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Chapitre 6.

La nation et le développement social

Trois points expliquent la généralisation du nationalisme économique u milieu du siècle en


Amérique latine :
- La crise consécutive au krach de 1929 avait montré la faillite des politiques
économiques fondées sur l’exploitation des ressources agricoles et minières. Vers la
fin des années trente, des politiques de sortie de crise fondées sur la substitution des
importations et l’intervention de l’État menées au Mexique et au Brésil (+2,3% de
croissance), avaient paru, au contraire, indiquer une voie susceptible de renouer avec
la prospérité.
- Par ailleurs, durant la Deuxième Guerre mondiale, les capitaux internationaux se
détournèrent de l’Amérique latine
- Le soutien d’une partie de la bourgeoisie nationale et celui des masses populaires
urbaines.

A- En toile de fond, la croissance démographique et l’urbanisation

La croissance démographique continue et ses effets cumulés sont sans conteste un


phénomène massif de l’histoire contemporaine du continent. Le taux de croissance annuel de
la population est de 2,3% durant la décennie 1940-1950, de 2,7% pour 1950-1960, de 2,9%
pour 1960-1970 et encore de 2,7% pour 1970-1980.

La population totale est de 160 millions en 1955, de 275 millions en 1970, de 352 millions en
1980, de 540 millions en 2000.

Il faut noter que cette croissance n’est pas homogène selon les grandes zones sous-
continentales :

- Ainsi, alors que durant le demi-siècle antérieur les pays du cône sud tempéré avaient
connu grâce à l’immigration, ma croissance la plus élevée, ce sont eux qui désormais,
du fait d’une fécondité et d’une natalité bien plus faible, progressent le moins.
- Une autre zone à faible croissance est la zone caribéenne : l’explication est à chercher
soit dans des facteurs positifs comme Porto Rico ou à Cuba – politiques de la limitation
volontaire des naissances – soit, inversement, dans des facteurs négatifs – la
persistance d’une forte mortalité infantile comme à Haïti et dans une moindre mesure
en République Dominicaine
- Les zones à très forte croissance sont d’une part le Mexique et l’Amérique centrale –
le Mexique seul voit sa population passer de 26 millions à 68 millions entre 1950 et
1970 et à plus de 110 millions à la fin du siècle ! – et l’Amérique méridionale tropicale
– le Venezuela connaît une progression annuelle supérieure à 4% entre 1950 et 1970,
durant la même période le Brésil passe de 52 millions d’habitants à 93 millions, il
atteint 120 en 1980, près de 220 millions vingt ans plus tard.

Cette croissance a provoqué celle des villes et des agglomérations et accru les tensions entre
mondes urbains et mondes ruraux. Avant la guerre, seuls l’Argentine et l’Uruguay pouvaient
être considérés comme des pays urbanisés. Les décennies d’après-guerre ont vu les villes
littéralement grossir sous l’effet de leur propre croissance et surtout d’un fantastique et
ininterrompu exode rural. En outre, le phénomène a touché bien davantage que les centres
intermédiaires, les capitales et, parfois deux ou trois autres agglomérations : au Mexique
(Guadalajara, Puebla), au Brésil (en dehors du cas exceptionnel de São Paulo, Belo Horizonte,
Porto Alegre) et en Colombie (Medellin). Le gigantisme de ces mégalopoles – Mexico est dès
le début des années 1980 la plus grande agglomération du monde, São Paulo la troisième –
pose des problèmes d’implantation et de gestion des infrastructures considérables.
D’immenses bidonvilles (dont les célèbres favelas de Rio de Janeiro, mais qui ne sont pas
exceptionnelles) peuplées parfois de quatre à cinq millions d’habitants – en marge du tissu
urbain, et bien souvent des lois, marquent le paysage latino-américain.

B- « L’obsession industrialiste » (Marcello Carmagnani)

1- Le nationalisme économique

Le nationalisme économique se manifeste par des mesures de lutte contre le capital étranger.
Les mesures les plus spectaculaires et emblématiques furent les nationalisations avec
indemnisations, de compagnies étrangères.
1) La nationalisation pionnière fut celle du pétrole mexicain en 1938. D’autres nationalisations
de compagnies pétrolières suivirent en Argentine en 1946. Au Venezuela : Romulo Betencourt
ne put s’opposer frontalement au capitalisme étranger, mais réussit tout de même en 1959 à
réformer le système des concessions mis en place au début du siècle par Gomez et qui donnait
puissance sans limite aux compagnies : une « corporation vénézuélienne des pétroles » put,
dans une certaine mesure, contrôler les sociétés.
2) Nationalisation des chemins de fer : au Mexique en 1940, en Argentine en 1946, au Brésil
de 1946 à 1950, au Chili en 1951, au Pérou ensuite.
3) Les États se heurtèrent à de plus sérieuses résistances dans les télécommunications, celle
de l’ITT en particulier. Malgré tout nationalisations totales ou partielles au Mexique, en
Argentine, au Brésil, au Chili.
4) Municipalisation du gaz et de l’eau en Argentine en 1950.

5) Luttes féroces pour l’électricité : le Brésil et l’Argentine se heurtèrent aux monopoles


canadiens et états-uniens, dont celui de la Light.
6) C’est encore plus difficile avec les trusts miniers : au Chili, le gouvernement démocrate-
chrétien de Frei eut toutes les peines du monde à imposer une participation de 25% dans le
capital du trust du cuivre de l’Anaconda Cooper Cy.

7) En 1947 l’Argentine nationalisait le Banco Central, dont les capitaux étaient détenus par des
intérêts anglais et états-uniens. Au Mexique, au Brésil, dans les États andins, on s’efforça
également de développer les banques d’État, et avec peu de succès des banques privées à
capitaux nationaux.

En complément de ces transferts de propriété, les États s’efforcèrent également de


réglementer les investissements étrangers :
- Une législation anti-trust était instituée par l’Argentine en 1946-1948 : elle visait en
particulier le « groupe Bamberg », dont 16 sociétés étaient interdites. En 1952 le Brésil
exigeait des sociétés anonymes que 51% au moins de leurs capitaux soient souscrits
soit par l’État, soit par des particuliers brésiliens ; en même temps il limitait à 20% par
an le rapatriement des capitaux et à 8% le transfert des intérêts et des dividendes. En
1962 on interdit à des entreprises contrôlées par des résidents « extérieurs » de
recourir au crédit des institutions publiques (sur tout ceci voir Pierre Léon, p. 211 et
suivantes).

L’éviction des compagnies étrangères favorisa la création et le développement d’entreprises


nationales, publiques – dont la Pemex, compagnie pétrolière mexicaine, fut longtemps le
modèle – ou semi-publiques comme Petrobras ou Electrobras, compagnies du pétrole et de
l’électricité au Brésil. Comme ces dernières, les sociétés nationales peuvent être en situation
de monopole ou de quasi-monopole. Elles peuvent également représenter l’acteur majeur
d’une branche ou d’un secteur, telle la Companhia Siderurgica Nacional au Brésil, Enami dans
le secteur minier au Chili.
Un des objectifs assignés aux compagnies nationales était de stimuler et de porter la
croissance économique globale. Que peut-on en dire ?

2- Les grandes tendances de l’évolution économique

Durant les années 1940 et jusque vers 1953-1955, l’activité économique est soutenue par la
reprise des exportations. La période suivante est marquée par la stagnation voire le déclin de
cet indicateur. Une première crise frappe les années 1964-1965. Surtout, la crise mondiale du
milieu des années 1970 touche de plein fouet les économies latino-américaines qui
apparaissaient comme les plus florissantes.
De 1945 à 1955 le taux de croissance annuel du PIB global s’élève à 4,7% en moyenne. Mais si
on le rapporte à la croissance de la population durant la même période, soit +2,7% par an, le
taux de croissance par habitant doit être ramené à 2% par an, soit moitié moins que la
moyenne européenne à la même époque.
Par ailleurs, il faut compte des différences sectorielles : alors que l’agriculture et l’élevage
progressent de 3,5% par an, le secteur minier croît de 6,9% et l’industrie de 6%. Plus que
l’agriculture (produits tropicaux) encore, le secteur minier est très étroitement lié au marché
international, alors que les activités industrielles ne concernent que les marchés intérieurs.

3- Des structures agraires qui changent peu

La relative stagnation de l’agriculture latino-américaine durant les années 1950 n’est pas
simplement due à la fermeture du marché européen des céréales et de la viande (qui affecte
l’Argentine et l’Uruguay) dès la fin des années 1940, et à celle plus modérée, du marché du
sucre par exemple un peu plus tard. Elle est liée également au manque général
d’investissement dans le secteur sensible depuis la fin des années 1920. Faiblesse de
l’investissement qui s’explique par la persistance des structures agraires, qui n’incitent pas à
mobiliser le facteur de production capital, alors que le facteur terre et le facteur travail sont
abondants, mais sous-utilisés du point de vue de la rentabilité capitaliste.

Au milieu des années 1960, les grands domaines couvrent encore 37% de la surface agricole
en Argentine, 45% en Equateur, 50% en Colombie, 60% au Brésil, 80% au Pérou, 82% au Chili.
Ces domaines immenses sont contrôlés par 700 familles en Argentine, à peu près 2 000
personnes en Equateur, une douzaine de milliers en Colombie et au Chili, deux dizaines de
milliers au Brésil. Inversement, les très petits producteurs et les paysans sans terre
représentent 60% de la population rurale de l’Argentine et du Chili, 70% au Brésil ou en
Colombie, 86% en Equateur. Pour ces cinq États, on compte plus de 20 millions de petits
producteurs et de paysans sans terre, dont plus de la moitié forme la main-d’œuvre
temporaire des grands domaines.
Les réformes agraires menées à la fin des années 1940 et au début des années 1950,
incomplètes et vite interrompues, n’ont eu que des résultats limités : au Guatemala, ce furent
6 000 familles seulement qui reçurent des terres, en Argentine sous Perón, un peu moins.
Seules les réformes bolivienne et surtout cubaine présentent quelque ampleur. Durant les
années 1960, à l’initiative de l’Alliance pour le Progrès lancée par Kennedy, et afin précisément
de calmer un certain mécontentement et pour éviter la propagation des exemples précédents,
onze pays d’Amérique latine (Brésil, Chili, Colombie, Costa Rica, République dominicaine,
Equateur, Guatemala, Nicaragua, Panama, Pérou et Venezuela) approuvent dans l’urgence
des projets de réforme agraire – une des conditions posées pour bénéficier des subventions
de l’Alliance. Mais là encore, les résultats furent médiocres. Seulement 44 000 hectares
réellement expropriés sur les 350 000 prévus en Colombie, par exemple. A l’exception
ancienne du Mexique et nouvelle de Cuba, la réforme agraire est encore à faire à la fin des
années 1960. Les gouvernements qui tenteront de s’y atteler sérieusement, au Pérou et au
Chili, en paieront le prix fort.

4- Le développement industrialiste : la réalité d’un mythe collectif » (Marcello


Carmagnani)

Le nationalisme économique des régimes tels que celui de Vargas ou de Perón, et dont se
réclamèrent bon nombre d’autres dirigeants jusqu’aux années 1970, reposait sur la tentative
de concilier le développement des exportations et le protectionnisme. Le résultat devait être
l’établissement d’un appareil industriel autochtone substitutif des importations.

De fait, entre 1945 et 1955 le produit industriel des pays latino-américains est multiplié par
deux : la part de la production industrielle dans le produit intérieur global passe de 28 à 31%
en Argentine, de 20 à 22% au Mexique, de 16 à 22% au Brésil, de 15 à 20% en Uruguay, de 14
à 17% au Pérou. A l’échelle de l’Amérique latine en son entier, la contribution des biens
industriels équivalait à celle de l’agriculture dans la formation du PIB total dès 1955.
Formation d’un prolétariat : 1,8 millions d’ouvriers de fabrique (hors secteur minier et services
publics) en 1935, près de 4 millions en 1950, alors qu’à la même époque on estime à un peu
plus de 4 000 000 les employés du commerce et de l’artisanat, mais à plus de 12 millions les
salariés agricoles.

En revanche, la période 1955-1965 est marquée par un ralentissement de la croissance et


surtout des disparités régionales : si la croissance se poursuit pratiquement au même rythme
au Brésil, au Mexique, au Pérou, au Venezuela, l’Argentine, l’Uruguay et le Chili peinent à
trouver un second souffle. La période 1965-1975 voit la stagnation de l’industrie latino-
américaine, qui ne parvient pas, sauf dans trois pays – Argentine, Brésil et Mexique –, à
acquérir une certaine taille critique quantitativement et proportionnellement aux autres
activités.

Par ailleurs, la structure de la production industrielle la fragilise. L’industrie latino-américaine


concerne pour plus de la moitié de la production des biens de type traditionnel – agro-
alimentaire, meubles, tabac, boissons. Les industries des secteurs dynamiques – chimie,
métallurgie, constructions automobiles – ne sont réellement présentes qu’en Argentine, au
Brésil, au Mexique et dans une mesure plus faible en Uruguay ou en Colombie. Surtout –
partout – y compris en Argentine ou au Brésil – la part des biens d’équipement est trop faible.
En somme, les traits de l’industrie latino-américaine sont :
- Faiblesse de l’investissement privé
- Faiblesse de la technologie incorporée à la production ou techniques élémentaires
- Productivité du travail faible
- Profits garantis par le protectionnisme et les investissements directs (dans la sidérurgie
en Argentine, dans la chimie de base au Brésil par exemple) ou indirects de l’Etat.
Pourtant, l’idéologie desarrollista (idéologie du développement), quelles que fussent les
régimes qui la promouvèrent et les solutions concrètes proposées, parfois presque
radicalement distinctes, soutint les discours et parfois les actes des gouvernements durant
plus de trois décennies. Elle est indissociable de la référence national-populaire qui caractérise
les discours politiques de l’époque, jusqu’à ce que le choc de la crise des années 1970 en
monter dramatiquement les limites.

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