Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
MIHAI-DRAGOŞ VADANA
Abstract. In his major metaphysical oeuvre from 1641, Meditationes de Prima Philosophia,
Descartes insisted numerous times on the need to meditari and abducere mentem a
sensibus et ab praejudiciis for anyone willing to read his book. Modern scholars still
debate on how meditari and abducere function in the Meditationes, even though it is
generally held that meditari refers to a certain spiritual exercise, whereas abducere is an
act intended to give access to metaphysical objects. Meditari and abducere are thus
seen as distinct and separated. This paper proposes a perspective on meditari and abducere
as both distinct and integrated within Descartes’ metaphysical meditation. I focus on
Descartes’ Meditatio Quinta and I address the question whether it engages a specific
exercise of metaphysical meditation. My thesis is that the different modes of attention
exercised by the one who meditates fulfill the characteristics of an exercise of metaphysical
meditation. In this respect, I reveal the acts and the modes of attention through which
the meditating subject determines the essence of material things. Secondly, I rely on
those modes of attention to argue for a functional analogy between the idea of Ens
summe perfectum and mathematical ideas. Along the way, I emphasize why the modes
of attention in Meditatio Quinta function in the sense of a metaphysical meditation.
§1. INTRODUCTION
Mihai-Dragoș Vadana
University of Bucharest, Romania;
e-mail: dragos_anadav@yahoo.com
et méditation métaphysique sont des termes qui se réfèrent à deux actes distincts
précisés ensemble par Descartes au moins deux fois : dans la Praefatio ad lectorem, où
le lecteur n’est pas conseillé de lire ce livre s’il ne peut pas et s’il ne veut pas
« serio mecum meditari, mentemque a sensibus, simulque ab omnibus praejudiciis,
abducere »1 / « méditer sérieusement avec moi et détacher sa pensée par rapport aux
sens et ensemble de tous les préjugés ». Et dans les Secundae Responsiones, où les
premières notions métaphysiques ne sont pas connues que par ceux qui sont « attentis
et meditantibus, mentemque a rebus corporeis […] avocantibus » (AT, VII, 157) /
« attentifs et méditants, et qui détournent la pensée par rapport aux choses corporelles ».
Que meditari et abducere (ou avocare) sont des actes distincts a été souligné
dans l’exégèse cartésienne. Meditari renvoie plutôt à une expérience spirituelle
pendant laquelle le sujet se retire des affaires du monde, confronte ses dispositions
habituelles et poursuit une certaine transformation du soi2. Tandis qu’abducere est
l’acte par lequel le métaphysicien détache sa pensée par rapport aux sens afin de se
consacrer aux choses métaphysiques et d’affranchir les préjugés qui pèsent sur leur
conception claire et distincte. Abducere est l’acte de la pensée « par lequel se libère
l’objet formel de la métaphysique »3. Mais quoique distincts, meditari et abducere
sont intégrés par Descartes dans l’expérience de la méditation métaphysique,
intégration dont l’originalité dans l’histoire de la métaphysique à été admirablement
reconnue par Étienne Gilson4.
À la suite de Gilson, j’ai essayé dans des études précédentes5 d’affiner le sens
opérationnel de la méditation métaphysique chez Descartes et de l’appliquer
1
Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, nouvelle présentation par
Bernard Rochot et Pierre Costabel, 11 vol., Paris, Vrin-CNRS, 1964–1974, vol. VII, p. 9 (éd. abrégé
par la suite AT, suivi du numéro du volume et des pages).
2
De nombreuses études ont été consacrées à la compréhension de l’expérience de la méditation
chez Descartes, notamment par rapport aux exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Voir Pierre
Mesnard, „L’arbre de la sagesse”, en Descartes, Cahiers de Royaumont, Philosophie, 2, Paris, Minuit,
1957, pp. 336–349; Leslie J. Beck, The Metaphysics of Descartes: A Study of the Meditations, Oxford,
Oxford University Press, 1965, pp. 28–38; Walter Stohrer, „Descartes and Ignatius Loyola: La Flèche
and Manresa Revisited”, Journal of the History of Philosophy, Vol. 17, 1, 1979, pp. 11–27. Pour une
interprétation épistémique et psychologique de la méditation de Descartes, au sens de la méditation
chez Hugh de Saint Victor, voir Denis L. Sepper, „The Texture of thought”, en Descartes’ Natural
Philosophy, éd. par Gaukroger, S., Schusterm, J., Sutton, J., London, Routledge, 2000, pp. 736–750.
3
Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses Universitaires de
France, 1986, p. 30, note 29. Pour une nette distinction entre meditari et abducere, voir également
Olivier Dubouclez, Descartes et la voie de l’analyse, Paris, Presses Universitaires de France, 2013,
pp. 333–334, 354–359.
4
« Nous ne sommes plus surpris de lire des Méditations métaphysiques ; ce sont néanmoins les
premières que l’histoire ait connues. La forme méditation, adaptée aux besoins des âmes religieuses
qui veulent se pénétrer lentement de certaines vérités et se reformer au dedans à leur image, n’avait
jamais semblé requise pour présenter des vérités abstraites d’ordre purement métaphysique ; on
comprend, au contraire, qu’elle se soit imposée à Descartes, puisqu’il avait à pénétrer de vérités nouvelles
une pensée faussée par le long usage de l’erreur. », Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la
formation du système cartésien, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin, 1930, pp. 186–187 et suivants.
5
Mihai-Dragoş Vadana, « Despre sensul şi rolul meditaţiilor în filosofia lui Descartes »,
Revista de filosofie, vol. LXII, nr. 3, 2015, pp. 367–369 ; « Meditația lui abstineo în Meditația a IV-a
la Descartes », Revista de filosofie, vol. LXIII, nr. 6, 2016, pp. 687–705.
3 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 159
objet, c’est implicitement à l’intérieur de l’être réel que l’on fait; il y a au moins le
même degré de certitude entre la connaissance que Dieu existe et toute autre vérité
mathématique (AT, VII, 65–66). Ce qui m’intéresse par la suite ce n’est pas
pourtant la reconstruction de l’argument démonstratif de l’existence de Dieu selon
la théorie de l’innéisme des idées mathématiques. Ce n’est ni la cristallisation
logique de cet argument dans l’histoire de la philosophie, depuis Saint Anselme
jusqu’à Leibniz et la critique décisive de Kant dans la Dialectique transcendantale13.
Je suis intéressé ici seulement d’une prémisse de cet argument, à savoir, la
conception de Dieu qualifiée selon le superlatif des perfections, ou l’Ens summe
perfectum qui comprend l’existence au nombre de ses perfections. Un fil
conducteur sera, par la suite, la comparaison entre les idées mathématiques, l’idée
de l’Ens summe perfectum et les idées factices. Vues selon les modes d’attention,
elles sont différentes. Il n’y a pas, et c’est la première hypothèse de cette section,
une assimilation de l’idée de l’Ens summe perfectum au champ des mathématiques
(même si cela semble contredire le texte et l’intention de Descartes).
Après la proposition de concevoir l’idée de l’Ens summe perfectum selon le
modèle des idées mathématiques innées, le texte de la Meditatio Quinta se tourne
vers les actes attentionnels correspondants à cette idée (AT, VII, 67). On retrouve à
la lettre, dans le cas de l’Ens summe perfectum, les modes d’attention opérants pour
les idées mathématiques. On peut ainsi déceler le manque d’attention qui convient
à la présence précédente d’une idée à la pensée : « quamvis non necesse sit ut
incidam unquam in ullam de Deo cogitationem […] » (AT, VII, 67) / « encore qu’il
ne soit pas nécessaire que je tombe jamais dans aucune pensée de Dieu […] » (AT,
IX–1, 53). L’idée de Dieu non-présente à l’attention de celui qui médite est tirée
« ex mentis meae thesauro » / « du trésor de ma pensée ». On retrouve ensuite
l’attention de reconnaissance (selon le « ut postea, cum animadverto existentiam
esse perfectionem » (AT, VII, 67) / « après que j’ai reconnu que l’existence est une
perfection » (AT, IX–1, 53).
Mais l’attention découvrante n’intervient pas entre le manque d’attention et
l’attention de reconnaissance. Ce qu’on retrouve plutôt c’est (i) une nécessité
d’attribuer toutes les perfections à Dieu (« necesse est ut illi omnes perfectiones
attribuam »), c’est-à-dire un excès attributif. On peut reconnaître ici un excès
attributif par rapport à un objet mathématique ou à un objet factice. Dans le cas
d’un triangle, on lui attribue nécessairement toutes les propriétés pour prouver une
autre propriété ; mais l’attribution est ici délimitée par la propriété qu’on veut
démontrer. Dans le cas d’un « corps éminemment parfait » (objet d’une idée
factice), on pourrait lui attribuer selon le degré du superlatif absolu toutes les
propriétés du corps – élément qu’on envisage par l’attention composante. Mais
13
Pour ces entreprises, voir Jean-Luc Marion, « Is the Ontological Argument Ontological? The
Argument According to Anselm and Its Metaphysical Interpretation According to Kant », Journal of
the History of Philosophy, 30:2, 1992, pp. 201–218; Emanuela Scribano, L’existence de Dieu.
Histoire de la preuve ontologique de Descartes à Kant, trad. de l’italien par Charles Barone, Paris,
Editions du Seuil, 2002 ; pour la problématique de la présente section, voir notamment les pp. 65–82.
11 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 167
cette attribution reste limitée tout comme notre acte de composition et comme
l’élément envisagé. Par la suite, ce qu’on retrouve au lieu d’une attention
découvrante c’est (ii) une impossibilité de comprendre, c’est-à-dire d’énumérer et
d’embrasser par la pensée toutes les perfections de Dieu (« etsi nec omnes tunc
enumerem »). L’excès attributif de ci-dessus et complété par un défaut de
compréhension. Il y a bien un défaut de compréhension pour tout autre objet de la
connaissance en raison de sa structure toujours indéfinie et de notre connaissance
toujours limitée. On connait toujours incomplètement un objet mathématique et on
cherche par la connaissance de combler continuellement sa compréhension. Mais
dans le cas de l’Ens summe perfectum il s’agit d’une complétude en soi, propre, à
lui seule réservé, qui signale plutôt son caractère transcendant. Il y a, pour ainsi
dire, un autre pôle, un pôle transcendant qui justifie le défaut de compréhension
que celui qui médite expérimente dans la connaissance de l’Ens summe perfectum.
Et ce qui est encore plus frappant est que l’excès attributif autorise un (iii) défaut
épistémique (« nec ad singulas attendam », AT, VII, 67). On attribue à l’Ens
summe perfectum toutes les perfections mais on ne prend pas attention à chacune
en particulier. Autrement dit, on n’a pas l’évidence de cette attribution. Si, durant
l’attention découvrante, on a continuellement l’évidence des propriétés d’un objet
mathématique (on perçoit ses propriétés, on développe des démonstrations), dans le
cas de l’Ens summe perfectum, l’attention découvrante n’intervient pas.
Quelle est alors l’acte par lequel celui qui médite se rapporte à l’Ens summe
perfectum ? Absent dans la Meditatio Quinta, cet acte se retrouve dans
« l’infrastructure méthodologique » de l’argument a priori de l’existence de Dieu à
la fin des Secundae Responsiones, à savoir dans les Postulata (V) : c’est la
contemplation prolongée de la nature de l’Ens summe perfectum (« ut diu
multumque in natura entis summe perfecti contemplanda immorentur », AT, VII,
163), acte privilégié par Descartes à la fin de la Meditatio Tertia où il s’agit de la
contemplation de l’Ens infinitum (« in ipsius Dei contemplatione immorari », AT,
VII, 52) et de ses attributs. Ce qui me semble important de souligner ici cʼest que la
contemplatio n’est pas un acte d’attention. La contemplation ne comprend pas le
jeu attentionnel opérant dans le cas des idées mathématiques. La contemplation
doit être vue plutôt comme un acte-passion : celui qui médite veut contempler et
subit, est affecté, est ébloui, d’où l’association entre contemplari, adorari et
admirari. La contemplation de Dieu n’est pas structurée selon la dualité
épistémique sujet (acte) – objet de l’attention ; il s’agit ici d’une exposition de la
pensée qu’elle ne maîtrise pas ; ce n’est pas la pensée l’origine de cette expérience.
L’« objet » Dieu de la contemplation ne se donne pas selon un sens anticipé mais
comme beauté d’une lumière immense (« immensi hujus luminis pulchritudinem »,
AT, VII, 52). S’il s’agit ici d’attributs, il ne faut pas penser déjà à la structure du
jugement (S est P) ; « bonté », « puissance » ne sont pas ici des termes généraux
mais des noms qui se multiplient excessivement selon des registres distinctes de
l’expérience de Dieu. En bref, la contemplation est l’acte qui correspond à l’idée de
Dieu, acte différent de l’attention, qui empêche l’assimilation de cette idée au
168 Mihai-Dragoș Vadana 12
champ des idées mathématiques. L’idée de Dieu, chez Descartes encore, provient
d’une expérience dont on se tait depuis le phénomène critique kantien ; mais cette
expérience était accessible aux contemporains de Descartes, si l’on songe aux
Oratoriens, et s’appuyait sur une tradition dont Saint Anselme était, peut-être, le
plus proche et le plus visible représentant14.
Si l’idée de Dieu ne tire pas son origine du champ des idées mathématiques,
il faut se retourner maintenant au texte de la Meditatio Quinta et se demander
qu’est-ce qui soutient non pas l’assimilation mais l’analogie entre l’idée de Dieu
prise comme Ens summe perfectum et les idées mathématiques. La deuxième
hypothèse de cette section est que Descartes établit une analogie fonctionnelle entre
les idées mathématiques et l’idée de l’Ens summe perfectum par l’acte commun
de l’attention de reconnaissance. Ce qui est commun à l’idée de Dieu et à l’idée
mathématique est l’acte d’attention que celui qui médite met en œuvre chaque fois.
En ce sens, l’analogie fonctionnelle la plus directe est établie par celui qui
médite après son intention d’articuler une preuve démonstrative de l’existence de
Dieu selon le modèle des idées innées mathématiques. Lorsqu’on pense
« diligentius attendenti » (AT, VII, 66) / avec plus d’attention, il est manifeste que
« non magis posse existentiam ab essentia Dei separari, quam ab essentia trianguli
magnitudinem trium ejus angulorum aequalium duobus rectis » / « l’existence ne
peut non plus être séparée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’un triangle la
grandeur de ses trois angles égaux à deux droits » (AT, IX–1, 52). Comme dans le
cas de la reconnaissance des propriétés des objets mathématiques, c’est par une
attention redoublée qu’on veut séparer l’existence de Dieu. Concevoir Dieu sans
existence c’est se livrer à une impossibilité vécue qui supprime à la fois objet de la
perception et acte lui-même. Mais si dans le cas d’un objet géométrique, c’est
l’attention découvrante qui force la volonté libre judicative de revenir et d’être
adéquate à la perception de l’entendement, dans le cas de l’idée de Dieu c’est la res
ipsa qui détermine la volonté. Non possit cogitari Deum non esse (selon une
formule d’Anselme) parce qu’on contemple Dieu selon sa présence surabondante.
Est-ce que la contemplation et l’attention de reconnaissance remplissent
maintenant une figure de la méditation métaphysique ? C’est la dernière hypothèse
qu’on voudrait établir. Elle nous semble importante, peut-on ajouter, car la
méditation de l’attention propre à la conception de l’Ens summe perfectum obéit à
d’autres raisons que la méditation de l’attention propre aux objets mathématiques,
ce qui montre suffisamment la non-assimilation et l’analogie entre ces idées.
En ce sens, on peut noter d’abord que la contemplation et l’attention à l’idée
de Dieu sont des actes d’abducere mentis a sensibus. Il est difficile de connaître
Dieu parce que notre pensée est assiégée de tous les côtés par les choses sensibles
et par leurs images (« rerum sensibilium imagines cogitationem meam omni ex
parte obsiderent », AT, VII, 69). On est naturellement assiégés, occupés ou
préoccupés par les choses du monde sensible en raison de notre constitution
14
Voir Anselme de Cantorbéry, Proslogion. Suivi de sa réfutation par Gaunilon et de la réponse
d’Anselme, trad., préface et notes de Bernanrd Pautrat, Paris, Flammarion, 1993, ch. XVI et XVIII.
13 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 169
concrète. Union d’une âme et d’un corps, l’homme vit par habitude immergé à
l’expérience des choses sensibles. L’homme connaît premièrement par sens et
imagination et c’est pourquoi on acquit l’habitude de penser sensible et en
imaginant. Accéder, par contre, à la métaphysique c’est par un acte d’abductio que
cela s’accomplit. Penser en métaphysicien c’est voir contemplativement et
attentivement ce qui ne se voit pas sensiblement et ce qui ne peut pas être
schématisé par l’imagination. Contemplation et attention sont pour Descartes des
actes d’abductio parce qu’ils donnent accès aux res intelligibiles.
Deuxièmement, la contemplation et l’attention sont exigées par Descartes au
sens d’une meditatio. Par son arrêt de la pensée à la présence d’une chose, par sa
tension variable, concentrée et déclinante15, par sa maitrise de la pensée, l’attention
est déjà une figure de la méditation. Meditari c’est attendere. Mais il faut plus
d’attention en ce qui concerne les res intelligibiles. Si dans le cas de l’attention à la
chose sensible ou à un objet géométrique, la perception repose sur la présence de
son objet, ce qui attenue l’effort de l’attention, dans le cas des res intelligibiles,
l’attention n’a pas d’abord un soutien objectuel. Le temps d’attention prolongé par
exercice, par effort, est le seul milieu ou la seule « substance » par laquelle les res
metaphysiques peuvent être phénoménalisées. Attendere, contemplari au sens de
meditari donnent temps pour que les res metaphysiques deviennent visibles à celui
qui médite. Avec pourtant une différence: si attendere est un acte méditatif subjectif,
contemplari ne dépend pas seulement de la volonté de celui qui médite. La
contemplation peut être préparée par l’attention, la perception attentive peut rester
fidèle à la contemplation, en la prenant pour son objet, mais la contemplation elle-même
suppose une exposition de la pensée durant laquelle son « objet » prend l’initiative.
On ne maîtrise pas l’acte de contemplation car il est un effet d’une autre origine16.
La contemplation et l’attention à l’Ens summe perfectum sont en outre pour
Descartes un acte d’abducere mentis ab praejudiciis. Le préjugé qui pèse sur la
conception de l’Ens summe perfectum est précisément l’habitude de distinguer dans
toutes les autres choses l’essence de l’existence17. Valable pour toutes les alia res,
la distinction entre essence et existence est plutôt un habitus théorique. Et au-delà
de l’origine scolastique18 de cette distinction, il faut mettre en évidence son ancrage
subjectif. Essentia et existentia sont, selon le lexique mature de Descartes, des
modi cogitandi19. On conçoit l’essence d’un objet selon un certain mode de la
15
Voir Principia Philosophiae, I, § 73 (AT, VIII, 73).
16
D’où, je pense, une certaine difficulté de demander de la part du lectur l’acte de contemplari
dans les Postulata (V).
17
Voir Meditatio Quinta (AT, VII, 52); Primae Responsiones (AT, VII, 116); Principiae
Philosophiae, I, § 16 (AT, VIII, 10–11).
18
Voir Étienne Gilson, Index Scolastico-Cartésien, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin,
1979, pp. 103–106.
19
Descartes écrit sur la distinction entre essence et existence, en répondant à une lettre
transmise par Mesland, de 1645 ou 1646 (AT, IV, 348–349). Celle-ci se réfère probablement au texte
des Principia, I, § 16 qui reprend la distinction entre essence et existence de la Meditatio Quinta (AT,
VII, 52). Il s’agit avec cette lettre d’une interprétation de cette distinction du point de vue de la théorie
des distinctions développée par Descartes dans les Principia, I, §§ 60–62.
170 Mihai-Dragoș Vadana 14
pensée ; et on conçoit son existence selon un autre mode. On conçoit, par exemple,
l’essence d’un objet géométrique selon le mode de l’intellection ; et on conçoit
l’objet géométrique existant, en le représentant dans l’imagination. Penser à
l’essence de Pierre, c’est l’envisager comme universel par l’intellect ; penser à Pierre
lui-même, c’est penser selon toutes les modes de l’âme et de l’union de l’âme et
du corps. Qu’est-ce que c’est maintenant que penser à Dieu ? Et on peut répondre
que ce n’est pas seulement transgresser les choses sensibles et imaginables ; c’est,
dans un certain sens, résorber tous les modes de la pensée dans un seul acte
intellectuel. Contemplari est cet acte intellectuel qui rend inopérante la distinction
entre essence et existence dans le cas de Dieu (AT, VIII, 10, ll. 29–11, ll. 1–2).
La contemplation et l’attention de reconnaissance sont-elles des actes de
méditation métaphysique ? En répondant à cette dernière question, je voudrais préciser
pourquoi Descartes insiste sur l’acte d’attention (« attenta consideratione », AT,
VII, 69) comme acte privilégié et opérant dans la Meditatio Quinta. Démontrer que
Dieu existe ou, mieux, établir qu’à l’essence de Dieu, conçu comme Ens summe
perfectum, l’existence appartient nécessairement, c’est procéder selon les exigences
de la metaphysica specialis ou de la théologie rationnelle. Ces exigences sont
judicatives. Metaphysica specialis est une discipline qui se propose de déterminer
judicativement ce que Dieu est. Elle déploie selon les jugements les attributs
innombrables de Dieu20. Chez Descartes, on le sait d’après la Meditatio Quarta, la
faculté judicative est la volonté et non pas l’entendement. La volonté de séparer
une propriété d’un objet est l’acte précis de l’attention de reconnaissance. En ne
pouvant pas séparer une propriété d’un objet sans expérimenter une impossibilité
vécue (non pas déjà logique), la volonté de celui qui médite s’abstient, se replie,
selon la règle de la vérité, sur la perception de l’entendement. C’est ainsi que le
jugement vrai (« Dieu existe », « Dieu a l’attribut de l’existence ») est constitué
chez Descartes. Et c’est ainsi que l’attention de reconnaissance intervient chez
Descartes comme acte de reconstruction métaphysique. Mais ce qui est encore
métaphysique, dans un sens originaire, c’est la contemplation de Dieu. La
contemplatio de la Meditatio Tertia est, on doit le souligner, l’acte inaugural de la
métaphysique. Ce n’est pas un acte d’attention tout comme il n’a pas une fonction
judicative. Et l’Ens summe perfectum, nom de l’objet de la contemplation, est avant
tout une expression doxologique de ce qu’on expérimente excessivement.
§4. CONCLUSIONS
La métaphysique est une question d’attention. J’ai essayé dans cette étude
d’interpréter cet acte au sens d’une méditation métaphysique opérationnelle dans la
Meditatio Quinta de Descartes. Une lecture à la fois herméneutique et
20
Sur la constitution judicative de l’objet de la théologie rationnelle, voir Viorel Cernica, Judecată
și timp. Fenomenologia judicativului, Iași, Institutul European, 2013, pp. 99–100. Par cette constitution,
Dieu est pris comme sujet des prédicats généraux, nos jugements sur Dieu prétendent une valeur de
vérité que seul le jugement possède, et on cherche d’accréditer publiquement l’expérience de Dieu.
15 La Meditatio Quinta de Descartes est-elle une méditation métaphysique ? 171
opérationnelle qui cherche à mettre en évidence les actes de celui qui médite nous a
montré une pluralité de modes de l’attention qui concurrent dans la reconstruction
des thèmes principaux de la Meditatio Quinta : les naturae verae et immuabiles
comme essence des res physiques et la conception de l’Ens summe perfectum
auquel l’existence appartient nécessairement. Manque d’attention, attention
découvrante, attention de reconnaissance, contemplation (dans le cas de Dieu)
remplissent, en outre, une figure de la méditation métaphysique. Ces actes visent
les sens, les préjugés ; ils correspondent aux décisions proprement métaphysiques
ou déterminent métaphysiquement des objets. Après la Meditatio Quarta, là où, par
la règle de la vérité, le domaine de la connaissance vraie est établi, l’attention est
bien la méditation métaphysique opérationnelle dans la Meditatio Quinta. La
méditation de l’attention est précisément l’acte d’approfondissement du domaine
de la connaissance vraie, claire et distincte.
Esquissons le passage méditatif des Meditationes jusqu’à la Meditatio
Quinta : dubito (I), nego (II), admiro (III), abstineo (IV), attendo (V). Est-ce qu’on
peut reconnaître encore une figure de la méditation métaphysique dans la Meditatio
Sexta ? Est-ce qu’il y a une figure de meditari abducere mentis a sensibus là où
celui qui médite revient aux sens, pense par les sens ? C’est là une question qui
mérite d’être poursuivie.
Mais au-delà du projet métaphysique cartésien, quel peut-être l’enjeu de la
méditation métaphysique pour la conscience historique et philosophique actuelle ?
Il y en a peut-être un qui la concerne directement. La métaphysique est pour
Descartes une question de meditari abducere, une pratique de la pensée. S’il y a
des objets métaphysiques, c’est parce qu’on donne des sens métaphysiques à des
objets qu’on expérimente en personne, qu’on les voit ou dont les traces peuvent
être reconnues à travers notre expérience. Si la conscience historique et
philosophique actuelle cherche à redevenir une pratique de la pensée, si la
philosophie tend à redevenir une expérimentation vécue de quelqu’un, alors « celui
qui médite » reste encore un repère, non pas pour ses décisions métaphysiques,
mais pour son meditari abducere.
BIBLIOGRAPHIE
BECK, Leslie J., The Metaphysics of Descartes: A Study of the Meditations, Oxford,
Oxford University Press, 1965.
BOYLE, Deborah A., Descartes on Innate Ideas, London-New York, Continuum, 2009.
CERNICA, Cernica, Judecată și timp. Fenomenologia judicativului, Iași, Institutul
European, 2013.
DESCARTES, René, Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery,
nouvelle présentation par Bernard Rochot et Pierre Costabel, 11 vol., Paris, Vrin-
CNRS, 1964–1974.
DUBOUCLEZ, Olivier, Descartes et la voie de l’analyse, Paris, Presses Universitaires de
France, 2013.
GILSON, Étienne, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système
cartésien, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin, 1930.
GILSON, Gilson, Index Scolastico-Cartésien, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin, 1979.
MARION, Jean-Luc, Sur l’ontologie grise de Descartes. Science cartésienne et savoir
aristotélicien dans les Regulae, Paris, Libraire Philosophique J. Vrin, 1977 (2000,
édition quatrième).
MARION, Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses
Universitaires de France, 1986.
MARION, Jean-Luc, « Is the Ontological Argument Ontological? The Argument
According to Anselm and Its Metaphysical Interpretation According to Kant »,
Journal of the History of Philosophy, 30:2, 1992, pp. 201–218.
MESNARD, Pierre, „L’arbre de la sagesse”, en Descartes, Cahiers de Royaumont,
Philosophie, vol. 2, Paris, Minuit, 1957.
SCRIBANO, Emanuela, L’existence de Dieu. Histoire de la preuve ontologique de
Descartes à Kant, trad. de l’italien par Charles Barone, Paris, Editions du Seuil,
2002.
SEPPER, Denis L., „The Texture of thought”, en Descartes’ Natural Philosophy, éd. par
Gaukroger, S., Schusterm, J., Sutton, J., London, Routledge, 2000, pp. 736–750.
STOHRER, Walter, „Descartes and Ignatius Loyola: La Flèche and Manresa Revisited”,
Journal of the History of Philosophy, Vol. 17, 1, 1979, pp. 11–27.
VADANA, Mihai-Dragoş, « Despre sensul şi rolul meditaţiilor în filosofia lui Descartes »,
Revista de filosofie, vol. LXII, nr. 3, Bucureşti, 2015, pp. 367–369.
VADANA, Mihai-Dragoş, « Meditația lui abstineo în Meditația a IV-a la Descartes »,
Revista de filosofie, vol. LXIII, nr. 6, Bucureşti, 2016, pp. 687–705.
WILSON, Margaret Dauler, Descartes. Ego Cogito, Ergo sum, London and New York,
Routledge, 1978.