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“ Platon vu de Vienne. Société ouverte ou belle cité ?

”, Internationale
Zeitschrift für Philosophie, 2002 Heft 2.

Platon vu de Vienne

Société ouverte ou Belle Cité ?

Résumé : L’article se concentre sur la description polémique donnée au début des


années quarante par le philosophe autrichien Karl Popper de la théorie platonicienne
de la justice, caractérisée sans ambages comme une réponse “ totalitaire ” à la crise
de la démocratie athénienne. Popper dénonce la morale anti-individualiste de Platon,
accusé d’avoir trahi l’enseignement critique et humaniste de Socrate et d’avoir
anticipé toutes les tentatives dangereuses consistant à vouloir confier la direction de
la cité aux seuls “ savants ”. La fascination exercée par le modèle platonicien aurait
ainsi favorisé la persistence d’une certaine nostalgie pour les communautés fermées,
refusant le changement, le commerce et la liberté individuelle. Popper n’est pas le
premier à avoir critiqué la Cité des gardiens, et il se réfère en particulier au
philosophe autrichien Theodor Gomperz. Par ailleurs, il lui arrive de s’appuyer sur
certaines idées émises par son compatriote le philosophe du Droit Hans Kelsen à
propos de l’auteur de la République. En revanche, ses thèses ont été soutenues
indépendamment de celles du membre éminent du Wiener Kreis qu’était le socialiste
Otto Neurath, lequel, à la même époque, affirma, encore plus cavalièrement, que la
politique platonicienne était de type “ nazi ”, alors même que Popper et lui ne
s’entendaient guère. Il est clair que ce genre de lectures prête à discussion, et qu’il
convient de tenir compte du contexte historique pour comprendre de telles
affirmations à première vue outrancières. Mais si l’on en gomme les aspects les plus
polémiques, il me semble que la défense de la démocratie que propose Popper doit
être mise en regard de l’attaque tout aussi virulente qu’en faisait Platon lui-même. On
peut ne pas être séduit par la Cité de Platon (et Aristote ne l’était guère) et ne pas la
confondre avec la conception “ antique ” en général de la politique, si tant est que
Platon lui-même la présentait comme une construction en rupture radicale avec la
constitution démocratique de son époque.

Karl Raimund Popper est né à Vienne en 1902. En 1919, il se range aux côtés
des socialistes, car il juge scandaleux la misère des masses ouvrières et le
nationalisme agressif des classes dirigeantes. Un temps séduit par le marxisme
révolutionnaire, il s’en éloigne vite, parce que cette philosophie de l’histoire conduit
à privilégier l’intensification de la violence, alors qu’elle ne se prête pas à la
réfutation empirique, ressemblant plus à une prophétie qu’à une théorie scientifique.
Dans les années trente, si l’essentiel de son travail porte sur la philosophie des
sciences, il demeure adhérent du parti social-démocrate, mais assiste avec effroi à la
montée du nazisme nationaliste, raciste et irrationaliste, alors même qu’il considère
comme aussi dangereux le marxisme-léninisme, qui se réclame frauduleusement
d’une pseudo-science des “ lois de l’Histoire ”. Exilé en Nouvelle-Zélande entre
1937 et 1945, il y rédige en anglais sa “ contribution à l’effort de guerre ”, la Société
ouverte et ses ennemis, ainsi que Misère de l’historicisme, ouvrage qui dénonce toute
prétention à prédire le cours de l’histoire. Popper soutient que la première aventure
de la “ société ouverte ” est à situer dans l’expérience de la démocratie athénienne,
récusée par Platon, premier théoricien d’une utopie de la “ société fermée ”, dominée
par la prétendue “ science ” des philosophes-rois. Le penseur autrichien y dénonce
aussi vigoureusement le scientisme utopiste que le romantisme nationaliste allemand,
la théorie hégélienne du Volksgeist et de l’Histoire comme “ tribunal du Monde ”, le
culte de l’Etat et de la puissance ; il définit la démocratie comme un régime où l’on
peut écarter ses dirigeants sans violence, et la rationalité comme l’ouverture à la
discussion critique. En 1945, Popper se retrouve à Londres, grâce à son compatriote
l’économiste libéral F. von Hayek. Il s’éloignera peu à peu de la social-démocratie,
sans jamais se ranger derrière ceux qu’il appelle les “ thuriféraires du marché ”. Dans
les dernières années de sa vie, il était obsédé par le retour en force de la violence,
chez certains jeunes occidentaux, pervertis selon lui par la télévision, mais surtout
dans l’ex-Yougoslavie, où il voyait renaître le “ tribalisme égoïste ” qu’il avait
opposé cinquante ans auparavant à “ l’individualisme altruiste ” de la société
cosmopolite qu’il appelait de ses vœux.
On peut s’étonner qu’un philosophe des sciences de la nature (Logik der
Forschung, 1934), par ailleurs défenseur de la démocratie libérale contre tous les
totalitarismes, qu’ils s’appuient sur le culte de la force et de la race ou sur une
prétention outrancière à détenir la “ Science ” politique et celle de l’Histoire, ait
choisi en pleine guerre mondiale de consacrer la moitié de sa défense de la société
ouverte à une analyse critique des idées politiques de Platon, qu’il tenait pourtant
pour le “ plus grand de tous les philosophes ”. Son livre est désormais ignoré par la
majorité des spécialistes de la pensée grecque, qui se contentent en général d’une
allusion agressive à ceux qui ont cru pouvoir lire La République comme un traité de
politique totalitaire. Le ton parfois extrêmement polémique de Popper y est pour
beaucoup. L’ouvrage est tout sauf une thèse académique, et le style de ce supposé
“ rationaliste rigide ” est paradoxalement marqué par la passion et l’indignation. Il
me semble néanmoins qu’il convient de le lire de près, y compris ses incroyables
notes, dont nombre d’entre elles correspondent à de possibles longs articles.
Applaudie à sa sortie (1945) par Bertrand Russell et par Gilbert Ryle (dans Mind),
commentée de manière critique mais bien plus nuancée qu’on ne l’a dit par Emile
Bréhier, La Société ouverte et ses ennemis a cependant vite été classée dans la
catégorie des livres que l’on peut récuser en bloc avec condescendance sans se
donner la peine de le lire. On n’en cite en général que les phrases les plus
outrancières, et elles ne manquent pas, comme son auteur lui-même l’a discrètement
reconnu. Or, il me semble que cet ouvrage pourrait être relu avec sérénité, de telle
manière que les formules les plus polémiques en soient écartées ou modifiées, sans
que la substance de l’argumentation en soit transformée, et que dès lors il apparaîtrait
comme un texte appartenant de droit à la grande philosophie morale et politique du
XXème siècle. De fait, on pourrait montrer que certaines de ses thèses ont été
reprises ou retrouvées par d’autres auteurs, sans qu’il soit toujours cité.
Popper considère que la société ouverte, au sein de laquelle les régularités
naturelles (phusis) sont reconnues comme différentes des normes sociales (nomoï),
plurielles et discutables, les individus confrontés à des décisions personnelles, l’idée
de responsabilité personnelle opposée au cycle des vengeances (L’Orestie) et l’esprit
d’examen critique et de discussion argumentée mis en valeur, est née en Grèce aux
VIème et Vème siècle avant J. -C. Cette forme d’organisation s’oppose aux
communautés tribales dominées par des puissances “ magiques ” : elle est donc la
première occurrence du processus de “ désenchantement (ou mieux peut-être :
“ démagification ” : Entzauberung) du monde ” dont parlait Max Weber, ou du
“ procès de laïcisation ” dont parlera l’école de J. -P. Vernant, et singulièrement
Marcel Détienne. Elle est due en partie selon Popper au choc des cultures (culture
clash), dont Hérodote est le grand témoin, ainsi, conjecturera-t-il au soir de sa vie,
qu’à l’invention d’un marché public du livre (sous Pisistrate). Mais la sortie hors de
la société close est traumatisante, et l’aventure de la société ouverte, conflictuelle et
incertaine, et qui mène à l’expérience du doute, du “ malaise dans la civilisation ”,
induit des réactions de nostalgie de la chaleur, de la sécurité et de l’unité perdue, que
Popper décrit en termes quasi psychanalytiques. La psychologie conflictuelle de
l’homme Platon est ainsi analysée de manière assez nuancée par Popper (OS, ch. 10).
Il y reconnaît la sincérité et la “ bienveillance ” fondamentale de Platon. Citant Hans
Kelsen, il compare la théorie platonicienne de l’âme (et donc de la cité) avec la
topique freudienne (OS, I, p. 313; est cité Rép., 571d, comme une anticipation de la
théorie du complexe d’Oedipe), et il conjecture avec Kelsen que Platon devait
connaître des pulsions importantes pour être amené à décrire leur force avec tant de
puissance. Platon, effrayé par les errements de la politique athénienne après la mort
de Périclès autant que par l’inique condamnation de Socrate, mais aussi par préjugés
aristocratiques, ne s’est pas contenté de condamner vigoureusement la démocratie de
sa patrie au nom d’une mythique Ancienne Athènes et de rejoindre sur certains
points le parti oligarchique et “ laconophile ”. Il aurait selon Popper établi un
diagnostic très précis de la “ maladie ” de la cité et proposé un remède stricto sensu
radical, dans la République surtout, mais aussi, à un moindre degré, dans les Lois. Sa
thèse, appuyée sur la métaphysique des Formes immuables, serait que tout
changement est décadence, sauf celui qui rétablit le Bien. Il convient de mettre un
terme à l’Histoire, en arrêtant le changement politique, la dérive cyclique des régimes
politiques. Platon est en ce sens l’inventeur de la sociologie : il décrit les lois de
développement et de corruption des régimes sociaux, et les conditions de leur
instabilité chronique. Or, le Bien est ce qui préserve, le mal ce qui corrompt. Son
apport principal est en ce domaine sa théorie des révolutions : anticipant Marx,
Platon met en évidence le rôle des facteurs économiques et de la lutte des classes
dans l’histoire, en particulier dans sa brillante analyse du passage de l’oligarchie à la
démocratie. Or, s’il est vrai que toute révolution conduit à la décadence, et que son
origine est à situer dans la désunion de la classe dirigeante (“ Loi de Platon ” (Rép.,
545b), selon l’expression de Popper), il devient possible d’envisager les conditions
du retour à la stabilité : imaginer des institutions telles que toute désunion de cette
classe devienne impossible. La tyrannie, fille de la démocratie, est le plus mauvais
des régimes, mais elle peut présenter un avantage : si le tyran devient philosophe, il
sera en mesure de remodeler la société dans le sens du Bien, tel que le philosophe
platonicien, dépositaire de la Science politique, peut le lui faire connaître. Dans les
Lois (710-12), l’Athénien appelle de ses vœux la rencontre d’un “ tyran honnête ” et
d’un “ législateur éminent ” : tel est le projet pratique de Platon nomothète, et peut-
être son illusion. Les aventures siciliennes du fondateur de l’Académie deviennent en
ce sens intelligibles, ainsi que l’amère déception qu’elles engendrèrent chez l’auteur
de la Lettre VII et des Lois, lequel ne désire plus proposer à la fin de son parcours
qu’une cité non idéale, même si elle demeure la plus proche possible de l’idéal de la
République, réaffirmé au début du Timée. Dans la République, Platon ne s’intéresse
de fait qu’à la classe dirigeante. Les deux problèmes essentiels que celle-ci doit
affronter sont d’une part de maintenir le niveau de la population, car Platon considère
son augmentation comme un danger létal, et d’autre part de prévenir toutes les causes
possibles de sa propre désunion interne. La solution de ce second problème est
l’obsession du philosophe. Elle passe par l’élimination de l’intérêt économique au
sein de la classe dirigeante, même l’usage des métaux précieux lui étant interdit
(comme à Sparte). De même, il convient de détruire la famille, source de conflits
potentiels, en supprimant de fait toute vie privée, alors que la distinction du public et
du privé était l’un des piliers de la société athénienne. Tout étant commun, chacun
considère toute question qu’un autre se pose comme la sienne, et la rivalité cesse. Les
gardiens ne seront ni pauvres ni riches, et leur union sera telle qu’ils ne constitueront
plus qu’une seule famille. Popper reconnaît que Platon admet que les gardiens
puissent s’adjoindre des enfants “ doués ” appartenant à la classe dirigée (415b), ce
qui ne constituerait d’ailleurs une théorie de la “ mobilité sociale ” qu’en un sens
passablement autoritaire, mais il soutient que la règle est plutôt l’interdiction du
mélange (434c) : la classe dirigeante est unie par le communisme interne et les
mariages “ arrangés ” secrètement, mais aussi par son opposition au “ troupeau ”
dont elle constitue l’ensemble des “ bergers ”. Cette stabilité n’est pas le produit d’un
équilibre, obtenu comme résultante d’un système de forces, ce qui serait encore trop
instable, mais celui d’une hiérarchie stricte fondée sur une “ idéologie ” naturaliste,
voire potentiellement raciste. Il est à remarquer cependant, ce que Popper ne fait
guère, que Platon présente explicitement le naturalisme hiérarchiste comme une
fiction mensongère utile : de fait, il semble que seuls les philosophes, au sein de la
classe des gardiens, soient caractérisés par une véritable supériorité “ naturelle ”.
Le destin de la Cité est ainsi identifié à celui de sa classe dirigeante, unifiée
sur le modèle militaire, dans le sens de la discipline, de l’absence d’innovation,
même en musique, et du respect des chefs. La séparation de l’économique et du
militaire, la subordination du premier au second et du second au politique, à la
science politique (au(x) philosophe(s)) sont cruciales, aussi bien que l’idéal agricole,
terrestre et autarcique, ce qui renvoie à l’opposition entre Sparte et Athènes, dont
l’impérialisme était fondé sur la puissance maritime. La “ belle cité ” hiérarchisée est
étroitement contrôlée du point de vue culturel, toute innovation étant proscrite. Le
but est bien le bonheur de la cité, mais il s’agit d’abord de celui de la cité
harmonieuse considérée comme une totalité (“ holisme ”), ce qu’Aristote ne
manquera pas de dénoncer comme un sophisme. D’ailleurs, Popper fait remarquer
que la volonté d’apporter le bonheur, autrement dit sa propre conception du bonheur,
est compatible avec une politique totalitaire et anti-libérale (anti-pluraliste et anti-
individualiste). C’est même à tout prendre un idéal politique dangereux : le politique
doit se contenter de diminuer les souffrances et tenter de régler les problèmes un à
un, en essayant de prendre en compte les conséquences inattendues de ses réformes,
et non prétendre décrire dans le détail un idéal utopique parfait. Est juste pour Platon
ce qui promeut le Bien de la Cité (Rawls, comme Popper, parlera de
“ perfectionnisme ”). Et le principe de la justice, dans l’individu comme dans la
société, n’est autre que celui de la division stricte et hiérarchique du travail : chacun à
sa place. Or, Platon savait parfaitement que la notion centrale qui définissait la
justice pour les démocrates n’était pas celle qu’il proposait, mais qu’elle se ramenait
à l’isonomie, au respect des différences dans les modes de vie (cf. Périclès dans
l’Oraison funèbre), et à l’impartialité, comme le reconnaîtra au contraire Aristote,
malgré sa justification “ naturaliste ” de l’esclavage, que Popper attribue ... à
l’influence de Platon. On peut noter, me semble-t-il, qu’Aristote est de fait moins
sévère à l’égard des esclaves que ce dernier : contre Lois, 777e, il admet que les
esclaves sont des êtres rationnels (sinon “ délibérants ”), que l’on peut avertir
(nouthétéein, admonester) et non seulement commander (Pol.,1260b 5), comme on le
fait avec un animal. Et il a le mérite de poser la question de la légitimité de cette
institution, de citer les arguments de ceux qui la contestent (Popper en déduit qu’il y
avait un “ mouvement anti-esclavagiste ”, ce qui est excessif), en admettant qu’ils ont
“ d’une certaine manière raison ”, et de conclure néanmoins à sa légitimité par
l’argument selon lequel cette condition est “ juste ” et “ avantageuse ” pour l’esclave
lui-même, avec qui le maître doit entretenir des liens d’amitié. Nous n’acceptons rien
de cela, depuis Hobbes, Montesquieu ou Rousseau, mais l’argument lui-même est
nuancé et d’ordre moral (et même conforme au “ principe de différence ” rawlsien !,
à ceci près que ce dernier est subordonné aux principes de liberté égale pour tous et
d’égalité des chances, lequels excluent l’esclavage). L’esclavage n’est légitime
(juste) que s’il correspond à une différence de nature entre un être qui sait gouverner
et un pur exécutant, lequel trouve son bonheur dans sa situation de dépendance. La
thèse empirique d’Aristote est qu’il y a des hommes “ qui ont besoin d’un maître
(despotès) ”, des mineurs à vie. C’est à cette thèse qu’il faut s’opposer. Mais
revenons à ce que Popper dit de Platon.
L’éthique de Platon serait “ naturaliste ”, à l’opposé du
“ conventionnalisme ” de Protagoras. Le problème, reconnaît Popper, est complexe :
Antiphon le Sophiste (qu’il se refuse à identifier à Antiphon de Rhamnus, l’orateur
oligarque et “ tyran ”) est un “ naturaliste radical ” (OS, I, p. 69), qui affirme que les
hommes sont par nature égaux. Hippias, Lycophron et Alcidamas auraient aussi
soutenu l’égalité de tous les hommes sur une base naturaliste. Or, Popper pense que
le naturalisme peut “ justifier ” aussi bien l’égalitarisme que son contraire : chacun
peut trouver dans la “ nature ” le fondement de l’éthique qu’il promeut. Il lui paraît
cependant clair que les sophistes en question ont tenté de penser l’universalisation de
l’isonomie, anticipant les thèses cosmopolites des Cyniques et des Stoïciens. Platon
ne discute jamais frontalement la conception isonomique, et se contente de la décrire
avec sarcasmes lorsqu’il en vient à faire son extraordinaire portrait de l’homme
“ isonomique ”, esclave de ses désirs, chacun d’entre eux ayant les mêmes droits.
Popper mentionne aussi la caricature de l’Oraison funèbre de Périclès dans le
Ménéxène.
Platon commettrait sur ce point plusieurs ... sophismes : d’abord en laissant
entendre que la liberté prônée par les démocrates conduit nécessairement à la
dissolution de tout respect mutuel, et au nivellement de tous les désirs, alors qu’un
démocrate peut hiérarchiser les désirs selon leur valeur morale et se donner des
règles, et en suggérant que l’individualisme est identique à l’égoïsme, ce qui permet
de faire passer le collectivisme pour un altruisme. Or, on peut parfaitement penser un
collectivisme égoïste (les nationalismes ou “ tribalismes ”) et un individualisme
altruiste et “ cosmopolite ” (les vrais disciples de Socrate sont pour Popper
Antisthène et Diogène). La stratégie de Platon aurait évolué entre le Gorgias (encore
partiellement “ socratique ”) et la République : alors que Calliclès n’a que mépris
pour ce que Popper appelle la “ conception protectionniste de l’Etat ”, qu’il lit chez
Lycophron, et que Calliclès fustige comme une invention des faibles, amenant
Socrate à la défendre (cette lecture du Gorgias n’est pas entièrement convaincante),
Glaucon la ferait dériver de l’égoïsme et la présenterait comme une conséquence du
“ nihilisme ” moral de Thrasymaque, suppliant Socrate de la réfuter.
Platon a abordé le problème politique de manière correcte, au sens où il a compris
qu’il s’agissait de modifier les institutions de manière à éviter l’injustice, mais il
l’aurait fait en justifiant une conception holiste et hiérarchique de la justice, et en
posant une question lourde de conséquences, celle de la souveraineté, entendue
comme pouvoir absolu et non contrôlable, annonçant les conceptions de Bodin,
Hobbes, Rousseau, Hegel et Marx. La réponse de Platon à la question “ Qui doit
gouverner? ” est simple : les savants (le ou les philosophe(s)). Il est en ce sens à
l’origine de l’autoritarisme scientiste et technocratique, dont on retrouvera la trace
jusque chez les positivistes anti-métaphysiques : comme le dénoncera Hayek, après
Mill, le projet comtien, malgré tout son intérêt, est ainsi anti-libéral et
potentiellement despotique. La conception platonicienne de la connaissance, à
l’opposé de celle, faillibiliste, de Socrate, est dogmatique et mystique. L’obscurité du
“ Nombre nuptial ” ne serait en ce sens que de la pseudo-science élitiste et
intimidante : nul ne peut participer à la direction de la cité s’il n’est géomètre et
initié. Popper propose d’appeler “ sophocratie ” la solution platonicienne du
problème politique. Le philosophe, omniscient et omnipotent, est quasiment divin. Il
ne cherche pas la science et la vérité, il les détient. S’il doit et peut gouverner, c’est
qu’il ne désire pas le pouvoir : il faut en quelque sorte le “ forcer ”, et la rivalité pour
le pouvoir disparaît en conséquence de ce désintéressement du philosophe. Mais la
seule solution du problème politique, c’est qu’il devienne roi (absolu). La
philosophie-reine ou le chaos. Platon ne croit pas à la possibilité de réformer la
démocratie. C’est un révolutionnaire. La question centrale de la politique
platonicienne est celle de la sélection et de l’éducation des dirigeants, les gardiens-
philosophes et leurs auxiliaires guerriers. Popper insiste en particulier sur une
proposition concrète de Platon, à savoir que les futurs gardiens ne soient aptes à
philosopher puis à gouverner qu’à un âge tardif : il n’est plus question de susciter
chez les jeunes gens le goût de la discussion et de la recherche de la vérité par
“ essais et erreurs ”, via l’apprentissage de la joute dialectique. Popper va jusqu’à
suggérer que l’une des leçons ironiques du grand dialogue qu’est le Parménide serait
que “ même Socrate a été un jour trop jeune pour exercer la dialectique ”, puisque
c’est le vieux Parménide qui lui “ fait la leçon ”. L’histoire de l’éducation en
Occident aurait été contaminée par l’esprit autoritaire et hostile à l’innovation de la
paidéïa platonicienne. Or, le paradoxe de ce mode d’enseignement est qu’en
éliminant l’esprit critique, le risque de l’innovation et de l’erreur “ juvénile ”,
l’originalité, la diversité et la marginalité même, on tue l’intelligence à la source.
Quant au “ Conseil Nocturne ” des Lois, ce n’est autre que le modèle de toutes les
Inquisitions à venir : les athées sont emprisonnés et isolés dans des camps et exécutés
s’ils ne renoncent pas à leur incroyance. S’il ne faut pas philosopher avec les jeunes
gens ni mettre en question la religion officielle, alors, conclut amèrement Popper,
Socrate eût été condamné dans la Cité de son disciple. Le philosophe doit non
seulement être le Nomothète fondateur, mais aussi demeurer ensuite le seul acteur
politique, car sa mission “ divine ” est de préserver la pureté de la Cité juste, grâce à
un système éducatif rigide et contraignant, à l’eugénisme et à la purification. Certains
adultes irrécupérables doivent être “ chassés ou tués ” (Pol. 293c, où il est affirmé
également que le consentement des gouvernés n’est pas requis). Dans la République,
il est même affirmé que les adultes de plus de dix ans doivent être chassés ou
relégués aux champs : les défenseurs de Platon voient là un signe incontestable du
caractère totalement “ fictionnel ” de la construction platonicienne. Mais alors, à quoi
sert-elle ? A quoi bon ce luxe de détails et de précisions ? Platon ne se contentait pas
d’interpréter le monde, il voulait aussi le transformer. Popper prend ses projets au
sérieux, comme il prend au sérieux ceux des communistes modernes qui, à la suite de
Marx, proclament vouloir abolir le marché, le mariage, l’Etat, le Droit, la monnaie,
la division du travail, toutes institutions précieuses et qu’il faut éventuellement
critiquer et changer, mais pas abolir. Le philosophe-roi est un “ roi-prêtre ”, dont la
mystique néo-pythagoricienne constitue le discours justificateur (Popper et Kelsen,
comme Aristote, font remarquer que peu de choses peuvent être déduites de l’idée du
Bien, contemplée par le dialecticien).

La charge de Popper est excessive, et ses passions politiques l’amènent à commettre


plusieurs erreurs d’interprétation. Sans cacher ses réticences à l’égard de certains
aspects de la démocratie athénienne (le terrible “ discours aux Méliens ” dans
Thucydide, modèle de “ cynisme ” politique, ou l’expédition sicilienne), il tend à
l’idéaliser, il en sous-estime les carences (vote à main levée, démagogie,
impérialisme) et fait trop rapidement de Socrate un démocrate. L’un de ses
arguments est que seul un anti-démocrate peut croire que critiquer le régime
démocratique est nécessairement le fait d’un anti-démocrate. Socrate aurait ainsi été
plus proche de la véritable nature de la démocratie que ses accusateurs démocrates.
Le “ problème socratique ” demeurera sans doute toujours un mystère. Mais Popper
sous-estime le problème politique posé semble-t-il par Socrate : celui de la
compétence (critique du tirage au sort). Il oublie par ailleurs qu’Antisthène admirait
la constitution des Spartiates, n’insiste pas assez sur le fait que l’auteur de la Lettre
VII affirme avoir vite cessé de soutenir la Tyrannie des Trente, dominée par son
oncle Critias, sous-estime le traumatisme qu’a dû représenter pour le jeune Platon la
condamnation à mort de son maître, “ l’homme le plus juste ”, n’insiste pas sur la
critique du modèle militaire spartiate que l’on trouve dans les Lois, ne prend pas
assez de précautions dans ses usages de termes tels que “ tribalisme ”,
“ propagande ”, “ racisme ”, “ totalitarisme ”, etc.
La lecture quasi libérale que Popper fait de la démocratie athénienne
“ délibérative ” est certes biaisée, mais il faut noter d’une part qu’il n’était pas le
premier à le faire, et d’autre part que la réaction que ce type de lecture a entraînée, et
qui amena à refuser toute comparaison possible entre “ les Anciens ” et “ nous ”, est
elle-même de nos jours contestée par des historiens sérieux, au premier rang desquels
l’universitaire danois M. H. Hansen. On ne souligne pas assez, comme le fait à juste
titre ce dernier, que Benjamin Constant lui-même, dans sa fameuse conférence de
1819 (à ... l’Athénée) soulignait que l’Athènes démocratique se rapprochait
“ infiniment plus ” de la liberté des Modernes que les cités de Sparte et de Rome, que
le républicain Rousseau admirait bien plus que la première. Or, Constant vise
précisément Rousseau et sa réduction de la liberté à la participation directe à la
Souveraineté (“ Plus l’Etat est grand, moins le citoyen est libre ”). L’Eleuthéria des
démocrates ne s’y réduisait pas, comme l’indique le fait que Platon critique la
démocratie au motif que même les esclaves et les femmes y sont “ libres ” (ces
dernières autant que ... leurs chiennes), par exemple libres de parler (mais pas de
participer) (Rép., 563). L’un des maîtres sur ces questions du jeune Popper, Theodor
Gomperz, auteur des Grieschiche Denkers (1896-1906), et père de son ami Heinrich
Gomperz, avait traduit John Stuart Mill en allemand, et c’est dans le cercle des
“ milliens ” qu’il avait fait la connaissance du grand historien Grote (Plato and other
Companions of Socrates, 1865), sur lequel Popper s’appuie également. Grote et
Gomperz ne mettaient pas en cause l’humanisme de Platon et ses intentions leur
paraissaient moralement pures, comme c’était le cas aux yeux de Kant (CRP, A 316).
L’utilitariste Grote trouvait même chez Platon des traces de benthamisme, lorsque
Platon fait l’éloge de l’utile et de la réforme des institutions dans le sens du
“ bonheur de la cité ” : en un sens, cette idée n’est peut-être pas si anachronique que
cela, et l’on pourrait arguer qu’Aristote est au “ holisme ” platonicien ce que Rawls
est au “ holisme ” utilitariste.
“ Hélas , ont toujours dit les admirateurs de Platon, les hommes sont trop
mauvais pour que la Belle Cité soit réalisable, il ne reste plus qu’à en faire comme
Kant un simple Idéal régulateur” (Platon anticipe lui-même cette possibilité en Rép.,
592b). Popper rompt avec cette tradition : l’Idéal platonicien est plus dangereux que
les maux de la cité qu’il est censé soigner. Sans jamais polémiquer, Grote et
Gomperz traitaient avec respect les propositions politiques de Platon. Néanmoins, ils
avaient été sensibles au caractère autoritaire de sa pensée, et ne méconnaissaient pas
son anti-individualisme, déjà fortement souligné par Hegel. Ce dernier affirme en
effet que Platon voulait nier “ le principe de la liberté subjective qui s’était introduit
en son temps dans la moralité grecque ”. Popper reconnaît que sa lecture s’accorde
pleinement avec celle de Hegel, mais il soupçonne celui-ci, qu’il déteste, caricature et
traite de manière beaucoup plus méprisante que Platon et Marx, de n’autoriser la
liberté de discussion de “ l’opinion publique ” (§316-17) que pour des raisons
“ cyniques ” : la liberté de la “ société civile ” ne serait qu’une “ soupape ” de sûreté,
la “ grande vérité substantielle de la République ” concernant l’Etat demeurant, et
“ n’étant en rien de l’ordre de l’Idéal ” (contre Kant). Le mépris de Hegel pour les
opinions de la multitude, dont seul le “ grand homme ” peut tirer partie, va de pair
avec son monarchisme avéré. Mais Popper n’est pas sensible au fait que l’auteur des
Principes de la Philosophie du Droit cherchait une “ troisième voie ” entre l’Etat
platonicien et le “ protectionnisme ” atomiste. La motivation de Hegel ne pouvait il
est vrai que lui déplaire : le protectionnisme ne permet pas de rendre compte du
phénomène politique majeur, la guerre, et du sacrifice légitime des individus au salut
de l’Etat que celle-ci implique. Pour Popper, Hegel anticipe Carl Schmitt.
Il faut comprendre combien cet investissement dans les détails de la guerre du
Péloponnèse et de la Tyrannie des Trente (Popper donne une importance
considérable à la question des “ Longs Murs ”) pouvait avoir à l’époque de
résonances contemporaines : les auteurs allemands du tournant du siècle, tels
l’historien Meyer, avaient tendance à fustiger Athènes pour son impérialisme
maritime, et à mettre en avant les défauts de la démocratie par rapport aux vertus de
la discipline spartiate et romaine. Popper, comme certains libéraux et travaillistes
anglais (Crossman, Plato today, 1937), tendaient plutôt à considérer avec quelque
indulgence cet impérialisme, qui leur rappelait peut-être celui de la Grande-Bretagne,
et à voir en Platon un inspirateur possible des régimes autoritaires modernes. Les
ennemis de Popper, ce sont d’abord les nationalistes allemands, racistes et confiants
dans le destin historique éminent de leur peuple, et en second lieu les utopistes
communistes, censés comme les philosophes-rois posséder la “ science ” définitive
de la “ société parfaite ”, ce qui les autorise à supprimer la propriété, le pluralisme et
à instituer de fantastiques “ conseils nocturnes ”.
Il faut ajouter que Popper n’est hostile à Platon que sur le plan politique et sur
la question du dogmatisme : son appréciation positive de la théorie des corps
premiers du Timée et du projet platonicien de géométrisation, qui selon lui
influencera Euclide aussi bien que Kepler et Galilée, en font foi, sans parler de sa
propre théorie néo-hégélienne et néo-frégéenne du Monde intelligible (le monde des
produits objectifs de l’esprit humain). Sa sévérité très excessive (il l’a reconnu plus
tard) envers Aristote s’explique en partie par son parti pris galiléen, et donc, en un
sens, “ platonicien ”. Or, Aristote avait, dans le Livre II de sa Politique, offert une
critique sévère et remarquablement fine de la République et des Lois qui aurait pu
l’inspirer. Le Stagirite oppose à Platon qu’il est un point au dessus duquel plus
d’unité détruirait l’unité complexe de la cité, qui ne serait plus alors une sumphonia
mais une homophonia. Il remarque aussi que Platon semble croire qu’une cité peut
être heureuse même si ses éléments ne le sont pas, comme si le bonheur collectif éta
it à penser sur le modèle de la parité : un nombre pair peut être composé de
nombres impairs. L’existence même de cette critique va du reste dans le sens de
l’idée selon laquelle la politique platonicienne est loin de représenter la quintessence
de la pensée grecque. De la même manière, il me semble que l’anti-hégélianisme
outrancier de Popper l’a amené à une sorte de surévaluation du “ libéralisme ” de
Kant, alors qu’il paraît possible d’arguer que l’auteur de Théorie et Pratique ne peut
sans précautions être assimilé à un penseur libéral stricto sensu, et qu’à tout prendre,
son appréciation positive de la République comme idéal régulateur n’est peut-être pas
à interpréter seulement comme une illusion d’optique due au “ charme ” de Platon,
comme le soutient Popper.
Otto Neurath, sociologue matérialiste et promoteur enthousiaste de
l’empirisme logique du Wiener Kreis, publia en 1945, indépendamment de Popper,
trois articles intitulés “ Plato’s Republic and German Education ”, où il accusait
Platon de bellicisme, d’autoritarisme, de racisme et d’eugénisme. Crossman avait
déjà employé en 1937 le terme “ fasciste ” à ce propos. Neurath franchit un pas
supplémentaire et parle de “ national socialisme ”, citant un texte nazi tiré du
“ Programme du N. S. D. A. P. ” qui s’autorisait de l’idée platonicienne de
“ gardiens ” (Waechter). Attiré par le cosmopolitisme et l’épicurisme, il s’insurge
contre l’éloge que ferait Platon de la guerre contre le “ barbare ” (Rép., 470) et contre
la comparaison entre l’éducation des jeunes gens et la sélection et le dressage des
animaux (id, 459). L’élimination des ratés et le culte de l’identité permettent de
comparer le système platonicien avec le nazisme, comme le résume Antonia Soulez.
Le katharon genos ne serait rien de moins que la première version de l’idée de “ race
pure ”. Les critiques de Neurath sont moins érudites que celles de Popper, et plus
expéditives. Mais il refuse comme ce dernier l’argument “ contextualiste ” de
l’anachronisme, en s’appuyant lui aussi sur le fait que Platon ne représente pas
l’Idéal de la Cité grecque, mais qu’il construit une machine de guerre contre une
société démocratique certes imparfaite mais déjà effective (Castoriadis reprendra
sans le savoir de tels arguments). En revanche, il faut noter que Neurath ne saurait
remettre aussi fortement en cause que son compatriote Popper le communisme et
l’utopisme de Platon, puisqu’il était plutôt partisan d’une socialisation des moyens de
production et d’une économie dirigée et planifiée. Trop soucieux de montrer que la
philosophie de Platon est dirigée par l’idée de guerre, Neurath ne prend pas en
compte le fait que la cité timocratique (Sparte) est selon Platon la première des
mauvaises cités, après la cité idéale : les philosophes ayant disparu (à cause des
erreurs inévitables commises dans l’appariement des couples), les gardiens ne sont
plus que des guerriers, brutaux avec les “ producteurs ”. Bien sûr, l’oligarchie, la
démocratie et la tyrannie, dominées par le désir (de quelques uns, puis de tous, puis
d’un seul) et non plus par la bravoure et l’honneur, sont selon Platon de plus en plus
mauvaises, mais on ne saurait passer sous silence la subtile philosophie de l’histoire
présente dans le livre VIII de la République, et qui se conclut par un saisissant
portrait du tyran, dominé par ses désirs et par la peur. Seule une divine occasion
pourrait permettre au philosophe d’éduquer un jeune tyran, afin d’en faire un
philosophe-roi, un despote éclairé, pourrait-on dire.

Les thèses de Popper, voire celles de Kelsen, sans parler de celles de Neurath
et de Russell, sont malheureusement exprimées de manière trop souvent polémique
pour que l’on puisse les discuter de manière tout à fait objective. Cela les conduit à
formuler des jugements sans appel, où l’on aimerait trouver des propos plus nuancés.
Victor Goldschmidt s’en est ému. L’historien ne peut accéder à la neutralité, certes,
mais les partis pris sont ici très forts, et ils font quelquefois obstacle à l’évaluation
correcte des thèses avancées. Néanmoins, celles-ci avaient au moins le mérite de
montrer que la problématique de Platon pouvait être interprétée comme étant tout à
fait ancrée dans la réalité historique, et ses thèses comme des “ coups de marteau ”,
visant à “ casser l’histoire en deux ”, pour reprendre des expressions de Nietzsche.
Pierre Vidal-Naquet se montre ainsi assez prudent lorsqu’il cite en passant le livre
“ passionnément discuté ” qu’est La Société ouverte. Se plaignant de ce que ni les
philosophes ni les historiens ne parviennent à “ faire pénétrer Platon dans l’histoire ”,
le grand historien ajoute : “ à l’exception peut-être de K. R. Popper ”.

Alain Boyer
Professeur de Philosophie Morale et Politique à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris
IV)

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