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LA MEDITATIO QUINTA DE DESCARTES

EST-ELLE UNE MÉDITATION MÉTAPHYSIQUE ?


SUR LA MÉDITATION MÉTAPHYSIQUE DE L’ATTENTION

MIHAI-DRAGOŞ VADANA

Abstract. In his major metaphysical oeuvre from 1641, Meditationes de Prima Philosophia,
Descartes insisted numerous times on the need to meditari and abducere mentem a
sensibus et ab praejudiciis for anyone willing to read his book. Modern scholars still
debate on how meditari and abducere function in the Meditationes, even though it is
generally held that meditari refers to a certain spiritual exercise, whereas abducere is an
act intended to give access to metaphysical objects. Meditari and abducere are thus
seen as distinct and separated. This paper proposes a perspective on meditari and abducere
as both distinct and integrated within Descartes’ metaphysical meditation. I focus on
Descartes’ Meditatio Quinta and I address the question whether it engages a specific
exercise of metaphysical meditation. My thesis is that the different modes of attention
exercised by the one who meditates fulfill the characteristics of an exercise of metaphysical
meditation. In this respect, I reveal the acts and the modes of attention through which
the meditating subject determines the essence of material things. Secondly, I rely on
those modes of attention to argue for a functional analogy between the idea of Ens
summe perfectum and mathematical ideas. Along the way, I emphasize why the modes
of attention in Meditatio Quinta function in the sense of a metaphysical meditation.

Keywords: meditari, abducere, attention, contemplation, naturae verae et immuabiles,


Ens summe perfectum, Descartes.

§1. INTRODUCTION

S’interroger si la Meditatio Quinta de Descartes est une méditation métaphysique


revient à la comprendre à l’intérieur du projet métaphysique cartésien des Meditationes
et à travers des thèmes que ce projet déploie. Le projet, d’abord, se propose lui-
même comme une meditatio, selon le titre des Meditationes de Prima Philosophia
(1641, 1642), ou comme une méditation métaphysique selon le titre de la traduction
française (1647) du duc de Luynes et Claude Clerselier, revue par Descartes. Meditatio

Mihai-Dragoș Vadana 
University of Bucharest, Romania;
e-mail: dragos_anadav@yahoo.com

Rev. Roum. Philosophie, 61, 1, p. 157–172, Bucureşti, 2017


158 Mihai-Dragoș Vadana 2

et méditation métaphysique sont des termes qui se réfèrent à deux actes distincts
précisés ensemble par Descartes au moins deux fois : dans la Praefatio ad lectorem, où
le lecteur n’est pas conseillé de lire ce livre s’il ne peut pas et s’il ne veut pas
« serio mecum meditari, mentemque a sensibus, simulque ab omnibus praejudiciis,
abducere »1 / « méditer sérieusement avec moi et détacher sa pensée par rapport aux
sens et ensemble de tous les préjugés ». Et dans les Secundae Responsiones, où les
premières notions métaphysiques ne sont pas connues que par ceux qui sont « attentis
et meditantibus, mentemque a rebus corporeis […] avocantibus » (AT, VII, 157) /
« attentifs et méditants, et qui détournent la pensée par rapport aux choses corporelles ».
Que meditari et abducere (ou avocare) sont des actes distincts a été souligné
dans l’exégèse cartésienne. Meditari renvoie plutôt à une expérience spirituelle
pendant laquelle le sujet se retire des affaires du monde, confronte ses dispositions
habituelles et poursuit une certaine transformation du soi2. Tandis qu’abducere est
l’acte par lequel le métaphysicien détache sa pensée par rapport aux sens afin de se
consacrer aux choses métaphysiques et d’affranchir les préjugés qui pèsent sur leur
conception claire et distincte. Abducere est l’acte de la pensée « par lequel se libère
l’objet formel de la métaphysique »3. Mais quoique distincts, meditari et abducere
sont intégrés par Descartes dans l’expérience de la méditation métaphysique,
intégration dont l’originalité dans l’histoire de la métaphysique à été admirablement
reconnue par Étienne Gilson4.
À la suite de Gilson, j’ai essayé dans des études précédentes5 d’affiner le sens
opérationnel de la méditation métaphysique chez Descartes et de l’appliquer
1
Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, nouvelle présentation par
Bernard Rochot et Pierre Costabel, 11 vol., Paris, Vrin-CNRS, 1964–1974, vol. VII, p. 9 (éd. abrégé
par la suite AT, suivi du numéro du volume et des pages).
2
De nombreuses études ont été consacrées à la compréhension de l’expérience de la méditation
chez Descartes, notamment par rapport aux exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Voir Pierre
Mesnard, „L’arbre de la sagesse”, en Descartes, Cahiers de Royaumont, Philosophie, 2, Paris, Minuit,
1957, pp. 336–349; Leslie J. Beck, The Metaphysics of Descartes: A Study of the Meditations, Oxford,
Oxford University Press, 1965, pp. 28–38; Walter Stohrer, „Descartes and Ignatius Loyola: La Flèche
and Manresa Revisited”, Journal of the History of Philosophy, Vol. 17, 1, 1979, pp. 11–27. Pour une
interprétation épistémique et psychologique de la méditation de Descartes, au sens de la méditation
chez Hugh de Saint Victor, voir Denis L. Sepper, „The Texture of thought”, en Descartes’ Natural
Philosophy, éd. par Gaukroger, S., Schusterm, J., Sutton, J., London, Routledge, 2000, pp. 736–750.
3
Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses Universitaires de
France, 1986, p. 30, note 29. Pour une nette distinction entre meditari et abducere, voir également
Olivier Dubouclez, Descartes et la voie de l’analyse, Paris, Presses Universitaires de France, 2013,
pp. 333–334, 354–359.
4
« Nous ne sommes plus surpris de lire des Méditations métaphysiques ; ce sont néanmoins les
premières que l’histoire ait connues. La forme méditation, adaptée aux besoins des âmes religieuses
qui veulent se pénétrer lentement de certaines vérités et se reformer au dedans à leur image, n’avait
jamais semblé requise pour présenter des vérités abstraites d’ordre purement métaphysique ; on
comprend, au contraire, qu’elle se soit imposée à Descartes, puisqu’il avait à pénétrer de vérités nouvelles
une pensée faussée par le long usage de l’erreur. », Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la
formation du système cartésien, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin, 1930, pp. 186–187 et suivants.
5
Mihai-Dragoş Vadana, « Despre sensul şi rolul meditaţiilor în filosofia lui Descartes »,
Revista de filosofie, vol. LXII, nr. 3, 2015, pp. 367–369 ; « Meditația lui abstineo în Meditația a IV-a
la Descartes », Revista de filosofie, vol. LXIII, nr. 6, 2016, pp. 687–705.
3 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 159

comme hypothèse herméneutique dans la reconstruction des thèmes des premières


quatre Meditationes. Selon cette hypothèse, l’acte de meditari renforce l’opération
d’abducere de sens et préjugés. Sens et préjugés ne doivent pas être envisagés
seulement comme des facultés ou des objets judicatifs, mais dans leur habitualité
efficace dans la vie de la connaissance de quelqu’un. Meditari accoutume celui qui
médite à l’opération d’abducere pour que cette opération devienne elle-même un
habitus théorique se substituant aux habitus formés par la fréquention des sens.
Meditari offre encore un soutien temporel à l’abducere, en donnant du temps à
celui qui médite pour arriver à la visibilité des choses métaphysiques. L’abducere
reste pourtant l’opération métaphysique par excellence. Elle détache la pensée de
celui qui médite par rapport aux choses sensibles et donne accès aux choses
métaphysiques. Détachement, accès – c’est précisément par cette voie que de
nombreux thèmes de la métaphysique de Descartes sont proposés et peuvent être
reconstruits.
Reconstruire les thèmes de la métaphysique des Meditationes selon l’hypothèse
de l’opération de la méditation métaphysique n’est pas, bien sûr, un travail
mécanique. Il ne suffit pas de chercher les occurrences des meditari et abducere à
travers les thèmes des Meditationes. Outre que ces termes ne sont pas toujours utilisés
par Descartes, il faut préciser que les Meditationes ne sont pas un traité technique
de la méditation. Meditari et abducere, intégrés dans la méditation métaphysique,
se trouvent intrinsèques, opérationnels et varient selon les thèmes mêmes des
Meditationes. En ce sens, j’ai essayé de donner des « contours » à la méditation
métaphysique chez Descartes comme : doute (dubito) ou distanciation des préjugés
épistémiques fondés sur l’expérience sensible (Meditatio I), négation (nego) ou
inversement du donné perceptif en fonction d’un ego cogito, premier fondement
(Meditatio II), admiration (admiro) ou dépassement du cogito pour donner accès à
l’Être infini, second fondement (Meditatio III), abstention (abstineo) judicative-
volitive ou partie intégrante de la règle de la vérité (Meditatio IV)6.
Au sein, donc, d’un tel projet qui se propose comme une méditation
métaphysique et à la suite du déploiement de ses thèmes, on peut se demander si la
Meditatio Quinta de Descartes est une méditation métaphysique. Plus précisément,
est-ce que les thèmes de cette Meditatio, à savoir, l’essence de choses matérielles et
la preuve a priori de l’existence de Dieu, engagent-ils une « figure » de la
méditation métaphysique7 ?
6
Ibidem.
7
On rencontre par cette question la difficulté de considérer le projet entier des Meditationes
selon les traits d’une méditation, formulée par Martial Gueroult: « Il y a des arrêts dans ces
méditations pour faire effort sur soi-même, et s’attarder sur une contemplation. Mais à partir du
moment où l’on arrive à la quatrième, et surtout à la sixième méditation, la méditation cesse au fond
d’être méditation: elle tend au traité.”, Descartes, Cahiers de Royaumont, 2, Paris, Minuit, 1957,
p. 351. Plus récemment, Olivier Dubouclez reprend la difficulté de Gueroult et soutient que les
occurrences du terme meditari dans la Meditatio V et VI « n’en appellent plus à son exercice
immédiat », Descartes et la voie de l’analyse, p. 357.
160 Mihai-Dragoș Vadana 4

§2. VERAE ET IMMUTABILES NATURAE


ET LA MÉDITATION MÉTAPHYSIQUE DE L’ATTENTION

La détermination de l’essence des choses matérielles à travers un chemin qui


passe de l’extension pour aboutir à la nécessité de l’objet géométrique est l’un des
thèmes majeurs de la Meditatio Quinta. Ce qui m’intéresse ici c’est le
développement de ce chemin et la mise en évidence des actes de celui qui médite.
Dès le début de la Meditatio Quinta, ce chemin qui concerne l’essence des res
materiales part, comme toujours après le doute de la Meditatio Prima, de l’examen
de leurs idées. Celui qui médite sépare ici les idées claires et distinctes des choses
matérielles de leurs idées confuses (AT, VII, 63). En opérant ainsi, il applique
rigoureusement l’acquis principal de la Meditatio Quarta, c’est-à-dire, la règle de
la vérité : ce qui est vrai est l’idée claire et distincte perçue par l’entendement et
jugée comme vraie par la volonté, il faut s’abstenir de juger comme vraie une idée
obscure et confuse, il faut séparer les idées claires et distinctes des idées obscures
et confuses. Dans la Meditatio Quinta, celui qui médite applique la règle de la
vérité, délimite le domaine de la connaissance vraie et avance par un
approfondissement successif à l’intérieur de ce domaine afin de déterminer ce qui
peut être admis comme essence des choses matérielles. Et l’acte qui régit cette
application de la règle de la vérité est annoncé à la fin de la Meditatio Quarta :
c’est l’acte d’attention8, c’est par une attention suffisante (« satis attendam », AT,
VII, 62) ou par un arrêt suffisant d’attention (AT, IX–1, 50). Est-ce que l’attention
intervient vraiment dans le développement du chemin qui détermine l’essence des
choses matérielles ? Pourrait-on déceler plusieurs sens ou fonctions de l’attention,
de cette modalité particulière de la pensée de se tourner vers ses objets ? C’est
l’hypothèse préliminaire que je me propose d’établir à travers la présente section.
La première séquence de ce chemin, corrélée à l’arrêt d’attention que la règle
de la vérité prescrit, concerne les propriétés générales des choses matérielles. À cet
égard, celui qui médite commence par la perception imaginative distincte de la
quantité en général ou de l’extension en longueur, largeur et profondeur, dans
laquelle il distingue ensuite les nombres de ses parties, leurs grandeurs, figures et
situations, leurs mouvements et les durées des mouvements (AT, VII, 63). On
retrouve ici les propriétés essentielles des choses matérielles dans la physique de
Descartes, et ce qui me semble important de noter est que, dans la Meditatio
Quinta, celles-ci ne leurs sont attribuées qu’indirectement et à partir d’un examen
plus approfondi. La raison de cette difficulté tient à l’argumentaire et aux
suppositions de la Meditatio Tertia : en cherchant de prouver l’existence de Dieu,
celui qui médite admet l’idée du cogito et l’idée de l’Être infini comme seules idées
vraies, qui ont une réalité objective à laquelle correspond vraiment une res.
Concernant toutes les idées des choses corporelles, celles-ci peuvent être tirées de
8
Par « acte d’attention » je sous-entends toujours un acte proprement dit (une perception
intellectuelle, une volition, une imagination) sur le mode d’attention.
5 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 161

l’idée du cogito (pour les idées de la substance, de la durée, du nombre) ou peuvent


être produites par l’ego (pour tous les modes de la substance corporelle) en raison
de son excellence, de sa nature éminente, plus parfaite que les idées des choses
corporelles (AT, VII, 43–45). Rapportées donc à la supposition que l’ego peut
produire les idées des choses matérielles, leurs propriétés générales, quoique distinctes,
peuvent être tenues pour feintes ou imaginaires. D’où la nécessité de continuer
l’examen jusqu’à la rencontre des idées vraies, non-produites et indépendantes de l’ego,
ayant néanmoins un fondement dans l’extension générale de la chose physique.
C’est pourquoi celui qui médite tourne son attention au-delà des propriétés
générales des choses corporelles, sur les idées des objets mathématiques (des
nombres, des figures, des mouvements réductibles chez Descartes aux nombres et aux
figures) dont il peut connaître des innombrables particularités (AT, VII, 63–64). Ce
quʼil est décisif en cette nouvelle séquence ce sont l’origine et le caractère de la
connaissance de ces idées. Elles vont être nommées innées, « mentibus nostri
ingenitae », selon une ancienne expression d’une lettre à Mersenne (AT, I, 145), et
leur connaissance est prise comme réminiscence, selon une plus ancienne
interprétation, celle de Platon. Comprenons l’établissement de l’innéisme des idées
mathématiques chez Descartes en mettant en évidence le jeu de multiples modalités
d’attention.
Il s’agit ici, d’abord, d’une distinction entre manque d’attention, dans le cas
des idées mathématiques, et l’attention, pour les idées factices (qu’on peut nommer
attention composante)9. Selon cette distinction, une idée mathématique est prise
comme innée parce qu’elle est déjà présente à la pensée même si elle ne se tourne
pas vers cette idée (« non prius in illa obtutum mentis convertissem », AT, VII,
64). À la différence d’une idée mathématique, l’idée factice, l’idée forgée par un
acte de composition suppose un acte d’attention. On doit admettre ici un acte
d’attention parce que celui-ci pose l’objet comme résultat d’une com-position
9
Je recours ici à la distinction formulée par Igor Agostini: « A fondazione della non fatticità
delle idee matematiche resta qui applicato il criterio seguente: in quanto da una data idea sono
ricavate proprietà cui prima non si pensava, in tanto quell’idea non può essere fattizia; dove la
premessa sottesa è che, perché possa foggiare un’idea fattizia, è necessario che si presti attenzione
alle sue componenti. », L’idea di Dio in Descartes. Dalle Meditationes alle Responsiones, Milano,
Mondadaori Education, 2010, p. 79. Pour l’examen des caractéristiques des idées innées chez
Descartes, voir aussi Margaret Dauler Wilson, Descartes. Ego Cogito, Ergo sum, London and New
York, Routledge, 1978, pp. 145–154 ; et pour le rôle joué par l’attention dans la perception claire et
distincte d’une idée innée, voir Deborah A. Boyle, Descartes on Innate Ideas, London–New York,
Continuum, 2009, pp. 62–79. Une étude remarquable sur l’épistémologie cartésienne de l’attention
dans la Meditatio Quinta reste Descartes et la voie de l’analyse d’Olivier Dubouclez dont on note ici
trois idées : i) le mérite du traitement de l’attention intellectuelle est de proposer « une typologie des
actes attentionnels » (p. 340) selon les degrés d’intension ; ii) l’attention « constituent le ressort le
plus intime de l’analyse » (p. 333), ou l’opérateur principal de la démonstration analytique ; iii) l’acte
de meditari est « l’adjuvant de l’analyse », qui soutient « l’effort durable d’attention » (p. 355). Par la
suite, dans cette étude, j’assume l’idée d’une typologie intensive des actes attentionnels, mais, en ne
poursuivant pas la voie de l’analyse mathématique, je me propose plutôt de comprendre l’attention
comme méditation métaphysique.
162 Mihai-Dragoș Vadana 6

active. On compose activement un nouvel objet à partir d’idées ou d’éléments


différents et par cet acte même on pose l’objet et on anticipe entièrement sur le
sens de l’objet composé. (Empiriquement, il n’est pas nécessaire de connaître
toutes les propriétés d’un objet composé par nous, mais il est nécessaire que toutes
ses propriétés découlent de la composition active de cet objet ; c’est cette
composition qui assure la position ou l’identité de l’objet composé). En revenant à
l’idée mathématique, son objet ne suppose pas un acte d’attention, il est déjà posé
« dans » la pensée avec son identité. Nul acte de composition n’est valable dans
son cas, et s’il y a un acte qui correspond à la présence précédente de cette idée en
la pensée, alors cet acte est pour Descartes la création des vérités éternelles par
Dieu et leur assimilation à la pensée humaine.
Le manque d’attention est le critère qui distingue une idée innée mathématique
d’une idée factice. Mais il y en a plus. Ce que distingue une idée innée d’une idée
factice c’est plutôt le jeu entre manque d’attention et attention épistémique, ou
mieux, découvrante. Concevoir la précédence d’une idée innée et son manque
d’attention, c’est précisément par un acte d’attention découvrante que l’on fait. L’objet
d’un manque d’attention, domaine extra-cognitif, est établi par un acte d’attention.
L’acte d’attention par lequel on découvre les propriétés d’un objet mathématique
suppose, à son tour, le manque d’attention comme opposé à l’attention composante.
C’est par ce jeu attentionnel que celui qui médite tourne son attention sur les objets
mathématiques (« attendendo percipio ») dont il peut connaître/découvrir ses
propriétés (« particularia innumera »), propriétés des objets qui se trouvaient déjà
« dans » la pensée (« quae dudum quidem in me erant »), même si celui qui médite
n’a pas tourné son attention sur eux (« licet non prius in illa obtutum mentis
convertissem », AT, VII, 63–64).
Il y a pourtant une dernière séquence du chemin déterminant l’essence des
choses matérielles. Cette séquence correspond cette fois au jeu entre l’attention
découvrante et une autre fonction de l’attention par laquelle l’objet mathématique
d’une idée innée reçoit une nouvelle détermination. Il s’agit, plus précisément, de
la nécessité interne propre à cet objet, c’est-à-dire, de l’appartenance nécessaire des
propriétés essentielles à l’objet mathématique pris comme leur sujet. Et cette
appartenance s’avère être nécessaire dans l’exercice de la liberté judicative
volitive, mis en évidence dans la Meditatio Quarta. Autrement dit, à l’objection qui
pèse toujours sur d’autres idées que celles du cogito et de l’Être infini, à savoir,
qu’elles peuvent être feintes en raison de l’éminence de la res cogitans (Meditatio
Tertia), celui qui médite cherche à s’opposer une structure nécessaire de l’objet
mathématique absolument résistante à la possibilité d’opérer librement sur lui
(Meditatio Quarta).
En vue de cela, celui qui médite découvre attentivement les propriétés
essentielles d’un objet mathématique. Il s’agit, par exemple, dans le cas d’un
triangle de découvrir ses propriétés (égalité de ses angles à deux droits, opposition
de plus grand angle au plus grand côté, etc.) à travers des démonstrations et ses
règles formelles (utilisation des axiomes, des théorèmes, des constructions
7 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 163

auxiliaires, etc.). La nécessité attestée dans le développement formel de la


démonstration et l’indépendance vis-à-vis la liberté du méditant lui imposent de
reconnaître la structure nécessaire du triangle, son « en soi ». Par la démonstration,
celui qui médite est conduit à reconnaître la « natura vera et immuabile » du
triangle, « ejus natura, sive essentia, sive forma immutabilis et aeterna » (AT, VII, 64).
Celui qui médite reconnaît la nature vraie (d’un objet lui-même défini comme
structure des relations nécessaires) et immuable (d’une structure de relations sans
rapport au changement) de l’objet géométrique.
La reconnaissance de la nature d’un objet mathématique est-elle encore un
acte d’attention ? On répondra qu’elle l’est, en soulignant d’abord l’introduction de
la dernière séquence du chemin qui détermine la nature des choses matérielles par
une « maxime consideratum puto » (AT, VII, 64) / quelque chose que « je pense
être considérable de plus haut degré ». Il faut plus d’attention non pas pour
découvrir les propriétés d’un objet géométrique par démonstration, mais, dans un sens
réflexif, pour reconnaître l’appartenance nécessaire de ses propriétés. L’attention
de reconnaissance (selon le « velim nolim clare nunc agnosco », AT, VII, 64) est
l’acte correspondant à la détermination de la nature d’un objet géométrique.
Pourquoi encore ? Parce que l’attention de reconnaissance déborde l’attention
découvrante. En pleine perception claire et distincte d’un objet mathématique,
pendant laquelle la pensée se concentre sur son objet, celui qui médite veut en
séparer une propriété essentielle. On veut connaître l’objet de notre perception
attentive, mais on veut aussi opérer librement sur cet objet et séparer l’une de ses
propriétés. En procédant de telle manière, on supprime non pas seulement l’objet
mais aussi l’acte ou la perception attentive de cet objet. Il ne reste pas pour ainsi
dire rien. On arrive à une impossibilité vécue, une sorte d’impossibilité de la
conscience selon les termes de la variation eidétique husserlienne, qui concerne
finalement l’ego ou celui qui médite. C’est le méditant qui est finalement « affecté »
par le surplus d’attention opérant sur la structure de l’objet mathématique. Et c’est
par cette impossibilité vécue que celui qui médite reconnaît la nature vraie et
immuable d’un objet mathématique.
Donc, de multiples modes d’attention interviennent bien au déploiement du
chemin qui détermine l’essence ou de la nature des choses matérielles. Mais est-ce
que la res de l’extension et l’objet mathématique avec une nature fondée dans
l’extension sont-ils identiques ? Autrement dit, quelle est la portée métaphysique
de ce que peut être tenu pour une véritable substitution10 ? Les actes attentionnels
qui opèrent cette substitution ont-ils une fonction de meditari abducere dont on a
traité ci-dessus ? Répondre en particulier à cette dernière question, c’est-à-dire, donner
des contours à l’attention comme figure de la méditation métaphysique dans la
Meditatio Quinta de Descartes correspond à la deuxième hypothèse de cette section.
10
À la fin de la Meditatio Quinta, on ne retrouve pas sous la plume de Descartes aucune
référence à la res materialis, mais seulement à la nature corporelle, c’est-à-dire à l’extension, qui peut
servir d’objet „aux démonstrations des Géomètres” (AT, IX–1, 56) ou à la „purae Matheseos” (AT,
VII, 71).
164 Mihai-Dragoș Vadana 8

D’abord, on pourrait soutenir que l’attention est un acte d’abducere mentis a


sensibus. L’objet de la perception attentive, l’objet mathématique, ne vient pas par
l’entremise des sens des res extérieures à la pensée (« a rebus externis per organa
sensuum », AT, VII, 64). L’objet mathématique est perçu dans l’imagination
spatiale, pour les objets géométriques plus simples, mais l’acte fondamental reste
l’intellection attentive qui déborde les capacités limitées de l’imagination de se
représenter un objet. La perception de l’objet mathématique est pour Descartes une
sorte de Wessenschau – une vision de l’essence sans rapport à la perception
sensible et à la res. La perception attentive de l’objet-essence chez Descartes ne
concerne pas les instances physiques. On ne procède pas à partir des instances
physiques et de leurs similitudes pour concevoir l’essence. Par rapport à cette
procédure de généralisation logique, la perception attentive de l’objet-essence est
différente. Mais celle-ci est différente aussi d’une variation eidétique à la manière
d’Husserl. Il ne s’agit pas chez Descartes de prendre un objet spatial quelconque et
de le varier arbitrairement afin de constituer son eidos-extension par le jeu de
convergence et de différence entre les aspects de la chose. La perception de l’objet
mathématique, de cet objet-essence, est opérationnelle chez Descartes par le jeu
d’attention que j’ai décrit : manque d’attention, attention découvrante et attention
de reconnaissance d’un objet dont on ne peut pas séparer ses propriétés.
Deuxièmement, l’attention est un acte d’abducere mentis ab praejudiciis. De
quel préjugé s’agit-il ? C’est Gassendi qui défend le plus amplement la genèse
empirique des objets mathématiques idéels : sans les fonctions des sens (la vue, le
toucher) qui donnent accès aux objets mathématiques réels on ne peut pas former
des objets mathématiques idéels (conçus plutôt comme naturae communes, comme
des regulae, et non pas comme des objets proprement dits). Nos objets idéels ont
une genèse empirique précédant toute perception de l’essence (AT, VII, 320–322).
À quoi Descartes répond, en défendant l’innéisme des idées mathématiques, que
celles-ci doivent être originaires par rapport à toute expérience sensible. Le triangle
sensible, par exemple, que l’on voit et que l’on touche n’est jamais tel sans la
donation originaire du triangle essentiel, précédente et indépendante de son
expérience sensible. Autrement dit, connaître la figure sensible de trois côtés sur un
plan physique quelconque, c’est déjà l’envisager comme à partir de son essence, à
l’intérieur de laquelle on développe vraiment des démonstrations (AT, VII, 382).
Troisièmement, l’attention comme meditatio ? Oui, mais non pas dans le sens
traditionnel, voire dévotionnel de la méditation. Par la méditation attentive, celui
qui médite s’efforce d’instituer un arrêt, une rétention prolongée en dépit du flux de
la conscience (impressions sensibles, souvenirs, anticipations, etc.) afin de se
consacrer à la connaissance d’un objet mathématique. Il s’agit ici d’une « attention
synoptique »11, à l’œuvre notamment dans le développement des démonstrations
analytiques, là ou le sujet doit tenir en vue non pas seulement les donnés du
problème mais aussi des hypothèses, des suppositions. Il y a encore une certaine
tension temporelle dans le cas d’une attention de reconnaissance, une tension entre
11
Selon la typologie proposée par Olivier Dubouclez, Descartes et la voie de l’analyse, p. 343.
9 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 165

le présent de l’attention (perception au présent), le passé de l’objet (comme


structure donnée, fixée, immuable) et le futur de la liberté (selon la possibilité de la
volonté d’opérer sur un objet mathématique). Attention comme méditation, donc,
en tant qu’expérience de la maîtrise du temps.
Arrivons-nous, finalement, à la quatrième détermination de l’attention :
attention comme meditari abducere ou méditation métaphysique. L’attention est
dans la Meditatio Quinta une figure de la méditation métaphysique par les décisions
ontologiques qui concernent la res physique. Ce que se joue dans le chemin qui
détermine la nature ou l’essence des choses physiques c’est précisément une question
d’ontologie ou de metaphysica generalis. Descartes cherche à établir l’extension
comme détermination ontologique de la res physique mais au sein de l’argumentaire
des Meditationes, l’extension risque d’être dépourvue d’une charge ontologique. À
partir d’un examen plus approfondi de l’extension en général, celle-ci apparaît
comme matière pour des objets mathématiques qui ont eux-mêmes une nature vraie
et immuable. L’être, s’il y en a encore, c’est dans et par ces natures qu’il est récupéré.
L’objet mathématique n’est pas un pur rien (un « nihil esse », AT, VII, 64) ; il a un
minimum d’être attesté par sa nécessité interne. Nature vraie et immuable et ens de
l’objet mathématique se substituent finalement à la res physique, voire assurent
finalement une ontologie pour la science physique. Le principe ontologique des
choses physiques n’est pas donc la phúsis, mais l’extension de l’ordre et de la
mesure adéquate à la perception claire et distincte d’un ego. Non pas, donc, du tó
ón qui se règle lui-même selon les extases temporelles du jeu entre dúnamis et
enérgeia, mais de l’objet réglé par les relations formelles des démonstrations. Et
c’est encore en ce point, peut-être, que l’attention de celui qui médite « donne du
temps » à l’objet géométrique, faute d’avoir le temps propre à la phúsis12.
Si l’attention corrélée aux objets mathématiques remplit, donc, rigoureusement
les caractéristiques d’une méditation métaphysique, est-ce que l’attention
intervient-elle d’une manière pareille dans la preuve de l’Ens summe perfectum ?

§3. L’IDÉE DE L’ENS SUMME PERFECTUM


ET LA MÉDITATION MÉTAPHYSIQUE DE L’ATTENTION

L’utilisation de la théorie de l’innéisme des idées mathématiques pour


articuler un argument démonstratif de l’existence de Dieu dans la Meditatio Quinta
est, sans doute, l’une des plus audacieuses intentions du projet métaphysique
cartésien. Précisons les enjeux de cette utilisation : l’idée de Dieu est accessible à
la pensée tout comme une idée mathématique, dans le sens qu’on peut concevoir
une définition essentielle de Dieu ; l’objet mathématique a un statut à la fois
eidétique et ontologique et, en connaissant ou en démontrant une propriété de cet
12
Pour une étude classique sur l’ontologie de l’ordre et de la mesure chez Descartes, voir Jean-
Luc Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes. Science cartésienne et savoir aristotélicien dans les
Regulae, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin, 1977 (2000, édition quatrième).
166 Mihai-Dragoș Vadana 10

objet, c’est implicitement à l’intérieur de l’être réel que l’on fait; il y a au moins le
même degré de certitude entre la connaissance que Dieu existe et toute autre vérité
mathématique (AT, VII, 65–66). Ce qui m’intéresse par la suite ce n’est pas
pourtant la reconstruction de l’argument démonstratif de l’existence de Dieu selon
la théorie de l’innéisme des idées mathématiques. Ce n’est ni la cristallisation
logique de cet argument dans l’histoire de la philosophie, depuis Saint Anselme
jusqu’à Leibniz et la critique décisive de Kant dans la Dialectique transcendantale13.
Je suis intéressé ici seulement d’une prémisse de cet argument, à savoir, la
conception de Dieu qualifiée selon le superlatif des perfections, ou l’Ens summe
perfectum qui comprend l’existence au nombre de ses perfections. Un fil
conducteur sera, par la suite, la comparaison entre les idées mathématiques, l’idée
de l’Ens summe perfectum et les idées factices. Vues selon les modes d’attention,
elles sont différentes. Il n’y a pas, et c’est la première hypothèse de cette section,
une assimilation de l’idée de l’Ens summe perfectum au champ des mathématiques
(même si cela semble contredire le texte et l’intention de Descartes).
Après la proposition de concevoir l’idée de l’Ens summe perfectum selon le
modèle des idées mathématiques innées, le texte de la Meditatio Quinta se tourne
vers les actes attentionnels correspondants à cette idée (AT, VII, 67). On retrouve à
la lettre, dans le cas de l’Ens summe perfectum, les modes d’attention opérants pour
les idées mathématiques. On peut ainsi déceler le manque d’attention qui convient
à la présence précédente d’une idée à la pensée : « quamvis non necesse sit ut
incidam unquam in ullam de Deo cogitationem […] » (AT, VII, 67) / « encore qu’il
ne soit pas nécessaire que je tombe jamais dans aucune pensée de Dieu […] » (AT,
IX–1, 53). L’idée de Dieu non-présente à l’attention de celui qui médite est tirée
« ex mentis meae thesauro » / « du trésor de ma pensée ». On retrouve ensuite
l’attention de reconnaissance (selon le « ut postea, cum animadverto existentiam
esse perfectionem » (AT, VII, 67) / « après que j’ai reconnu que l’existence est une
perfection » (AT, IX–1, 53).
Mais l’attention découvrante n’intervient pas entre le manque d’attention et
l’attention de reconnaissance. Ce qu’on retrouve plutôt c’est (i) une nécessité
d’attribuer toutes les perfections à Dieu (« necesse est ut illi omnes perfectiones
attribuam »), c’est-à-dire un excès attributif. On peut reconnaître ici un excès
attributif par rapport à un objet mathématique ou à un objet factice. Dans le cas
d’un triangle, on lui attribue nécessairement toutes les propriétés pour prouver une
autre propriété ; mais l’attribution est ici délimitée par la propriété qu’on veut
démontrer. Dans le cas d’un « corps éminemment parfait » (objet d’une idée
factice), on pourrait lui attribuer selon le degré du superlatif absolu toutes les
propriétés du corps – élément qu’on envisage par l’attention composante. Mais
13
Pour ces entreprises, voir Jean-Luc Marion, « Is the Ontological Argument Ontological? The
Argument According to Anselm and Its Metaphysical Interpretation According to Kant », Journal of
the History of Philosophy, 30:2, 1992, pp. 201–218; Emanuela Scribano, L’existence de Dieu.
Histoire de la preuve ontologique de Descartes à Kant, trad. de l’italien par Charles Barone, Paris,
Editions du Seuil, 2002 ; pour la problématique de la présente section, voir notamment les pp. 65–82.
11 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 167

cette attribution reste limitée tout comme notre acte de composition et comme
l’élément envisagé. Par la suite, ce qu’on retrouve au lieu d’une attention
découvrante c’est (ii) une impossibilité de comprendre, c’est-à-dire d’énumérer et
d’embrasser par la pensée toutes les perfections de Dieu (« etsi nec omnes tunc
enumerem »). L’excès attributif de ci-dessus et complété par un défaut de
compréhension. Il y a bien un défaut de compréhension pour tout autre objet de la
connaissance en raison de sa structure toujours indéfinie et de notre connaissance
toujours limitée. On connait toujours incomplètement un objet mathématique et on
cherche par la connaissance de combler continuellement sa compréhension. Mais
dans le cas de l’Ens summe perfectum il s’agit d’une complétude en soi, propre, à
lui seule réservé, qui signale plutôt son caractère transcendant. Il y a, pour ainsi
dire, un autre pôle, un pôle transcendant qui justifie le défaut de compréhension
que celui qui médite expérimente dans la connaissance de l’Ens summe perfectum.
Et ce qui est encore plus frappant est que l’excès attributif autorise un (iii) défaut
épistémique (« nec ad singulas attendam », AT, VII, 67). On attribue à l’Ens
summe perfectum toutes les perfections mais on ne prend pas attention à chacune
en particulier. Autrement dit, on n’a pas l’évidence de cette attribution. Si, durant
l’attention découvrante, on a continuellement l’évidence des propriétés d’un objet
mathématique (on perçoit ses propriétés, on développe des démonstrations), dans le
cas de l’Ens summe perfectum, l’attention découvrante n’intervient pas.
Quelle est alors l’acte par lequel celui qui médite se rapporte à l’Ens summe
perfectum ? Absent dans la Meditatio Quinta, cet acte se retrouve dans
« l’infrastructure méthodologique » de l’argument a priori de l’existence de Dieu à
la fin des Secundae Responsiones, à savoir dans les Postulata (V) : c’est la
contemplation prolongée de la nature de l’Ens summe perfectum (« ut diu
multumque in natura entis summe perfecti contemplanda immorentur », AT, VII,
163), acte privilégié par Descartes à la fin de la Meditatio Tertia où il s’agit de la
contemplation de l’Ens infinitum (« in ipsius Dei contemplatione immorari », AT,
VII, 52) et de ses attributs. Ce qui me semble important de souligner ici cʼest que la
contemplatio n’est pas un acte d’attention. La contemplation ne comprend pas le
jeu attentionnel opérant dans le cas des idées mathématiques. La contemplation
doit être vue plutôt comme un acte-passion : celui qui médite veut contempler et
subit, est affecté, est ébloui, d’où l’association entre contemplari, adorari et
admirari. La contemplation de Dieu n’est pas structurée selon la dualité
épistémique sujet (acte) – objet de l’attention ; il s’agit ici d’une exposition de la
pensée qu’elle ne maîtrise pas ; ce n’est pas la pensée l’origine de cette expérience.
L’« objet » Dieu de la contemplation ne se donne pas selon un sens anticipé mais
comme beauté d’une lumière immense (« immensi hujus luminis pulchritudinem »,
AT, VII, 52). S’il s’agit ici d’attributs, il ne faut pas penser déjà à la structure du
jugement (S est P) ; « bonté », « puissance » ne sont pas ici des termes généraux
mais des noms qui se multiplient excessivement selon des registres distinctes de
l’expérience de Dieu. En bref, la contemplation est l’acte qui correspond à l’idée de
Dieu, acte différent de l’attention, qui empêche l’assimilation de cette idée au
168 Mihai-Dragoș Vadana 12

champ des idées mathématiques. L’idée de Dieu, chez Descartes encore, provient
d’une expérience dont on se tait depuis le phénomène critique kantien ; mais cette
expérience était accessible aux contemporains de Descartes, si l’on songe aux
Oratoriens, et s’appuyait sur une tradition dont Saint Anselme était, peut-être, le
plus proche et le plus visible représentant14.
Si l’idée de Dieu ne tire pas son origine du champ des idées mathématiques,
il faut se retourner maintenant au texte de la Meditatio Quinta et se demander
qu’est-ce qui soutient non pas l’assimilation mais l’analogie entre l’idée de Dieu
prise comme Ens summe perfectum et les idées mathématiques. La deuxième
hypothèse de cette section est que Descartes établit une analogie fonctionnelle entre
les idées mathématiques et l’idée de l’Ens summe perfectum par l’acte commun
de l’attention de reconnaissance. Ce qui est commun à l’idée de Dieu et à l’idée
mathématique est l’acte d’attention que celui qui médite met en œuvre chaque fois.
En ce sens, l’analogie fonctionnelle la plus directe est établie par celui qui
médite après son intention d’articuler une preuve démonstrative de l’existence de
Dieu selon le modèle des idées innées mathématiques. Lorsqu’on pense
« diligentius attendenti » (AT, VII, 66) / avec plus d’attention, il est manifeste que
« non magis posse existentiam ab essentia Dei separari, quam ab essentia trianguli
magnitudinem trium ejus angulorum aequalium duobus rectis » / « l’existence ne
peut non plus être séparée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’un triangle la
grandeur de ses trois angles égaux à deux droits » (AT, IX–1, 52). Comme dans le
cas de la reconnaissance des propriétés des objets mathématiques, c’est par une
attention redoublée qu’on veut séparer l’existence de Dieu. Concevoir Dieu sans
existence c’est se livrer à une impossibilité vécue qui supprime à la fois objet de la
perception et acte lui-même. Mais si dans le cas d’un objet géométrique, c’est
l’attention découvrante qui force la volonté libre judicative de revenir et d’être
adéquate à la perception de l’entendement, dans le cas de l’idée de Dieu c’est la res
ipsa qui détermine la volonté. Non possit cogitari Deum non esse (selon une
formule d’Anselme) parce qu’on contemple Dieu selon sa présence surabondante.
Est-ce que la contemplation et l’attention de reconnaissance remplissent
maintenant une figure de la méditation métaphysique ? C’est la dernière hypothèse
qu’on voudrait établir. Elle nous semble importante, peut-on ajouter, car la
méditation de l’attention propre à la conception de l’Ens summe perfectum obéit à
d’autres raisons que la méditation de l’attention propre aux objets mathématiques,
ce qui montre suffisamment la non-assimilation et l’analogie entre ces idées.
En ce sens, on peut noter d’abord que la contemplation et l’attention à l’idée
de Dieu sont des actes d’abducere mentis a sensibus. Il est difficile de connaître
Dieu parce que notre pensée est assiégée de tous les côtés par les choses sensibles
et par leurs images (« rerum sensibilium imagines cogitationem meam omni ex
parte obsiderent », AT, VII, 69). On est naturellement assiégés, occupés ou
préoccupés par les choses du monde sensible en raison de notre constitution
14
Voir Anselme de Cantorbéry, Proslogion. Suivi de sa réfutation par Gaunilon et de la réponse
d’Anselme, trad., préface et notes de Bernanrd Pautrat, Paris, Flammarion, 1993, ch. XVI et XVIII.
13 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 169

concrète. Union d’une âme et d’un corps, l’homme vit par habitude immergé à
l’expérience des choses sensibles. L’homme connaît premièrement par sens et
imagination et c’est pourquoi on acquit l’habitude de penser sensible et en
imaginant. Accéder, par contre, à la métaphysique c’est par un acte d’abductio que
cela s’accomplit. Penser en métaphysicien c’est voir contemplativement et
attentivement ce qui ne se voit pas sensiblement et ce qui ne peut pas être
schématisé par l’imagination. Contemplation et attention sont pour Descartes des
actes d’abductio parce qu’ils donnent accès aux res intelligibiles.
Deuxièmement, la contemplation et l’attention sont exigées par Descartes au
sens d’une meditatio. Par son arrêt de la pensée à la présence d’une chose, par sa
tension variable, concentrée et déclinante15, par sa maitrise de la pensée, l’attention
est déjà une figure de la méditation. Meditari c’est attendere. Mais il faut plus
d’attention en ce qui concerne les res intelligibiles. Si dans le cas de l’attention à la
chose sensible ou à un objet géométrique, la perception repose sur la présence de
son objet, ce qui attenue l’effort de l’attention, dans le cas des res intelligibiles,
l’attention n’a pas d’abord un soutien objectuel. Le temps d’attention prolongé par
exercice, par effort, est le seul milieu ou la seule « substance » par laquelle les res
metaphysiques peuvent être phénoménalisées. Attendere, contemplari au sens de
meditari donnent temps pour que les res metaphysiques deviennent visibles à celui
qui médite. Avec pourtant une différence: si attendere est un acte méditatif subjectif,
contemplari ne dépend pas seulement de la volonté de celui qui médite. La
contemplation peut être préparée par l’attention, la perception attentive peut rester
fidèle à la contemplation, en la prenant pour son objet, mais la contemplation elle-même
suppose une exposition de la pensée durant laquelle son « objet » prend l’initiative.
On ne maîtrise pas l’acte de contemplation car il est un effet d’une autre origine16.
La contemplation et l’attention à l’Ens summe perfectum sont en outre pour
Descartes un acte d’abducere mentis ab praejudiciis. Le préjugé qui pèse sur la
conception de l’Ens summe perfectum est précisément l’habitude de distinguer dans
toutes les autres choses l’essence de l’existence17. Valable pour toutes les alia res,
la distinction entre essence et existence est plutôt un habitus théorique. Et au-delà
de l’origine scolastique18 de cette distinction, il faut mettre en évidence son ancrage
subjectif. Essentia et existentia sont, selon le lexique mature de Descartes, des
modi cogitandi19. On conçoit l’essence d’un objet selon un certain mode de la
15
Voir Principia Philosophiae, I, § 73 (AT, VIII, 73).
16
D’où, je pense, une certaine difficulté de demander de la part du lectur l’acte de contemplari
dans les Postulata (V).
17
Voir Meditatio Quinta (AT, VII, 52); Primae Responsiones (AT, VII, 116); Principiae
Philosophiae, I, § 16 (AT, VIII, 10–11).
18
Voir Étienne Gilson, Index Scolastico-Cartésien, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin,
1979, pp. 103–106.
19
Descartes écrit sur la distinction entre essence et existence, en répondant à une lettre
transmise par Mesland, de 1645 ou 1646 (AT, IV, 348–349). Celle-ci se réfère probablement au texte
des Principia, I, § 16 qui reprend la distinction entre essence et existence de la Meditatio Quinta (AT,
VII, 52). Il s’agit avec cette lettre d’une interprétation de cette distinction du point de vue de la théorie
des distinctions développée par Descartes dans les Principia, I, §§ 60–62.
170 Mihai-Dragoș Vadana 14

pensée ; et on conçoit son existence selon un autre mode. On conçoit, par exemple,
l’essence d’un objet géométrique selon le mode de l’intellection ; et on conçoit
l’objet géométrique existant, en le représentant dans l’imagination. Penser à
l’essence de Pierre, c’est l’envisager comme universel par l’intellect ; penser à Pierre
lui-même, c’est penser selon toutes les modes de l’âme et de l’union de l’âme et
du corps. Qu’est-ce que c’est maintenant que penser à Dieu ? Et on peut répondre
que ce n’est pas seulement transgresser les choses sensibles et imaginables ; c’est,
dans un certain sens, résorber tous les modes de la pensée dans un seul acte
intellectuel. Contemplari est cet acte intellectuel qui rend inopérante la distinction
entre essence et existence dans le cas de Dieu (AT, VIII, 10, ll. 29–11, ll. 1–2).
La contemplation et l’attention de reconnaissance sont-elles des actes de
méditation métaphysique ? En répondant à cette dernière question, je voudrais préciser
pourquoi Descartes insiste sur l’acte d’attention (« attenta consideratione », AT,
VII, 69) comme acte privilégié et opérant dans la Meditatio Quinta. Démontrer que
Dieu existe ou, mieux, établir qu’à l’essence de Dieu, conçu comme Ens summe
perfectum, l’existence appartient nécessairement, c’est procéder selon les exigences
de la metaphysica specialis ou de la théologie rationnelle. Ces exigences sont
judicatives. Metaphysica specialis est une discipline qui se propose de déterminer
judicativement ce que Dieu est. Elle déploie selon les jugements les attributs
innombrables de Dieu20. Chez Descartes, on le sait d’après la Meditatio Quarta, la
faculté judicative est la volonté et non pas l’entendement. La volonté de séparer
une propriété d’un objet est l’acte précis de l’attention de reconnaissance. En ne
pouvant pas séparer une propriété d’un objet sans expérimenter une impossibilité
vécue (non pas déjà logique), la volonté de celui qui médite s’abstient, se replie,
selon la règle de la vérité, sur la perception de l’entendement. C’est ainsi que le
jugement vrai (« Dieu existe », « Dieu a l’attribut de l’existence ») est constitué
chez Descartes. Et c’est ainsi que l’attention de reconnaissance intervient chez
Descartes comme acte de reconstruction métaphysique. Mais ce qui est encore
métaphysique, dans un sens originaire, c’est la contemplation de Dieu. La
contemplatio de la Meditatio Tertia est, on doit le souligner, l’acte inaugural de la
métaphysique. Ce n’est pas un acte d’attention tout comme il n’a pas une fonction
judicative. Et l’Ens summe perfectum, nom de l’objet de la contemplation, est avant
tout une expression doxologique de ce qu’on expérimente excessivement.

§4. CONCLUSIONS

La métaphysique est une question d’attention. J’ai essayé dans cette étude
d’interpréter cet acte au sens d’une méditation métaphysique opérationnelle dans la
Meditatio Quinta de Descartes. Une lecture à la fois herméneutique et
20
Sur la constitution judicative de l’objet de la théologie rationnelle, voir Viorel Cernica, Judecată
și timp. Fenomenologia judicativului, Iași, Institutul European, 2013, pp. 99–100. Par cette constitution,
Dieu est pris comme sujet des prédicats généraux, nos jugements sur Dieu prétendent une valeur de
vérité que seul le jugement possède, et on cherche d’accréditer publiquement l’expérience de Dieu.
15 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 171

opérationnelle qui cherche à mettre en évidence les actes de celui qui médite nous a
montré une pluralité de modes de l’attention qui concurrent dans la reconstruction
des thèmes principaux de la Meditatio Quinta : les naturae verae et immuabiles
comme essence des res physiques et la conception de l’Ens summe perfectum
auquel l’existence appartient nécessairement. Manque d’attention, attention
découvrante, attention de reconnaissance, contemplation (dans le cas de Dieu)
remplissent, en outre, une figure de la méditation métaphysique. Ces actes visent
les sens, les préjugés ; ils correspondent aux décisions proprement métaphysiques
ou déterminent métaphysiquement des objets. Après la Meditatio Quarta, là où, par
la règle de la vérité, le domaine de la connaissance vraie est établi, l’attention est
bien la méditation métaphysique opérationnelle dans la Meditatio Quinta. La
méditation de l’attention est précisément l’acte d’approfondissement du domaine
de la connaissance vraie, claire et distincte.
Esquissons le passage méditatif des Meditationes jusqu’à la Meditatio
Quinta : dubito (I), nego (II), admiro (III), abstineo (IV), attendo (V). Est-ce qu’on
peut reconnaître encore une figure de la méditation métaphysique dans la Meditatio
Sexta ? Est-ce qu’il y a une figure de meditari abducere mentis a sensibus là où
celui qui médite revient aux sens, pense par les sens ? C’est là une question qui
mérite d’être poursuivie.
Mais au-delà du projet métaphysique cartésien, quel peut-être l’enjeu de la
méditation métaphysique pour la conscience historique et philosophique actuelle ?
Il y en a peut-être un qui la concerne directement. La métaphysique est pour
Descartes une question de meditari abducere, une pratique de la pensée. S’il y a
des objets métaphysiques, c’est parce qu’on donne des sens métaphysiques à des
objets qu’on expérimente en personne, qu’on les voit ou dont les traces peuvent
être reconnues à travers notre expérience. Si la conscience historique et
philosophique actuelle cherche à redevenir une pratique de la pensée, si la
philosophie tend à redevenir une expérimentation vécue de quelqu’un, alors « celui
qui médite » reste encore un repère, non pas pour ses décisions métaphysiques,
mais pour son meditari abducere.

Je voudrais remercier Monsieur le Professeur Sebastian Grama pour sa révision et ses


suggestions. Des discussions avec Monsieur le Professeur Viorel Cernica, Remus Breazu,
Dr. Alexandru Cosmescu et Dr. Andrei Simionescu-Panait m’ont aidé à travers
l’élaboration de cette étude. Je leur en suis reconnaissant. Tout défaut qui se retrouverait
encore ici m’appartient.

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172 Mihai-Dragoș Vadana 16

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