie spinoziste ................ 207
§ XI. Dans quelle mesure l’Ame a-t-elle conscience du
processus neuro-cérébral ci-dessus décrit ........... 207
§ XII. S u ite d u m êm e Scolie. — Les deux parties de ce
S colie :
1) Conséquences du C o rolla ire de la Proposition 17
et du C o rolla ire 2 de la Prop ositio n 1 6 : identité
des processus de la perception et de l'hallucination,
différence extrinsèque des deux phénomènes.
2) Introduction au problème de l’erreur. — Réduc­
tion aveugle d’une imagination par une imagina­
tion plus forte ; exclusion, par l’affirmation d’une
idée de l’entendement, de l’affirmation d’une ima­
gination non ré d u ite ................................................... 209
§ XIII. Rôle de l'entendement dans la connaissance ima­
ginative ...................................................................... 213
TABLE DESMATIÈRES 643

ParagrttPhes Pages

§ XIV. Fin du S co lie : valeur de l'im a g in a tio n ........... 215


§ ^ V . Que l'imagination pourrait être tenue pour une
v e r t u ............................................................................. 216
§ XVI. Arguments en faveur de l'imagination comme
v e r t u ............................................................................. 217
§ ^ V I Examen d'une objection prise d'un texte du
bis T h é o lo g ico -P o litiq u e .................................................. 221
§ XVII. Que l'imagination serait un v ic e . 221
§ XV II Que l'imagination est, selon le point de vue, soit
bis une vertu, soit un vice. — Caractère purement
subjectif et relatif au désir de l'homme des déno­
minations de vertu et de vice. — Que l'imagination
n'est en soi ni un vice, ni une v e r t u .................... 222

§ XVIII. L'idée imaginative considérée en elle-même. —


Image cérébrale et image mentale. — Que
l’image mentale co^mme expression directe de
l'affection du Corps ne saurait être dite fausse . . 223
§ XIX. Que l'image mentale ne peut cependant pas être
dite vraie ................................................................... 225
§ ^ X . Comment peut-elle ne pas être fausse sans être
vraie .............................................................................. 226
§ ^XXI. Confusion de l'image mentale ................................ 227
§ XXII. La qualité conçue comme la confusion propre à
l'image mentale. La qualité pour Spinoza, Des­
cartes et Leibniz ....................................................... 228

*
**

D é d u ctio n de la M é m o ire des choses extérieures

§ XXIII. La P rop ositio n 18 . — Condition de la mémoire.


— Le S colie : définition de la mémoire co^mme
enchaînement d'idées enveloppant la nature de
choses extérieures au Corps humain. — La réduc­
tion de la mémoire à l'association des idées. —
Mémoire et réminiscence ...................................... 229
§ ^XXIV. Que la mémoire ne se réduit pas à la rémmi&-
cence. — Pourquoi la reconnaissance et la locali-
644 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Paragraphes Pages
sation dans le temps ne sont-elles pas déduites.
— Pourquoi n'est-il question que d'association
des idées par contiguïté temporelle et spatiale . . 231
§ XXV. Le Scolie. — Les deux caractères fondamentaux de
la mémoire. — Que la mémoire est pour l’Ame
une double cause de fausseté et pour les hommes
le principe d'une double divergence .................... 233

*
**

D é d u ctio n de la connaissance im agin ative du C o rp s h um ain

§ ^X V I. Les P ropositions 16 , 1 7 , 1 9 et leur rapport. — La


P rop ositio n 19 . — Analyse des deux parties de
sa demonstration ....................................................... 235
§ XXVII. Les deux prémisses de la première partie. —
L'Ame définie comme idée ou connaissance du
Corps humain ne connaît pas le Corps humain.
— Paradoxe apparent de cette conclusion. — Jus­
tification de cette conclusion. — L'idée ou connais­
sance que l'Ame est du Corps et la connaissance
que l'Ame a du Corps. — Conditions différentes
de l'une et de l'autre .............................................. 236
§ ^X V III. La seconde partie de la démonstration : déduction
des conditions selon lesquelles l'Ame, idée ou
connaissance du Corps, a en elle la connaissance
du C o r p s ...................................................................... 238
§ ^X IX . L'idée ou connaissance du Corps que l'Ame est
et la connaissance du Corps que l'Ame a : diffé­
rence intrinsèque des deux connaissances . . . . 239
§ XXX. Rapport de ces deux connaissances. — Caractère
a p r io ri de la connaissance du Corps que l'Ame
est, caractère em pirique de la connaissance du
Corps que l'Ame a. — En quel sens elles sont
toutes deux co n g é n ita le s.......................................... 240
§ ^ ^ X I . La ccnnaissance du Corps que l'A m e est comme
la forme immuable de la conscience, la connais­
sance du Corps que l'Ame a comme le contenu,
en continuel accroissement, de la conscience . . . . 241
§ ^ ^ X I I . Rapport de cette conception avec la physique . . 242
§ ^ ^ X I I I . Valeur comparée de la connaissance imaginative
TABLE DES MATIÈRES 645

PMagraphes Pag11
d e s c o r p s e x t é r i e u r s e t d e la c o n n a i s s a n c e i m a g i n a ­
tiv e du C o rp s h u m a in .......................................................... 243

Chapitre VIII
Origine de la connaissance imaginative
(suite et fin)

III. Déduction de l'origine de la connaissance imaginative


de l’Ame humaine
(Propositions 20 à 23)
§ I. Introduction. — Déduction de la connaissance
empirique que l'Ame a d'elle-même. — Caractère
de cette connaissance ............................................... 245
A. Déduction de la connaissance de soi que l ’Ame est.
§ II. La Proposition 20. — Les deux points de la
démonstration. — Son nervus probandi. — Simul­
tanéité de l'Ame et de l'idée de l'Ame. — L'idée
de l'idée n’est pas dépassement de l'idée. — Diffé­
rence entre le spinozisme et les philosophies de la
réflexion ...................................................................... 245
§ III. La Proposition 21. — Coïncidence de l'Ame et
de l'idée de l'Ame comme réplique de l'union du
Corps et de l'Ame ................................................... 247
§ IV. Caractères de l'union de l'Ame avec l'idée de l’Ame
d'après les Propositions 20 et 2 1 ............................. 248
§ V. Le Scolie de la Proposition 21. — Passage de la
simultanéité et de la coïncidence des deux idées
à leur identité fondamentale. — D éfinition de la
forme de l'idée comme idée de l’idée. — Une
autre démonstration de la Proposition 21 ; son
assise o n to lo g iq u e....................................................... 248
§ VI. Pourquoi cette démonstration, dite « beaucoup
plus claire » est-elle rejetée dans u n Scolie ? —
Intérêt de cette d ém onstration................................. 250
§ VII. Prodrome d'une théorie de la c e rtirn d e ................ 251
§ VIII. Aspect réaliste de la d o c trin e ................................. 252
§ VIII Conception moyenne entre la dualité e t l’identité
bis. absolue de l’Ame et de l’idée de l’A m e ................ 253
646 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Paragraphes Pages
§ IX. Réponse à une objection touchant l'infinité d’âmes
différentes et corrélatives pour une seule et même
chose dans l’infinité des a ttr i b u t s ............................ 254
§ X . Réponse à u n e objection touchant l’identité de
l’Am e e t de l’idée de l’A m e ......................................... 255
*
**

B. Déduction de la connaissance de soi que l’Ame a


§ X I La Proposition 2 2 , symétrique de la Proposition 1 1 .
— La Prop ositio n 2 3 , symétrique de la P rop osi­
tio n 19 . — L a P rop ositio n 2 2 et le fondement de
sa demonstration ....................................................... 256
§ XII. La P rop osition 2 3 et sa dém onstration. — Examen
d’une des prémisses de la démonstration : la
« concordance » entre les idées des affections du
Corps et la nature de l’Ame. — Signification et
limite de cette concordance. — Conclusion . . . . 256

Chapitre IX
N a tu re de la connaissance im aginative
(P ro po sition s 2 4 à 3 1 )

§ 1. Introduction. — Vue d’ensemble d e la déduction


de la nature de la connaissance imaginative dans
les P rop ositio ns 2 4 à 31 .......................................... 260
§ I I Principe général de la connaissance inadéquate. —
Que ce principe intervient dans les Propositions 30
et 3 1 , mais non dans les Propositions 2 4 , 2 5 , 2 1 et
29. — Importance de la distinction entre a vo ir
une connaissance inadéquate et n’avo ir pas une
connaissance adéquate de quelque c h o s e ................ 261

A. N ature de la connaissance imaginative des corps extérieurs et


du Corps humain
§ III. La Proposition 24 : l’^ m e humaine n’enveloppe
pas la connaissance adéquate des parties qui com­
posent le Corps humain. — Condition de la
démonstration. — Trois difficultés. — Solution
TABLE DES MATIÈRES 647

Paragraphes P agis

d e c e s d iffic u lté s . — R e m a r q u e : c o m p a ra is o n a v e c
l a P rop ositio n 19 . — Q u e l 'A m e n e c o n n a î t p a s
c e q u e s o n t e n so i le s p a r ti e s d u C o r p s h ^ a i n 26 2
§ IV . L es P rop ositio ns 2 5 e t 2 6 c o m m e l e m m e s d u
C o ro lla ire d e la Prop ositio n 26 . — a ) P r e m i e r
l e m m e (P roposition 2 5 ) : « l 'i d é e d 'u n e a f f e c t i o n
q u e l c o n q u e d u C o r p s h u m a i n n 'e n v e l o p p e p a s l a
c o n n a is s a n c e a d é q u a te d u c o rp s e x té r ie u r » ; a u tr e ­
m e n t d i t e lle n e f a i t p a s c o n n a î t r e c e c o r p s t e l
q u ’i l e s t e n s o i ............................................................................. 267

§ I V C o m p a r a i s o n e n t r e le s d é m o n s t r a t i o n s d e s P rop o-
b is sitio ns 2 4 e t 2 5 . — Q u 'i l r é s u l t e d e c e s d é m o n s t r a ­
t i o n s q u e l’i d é e d e l 'a f f e c t i o n d u C o r p s h u m a i n
n 'e n v e l o p p e p a s l a c o n n a i s s a n c e d e s e s c a u s e s . —
S t a t u t d ’u n e c o n n a i s s a n c e q u i n 'e s t n i l a c o n n a i s ­
sa n c e in a d é q u a te , n i la c o n n a is s a n c e a d é q u a te d e
la c h o s e . — E m p lo i ra is o n n é des te rm e s id ée
e t c o n n a iss a n c e ............................................................................. 269

§ IV b) D e u x i è m e l e m m e (Proposition 2 6 ) : l 'A m e n e
te r p e rç o it a u c u n c o rp s e x té r ie u r c o m m e e x is ta n t e n
a c t e , s i c e n 'e s t p a s l e s id é e s d e s a f f e c t i o n s d e s o n
p ro p re C o rp s. — C e t t e P ro p o sitio n c o m p l è t e le s
Propositions 16 e t 17. — E l l e e s t la r é p l i q u e p o u r
la c o n n a i s s a n c e d u c o r p s e x t é r i e u r d e l a Proposi­
tion 1 9 p o u r l a c o n n a i s s a n c e d u C o r p s h u m a i n . —
c) C o n c lu s io n (C o ro llaire) : E n t a n t q u e l ’^Ame
i m a g i n e u n c o r p s e x té r ie u r , e l l e n 'e n a p a s la
c o n n a i s s a n c e a d é q u a te . — Q u e l 'A m e n e p e u r r a
j a m a is a v o ir u n e c o n n a i s s a n c e a d é q u a t e d e s c o r p s
e x t é r i e u r s e n t a n t q u 'e x i s t a n t e n a c t e .......................... 271

§ V . L a P rop ositio n 2 1 : L 'i d é e d 'u n e a f f e c t i o n q u e l ­


conque du C o rp s h u m a in n 'e n v e l o p p e pas la
c o n n a i s s a n c e a d é q u a t e d u C o r p s h u m a i n l u i- m ê m e .
S y m é t r i q u e d e la Proposition 2 5 . — P a r t i c u l a r i t é s
d e la d é m o n s t r a t i o n . — C o m m e d a n s les P rop o ­
sitio n s 2 4 e t 2 5 e t p o u r l e s m ê m e s r a i s o n s , i l e s t
d é m o n t r é , n o n q u e l 'i d é e d e l 'a f f e c t i o n d u C o r p s
h ^ a in e n v e lo p p e une c o n n a is s a n c e in a d é q u a te
d u C o r p s h u m a i n , m a i s q u 'e l l e e n e x c l u t l a c o n n a i s ­
s a n c e a d é q u a te . — Q u e le p o s i t i f d e l 'i m a g i n a t i o n
r é s i d e s e u l e m e n t d a n s l 'i d é e d e l 'a f f e c t i o n , e t n o n
d a n s l e s c o n n a is s a n c e s q u e c e t t e i d é e e n v e l o p p e . 272
648 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Paragraphes Pages
§ VI. La P rop ositio n 28 : Les idées des affections du
Corps h ^ a i n , en tant qu’elles sont considérées
dans leur rapport avec l’Ame humaine seulement,
ne sont ni claires ni distinctes, mais confuses.
— Comment cette conclusion dérive-t-eUe des
Propositions 2 4 et 2 5 ? — Com m ent ces idées, rap­
portées à Dieu, sont-elles en soi claires et dis­
tinctes ? — Pourquoi la P rop osition 2 1 n’est-elle
pas alléguée ? — U tilité de la Prop ositio n 2 1 . . . . 275
§ VII. Confusion et inintelligibilité de l’idée de l’affec­
tion, c’est-à-dire du sentiment. — Que le sentiment
n’est pas en soi obscur, puisque, rapporté à Dieu,
il est clair et distinct .............................................. 278

§ VIII. Le S colie de la Prop ositio n 2 8 . — Extension des


conclusions de la P ro p o sitio n 2 8 : l’idée qui cons­
titue la nature de l’Ame n’est pas, considérée en
elle seule, claire et distincte, comme non plus
l’idée de l’Ame humaine et les idées des idées des
affections du Corps hum ain en tant que considé­
rées dans leur rapport avec l’Ame seule. — Justi­
fication de cette extension. — Réfutation de Des­
cartes ............................................................................. 280
§ IX. Arguments confirmant qu’il s’agit de réfuter Des­
cartes. — Achèvement de la destruction systéma­
tique des thèses cartésiennes sur la nature de
l’Ame ........................................................................... 282
§ IX. Que ce S colie ne fait pas double emploi avec le
bis Co rollaire de la P rop ositio n 2 9 ..................................... 284

*
**

B. Nature de la connaissance imaginative que l’^ m e a de soi


§ X. La Prop ositio n 2 9 : l’idée de l’idée d’une affection
du Corps hum ain n’enveloppo pas la c o ^ n n a is sa n c e
adéquate de l’Am e humaine. — L A x io m e 6 du
Livre I comme nervus prob and i . — Signification
de l’expression non convenit adaequate dans la
prémisse : l’idée du Corps humain ou l’Ame
humaine, enveloppée dans l’idée d’une affection
du Corps humain, ne concorde pas adéquatement
avec l’idée du Corps (ou Ame) telle qu’elle est
en soi. — Rôle comparé de la convenientia dans la
TABLE DES MATIÈRES 649

Paragraphes Pages
P ro p o sitio n 23 et dans la Prop ositio n 29 . — Pour­
quoi cette notion n'intervient-elle pas dans la
démonstration des P ropositions 2 4 , 2 5 et 2 7 ? . . 285
§ X Q ue l'Ame n'a aucune connaissance de ce qu'elle
bis est en soi par les idées des idées des affections
de son C o r p s .................................................................... 287
§ XI. Le C o ro lla ire de la P rop ositio n 2 9 . — Synthèse de
ce qui précède et conséquence qui en résulte. — Le
Scolie : Confirmation de cette conséquence et
supplément d’explication ........................................... 288
*
**

C. N ature de la connaissance imaginative de la durée du Corps


h ^ a i n et des choses singulières hors de nous
§ XII. Qu'entendre par la connaissance de la durée du
Corps humain et des choses hors de nous ?
L ’E th iq u e n'aborde pas ici le problème de la
durée intérieure à l’Ame, dont il est question dans
la Lettre X l l . — Problème de l'origine et problème
de la nature de la connaissance de la durée des
choses ........................................................................... 289
§ X III. La P ro p o sitio n 3 0 : connaissance tout à fait ina­
déquate de la durée de notre Corps. — Structure
originale de la démonstration. — Ses trois parties.
— La connaissance de la durée du Corps est dite
ici tout à fait inadéquate, au lieu que, dans les
P rop ositio ns précédentes, il était dit que nous
n'avons pas de l'objet une connaissance adéquate.
Signification de cette différence. Pourquoi une
connaissance tout à fa it inadéquate ? .................... 291
§ XIV. La P rop ositio n 3 1 : connaissance tout à fait ina­
déquate de la durée des choses singulières hors de
nous. — Démonstration par application de la P ro ­
p o sitio n 30. — Légitimité de cette application. 293
§ ^ V . Que la connaissance de la durée de notre Corps
n'a nul privilège sur celle de la durée des choses
extérieures...................................................................... 2 93
§ XVI. Le Corollaire. — Que les choses sont pour notre
connaissance imaginative contingentes et corrup­
tibles. — Différence entre l'imagination de la
contingence et celle de la co rru p tib ilité ................ 294
650 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Paragraphes Pages

§ ^ V II. Diverses re^anques sur les P rop ositio ns précé­


dentes ........................................................................... 295
§ XVIII. La durée abstraite. — Pourquoi le problème de
la connaissance imaginative que l’Ame a de sa
propre durée n’est-il pas soulevé ici ? — D iffé­
rence fondamentale entre cette connaissance et la
connaissance de la durée du Corps ou des choses.
Rôle de la conscience du conatus dans la connais­
sance imaginative de la durée intérieure à l'Ame.
— D e la confusion d'où naît l'illusion de l’im­
m ortalité ........................................................................ 296

Chapitre X

D e la nature du v ra i et d u faux
(P ro po sition s 3 2 à 3 6 )

§ I. D u problème du vrai et du faux. — Que son


examen n’est pas confiné dans les seules P rop o ­
sitions 3 2 à 3 6 ............................................................ 301
§ II. Que les P ropositions 3 2 à 3 6 considèrent l'erreur
dans sa nature même et non par rapport à autre
c h o s e ............................................................................. 302
§ III. La déduction de l'adéquation et de l’inadéquation
comme prémisse de la théorie de la nature du
vrai et du faux ....................................................... 302
§ III. Passage du problème de la nature (adéquate ou
bis inadéquate) des idées à celui de leur valeur objec­
tive (conformité ou non-conformité à la chose) 303
§ IV. La Prop ositio n 3 2 : toutes les idées en tant que
rapportées à D ieu sont vraies. — Fondement de la
démonstration ........................................................... 304
§ V. Ambivalence du Co rollaire de la P rop osition 7,
utilisé dans la Prop ositio n 3 2 pour prouver la
vérité de toutes les idées en Dieu, et dans la
Prop ositio n 36 pour prouver leur adéquation .. 305
§ VI. La Prop ositio n 3 3 : il n'y a dans les idées rien de
positif à cause de quoi elles sont dites fausses.
— La forme du faux comme néant. — La priva­
tion comme cause de l'erreur ............................. 306
TABLE DES MATIÈRES 651

Paragraphes Pages
§ VII. P roportion 34 : Vérité de toute idée en nous
absolue, c’est-à-dire adéquate et parfaite. — Iden­
tification de l'idée adéquate donnée en nous et de
l’idée adéquate donnée en D i e u ............................. 307
§ V I I I . S i g n i f i c a t i o n e t p o r t é e d e l ’é p i t h è t e « a b s o lu e > 308

§ I X . L a P roposition 3 4 c o m m e g e n è s e d e « l ’i d é e v r a ie
d o n n é e » p o s é e a u p o i n t d e d é p a r t d u D e in te l-
lectus em endatione ................................................................. 310

§ X . L a P rop ositio n 3 5 : la f a u s s e t é c o m m e p r i v a t i o n
d e c o n n a is s a n c e . — S y m é tr i q u e d e l a P rop osi­
tio n 34, c o m p l é m e n t d e la P rop ositio n 3 3 . — Q u e
l a f a u s s e té e s t d a n s le s id é e s, n o n e n t a n t q u ’eU es
so n t ra p p o rté e s à D ie u , m a is e n ta n t s e u le m e n t
q u ’e lle s s o n tr a p p o r té e s à l ’A m e ................................... 311

§ X I . L ’e r r e u r p o u r S p i n o z a e t p o u r D e s c a r t r e s . — Q ue
la p riv a tio n n ’e s t pas, pour S p in o z a , l ’a c t e de
p riv e r .............................................................................................. 312

§ X I I . Scolie. — D eux e x e m p le s pour c o m m e n te r la


P ro p o sitio n 3 5 . — Q u ’ils c o n f i r m e n t q u e D e s c a r t e s
est ici v is é ......................................................................... 315

§ X III. La P ro p o sitio n 36 : le s id é e s in a d é q u a te s et
c o n fu ses so n t des conséquences a u s s i n é c e s s a ir e s
q u e le s i d é e s a d é q u a te s , c ’e s t - à - d i r e c la ire s e t d i s ­
t in c t e s . — C o n c lu s io n v i s a n t à e x c l u r e d é f i n i t i v e ­
m e n t to u te in te r v e n tio n d u lib re a rb itre d a n s le
p h é n o m è n e d e l a fa u s s e té . — L e s d e u x f o n d e m e n t s
d i f f é r e n t s d e l a n é c e s s i t é d e s id é e s i n a d é q u a t e s . . 316

§ X I V . A c c o r d d e l a P rop ositio n 3 6 a v e c l e C o rolla ire d e


l a P ro p o sitio n 1 1 e t l a P rop ositio n 3 3 ; a v e c l a
P ro p o sitio n 2 9 d u L iv r e I. — O b j e c t i o n m a l e b r a n -
chiste. — Réponse à l’o b je c tio n ............................. 317
§ ^ V . Remarques diverses sur la Proposition 3 6 ........... 318
§ XVI. Réfutation de l’interprétation selon laquelle la
Proposition 36 signifierait que les idées inadé­
quates s’enchaînent les unes aux autres avec la
même nécessité que les idées a d é q u a te s............... 320
652 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

Chapitre XI
La Raison
Propositions 37 à 40
I. Fondements de la Raison : les notions communes. — II. Les
divers genres de connaissance.
Paragraphes Pages
§ 1 Introduction .............................................................. 324
§ Il. Structure de la déduction de la R a is o n ............... 325

I
Les notions communes, fondements de la Raison

§ III. Caractéristiques des notions communes ........... 326


§ IV. Cadre de la déduction des notions communes . . 326
*
**

A) N otions communes universelles


§ V. La Proposition 31. — Tournure négative et
contenu positif de son énoncé. — Importance de
ce contenu. — Les deux sens de l’expression :
ce qui se trouve pareillement dans la partie et
dans le tout. — Que seules seront déduites dans
VEthique les notions des propriétés communes aux
corps ............................................................................. 327
§ VI. La Proposition 38 : ce qui est pareillement dans
la partie et dans le tout ne peut être qu’adéqua-
tem ent connu. — Les deux parties de la démons­
tration. — Utilisation des deux sens enveloppés
dans l’expression « ce qui est pareillement dans la
partie et dans le tout ». — Caractère a priori,
éternel de l’idée de la propriété commune dans
l’entendement, caractère empirique de cette idée
en tant que l’Ame en prend conscience par le
moyen des idées imaginatives ................................. 328
§ VI. Le Corollaire de la Proposition 38 : que certaines
bis idées sont communes à tons les hommes. — Appa­
rition du terme notion. — Raison de la substitu­
tion de ce terme au terme idée. — Le Corollaire
de la Proposition 38, contrepartie de la Proposi­
tion 29. — Remarque : réfutation d’une interpré­
tation de L. Robinson .............................................. 331
TABLE DES MATIÈRES 653

Paragraphes Pages
§ VII. Passage de la sphère des idées inadéquates à celle
des idées adéquates. — Que l’idée de l’affection
du Corps est à certains égards inadéquate, et à
d’autres adéquate ....................................................... 334

*
**

B) Notions communes propres


$ VIII. P rop ositio n 39. — Déduction de l’adéquation de
l’idée de ce qui est commun et propre au Corps
humain et à certains corps extérieurs. — Deux
parties de la démonstration. — Analogie et diffé­
rence entre cette démonstration et celle de la
P ro p o sitio n 38. — Discussion de plusieurs objec­
tions .............................................................................. 335
§ IX. Propriétés communes à tous les corps ou proprié­
tés des corpora sim p licissim a , propriétés communes
propres à certains corps ou propriétés des corpora
com posita (Individus) ............................................... 338
§ X. Propriétés communes propres et Individus de
même esp è c e ................................................................ 339
§ XI. Importance des notions communes propres pour
le problème de l’accord des hommes vivant sous
la conduite de la Raison. — Opposition de la Rai­
son spinoziste et de la Raison k a n tie n n e ........... 340
§ XII. Deux significations possibles de l’expression com ­
m une et p ro p riu m ................................................. 341
§ XIII. Problème du rapport entre la propriété commune
et propre, identifiée avec la structure définissant
le type de l'espèce, et l’essence constitutive des
etres de la meme e s p e c e .......................................... 342
§ X III b is . Objection à l’adéquation des notions com­
munes. — Réfutation de cette objection ............. 343
§ XIV. Objection à la possibilité du concept de propriété
commune propre à certains corps seulement. —
Réponse a cette objection ...................................... 345
§ XV. Fondement de l’identité dans la partie et dans le
tout des propriétés de l’espèce chez Aristote et
chez Spinoza ................................. ............................ 347
654 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Paragraphes Pages
*
**

§ ^XVI. Le C o ro lla ire de la Prop ositio n 3 9 : que l’Ame est


d’autant plus apte à percevoir adéquatement plu­
sieurs choses que son Corps a plus de propriétés
communes avec d’autres corps. — Importance de
ce C o ro lla ire . — Qu’on peut p ar lui déterminer
A) ce en quoi l’^ m e humaine l’em porte sur toutes
les autres, B) ce en quoi une Ame humaine peut
l’em porter sur une autre Am e h u m a in e .............. 347
*
**

C) Notions déduites des notions communes


§ ^V II. P rop osition 40 : toutes les idées déduites d’idées
adéquates sont adéquates. — Universalité de cette
P rop ositio n . — U nité et homogénéité des idées
rationnelles, diversité et discordance des idées
im agin ativ es................................................................ 3 52
§ ^XVIII. Intérêt des trois P ropositions p ré c é d e n tes........... 354
§ ^XIX. L’imagination et les notions communes. — Ana­
logies et différences entre les thèses de Descartes
et de S p in o z a .............................................................. 356
*
**

D ) Considérations sur l’ensemble des notions précédemment


déduites
§ ^ X . P rem ier S co lie de la P ro p o sitio n 40. — Explication
de la « cause > des notions communes. — Réfé­
rence à une dénomination traditionnelle. —
« Principes de notre raisonnement > .................... 357
§ ^ X I. R appert avec les Stoïciens, Aristote, Descartes. —
Caractère concret de la N otion spinoziste . . . . 358

E) N otions non déduites par les P ropositions 3 8 , 3 9 e t 40


§ ^ X II. Hypothèses sur ces notions allusivement indiquées.
— Les notions dites « secondes >. — U n pro-
g r^am e d’é tu d e s ....................................................... 362
J ^ X III. Problème des notions communes de la métaphy­
sique et de la psychologie. — Remarque sur les
notions communes de la psychologie.................... 365
TABLE DES MATIÈRES 655

ParagrttfJhes Pages
*
**
F. Déduction de certaines notions universelles étrangères à la Raison
§ ^ ^ W . Transcendantaux et Universaux ............................. 370
§ ^ X V . Divergence par rapport à Descartes .................... 372
§ X V I . Le mot ......................................................................... 373
*
**
§ ^X V II. Statut de la Raison dans l'Eth iq u e , le Court T ra ité
et le D e intellectus e m e n d a tio n e ............................. 374
§ ^X V III. Concepts généraux, notions géométriques, êtres
d’imagination, êtres de r a is o n .................................... 375
§ ^ X IX . Le problème du nombre, de la mesure et du temps. 377

II
Les différents genres de connaissance

§ ^ ^ X . Second S co lie de la P rop ositio n 40. — Classifica­


tion des genres de connaissance. — Importance
de ce Scolie pour la s u ite .......................................... 381
§ ^ ^ X I . L’exemple de la quatrième proportionnelle . . . . 384
§ ^ ^ X I I . L’imagination, comme connaissance par une cer­
taine sorte de notion universelle (les Universaux),
opposée à la Raison, comme connaissance par une
autre sorte de notion universelle (les notions
des propriétés communes des choses). — Carac­
tère paradoxal de cette sorte d’o p p o sitio n ........... 386
§ ^ ^ X I I I . N ature de la connaissance rationnelle. — Qu’elle
est une inférence non génétique déterminant un
cas particulier par application extrinsèque à c e
cas d'une règle universelle connue a p r i o r i ___ 388

Chapitre XII
L a R a iso n (suite)
(Propositions 4 1 à 4 3 )

II. — L e c rité riu m d u v ra i e t d u fa u x

§ 1. P o s i t i o n d u p r o b l è m e d u c r i t é r i u m d e l a v é r it é .
— P o u r q u o i i n t e r v i e n t - i l e n c e m o m e n t d e la
656 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

Paragraphes Pages

déduction ? — Q u’il est circonscrit dans les P ro ­


positions 4 1 à 4 3 ....................................................................... 391
§ II. Articulation des P ropositions 4 1 , 4 2, 4 3 .............. 392
§ III. Prop ositio n 4 1 : la connaissance du premier
genre comme unique cause de fausseté, la connais­
sance du deuxième et du troisième genre comme
nécessairement vraie. — Rôle dans la démonstra­
tion des D é fin itio n s données dans le Second
Scolie de la P ro p o sitio n 4 0 ..................................... 393
§ IV. O bjet des P ropositions 4 2, 4 3 : com m ent l'Ame
peut savoir que le prem ier genre de connais­
sance est trompeur, le deuxième et le troisième
v erid iq u es.................................................................... 394
§ V. La P rop ositio n 4 2. — La connaissance du
deuxième genre, et non ceUe du premier genre,
nous enseigne à distinguer le vrai du faux. —
Distinction entre l'idée adéquate et vraie et l'idée
adéquate du vrai et du faux. — Concept clair de la
norme du vrai et du f a u x ...................................... 394
§ VI. La P rop osition 4 3 : qui a une idée vraie ne
peut mettre en doute la vérité de la chose. — La
Proposition 2 0 comme nervu s p rob and i . — Réduc­
tion de l’idée du vrai et du faux à l'idée vraie elle-
même, instituée comme seule norme du vrai . . . . 395
§ VII. Q ue l’idée fausse ne p eu t avoir d'elle-même une
idée vraie, ni par conséquent avoir l’idée de sa
fausseté ....................................................................... 396
§ VIL Comment la P rop ositio n 4 3 qui démontre seule-
bis m ent que l'idée vraie est norme du vrai implique
que cette idée est aussi norme du f a u x ................ 398
§ VIII. Comment la P rop ositio n 4 3 satisfait à la fois au
vœ u de Descartes et à celui de L e ib n iz .............. 398
§ IX. S co lie de la Prop ositio n 4 3 . — Confirmation des
conclusions précédemment établies. — Réponse
apportée à toutes les questions. — Nouvel appel
à l’ontologie pour fonder la validité de cette
ré p o n s e ......................................................................... 399
TABLE DES MATIÈRES 657

Chapitre XIII
La Raison (suite et fin )
(Proposition 44 et Corollaires)
III. Connaissance des choses comme nécessaires et sous un certain
aspect d’éternité
Paragraphes Pages
§ 1 Proposition 44 : il n’est pas de la nature de la
Raison de considérer les choses comme contin­
gentes, mais il est de sa nature de les considérer
comme nécessaires. — Conclusion tirée de la
nature de la Raison et de la nature des choses . . 404
§ II. Premier Corollaire : il suit de là que la seule ima­
gination peut faire que nous considérions les
choses, tant relativement au passé que relativement
au futur, comme contingentes. — Le Scolie :
genèse psychologique de l’imagination des choses
comme contingentes dans le passé, dans le présent,
et dans le futur. Explication de l’illusion des
futurs contingents. — Comment cette explication
peut valoir, elle aussi, p o u r le passé et pour le pré­
sent. — Les quatre moments de la théorie de la
contingence dans les Livres I et II de XEthique •. 404
§ III. Le Second Corollaire : il est de la nature de la
Raison de percevoir les choses sous un certain
aspect d’éternité. — Première partie de la
démonstration : connaître la nécessité des choses
vraiment, c’est connaître que leur nécessité est
celle de la nature éternelle de Dieu, donc les
connaître sub specie aeternitatis. — Deuxième
partie de la démonstration : connaître les choses
par leurs propriétés communes, c’est les connaître
comme intemporelles, donc les connaître sub qua-
dam specie aeternitatis ............................................ 407
§ IV. Que les deux parties du Corollaire se réfèrent à
deux cas hétérogènes. — Que sub quadam specie
aeternitatis ne se réfère qu’au second cas. —
Pourquoi cependant sub quadam specie aeterni­
tatis apparaît dans l’énoncé de la Proposition qui
embrasse les deux c a s ............................................... 408
§ V. U tilité de la seconde partie du C orollaire........... 409
§ V Discussion du nervus probandi dans chacune des
bis parties du C orollaire................................................... 410
658 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

Paragrllf1hes fages
§ VI. Nécessité physique et nécessité métaphysique, pas­
sage du plan du savant à celui du philosophe
et du s a g e ........................................................................ 412
§ VIL La connaissance du deuxième genre comme
« antichambre » de la connaissance du troisième
g e n r e ................................................................................. 414

Chapitre XIV
La Science In tuitive.
( P rop ositio ns 4 5 à 4 7 )

1. Fondement de la connaissance du troisième genre : l’idée de Dieu


§ 1. Introduction ........................................................... 416
§ Il. O bjet des P rop ositio ns 4 5 à 47. — Enchaînement
de ces P ropositions . — Les deux étapes de la
déduction .................................................................... 417
§ III. La Prop ositio n 4 5 : chaque idée d ’u n corps quel­
conque, ou d’une chose singulière existant en
acte, enveloppe nécessairement l’essence éternelle
et infinie de Dieu. — Les deux parties de la
démonstration. — Leur rapport. — Discussion de
plusieurs difficultés ou o b je c tio n s........................... 417
§ IV. Les deux casembrassés dans la Prop ositio n 4 5 . . 420
§ V. Rôle de l ’A x io m e 4 du Livre I. — Liaison dyna­
mique entre l’existence des choses singulières et
Dieu, entre l’idée de ces choses et l’idée de Dieu.
— Passage de l’idée du Dieu de l’Univers à
l’idée du Dieu intime à chaque A m e ................... 421
§ VI. Que la Prop ositio n 4 5 marque un tournant décisif. 421
§ VII. Le S colie de la Proposition 4 5 . — L’existence des
choses singulières conçue comme l’expression
directe de la force interne qui en chacune émane
de Dieu ....................................................................... 422
§ VIII. Concevoir de la sorte l’existence des choses singu­
lières, c’est les concevoir sub specie aeternitatis.
— Pourquoi cette conclusion n’est pas expli­
citée ici ....................................................................... 423
§ IX. La P rop osition 4 6 : la connaissance de l’essence
, éternelle et infinie de Dieu qu’enveloppe chaque
TABLE DES MATIÈRES 659

Paragraphes Pages
idée est adéquate et parfaite. — Analyse de la
démonstration ............................................................... 424
§ X. Que l'adéquation de l’idée de la propriété com­
mune doit être démontrée autrement que l'adé­
quation de l'idée de l’essence éternelle et infinie
de D i e u ............................................................................. 424
§ XI. La P rop ositio n 47 : l’^ m e h ^ a i n e a une connais­
sance adéquate de l'essence éternelle et infinie de
Dieu. — Pourquoi cette Proposition ne se
tire pas immédiatement de la précédente. —
Passage de l'idée de D ieu enveloppée dans l'idée
que l'Ame est à l'idée de D ieu que l'Ame a. —
Analogie avec la Proposition 1 9 ............................. 426
§ XII. Le Scolie de la Prop ositio n 4 7. — Ses deux par­
ties : 1) double conclusion à tirer des P rop osi­
tio ns 4 5, 46, 47 ; 2) discussion d’une objection
p o ssib le ......................................................................... 428
§ X III. Point de vue de Spinoza et point de vue d'Euthy-
dèrne, d’Antisthène et de P l a t o n ........................... 431

Chapitre XV
La S cien ce In tu itiv e (suite)

II. — Perspectives sur la connaissance du troisième genre dans le


Deuxième et dans le Cinquième Livre
§ 1. Que l’idée de la cause (interne) enveloppée dans
l’idée de la chose singulière existant en acte est
l’idée de la cause de son essence tout autant que
de la cause de son e x iste n c e ................................. 435
§ Il. En quoi le Livre V complète la théorie de la
Science Intuitive déduite dans le Livre II. — Que
tout en la complétant il n’ajoute rien à la défini­
tion que le Livre II donne de c e lle -c i.................... 435
§ III. Que le Livre II fait déjà parvenir à la racine
éternelle de l’existence de l’Ame. — Que le Livre II
ne saisit cette racine que dans la nécessité de la
nature éternelle de Dieu, alors que le Livre V la
saisit en même temps dans l’éternité de l'essence
du C o r p s ....................................................................... 438
660 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

Paragraphes Pages

§ IV. L’essence éternelle de Dieu, étant pareillement


dans la partie et dans le tout en tant qu'elle est
pareillement enveloppée comme cause dans la par­
tie et dans le tout, l'Ame connaît cette essence
comme cause de toutes choses et d’elle-même. —
Conséquence qui en résulte ................................. 439
§ V. Qu’il est indiqué déjà par là comment dans le
Livre V l’^ m e pourra être déduite comme cause
adéquate et formelle de la connaissance du troi­
sième genre. — Les quatre implications de cette
conception .................................................................. 441
§ VI. Progrès de l'Ame vers la connaissance du troisième
genre et éternité de cette connaissance dans
l'^m e. — Conciliation de ces deux exigences en
apparence incompatibles .......................................... 442
§ VII. Procès en soi éternel de la connaissance du troi­
sième genre et aspect temporel de ce procès dans
la conscience de l'^ m e existant en a c t e ............. 443
§ VIII. Que le Livre II explique les conditions de possi­
bilité du renversement des perspectives opéré dans
la P rop ositio n 1 du Livre V ................................ ^44

Chapitre ^ V I
La Science In tu itiv e (suite)

III. La connaissance du troisième genre comme procès et co^m e


intuition de l'essence des choses
§ I. La Science Intuitive opposée à la Raison en tant
que celle-ci connaît les choses singulières, non
dans leur essence à partir de Dieu, mais d ^
leurs propriétés communes par des notions com­
m u n e s ........................................................................... 446
§ II. La connaissance intuitive définie comme un procès
déductif allant de l'idée de Dieu à la connaissance
de l’essence des choses, et définie d’autre part
co^rne vue immédiate de ce qu'enveloppe l'essence
d'une chose, sans aucune opération .................... 447
§ III. Qu'il n’en résulte pas un conflit à l'intérieur de
! E t h i q u e ...................................................................... 449
§ IV. En quoi consiste sur ce point la divergence de
l’E th iq u e et du D e intellectus em endatione . . . . 450
TABLE DES MATIÈRES 661

Paragraphes Pages
§ V. L’exemple arithm étiaue de la quatrième propor­
tionnelle et la relation de l’essence de Dieu à
l'essence des choses ........................................................ 451
§ VI. Le procès de la connaissance intuitive selon les
diverses disciplines ........................................................ 452
*
**
§ VII. En quoi le procès de la connaissance du troisième
genre diffère du procès de la connaissance du
deuxième genre. — Le S co lie de la P ro p o sitio n 36
du Livre V. — Q u’il établirait selon certains que
la déduction dans le Livre I des choses singulières
comme produites nécessairement par Dieu appar­
tient à la connaissance du second g e n r e ............. 453
§ VIII. En quoi cette interprétation est exclue. Expli­
cation correcte du Scolie de la P rop ositio n 36 du
Livre V. — Que le Livre I n'appartient pas à la
connaissance du deuxième genre et pourquoi. —
Les deux erreurs enveloppées dans l’explication
incorrecte du S colie de la P rop osition 36 ........... 455
§ IX. Que le Livre I appartient ainsi que le Livre II et
toute X Eth iq u e à la connaissance du troisième
genre. — Connaissance du troisième genre lato
sensu et stricto sensu .............................................. 456
§ X. Caractères comparés de la déduction dans le Livre I
et dans le Livre II ................................................... 458
§ X I. Signification de l'expression essence des choses
dans la D é fin it io n de la connaissance du troisième
genre d'après le S co lie de la P ro p o sitio n 40. —
Qu'il s'agit là de l'essence universelle ou spécifique
des choses singulières et non de l'essence singu­
lière des choses singulières ...................................... 459
§ X II. Objection : la connaissance du troisième genre
est caractérisée par la connaissance des essences
singulières en opposition avec la connaissance
rationnelle caractérisée par la connaissance des pro­
priétés communes des choses. — Arguments en
faveur de cette objection ........................................ 460
§ XIII. Problème posé par la D é fin it io n de la connais­
sance du troisième genre entendue c o ^m e con­
naissance des essences singulières éternelles . . . . 461
662 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

PMdgraflhes Pages

§ XIV. Que la connaissance de l’essence des choses singu­


lières n'est pas la c o n n a is ^ c e de l’essence singu­
lière des choses singulières. — Diverses considé­
rations en faveur de cette conclusion ................ 462
§ XV. Statut personnel de l’Ame humaine dans la con­
naissance immédiate de sa dépendance à l’égard
de Dieu quant à l’essence et quant à l'existence. 463
§ XVI. Identité de toutes les Ames dans la perception
intuitive de leur individualité propre .................... 464
§ XVII. Différence de la conception spinoziste et de la
conception leibnizienne .............................................. 465

Chapitre XVII
La Science In tu itiv e (suite et fin )

IV. — La Science Intuitive, la connaissance adéquate et le mos


geom etricus
§ I Connaissance intuitive et connaissance adéquate. 467
§ II. N ature intuitive de l'idée adéquate .................... 467
§ III. Com m ent une connaissance peut-elle être adé­
quate sans être in tu itiv e .......................................... 46 9
§ IV. Affinité de la Raison et de la Science Intuitive. 470
§ V. La Géométrie donnée à l’homme comme un échan­
tillon de la connaissance intuitive. — Modèle p o u r
la Philosophie ............................................................ 471
§ V I Que la Physique ne peut être un modèle pour la
Philosophie ................................................................ 472
S VII. D e quelle façon la Géométrie peut être un modèle
pour la P h ilo so p h ie................................................... 472
§ VIII. Rapport entre X Ethique et la réflexion du D e
intellectus em endatione sur le fait de l’intellection
en géom étrie................................................................ 473
§ IX. La méthode géométrique, en tant que révélatrice
de l’Entendement, institutrice de toute connais­
sance vraie. — Adaptation trait pour trait de la
méthode génétique en Géométrie à la connaissance
génétique des êtres physiquement réels en philo­
sophie ........................................................................... 477
S X. Le mos geom etricus en philosophie. — Opposi­
tion entre la Géométrie génétique de Spinoza et
la Géométrie analytique de D e sc a rte s.................. 480
TABLE DES MATIÈRES 663

P&agrfl/'hes Pages
§ XI. La réforme de la Géométrie par Hobbes. — La
Géométrie génétique de Hobbes inspiratrice
directe de la méthode génétique m ore geomewico
dans la philosophie de Spinoza ................................... 482
§ XII. Divergence de Hobbes et de Spinoza sur l’étendue
du champ d’application de la méthode génétique
m ore geom etrico ........................................................... 486

Chapitre XVIII
L a V olon té

{P rop ositio ns 48, 49, C o ro lla ire s et Scolies)


§ 1. Signification de la déduction de la Volonté . . . . 488
§ Il. Réfutation du libre arbitre, articulation de cette
réfutation ..................................................................... 488
§ III. La P rop ositio n 48. — Ses deux parties et ses deux
démonstrations ............................................................ 489
§ IV. Particularités de ces deux démonstrations .............. 489
§ V. Objection contre la conclusion de la P ro p o si­
tio n 48 ......................................................................... 492
§ VI. Le S colie de la Prop ositio n 48. — La distinction
de deux sortes de Volonté. — Les deux pro­
blèmes qui en résultent. — Leur solution dans
l ’E th iq u e ..................................................................... 492
§ VII. La Volonté comme idée générale ........................ 495
§ VIII. Que la recherche de la nature des volitions sup­
pose une définition correcte del’idée ............... 495
§ IX. La P rop ositio n 49. — Que sa démonstration est
articulée sur la définition de l’essence .................. 496
§ X. L’identité entre l’affirmation volontaire d’une pro­
priété et la perception, par l’idée, de cette pro­
priété comme résultant nécessairement de la nature
de la chose. — Identification de ce qui tient à la
nature des choses et de ce qui résulte de la puis­
sance de D ieu ............................................................ 498
§ XI. Le C o ro lla ire de la Prop ositio n 49. — Conclusion
de la déduction de la V o lo n té ................................. 498
664 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Paragraphes Pages

§ XII. Les deux plans différents des P ropositions 48 et


49. — Problème posé par cette différence. —
Conflit apparent des conclusions respectives de
ces deux P ropositions .............................................. 499
§ XIII. Conciliation de ces deux conclusions .................... 499
§ XIV. Que la volition sur laquelle s’appuie la P rop o ­
sitio n 49 n’est pas, malgré ce qui est dit, une
« volition quelconque » .......................................... 501
§ XV. Réponse à la précédente objection .................... 502
§ XVI. Points de départ différents des théories de Des­
cartes et de Spinoza concernant la volonté : l'erreur
pour l'un, la vérité pour l'autre ............................. 503
§ XVII. Scolie de la Prop ositio n 49. — Ses quatre parties. 504
§ XVIII. La première partie du Scolie. — Fausseté et priva­
tion de certitude. — Les deux caractères de la
c e rtitu d e ....................................................................... 505
§ XIX. L'idée imaginative et sa double déficience à l'égard
de la certitude ........................................................... 506
§ ^ X . La seconde partie du Scolie. — Avertissement
relatif à une fausse conception de l’idée. — Consé­
quences résultant de cette fausse conception . . . . 507
§ ^ X I. Hobbes et Descartes visés p ar cet avertissement. 508
§ ^ X II. La troisième partie du Scolie. — Réfutation de
quatre objections,dont trois de nature cartésienne. 510
§ XXIII. La quatrième partie du Scolie. — Avantages pra­
tiques de la doctrine .............................................. 513
§ ^X IV . Conclusion .................................................................. 514

Chapitre X IX
Considérations finales

§ 1. Sphère du Livre 1 et sphère du Livre II ........... 516


§ H Le Livre II comme ratio cognoscendi, le Livre 1
comme ratio essendi ................................................ 517
§ III. La connaissance de l’attribut Pensée, principe fon­
damental de la déduction du Livre Il ............... 517
§ IV. Thème du Livre Il. — Qu'il est commandé par le
problème de la nature et de l’origine de l’idée . . 518
TABLE DES MATIÈRES 665

Paragraphes Pages

§ V. Rôle de l’idée de la substance infinim ent infinie.


— Double définition de l’idée et conception des
diverses sortes de parallélisme ............................. 519
§ VI. Le système des sept réplications fondamentales. 520
§ VIL Appliuation aux Ames des conclusions relatives
aux idées ..................................................................... 521
§ VIII. Problème du rapport entre l’idée qui définit l’Ame
et les idées qui sont dans l’Ame ........................ 521
§ IX. Deux définitions de l’essence de l’Ame. — Fonde­
m ent de la déduction de la nature et de l’origine
de ses diverses connaissances................................. 522
§ X. Caractéristiques de la déduction de la connaissance
inadéquate. — Pourquoi et comment cette connais­
sance enveloppe la fa u s s e té .................................... 523
§ XL Caractéristique de la déduction de la connaissance
adéquate des notions communes ........................ 526
§ XII. Adéquation de l’idée de l’essence éternelle et
infinie de Dieu, ou idée de l’attribut. — Portée
de la connaissance intuitive ................................. 526
§ XIII. La sphère des idées adéquates et la sphère des
idées imaginatives. — Rapport des deux sphères.
— Opposition avec le néo-platonisme ................ 527
§ XIV. Idée adéquate et idée vraie. — Veritas in essendo,
veritas in repraesentando ...................................... 529
§ XV. Définition de l’idée adéquate au point de vue de
l’homme et au pcint de Dieu. — Les trois défi­
nitions de l’idee adequate ................................... 530
§ XVI. Les sept conséquences enveloppées par la défini­
tion de la structure propre à l’idée adéquate . . . 532
§ XVII. Nature de la différence des Ames dans la sphère
de la connaissance adéquate. — Conséquence pour
la religion philosophique suprême .................... 533
§ XVIII. Que la conception spinoziste n’est pas idéaliste. 534
§ ^XIX. Rôle central du Livre II dans l’Ethique. — Pour­
quoi le Livre II doit être complété par le Livre V. 538
666 DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME

Appendice n° 1
D isc u ssio n su r la dém onstration d u C o ro lla ire de la P ro p o sitio n 9

§ I. Arguments en faveur d’une interprétation réfutée


dans le § V du chap. V .............................................. 541
§ II. Leur recours à la physique ................................. 542
S III. Réfutation de ces arguments ................................. 543

Appendice n° 2
Cause de l’idée inadéquate et cause de l ’idée adéquate

§ 1. Contradiction apparente entre deux formules . . . 544


§ II. Conciliation des deux formules ........................... 545
§ III. Solution de deux autres difficultés .................... 545

Appendice n° 3
L es diverses d éfin itio ns spinozistes de l ’essence de l ’A m e et de
l ’essence du Corps

§ 1. Enoncé de dix D é fin itio n s ................................. 547


§ II. Distinction entre plusieurs sens du mot essence . . 548
§ III. Rapport entre elles de ces dix D é f in it io n s ----- 549

Appendice n ° 4

Spinoza et les lois cartésiennes du m o u v e m e n t ...................... 552

Appendice n° 5

D isq u e s tournants, pendules composés, corps composés, corps


v iva n ts ............................................................................................... 555

Appendice n ° 6

L ’A m e du Cadavre ......................................................................... 560

Appendice n° 7

La théorie physique des corps dans le C o u rt T r a i t é ................ 561


TABLE DES MATIÈRES 667

Appendice n° 8

Conservation de la m êm e prop ortion de m ouvem ent et de


repos et conservation de la m êm e quantité de m ouv ^ ^ m t. 563

Appendice n° 9

Le schém a neuro-cérébral cartésien et le schéma spinoziste. 570

Appendice n° 10
L'im ag in a tio n com m e faculté lib re et le langage

§ I. Doctrine exposée par Spinoza dans sa Lettre à


P ie rre B a llin g . — Q u’elle semble s’accorder mieux
avec le cartésianisme qu’avec le spinozisme . . . . 572
§ II. Comment concevoir dans la perspective de l'E t h i­
que un enchaînement de mots conforme à l’ordre
des idées dans l'e n te n d e m e n t................................. 574
§ III. Le problème des présages ...................................... 576
§ IV. Réserves à l’égard de la Lettre à P ie rre B a llin g . 577

Appendice n° 11

O bscurité, confusion, m utilation, inadéquation des i d é e s ____ 578

Appendice n° 12

Les notions com m unes stoïciennes e t spinozistes ................ 581

Appendice n° 13
L ’articulation d e la déduction des connaissances ^ m g in a tin e s

S I. Disposition des P rop ositio ns depuis la P ro p o si­


tio n 1 4 jusqu’à la P rop ositio n 29. — Qu'une
autre disposition était concevable. — Raisons de
la disposition adoptée par Spinoza .................... 583
§ II. La disposition des P rop ositio ns relatives à la durée
(P ropositions 3 0 -3 1 ) . — Explication de certaines
anomalies ..................................................................... 585
668 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'ÂME

Appendice n° 14

L e S co lie d e la P rop osition 40 du L iv r e I I et le T ra ité d e


M a im o n id e sur la T e rm in o lo g ie l o g iq u e ........... 587

Appendice n° 15

L e mot et l'idée générale .................................. 590

Appendice n° 16
La classification des genres d e connaissance dans les Traités
antérieurs à l'Eth iq u e

§ 1. La classification du C o u rt T ra ité ........................ 593


§ Il. La classification du D e intellectus emendatione . . 594
§ III. Différence entre la classification de YEthiq ue et
les classifications de ces T ra ité s . — La connais­
sance du premier genre dans le C o u rt T ra ité et
dans le D e intellectus em endatione .................... 594
§ IV. La connaissance rationnelle dans le C o u rt T ra ité
et dans le D e intellectus em endatione . — Statut
ambigu de cette connaissance dans le D e intellec-
tus emendatione. — Caractère malencontreux des
exemples invoqués par ce Traité. — Absence d’une
distinction nette entre le deuxième mode de la
connaissance imaginative et la connaissance ration­
nelle. — Absence d’une théorie des notions com­
munes ........................................................................... 595
§ V. Absence dans le D e intellectus em endatione d'une
genèse de l’idée adéquate. — Intrusion de
conceptions cartésiennes. — Identification, exclue
par YEthique , de la connaissance adéquate et de
la connaissance intuitive ....................................... 600
§ VI. La conception de la connaissance intuitive dans le
C o u rt T ra ité .............................................................. 603
§ VII. La conception de la connaissance intuitive dans
le D e intellectus emendatione . — Comment elle
se distingue de la conception de YEth iq ue. —
Mélange d’un courant cartésien et d’un courant
proprem ent spinoziste. — La conception de
TABLE DES MATIÈRES 669

l 'Ethique point d'équilibre entre celle du C o u rt


T ra ité et celle du D e intellectus emendatione . . . 604
§ VIII. Le problème de la connaissance des choses singu­
lières dans le D e m tellectus em endatione et dans
YEthiq ue ....................................................................... 606
§ IX. Caractère descriptif de la classification des genres
de connaissance dans les Traités antérieurs à
l ’E th iq u e , caractère génétique de cette classification
dans YE th iq u e ............................................................ 608

Appendice n° 17
Sub specie aeternitatis, su b quadam specie aeternitatis

§ I. Que selon certains il s’agirait d’une « sorte > et


d'une certaine sorte d’éternité. — Que la connais­
sance sub quadam specie aeternitatis serait une
approximation de la connaissance sub specie aeter­
nitatis ............................. 609
§ I l. Réfutation de cette o p in io n ...................................... 610
§ III. D e quelle aeternitas s'agit-il dans la connaissance
sub specie aeternitatis . — Que concevoir les choses
sub specie aeternitatis , c'est les concevoir sous l’as­
pect de l'éternité divine, c'est-à-dire sous l’aspect
qu'elles ont pour Dieu ............................................. 611
§ IV. Qu'il n'y a pas plusieurs sortes d'éternité dans les
choses, mais pour l’homme plusieurs aspects des
c h o se s.......................... ............................................... 612
§ V. Explication de l'expression su b quadewn sp ecie
aeternitatis . — Conclusion ................ 613

Appendice n° 18

L e Scolie de la P ro p o sitio n 4 5 d u L iv re 11 et le S colie de la


Prop ositio n 2 9 du L iv re V ............................................................ 616

Appendice n° 19
La doctrine cartésienne du lib re arbitre et la critique de Spinoza

§ I. Que Spinoza aborde le problème de la liberté


dans le même cadre que Descartes. — Entende­
ment, jugement etvolonté chez D e sc a rte s........... 619
670 DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L’ÂME

§ H. Les deux questions posées par Descartes : 1) La


volonté pout-elle être libre si l’entendement lui
représente le faux co^mme vrai, et le vrai comme
faux ? — Réponse de Descartes ........................ 620
5 III. 2) Le mouvement du vouloir vers la chose jugée
vraie est-il libre comme on le prétend ? —
Réponse de Descartes. — Que l’essence de la
volonté commande que la volonté reste libre lors­
qu'elle se porte infailliblement vers le bien . . . . 621
5 IV. Que l’essence de la volonté est elle-même décou­
verte dans l’expérience de la faculté de juger. —
Que cette expérience pour Descartes nous est livrée
dans l’erreur, mais non dans l’acquiescement infail­
lible à ce qui est évidemment vrai .................... 623
§ V. Que la conception cartésienne se fonde sur l’expé­
rience de l’erreur, alors que la conception spi-
noziste se fonde sur l’expérience de l’affirmation
nécessaire de l’idée v r a i e ........................................... 624

Index des noms propres c i t é s ...................................................... 627

Table des m a tiè re s .......................................................................... 631

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