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Zeitschrift für Philosophie, 2002 Heft 2.
Platon vu de Vienne
Karl Raimund Popper est né à Vienne en 1902. En 1919, il se range aux côtés
des socialistes, car il juge scandaleux la misère des masses ouvrières et le
nationalisme agressif des classes dirigeantes. Un temps séduit par le marxisme
révolutionnaire, il s’en éloigne vite, parce que cette philosophie de l’histoire conduit
à privilégier l’intensification de la violence, alors qu’elle ne se prête pas à la
réfutation empirique, ressemblant plus à une prophétie qu’à une théorie scientifique.
Dans les années trente, si l’essentiel de son travail porte sur la philosophie des
sciences, il demeure adhérent du parti social-démocrate, mais assiste avec effroi à la
montée du nazisme nationaliste, raciste et irrationaliste, alors même qu’il considère
comme aussi dangereux le marxisme-léninisme, qui se réclame frauduleusement
d’une pseudo-science des “ lois de l’Histoire ”. Exilé en Nouvelle-Zélande entre
1937 et 1945, il y rédige en anglais sa “ contribution à l’effort de guerre ”, la Société
ouverte et ses ennemis, ainsi que Misère de l’historicisme, ouvrage qui dénonce toute
prétention à prédire le cours de l’histoire. Popper soutient que la première aventure
de la “ société ouverte ” est à situer dans l’expérience de la démocratie athénienne,
récusée par Platon, premier théoricien d’une utopie de la “ société fermée ”, dominée
par la prétendue “ science ” des philosophes-rois. Le penseur autrichien y dénonce
aussi vigoureusement le scientisme utopiste que le romantisme nationaliste allemand,
la théorie hégélienne du Volksgeist et de l’Histoire comme “ tribunal du Monde ”, le
culte de l’Etat et de la puissance ; il définit la démocratie comme un régime où l’on
peut écarter ses dirigeants sans violence, et la rationalité comme l’ouverture à la
discussion critique. En 1945, Popper se retrouve à Londres, grâce à son compatriote
l’économiste libéral F. von Hayek. Il s’éloignera peu à peu de la social-démocratie,
sans jamais se ranger derrière ceux qu’il appelle les “ thuriféraires du marché ”. Dans
les dernières années de sa vie, il était obsédé par le retour en force de la violence,
chez certains jeunes occidentaux, pervertis selon lui par la télévision, mais surtout
dans l’ex-Yougoslavie, où il voyait renaître le “ tribalisme égoïste ” qu’il avait
opposé cinquante ans auparavant à “ l’individualisme altruiste ” de la société
cosmopolite qu’il appelait de ses vœux.
On peut s’étonner qu’un philosophe des sciences de la nature (Logik der
Forschung, 1934), par ailleurs défenseur de la démocratie libérale contre tous les
totalitarismes, qu’ils s’appuient sur le culte de la force et de la race ou sur une
prétention outrancière à détenir la “ Science ” politique et celle de l’Histoire, ait
choisi en pleine guerre mondiale de consacrer la moitié de sa défense de la société
ouverte à une analyse critique des idées politiques de Platon, qu’il tenait pourtant
pour le “ plus grand de tous les philosophes ”. Son livre est désormais ignoré par la
majorité des spécialistes de la pensée grecque, qui se contentent en général d’une
allusion agressive à ceux qui ont cru pouvoir lire La République comme un traité de
politique totalitaire. Le ton parfois extrêmement polémique de Popper y est pour
beaucoup. L’ouvrage est tout sauf une thèse académique, et le style de ce supposé
“ rationaliste rigide ” est paradoxalement marqué par la passion et l’indignation. Il
me semble néanmoins qu’il convient de le lire de près, y compris ses incroyables
notes, dont nombre d’entre elles correspondent à de possibles longs articles.
Applaudie à sa sortie (1945) par Bertrand Russell et par Gilbert Ryle (dans Mind),
commentée de manière critique mais bien plus nuancée qu’on ne l’a dit par Emile
Bréhier, La Société ouverte et ses ennemis a cependant vite été classée dans la
catégorie des livres que l’on peut récuser en bloc avec condescendance sans se
donner la peine de le lire. On n’en cite en général que les phrases les plus
outrancières, et elles ne manquent pas, comme son auteur lui-même l’a discrètement
reconnu. Or, il me semble que cet ouvrage pourrait être relu avec sérénité, de telle
manière que les formules les plus polémiques en soient écartées ou modifiées, sans
que la substance de l’argumentation en soit transformée, et que dès lors il apparaîtrait
comme un texte appartenant de droit à la grande philosophie morale et politique du
XXème siècle. De fait, on pourrait montrer que certaines de ses thèses ont été
reprises ou retrouvées par d’autres auteurs, sans qu’il soit toujours cité.
Popper considère que la société ouverte, au sein de laquelle les régularités
naturelles (phusis) sont reconnues comme différentes des normes sociales (nomoï),
plurielles et discutables, les individus confrontés à des décisions personnelles, l’idée
de responsabilité personnelle opposée au cycle des vengeances (L’Orestie) et l’esprit
d’examen critique et de discussion argumentée mis en valeur, est née en Grèce aux
VIème et Vème siècle avant J. -C. Cette forme d’organisation s’oppose aux
communautés tribales dominées par des puissances “ magiques ” : elle est donc la
première occurrence du processus de “ désenchantement (ou mieux peut-être :
“ démagification ” : Entzauberung) du monde ” dont parlait Max Weber, ou du
“ procès de laïcisation ” dont parlera l’école de J. -P. Vernant, et singulièrement
Marcel Détienne. Elle est due en partie selon Popper au choc des cultures (culture
clash), dont Hérodote est le grand témoin, ainsi, conjecturera-t-il au soir de sa vie,
qu’à l’invention d’un marché public du livre (sous Pisistrate). Mais la sortie hors de
la société close est traumatisante, et l’aventure de la société ouverte, conflictuelle et
incertaine, et qui mène à l’expérience du doute, du “ malaise dans la civilisation ”,
induit des réactions de nostalgie de la chaleur, de la sécurité et de l’unité perdue, que
Popper décrit en termes quasi psychanalytiques. La psychologie conflictuelle de
l’homme Platon est ainsi analysée de manière assez nuancée par Popper (OS, ch. 10).
Il y reconnaît la sincérité et la “ bienveillance ” fondamentale de Platon. Citant Hans
Kelsen, il compare la théorie platonicienne de l’âme (et donc de la cité) avec la
topique freudienne (OS, I, p. 313; est cité Rép., 571d, comme une anticipation de la
théorie du complexe d’Oedipe), et il conjecture avec Kelsen que Platon devait
connaître des pulsions importantes pour être amené à décrire leur force avec tant de
puissance. Platon, effrayé par les errements de la politique athénienne après la mort
de Périclès autant que par l’inique condamnation de Socrate, mais aussi par préjugés
aristocratiques, ne s’est pas contenté de condamner vigoureusement la démocratie de
sa patrie au nom d’une mythique Ancienne Athènes et de rejoindre sur certains
points le parti oligarchique et “ laconophile ”. Il aurait selon Popper établi un
diagnostic très précis de la “ maladie ” de la cité et proposé un remède stricto sensu
radical, dans la République surtout, mais aussi, à un moindre degré, dans les Lois. Sa
thèse, appuyée sur la métaphysique des Formes immuables, serait que tout
changement est décadence, sauf celui qui rétablit le Bien. Il convient de mettre un
terme à l’Histoire, en arrêtant le changement politique, la dérive cyclique des régimes
politiques. Platon est en ce sens l’inventeur de la sociologie : il décrit les lois de
développement et de corruption des régimes sociaux, et les conditions de leur
instabilité chronique. Or, le Bien est ce qui préserve, le mal ce qui corrompt. Son
apport principal est en ce domaine sa théorie des révolutions : anticipant Marx,
Platon met en évidence le rôle des facteurs économiques et de la lutte des classes
dans l’histoire, en particulier dans sa brillante analyse du passage de l’oligarchie à la
démocratie. Or, s’il est vrai que toute révolution conduit à la décadence, et que son
origine est à situer dans la désunion de la classe dirigeante (“ Loi de Platon ” (Rép.,
545b), selon l’expression de Popper), il devient possible d’envisager les conditions
du retour à la stabilité : imaginer des institutions telles que toute désunion de cette
classe devienne impossible. La tyrannie, fille de la démocratie, est le plus mauvais
des régimes, mais elle peut présenter un avantage : si le tyran devient philosophe, il
sera en mesure de remodeler la société dans le sens du Bien, tel que le philosophe
platonicien, dépositaire de la Science politique, peut le lui faire connaître. Dans les
Lois (710-12), l’Athénien appelle de ses vœux la rencontre d’un “ tyran honnête ” et
d’un “ législateur éminent ” : tel est le projet pratique de Platon nomothète, et peut-
être son illusion. Les aventures siciliennes du fondateur de l’Académie deviennent en
ce sens intelligibles, ainsi que l’amère déception qu’elles engendrèrent chez l’auteur
de la Lettre VII et des Lois, lequel ne désire plus proposer à la fin de son parcours
qu’une cité non idéale, même si elle demeure la plus proche possible de l’idéal de la
République, réaffirmé au début du Timée. Dans la République, Platon ne s’intéresse
de fait qu’à la classe dirigeante. Les deux problèmes essentiels que celle-ci doit
affronter sont d’une part de maintenir le niveau de la population, car Platon considère
son augmentation comme un danger létal, et d’autre part de prévenir toutes les causes
possibles de sa propre désunion interne. La solution de ce second problème est
l’obsession du philosophe. Elle passe par l’élimination de l’intérêt économique au
sein de la classe dirigeante, même l’usage des métaux précieux lui étant interdit
(comme à Sparte). De même, il convient de détruire la famille, source de conflits
potentiels, en supprimant de fait toute vie privée, alors que la distinction du public et
du privé était l’un des piliers de la société athénienne. Tout étant commun, chacun
considère toute question qu’un autre se pose comme la sienne, et la rivalité cesse. Les
gardiens ne seront ni pauvres ni riches, et leur union sera telle qu’ils ne constitueront
plus qu’une seule famille. Popper reconnaît que Platon admet que les gardiens
puissent s’adjoindre des enfants “ doués ” appartenant à la classe dirigée (415b), ce
qui ne constituerait d’ailleurs une théorie de la “ mobilité sociale ” qu’en un sens
passablement autoritaire, mais il soutient que la règle est plutôt l’interdiction du
mélange (434c) : la classe dirigeante est unie par le communisme interne et les
mariages “ arrangés ” secrètement, mais aussi par son opposition au “ troupeau ”
dont elle constitue l’ensemble des “ bergers ”. Cette stabilité n’est pas le produit d’un
équilibre, obtenu comme résultante d’un système de forces, ce qui serait encore trop
instable, mais celui d’une hiérarchie stricte fondée sur une “ idéologie ” naturaliste,
voire potentiellement raciste. Il est à remarquer cependant, ce que Popper ne fait
guère, que Platon présente explicitement le naturalisme hiérarchiste comme une
fiction mensongère utile : de fait, il semble que seuls les philosophes, au sein de la
classe des gardiens, soient caractérisés par une véritable supériorité “ naturelle ”.
Le destin de la Cité est ainsi identifié à celui de sa classe dirigeante, unifiée
sur le modèle militaire, dans le sens de la discipline, de l’absence d’innovation,
même en musique, et du respect des chefs. La séparation de l’économique et du
militaire, la subordination du premier au second et du second au politique, à la
science politique (au(x) philosophe(s)) sont cruciales, aussi bien que l’idéal agricole,
terrestre et autarcique, ce qui renvoie à l’opposition entre Sparte et Athènes, dont
l’impérialisme était fondé sur la puissance maritime. La “ belle cité ” hiérarchisée est
étroitement contrôlée du point de vue culturel, toute innovation étant proscrite. Le
but est bien le bonheur de la cité, mais il s’agit d’abord de celui de la cité
harmonieuse considérée comme une totalité (“ holisme ”), ce qu’Aristote ne
manquera pas de dénoncer comme un sophisme. D’ailleurs, Popper fait remarquer
que la volonté d’apporter le bonheur, autrement dit sa propre conception du bonheur,
est compatible avec une politique totalitaire et anti-libérale (anti-pluraliste et anti-
individualiste). C’est même à tout prendre un idéal politique dangereux : le politique
doit se contenter de diminuer les souffrances et tenter de régler les problèmes un à
un, en essayant de prendre en compte les conséquences inattendues de ses réformes,
et non prétendre décrire dans le détail un idéal utopique parfait. Est juste pour Platon
ce qui promeut le Bien de la Cité (Rawls, comme Popper, parlera de
“ perfectionnisme ”). Et le principe de la justice, dans l’individu comme dans la
société, n’est autre que celui de la division stricte et hiérarchique du travail : chacun à
sa place. Or, Platon savait parfaitement que la notion centrale qui définissait la
justice pour les démocrates n’était pas celle qu’il proposait, mais qu’elle se ramenait
à l’isonomie, au respect des différences dans les modes de vie (cf. Périclès dans
l’Oraison funèbre), et à l’impartialité, comme le reconnaîtra au contraire Aristote,
malgré sa justification “ naturaliste ” de l’esclavage, que Popper attribue ... à
l’influence de Platon. On peut noter, me semble-t-il, qu’Aristote est de fait moins
sévère à l’égard des esclaves que ce dernier : contre Lois, 777e, il admet que les
esclaves sont des êtres rationnels (sinon “ délibérants ”), que l’on peut avertir
(nouthétéein, admonester) et non seulement commander (Pol.,1260b 5), comme on le
fait avec un animal. Et il a le mérite de poser la question de la légitimité de cette
institution, de citer les arguments de ceux qui la contestent (Popper en déduit qu’il y
avait un “ mouvement anti-esclavagiste ”, ce qui est excessif), en admettant qu’ils ont
“ d’une certaine manière raison ”, et de conclure néanmoins à sa légitimité par
l’argument selon lequel cette condition est “ juste ” et “ avantageuse ” pour l’esclave
lui-même, avec qui le maître doit entretenir des liens d’amitié. Nous n’acceptons rien
de cela, depuis Hobbes, Montesquieu ou Rousseau, mais l’argument lui-même est
nuancé et d’ordre moral (et même conforme au “ principe de différence ” rawlsien !,
à ceci près que ce dernier est subordonné aux principes de liberté égale pour tous et
d’égalité des chances, lequels excluent l’esclavage). L’esclavage n’est légitime
(juste) que s’il correspond à une différence de nature entre un être qui sait gouverner
et un pur exécutant, lequel trouve son bonheur dans sa situation de dépendance. La
thèse empirique d’Aristote est qu’il y a des hommes “ qui ont besoin d’un maître
(despotès) ”, des mineurs à vie. C’est à cette thèse qu’il faut s’opposer. Mais
revenons à ce que Popper dit de Platon.
L’éthique de Platon serait “ naturaliste ”, à l’opposé du
“ conventionnalisme ” de Protagoras. Le problème, reconnaît Popper, est complexe :
Antiphon le Sophiste (qu’il se refuse à identifier à Antiphon de Rhamnus, l’orateur
oligarque et “ tyran ”) est un “ naturaliste radical ” (OS, I, p. 69), qui affirme que les
hommes sont par nature égaux. Hippias, Lycophron et Alcidamas auraient aussi
soutenu l’égalité de tous les hommes sur une base naturaliste. Or, Popper pense que
le naturalisme peut “ justifier ” aussi bien l’égalitarisme que son contraire : chacun
peut trouver dans la “ nature ” le fondement de l’éthique qu’il promeut. Il lui paraît
cependant clair que les sophistes en question ont tenté de penser l’universalisation de
l’isonomie, anticipant les thèses cosmopolites des Cyniques et des Stoïciens. Platon
ne discute jamais frontalement la conception isonomique, et se contente de la décrire
avec sarcasmes lorsqu’il en vient à faire son extraordinaire portrait de l’homme
“ isonomique ”, esclave de ses désirs, chacun d’entre eux ayant les mêmes droits.
Popper mentionne aussi la caricature de l’Oraison funèbre de Périclès dans le
Ménéxène.
Platon commettrait sur ce point plusieurs ... sophismes : d’abord en laissant
entendre que la liberté prônée par les démocrates conduit nécessairement à la
dissolution de tout respect mutuel, et au nivellement de tous les désirs, alors qu’un
démocrate peut hiérarchiser les désirs selon leur valeur morale et se donner des
règles, et en suggérant que l’individualisme est identique à l’égoïsme, ce qui permet
de faire passer le collectivisme pour un altruisme. Or, on peut parfaitement penser un
collectivisme égoïste (les nationalismes ou “ tribalismes ”) et un individualisme
altruiste et “ cosmopolite ” (les vrais disciples de Socrate sont pour Popper
Antisthène et Diogène). La stratégie de Platon aurait évolué entre le Gorgias (encore
partiellement “ socratique ”) et la République : alors que Calliclès n’a que mépris
pour ce que Popper appelle la “ conception protectionniste de l’Etat ”, qu’il lit chez
Lycophron, et que Calliclès fustige comme une invention des faibles, amenant
Socrate à la défendre (cette lecture du Gorgias n’est pas entièrement convaincante),
Glaucon la ferait dériver de l’égoïsme et la présenterait comme une conséquence du
“ nihilisme ” moral de Thrasymaque, suppliant Socrate de la réfuter.
Platon a abordé le problème politique de manière correcte, au sens où il a compris
qu’il s’agissait de modifier les institutions de manière à éviter l’injustice, mais il
l’aurait fait en justifiant une conception holiste et hiérarchique de la justice, et en
posant une question lourde de conséquences, celle de la souveraineté, entendue
comme pouvoir absolu et non contrôlable, annonçant les conceptions de Bodin,
Hobbes, Rousseau, Hegel et Marx. La réponse de Platon à la question “ Qui doit
gouverner? ” est simple : les savants (le ou les philosophe(s)). Il est en ce sens à
l’origine de l’autoritarisme scientiste et technocratique, dont on retrouvera la trace
jusque chez les positivistes anti-métaphysiques : comme le dénoncera Hayek, après
Mill, le projet comtien, malgré tout son intérêt, est ainsi anti-libéral et
potentiellement despotique. La conception platonicienne de la connaissance, à
l’opposé de celle, faillibiliste, de Socrate, est dogmatique et mystique. L’obscurité du
“ Nombre nuptial ” ne serait en ce sens que de la pseudo-science élitiste et
intimidante : nul ne peut participer à la direction de la cité s’il n’est géomètre et
initié. Popper propose d’appeler “ sophocratie ” la solution platonicienne du
problème politique. Le philosophe, omniscient et omnipotent, est quasiment divin. Il
ne cherche pas la science et la vérité, il les détient. S’il doit et peut gouverner, c’est
qu’il ne désire pas le pouvoir : il faut en quelque sorte le “ forcer ”, et la rivalité pour
le pouvoir disparaît en conséquence de ce désintéressement du philosophe. Mais la
seule solution du problème politique, c’est qu’il devienne roi (absolu). La
philosophie-reine ou le chaos. Platon ne croit pas à la possibilité de réformer la
démocratie. C’est un révolutionnaire. La question centrale de la politique
platonicienne est celle de la sélection et de l’éducation des dirigeants, les gardiens-
philosophes et leurs auxiliaires guerriers. Popper insiste en particulier sur une
proposition concrète de Platon, à savoir que les futurs gardiens ne soient aptes à
philosopher puis à gouverner qu’à un âge tardif : il n’est plus question de susciter
chez les jeunes gens le goût de la discussion et de la recherche de la vérité par
“ essais et erreurs ”, via l’apprentissage de la joute dialectique. Popper va jusqu’à
suggérer que l’une des leçons ironiques du grand dialogue qu’est le Parménide serait
que “ même Socrate a été un jour trop jeune pour exercer la dialectique ”, puisque
c’est le vieux Parménide qui lui “ fait la leçon ”. L’histoire de l’éducation en
Occident aurait été contaminée par l’esprit autoritaire et hostile à l’innovation de la
paidéïa platonicienne. Or, le paradoxe de ce mode d’enseignement est qu’en
éliminant l’esprit critique, le risque de l’innovation et de l’erreur “ juvénile ”,
l’originalité, la diversité et la marginalité même, on tue l’intelligence à la source.
Quant au “ Conseil Nocturne ” des Lois, ce n’est autre que le modèle de toutes les
Inquisitions à venir : les athées sont emprisonnés et isolés dans des camps et exécutés
s’ils ne renoncent pas à leur incroyance. S’il ne faut pas philosopher avec les jeunes
gens ni mettre en question la religion officielle, alors, conclut amèrement Popper,
Socrate eût été condamné dans la Cité de son disciple. Le philosophe doit non
seulement être le Nomothète fondateur, mais aussi demeurer ensuite le seul acteur
politique, car sa mission “ divine ” est de préserver la pureté de la Cité juste, grâce à
un système éducatif rigide et contraignant, à l’eugénisme et à la purification. Certains
adultes irrécupérables doivent être “ chassés ou tués ” (Pol. 293c, où il est affirmé
également que le consentement des gouvernés n’est pas requis). Dans la République,
il est même affirmé que les adultes de plus de dix ans doivent être chassés ou
relégués aux champs : les défenseurs de Platon voient là un signe incontestable du
caractère totalement “ fictionnel ” de la construction platonicienne. Mais alors, à quoi
sert-elle ? A quoi bon ce luxe de détails et de précisions ? Platon ne se contentait pas
d’interpréter le monde, il voulait aussi le transformer. Popper prend ses projets au
sérieux, comme il prend au sérieux ceux des communistes modernes qui, à la suite de
Marx, proclament vouloir abolir le marché, le mariage, l’Etat, le Droit, la monnaie,
la division du travail, toutes institutions précieuses et qu’il faut éventuellement
critiquer et changer, mais pas abolir. Le philosophe-roi est un “ roi-prêtre ”, dont la
mystique néo-pythagoricienne constitue le discours justificateur (Popper et Kelsen,
comme Aristote, font remarquer que peu de choses peuvent être déduites de l’idée du
Bien, contemplée par le dialecticien).
Les thèses de Popper, voire celles de Kelsen, sans parler de celles de Neurath
et de Russell, sont malheureusement exprimées de manière trop souvent polémique
pour que l’on puisse les discuter de manière tout à fait objective. Cela les conduit à
formuler des jugements sans appel, où l’on aimerait trouver des propos plus nuancés.
Victor Goldschmidt s’en est ému. L’historien ne peut accéder à la neutralité, certes,
mais les partis pris sont ici très forts, et ils font quelquefois obstacle à l’évaluation
correcte des thèses avancées. Néanmoins, celles-ci avaient au moins le mérite de
montrer que la problématique de Platon pouvait être interprétée comme étant tout à
fait ancrée dans la réalité historique, et ses thèses comme des “ coups de marteau ”,
visant à “ casser l’histoire en deux ”, pour reprendre des expressions de Nietzsche.
Pierre Vidal-Naquet se montre ainsi assez prudent lorsqu’il cite en passant le livre
“ passionnément discuté ” qu’est La Société ouverte. Se plaignant de ce que ni les
philosophes ni les historiens ne parviennent à “ faire pénétrer Platon dans l’histoire ”,
le grand historien ajoute : “ à l’exception peut-être de K. R. Popper ”.
Alain Boyer
Professeur de Philosophie Morale et Politique à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris
IV)