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L’interaction des notions modales et temporelles dans un cadre formel


constitue un champ difficile à aborder sans connaissance préliminaire des
outils manipulant les mondes possibles. Cet ouvrage comble ce manque, en
introduisant, pour la première fois en langue française, les systèmes formels
issus de la logique modale et utilisés en linguistique. Différents cadres théo-
riques sont présentés, et notamment l’approche Kratzerienne et la théorie
du temps branchant. La discussion des théories modales est menée à travers
le prisme du langage naturel et la notion, centrale dans cet ouvrage, de sens
vériconditionnel est mise à l’épreuve des données. Au fil des chapitres, les
Modalités et Temps

Modalités et Temps
notions théoriques sont abordées via une étude de cas, permettant de trai-
ter de nombreuses questions autour des modalités déontique, de capacité
et épistémique, en interaction avec le temps. La discussion, qui articule
l’empirique et le formel, ne présuppose aucune connaissance formelle pré-
liminaire. Ce livre s’adresse ainsi aussi bien à un public étudiant, qu’aux
chercheurs en linguistique, en philosophie ou en sciences cognitives.
Des modèles aux données

Alda Mari
Alda Mari est Directrice de Recherche au CNRS, à l’Institut Jean Nicod. Hel-
léniste et sanskritiste, elle est arrivée à la sémantique formelle, par la sémantique
computationnelle. Sa première affiliation au CNRS a été Télécom Paris. Elle a Alda Mari
également été Visting Scholar à CUNY (New-York) et à l’Université de Chicago.
Ses recherches portent sur la modalité, le temps, la généricité et la pluralité.

Peter Lang

ISBN 978-3-0343-1383-4

Peter Lang
www.peterlang.com
109
L’interaction des notions modales et temporelles dans un cadre formel
constitue un champ difficile à aborder sans connaissance préliminaire des
outils manipulant les mondes possibles. Cet ouvrage comble ce manque, en
introduisant, pour la première fois en langue française, les systèmes formels
issus de la logique modale et utilisés en linguistique. Différents cadres théo-
riques sont présentés, et notamment l’approche Kratzerienne et la théorie
du temps branchant. La discussion des théories modales est menée à travers
le prisme du langage naturel et la notion, centrale dans cet ouvrage, de sens
vériconditionnel est mise à l’épreuve des données. Au fil des chapitres, les
Modalités et Temps

Modalités et Temps
notions théoriques sont abordées via une étude de cas, permettant de trai-
ter de nombreuses questions autour des modalités déontique, de capacité
et épistémique, en interaction avec le temps. La discussion, qui articule
l’empirique et le formel, ne présuppose aucune connaissance formelle pré-
liminaire. Ce livre s’adresse ainsi aussi bien à un public étudiant, qu’aux
chercheurs en linguistique, en philosophie ou en sciences cognitives.
Des modèles aux données

Alda Mari
Alda Mari est Directrice de Recherche au CNRS, à l’Institut Jean Nicod. Hel-
léniste et sanskritiste, elle est arrivée à la sémantique formelle, par la sémantique
computationnelle. Sa première affiliation au CNRS a été Télécom Paris. Elle a Alda Mari
également été Visting Scholar à CUNY (New-York) et à l’Université de Chicago.
Ses recherches portent sur la modalité, le temps, la généricité et la pluralité.

Peter Lang

Peter Lang
www.peterlang.com
Modalités et Temps
Sciences pour la communication

Vol. 109

Comité scientifique

D. Apothéloz, Université de Nancy 2


J.-P. Bronckart, Université de Genève
P. Chilton, Université de Lancaster
W. De Mulder, Université d’Anvers
J.-P. Desclés, Université Paris-Sorbonne
F.H. van Eemeren, Université d’Amsterdam
V. Escandell-Vidal, UNED, Madrid
F. Gadet, Université de Paris Ouest Nanterre La Défense
J.-M. Marandin, CNRS et Université Paris-Diderot
F. Martineau, Université d’Ottawa
M. Milton Campos, Université de Montréal
J. Rouault, Université Stendhal (Grenoble 3)

Les ouvrages publiés dans cette collection ont été sélectionnés


par les soins du comité éditorial, après révision par les pairs.

Collection publiée sous la direction de


Marie-José Béguelin, Alain Berrendonner,
Didier Maillat et Louis de Saussure
Alda Mari

Modalités et Temps
Des modèles aux données

PETER LANG
Bern • Berlin • Bruxelles • Frankfurt am Main • New York • Oxford • Wien
Information bibliographique publiée par «Die Deutsche Nationalbibliothek»
«Die Deutsche Nationalbibliothek» répertorie cette publication dans la «Deutsche National-
bibliografie»; les données bibliographiques détaillées sont disponibles
sur Internet sous ‹http://dnb.d-nb.de›.

Graphic: Atelier 4b, Sandra Meyer

ISBN 978-3-0343-1383-4 pb. ISBN 978-3-0352-0280-9 eBook


ISSN 0933-6079 pb. ISSN 2235-7505 eBook

Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs.

© Peter Lang SA, Editions scientifiques internationales, Berne 2015


Hochfeldstrasse 32, CH-3012 Berne, Suisse
info@peterlang.com, www.peterlang.com

Tous droits réservés.


Cette publication est protégée dans sa totalité par copyright.
Toute utilisation en dehors des strictes limites de la loi sur le copyright est interdite
et punissable sans le consentement explicite de la maison d’édition. Ceci s’applique en
particulier pour les reproductions, traductions, microfilms, ainsi que le stockage et
le traitement sous forme électronique.

Imprimé en Suisse
À mes enfants : Giacomo e Flavio
Remerciements

Ce livre est issu de mon ‘travail original’ présenté pour l’obtention de


mon Habilitation à Diriger des Recherches, soutenue en Sorbonne en
2011. Je voudrais remercier Francis Corblin pour avoir accepté de di-
riger mon habilitation et pour tous ses commentaires. Merci également
à tous les membres du comité, Nicholas Asher, Donka Farkas, Jacques
Jayez, Brenda Laca et Yoad Winter.
Ce travail a grandi le long de nombreuses discussions avec mes collègues
et amis, et en particulier Anastasia Giannakidou, Claire Beyssade, David
Nicolas, Fabio Del Prete, Susan Schweitzer, Nathan Klinedienst, Bryan
Renne, Benjamin Spector, Mel Fitting et Rohit Parik. Je voudrais aussi
remercier Louis de Saussure pour avoir accepté la publication de ce livre.
Merci à mes enfants et à mon mari pour leur patience et leur joie durant
les mois d’écriture.
Merci à mes parents, pour tout.
Table des matières

1. Introduction ..................................................................................... 1
1.1 Ambiguïté systématique des modalités ................................... 1
1.2 Modalité, temps et aspect : questions ..................................... 4

2. Logiques (temporo)-modales :
Modèles et problèmes linguistiques .............................................. 17
2.1 Préambule ............................................................................. 17
2.2 Notions de base de logique modale et extensions
au langage naturel .................................................................. 18
2.2.1 Cadres et modèles ..................................................... 18
2.2.2 Extension simple au langage naturel ......................... 24
2.2.3 Problèmes .................................................................. 26
2.3 La logique du système de Kratzer et son
application en sémantique ..................................................... 28
2.3.1 La logique du système de Kratzer ............................. 28
2.3.2 Le système kratzerien et faits de langue :
pistes et questions ..................................................... 36
2.3.3 Sens des modalités et leurs relations ......................... 36
2.4 Temps et mondes ................................................................... 44
2.4.1 Introduction de la dimension temporelle .................. 44
2.4.2 Sémantique bi-dimensionnelle .................................. 45
2.5 Conclusion ............................................................................ 48

3. Contrôle, montée et interprétations des modaux .......................... 49


3.1 Préambule ............................................................................. 49
3.2 Interprétations racine et non racine et la spécificité
de la notion de capacité ......................................................... 50
3.2.1 Les emplois racine .................................................... 51
x Table des matières

3.2.2
L’emploi épistémique ................................................ 53
3.2.3
Conclusion : la relation entre emplois racine
et épistémique ........................................................... 54
3.3 Tous les modaux sont des opérateurs de phrase .................... 55
3.3.1 Arguments syntaxiques : les modaux sont des
verbes à montée ......................................................... 56
3.4 Théorie lexicale du contrôle ...................................................60
3.5 Quelques observations autour des interprétations
déontiques et abilitatives ....................................................... 63
3.5.1 Les déontiques sont des verbes à montée ................. 63
3.5.2 Pouvoir de capacité : une question ouverte ............... 64

4. Interaction entre opérateurs modaux et temporels.


A pu (I) : solutions syntaxiques.......................................................67
4.1 Préambule ............................................................................. 67
4.2 A pu implicatif : premières découvertes et solution
par ambiguïté ........................................................................ 68
4.3 Solution syntaxique : Hacquard, 2006 .................................. 71
4.3.1 Les données de Hacquard (2006,2009) ..................... 71
4.3.2 L’analyse de pouvoir au passé composé .................... 74
4.3.3 Evénements et bases modales ................................... 83
4.4 La théorie de Condoravdi : interprétation des
modalités et structure des possibilités ................................... 86
4.4.1 Données et principes d’analyse ................................. 86
4.4.2 Analyse Sémantique .................................................. 89
4.4.3 Structure des possibilités et interprétations .............. 93
4.4.4 Evaluation de l’analyse de Condoravdi ..................... 98
4.5 Conclusion .......................................................................... 106

5. La notion de capacité : analyses et données. Le cas


de a pu (II) .................................................................................. 109
5.1 Préambule ........................................................................... 109
5.2 La notion de capacité : définition et analyses ..................... 110
5.2.1 Capacités et dispositions ......................................... 110
Table des matières xi

5.2.2 Quelle analyse pour les capacités ? ......................... 112


5.3 Capacités génériques et capacités spécifiques :
le cas de a pu ....................................................................... 126
5.3.1 Retour sur l’implication d’actualité ........................ 126
5.3.2 Contre-arguments empiriques ................................. 128
5.3.3 Une explication ontologique ................................... 129
5.3.4 Critique ................................................................... 132
5.4 Implication d’actualité et abduction .................................... 135
5.5 Conclusion .......................................................................... 138

6. Le cas de a pu (III) : questions et nouveaux faits en


français et italien ......................................................................... 139
6.1 Préambule ........................................................................... 139
6.2 Le cahier des charges: systématisation des faits
et nouvelles observations .................................................... 140
6.2.1 Les faits ................................................................... 140
6.2.2 Résumé des faits ..................................................... 143
6.3 Questions, réponses et nouvelles données .......................... 144
6.3.1 A pu et interprétation épistémique :
premier défi ............................................................. 144
6.3.2 A pu et la question de la distinction entre
contrôle et montée : deuxième défi ......................... 152
6.3.3 Les contraintes définissant la modalité
abilitative : troisième défi ........................................ 160
6.4 Conclusion .......................................................................... 167

7. Le cas de a pu (IV) : analyse et interprétation ............................ 169


7.1 Préambule ........................................................................... 169
7.2 Principes méthodologiques ................................................. 170
7.3 Vers une analyse compositionnelle ..................................... 176
7.3.1 Décompositions ....................................................... 176
7.3.2 Les entrées lexicales ............................................... 180
7.3.3 Nouvelle analyse : présentation semi-formelle ....... 183
7.3.4 Analyse .................................................................... 186
7.4 Interprétation ....................................................................... 191
xii Table des matières

7.4.1
La structure des possibilités .................................... 191
Interprétations de a pu/ha potuto,
7.4.2
verbe à montée ........................................................ 192
7.4.3 Interprétation de ha potuto, verbe à contrôle .......... 201
7.5 Conclusions : un système en mouvement ........................... 203

8. Le cas de a pu (V) : comparaison avec peut et pouvait ...............209


8.1 Préambule ........................................................................... 209
8.2 Comparaison avec le présent ............................................... 209
8.2.1 Rappel des faits ....................................................... 209
8.2.2 Analyse .................................................................... 210
8.3 Comparaison avec l’imparfait ............................................. 215
8.3.1 Variété des lectures de pouvait ................................ 215
8.3.2 Imparfait et quantification universelle sur
des intervalles .......................................................... 217
8.3.3 Analyse semi-formelle ............................................ 219
8.3.4 Retour sur les faits .................................................. 221

9. Conclusion .................................................................................. 231

Références ....................................................................................... 239


1. Introduction

1.1 Ambiguïté systématique des modalités

La notion de modalité est liée à celles de possibilité et de nécessité. Elle


peut être inhérente à l’interprétation de la phrase sans être ouvertement
exprimée par une unité lexicale. (1-a) s’interprète alors comme (1-b).
(1) a. Cette voiture va à 200km / h
b. Cette voiture peut aller à 200km / h

Elle peut aussi se manifester à travers différentes catégories grammati-


cales, comme des adjectifs : fragile (qui peut se casser), immortel (qui,
nécessairement, ne meurt pas), concevable (que l’on peut concevoir),
accessible (auquel on peut accéder), ou des adverbes comme éventuel-
lement, vraisemblablement. Rappelons également les adjectifs possible
et nécessaire et les adverbes correspondants possiblement, nécessaire-
ment. On classe généralement dans la famille des modaux les adverbes
et adjectifs exprimant une probabilité comme probable / probablement,
sûr / sûrement.
Les expressions de la modalité les plus étudiées sont les auxiliaires
de mode comme pouvoir et devoir.
Cette étude est une contribution à la compréhension de la séman-
tique de ces verbes.
Les théoriciens se sont intéressés à la polysémie de pouvoir et
devoir qui peuvent avoir différentes interprétations selon les contextes.
Les phrases suivantes illustrent une sélection dans l’ensemble de ces
interprétations.

(2) a. Jean peut aller à l’école maternelle car il a trois ans (déontique)
b. Jean peut très bien être le coupable (épistémique)
c. Jean peut soulever 200kg (abilitatif)
2 Modalités et temps

(3) a. Jean doit aller à l’école maternelle car il a trois ans (déontique)
b. Jean doit être le coupable (épistémique)
L’interprétation épistémique est aussi dite ‹non-racine›. Les autres in-
terprétations (et entre autres, celles déontique et abilitative) sont dites
‹racine›.
Dans (2-a) et (3-a) pouvoir et devoir ont tous deux une interpréta-
tion dite déontique, c’est à dire qui est liée à des lois ou plus généra-
lement à des préférences. Pouvoir déontique se rapproche de la notion
d’autorisation ; devoir déontique exprime la notion d’obligation. Ainsi
(2-a) dit que Jean est autorisé à aller à l’école alors que (3-a) signifie
que Jean est obligé d’aller à l’école.
Pouvoir et devoir peuvent aussi avoir un sens dit épistémique
illustré en (2-b) et (3-b). Dans ce cas ils expriment une conjecture de la
part du locuteur. Ils diffèrent dans le degré de fiabilité que le locuteur
attribue à sa conjecture. Lorsqu’il choisit d’utiliser pouvoir et devoir
dans un sens épistémique, le locuteur possède généralement des indices
ou plus techniquement des preuves (‹evidence›) sur lesquelles il fait re-
poser sa conjecture. Plus le locuteur considère les preuves fiables, plus
il choisira d’employer devoir au lieu de pouvoir.
Enfin, parmi les interprétations que nous retenons ici, il y a le
sens ‹abilitatif›1 de pouvoir. Il n’existe pas d’interprétation abilitative
correspondante pour devoir. Cette interprétation est généralement pa-
raphrasée par ‹être capable de›. (2-c) dit ainsi que Jean est capable de
soulever 200Kg.
Cette étude explore les paramètres qui déterminent l’une ou l’autre
de ces interprétations, et plus spécifiquement, elle se concentre sur
l’ambiguïté des modalités en interaction avec le temps et l’aspect.
Il serait impossible dans l’espace d’un ouvrage de couvrir en
profondeur l’ensemble des thèmes ayant trait aux modalités et au
temps. Il existe des introductions à l’étude des modalités dans la langue
(voir notamment Portner, 2009). A notre connaissance, il n’existe pas
d’introduction pour linguistes traitant de la relation entre modalités

1 Nous créons et employons ce terme pour désigner l’interprétation de pouvoir que


l’on peut paraphraser par être ‘capable de’.
Introduction 3

et temps, et cette étude est une première dans ce sens. Notre but ici
n’est pas de présenter une vision d’ensemble du domaine, mais plutôt
de suivre l’analyse d’un cas particulier pour approfondir certain
des aspects qui nous paraissent clé pour la compréhension de cette
interaction complexe. Nous avons donc choisi de creuser et discuter une
sélection de problèmes plutôt que de couvrir un domaine à notre sens
trop large pour un seul auteur. Nous ne prétendons pas apporter une
analyse définitive, mais plutôt un éclairage sur différents traitements
possibles des modalités en interaction avec le temps. Comme notre étude
le montrera, il n’existe pas de solution générale pour tous les modaux
et pour toute combinaison monde–temps. Il nous semble, et nous
essayerons de le montrer, que ce qu’une théorie générale de la relation
entre modalités et temps peut viser est de dégager des paramètres et
des coordonnées pour l’analyse, plutôt que fournir une systématisation
définitive des faits. L’étude qui suit vise alors à réunir un certain nombre
d’outils d’analyse et à montrer comment les interprétations émergent à
partir d’une interaction complexe entre plusieurs paramètres.
Cette étude poursuit quatre objectifs principaux.
Peu de domaines d’étude en sémantique ont été autant influen-
cés par la recherche en logique. La notion de modalité a en effet attiré
d’abord l’attention des philosophes et logiciens avant d’investir l’étude
des expressions linguistiques. C’est ainsi que l’étude des expressions
modales est amplement tributaire des modèles élaborés en logique.
Le premier but est alors de mettre les modèles à l’épreuve des don-
nées. Pour ce faire, après un rappel des approches standard inspirées de
la logique modale, nous nous intéressons à un cas complexe, celui de
pouvoir au passé composé en français et en italien.
Le deuxième objectif est celui de comprendre les sources de l’am-
biguïté des modaux, notamment en interaction avec le temps et l’aspect.
Pour cela nous discutons les principales approches syntaxiques et sé-
mantiques et proposons notre propre théorie.
Le troisième est de fournir une discussion des principaux pro-
blèmes dans le traitement des modalités dans la langue en interaction
avec le temps. Le cas de a pu est à cette fin particulièrement intéressant,
comme nous l’expliquons dans la section 1.2.
4 Modalités et temps

Du point de vue empirique, autour du cas de a pu, notre étude


couvre une large variété de faits, aussi bien en français qu’en italien
en le comparant à d’autres combinaisons modalité / temps dans une
perspective intra et inter linguistique. Nous nous focaliserons sur
l’ambiguïté entre lecture épistémique et abilitative, mais aborderons
également des questions relatives à l’interprétation déontique. Nous
adopterons une perspective synchronique, mais serons aussi amenée
à proposer des hypothèses sur le plan diachronique.
Dans la section suivante, nous détaillons les questions principales
que nous aborderons dans ce travail.

1.2 Modalité, temps et aspect : questions

Le cas de a pu est intéressant pour des raisons de natures diverses : syn-


taxique, sémantique, ontologique, diachronique. Plus généralement, il
nous amène à questionner les choix de modélisation. Il nous permettra
de tirer des conclusions générales pour l’interaction modalité / temps
sur l’ensemble de ces plans.
1. Tout d’abord ce cas est intéressant d’un point de vue strictement
syntaxique. Une phrase comme (4) a au moins une interprétation épis-
témique et une interprétation de capacité (ou plus généralement, une
interprétation dite ‘racine’).
(4) Il a pu déplacer la voiture (épistémique et abilitatif)
On a soutenu que cette distinction entre lecture épistémique et lectures
racine correspond à une distinction syntaxique entre verbes à contrôle
comme vouloir (5) et verbes à montée comme sembler (5).
(5) Jean veut devenir directeur de l’unité
(5) Jean semble être malade
Pour départager ces deux classes de verbes, on prend comme test re-
présentatif la possibilité d’utiliser la forme impersonnelle. Seuls les
verbes à montée admettent cette construction.
Introduction 5

(6) a. Il veut être directeur (la construction impersonnelle est impossible)


b. Il semble pleuvoir
La modalité serait un verbe à contrôle sous une interprétation racine et
un verbe à montée sous l’interprétation épistémique. En effet, à la forme
impersonnelle, seule l’interprétation épistémique semble admise2.
(7) Il peut pleuvoir (épistémique seulement ; e.g. Tasmowski, 1980)

Or, on a soutenu qu’à la forme impersonnelle, la modalité ne peut rece-


voir qu’une interprétation épistémique. On a corroboré cette hypothèse
par de nombreuses observations. En dépit de cela, nous montrerons
dans cette étude que cette distinction n’est pas toujours en oeuvre. Nous
verrons notamment que a pu est un verbe à montée sous ses interpréta-
tions racine et non-racine. Nous le comparerons également à ha potuto
de l’italien qui n’a que l’interprétation abilitative dans une structure
à contrôle.
Dans une perspective plus générale, nous conclurons qu’il est
impossible de pourvoir une distinction binaire au plan syntaxique qui
capterait à elle seule la variété des interprétations de toutes les com-
binaisons modalité / temps à travers les langues. La distinction entre
verbes à contrôle et verbes à montée n’est pas à elle seule capable de
rendre compte de la variété interprétative des modalités (en interaction
avec les opérateurs temporels).

2. En deuxième lieu, ce cas est intéressant d’un point de vue strictement


sémantique et cela pour diverses raisons.
2.1. A pu (Fr.) peut être employé aussi bien avec une interprétation épis-
témique (8-b) que abilitative (8-a). Il se pose alors la question de savoir
quelle est la relation entre ces deux interprétations et quels sont les
paramètres qui entrent en ligne de compte pour les obtenir. Nous nous
demanderons si la distinction s’établit au niveau syntaxique, séman-
tique ou pragmatique en explorant différentes options.
(8) a. Jean a pu déplacer la table facilement
b. Jean a pu déplacer la table, comme il a pu ne pas la déplacer

2 Nous reviendrons au chapitre 3 sur cette description.


6 Modalités et temps

Afin de dégager ces paramètres, nous comparerons le cas de a pu avec


celui de ha potuto en italien. On a soutenu (voir notamment Hacquard,
2006) que ha potuto n’a pas d’interprétation épistémique (14). Alors
que cette description n’est pas tout à fait correcte, il demeure néan-
moins que l’interprétation abilitative est plus facile à obtenir et que
peu de locuteurs acceptent l’interprétation épistémique. Nous nous de-
manderons alors pourquoi, en italien, une interprétation est préférée,
en mettant ainsi en abîme les données du français.
(9) Gianni ha potuto spostare il tavolo (abilitatif seulement)
Jean a pu déplacer la table
Pour ce faire, nous prendrons en compte l’interaction de la modalité
avec un certain nombre de paramètres.
Premièrement, nous prendrons en compte le temps (passé) et l’aspect
(perfectif). Nous comparerons les emplois et interprétations de pouvoir
au passé composé avec les interprétations abilitatives et épistémiques de
pouvoir au présent ((10-a)-(10-b)) et à l’imparfait ((11-a)-(11-b)).

(10) a. Jean peut déplacer 200kg (abilitatif)


b. Jean peut être en train de déplacer 200kg (épistémique)
(11) a. Jean pouvait déplacer 200kg (abilitatif)
b. Jean pouvait très bien être en train de déplacer 200kg (épistémique)
En deuxième lieu, en souscrivant à la distinction entre événements (man-
ger, boire …) et états (être grand, être blond …), nous prendrons en compte
la nature éventive / stative de l’événement enchâssé sous la modalité.
Nous noterons en effet qu’en italien la lecture épistémique est
parfaitement possible lorsque l’événement dénoté par l’infinitif est de
type statif (12) et nous proposerons une explication des distributions
observées en français et en italien en proposant une analyse formelle
dérivant les différences entre les deux langues.
(12) Gianni ha potuto essere malato (épistémique)
Jean a très bien pu être malade
Ces considérations nous mènerons à conclure que pour expliquer les
relations entre les interprétations des modalités en interaction avec le
Introduction 7

temps, divers choix doivent être faits. Le premier est celui de décrire
l’interaction entre les différents opérateurs via des structures syntaxiques
différentes ou non (plus spécifiquement, via une interface syntaxi-
co-sémantique qui a recours au mouvement des têtes fonctionnelles
ou qui les laisse en place). Le premier sera le choix de Hacquard (2006)
et Condoravdi (2002) que nous analyserons en détail.
Le deuxième est celui d’adopter un modèle classique à la Kratzer
(1981) pour les modalités, ou un modèle par temps branchant comme
celui de Thomason (1984). Nous passerons en revue ces deux types
de modélisation et expliquerons les prédictions très diverses qu’ils
permettent de tirer, eu égard aux interprétations des modalités en inte-
raction avec le temps.
Le troisième choix est celui de donner à toutes les interprétations
des modalités le même statut (soit en les codant toutes dans l’entrée
lexicale, soit en adoptant une représentation sous-spécifiée en les dé-
rivant par un mécanisme unique), ou alors d’en dériver certaines par
inférence à partir d’autres plus basiques. Ce choix dépendra strictement
de la modélisation et c’est pour cela que la prise en compte de modèles
différents est cruciale pour l’explication de l’ambiguïté des modalités.
Au delà de la relation entre ces deux interprétations, chacune d’entre
elles, prise séparément, pose des questions importantes pour la compré-
hension de la sémantique des expressions a pu et ha potuto.
2.2. En relation avec l’interprétation abilitative, nous nous attarderons sur
ce que l’on appelle l’implicature d’actualité (‘actuality entailment’). Il a
en effet été noté (e.g. Hacquard, 2006) que, lorsque pouvoir est au passé
composé, nier l’existence de l’événement décrit par l’infinitif aboutit
à une contradiction, comme l’impossibilité de poursuivre la phrase en
(14) par ‘mais il ne l’a pas fait’, le montre.
(13) Jean a pu déplacer la table, #mais il ne l’a pas fait
La même observation vaut pour l’italien ha potuto.
(14) Gianni ha potuto spostare il tavolo, #ma non lo ha fatto
On a par ailleurs soutenu (e.g. Mari et Martin, 2007 ; Homer (2010a))
qu’il existe des cas où cette implicature peut être effacée. On a observé
pour le français que le discours en (38) est tout à fait acceptable.
8 Modalités et temps

(15) Le robot a pu repasser les chemises à un stade bien précis de son


développement mais il ne l’a pas fait (Mari et Martin, 2007)

Nous nous demanderons pourquoi cette implicature d’actualité surgit et


quelles sont les conditions qui la favorisent. Nous serons ainsi amenée
à distinguer une interprétation proprement abilitative et une interpré-
tation circonstancielle de a pu (notons que dans plusieurs théories, les
interprétations abilitative et circonstancielle sont confondues). Cette
dernière est plutôt apparentée à la notion de ‘avoir l’occasion de’, plutôt
que ‘avoir la capacité de’ comme c’est le cas pour la lecture à propre-
ment parler abilitative.
Nous noterons également qu’une proportion pertinente de locu-
teurs de l’italien accepte l’emploi abilitatif sans l’implicature d’actua-
lité (16).

(16) Ha potuto parlarle più volte, ma non lo ha fatto


ll a pu lui parler plusieurs fois, mais il ne l’a pas fait

Nous nous demanderons alors pourquoi l’interprétation abilitative de


ha potuto est plus contraignante que celle de a pu, et dans quelles condi-
tions ces contraintes peuvent être infléchies.
Derrière la question de l’implication d’actualité, se cachent aussi
des questions d’ordre général sur l’étude des modalités. La première est
d’ordre lexical. On a soutenu qu’il existe deux pouvoir (e.g. Bhatt, 1999),
dont un implicatif comme en (13)-(14). Il s’agira d’évaluer cette position
et de montrer qu’elle est inadéquate. La deuxième est d’ordre syntaxique.
L’explication de l’émergence de l’implication d’actualité est souvent à
l’origine de théories qui adoptent le mouvement. La troisième est d’ordre
ontologique : on se demandera si l’implication d’actualité ne révèle pas
l’existence d’une catégorie particulière de capacités. Enfin, elle est cru-
ciale pour la compréhension de la relation entre modalité et aspect, car elle
semble surgir uniquement avec le parfait et non avec l’imparfait.
2.3. L’interprétation épistémique de a pu pose un défi aux approches
courantes de cette notion. Comme nous l’avons mentionné, afin d’em-
ployer la modalité dans un sens épistémique, le locuteur doit disposer
de preuves. Le temps d’existence de ces preuves coïncide généralement
Introduction 9

avec le temps auquel on situe la conjecture. Si les preuves sont dispo-


nibles au temps de l’énonciation, la modalité (qui exprime la conjecture)
sera aussi employée au temps présent. L’expression d’après ce que je
sais indique que les preuves sont disponibles au temps de l’énonciation.
En commentant (17-a) on obtient (17-b).

(17) a. D’après ce que je sais, Jean peut très bien être en train de
prendre le train
b. D’après ce que je sais (maintenant), Jean peut (maintenant)
très bien être en train de prendre le train (maintenant)

Lorsque a pu est employé dans un sens épistémique, les preuves sont


disponibles au temps de l’énonciation mais la modalité est au passé.

(18) a. D’après ce que je sais, Jean a très bien pu prendre le train


b. D’après ce que je sais (maintenant), Jean a très bien pu (passé)
prendre le train (dans le passé)

Le passé composé propose alors un défi aux approches qui défendent


l’idée (correcte) que le temps de la conjecture doit coïncider avec le
temps auquel les preuves sont disponibles. Nous explorerons diverses
solutions pour ce défi et proposerons la nôtre.
En prenant en compte les paramètres aspectuels et tempo-
rels, nous nous attarderons sur la différence entre (17-a) et (18-a), et
poserons notamment la question de savoir si l’évaluation épistémique
peut se situer dans le passé ou uniquement au présent. Tout en montrant
qu’il existe des différences d’interprétations (que nous dérivons dans
notre analyse), nous répondrons que aussi bien en (17-a) et en (18-a)
l’évaluation épistémique est au présent, et distinguerons alors le cas de
pouvoir au présent et au passé composé de celui de pouvoir à l’imparfait.
Nous montrerons pourquoi pouvoir à l’imparfait est compatible avec une
lecture épistémique telle que la conjecture décrite est située dans le passé.

(19) D’après ce que je savais, Jean pouvait être blond

L’étude de l’interprétation épistémique de la modalité au passé com-


posé permet également de poser deux questions clé pour une théorie
générale des modalités et du temps.
10 Modalités et temps

Premièrement, il s’agira de comprendre à quel moment l’évaluation


de la modalité épistémique a lieu. On a souvent soutenu qu’il s’agissait
du temps de l’assertion (e.g. Groenendijk and Stokhof, 1975 ; Stowell,
2005 ; Kratzer, 2009), mais on est récemment revenu sur cette vision
(von Fintel and Gillies 2010). L’étude des langues romanes a permis
de mettre en évidence que l’interaction des modalités et de l’aspect est
responsables des choix possibles.
En deuxième lieu, il se pose la question de savoir si l’interprétation
épistémique est toujours codée dans le sens de la modalité ou si elle est
dérivée par inférence. On est ainsi amené à poser la question de la relation
entre lectures circonstancielle et épistémique, une question débattue et pas
entièrement établie depuis les travaux de Kratzer même (Kratzer, 1981).

3. Troisièmement, par delà des questions de sémantique, l’étude du


cas de a pu au passé composé nous permettra de poser des questions
générales d’ontologie.
3.1. Tout d’abord la question de la modalité abilitative nous amène-
ra à discuter les distinctions entre différents types de capacités, ainsi
que les critères d’attribution des capacités. Depuis Aristote (De
Interpretatione, livre IV) on a distingué entre deux types de capacités :
capacité-comme-action et capacité-comme-modalité. L’interprétation
de capacité-comme-action rapproche pouvoir des verbes implicatifs
comme réussir à (à savoir des verbes qui impliquent que l’événement
décrit par l’infinitif a été réalisé). Un parallélisme est ainsi établi entre
a pu et a réussi (20-a)-(20-b).

(20) a. Jean a pu déplacer la table


b. Jean a réussi à déplacer la table
La notion de capacité au sens modal est en revanche dépourvue de cette
implicature d’actualité. Dire ‘un homme peut marcher’ signifie recon-
naître qu’il marche si certaines conditions sont réunies (Aristote, ibid).
Une série de questions d’ordre général surgit alors : tout d’abord,
quel est le statut et le bien fondé de cette distinction entre deux types
de capacités ? La distinction se situe-t-elle sur un plan ontologique
ou sur un plan épistémologique ? On peut en effet reconnaître à Jean
Introduction 11

la capacité de déplacer la table parce qu’il a en effet déplacé la table.


Si cette contrainte épistémologique est correcte, nous devrons alors
nous demander quel est son support sémantique. Pourquoi a pu donne-
t-il lieu a ce raisonnement ?
3.2. Le cas de a pu nous amènera à nous interroger sur la distinction
entre états et événements au plan ontologique. Nous verrons qu’il existe
une forte corrélation entre l’enchâssement d’éventualités de type statif
et sens épistémique d’une part (voir (21-a)) et l’enchâssement d’éven-
tualités de type éventif et sens non-épistémique (abilitatif et déontique)
de l’autre (voir (21-b)).

(21) a. Gianni ha potuto mangiareÉVÉNEMENT tre raclettes di seguito


(abilitatif)
b. Gianni ha potuto avere i capelli biondiÉTAT quando era piccolo
(épistémique)

Cette corrélation est rompue en français où les éventualités éventives


peuvent être utilisées avec une interprétation épistémique de pouvoir au
passé composé (22-a).
(22) a. Jean a pu mangerÉVÉNEMENT trois raclettes à la suite (abilitatif et
épistémique)
b. Jean a très bien pu avoir les cheveux blondsÉTAT quand il était
petit (épistémique)

Nous allons cependant montrer que cette corrélation (entre enchâssement


d’événements et sens abilitatif d’une part et enchâssement d’états et sens
épistémique de l’autre), observée en (21-a)-(21-b), n’est pas anodine. Elle
est liée à une autre corrélation entre sens épistémique et enchâssement
d’une proposition d’une part et entre sens non-épistémique et enchâsse-
ment d’une propriété d’événement de l’autre. Cette corrélation émergera
de manière très claire pour l’italien ha potuto.

Sens de la Type de l’éventualité dans Objet dans la portée de la


modalité la portée de la modalité modalité
1. Sens épistémique Propriétés statives Proposition
2. Sens abilitatif Propriétés éventives Propriété d’événements
12 Modalités et temps

Nous discutons en détail l’hypothèse que dans l’interprétation épisté-


mique potere (It.) agit comme un opérateur propositionnel, alors que
sous l’interprétation abilitative ce verbe sélectionne une propriété
d’événements. Nous expliquerons pourquoi en français cette corréla-
tion est rompue et pourquoi, dans tous les cas, pouvoir agit comme un
opérateur propositionnel.
C’est ainsi que nous allons nous pencher sur la corrélation entre
interprétation épistémique–enchâssement d’une proposition et verbes
d’état d’une part et interprétation non-épistémique–enchâssement d’une
propriété d’événements et verbes non-statifs de l’autre.
L’étude de ces relations nous permettra de poser la question plus
générale de la nature des états et d’essayer de comprendre pourquoi
ils sont plus à même de fournir une matière pour la construction d’une
proposition que les verbes dénotant un événement.

4. Quatrièmement, l’étude du cas de a pu et la comparaison avec l’ita-


lien nous permettront de proposer un modèle de l’évolution au plan
diachronique de l’interprétation des modaux.
Nous allons émettre l’hypothèse que les corrélations entre interpré-
tation épistémique–verbes statif–enchâssement d’une proposition d’une
part et interprétation abilitative–verbes d’événement et enchâssement de
propriétés d’événements de l’autre, représentent le point de départ d’une
évolution qui place le français et l’italien à deux stades différents.
Afin de montrer le sens d’évolution du système, et de corroborer
l’hypothèse selon laquelle l’italien est représentatif d’un stade moins
avancé dans l’évolution, nous allons nuancer les observations et dégager
l’existence d’un système intermédiaire entre deux systèmes standard,
partagé par des locuteurs de l’italien et du français. Nous allons inter-
préter ces faits comme révélant que la corrélation observée en italien
est destinée à se perdre à la faveur d’une seule solution (enchâssement
de proposition pour toutes les interprétations de potere) comme l’on
observe en français.
Le fait que nous soyons en train de décrire un système en mouvement
explique aussi la versatilité des jugements des locuteurs dans les deux
langues. A maintes reprises, afin de dégager les paramètres pertinents,
nous avons du recourir, dans notre recherche, à des jugements relatifs.
Introduction 13

Sur un plan général, cela plaide pour ne pas rechercher de prin-


cipes généraux, valables à travers les langues et toutes les combinaisons
monde-temps, mais plutôt des contraintes, qui, en interagissant de ma-
nière diverse selon les combinaisons monde-temps à travers les langues,
donnent lieu à des effets d’interprétation complexes.

5. Enfin, l’intérêt de l’étude de pouvoir au passé composé, en comparai-


son avec les emplois au présent et à l’imparfait nous permettra d’amen-
der quelque peu le modèle standard du traitement des modalités. Tout
en gardant le canevas du cadre standard de Kratzer (1981), nous re-
viendrons notamment sur une idée centrale avancée en logique modale
et dans la théorie standard proposée par Kratzer (1977,1981,1991).
Comme nous le rappelons au chapitre 1, la notion clé sur laquelle re-
pose l’analyse des modalités dans cette tradition est celle de monde.
Plus spécifiquement, la modalité épistémique est comprise comme un
quantificateur sur des alternatives. Nous soutenons que l’effet épisté-
mique est dérivé comme une inférence : la proposition est vraie dans
un monde possible mais le locuteur ne sais pas si le monde fait partie
des mondes dans lesquels la proposition est vraie. Nous introduisons
ainsi l’idée d’une multidimensionalité des modaux épistémiques.
Cette étude est structurée en 9 chapitres. Au chapitre 2, nous pré-
sentons les modèles formels pour le traitement des modaux en logique
et en sémantique. Nous procédons nécessairement à une sélection des
approches disponibles, ayant comme souci d’introduire les principaux
outils d’analyse pour le traitement des modalités dans le langage natu-
rel. Nous commençons par passer en revue les approches axiomatiques,
puis l’approche de Kratzer (1977,1981) et enfin les modèles prenant en
compte les modalités en interaction avec le temps (Thomason, 1984).
Nous discutons ici quelques problèmes empiriques soulevés par ces
approches, mais restons à un niveau théorique, sans nous pencher en
premier lieu sur les faits.
Le chapitre 3 pose en revanche des questions empiriques ayant
trait à la distinction entre verbes à contrôle et verbes à montée. Nous
avons mentionné plus haut que l’ambiguïté des modaux est parfois ré-
duite à une ambiguïté de structure. Nous discutons les principales théo-
ries dans la littérature française (e.g. Sueur, 1979, Tasmowski, 1980) et
14 Modalités et temps

anglophone (e.g. Jackendoff, 1972 ; Brennan, 1983 ; Wumbrandt, 1999).


Le but du chapitre sera de nous munir d’une batterie de tests que nous
pourrons réutiliser par la suite.
Ensemble, les chapitres 2 et 3 forment une introduction à l’étude
des modalités en interaction avec le temps, dans la langue. Nous nous
occupons indistinctement de pouvoir et devoir et introduisons divers
problèmes ayant trait aux interprétations épistémiques, déontiques et
abilitative.
A partir du chapitre 4, nous entrons dans le vif du sujet concer-
nant la relation entre modalité et temps et les traitements en linguis-
tique formelle. Nous considérons le cas de a pu, au travers de l’étude
proposée par Hacquard (2006) que nous analysons et discutons très
en détail. Nous nous penchons aussi scrupuleusement sur l’analyse
de données similaires de Condoravdi (2002) pour l’anglais. Ces deux
théories, tout en abordant la question de l’ambiguïté des modaux en
relation avec le temps, et bien qu’adoptant toutes deux des solutions
de type structural, expliquent finalement de manières très diverses les
sources des ambiguïtés, dans deux cadres formels distincts : celui de
Kratzer et celui du temps branchant, que nous aurons introduits au
chapitre 2.
Dans la discussion menée dans ces trois premiers chapitres, il ap-
paraîtra que la modalité abilitative est quelque peu sui generis. Nous
dédions le chapitre 5 à la discussion de la notion de capacité et de son
traitement dans les approches philosophiques. Au plan empirique, nous
ajoutons de nouveaux faits relatifs au cas de a pu qui invalident les
approches structurales et qui ont été analysés dans une perspective on-
tologique. Nous discutons notamment la distinction entre capacités gé-
nériques et spécifiques et montrons comment cette distinction tient en
langue. Nous montrons aussi les limites des approches ontologiques et
poursuivons ainsi notre recherche empirique et formelle.
Une recherche empirique poussée est présentée au chapitre 6, où
nous revenons sur trois défis que pose le cas de a pu dans son interpré-
tation épistémique et abilitative. Nous résumons les faits dans l’optique
de ces trois défis, et discutons de nouvelles données nous menant vers
un traitement original de l’ambiguïté de a pu.
Introduction 15

Au plan théorique, une nouvelle analyse est proposée au chapitre 7,


où nous comparons a pu à l’italien ha potuto. Nous adoptons ici une
perspective synchronique, puis comparative, et enfin diachronique.
Nous comparons enfin a pu à peut et pouvait au chapitre 8, pour
lesquels nous fournissons également une analyse compositionnelle.
Le chapitre 9 conclut cette étude.
Cette étude peut être utilisée comme une introduction critique à
l’étude des modalités en interaction avec le temps. La nouvelle analyse
que nous y proposons sera évidemment considérée avec précaution.
Outre présenter une nouvelle solution pour le traitement de l’ambiguïté
des modaux, cette analyse montre comment des paramètres de natures
diverses interagissent dans la détermination du sens des modalités. On
retiendra que toute systématisation voulant réduire la complexité des
interprétations à un seul mécanisme syntaxique, sémantique ou prag-
matique sera forcément trop grossière pour rendre compte d’effets de
sens fins.
Cependant, par delà la diversité des comportements des diffé-
rentes combinaisons mondes / temps à travers les langues, va se dessi-
ner un champ gouverné par des principes, certes complexes, mais tout
de même bien identifiables. Nous dégagerons alors des régularités qui
nous permettront d’appréhender la variété des sens au sein d’une ap-
proche lexicale par sous-spécification.
2. Logiques (temporo)-modales :
Modèles et problèmes linguistiques

2.1 Préambule

L’objectif de ce chapitre est d’introduire les approches principales


en logique modale pour le traitement des verbes modaux pouvoir et
devoir en langue naturelle. Tout en présentant les notions fondamen-
tales, son but n’est pas de proposer une introduction complète aux
différents modèles et systèmes en logique modale. Nous choisissons
une série limitée d’approches, en nous concentrant sur celles qui
ont été exploitées en sémantique. Nous considérerons trois grandes
étapes du mouvement qui a amené les chercheurs des systèmes axio-
matiques développés en logique modale à l’élaboration de modèles
plus aptes à comprendre l’interprétation des verbes pouvoir et devoir.
Nous commencerons ainsi par rappeler brièvement les fondements
syntaxiques et sémantiques des systèmes axiomatiques en logique
modale en section 2.2. Nous considérerons ensuite le modèle de
Kratzer (1977,1981) dans la section 2.3. Ces deux approches tiennent
uniquement compte des mondes possibles. Nous considérons enfin
la sémantique temporo-modale qui tient compte de l’évolution des
mondes dans le temps en section 2.4. La section 2.5 conclut briève-
ment le chapitre.
18 Modalités et temps

2.2 Notions de base de logique modale et extensions au


langage naturel

2.2.1 Cadres et modèles

Notions de base
Le premier pas dans la construction d’un système en logique consiste à
spécifier son langage (1).
(1) Définition du langage
1. Phrases atomiques. Un nombre infini de variables p, q … sont
des phrases du langage.
2. Négation. Si α est une phrase du langage, ¬α est une phrase du
langage.
3. Conjonction, disjonction, implication. Si α et β sont des
phrases du langage, alors (α ∧ β), (α ∨ β), (α → β) sont aussi
des phrases du langage.
4. Nécessité et possibilité. Si α est une phrase du langage, alors
α et α sont aussi des phrases du langage.
Pour construire la sémantique de la logique modale nous commençons
par la définition d’un cadre F. Un cadre consiste en un ensemble non
vide W dont les membres sont des mondes possibles, et une relation
binaire R qui relie (ou pas) les mondes possibles dans W. R est une
relation d’accessibilité entre les mondes.
(2) Cadre. F = 〈W, R〉
Lorsque l’on spécifie la valeur de vérité des phrases atomiques dans
chaque monde on construit un modèle. Un modèle est ainsi un triplet
W, R, V où V est une fonction de valuation qui assigne à chaque phrase
atomique la valeur ‹vrai› ou la valeur ‹faux› dans un monde donné.
(3) Modèle. M = 〈W, R, V 〉
V (w, α) = 1 signifie que α est vraie en w. V (w, α) = 0 signifie
que α  est fausse en w. On écrira aussi 9α=w,M = 1 pour V (w, α) = 1
et 9α=w,M = 0 pour V (w, α) = 0.
Logiques (temporo)-modales 19

On peut alors définir la notion de vérité dans un modèle donné M,


pour un monde donné w ∈ W.

(4) Vérité dans un modèle. Pour tout modèle M = 〈W, R, V 〉 et tout


monde w ∈ W, VαBw,M = 1 si et seulement si l’une des conditions
suivantes est satisfaites ( VαBw,M = 0 sinon).
1. α est une formule atomique et VαBw,M = 1
2. α est de la forme ¬β et VβBw,M = 0
3. α est de la forme β ∧ γ et VγBw,M =1 et VβBw,M =1
4. α est de la forme β ∨ γ et VγBw,M =1 ou VβBw,M =1
5. α est de la forme β → γ et VγBw,M = 0 ou VβBw,M =1
6. α est de la forme β et pour tous les v tels que R(w, v), VβBv,M = 1
7. α est de la forme β et pour certains v tels que R(w, v), VβBv,M =1

La condition 6. stipule que β est vrai dans w si et seulement si β est


vrai dans tous les mondes accessibles à partir de w. La condition 7. sti-
pule que β est vrai dans w si et seulement si β est vrai dans certains
mondes accessibles à partir de w.
Il est possible de définir différents types de cadres selon les proprié-
tés de la relation d’accessibilité. Une relation d’accessibilité peut être
réflexive, symétrique, transitive ou sérielle1.
(5) 1. réflexive ssi R(w, w) pour tout w ∈ W
2. symétrique ssi (si R(w, w′) alors R(w′, w)) pour tout w, w′ ∈ W
3. transitive ssi ((si R(w, w′) et R(w′, w′′)) alors R(w, w′′)
4. sérielle ssi pour tout w ∈ W il existe un w′ ∈ W tel que R(w, w′)
Selon que la relation est réflexive, symétrique, transitive ou sérielle, un
cadre est dit réflexif, symétrique, transitif ou sériel. R est une relation
d’équivalence si et seulement si elle est réflexive, symétrique, transi-
tive ou sérielle. Un cadre où la relation d’accessibilité est une relation
d’équivalence est un cadre dit équivalent.
Différents types de cadres définissent différents types de logiques
(voir Mendelson et Fitting, 1998)
1 L’abréviation ‹ssi› signifie ‹si et seulement si›.
20 Modalités et temps

Système Conditions sur les cadres


1 K pas de condition
2 D sérialité
3 T reflexivité
4 B réflexivité, symétrie
5 K4 transitivité
6 S4 réflexivité, transitivité
7 S5 réflexivité, symétrie, transitivité

On définit enfin la notion de validité.


(6) Une phrase α est valide dans un modèle M = 〈W, R, V 〉 ssi VαBw,M =1
pour tous les mondes w ∈ W.
(6) stipule que α est vraie pour tous les membres w de W.
(7) Une phrase α est valide dans un cadre F ssi pour toute fonction de
valuation V, α est valide dans le modèle M = 〈F, V 〉.
(7) est plus générale que (6) car elle stipule que α est vraie dans tous
les modèles qui partagent le même cadre (i.e. le même ensemble de
mondes et les mêmes relations d’accessibilité). Pour tous ces modèles,
quelle que soit la vérité des autres phrases, α est toujours vraie.
On dira par exemple qu’une phrase α est S4-valide ssi elle est vraie
dans tous les cadres tels que la relation d’accessibilité entre les mondes
de ces cadres est réflexive et transitive.

Systèmes d’axiomes et langage naturel


Systèmes et axiomes Les premières formalisations en logique mo-
dale étaient basées sur un système d’axiomes (Lewis, 1918 ; Gödel,
1933). Notre but ici n’est pas de passer en revue et de commenter
chaque axiome, mais de révéler l’esprit de l’analyse et considérer sa
pertinence pour l’étude du langage naturel.
Nous présentons donc simplement un tableau avec les axiomes et
leurs noms.
Logiques (temporo)-modales 21

Nom de l’axiome Axiome


K (p → q) → ( p→ q)
T p→p
B p→ p
D p→ p
S4 p→ p
E p→ p

Tous les axiomes ne sont pas valides dans tous les cadres (et donc tous
les systèmes).
Le tableau suivant résume les systèmes avec leur nom, les axiomes
valides dans chaque système, et le type de cadre qui les définit.

Nom du système Nom de l’axiome Conditions sur le cadre

K K pas de condition
T K,T réflexivité
B K,T,B symétrie
D K,D sérialité
S4 K,T,4 transitivité
S5 K,T,E équivalence

Nous considérons, à titre d’exemple, quelques axiomes qui ont


apporté un éclairage sur des faits linguistiques, et en particulier les
axiomes T et D (nous revenons sur S4 plus bas).
L’axiome T (i.e. p → p) est valide dans un modèle dont le cadre
est réflexif (voir la figure (8)) p → p est vrai en w. En effet, p est vrai
en w, et w étant accessible à lui même, p y est vrai aussi (si p n’est pas
vrai en w, p ne l’est pas non plus et l’implication p → p est aussi
vraie en w).
(8)
22 Modalités et temps

L’axiome T n’est en revanche pas valide dans un cadre de type sériel


(voir figure (9)) w′ est le seul monde accessible de w. p est vrai en w′,
donc p est vrai en w. En revanche p n’est pas vrai en w. Donc p → p
n’est pas vrai en w.

(9)

L’axiome D ( p → p) est valide dans des cadres qui sont sériels et


réflexifs (tous les cadres réflexifs sont sériels). (9) illustre un modèle
d’un cadre sériel. Ici, en w, p et p sont vrais, donc p → p est
vrai en w. (8) illustre un modèle d’un cadre réflexif. Ici p et p sont
également vrais en w. De même, p → p est vrai en w.

Les cadres épistémique et déontique Nous n’irons pas plus loin avec
les approches basées sur les axiomes. Ce qui peut intéresser un linguiste
est de déterminer quel système est apte pour rendre compte des inter-
prétations possibles des modaux. Par exemple, devons nous adopter un
système T ou D lorsqu’il s’agit de modalité épistémique ? Devons nous
adopter T ou D lorsqu’il s’agit de modalité déontique ?
Faisons un pas en arrière et revenons à la notion de monde possible.
Qu’est-ce qu’un monde possible ?
Un monde possible est avant tout un monde au sens commun de ce
terme. Un monde comme le nôtre. Notre monde est un des agencements
possibles des faits à travers l’histoire. Les mondes possibles qui ne sont pas
le monde actuel divergent du monde actuel à divers degrés. Certains sont
proches (le seul détail qui change est que j’ai les cheveux courts), certains
sont très différents (ce sont par exemple les mondes où les chevaux volent).
La relation d’accessibilité entre les mondes, elle, varie. Deux cas
sont l’accessibilité épistémique et l’accessibilité déontique. On peut
alors définir un cadre épistémique et un cadre déontique.

(10) Cadre épistémique


F = 〈W, R 〉 est un cadre épistémique ssi, pour un certain individu i :
W = l’ensemble des mondes possibles
Logiques (temporo)-modales 23

R = la relation qui existe entre deux mondes w et w′ telle que tout


ce que i sait en w est vrai en w′.
(11) Cadre déontique
F = (W, R) est un cadre déontique ssi, pour un certain système de
règles r :
W = l’ensemble des mondes possibles
R = la relation qui existe entre deux mondes w et w′ telle que
toutes les règles établies en w sont suivies en w′.

Si on en revient alors aux axiomes, on voit aisément que les cadres épis-
témiques et déontiques diffèrent à l’égard des axiomes qu’ils autorisent.
Dans le cadre de la logique épistémique (Hintikka, 1962), est équivalent
à ‹savoir›. Un cadre épistémique autorise l’axiome T ( p → p). Si je
sais (i.e. ) p en w, alors p est vrai en w. Par exemple, si ‹je sais qu’il
pleut› est vrai en w, alors ‹il pleut› est aussi vrai en w.
On a soutenu qu’un cadre déontique n’est en revanche pas réflexif et
que l’axiome T n’est pas valide pour le déontique. L’idée centrale est qu’une
phrase comme ‹il ne faut pas voler› est vraie en w, mais il n’est pas vrai
qu’on ne vole pas en w. Cette idée est défendue en particulier par Ninan
(2005) et Portner (2009). Il suit, comme le soutiennent les auteurs, que les
déontiques ne sont pas compatibles avec les actions passées, car celles-ci
ont été forcément réalisées (ou non) en w. Ils soutiennent que (12) n’a pas
d’interprétation déontique, mais seulement épistémique, signifiant ‹d’après
ce que je sais, il est nécessaire qu’il ait acheté les billets›. Il nous semble que
cette conception de l’interprétation déontique ne soit pas tout à fait convain-
cante. (12) a une interprétation déontique comme (13) le montre.
(12) (#)Tu dois avoir acheté les billets (ok épistémique, #déontique,
d’après Ninan, 2005)
(13) Tu dois avoir acheté les billets pour rentrer au théâtre
Enfin, l’axiome S4 ( p → p) caractérise aussi les cadres
épistémiques. Cet axiome traduit la condition d’introspection positive :
si je sais p en w, alors je sais que je sais p en w. Tout cadre transitif satis-
fait cet axiome. La transitivité assure que, si un monde w′ est accessible
de w et que w′′ est accessible de w′, alors w′′ est aussi accessible de w.
24 Modalités et temps

Soulignons que ‹je sais› correspond à ici. Soient alors trois mondes,
w, w′, w′′ dans lesquels p est vrai. En w, p est vrai car p est vrai dans
tous les mondes accessibles à partir de w. p y est aussi vrai car
p est aussi vrai dans tous les mondes qui lui sont accessibles. Donc
p→ p est vrai en w.
Cela garantit par ailleurs que, dans tous les mondes compatibles
avec les croyances que le locuteur a en w, le locuteur a toutes les
croyances qu’il a en w. Voici un cas que cet axiome permet d’exclure.
Soit w′ accessible à partir de w, et un w′′ accessible de w′ mais non pas
de w (le cadre n’est donc pas transitif). Admettons que p soit vrai en w′
et ne soit pas vrai en w′′. Cela mène à la situation impossible que, dans
deux mondes accessibles (i.e. deux mondes qui sont compatibles avec
les mêmes connaissances), le locuteur a deux connaissances contradic-
toires : il sait p en w et ¬p en w′ (i.e. ¬p est vrai en w′′).

2.2.2 Extension simple au langage naturel

Nous venons de voir que know est traité comme . Lorsque l’on passe
du cadre logique à celui du langage naturel, on établit une correspon-
dance entre les expressions de l’un et de l’autre. C’est ainsi qu’on
considère que, en langue naturelle, et se traduisent comme devoir
et pouvoir. p correspond à l’expression du langage naturel ‹il doit p›
ou ‹il est nécessaire que p› et p correspond à l’expression du langage
naturel ‹il peut p› ou ‹il est possible que p›. Quelle est la nature de
‹p› dans ‹il peut / doit p› c’est une question très complexe sur laquelle
nous revenons longuement tout au long de cet ouvrage. Admettons pour
l’instant qu’il s’agit d’une proposition.
La logique modale fournit ainsi des outils pour analyser les modaux :
1. Force des modaux. Un modal M est classé comme opérateur de né-
cessité ou comme opérateur de possibilité.
Dans une langue comme le français, pouvoir est classé comme un
opérateur de possibilité, devoir de nécessité. Dans une langue comme
l’anglais ou l’allemand, il existe plusieurs expressions de la possibi-
lité et de la nécessité. Must, should, would, will sont classés comme
Logiques (temporo)-modales 25

opérateurs de nécessité. May, might, can, could comme opérateurs de


possibilité2.
Ces opérateurs ont des forces différentes : par exemple, must est
décrit comme plus fort que should. Portner (2009) rend intuitivement
cela en expliquant que l’impact de la règle exprimée par must est plus
fort que l’impact de la règle exprimée par should. Les exemples et
explications en (14) sont dûes à Portner (2009 : 34)3.
(14) a. I’m a month late in returning the semantics students’ as-
signments. I must grade them this weekend (potential nega-
tive impact if I don’t : the semantics students are very upset)
J’ai un mois de retard dans la restitution des devoirs à mes
étudiants de sémantique. Je dois les noter ce week-end (po-
tentiel d’impact négatif : les étudiants en sémantique sont très
vexés)
b. I’m also two days late in returning the syntax students’
assignments. I should grade them this weekend as well
(potential negative impact : the syntax students are some-what
upset). J’ai aussi un retard d’un ou deux jours dans la restitu-
tion des devoirs à mes étudiants de syntaxe. Je devrais aussi les
noter ce week-end (potentiel d’impact négatif : les étudiants en
syntaxe sont un peu vexés)
Le seul moyen pour rendre la différence entre les forces de ces opéra-
teurs est de faire varier la taille du domaine sur lequel ils opèrent.
Notons cependant que, si l’on calque les expressions du langage
naturel sur les expressions du langage logique (tel que nous l’avons
décrit jusqu’ici), la classification des modaux en fonction de leur force
repose sur une distinction binaire : il s’agit tantôt de modaux de néces-
sité, tantôt de modaux de possibilité.

2 Il existe une vaste littérature sur chacun de ces opérateurs et leur nature. La classifi-
cation proposée n’est qu’indicative et grossière. Nous suivons en particulier Portner,
2009.
3 Notons que cette différence existe entre devoir à l’indicatif et au conditionnel en
français.
26 Modalités et temps

2. Relations d’accessibilité. Un modal est associé avec un certain en-


semble de relations d’accessibilité AM. Ces relations d’accessibilité
sont de natures diverses. Nous avons considéré plus haut les relations
d’accessibilité épistémique et déontique. Il existe d’autres relations
d’accessibilité. Par exemple, la relation d’accessibilité boulétique qui
détermine une relation entre deux mondes w et w′ telle que tous les
désirs d’un individu i en w sont réalisés en w′.
On peut décrire très finement les relations d’accessibilité. Par
exemple, pour la relation d’accessibilité déontique on pourra distinguer
la source des règles en vigueur en w : des règles déterminées par les
lois d’un état, par mon immeuble, par la maîtresse de mon fils … On
peut ainsi concevoir qu’un modal soit associé à un ensemble infini de
relations d’accessibilité.
3. Sens des modaux
Enfin, la logique modale nous fournit un cadre formel pour situer diffé-
rentes expressions de nécessité et de modalité.
(15) Sens de devoir. Si M est un opérateur de nécessité, pour chaque
relation d’accessibilité R ∈ AM une phrase de la forme Mβ est
interprétée comme β dans le cadre 〈W, R 〉.
(16) Sens de pouvoir. Si M est un opérateur de possibilité, pour chaque
relation d’accessibilité R ∈ AM une phrase de la forme Mβ est in-
terprétée comme β dans le cadre 〈W, R 〉.
Notons enfin que les modaux, dans le cadre de la logique modale clas-
sique, sont interprétés comme ambigus. Chacun d’entre eux est en effet
associé à un ensemble de relations d’accessibilité. Leur sens est finale-
ment déterminé par le type de relation d’accessibilité sélectionnée dans
un contexte donné.

2.2.3 Problèmes

Tout en jetant les bases du traitement des modalités en logique et en lin-


guistique, cette modélisation présente des inconvénients lorsqu’on essaie
de l’étendre telle quelle à l’analyse du langage naturel. Nous considérons
Logiques (temporo)-modales 27

ici brièvement trois questions, qui nous permettront d’introduire les déve-
loppements qui ont suivi dans la littérature en sémantique formelle.

L’indexicalité des modaux La notion d’accessibilité épistémique telle


qu’elle est donnée dans les approches que nous venons de considérer ne
semble pas tout à fait satisfaisante. La connaissance varie en effet selon le
temps et les individus, et plus généralement selon le contexte. C’est pour-
quoi la relation d’accessibilité doit être relativisée à un contexte donné.
La nouvelle définition d’une relation d’accessibilité épistémique
est donnée en (17). Soit fI la fonction qui associe à un contexte donné c
le locuteur dans ce contexte.4
(17) Relation d’accessibilité épistémique
A est une fonction de relation d’accessibilité épistémique ssi :
Pour tout contexte c dans le domaine de A, A(c) est la relation qui
existe entre deux mondes w, w′ ssi tout ce que fI (c) sait en c en w
est aussi vrai en w′.
On enrichit ainsi la liste des paramètres pour l’évaluation des modaux.
La dénotation d’une expression α est calculée relativement à un monde
w, un modèle M et un contexte c. On écrira ainsi 9α=w,c,M Les valeurs de
vérité de p et p sont ainsi redéfinies :
(18) 9 β=w,c,M =1 ssi pour tout v tel que A(c)(w, v), 9β=v,c,M =1

(19) 9 β=w,c,M =1 ssi pour certains v tel que A(c)(w, v), 9β=v,c,M =1

Degrés de nécessité et de possibilité Le modèle logique ne semble


par ailleurs pas assez expressif pour représenter les nuances de degré,
comme par exemple : il y a une bonne possibilité que, il y a une mince
possibilité que, il est probable que, il est fort probable que ….
Kratzer (1981) proposera une extension du modèle logique capable de
rendre compte de ces nuances. Nous la considérerons dans la section 2.3.

4 Pour une discussion de la notion de contexte, et notamment la distinction entre ce


que l’on a appelé ‹caractère› et ‹contenu› d’une expression, voir Kaplan, 1989.
Nous n’avons pas besoin d’introduire ici ces distinctions, et nous nous bornons à
donner une idée du problème traité.
28 Modalités et temps

Ambiguïté Enfin, le modèle logique induit à représenter les modaux


comme ambigus. Comme nous l’avons vu plus haut, chaque modal
est associé à un ensemble de relations d’accessibilité qui, au final,
déterminent ses sens possibles. Dans un contexte donné l’une de ces
relations est choisie. Nous avons aussi vu qu’il existe potentiellement
une infinité de relations d’accessibilité, comme dans le cas de l’inter-
prétation déontique, qui peut être déclinée de plusieurs façons selon la
source de la règle. Cette multiplication de relations d’accessibilité est
codée dans l’entrée lexicale de chaque auxiliaire modal. Comme nous
allons le voir dans la section suivante une solution plus élégante peut
être proposée en termes de précisification (ou spécification) contex-
tuelle (Pinkal, 1979).

2.3 La logique du système de Kratzer et son


application en sémantique

2.3.1 La logique du système de Kratzer

La logique modale fournit essentiellement trois outils pour l’analyse


des modaux en langue naturelle :
1. La distinction entre et (i.e. la distinction entre modaux de né-
cessité et modaux de possibilité)
2. La notion d’ensemble de mondes possibles W
3. La notion de relation d’accessibilité R entre les mondes
Le système de Kratzer de 1977 traduit en termes nouveaux le sys-
tème modal hérité de la logique modale. En 1981, Kratzer développe
en revanche ce système en apportant une solution pour le traitement
des degrés de possibilité et de nécessité. Nous présentons d’abord
le système de Kratzer de 1977, en introduisant sa terminologie
spécifique. Nous nous arrêterons ensuite sur son développement
de 1981.
Logiques (temporo)-modales 29

Background conversationnels et relations d’accessibilité


En revenant sur les notions de base de la logique modale, dans son
travail de 1977 Kratzer traduit la notion d’accessibilité entre les mondes
en de nouveaux termes.
Tout d’abord, Kratzer introduit explicitement la notion de monde
comme ensemble de propositions qui sont vraies dans ce monde. Les
notions de vérité, conséquence logique, consistance, et compatibilité
logique sont ainsi définies.

(20) Vérité d’une proposition. Une proposition p est vraie dans


le monde w ∈ W si et seulement si w ∈ p. Sinon p est fausse
dans w.
(21) Conséquence logique. Une proposition p suit d’un ensemble de
propositions A si et seulement si p est vraie dans tous les mondes
en W où toutes les propositions A sont vraies.
(22) Consistance. Un ensemble de propositions A est consistant si et
seulement si il y a un monde en W où toutes les propositions dans
A sont vraies.
(23) Compatibilité logique. Une proposition p est compatible avec un
ensemble de propositions A, si et seulement si A ∪ {p} est un en-
semble de propositions consistant.

L’idée qui fonde le système Kratzerien est que les modaux ne sont pas
ambigus, mais sous-spécifiés. Il n’existe pas d’après Kratzer une mul-
titude d’entrées pour le mot must (must déontique, must épistémique,
must circonstanciel etc …), mais une seule. Le sens des modaux est
partiellement déterminé par le contexte. En particulier, le contexte spé-
cifie la relation d’accessibilité. La relation d’accessibilité détermine
le domaine de quantification du modal, appelé aussi base modale.
En déterminant la base modale, le contexte spécifie donc le sens des
modaux. En effet, la nature de la base modale varie : elle contient
tantôt les mondes compatibles avec des préférences (interprétation
déontique), avec des désirs (interprétation boulétique), avec ce qui est
connu (interprétation épistémique), etc. …
30 Modalités et temps

Tout comme le contexte, des expressions dédiées de la langue


peuvent déterminer la base modale, et en particulier des ajouts comme
au vu de ce que je sais, selon moi, … . Ces ajouts pourvoient un back-
ground conversationnel f, à savoir une fonction d’un monde à un
ensemble de propositions.
Kratzer considère qu’une proposition est un ensemble de mondes.
w ∈ p signifie que la proposition p est vraie en w. f (w) est un ensemble
de propositions et donc un ensemble d’ensembles de mondes.
En supposant que f (w) = { p1, p2, p3, …}, ∩f (w) = ∩p1, p2, p3,.… ∩f (w)
est l’ensemble des mondes dans lesquels toutes les propositions en f (w)
sont vraies. On peut alors définir la relation d’accessibilité dans ce
cadre. Les mondes accessibles à partir de w sont compris dans ∩f (w),
i.e. les mondes accessibles à partir de w sont les mondes dans lesquels
toutes les propositions vraies en w sont aussi vraies.
Deux sortes de backgrounds conversationnels vont être importants
pour l’étude que nous menons ici : le background réaliste et le back-
ground épistémique, définis respectivement en (24) et (25).
(24) Background réaliste. Un background conversationnel réaliste
est une fonction f qui assigne des ensembles de propositions aux
membres de W, telles que, pour tout w ∈ W, w ∈ ∩f (w) (i.e. f as-
signe à chaque monde possible w, l’ensemble des mondes dans
lesquels les propositions vraies en w sont aussi vraies).
(25) Background épistémique. Un background conversationnel
épistémique est une fonction f qui assigne des ensembles de pro-
positions à des membres de W tels que, pour tout w ∈ W, f (w)
contient toutes les propositions qui sont une connaissance établie
dans w, pour un groupe donné, une personne donnée. …
L’interprétation circonstancielle des expressions de la modalité en
langue naturelle repose sur un background réaliste. En (26) ce sont les
circonstances (l’état des allergies de Jean) qui déterminent son incapa-
cité à boire du lait de vache. L’interprétation épistémique de la modalité
en langue naturelle repose sur un background épistémique. En (26) l’in-
terprétation de pouvoir fait appel aux connaissances du locuteur.
(26) Jean ne peut pas boire de lait de vache
Logiques (temporo)-modales 31

(26) Jean peut être en train de parler à Sylvie


Une fois le background choisi, a l’aide de la définition de conséquence
et de compatibilité logique, Kratzer définit les modaux de nécessité et
de possibilité comme suit :
(27) Une proposition est une nécessité simple dans un monde w et
un background conversationnel f si et seulement si elle suit de
f (w).
(28) Une proposition est une possibilité simple dans un monde w et un
background conversationnel f si et seulement si elle est compa-
tible avec f (w).
Note sur la relation entre l’interprétation épistémique et le
background réaliste
Nous voudrions attirer l’attention sur deux points. Le premier concerne
l’ambiguïté des modaux. Kratzer explique que ceux-ci sont sous-
spécifiés et que le contexte détermine la base modale, en déclenchant
ainsi l’une des interprétations possibles. Toutefois, il est nécessaire de
spécifier, dans l’entrée lexicale du modal, les backgrounds avec lesquels
il est compatible. Pour must de l’anglais, on spécifiera ainsi qu’il est com-
patible avec le background conversationnel déontique et épistémique, et
ainsi de suite. Spécifier cela dans l’entrée lexicale revient à énumérer les
sens que les modaux peuvent prendre, et l’on peut se demander si cela
ne revient pas à les traiter comme ambigus.
Il existe cependant une relation profonde entre les différentes bases
modales que Kratzer ne manque pas de noter et qui est, à notre sens,
l’un des points les plus délicats pour le traitement des modaux. Ce
point concerne la relation entre les backgrounds réaliste et épistémique.
Puisque cette relation est centrale dans notre travail, nous voudrions
nous arrêter sur la vison de Kratzer de cette relation. L’auteur s’attarde
sur la discussion de l’exemple suivant.
(29) a. In dieser Gegend können Zwetschgenbäume wachsen
Dans cette zone peuvent des-pruniers grandir
b. Es kann sein, dass in dieser Gegend Zwetschgenbäume wachsen
Il peut être que dans cette zone des-pruniers grandissent
32 Modalités et temps

L’exemple (29-a) a une interprétation circonstancielle (ou réaliste),


alors que (29-b) a une interprétation épistémique. Voici comment
Kratzer rend la différence dans son cadre.

«… Suppose I am traveling in an exotic country and discover that the soil


and climate are very much like that in my own country, where plum trees
prosper everywhere. In such a situation, an utterance of (29-a) in its cir-
cumstantial sense would probably be true. But (29-b) could very well be
false, given that this country had no contacts whatsoever with western civi-
lization and the vegetation is altogether different from ours. Since we know
this, it is impossible in view of what we know that plum trees grow in this
area. …»

« Supposez que je sois en train de voyager dans un pays exotique et que je


découvre que le sol et le climat ressemblent fortement à celui de mon pays,
où les pruniers prospèrent partout. Dans une telle situation (29-a), sous
l’interprétation circonstancielle serait probablement vraie. Cependant,
(29-b) pourrait être fausse, étant donné que ce pays n’a pas eu de contact
avec la civilisation occidentale et que la végétation est dans l’ensemble
différente de la nôtre. Du moment que l’on sait cela, il est impossible, au
vu de ce que nous savons, que les pruniers poussent dans cette partie du
monde ».

A partir de là, Kratzer conclut que lorsque la phrase est interprétée de


manière circonstancielle, on néglige une série de faits. La différence
entre les deux interprétations consisterait alors en la prise en compte
d’une ‹quantité› différente de faits.
Quelques pages plus loin (ibid. 306) l’auteur ajoute que moda-
lités circonstancielle et modale reposent toutes deux sur un back-
ground réaliste mais impliquent une catégorisation différente des
faits.
Il nous semble que plusieurs questions surgissent à ce stade. On a
vu qu’il est possible de définir un background réaliste et un background
épistémique. Pourquoi reconsidère-on l’idée qu’une interprétation
épistémique repose sur un background réaliste ? Si ‹ce que je sais›
repose sur une base modale réaliste, quelle est exactement la contri-
bution de la catégorisation évoquée ? Peu de travaux sur les modaux
essaient de répondre à ces questions, en se penchant sur les sources
Logiques (temporo)-modales 33

de l’interprétation circonstancielle et épistémique ainsi que sur leurs


relations (Hacquard 2006 est l’un des travaux les plus aboutis sur ce
point ; voir chapitre 4). La plupart du temps la notion d’interprétation
épistémique est prise comme une primitive de la théorie et les modaux
circonstanciels et épistémiques sont lexicalement (et syntaxiquement)
distingués les uns des autres (e.g. Cinque, 1999). Nous montrerons, à la
suite de Condoravdi (2002), que la différence n’est pas d’ordre lexical,
mais se situe à l’interface entre sémantique et pragmatique et dépend
crucialement (i) de l’interaction entre opérateurs temporels et modaux
et (ii) du choix du modèle.

La source d’ordre
Dans ses travaux de 1981, Kratzer revient sur les notions de nécessi-
té et de possibilité simple qu’elle a établies en 1977 pour expliquer
qu’elles ne sont pas à même de représenter une série de faits des lan-
gues naturelles.
En particulier, l’auteur montre qu’elles ne sont pas à même de
rendre compte des degrés de nécessité et de possibilité.
Suivons Kratzer avec le scénario du meurtre. Un touriste a été tué à
Paris. Il y a une bonne possibilité que le concierge de l’hôtel soit le meur-
trier. Il y a une infime possibilité que quelqu’un qui habite en Australie et
qui n’a jamais quitté l’Australie ait tué le touriste. Que révèlent les expres-
sions ‹il est bien possible que› et ‹il y a une infime possibilité que› ? Qu’il
existe des mondes qui sont plus ‹proches› que d’autres. Notons que, dans
les deux cas, la base modale est épistémique. Quels sont alors les mondes
les plus proches ? D’après Kratzer on mesure la ‹distance› des mondes
relativement au cours ‹normal› des événements. Il est en effet très peu
probable qu’une personne de l’autre bout du monde ait pu tuer un touriste
à Paris.
Cette ‹distance› prend différentes couleurs. ‹Les lois›, ‹mes plans›, ‹mes
souhaits›, ‹ma conception de la vie› sont des sources d’ordonnancement
de mondes. En termes techniques, ces sources introduisent un deuxième
type de background conversationnel g, la source d’ordre. Les sources
d’ordre pourvoient aussi le monde ‹idéal› (idéal selon mes plans, ma
conception de la vie, les lois etc …).
34 Modalités et temps

La définition de l’ordre sur les mondes est donnée en (30) :


(30) Pour tout ensemble de propositions X et tout couple de mondes w,
v ∈ W, w < X v si et seulement si pour tous les p ∈ X, si v ∈ p, alors
w ∈ p.
(Notons que X peut se réécrire comme g(w)).
Cette définition statue que w est un monde au moins aussi idéal
que v si et seulement si toute proposition vraie dans v est aussi vraie
dans w.
Les définitions suivantes de nécessité (dans les termes de Kratzer
(ibid.), ‹nécessité humaine›), possibilité (‹possibilité humaine›), faible
possibilité et bonne possibilité, sont les suivantes.
Soit ∩f (w) l’ensemble des mondes dans lesquels toutes les propo-
sitions dans f (w) sont vraies.
(31) Une proposition est une nécessité en w relativement à une base
modale f et une source d’ordre g si et seulement si pour tous les u
∈ ∩f (w), il y a un v ∈ ∩f (w) tel que :
a. v <g(w) u
b. pour tout z ∈ ∩f (w) : si z < g(w) v, alors z ∈ p
(31) statue que toute séquence de mondes comparables atteint un point
auquel il n’y a plus que des mondes où p est vraie.
(32) Possibilité. Une proposition est une possibilité dans w rela-
tivement à une base modale f et une source d’ordre g si, et
seulement si, ¬p n’est pas une nécessité dans w relativement à
f et g.
La définition (32) implique que ¬p est une possibilité dans des mondes
idéaux.
(33) Possibilité faible. Une proposition p est une possibilité faible dans
w par rapport à une base modale f et une source d’ordre g si et
seulement si :
a. p est compatible avec f (w) et
b. ¬p est une nécessité dans w relativement à f et g
Logiques (temporo)-modales 35

(33) implique que ¬p est une nécessité dans les mondes idéaux.

(34) Bonne possibilité. Une proposition p est une bonne possibilité


dans w par rapport à une base modale f et une source d’ordre g
si et seulement si il y a un monde u ∈ ∩f (w) tel que, pour tout
monde v ∈ ∩f (w) : si v <g(w) u, alors v ∈ p.
(34) requiert qu’il existe un point dans l’ordre tel que tous les mondes à
partir de ce point sont tels que p est vraie.
Prédictions
La distinction entre deux backgrounds conversationnels, l’un donnant
le domaine de quantification et l’autre un ordre sur ce domaine, permet
de capter des distinctions subtiles.
Les modaux sont en effet maintenant définis relativement à trois
critères :

1. La force quantificationnelle
2. La base modale
3. Une source d’ordre

Les emplois suivants de devoir pourront ainsi être distingués.

(35) a. Scénario. On n’arrive plus à retrouver un livre dans la


bibliothèque.
Le livre doit avoir été sorti de la bibliothèque sans que le code
n’ait été barré (base modale circonstancielle, source d’ordre
stéreotypique)
b. Tu dois tourner au prochain feu (base modale circonstancielle,
source d’ordre téléologique5)
c. Je dois avoir cette chemise ! (base modale circonstancielle,
source d’ordre boulétique)

La source d’ordre peut aussi être vide comme dans (36).

(36) Tout le monde doit mourir un jour


5 Les mondes les meilleurs sont ceux qui satisfont le but (télos) visé.
36 Modalités et temps

2.3.2 Le système kratzerien et faits de langue : pistes et questions

Le système de Kratzer est considéré aujourd’hui comme le système


‹standard› pour le traitement des faits linguistiques. Parmi d’innom-
brables autres, deux questions sont importantes pour notre étude. D’une
part nous nous intéressons à la question générale de la classification des
bases modales et de en dépassant ainsi une simple énumération. En deu-
xième lieu, et plus spécifiquement, nous nous intéressons au traitement
des interprétations épistémique et abilitative.
Dans les sections suivantes, nous nous limitons à présenter ces ques-
tions et à soulever une série de problèmes que nous traitons dans notre
étude. Les descriptions et analyses fournies par l’école Kratzerienne
ainsi que par d’autres courants seront traitées dans les chapitres suivants
et en particulier les chapitres 4 et 5. Elles nous permettront de bâtir (par
contraste) notre propre théorie de l’interaction entre bases modales, ain-
si que des interprétations abilitatives et épistémiques.

2.3.3 Sens des modalités et leurs relations

Il est maintenant clair que, sur le plan linguistique, les modaux sont
traités comme des quantificateurs sur des mondes. Les mondes étant
considérés comme des ensembles de propositions, du point de vue de
l’interface syntaxe-sémantique, les modaux sont ainsi à considérer
comme des opérateurs phrastiques qui prennent une proposition dans
leur portée. (37-a) est ainsi interprété comme (37-b).

(37) a. Jean doit être à l’école en ce moment


b. doit (Jean être à l’école en ce moment)
Comme nous l’avons vu, les mondes (ou propositions) appartiennent à
différentes bases modales. Les modaux ont différents sens selon la base
modale sur laquelle ils opèrent.
Il existe diverses classifications des sens des modaux.
Selon la classification traditionnelle on distingue deux grands
groupes, les épistémiques et les modaux ‹racine›. Parmi les modaux
Logiques (temporo)-modales 37

‹racine› on distingue entre les déontiques et les dynamiques, auxquels


appartient l’interprétation abilitative. Selon la classification de Brennan
(1993) qui se fonde sur les distinctions traditionnelles, on distingue une
troisième catégorie au sein du groupe ‹racine›, les quantificationnels.
(38) a. Epistémique. Jean doit être à la maison, à l’heure qu’il est.
b. Déontique. Jean doit aller à l’école car il a six ans (Scénario :
l’école est obligatoire à partir de six ans).
c. Abilitatif. Jean peut voir le boulevard Arago de sa fenêtre
d. Quantificationnel. Une araignée peut être dangereuse (emploi
considéré par Brennan (1993))
La classification traditionnelle et celle de Brennan sont résumées dans
les Figures (39) and (40) respectivement.
(39) Classification traditionnelle
Epistémique Déontique
Epistémique Déontique Dynamique

(40) Classification de Brennan (1993)


Epistémique Déontique
Epistémique Déontique Dynamique Quantificationnel
D’autres systématisations ont vu le jour depuis 1993. D’après Hacquard
(2006), il existe trois grandes catégories : les épistémiques, les ‹vrais
déontiques› (38-b) et les racines. Appartiennent à cette catégorie les em-
plois téléologique (41) et abilitatif (38-c). La classification de Hacquard
est résumée dans la Figure (42).
(41) Téléologique. Jeanne doit prendre le train
(42) Classification de Hacquard (2006)
Epistémique Vrai Déontique Racine
Epistémique Déontique Téléologique Abilitatif
Enfin, selon le système récemment proposé par Portner (2009), on
peut aussi distinguer trois catégories différentes : les épistémiques,
38 Modalités et temps

les prioritaires et les dynamiques. Appartiennent aux modaux dits de


‘priorité’, non seulement les déontiques, mais aussi les téléologiques de
Hacquard. Il distingue ensuite parmi les dynamiques, les ‹volitionnels›
(comme l’emploi abilitatif (38-c)) et les quantificationnels (38-d).

(43) Classification de Portner (2009)


Epistémique Prioritaire Dynamique
Epistémique Déontique Boulétique Abilitatif
Téléologique Quantificationnel
Le groupement traditionnel (39) est essentiellement sémantique. Les
sens dans un même groupe sont ‹semblables› et ils sont ‹différents›
de ceux d’un autre groupe (selon une ‹ressemblance de famille› à la
Wittgenstein, 1953). Ces relations semblent perdues dans le système
de Portner, au moins par endroits. L’emploi dit ‹quantificationnel›, qui
repose d’après Portner sur la restitution d’un adverbe modal GEN, a un
comportement syntaxico-sémantique très différent de la modalité abili-
tative6, au point qu’il est légitime de se demander pourquoi ils sont les
deux classés sous l’étiquette ‹dynamique›7.
Brennan (ibid.), Hacquard (ibid.) motivent leurs classifications
(respectivement (40) et (42)) sur des critères plus complexes que la
simple ressemblance.
Brennan (ibid.) explique que les épistémiques sont des opérateurs
qui prennent uniquement une proposition dans leur portée, alors que les
abilitatifs prennent un individu et une proposition (nous reviendrons sur
cette distinction au chapitre 3).
Hacquard (ibid.) note une relation profonde entre les épistémiques
et les vrais déontiques, et suggère que les deux sont indexés à un par-
ticipant dans la conversation (le locuteur pour les épistémiques et l’in-
terlocuteur pour les déontiques). De plus, Hacquard étudie l’emploi des
modaux au passé (en français) et explique que les différentes interpréta-
tions sont à attribuer (i) à l’ordre dans lequel on interprète la contribution

6 Voir Krifka et al. 1995 pour GEN et le traitement de Portner de GEN, dans Portner
(2009 : 213sqq.).
7 La modalité abilitative ne fait pas appel à GEN.
Logiques (temporo)-modales 39

du passé et de la modalité et (ii) à la projection d’alternatives à partir


d’événements de type différent. Nous reviendrons très longuement sur la
théorie de Hacquard au chapitre 4.
Dans notre étude nous essaierons également d’apporter un éclai-
rage nouveau sur la relation entre les sens des modaux en nous concen-
trant sur la relation entre emplois épistémiques et abilitatifs. Nous
conclurons que des critères syntaxiques, sémantiques et pragmatiques
doivent être pris en compte simultanément, et que la classification des
sens des modaux n’est pas univoque ni à travers les langues, ni à travers
le paradigme temporo-modal.
Disons-en un peu plus maintenant sur traitement des modalités
épistémique et abilitative dans le cadre élaboré par Kratzer (1981).

La modalité abilitative dans le système de Kratzer : questions

Dans les écrits de Kratzer (1981), la modalité abilitative échappe déjà


à la généralisation proposée et induit à questionner l’idée centrale que
les modalités sont des opérateurs propositionnels. Pour la modalité abi-
litative, en effet, le sujet joue un rôle plus important que pour les autres
interprétations. Kratzer observe en effet que (44-a) n’est pas complè-
tement acceptable, à la couteau n’est pas un agent mais un instrument.

(44) a. ? ? Dieses Messer kann nicht schneiden


Ce couteau ne peut pas couper
b. Dieses Messer schneidet nicht
Ce couteau ne coupe pas

Kratzer continue en observant que dans certains cas l’emploi de la mo-


dalité abilitative peut être restauré, comme en (45). L’auteur explique
cela par un effet de surprise.

(45) Dieses Messer kann einen Felsen zerschneiden


Ce couteau peut couper de la roche en morceaux

Notons que (44-a) redevient aussi parfaitement acceptable si on conti-


nue la phrase comme en (46).
(46) Ce couteau ne peut pas couper ce pain car il est trop dur
40 Modalités et temps

Certains disciples de Kratzer ont soutenu que la modalité abilitative ne


prend pas uniquement une proposition dans sa portée, mais un indivi-
du et une proposition (e.g. Brennan, 1993 ; voir aussi Sueur, 1979 pour
le français). Cette question touche à celle, plus complexe, de savoir si la
modalité abilitative assigne un rôle thématique à son sujet, et plus généra-
lement, si sous cette interprétation pouvoir est ce qu’on appelle un verbe à
contrôle ou un verbe à montée. Cette question a également été posée dans
la littérature sur le français (voir Sueur, 1979 ; Tasmowski, 1980, notam-
ment), et nous y reviendrons très longuement aux chapitres 3 et 5.
Notons pour l’instant qu’une solution simple pour les observations
de Kratzer est de considérer que la modalité abilitative requiert une base
modale d’un type particulier. On traite souvent cette modalité comme
faisant appel à une base modale circonstancielle (e.g. Hacquard, 2006).
Cette caractérisation n’est pas entièrement correcte. Il semble que la base
modale mobilisée soit telle qu’elle contient les mondes dans lesquels
l’entité dénotée par le sujet rencontre des empêchements dans la mise en
oeuvre d’une action. Cela décrit correctement (45) et (46). En l’absence
d’obstacles, l’emploi abilitatif de pouvoir est bizarre, comme en (44-a).

La modalité épistémique dans le système de Kratzer : questions

Le temps de la conjecture est-il toujours le présent ? L’usage de la


modalité épistémique repose, d’après Kratzer, sur les connaissances du
locuteur. Plus précisément, on sait depuis longtemps que l’usage des
modaux épistémiques est possible quand le locuteur possède des preuves
indirectes pour son assertion. (47) ne peut être employé que dans un
contexte où je n’ai pas encore gouté à ce kiwi (voir Kartunnen, 1973).
(47) Ce kiwi doit être bon
Dire que la conjecture doit reposer sur des preuves que le locuteur a au
temps de l’assertion revient à reconnaître qu’elle a lieu dans le présent
du locuteur, à savoir le temps de l’assertion.
Plusieurs auteurs (Groenendijk et Stokhof, 1975 ; Abush, 1997  ;
Stowell, 2005 ; Hacquard, 2006, Kratzer, 2009) ont soutenu que la moda-
lité est toujours interprétée dans le présent du locuteur. Ceci est particu-
lièrement frappant lorsque la modalité interagit avec d’autres opérateurs,
Logiques (temporo)-modales 41

en particulier les temporels. (48-b) est analysée comme «il est possible
que, dans le passé il soit arrivé»
(48) a. He might be at home
Il eput être à la maison
b. He might have arrived
Il peut être arrivé
Cette idée, selon laquelle le temps de l’évaluation épistémique est tou-
jours le présent a récemment été remise en cause par von Fintel et Gillies
(2007). Les auteurs insistent sur le fait que l’évaluation épistémique doit
coïncider avec la disponibilité des preuves. Ils construisent alors le scé-
nario suivant. Au présent le locuteur sait que les clés ne sont pas dans le
tiroir. Cependant il peut parfaitement asserter (49). On comprend alors,
qu’étant donné la connaissance que le locuteur avait dans le passé, il ait
été possible dans le passé que les clés aient été dans le tirroir.
(49) The keys might have been in the drawer
Les clés pouvaient être dans le tiroir.
von Fintel et Gillies soulèvent ainsi la question de la relation entre le
temps de la conjecture et le temps auquel les preuves sur lesquelles
la conjecture est basée sont disponibles. Les preuves étant disponibles
dans le passé, might en (49) est une modalité épistémique évaluée dans
le passé. D’après leur théorie, donc, l’évaluation épistémique doit coïn-
cider avec la disponibilité des preuves mais, comme celles-ci ne sont
pas nécessairement situées dans le présent du locuteur, l’évaluation
épistémique ne le sera pas non plus.
La question du temps de l’évaluation de la modalité épistémique
est aujourd’hui ouverte à débat. La manière de poser la question du
temps de l’évaluation épistémique dans un cadre syntaxique consiste à
se demander si la modalité prend portée large ou étroite par rapport aux
autres opérateurs de la phrase. Si elle prend portée large, elle échappe
au passé par exemple, et l’évaluation a lieu dans le présent. Si elle prend
portée étroite, elle est projetée dans un temps passé, et l’évaluation
épistémique a lieu dans le passé.
Dans notre étude de pouvoir au passé composé, cette question
sera au centre de l’analyse. La conclusion de notre étude montrera
42 Modalités et temps

qu’aucune de ces options n’est tenable. Nous posons ici la question


pour pouvoir au passé composé, que nous allons développer tout au
long de ce travail.
Le défi de pouvoir au passé composé Comme on vient de le voir, en
prenant en compte l’interaction de la modalité avec d’autres opérateurs,
on se demande alors si le passé a portée sur la modalité ou si la modalité
a portée sur le passé. En d’autres termes, on se demande si (50-a) doit
être décomposée comme en (50-b) ou en (50-c). Soit P une proposition
enchâssée sous la modalité. PAST est pour passé, et MOD pour modalité8.
(50) a. Jean a pu tout raconter à Anne
b. Dans le passé, Jean a pu tout raconter à Anne (PAST(MOD(P))
c. Il est possible que dans le passé Jean ait tout raconté à Anne
(MOD(PAST(P))
Pour garantir que le temps de l’évaluation épistémique et le temps des
preuves coïncident, étant donné que la conjecture repose sur des preuves
dont dispose le locuteur au temps de l’énonciation, la modalité épistémique
sera évaluée au présent du locuteur. La décomposition choisie sera donc
(50-c). Dans cette décomposition, en effet, la modalité ‹échappe› au passé.
Il résulte ainsi que (50-a) est synonyme de (51).
(51) Jean peut avoir tout raconté à Anne
Comme on le verra au chapitre 5, cette conclusion est fortement
problématique.
De plus, au vu d’une comparaison entre les usages de la modalité
épistémique à l’imparfait et au passé composé, il est tout aussi diffi-
cile de soutenir que l’évaluation épistémique a lieu dans le passé avec
le passé composé. Considérons les phrases en (52-a) et (53-a). Elles
sont interprétées de manière très différente comme leurs paraphrases en
(52-b) et (53-b) respectivement le montrent.

(52) a. Le kiwi pouvait être bon


b. Au vue des preuves que j’avais dans le passé, dans le passé il
devait être le cas que le kiwi était bon
8 Le passé composé ne sera pas analysé comme un passé simple. Pour les besoins
de la discussion ici, nous restons volontairement vague sur son interprétation.
Logiques (temporo)-modales 43

(53) a. Le kiwi a pu être bon


b. Au vue des preuves que j’ai maintenant, dans le passé il pou-
vait être le cas que le kiwi était bon

L’imparfait et le passé composé (bien que les deux fassent appel à une
notion de passé9) ne se comportent pas de la même manière : la moda-
lité à l’imparfait est compatible avec un scénario où des preuves étaient
disponibles dans le passé. Elle exprime alors une conjecture qui était
émise dans le passé. La modalité au passé composé ne peut pas être
utilisée dans ce même contexte. Elle peut uniquement être utilisée dans
un cadre où les preuves sont disponibles au temps de l’énonciation.
Comment alors réconcilier cette discrépance entre le temps de la
modalité (qui est au passé) et le temps de l’évidence, sans postuler que
la modalité est interprétée sur les opérateurs temporels ?
L’effort mené dans notre étude de cas sera, entre autres, de com-
prendre l’emploi de la modalité au passé composé vis-à-vis de la ques-
tion des preuves. Pourquoi le passé composé n’est-il pas compatible
avec un scénario où les preuves sont disponibles au temps de l’énon-
ciation uniquement ? Nous répondons à ces questions au chapitre 7,
et comparons l’emploi de la modalité au passé composé avec celui de
la modalité à l’imparfait et au présent au chapitre 8. Avant cela, nous
ferons un long parcours à travers d’autres analyses, choix de modélisa-
tion, problèmes syntaxiques, sémantiques et philosophiques posés par
la notion et le traitement des modalités abilitative et épistémique. Nous
mettrons ensemble tout au long de ce parcours des outils et des argu-
ments empiriques qui nous permettront d’aborder cette question avec
une vision d’ensemble des paramètres et contraintes en jeu.
Nous commencerons cette discussion en prenant en compte les théo-
ries de Hacquard (2006) et Condoravdi (2002), qui sont à notre sens les
deux entreprises les plus abouties sur la question de la relation entre mo-
dalités et opérateurs temporels. Ces deux théories essaient de résoudre la
question du temps de l’évaluation épistémique à la lumière de la question
plus générale de la polysémie des modalités, en recherchant les principes
qui permettent de distinguer les interprétations épistémique et abilitative.

9 Nous restons volontairement très vague à ce stade.


44 Modalités et temps

Pour ce faire, nous devons préalablement introduire une troisième


modélisation qui articule les mondes avec une représentation du temps.

2.4 Temps et mondes

2.4.1 Introduction de la dimension temporelle

Pour traiter correctement les expressions des modalités en langue, en


interaction avec les opérateurs temporels et aspectuels, il est nécessaire
d’adopter une modélisation plus complexe qui prenne en compte les
mondes à travers le temps.
Pour intégrer le temps dans la représentation modèle-théorétique
des possibilités, on ajoute une dimension temporelle qui consiste tech-
niquement en un ensemble ordonné T, < de temps, où < est une relation
de ‹précédence›. Pour deux temps t, t′, t′ < t signifie que t′ précède t. La
relation de ‹précédence› a les propriétés suivantes :
(54) a. Irreflexivité : ¬(t < t)
b. Transitivité : si t < t′ et t′ < t′′, alors t < t′′
c. Linéarité : t < t′ ou t′ < t, ou t = t′
Chaque monde w ∈ W est associé à une paire (w, t), pour t ∈ T. La rela-
tion de ‹précédence› vaut pour les paires ainsi formées.

(55) 〈w, t〉 < 〈w′, t′〉 si et seulement si w = w′ et t < t′.


En posant la contrainte ‹w = w′›, un seul monde est pris en considéra-
tion, le monde w. Ce faisant, le temps est représenté comme un ligne
continue, consistant en une série d’instants t, t′, t′′ …
Les relations temporelles déterminent des relations d’accessibilité.
Par exemple >〈w,t〉 est l’ensemble des mondes 〈w′, t〉 tels que t > t′, c’est
à dire toutes les paires monde-temps qui précédent t dans le temps.
L’ensemble <〈w,t〉 consiste en les monde-temps qui suivent 〈w, t〉 dans le
temps. L’ensemble <〈w,t〉 est identique à <〈w,t〉, mais il inclut 〈w, t〉. Les
ensembles >〈w,t〉 et <〈w,t〉 sont représentés dans la figure (56).
Logiques (temporo)-modales 45

(56)

On définira ainsi les opérateurs de possibilité et de nécessité.

(57) a. 9 >p=M,w,t = 1 si et seulement si il existe une paire 〈w, t ′〉 ∈>〈w,t〉


telle que p est vraie en 〈w, t ′〉
b. 9 >p=M,w,t = 1 si et seulement si pour toutes les paires
〈w, t′〉 ∈> 〈w, t〉 p est vraie en 〈w, t′〉
>p signifie que p est vraie à certains instants t ′ qui précèdent t ; >p
signifie que p a été vrai dans tous les instants t ′ qui précèdent t.
De même <p signifie que p est vrai dans certains instants t ′
qui suivent t et <p dit que p est vrai dans tous les instants t ′ qui
suivent t.
Cette représentation est celle utilisée par Prior en 1967. Elle est
dite ‹déterministe› car il y a un seul futur possible.
Cette représentation unidimensionnelle du temps a été davantage
élaborée pour aboutir à l’introduction de la bi-dimensionnalité. Le but
est de capter une intuition forte relative à la structure des paires monde-
temps, à savoir que le passé est représenté comme fixé, alors que le futur
est ouvert.

2.4.2 Sémantique bi-dimensionnelle

Au lieu de considérer un seul monde w, on considère maintenant une


multitude de mondes, qui sont alignés le long d’une seule dimension
temporelle, donnée comme auparavant par 〈T, <〉.
Les bases modales sont déterminées comme toujours par les rela-
tions d’accessibilité.
Les relations d’accessibilité sont maintenant définies à la fois par
rapport aux mondes et au temps. 〈w, t〉ρ〈w′, t′〉 ou 〈w′, t′〉 ∈〈w,t〉 statuent
que 〈w′, t′〉 est accessible à partir de 〈w, t〉. On dira alors que les relations
46 Modalités et temps

d’accessibilité modales sont celles qui lient des paires monde-temps


avec une coordonnée temporelle constante (c’est à dire, si 〈w, t〉ρ〈w′, t′〉,
alors t = t′〉. Les relations d’accessibilité temporelle, d’autre part, lient
des paires monde-temps avec une coordonnée de monde constante (c’est
à dire, si 〈w, t〉ρ〈w′, t′〉, alors w = w′〉.
On est maintenant à même d’introduire la distinction entre un
passé qui est fixe et un futur qui est ouvert. Cette idée remonte au
travail de Thomason (1984). Pour ce faire, il est nécessaire d’intro-
duire une relation d’accessibilité modale, ∼. Le but de l’entreprise
est d’identifier les alternatives historiques de w au temps t. ∼ permet
ainsi d’identifier les mondes qui sont comme w jusqu’à t, inclus, mais
qui peuvent différer de w après t. 〈w, t 〉 ∼ 〈w′, t 〉 où w′ ∼ t w signifie que
w′ est égal à w jusqu’à t.
La première condition sur ∼ est qu’elle soit une relation d’équiva-
lence. Pour ce faire elle doit satisfaire les conditions suivantes :

(58) a. Réflexivité : 〈w, t 〉 ∼ 〈w, t 〉


b. Symmétrie : si 〈w, t 〉 ∼ 〈w ′, t 〉 alors 〈w′, t 〉 ∼ 〈w, t 〉
c. Transitivité : si 〈w, t 〉 ∼ 〈w′, t〉 et 〈w′, t〉 ∼ 〈w′′, t 〉, alors 〈w, t 〉
∼ 〈w′′, t 〉

La deuxième condition est que les alternatives historiques en t aient été


des alternatives historiques en tout temps précédent t. Cela signifie que
les mondes accessibles à partir de w en t, sont aussi accessibles à partir
de w pour tout temps précédent t.
Enfin, la dernière condition impose que toutes les phrases ato-
miques qui sont vraies en 〈w, t 〉 soient vraies dans tous les mondes qui
sont des alternatives historiques de w. Pour que la relation ∼ exprime le
fait que w′ et w sont des alternatives historiques, elle doit satisfaire les
conditions suivantes :

(59) a. ∼ est une relation d’accessibilité modale


b. ∼ est une relation d’équivalence
c. Si 〈w, t〉 ∼ 〈w′, t〉 et t′ < t, alors 〈w, t′ 〉 ∼ 〈w′, t′ 〉
d. Si 〈w, t 〉 ∼ 〈w′, t 〉, alors, pour toutes les phrases
atomiques p, 9p=M,w,t = 9p=M,wt,t
Logiques (temporo)-modales 47

Dans le modèle suivant (60), les mondes forment les classes d’équiva-
lence données en (61).

(60)

(61) a. w1 ∼ t1 w2 ∼ t1 w3 ∼ t1 w4 ∼ t1 w5
b. w2 ∼ t2 w3 ∼ t2 w4

Cette représentation du temps a été notamment exploitée dans les tra-


vaux de Condoravdi (2002), qui expliquent la relation entre différentes
interprétations des modaux, en s’appuyant sur cette structure des pos-
sibilités. Etant donné la complexité de l’analyse linguistique, nous re-
portons la discussion de la théorie de Condoravdi au chapitre 4, où nous
aborderons à la fois les problèmes empiriques et différentes solutions
de modélisation.
Il est important de souligner que, pour un temps de branchement
donné t, le monde actuel existe seulement jusqu’au temps de bran-
chement. Si on prend par exemple le temps de l’assertion t0, le monde
actuel existe uniquement au temps de l’assertion. Le monde actuel à
venir n’existe pas encore à un moment de branchement donné, et au
temps du branchement le monde actuel à venir ne peut pas être connu
(voir Mari, 2013). Ceci va avoir des conséquence importantes pour
l’interprétation des modaux, lorsqu’un modèle par temps branchant
est adopté.
48 Modalités et temps

2.5 Conclusion

Dans ce chapitre nous avons passé en revue trois approches formelles


en logique modale : l’approche par axiomes, la théorie de Kratzer et la
modélisation bi-dimensionnelle de la relation entre temps et mondes.
Nous avons soulevé des questions linguistiques en relation avec cette
modélisation, en nous attardant notamment sur le traitement des mo-
dalités abilitative et épistémique dans le cadre dit ‹standard› de Kratzer
(1981). Nous avons, tout au long de ce chapitre, posé la question de la
relation entre les interprétations des modaux, et avons montré comment
ces théories la résolvent. Nous avons différé la réponse à cette ques-
tion en relation à la modélisation bi-dimensionnelle au chapitre 4, où
nous considérerons en détail l’analyse de l’interaction entre modalité et
temps en langue.
3. Contrôle, montée et interprétations
des modaux

3.1 Préambule

Au moment où Kratzer élaborait sa théorie unifiée du traitement des


interprétations modales dans un cadre d’inspiration logique, d’autres
théoriciens se penchaient sur l’interface syntaxe-sémantique, et,
sur la base de critères distributionnels, ils distinguaient entre deux
grandes classes de modaux : les opérateurs de phrase et les opérateurs
non-phrastiques.
Dans les débats, deux questions sont soulevées : (i) quelle est
exactement la structure syntaxique sous-jacente aux interprétations ?
(ii) Comment les modaux se départagent-ils ?
Les fondements de la théorie Kratzerienne selon laquelle tous les
modaux sont des opérateurs de phrases est ainsi mise en question dans
les approches syntaxico-sémantiques.
Dans la littérature française, la distinction entre modaux comme
opérateurs de phrase et modifieurs verbaux est clairement posée dans
Huot (1975), Sueur (1977,1979), Tasmowski (1980), Ruwet (1983),
Rooryck (1988). Dans la littérature anglophone, elle est présente, entre
autres, déjà chez Ross (1969), Jackendoff (1972), Roberts (1985),
Zubizarreta (1982), Brennan (1993). Elle a été récemment relancée
dans les travaux de Wumbrandt (1999).
Il est ici impossible de rendre justice à l’ensemble de ces travaux.
Nous adopterons un point de vue sémantique, en nous limitant à des
représentations syntaxiques simples. Pour ce faire, nous considérons
trois approches.
Du côté de la littérature française, nous nous arrêtons dans la section
3.2 sur l’approche de Sueur (ibid.), qui a le mérite d’égrainer les faits prin-
cipaux repris dans quasiment tous les travaux postérieurs sur le sujet.
50 Modalités et temps

Dans la section 3.3, nous nous pencherons sur des approches plus
strictement syntaxiques, qui fournissent un ensemble de tests visant à
montrer que tous les modaux sont à traiter comme des verbes à montée.
Enfin, dans la section 3.4 nous considérons de plus près les
théories du contrôle, qui abordent la question d’un point de vue
sémantico-pragmatique.
Dans la section 3.5, nous proposons de nouvelles observations et
parvenons à la conclusion que si modaux épistémiques et déontiques
doivent être traités comme des verbes dits à ‹montée›, la question reste
ouverte pour la modalité abilitative qui semble bien être prima facie une
modalité sui generis.
Du point de vue méthodologique, le but de ce chapitre est d’intro-
duire des problèmes, des outils d’analyse ainsi que quelques arguments
empiriques pour appuyer ou infirmer les théories en question. Nous
ne nous attardons pas particulièrement ici sur le cas de a pu que nous
considérerons en détail, eu égard à la distinction montée / contrôle, au
chapitre 6.

3.2 Interprétations racine et non racine et la spécificité de


la notion de capacité

Sueur (1979) pose clairement la question du traitement de l’ambiguïté


des modaux. Ils montre qu’il existe des ‹procédures› de différentes na-
tures permettant de reconnaître et d’isoler les sens. Ces procédures sont
des structures syntaxiques dans lesquelles les modaux trouvent leur
place. La distinction proposée par Sueur est la suivante :
Emplois ‘racine’ Devoir I Ia. obligation Pouvoir I Ia. permission
Ib. nécessité Ib. Capacité
c. Possibilité
Emplois Devoir II IIa. probabilité Pouvoir II IIa. éventualité
‘non-racine’ non-exclusion

Nous considérons à leur tour les emplois racine (I) et non-racine (II).
Contrôle, montée et interprétations des modaux 51

3.2.1 Les emplois racine

Les paraphrases
Pouvoir.
Soit (1).
(1) Pierre peut faire ce travail
Les emplois racine peuvent être paraphrasés d’après Sueur de la ma-
nière suivante.
(2) a. X+ animé permet à Pierre de faire ce travail (pour Ia)
b. Xqualités inhérentes de Pierre permet à Pierre de faire ce travail (pour Ib)
c. Xnon restreint permet à Pierre de faire ce travail / que Pierre fasse ce
travail (pour Ic)
Devoir.
Soit la phrase (3).
(3) Pierre doit faire ce travail

(4) a. X+ animé oblige Pierre à faire ce travail (pour Ia)


b. Xnon restreint oblige Pierre à faire ce travail / que Pierre fasse ce
travail (pour Ib)
Notons qu’il n’y a pas d’emploi ‹capacité› pour devoir.
Sous-spécification de l’élément causant et homogénéité des interpréta-
tions racine Les paraphrases identifiées par Sueur reposent sur l’hypo-
thèse qu’il existe une sous-spécification de l’élément causant. Celui-ci
peut être tantôt humain, tantôt non-restreint. Selon le choix de l’élément
causant, on obtiendra différentes lectures, allant du déontique à propre-
ment parler (pour lequel il doit exister une source identifiée de l’obligation,
soit-elle humaine ou non-humaine) au circonstanciel (les ‹circonstances›
rendent possible l’accomplissement d’un procès). Dans cette perspective,
on pourrait vouloir considérer que l’emploi abilitatif est un cas spécifique
de cette notion plus générale de ‘permission’. Les capacités inhérentes
rendent possible une action pour celui qui les possède.
52 Modalités et temps

Sueur observe que, lorsque la source de la permission est non-


restreinte, la permission semble porter sur l’ensemble du procès. On com-
prend ainsi qu’il n’est pas nécessaire que le sujet de pouvoir soit un animé
(i.e. coïncide avec l’individu à qui la permission a été donnée). La lecture
I de pouvoir est ainsi possible dans les phrases en (5) également.
(5) a. Le travail peut cesser (Sueur, 1979 : 102)
b. L’autoroute peut traverser la Sologne
La paraphrase pour (5) est alors (6) :
(6) Xnon restreint permet que le travail cesse

Les structures possibles pour les emplois racine et la singularité de la


notion d’abilité Sueur identifie ainsi deux structures possibles pour
l’interprétation ‹racine› de pouvoir (et devoir ). Dans le cas de (7) pou-
voir est un prédicat à deux places. Dans le cas de (8), pouvoir est un
opérateur de phrase. Dans les représentations suivantes P2 renvoie à
une proposition, V1 au verbe modal.

(7) V1 (SN1) (P2)


(8) V1 (P2)

Pour l’interprétation Ia illustrée en (9) on choisira entre deux analyses


possibles : (10) et (11)

(9) Pierre peut exécuter ce travail


(10) Pouvoir (Pierre) (Exécuter ce travail (Pierre))
(11) Pouvoir (Exécuter ce travail (Pierre))
Les paraphrases seront alors respectivement (12) et (13) :
(12) Les circonstances donnent à Pierre la possibilité d’exécuter ce
travail
(13) Les circonstances rendent possible l’exécution de ce travail par Pierre
Lorsque pouvoir à une interprétation de capacité comme en (14), seule
la structure (7) est admise. Ainsi interprété, pouvoir est obligatoirement
Contrôle, montée et interprétations des modaux 53

un prédicat à deux places ((16-a) vs. (16-b)). (Les deux structures


sont disponibles dans les autres interprétations racine de pouvoir,
comme en (15)).
(14) Pierre peut faire ce travail
(15) a. Paul permet que Pierre fasse ce travail
b. Les circonstances permettent que Pierre fasse ce travail
(16) a. ? ? Sa grande intelligence permet que Pierre fasse ce travail
b. Sa grande intelligence permet à Pierre de faire ce travail

3.2.2 L’emploi épistémique

Dans leur emploi épistémique, pouvoir et devoir sont considérés comme


des opérateurs de phrase1. Nous passons ici en revue les tests qui ont
permis de tirer cette conclusion.
1. Pouvoir épistémique ne peut pas être employé dans les phrases
interrogatives2.
(17) Pierre peut-il venir ? (*épistémique)
Notons pour être complet, qu’il peut être employé dans les interro-
négatives :
(18) Ne peut-il pas être en train de faire une erreur ?
2. De même, l’emploi épistémique n’est pas compatible avec les ex-
clamatives :
(19) Pourvu qu’il puisse faire cela demain !
3. Comme signalé par Dubois (1969), lorsque pouvoir / devoir épis-
témique sont précédés d’un pronom le, substitut d’un syntagme
verbal à l’infinitif, seules les interprétations racines sont admises.
(20) Jean le peut / doit

1 Il existe des différences entre les deux. Notamment, pouvoir (II) prend portée sur
la négation, alors que devoir (II) ne le fait pas. Les raisons complexes de cette
différence ne sont pas discutées ici.
2 Cette position a été récemment revue dans la littérature sur le français, par
Roussarie, 2009.
54 Modalités et temps

4. Seules les interprétations racine sont admises dans les temporelles


et les conditionnelles3
(21) Quand il peut me prendre en voiture, il me le dit la veille
(22) Si tu pouvais faire ce travail, je te le dirais
5. Les subordonnées de but sont toujours dans la portée de la moda-
lité épistémique. En (23), ‹pour que tu viennes› est dans la portée
de pouvoir épistémique, alors qu’il peut échapper à la portée de la
modalité si celleci est interprétée comme racine.
(23) Il a dû / pu faire cela pour que tu viennes
Sueur note enfin qu’il existe une préférence pour l’interprétation racine
lorsque le verbe enchâssé dénote un processus que l’on peut contrôler
(voir section 3.4). L’interprétation épistémique est possible aussi bien
avec des processus que l’on ne peut pas contrôler, comme montré res-
pectivement en (24-a) et (24-b).
(24) a. Il peut faire ce travail (préférence pour la lecture racine)
b. Il peut faire une erreur et ne pas s’en apercevoir (préférence
pour la lecture épistémique).

Nous revenons sur cet argument dans la section 3.5, en montrant qu’il
n’est pas fondé.

3.2.3 Conclusion : la relation entre emplois racine et épistémique

On retiendra de la classification de Sueur que, dans les emplois épisté-


miques, pouvoir (et devoir) sont des opérateurs de phrase, alors qu’il
peuvent aussi être des prédicats à deux places dans les emplois racine.
Pouvoir est notamment un prédicat à deux places dans son emploi
abilitatif.

3 Cela a amené à conclure que pouvoir épistémique ne fournit pas un contenu proposi-
tionnel et ne contribue pas ainsi aux conditions de vérité de la phrase (voir discussion
chez Papafragou, 2006 et Portner, 2009 pour une vision générale de la question).
Nous ne nous occupons pas ici de l’emploi performatif de la modalité épistémique.
Contrôle, montée et interprétations des modaux 55

Les interprétations racine dépendent du choix de la source obligeant /


rendant possible le processus. Pour l’ensemble des emplois racine, sauf
pour l’emploi abilitatif, la cible de la permission / obligation n’est pas
nécessairement un individu animé. Les inanimés sont possibles en po-
sition sujet et dans ce cas, pouvoir / devoir sont considérés comme des
opérateurs de phrase.
On obtient ainsi la configuration suivante :

(25) Sueur, 1979


Opérateurs de phrase Prédicats à deux places
Epistémique / déontique Capacité
La discussion que nous entreprenons au chapitre 6 et qui porte spéci-
fiquement sur pouvoir montre que cette conclusion n’est que partielle-
ment correcte. En particulier nous montrerons, que, si l’interprétation
capacité est sui generis, elle ne l’est pas pour toutes les combinaisons
modalité + opérateurs temporels pour toutes les langues. Nous montrons
que sous n’importe quelle combinaison pouvoir abilitatif est aussi un
opérateur de phrase en français, alors qu’il est un prédicat à deux places
en italien. Nous reviendrons de plus sur la caractérisation des restrictions
de sélection de potere (It.) comme prédicat à deux places.

3.3 Tous les modaux sont des opérateurs de phrase

Dans cette section, nous considérons l’approche syntaxique de


Wumbrandt (1999) qui a eu le mérite d’établir une série de tests per-
mettant de départager les interprétations à contrôle des interprétations
à montées des modaux. Le but de Wumbrandt a été de montrer que tous
les modaux sont des verbes à montée.
Nous montrerons en détail au chapitre 6 que cette conclusion est par-
tiellement erronée. Nous nous limitons ici à quelques observations allant
dans ce sens, sans pour autant présenter une argumentation empirique pour
peut / a pu / ha potuto (It.) que nous nous réservons pour le chapitre 6.
56 Modalités et temps

3.3.1 Arguments syntaxiques : les modaux sont des verbes à montée

La distinction syntaxique entre verbes à montée et verbes à contrôle est


introduite en syntaxe pour rendre compte de deux structures de complé-
mentation différentes.
Lorsque le verbe est à montée, les restrictions de sélection sur
le sujet superficiel (± humain / animé) ainsi que son rôle thématique
(Agent, Patient, ...) sont déterminés par l’infinitif (26).

(26) a. Il semble pleuvoir


b. La pierre risque de tomber
c. Charles commence à être fatigué

Avec les verbes à contrôle, les arguments du verbe principal reçoivent


un rôle thématique indépendant de celui assigné au sujet de la construc-
tion infinitive (27).

(27) Je (Ag) veux PRO (Ag) manger du sucre / PRO (Pat) être amenée
au cinéma en voiture

Les verbes à montée correspondent à la structure en (28). Ici l’infinitif


assigne un rôle thématique à son sujet. Celui-ci monte dans la structure
de surface et s’installe comme sujet de la phrase.
(28) Montée

Les verbes à contrôle correspondent ainsi à la structure représentée en


(29). Ici le modal (Mod) assigne un rôle thématique au sujet (Subj) et
l’infinitif (Inf ) assigne un rôle thématique à PRO.
Contrôle, montée et interprétations des modaux 57

(29) Contrôle

Nous nous intéressons ici à trois arguments que Wumbrandt (ibid.)


considère pour montrer que cette distinction n’est pas fondée : la pos-
sibilité d’utiliser les explétifs en ‘there’, le cas de l’islandais, et les
contraintes de mise au passif à la fois du modal et de l’infinitif sous le
modal. Nous tempérons par endroits les propos de Wumbrandt.

Les explétifs en ‘there’ Comme illustré en (30), les modaux racine en


anglais sont compatibles avec les sujets explétifs en ‘there’. Ceci n’est
possible que si le modal n’assigne pas de rôle thématique au sujet.
(30) a. There can be a party as long as it’s not too loud
Il peut y avoir une fête pour autant qu’elle ne soit pas bruyante
b. There must be a solution to this problem on my desk tomorrow
morning !
Il doit y avoir une solution à ce problème sur ma table pour
demain matin !

La même observation peut être réitérée pour le français (31).


(31) a. Il peut y avoir une fête pour autant qu’il n’y a pas de bruit
b. Il doit y avoir une solution à ce problème demain sur ma table !

Notons cependant qu’en italien la lecture déontique est difficile et que


la lecture épistémique est préférée.
58 Modalités et temps

(32) a. ? ? Può esserci una festa purché non ci sia rumore (ok épisté
mique)
Il peut y avoir une fête pour autant qu’il n’y a pas de bruit
b. ? ? Deve esserci una soluzione a questo problema domani sul
mio tavolo (ok épistémique)
Il doit y avoir une solution à ce problème demain sur ma table !

L’argument ne peut donc pas être généralisé.

Le cas de l’islandais Le deuxième argument pour montrer que les mo-


dalités racine n’assignent pas de cas au sujet phrastique provient de l’is-
landais. Soit le verbe like. Ce verbe assigne le cas datif à son sujet (33).
Lorsqu’il est enchâssé sous un verbe à contrôle, le sujet reçoit le cas
nominatif et non pas datif (34-a). En revanche, lorsqu’il est enchâssé
sous un verbe à montée, le sujet reçoit le cas datif (34-b). Cela montre
ainsi que sous les verbes à montée, le cas du sujet phrastique est déter-
miné par l’infinitif et non pas par le verbe principal. (35) montre que la
modalité se comporte comme un verbe à montée.

(33) Harald / *Haraldur líkar vel í Milan


Harold-dat / Harold-nom likes well in Milan
Harold likes it in Milan

(34) a. Haraldur / *Harald vonast til ath líka vel í Milan


Harold-nom / *Harold-acc hopes for to like well in Milan
Harold hopes to like it in Milan
b. Haraldi / *Haraldur aetlar ath líka vel í Milan
Harold-dat / *Harold-nom intends to like well in Milan
It looks like Harold will like it in Milan

(35) Haraldi / *Haraldur verthur a líka hamborgarar


Harold-dat / *Harold-nom must to well hamburger
Harold must like hamburgers

Les contraintes de passivisation Le troisième argument provient des


contraintes de passivisation des modaux et est illustrée à partir des don-
nées de l’Allemand.
Contrôle, montée et interprétations des modaux 59

Il est facile de remarquer qu’il n’existe pas de passif pour les verbes
modaux.

(36) *weil der Kaviar essen gemusst / gekonnt wurde


puisque le caviar manger doit-part / peut-part était
*puisque le caviar était dû / pu mangé

Ceci doit être mis en parallèle avec le fait que les verbes à montée ne
peuvent pas non plus être mis au passif (37-b), à la différence des verbes
à contrôle (37-a).

(37) a. Es wurde zu tanzen versucht / beschlossen


Il était de danser décidé
Il a été décidé que l’on danse
b. Es wurde (zu) tanzen geschienen
Il était (de) danser semblé
*Il a été semblé de danser

Ce contraste est expliqué par le fait que seuls les verbes qui ont un
argument extérieur peuvent être mis au passif, comme le montre l’im-
possibilité de mettre au passif les verbes unaccusatifs.
(38) *Es wurde angekommen
Il était arrivé-pass
*Il a été arrivé
L’impossibilité d’être mis au passif montre ainsi que les verbes modaux
ne projettent pas d’argument propre.
Une observation bien connue (Warner, 1993), relative à la mise à la
forme passive des modaux, concerne la possibilité de mettre au passif
le verbe à l’infinitif.

(39) a. The biscuits seem to have been finished by Paul


Les biscuits semblent avoir été terminés par Paul
b. *The biscuits tried / decided to be finished by Paul
Les biscuits ont essayé / décidé d’être terminés par Paul
c. The biscuits may be finished by Paul
Les biscuits peuvent être terminés par Paul
60 Modalités et temps

L’explication de l’impossibilité de (39-b) proposée par Wumbrandt


(ibid.) est que des verbes comme try / decide établissent une rela-
tion thématique avec l’argument extérieur. Si cette relation n’est pas
correctement instanciée (comme en (39-b), où le sujet est inanimé,
la phrase est mal formée). Cet effet ne surgit pas avec les verbes à
montée (ni avec les modaux) car ces verbes ne projettent pas d’argu-
ment extérieur sur lequel ils imposent des restrictions de sélection.
Notons que, si l’on voulait sauver une analyse de type ‹contrôle› pour
les modaux, il faudrait souscrire au fait que les ‘biscuits’ obtiennent
leur rôle thématique du verbe (modal), et sont ainsi l’entité qui se-
rait sous l’obligation / permission d’être mangés. Bien évidemment,
en tant qu’inanimés ils ne peuvent pas être sous une obligation /
permission.
Cet argument peut être utilisé pour conclure également que l’inter-
prétation de may en (39-c) n’est pas à proprement parler abilitative (seul
can a par ailleurs en anglais une interprétation abilitative). Il faudra
se demander alors quelles sont les interprétations racine visées par les
tests de Wumbrandt (voir discussion au chapitre 6).

3.4 Théorie lexicale du contrôle

Comme on l’a vu, la motivation pour considérer que les verbes mo-
daux non-racine sont des verbes à contrôle, est qu’ils assignent un
rôle thématique au sujet. Or, nous venons de voir de nombreux cas,
où cela n’est pas vrai : les construction avec ‹there› explétif, les
contraintes de mise à la forme du passif de l’infinitif, et enfin le cas
de l’islandais. Nous avons aussi soulevé la question de savoir quelles
sont les interprétations racine visées, et s’il est possible d’étendre
les généralisations à tous les verbes modaux sous n’importe laquelle
des interprétations.
Dans une perspective sémantico-pragmatique, certains auteurs ont
récemment soutenu que, sous certaines interprétations, le sujet du mo-
dal semble bien être dans une relation thématique avec le modal.
Contrôle, montée et interprétations des modaux 61

Cette hypothèse pour les modaux s’appuie sur une théorie sémantique
du contrôle dont la portée dépasse le cadre strict des modaux. Ce cadre a
été élaboré par Jackendoff en 1972, et a été développé dans les théories de
Farkas (1988) et plus récemment Jackendoff et Culicover (2003).

La question du contrôle Le problème du contrôle tel qu’il est posé par


Jackendoff concerne la manière dont on détermine le sujet d’un infinitif
qui manque d’un sujet ouvert.
(40) Jeani aime [i danser avec Sarah]
On dit dans ce cas que ‹John› est le contrôleur.
Différents verbes sélectionnent différents contrôleurs. Promettre
sélectionne le sujet (41-a) ; permettre l’objet (41-b). D’autres verbes
admettent que la somme des entités dénotées par le sujet et l’objet est le
contrôleur de l’action, ou même un sujet générique (sous-spécifié contex-
tuellement), e.g. (41-c). Lorsque le contrôleur est unique, on classera le
verbe comme ‘verbe à contrôleur unique’. La question se pose alors de
savoir comment on détermine le contrôleur pour un verbe donné.

(41) a. Jeani a promis [i de venir]


b. Jean a permis à Annei [i de venir]
c. Jeani a parlé à Sarahj de la possibilité de [i / j / i+j / gen danser
avec Jeff]
Il existe deux types de réponses à cette question dans la littérature. Une
approche syntaxique que nous ne considérons pas ici, et qui a été prou-
vée insatisfaisante à maintes reprises (cf. e.g. Farkas, 1988 ; Jackendoff
and Culicover, 2003), et une approche lexicale. Selon l’approche lexi-
cale, c’est le sens du verbe qui détermine le contrôleur.
Pour les verbes à contrôleur unique, Jackendoff et Culicover (ibid.)
identifient deux contraintes : (i) le groupe verbal contrôlé dénote une ac-
tion (généralement volontaire) et (ii) le contrôleur est le caractère qui porte
le poids (ou la responsabilité, dans les termes de Farkas, ibid.) de l’action.
Les modaux D’après les auteurs, les modaux de capacité et les déon-
tiques appartiennent à cette classe, comme (42-a) et (42-b) l’illustrent.
Ils ont ceci de spécifique qu’il sélectionnent une action.
62 Modalités et temps

(42) a. John is able to close the door


Jean est capable de fermer la porte
b. John must close the door
John doit fermer la porte

Les représentations assignées à ces deux phrases sont données respecti-


vement en (43-a) et (43-b) :

(43) a. X α ABLE[αAC T ]
b. X α OBLI GED[αACT ]

Ici ABLE, OBLIGED, ACT dénotent les prédicats être capable de, être
obligé de et agir. X dénote l’entité qui est capable ou dans l’obligation
d’agir, et qui agit.
Du moins en ce qui concerne les déontiques, cette analyse fait écho
à une approche plus récente (Ninan, 2005) qui a soutenu que les déon-
tiques ne prennent que des actions dans leur portée. Ils seraient ainsi
incapables de prendre des états ou des actions passées. D’après Ninan
(ibid.) (44) ne peut avoir qu’une interprétation épistémique.

(44) Tu dois avoir acheté les billets

Pour conclure, sous l’approche de Jackendoff (1972) les déontiques et


les abilitatifs sont à considérer comme des verbes à contrôle qui as-
signent un rôle thématique à leur sujet. Le système suivant est ainsi
obtenu.

(45) Jackendoff et Culicover, 2003

Opérateurs de phrase Prédicats à deux places


Epistémique Capacité / déontique

Dans la section suivante, nous proposons de nouveaux arguments pour


montrer que (i) la position de Wumbrandt est correcte pour ce qui
concerne les déontiques, mais que (ii) la même conclusion ne peut pas
être tirée pour pouvoir abilitatif. Cette dernière conclusion est provi-
soire et nous reviendrons sur nombre d’arguments au chapitre 6.
Contrôle, montée et interprétations des modaux 63

3.5 Quelques observations autour des interprétations


déontiques et abilitatives

3.5.1 Les déontiques sont des verbes à montée

En ce qui concerne l’emploi déontique de devoir (il en va de même


pour must de l’anglais), à moins de distinguer deux types de construc-
tions pour les déontiques (comme le fait par exemple Sueur, 1979),
force est de constater que, dans nombre de cas, la relation thématique
avec le sujet de la phrase est rompue. En (46), pour reprendre les termes
de Sueur (ibid.) devoir porte sur un processus.

(46) The traitor must die


Le traitre doit mourir

Pour montrer que (46) porte sur un processus, nous la comparons à


(42-b) et montrons que les conditions de satisfaction de ces deux as-
sertions sont différentes. Si le vent ferme accidentellement la porte, on
s’accordera pour dire que l’injonction modale exprimée en (42-b) n’est
pas satisfaite. Si en revanche le traitre tombe accidentellement d’un es-
calier et meurt, l’injonction modale en (46) est satisfaite. Il n’y a donc
pas à proprement parler de contrôleur en (46).
Un deuxième argument à l’encontre d’une analyse en termes de
contrôle sémantique à la Jackendoff (ibid.), provient du fait que les mo-
daux déontiques sont tout à fait compatibles avec les états, comme dans
ce que l’on appelle les conditionnels anakastiques (i.e. les conditionnels
exprimant ce qu’il faut faire ou la condition à satisfaire pour obtenir un
certain résultat ; pour l’introduction du terme pour ce type de condition-
nels, voir von Wright, 1963).

(47) Si tu veux utiliser ces toilettes, tu dois être une femme

Ceci montre bien qu’il n’y a pas d’action à contrôler, et que le traite-
ment proposé n’est pas approprié dans ce cas.
64 Modalités et temps

Il en va de même pour les actions passées. (44) peut tout à fait re-
cevoir une interprétation déontique comme (48) le montre :

(48) Pour rentrer dans le cinéma tu dois avoir acheté les billets
Nous concluons avec Sueur (ibid.) et Wumbrandt (ibid.) que les déon-
tiques sont des verbes à montée et non pas des verbes à contrôle.

3.5.2 Pouvoir de capacité : une question ouverte

Pour la modalité abilitative, l’analyse en termes de contrôle est plus


difficile à remettre en cause.
Force est de constater que pouvoir abilitatif sélectionne obligatoi-
rement un agent (le plus souvent, mais pas nécessairement (49-b), mar-
qué comme +volitionnel (49-a)).
(49) a. Jean peut escalader cette montagne
b. Ce robot peut à la fois cuire à la vapeur et mouliner de la viande
Cela n’est cependant pas obligatoire. Nous avons vu au chapitre précé-
dent que (50) est quelque peu bizarre. Kratzer expliquait que cela était
dû au fait que le couteau est un instrument et non pas un agent.
(50) ? ? Ce couteau peut couper
L’auteur remarquait cependant que, dans certains cas, la phrase devient
acceptable comme en (51).
(51) Ce couteau peut couper de la pierre
Nous avons fait l’hypothèse que la modalité abilitative ne requiert pas
nécessairement un ‹agent› (animé), mais qu’elle sélectionne une base
modale circonstancielle dans laquelle il existe des empêchements. Cela
montre ainsi que la contrainte ne porte pas sur le caractère animé du
sujet, mais sur les conditions de réalisation de l’action.
L’observation selon laquelle l’infinitif doit dénoter une action pour
que l’emploi abilitatif soit possible, est correcte. (52) n’est interpré-
table comme un emploi de capacité que si l’on comprend que Jean peut
Contrôle, montée et interprétations des modaux 65

‹teindre ses cheveux›, en ‹coerçant›4 l’état ‹avoir les cheveux rouges›


en une action.

(52) Jean peut avoir les cheveux rouges

Rappelons à ce propos que Sueur avait aussi noté que la modalité abi-
litative ne peut pas porter sur un état. Pour (53) la paraphrase en (54-a)
n’est pas satisfaisante.

(53) Jean peut faire ce travail


(54) a. ? ? Sa grande intelligence permet que Jean fasse ce travail (= (16-a))
b. Sa grande intelligence permet à Jean de faire ce travail (= (16-b))
Notons également avec Thomason (2005) que l’usage de l’opérateur
de phrase explicite ‹il est possible que› suivi d’une proposition (55-a)
ne traduit pas fidèlement l’interprétation abilitative de (53). (55-b) est
à préférer, et l’on voit là clairement que ‹il est possible que› assigne un
rôle thématique à ‘Pierre’.

(55) a. Il est possible que Jean fasse ce travail (*abilitatif )


b. Il est possible pour Jean de faire ce travail (ok abilitatif )

Tous les arguments ne sont pas concordants pour traiter pouvoir abilita-
tif comme un verbe à contrôle, bien que, prima facie, cela semble être
la conclusion la plus plausible.
Nous revenons sur cette question épineuse au chapitre 6, après
avoir considéré de plus près la notion de capacité au chapitre 5.
Préalablement, au chapitre 4, nous commençons notre étude de a pu et
plus généralement nous nous penchons sur les analyses courantes des
modalités en interaction avec les opérateurs temporels.

4 Nous nous autorisons cet anglicisme, de ›coerce‹.


4. Interaction entre opérateurs modaux
et temporels.
A pu (I) : solutions syntaxiques

4.1 Préambule

Nous revenons dans ce chapitre sur le traitement en sémantique for-


melle de la question de la polysémie des modalités. Nous nous intéres-
sons aux modalités au passé, et envisageons la question de la polysémie
du point de vue de l’interaction entre les modalités, le temps et l’aspect.
Nous revenons sur les modèles que nous avons passés en revue au cha-
pitre 2, et nous penchons sur les données et leurs analyses dans ces
différents cadres.
D’un point de vue empirique, nous nous occuperons ici en parti-
culier d’expressions comme a pu, pouvait (en français), might have,
may (en anglais), ha potuto (en italien) … en nous focalisant sur
les temps passé et présent1. Les analyses de ces expressions mobili-
seront les modèles introduits au chapitre 2 et feront appel à la dis-
tinction entre opérateurs phrastiques et non-phrastiques, que nous
avons considérée au chapitre 3. Nous revenons aussi sur la notion de
capacité, et notamment sur l’ambiguïté entre interprétation abilita-
tive et épistémique, en nous penchant notamment sur la question des
usages implicatifs des modaux, qui nous occuperont tout au long de
ce travail.
D’un point de vue théorique, ce chapitre est dédié aux approches
qui expliquent l’ambiguïté des modaux par des distinctions de portée
entre les opérateurs modaux et temporels (nous les appelons approches

1 Nous ne nous occupons pas ici des modalités au futur comme pourra, ni au condi-
tionnel, comme pourrait.
68 Modalités et temps

‹syntaxiques› pour les opposer aux approches ‹lexicales› ou ‹ontolo-


giques› discutées au chapitre 5). Les approches syntaxiques atteignent
la conclusion commune que la modalité épistémique a une portée large,
au dessus de tous les autres opérateurs, en particulier temporels et as-
pectuels.
Ces approches se distinguent les unes des autres en ceci qu’elles
expliquent de différentes manières la corrélation entre les différentes
structures syntaxiques et les interprétations. L’approche de Hacquard
(2006,2009) exploite et raffine le modèle Kratzerien ; l’analyse de
Condoravdi (2002) exploite le modèle du temps branchant de Thoma-
son (1984).
Le travail de Hacquard portant sur le français, nous introduisons
ici un premier ensemble de données relatives à a pu sur lesquelles
nous reviendrons dans les chapitres suivants en les amendant et les
complétant.
Ce chapitre discute très en détail deux théories formelles très com-
plexes. Les théories syntaxiques de Hacquard (ibid.) et Condoravdi
(ibid.) ne sont pas les premières dans leur genre. Mentionnons notam-
ment l’approche de Tasmowski (1980) qui parvenait à une analyse très
proche de celles que nous présentons ici. Les théories de Hacquard et
Condoravdi sont cependant plus abouties d’un point de vue formel et
compositionnel. Du point de vue méthodologique, nous ne pouvons
que suivre de près l’argumentation empirique et formelle, sans laquelle
nous ne pourrions pas parvenir à comprendre les mécanismes fins de
l’interprétation des modalités et à aboutir à une critique fondée. Nous
espérons rendre l’exposition la plus didactique possible.

4.2 A pu implicatif : premières découvertes et solution


par ambiguïté

Comme on l’a vu à maintes reprises, parmi les interprétations possibles


des modaux, il existe celle de capacité. Nous avons déjà souligné des
spécificités de cette interprétation. Tout d’abord, seul pouvoir exprime
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 69

cette notion, alors que devoir ne semble pas à même d’exprimer cette
interprétation.
(1) Jean peut soulever 50 kilos d’une seule main
Nous avons aussi vu au chapitre précédent que pouvoir abilitatif n’est
probablement pas un opérateur phrastique.
Nous nous focalisons ici sur une troisième particularité découverte
récemment par Bhatt (1999) et qui a trait à celle qu’on appelle l’impli-
cation d’actualité.
Bhatt (ibid.) a noté, pour le hindi, que les phrases avec une moda-
lité abilitative au parfait impliquent la vérité de leur complément (2-b)
(Bhatt, 1999 ; ex. 321). La négation du complément, en effet, résulte en
une contradiction. Cet effet n’est pas obtenu lorsque la modalité est à
l’imparfait (2-a).
(2) a. Yusuf havaii-jahaaz uraa sak-taa hai / thaa (lekin
Yusuf avion voler peut-impf être.pres / être.past (mais
vo havaii-jahaaz nahii uraa-taa hai / thaaa)
lui avion neg voler-impf être.pres / être.past)
Yusuf était capable de conduire un avion (mais il n’en a pas
conduit)
b. Yusuf havaii-jahaaz uraa sak-aa (lakin us-ne havaii-jahaaz
Yusuf avion voler pouvoir-pfv (mais lui avion
nahii uraa-yaa) neg voler-impf être.pres / être.past)
Yusuf était capable de conduire un avion (#mais il n’en a pas
conduit)
On a montré que cette corrélation entre le comportement implicatif et
l’aspect grammatical est à l’oeuvre en français et en italien également
(Hacquard, 2006). Dans leurs emplois abilitatifs, pouvoir et potere au
passé composé (pc) (3-a)-(4-a) sont associés à une implication d’ac-
tualité. Ils forcent la proposition exprimée par leur complément à être
vraie dans le monde actuel. Lorsque pouvoir et potere sont à l’imparfait
(impf) (3-b)(4-b), ils n’entraînent pas cet effet.
(3) a. Gianni a puPC déplacer la table (#mais il ne l’a pas fait)
b. Gianni pouvaitIMPF déplacer la table (mais il ne l’a pas fait)
70 Modalités et temps

(4) a. Gianni ha potutoPC spostare il tavolo (#ma non lo ha fatto)


b. Gianni potevaIMPF spostare il tavolo (#ma non lo ha fatto)
La solution proposée par Bhatt est de type lexical. Bhatt soutient que le
lexème sak n’est pas une modalité, mais un verbe implicatif à la manière
de réussir à (cf. Kartunnen, 1971). Sa méta-représentation est ABLE.
(5) a. Jean a réussi à déplacer la table (#mais il ne l’a pas fait)
Il propose que l’implication d’actualité disparaît quand sak est à l’im-
parfait, en vertu d’un opérateur codé dans la sémantique de l’imparfait.
Cet opérateur est Gen (voir Krifka et al. 1995). La décomposition de
(2-a) est ainsi la suivante :
(6) Past(Gen(ABLE(Yusuf fait voler des avions)))
Gen est considéré être un opérateur intensionnel de telle sorte que
Gen(p) n’implique pas p. Par exemple, pour (7), pour laquelle on re-
construit un opérateur Gen menant à la paraphrase ‹dans tous les
mondes accessibles, une Ferrari va a 200km / h›, n’implique pas qu’une
Ferrari va a 200km / h dans le monde actuel.
(7) Une Ferrari va a 200km / h
La solution de Bhatt est élégante en ceci qu’elle capture la différence
d’inter-prétation entre l’emploi au parfait et à l’imparfait par la présence /
absence d’un opérateur propre à l’aspect imperfectif, et qui serait lui-
même un opérateur intensionnel (voir aussi e.g. Cipria et Roberts, 2000 ;
Lenci et Bertinetto, 2000, Menendez-Benito, 2002).
Cependant, cette solution présente un certain nombre de problèmes
pointés à différents endroits de la littérature sur le sujet (voir en particu-
lier Hacquard, 2006 ; Mari et Martin, 2007).
Le premier problème est qu’elle n’explique pas l’observation
d’après laquelle le même verbe pouvoir aurait une interprétation
modale (non-implicative) par ailleurs, comme dans son emploi déon-
tique ou épistémique.
Hacquard note en deuxième lieu que le même effet est obtenu avec
devoir (dans un emploi ‹téléologique›). L’auteur explique que (8-a),
mais pas (8-b), force son complément à être vrai dans le monde actuel.
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 71

(8) a. Pour aller à Londres, Jane a dû prendre le train


b. Pour aller à Londres, Jane devait prendre le train

Dans leurs emplois implicatifs, pouvoir et devoir gardent la sémantique


qui les caractérise dans leurs emplois non-implicatifs. Elle compare
(8-a) à (9) (également associé à une implication d’actualité) et explique
que les modalités gardent leurs forces habituelles (respectivement uni-
verselle et existentielle) : dans le premier cas ‹prendre le train› était la
seule option possible, alors que dans le deuxième il s’agissait d’une
option parmi d’autres.

(9) Pour aller à Londres, Jane a pu prendre le train

La solution que l’auteur proposera, donc, expliquera l’effet obtenu au


passé composé comme dérivant de l’interaction des modalités avec les
opérateurs temporels.
Enfin, l’approche de Bhatt (ibid.) prédit que, à l’imparfait, un verbe
comme réussir à devrait perdre sa caractéristique implicative, contrai-
rement à ce que l’on observe.

(10) La police réussissait à contenir les manifestants (# mais elle ne le


faisait pas)

Hacquard propose alors une nouvelle solution qui maintient l’emploi


de pouvoir abilitatif parmi les emplois modaux. La section qui suit est
dédiée à la discussion de sa solution.

4.3 Solution syntaxique : Hacquard, 2006

4.3.1 Les données de Hacquard (2006,2009)

Les observations Ajoutons quelques pièces à la description de a pu.


Nous venons de voir que pouvoir au passé composé se comporte comme
un verbe implicatif lorsqu’il a une interprétation abilitative. Hacquard
72 Modalités et temps

commence par noter que l’implication d’actualité surgit avec tous les
emplois dits ‹racine› de pouvoir (et devoir). Cela est par exemple le cas
de l’emploi téléologique (11)-(12) et de l’emploi déontique (13)-(14).
(Nous exposons pour l’instant les arguments de Hacquard, sans noter
les faiblesses de la description sur lesquelles nous revenons au chapitre
5 et 6).

(11) a. Jane a pu prendre le train pour aller à Londres, #mais elle a


pris l’avion (cf. (9))
b. Jane pouvait prendre le train pour aller à Londres, mais elle a
pris l’avion
(12) a. Jane a dû prendre le train pour aller à Londres, #mais elle a
pris l’avion (cf. (8-a))
b. Jane devait prendre le train pour aller à Londres, mais elle a
pris l’avion
(13) a. Jane a pu aller chez sa tante (selon les ordres de son père),
#mais elle n’y est pas allée
b. Jane pouvait aller chez sa tante (selon les ordres de son père),
mais elle n’y est pas allée
(14) a. Jane a dû aller chez sa tante (selon les ordres de son père),
#mais elle n’y est pas allée
b. Jane devait aller chez sa tante (selon les ordres de son père),
mais elle n’y est pas allée

Elle remarque en revanche que l’implication d’actualité ne surgit pas


avec l’emploi épistémique de pouvoir et devoir au passé composé. Tout
comme au présent et à l’imparfait, au passé composé, la vérité du com-
plément n’est pas vérifiée dans le monde actuel.

(15) a. Bigley peut bien avoir aimé Jane, comme il peut bien ne pas
l’avoir aimé
b. Bigley a bien pu aimer Jane, comme il a bien pu ne pas l’aimer
c. Bigley pouvait bien aimer Jane, comme il pouvait ne pas
l’aimer
Sens et structure : vers une nouvelle proposition Hacquard épouse
le modèle Kratzerien pour les modalités, dont les composantes
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 73

principales sont (rappelons-le) : une distinction des modaux sur la


base de leur force quantificationnelle et une distinction sémantique
sur la base de la mobilisation contextuelle de deux conversational
backgrounds, l’un déterminant le domaine de quantification, l’autre
la source d’ordre des mondes dans le domaine. Différents types de
conversational backgrounds déterminent différentes bases modales :
épistémique, déontique etc …
La nouveauté de l’approche de Hacquard consiste à coupler ces
distinctions sémantiques avec des distinctions structurales. Elle soutient
que les modaux épistémiques sont évalués au temps de l’énonciation.
Ils n’expriment pas d’après l’auteur des possibilités passées (ou fu-
tures), mais plutôt des possibilités actuelles (au temps de l’énonciation)
à propos d’événements passés (présents, ou futurs). Ils doivent ainsi
être interprétés sur le temps et l’aspect.
En revanche, lorsque les modaux dits ‹racine› (e.g. les déontiques,
(13)-(14)) sont combinés avec le passé, ils expriment des possibilités
passées. Ils doivent ainsi être interprétés sous les opérateurs de temps
et d’aspect.
Hacquard épouse ainsi les théories qui soutiennent que les modaux
se présentent sous deux variétés possibles : des modaux qui se joignent
au niveau de la phrase (‹GT-level› (en français, au niveau du GT)) ou
au niveau du groupe verbal (‹GV-level› (en français, au niveau du GV))
(e.g. Jackendoff, 1972 ; Zubizaretta, 1982, Picallo, 1990 ; et aussi, pour
la littérature française, Tasmowski, 19802). Les premiers, se joignant au
niveau de la phrase, sont des opérateurs phrastiques ; les deuxièmes, se
combinant avec un groupe verbal, prennent dans leur portée des pro-
priétés d’événements. La distinction sémantique (entre modaux épisté-
miques et modaux ‹racine›) est ainsi corrélée à une distinction de niveaux
d’interprétation des modalités : au dessus ou au dessous des opérateurs
temporels. Les modaux qui se joignent au niveau de la phrase (GT-level)
ont portée large sur tous les autres opérateurs, y compris les temporels :
ce sont les modaux épistémiques ; les deuxièmes, se joignant au niveau

2 Il est juste de rappeler que les composants faisant appels au mouvement de la


théorie de Hacquard sont déjà présents chez Tasmowski, 1980.
74 Modalités et temps

du GV sont interprétés dans la portée des opérateurs temporels. Il s’agit


des modaux circonstanciels. Les premiers sont associés à une base mo-
dale épistémique (les mondes où les faits connus du locuteur dans le
monde actuel sont vrais) ; les deuxièmes sont associés à une base modale
circonstancielle (les mondes où les faits vérifiés dans le monde actuel
sont aussi vérifiés).
Hacquard distingue ainsi deux entrées lexicales pour les modaux.
(16-a) est pour la modalité circonstancielle ; (16-b) est pour la moda-
lité épistémique. Notons d’emblée cependant, que Hacquard (ibid.)
ne soutient pas que la modalité circonstancielle (dont celle abilita-
tive) assigne un rôle thématique au sujet, ni qu’il s’agit d’un verbe à
contrôle.

(16) a. VcancircBw,B,≤,c = λP<sϵt>.λe<ϵ>∃w′ compatible avec les circons-


tances en w tel que P(w′)(e)
b. VcanepistBw,B,≤,c = λp<st>∃w′ compatible avec ce que le locuteur
sait en w tel que p(w′)

Notons que (16-b) donne lieu à une analyse bi-phrastique, car la mo-
dalité prend une proposition dans sa portée. (16-a) génère une analyse
monophrastique car la modalité prend une propriété d’événements dans
sa portée.
Pour parvenir à expliquer les données, l’argumentation de Hac-
quard procède en deux temps : d’une part l’auteur montre que l’im-
plication d’actualité surgit dans une certaine configuration de portée ;
de l’autre il montre que quand les modaux ont portée large ils ont une
interprétation épistémique, alors que lorsqu’ils ont une portée étroite ils
ont une lecture circonstancielle.
Nous abordons ces questions dans les sections 4.3.2 et 4.3.3 res-
pectivement.

4.3.2 L’analyse de pouvoir au passé composé

En adoptant l’hypothèse que les modaux peuvent tantôt se joindre


au niveau de la phrase, tantôt au niveau du prédicat verbal (voir, e.g.
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 75

Jackendoff, 1972 ; Zubizaretta, 1982, Picallo, 1990) le premier objectif


de Hacquard (ibid.) est de montrer que l’implication d’actualité surgit
seulement quand la modalité a portée étroite. Dans cette section nous
parcourons ses arguments pour montrer comment surgit l’implication
d’actualité. Nous détaillons ici l’analyse sémantique. Nous commen-
çons par détailler les entrées lexicales pour le temps et l’aspect ; nous
présentons ensuite la dérivation de la lecture épistémique et circonstan-
cielle et discutons enfin des arguments corroborant l’analyse du point
de vue empirique. Nous adressons enfin la question de la préservation
de la description des événements à travers les mondes, une hypothèse
cruciale pour que la machinerie mise en place donne les prédictions
voulues.

Temps et aspect
De manière tout à fait standard, Hacquard part de l’hypothèse que tout
verbe fournit un prédicat d’événements.
Quant au passé composé, l’auteur propose de le considérer comme
un ‹perfective›, à l’instar du passé simple (Borillo et al., 2004), c’est
à dire comme un aoriste. Le rôle du perfectif est double : d’une part il
apporte une quantification sur les événements et d’autre part il pourvoit
une localisation pour le temps de l’événement relativement au temps
de l’évaluation. Pour symboliser le temps de l’événement, Hacquard
utilise la trace temporelle τ(e) introduite par Krifka (1992). En suivant
Kratzer (1998), Hacquard adopte l’entrée lexicale suivante (17) :

(17) VPerfectiveBw,B,c,≤ = λP<ϵt>λt.∃e[τ(e) ⊆ t ∧ P(e)]

Cette définition statue que le perfectif prend des prédicats d’événements


(de type 〈ϵ, t〉) et donne un prédicat de temps, qui va se combiner avec
un opérateur temporel (dans ce cas, le passé). Le reste de la formule sta-
tue qu’il existe un événement dont la trace temporelle est incluse dans t
et que cet événement porte la description P.
Elle propose cependant d’amender cette entrée en relativisant
l’événement à un monde d’évaluation. Elle justifie cet amendement en
argumentant que, en tant que quantificateur, l’aspect doit recevoir une
76 Modalités et temps

restriction que le monde d’évaluation fournit. La nouvelle entrée lexi-


cale sera alors (18) :
(18) VPerfectiveBw,B,c,≤ = λP<ϵt>λt.∃e[e in w ∧ τ(e) ⊆ t ∧ P(e)]
Hacquard adopte ensuite les entrées suivantes pour le présent et le pas-
sé. Soit tu le temps de l’énonciation. Pour le passé, le contexte fournit
un intervalle qui précède le temps de l’énonciation; pour le présent, un
temps qui coïncide avec celui-ci.
(19) a. VpresBw,B,c,≤ est défini si et seulement si le contexte c fournit un
intervalle t ≈ tu. Si défini, VpresBw,B,c,≤ = t.
b. VpastBw,B,c,≤ est défini si et seulement si le contexte c fournit un
intervalle t E tu. Si défini, VpastBw,B,c,≤ = t.
Lecture épistémique et circonstancielle
En commençant par assembler les différentes pièces, nous obtenons ce
qui suit. L’analyse de (20-a) est donnée en (20-d) :
(20) a. Jane a couru
b. [GTpast[Aspperf[GV Jane courir]]]
c. V[GVJane courir]Bw,B,c,≤ = λe.run(e, J, w)
d. VJane a couruBw,B,c,≤ est vraie si et seulement si ∃e[e in w τ(e) ⊆
t ∧ t E tu ∧ run(e, J, w)]
Dans un cas si simple, la présence de la restriction au monde w n’est pas
très informative. Elle joue un rôle crucial dans la théorie de Hacquard
lorsque l’aspect porte sur le modal.

Lecture épistémique Considérons d’abord le cas de pouvoir épisté-


mique, avec un modal portant sur l’aspect et se joignant au niveau de la
phrase (GT). Ici nous avons une analyse bi-phrastique, car la modalité
prend une proposition dans sa portée.
(21) a. Jane a pu courir (épistémique)
b. [Modcan[GT past[GAspperf[GV Jane courir]]]]
c. VJane a pu courirBw,B,c,≤ est vraie si et seulement si ∃w′ compa-
tible avec ce qui est connu en w tel que : ∃e[e in w′ τ(e) ⊆ t ∧
t E tu ∧ run(e, J, w′)]
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 77

d. Paraphrase : Il existe un monde compatible avec ce qui est


connu dans le monde actuel, tel qu’il existe un événement en
w′ localisé dans un intervalle passé qui est un événement dans
lequel Jane court.

Notons que l’évaluation épistémique a lieu dans le présent. (21-c) re-


quiert seulement que dans un monde compatible avec ce qui est connu
en w, il existe un événement passé de Jane qui court.
En simplifiant la forme logique, on obtient la structure en (22) :

(22)
Mod
∃w′ T
PAST Asp GV

∃e in w′ e
Avant de considérer comment la lecture circonstancielle est obtenue,
il faut souligner une conséquence immédiate de cette analyse. En
considérant que la modalité est interprétée au dessus des autres opéra-
teurs temporels, Hacquard prédit que (23-a) et (23-b) sont synonymes.
L’analyse proposée ordonne ainsi les opérateurs : ‹présent–modaité–
parfait–proposition›. En langue naturelle, cette suite est traduite comme
‹ peut avoir p ›. Nous revenons longuement sur ce point au chapitre 6, où
nous montrons que cette conclusion est erronée.
(23) a. Jeanne peut avoir pris l’avion
b. Jeann e a pu prendre l’avion
Lecture circonstancielle Lorsque le modal prend portée étroite, sous
l’aspect, l’interprétation obtenue pour pouvoir est circonstancielle.
(24) a. Jane a pu courir (abilitatif )
b. [GT passé[GAspperf[GModcan[GV Jane courir]]]]
Rappelons que, dans ce cas, le modal prend une propriété d’événements.
(25) VcancircBw,B,ø,c = λP<sϵt>.λe<ϵ>∃w′ compatible avec les circonstances
en w tel que P (w′)(e) (= (16-a))
78 Modalités et temps

Le modal doit donc se combiner avec une propriété intensionnelle


d’événements. Notons que l’entrée pour ‹Jane court› est de type < et >,
et n’est donc pas intensionnelle (voir (20-c)). Hacquard applique alors
la règle d’application fonctionnelle intensionnelle de Heim et Kratzer
(1998) qui, dans ce cas précis, permet de transformer l’entrée de type
< et > en entrée de type < s < et >>.

(26) Règle d’application fonctionnelle intensionnelle. Si α est un


noeud et {β, γ} est l’ensemble de ses filles, alors pour tout monde
possible w, si Vβ Bw est une fonction dont le domaine contient λw′.
Vγ Bw′, alors Vα B = Vβ Bw (λw′. Vγ Bw′).
Ainsi on obtient (27) :

(27) V[Mod can [GV Jane run]] Bw,B,ø,c = Vcan Bw,B,ø,c (λw′ VJane run Bw′,B,ø,c) =
λe.∃w′ compatible avec les circonstances en w tel que run(e, J, w′)

En enchâssant (27) sous le temps (passé) et l’aspect (voir (18)), on ob-


tient la forme logique suivante :

(28) VJane a pu courir Bw,B,ø,c est vraie si et seulement si ∃e[e in w ∧


τ (e) ⊆ t ∧ t ≺ tu∧ ∃w′ compatible avec les circonstances en w tel
que run(e, J, w′)]
Paraphrase : Il existe un événement dans le monde actuel, loca-
lisé dans un intervalle passé, et il y a un monde compatible avec
les circonstances dans le monde actuel, où cet événement là est un
événement où Jane court.

En simplifiant la représentation on obtient la structure en (29) :

(29)
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 79

Soulignons à nouveau que l’événement e est existentiellement fermé en


GAsp, que l’aspect rentre dans la forme logique avec son propre argu-
ment de monde (w).
En (28) on a donc deux variables pour des mondes : w et w′. La pre-
mière est introduite par l’aspect (voir (29)), la deuxième est introduite
par la modalité. Puisque aspect pourvoit la clôture existentielle pour la
variable d’événement, l’événement est localisé dans le monde introduit
par l’aspect. Puisque l’aspect échappe à la modalité en prenant portée
sur elle, le monde qu’il introduit est le monde actuel, et non pas un
monde possible. Ce faisant, l’événement e est forcé à s’ancrer dans le
monde actuel. L’implication d’actualité est ainsi obtenue.

Eléments corroborant l’analyse

Lecture épistémique Tasmowski (1980) proposait déjà une analyse


similaire en termes de mouvement. L’auteur proposait de nombreux
éléments corroborant son analyse. Les observations visent à montrer
que le temps de devoir / pouvoir épistémique dépend d’une série de con-
traintes imposées par la séquence infinitive. La combinaison temps /
aspect qui apparaît sur la modalité est à interpréter en dessous de
celle-ci. Parmi les plus saillants, Tasmowski (ibid.) note les faits
suivants :

1. Si le verbe sous la modalité est un verbe d’état que le passé simple ne


parvient pas à borner, devoir prendra seulement l’imparfait :
(30) a. Il était une fois une reine. Cette reine était / *fut très âgée
b. Il était une fois une reine. Cette reine devait / *dût être très âgée

De même, devoir reprend à son compte les restrictions induites par le


verbe qui suit :

(31) a. Jean Bart naquit / *naissait lors d’un orage


b. Jean Bart dût / *devait naître lors d’un orage

2. Tasmowski (ibid.) note également que les restrictions imposées par


les compléments de mesure temporelle sur la durée du processus décrit
80 Modalités et temps

par le verbe enchâssé contraignent la modalité. Laca (2008) s’accorde


avec Tasmowski pour admettre que ces données confirment que la mor-
phologie passée détermine le temps de l’événement dénoté par le verbe
enchâssé sous la modalité, et non pas le temps de l’évaluation modale.
Les faits en (32) sont une preuve à l’appui : tout comme l’imparfait ne
peut pas être utilisé en l’absence de la modalité (en raison de la pré-
sence de ‹en moins d’un an› (32-a)), le modal à l’imparfait ne peut pas
recevoir d’interprétation épistémique (32-c).
(32) a. Marie a écritPRES.PERF / *écrivaitimperf ce roman en moins d’un an
b. Marie a dûPRES.PERF écrire ce roman en moins d’un an. (OK
Epistémique)
c. Marie devaitIMPERF écrire ce roman en moins d’un an.
(*Epistémique)
Lecture circonstancielle : le cas de l’italien L’analyse de a pu circons-
tanciel en français est, d’après Hacquard, corroborée par les faits de
l’italien. D’après l’auteur, en italien, potere au passé composé n’a pas
de lecture épistémique3. (34) asserte que dans le monde actuel un évé-
nement s’est produit (en particulier l’événement de la venue de Gianni).
(33) Gianni è potuto venire
Jean a pu venir
La description de Hacquard, comme nous le verrons en détail au cha-
pitre 6, est lacunaire. Elle ne distingue par exemple pas entre propriétés
statives et éventives (lorsqu’il se combine avec des propriétés statives,
ha potuto peut avoir une interprétation épistémique).
Notons principalement que, d’après Hacquard, en italien, (34)
est monophrastique, à la différence de (20-a). Comme nous l’avons
vu, cette dernière peut être analysée tantôt comme bi-phrastique (si la
modalité est épistémique), tantôt comme mono-phrastique (si la mo-
dalité est circonstancielle.) Dans le premier cas, en effet, la modalité
porte sur une proposition alors que, dans le deuxième, elle porte sur une
propriété d’événements. En italien, ha potuto semble seulement capable
de prendre dans sa portée des propriétés d’événements.

3 Nous reviendrons sur une description plus fine au chapitre 6.


Interaction entre opérateurs modaux et temporels 81

Cette spécificité de ha potuto est rendue visible par le choix de l’au-


xiliaire de potere. En italien, potere au passé composé ne garde pas son
propre auxiliaire, mais prend l’auxiliaire du verbe qui est dans sa portée
(voir Rizzi, 1992). Cette propriété est appelée ‹reconstruction›. En (34),
il s’agit de l’auxiliaire être. Ceci révèle (i) qu’il existe un seul événement
(donc une seule phrase), celui de la venue de Gianni, et que (ii) cet événe-
ment est existentiellement clos par dessus le modal. L’implication d’actua-
lité est ainsi prédite comme obligatoire en italien, par Hacquard (34) :

(34) Gianni è potuto venire, #ma non è venuto


Jean a pu venir, #mais il n’est pas venu

Au chapitre 6, nous reviendrons aussi longuement sur la comparaison


entre l’italien et le français. En admettant pour l’instant, comme le fait
Hacquard, que l’interprétation circonstancielle en français est nécessai-
rement associée à l’implication d’actualité, et que l’italien dispose uni-
quement de la lecture circonstancielle avec implication d’actualité, une
analyse unique pour cet emploi dans les deux langues semble justifiée.
Cette analyse prescrit que l’argument d’événement de la modalité est
existentiellement fermé au dessus de celle-ci.

Principe de préservation de la propriété de l’événement à travers


les mondes
Revenons à l’analyse en (28) et regardons de plus près la relation entre
l’événement e et sa description. Soulignons que l’existence de e est
localisée en w. L’aspect, qui pourvoit la clôture existentielle de l’événe-
ment, lie cet événement à un monde, celui que lui-même introduit. Ce
monde est le monde actuel car l’aspect, dans ce cas, est en dehors de la
portée de la modalité.
La propriété de l’événement (à savoir qu’il s’agit d’un événement
de course par Jane), est en revanche donnée sous w′.
Il faut donc bien s’assurer que l’événement e localisé en w et l’évé-
nement e décrit en w′ soient bien le même événement.
Pour garantir cela, Hacquard émet le principe de préservation de
la description de l’événement à travers les mondes (46). Ce principe
82 Modalités et temps

repose sur l’hypothèse par défaut qu’un événement (ou un individu)


reste le même à travers les mondes.

(35) Principe de préservation de la description de l’événement. Pour


tous mondes w1, w2, si e1 a lieu en w1 et en w2 et si e1 est décrit
comme P en w1, alors il est décrit comme P en w2 également.
Hacquard note que, quelle que soit la propriété décrite par le GV, elle
persiste à travers les mondes, comme le contraste en (36-a)-(36-b) l’il-
lustre :

(36) a. Jane a pu s’enfuir. Elle s’est enfuie par la fenêtre.


b. Jane a pu s’enfuir par la fenêtre. #Elle s’est enfuie par la porte.

Ce principe semble cependant problématique à deux égards. Tout


d’abord, les contrefactuels sont précisément là pour signaler que la des-
cription d’un événement n’est pas nécessairement la même dans tous
les mondes.

(37) Jane a pris le train, mais elle aurait pu faire le voyage en voiture
(Hacquard, 2009 : 299, ex. 39)

Hacquard argumente que les contrefactuels effacent le principe par dé-


faut. Cet effacement n’est pas sans coût et, d’après Hacquard, ce coût
est morphologique.
Un autre exemple problématique (mentionné par Hacquard elle-
même (2006)) est donné en (38).

(38) Bill a à tort pensé que le mariage de Mary était des funérailles

Le problème est que, si un événement est décrit comme des funérailles


dans un monde accessible (par Bill), alors ce sont des funérailles
dans le monde actuel également. Hacquard explique que, dans ce cas,
le locuteur ne souscrit pas à la description de l’événement, qui est
attribuée à Bill. D’après le locuteur, l’événement en question est dé-
crit comme étant des funérailles à la fois dans le monde actuel et
dans le monde possible (i.e. un monde accessible dans sa propre base
épistémique).
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 83

Ayant établi que les interprétations épistémiques et abilitatives cor-


respondent à deux structures différentes, il reste à savoir pourquoi la mo-
dalité reçoit une interprétations épistémique, lorsque elle a portée sur les
opérateurs temporels, alors qu’elle reçoit une interprétation circonstan-
cielle lorsqu’elle est interprétée en dessous ce ces autres opérateurs.

4.3.3 Evénements et bases modales

Nous en venons maintenant à la question du choix des bases modales, et


donc celle de la résolution de la polysémie des modalités. Il faut en effet
lier les choix de portée avec les choix de bases modales.
Nous venons de voir que, lorsque le modal prend dans sa portée une
proposition et qu’il est évalué en dehors de la portée du temps (passé) et
de l’aspect (i.e. il est évalué au présent du locuteur), il reçoit une inter-
prétation épistémique. Lorsqu’il est évalué dans le passé, et qu’il prend
portée étroite relativement au temps et à l’aspect, il a une interprétation
circonstancielle.
La raison intuitive de cette corrélation est la suivante. Les modaux
épistémiques sont évalués au temps de l’énonciation. Ils n’expriment
pas (d’après Hacquard) des possibilités passées (ou futures), mais plu-
tôt des possibilités actuelles (au temps de l’énonciation) à propos d’évé-
nements passés (présents, ou futurs). Ils doivent ainsi être interprétés
sur le temps et l’aspect.
En revanche, les modaux dits ‹racine› (e.g. les déontiques, (13)-
(14)), lorsqu’ils sont combinés avec le passé, expriment des possibilités
passées. Ils doivent ainsi être interprétés sous les opérateurs de temps
et d’aspect.
Quant aux modaux épistémiques, cette solution résout élégam-
ment la question de l’apparente discrépance entre le temps de la dispo-
nibilité des preuves et le temps de l’évaluation modale. Nous avons vu
au chapitre 2 que l’emploi de la modalité épistémique requiert que l’on
dispose de preuves sur lesquelles faire reposer la conjecture exprimée
par la modalité. On a aussi vu que, lorsque pouvoir au passé composé
est employé, les preuves sont disponibles au moment de l’assertion
(39-b).
84 Modalités et temps

(39) a. Jane a pu s’enfuir


b. D’après ce que je sais maintenant, Jane, dans le passé, a pu
s’enfuir
Nous avons ainsi soulevé la question de savoir comment appréhender le
fait que, alors que la modalité épistémique est au passé composé, elle
est compatible avec une conjoncture qui repose sur des preuves dispo-
nibles au présent du locuteur.
La solution de Hacquard revient à reconnaître que la modalité est
seulement en apparence au passé, mais qu’elle est interprétée sur cet
opérateur temporel, c’est à dire au présent.
(40) Jane peut s’être enfuie
Comme nous l’avons mentionné plus haut, cette solution revient éga-
lement à reconnaître que les interprétations de (39-a) et (40) sont les
mêmes. Comme nous le verrons au chapitre 6, cette conclusion est pro-
blématique.
Avant d’en arriver aux données, cependant, explorons davantage
le système de Hacquard, en revenant à la question du choix des bases
modales en relation avec les choix de portée. Qu’est-ce qui garantit que,
lorsque la modalité est évaluée au présent du locuteur, la base modale
est épistémique ?
Hacquard (2006) explique que les événements (qui sont eux-
mêmes des parties de mondes) peuvent projeter des alternatives (i.e.
des mondes possibles ou des bases modales). Ces bases modales sont de
nature différente selon l’événement d’où elles sont projetées. Lorsque
la modalité est évaluée au présent du locuteur, l’événement d’où sont
projetées les alternatives épistémiques est le ‹speech event›. Cet évé-
nement strictement lié au locuteur ne peut que projeter des alternatives
épistémiques.
Lorsque la modalité est interprétée sous l’aspect, les alternatives
sont projetées à partir de l’événement qui est lié par l’aspect. Dans ce
cas, ce sera un événement actuel, lié au monde w, introduit par l’aspect
même. La base modale choisie sera donc circonstancielle.
On voit donc bien, que, tout en gardant un cadre Kratzerien clas-
sique, Hacquard élabore les mécanismes de choix des bases modales.
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 85

Nous reviendrons longuement sur ces conclusions théoriques et sur


la description des faits de Hacquard au chapitre 6. Et cela, non seulement
parce que la conclusion de la synonymie entre (39-a) et (40) est problé-
matique, mais aussi parce que, comme nous l’avons vu au chapitre 2,
l’évaluation épistémique peut avoir lieu dans le passé également. D’après
von Fintel and Gillies (2007), en (41), might est évalué dans le passé. No-
tons que dans ce cas, les preuves sont disponibles dans le passé (cela se
rend avec l’imparfait en français). Cela invaliderait la thèse selon laquelle
la modalité épistémique serait toujours évaluée au présent et serait liée à
la projection d’alternatives à partir du ‹speech event›.

(41) The keys might have been in the drawer


Les clés pouvaient être dans le tiroir

Des études récentes sur le Grec ont par ailleurs montré que la présence /
absence de l’implicature d’actualité ne coïncide pas toujours avec une
distinction aspectuelle et reviennent ainsi sur la découverte qui a motivé
les études de Bhatt (1999) et Hacquard (2006). En particulier, Gianna-
kidou et Staraki (à paraître) montrent que, aussi bien pour pouvoir à
l’imparfait qu’au passé composé, un élément paratactique ‹et› est res-
ponsable de l’introduction de l’implicature d’actualité. L’exemple (42)
montre que, grâce à cet élément, l’implicature d’actualité surgit avec
l’imparfait également.

(42) O Janis bori ke pini 10 bires kathe vradi (#ala den (tis) pini)
John pouvait et buvait 10 bières par nuit (# mais il ne les
buvait pas)

Nous renvoyons le lecteur à la référence donnée pour la solution de


type lexical proposée par les auteurs. Nous discuterons au chapitre 8 la
question de l’implication d’actualité avec l’imparfait pour le français.
Avant de poursuivre notre étude de pouvoir au passé composé et de
passer en revue d’autres données et solutions, nous considérons main-
tenant une autre théorie qui a analysé de près l’interaction entres les
opérateurs modaux et les opérateurs temporels en langue. Cette théorie
a aussi resolu autrement la question de la polysémie des modalités et du
choix des bases modales.
86 Modalités et temps

4.4 La théorie de Condoravdi : interprétation des


modalités et structure des possibilités

Condoravdi (2002) s’intéresse aussi aux relations complexes entre


les modalités, le temps et l’aspect. Elle situe sa théorie dans le cadre
du temps branchant, ce qui lui permet d’expliquer autrement l’émer-
gence des interprétations des modaux. Elle s’intéresse aux données de
l’anglais, et émet l’hypothèse que l’interprétation épistémique a deux
sources possibles, dont une inférentielle. Puisque nous défendons une
position similaire, la compréhension de son système est pour nous
cruciale.
Nous considérons d’abord les données en posant les grands prin-
cipes d’analyse en 4.4.1. Nous présentons ensuite son analyse formelle,
en revenant précisément sur la sémantique en section 4.4.2 ; enfin, nous
nous penchons sur l’interprétation et la théorie des modèles adoptée par
Condoravdi dans la section 4.4.3.

4.4.1 Données et principes d’analyse

Condoravdi commence par distinguer entre deux types de modalités :


les modalités pour le présent (may / might) et les modalités pour le
passé (might have).
Ces deux types de modalités se comportent différemment eu égard
à deux paramètres. Le premier est la perspective modale (nous rebap-
tisons la perspective modale, le ‹temps de la modalité›, car il s’agit de
déterminer le temps d’évaluation de la modalité).
Relativement à ce paramètre, les modalités pour le présent ont une
perspective présente. En (43-a) et (43-b) : la conjecture est émise au
temps de l’énonciation.
(43) a. He may win the game
Il peut gagner le match
b. He may be sick
Il peut être malade
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 87

Les modalités pour le passé ont tantôt une perspective présente, tantôt une
perspective passée. Selon la perspective adoptée, (44) reçoit deux interpré-
tations différentes. Si la perspective est présente l’interprétation est épis-
témique. Le locuteur émet ainsi la conjecture qu’il a gagné dans le passé.
Si la perspective est passée, cette phrase de l’anglais a une lec-
ture contrefactuelle. Dans le passé, il était possible (encore) qu’il gagne
(mais on sait qu’il n’a pas gagné).

(44) He might have won the game


Lecture épistémique : Il peut avoir gagné le match
Lecture contrefectuelle : Il pouvait gagner le match

Afin d’obtenir ces deux interprétations (et les paraphrases que nous en
avons données), il est nécessaire de prendre en compte un deuxième pa-
ramètre, à savoir l’orientation du modal. L’orientation du modal donne
la localisation temporelle de l’événement décrit dans l’infinitive sous
le modal relativement au temps de la perspective modale. On a appelé
l’orientation du modal, le ‹temps de l’événement›.
L’orientation du modal peut être présente, future, ou passée.
Avec les modalités pour le présent, elle est future en (45-a) : l’éven-
tualité4 ‹gagner le match› est future par rapport à la perspective modale.
Notons que dans ce cas, l’éventualité est de type éventif (non-statif ).
L’orientation du modal est présente en (45-b) : l’éventualité ‹être ma-
lade› coïncide avec la perspective modale.

(45) a. He may win the game ( ? ? now / tomorrow)


Il peut gagner le match (??maintenant / demain)
b. He may be sick (now / ? ? tomorrow)
Il peut être malade (maintenant/??demain)
Avec les modalités pour le passé, l’orientation du modal est passée sous
la lecture épistémique de (44) : l’événement ‹gagner le match› est passé
par rapport à la perspective modale (i.e. le temps de la conjecture). Il est
en revanche futur sous la lecture contrefactuelle de (44) : le temps de

4 Nous employons le terme ‹éventualité› dans le sens de Bach (1988), comme sub-
sumant les événements et les états.
88 Modalités et temps

l’événement est localisé dans le futur de la perspective modale (notons


qu’elle est dans le passé du temps de l’énonciation, puisque pour obte-
nir l’interprétation contrefactuelle on sait que la personne en question
n’a pas gagné le match).
Résumons ici ces faits :

(46) a. MAY + Eventif (43-a) : perspective présente ; orientation future


b. MAY + Statif (43-b) : perspective présente ; orientation présente
c. MIGHT (44)
(i) perspective présente ; orientation passée (lecture épistémique)
(ii) perspective passée ; orientation future (lecture contrefac-
tuelle)
Les modaux sont des opérateurs temporels Outre qu’elle prend en
compte l’interaction de différents opérateurs, Condoravdi met en avant
une proposition importante pour l’analyse des modaux : la localisation
temporelle de la phrase sur laquelle porte le modal doit être attribuée
au modal lui-même plutôt qu’à un temps enchâssé sous le modal. Ceci
vaut pour les cas sans le parfait.
Elle soutient que (i) Les modaux étendent le temps de l’évaluation
vers le futur (comme en (43-a) et (44), sous la lecture contrefactuelle).
(ii) Quand un parfait est sous le modal, alors il est responsable de l’effet
de ‹shiftage› vers l’arrière (comme en (44) sous la lecture épistémique).

Différences interprétatives et différences de portée Le troisième point


important de la discussion de Condoravdi concerne le moyen d’obtenir
les deux interprétations de (44). Condoravdi explique qu’elles corres-
pondent à une différence de portée entre le modal et le parfait.
Elle justifie et propose donc une sémantique pour les décomposi-
tions suivantes (en faisant l’hypothèse que les modaux sont des opéra-
teurs propositionnels) :

(47) a. PRES(MAY(he win the game))–(43-a)–(PRES est par défaut, en


l’absence d’une autre marque temporelle)
b. PRES(MAY(he be sick))–(43-b) -
c. MIGHT(PERF(he win the game))–interprétation épistémique
de (44)
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 89

d. PERF(MIGHT(he win the game))–interprétation contrefactu-


elle de (44)

L’un des buts de sa recherche est de relier ces différences de portée au


choix de deux bases modales distinctes. Sous la lecture épistémique,
en effet, une base modale épistémique est choisie. Sous la lecture cir-
constancielle, la base modale est métaphysique. A ce stade, le choix du
modèle sera important.
En résumé, l’analyse sémantique doit rendre compte des décompo-
sitions suivantes :

(48) a. PRES(MAY(he win the game)) : perspective présente ; orientation


future
b. PRES(MAY(he be sick)) : perspective présente ; orientation présente
c. PRES(MIGHT(PERF(he win the game))) : épistémique : pers-
pective présente ; orientation passée (nb. le modal a portée
large)
d. PERF(MIGHT(he win the game)) : contrefactuel : perspective
passée ; orientation future (nb. le modal a portée étroite)

Avant de conclure cette section notons que pour Condoravdi la perspec-


tive modale pour la modalité épistémique est le temps de l’assertion.

4.4.2 Analyse Sémantique

Condoravdi adopte une ontologie basée sur les éventualités (événements ou


états) et les intervalles temporels. Les prédicats verbaux prennent une éven-
tualité comme argument et les phrases dénotent des propriétés d’éventuali-
tés. Elle explicite les paramètres intensionnels de monde et de temps.
Les opérateurs temporels sont des fonctions de propriétés d’éven-
tualités ou de temps à des propositions et instancient dans le temps ces
propriétés. Ce faisant, elles localisent les éventualités relativement à un
intervalle qui correspond au temps de référence.
La traduction des opérateurs temporels est faite au moyen de la défi-
nition d’une fonction AT. Dans les définitions en (49), τ est une fonction
qui renvoie la trace temporelle d’une éventualité dans un monde donné.
90 Modalités et temps

(49) AT(t,w,P) =
a. ∃e[P (w)(e) ∧ τ (e, w) ⊆ t] si la propriété est une propriété
d’événements
b. ∃e[P (w)(e) ∧ τ (e, w) 8 t] si la propriété est une propriété
d’états
c. ∃eP (w)(t) si la propriété est une propriété de temps

AT (t, w, P) signifie que la propriété P est instanciée dans le monde w


dans un temps t. Comme l’ont soutenu Kamp et Roher (1983) et Kamp
et Reyle (1993), la relation spécifique entre l’éventualité et le temps de
référence est déterminée par le type de l’éventualité. Il s’agit de l’in-
clusion temporelle si l’éventualité est éventive et de la superposition si
l’éventualité est stative.
Les marques temporelles et les modaux sont des opérateurs tem-
porels. Quant aux temps, le présent instancie une propriété au temps de
l’énonciation, now.

(50) PRES : λP λw[AT (now, w, P )]

Le parfait est une fonction qui prend des propriétés d’éventualité et


donne une propriété de temps, et qui décale le temps de l’évaluation
de l’élément dans sa portée à un intervalle qui précède le temps de
référence. Si le parfait est sous le modal, le temps de référence est dé-
terminé par le modal.

(51) PERF : λP λwλt∃t ′[t ′ ≺ t ∧ AT (t ′, w, p)]

Comme nous l’avons mentionné plus haut, les modaux sont aussi des
opérateurs temporels. En particulier, ce sont des fonctions qui
prennent des propriétés d’éventualités ou des propriétés de temps et
renvoient des propriétés de temps. Cependant, ils ne décalent pas le
temps d’évaluation. En revanche ils étendent le temps d’évaluation
en avant.
De plus, comme généralement admis, les modaux instancient P
dans des mondes possibles. M B est une fonction fixée par le contexte de
paires mondetemps à des mondes (il s’agit de la relation d’accessibilité
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 91

de Kratzer, indexée sur des temps). M B peut être épistémique (auquel


cas elle renvoie les mondes accessibles avec ce que locuteur sait en 〈w, t〉).
Elle peut aussi être métaphysique (auquel cas elle donne les alternatives
métaphysiques de w au temps t). [t, _) représente l’intervalle ouvert qui
débute au temps t.
L’entrée lexicale de may / might est donnée en (52). On voit ici que
le modal, outre sa quantification sur des mondes possibles, apporte une
contribution temporelle en faisant glisser vers le futur (i.e. un intervalle
ouvert qui commence en t) le temps de l’événement.

(52) MAY / MIGHT : λP λ w λt ∃ w ′[w ′ ∈ M B(w, t) ∧ AT ([t, _), w, P]

L’hypothèse que les modaux ont un effet d’expansion du temps


d’évaluation en avant permet d’expliquer que, en l’absence d’un
adverbe temporel spécifique, avec les statifs, le temps d’évaluation
inclut le temps de l’assertion (en vertu de 8, en (49-b)). Les proprié-
tés non-statives sont projetées dans le futur et commencent, au plus
tôt, en t.
Avec ces éléments en place, les analyses sémantiques des combi-
naisons décrites dans la section 4.4.1 sont les suivantes.

1. PRES(MAY / MIGHT(he be sick)) : perspective présente ; orienta-


tion présente.

(53) He may be sick


Il peut être malade
(54) a. he be sick : λwλe[he be sick](w)(e)
b. MIGHT(he be sick) : λwλt ∃w ′[w ′ ∈ Μ Β(w, t)∧∃e[[he be
sick](w ′)(e)∧ τ (e, w ′) 8 [t, _)]]
c. PRES(MIGHT(he be sick)) : λw ∃ w ′ [w ′ ∈ Μ Β(w, now) ∧
∃e[[he be sick](w ′)(e) ∧ τ (e, w ′) 8 [now, _)]]

2. PRES(MAY(win the game)) : perspective présente ; orientation future.

(55) He may win the game


Il peut gagner
92 Modalités et temps

(56) a. he win the game : λwλe[he win the game](w)(e)


b. MAY / MIGHT(he win the game) : λwλt ∃ w ′[w ′ ∈ Μ Β(w, t)
∧ ∃ e[[he win the game](w ′)(e) ∧ τ (e, w ′) ⊆ [t, _)]]
c. PRES(MAY/MIGHT(he win the game))  : λw ∃ w ′[w ′ ∈ Μ Β
(w, now) ∧ ∃e[[he win the game](w ′)(e) ∧ τ (e, w ′) ⊆ [now, _)]]

Ceci prédit que l’événement de gagner commence au plus tôt au temps


de l’assertion.

3. PRES(MIGHT(PERF(he win the game)))  : perspective présente ;


orientation passée (interprétation épistémique)

(57) He might have won the game


Il peut avoir gagné le jeu (épistémique)
(58) a. he win the game : λwλe[he win the game](w)(e)
b. PERF(he win the game) : λwλt ∃ t ′[t ′ ≺ t∧ ∃ e[he win the
game](w, e) ∧ τ (e, w) ⊆ t ′]
c. MAY(PERF(he win the game)) : λwλt ∃ w ′[w ′ ∈ M B(w, t) ∧
∃t ′[t′ ≺ [t, _) ∧ ∃ e[he win the game](w, e) ∧ τ (e, w) ⊆ t ′]]
d. PRES(MAY(PERF(he win the game))  : λw∃w ′[w ′ ∈ Μ Β
(w, now) ∧ ∃t ′[t ′ ≺ [now, _) ∧ ∃e[he win the game](w, e) ∧
τ (e, w) ⊆ t′]]
Ceci prédit que le temps où la personne en question a gagné le match
est inclus dans un intervalle qui précède temporellement l’intervalle
[now, _).

4. PERF(MIGHT(he win the game)) : perspective passée ; orientation


future (interprétation contrefactuelle)
(59) He might have won the game
Il pouvait avoir gagné le match

Par les mêmes mécanismes de composition que ci-dessus, on obtient (60) :


(60) a. he win the game : λwλe[he win the game](w)(e)
b. MIGHT(he win the game) : λwλt ∃ w ′[w ′ ∈ M B(w, t) ∧ ∃
e[[he win the game](w ′)(e) ∧ τ (e, w ′) ⊆ [t, _)]]
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 93

c. PERF(MIGHT(he win the game)) : λwλt ∃ w ′ ∃ t ′[t ′ ≺ t ∧ w ′ ∈


M B(w, t′) ∧ ∃e[[he win the game](w ′)(e) ∧ τ (e, w) ⊆ [t ′, _)]]
d. PRES(PERF(MIGHT(he win the game))) : λw ∃ w ′ ∃ t ′[t ′ ≺
now ∧ w ′ ∈ M B(w, t ′) ∧ ∃ e[[he win the game](w ′)(e) ∧ τ (e,
w) ⊆ [t ′, _)]]

Soulignons ici trois points. 1. Le modal fait glisser vers le futur la trace
temporelle de l’événement. 2. La relation entre la trace temporelle de
l’événement et l’intervalle établi par le modal est déterminée par le type
d’événement. 3. Le parfait établit le temps de référence comme passé.
En particulier il agit à deux niveaux. D’une part il fait glisser l’évalua-
tion modale dans le passé en établissant l’accessibilité à un temps passé
t ′ (i.e. ∃ w ′(w ′ ∈ M B(w, t ′))), et d’autre part il situe la trace temporelle
de l’événement dans un l’intervalle (celui établi par le modal) commen-
çant à un temps passé t ′.
Notons qu’il n’est pas requis que l’éventualité ‹gagner le jeu› se
produise avant le temps de l’assertion.
Il nous faut maintenant savoir comment les interprétations épisté-
miques, métaphysiques et contrefactuelles sont obtenues. Pour cela, il
est nécessaire de considérer la théorie des modèles adoptée par Condo-
ravdi, et en particulier la structure des possibilités. Nous nous tournons
vers cette question dans la section qui suit.

4.4.3 Structure des possibilités et interprétations

Considérons la paire suivante :

(61) a. John may / might have the flu now


John peut avoir la grippe
b. John may / might get the flu
John peut attrapper la grippe

La phrase en (61-a) a uniquement une interprétation épistémique : le


fait que John ait la fièvre est compatible avec ce que le locuteur sait au
temps de l’assertion. La question de savoir si John a la fièvre ou pas est
94 Modalités et temps

décidée (‹settled›). Cependant le locuteur ne sais pas comment elle est


décidée, i.e. si John a de la fièvre ou pas.
La phrase en (61-b) a à la fois une interprétation métaphysique et
épistémique. Rappelons que, puisque le prédicat est éventif, la réalisa-
tion de l’événement est postposée dans le futur (voir ci-dessus). Il n’est
donc nullement décidé si John attrape la fièvre ou pas, car l’événement
ne s’est pas encore produit. Cette indétermination au plan métaphy-
sique en entraine une autre au plan épistémique.
Cette paire mène à conclure que la lecture épistémique surgit lors-
qu’il n’est pas décidé si l’éventualité s’est produite ou pas. La lecture
métaphysique implique une lecture épistémique si l’éventualité ne s’est
pas produite, et les deux lectures du modal de possibilité peuvent se
confondre. Seule la lecture épistémique est obtenue si la question de
savoir si l’éventualité s’est produite ou pas est présupposée comme dé-
cidée.
Le facteur discriminant permettant ainsi de départager la lecture
épistémique de la lecture métaphysique est de savoir si cette présuppo-
sition est vérifiée ou pas. Lorsque l’éventualité chevauche ou précède
le temps d’évaluation de la modalité, alors la question est présupposée
comme établie. Lorsque la propriété à laquelle le modal s’applique est
instanciée dans un temps futur par rapport au temps de l’évaluation de
la modalité (i.e. la perspective modale), alors la question n’est pas déci-
dée et la lecture métaphysique devient possible 5.
La notion de ‹décision / établissement› (‹setteledness›) correspond
à celle de nécessité historique (voir Kamp, 1979 ; Thomason, 1984).
Une phrase est historiquement nécessaire à une temps t si elle est vraie,
indépendamment de ce qui va se produire dans le futur. Cette notion de
nécessité historique repose sur une structure des possibilités telle que le
passé et le présent sont fixés, alors que le futur est ouvert.

5 Nous reviendrons plus bas sur l’interprétation contrefactuelle de PERF(MI-


GHT…). Selon le principe que la lecture métaphysique doit être obtenue si l’éven-
tualité se produit à un temps postérieur au temps d’évaluation de la modalité, nous
devrions obtenir pour ‹John might have won the game› une lecture métaphysique
(accompagnée d’une interprétation épistémique avec une perspective modale si-
tuée dans le passé). Nous obtenons en revanche une lecture contrefactuelle.
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 95

Condoravdi adopte ainsi le modèle du temps branchant que nous


avons présenté au chapitre 2, dans la section 2.4. Dans ce cadre, deux
mondes w, w ′ sont identiques jusqu’au moment (inclus) auquel ils se
séparent. Ainsi w ′ .t w signifie que w ′ et w sont identiques jusqu’en t ′
(inclus).
La nécessité historique implique une quantification sur des mondes
qui sont des alternatives historiques d’un monde donné à un temps don-
né. Les alternatives historiques d’un monde changent avec le temps.
Pour la modalité métaphysique, la base modale consiste en les alterna-
tives historiques d’un monde w à un temps t : M B(w, t) = {w ′ | w .t
w ′}. w et ses alternatives historiques déterminent les faits qui sont déci-
dés jusqu’en t et diffèrent à partir de t.
Pour les modaux exprimant la modalité épistémique, la base mo-
dale consiste en un état épistémique. Une état épistémique est une union
d’ensembles de classes d’équivalence de mondes à un temps donné.

Figure 4.1 – Temps branchant

Le modal de possibilité a ainsi une interprétation exclusivement épis-


témique quand la réalisation de la propriété à laquelle il s’applique est
présupposée être historiquement nécessaire. La présupposition est une
propriété d’états épistémiques et coïncide avec ce qui est considéré être
connaissance commune entre les participants à la conversation.
Soit le ‹common ground› l’union de classes d’équivalence de
mondes déterminées à un temps t0, où t0 est le temps de l’assertion. La
condition suivante exprime le fait que l’occurrence d’une éventualité
est établi (settled) dans le ‹common ground›.
96 Modalités et temps

(62) ‹Settledness›
Pour tout w ′, w ′′ ∈ cg tels que w ′ .t0 w ′′ :
AT (t0, w ′, P) ssi AT (t0, w ′′, P)
Lorsque P est instanciée en t0 ou un temps t′ passé par rapport à t0,
l’éventualité est considérée comme établie. D’autre part, P n’est pas
établi dans le futur de t0 (à moins que l’on ne signale autrement6).
Condoravdi explique que, si la phrase est évaluée relativement
à un common ground qui satisfait la condition (62), une assertion
avec un modal de possibilité construit avec une base modale méta-
physique est équivalente à une assertion sans modalité. En d’autres
termes, un contexte avec un common ground qui satisfait ‹settled-
ness› pour une propriété P à laquelle le modal s’applique, ne fixe
pas la base modale comme métaphysique. C’est donc pour éviter
une équivalence entre assertion avec et sans modalité que le contexte
associe une modalité avec une base modale métaphysique seulement
si le common ground pour ce contexte ne satisfait pas (62). Pour que
le common ground ne satisfasse pas (62), la condition suivante (63)
doit être satisfaite :

(63) Condition de diversité :


Il existe un monde w ∈ cg et w′, w′′ ∈ M B(w, t) tels que :
AT (t, w′, P ) et ¬AT (t, w′′, P)

Si le common ground satisfait (62) pour P et la perspective modale est


le temps de l’énonciation, alors une base modale métaphysique ne peut
pas satisfaire la condition de diversité. Ainsi, la lecture métaphysique
est exclue dans tout contexte où le modal prend portée sur le parfait ou
se combine avec un verbe d’état (elle est exclue également quand le mo-
dal se combine avec un prédicat éventif, mais on signale que le common
ground satisfait la condition de settledness).

6 Cela est le cas dans l’exemple suivant : «It has been decided who he will meet, but I do
not know who? He may see the dean». Il a été décidé qui il va rencontrer, mais je ne
sais pas qui. Cela peut être le doyen. Bien que l’éventualité soit localisée dans le futur,
la question a été établie et la modalité reçoit ainsi une interprétation épistémique.
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 97

Pour conclure : pour que la condition de diversité puisse être sa-


tisfaite, le modal a une interprétation épistémique si (62) est satisfaite
comme en (43-b) et (44) et une interprétation métaphysique si (62)
n’est pas satisfaite, comme en (43-a). Il reste maintenant à expliquer
comment la lecture contrefactuelle de (44) est obtenue.
Le but de Condoravdi est d’expliquer une intuition de Mondadori
(1978) : pour exprimer comment le monde aurait pu être maintenant, il est
nécessaire de remonter le temps et de considérer comment le monde était
quand les options étaient encore ouvertes. Dans les termes de Condoravdi,
il s’agit donc d’expliquer pourquoi cette lecture surgit quand le parfait a
portée sur le modal (i.e. quand la perspective modale est passée).
Pour ce faire, commençons par noter que les analyses de (55) et
(59) diffèrent seulement en ceci que, dans le premier cas le temps de
l’événement est futur par rapport au présent, alors que dans le deuxième
cas, le temps de l’événement est futur par rapport à un temps passé.
Rappelons ces cas et l’analyse correspondante :

(64) a. He might win the game (= (55))


b. PRES(MIGHT(he win the game)) : λwλt∃w ′[w ′ ∈ M B(w ′, now)
∧∃e[[he win the game](w ′)(e) ∧ τ (e, w ′) ⊆ [now, _)]]
(65) a. He might have won the game (= (59))
b. PRES(PERF(MIGHT(he win the game)))  : λw∃w ′∃t ′[t ′ ≺
now∧ w ′ ∈ M B(w, t) ∧ ∃e[[he win the game](w ′)(e) ∧ τ(e, w ′)
⊆ [t ′, _)]]

D’où provient l’interprétation contrefactuelle de (65-a) ? Cette phrase


peut être assertée dans un contexte où l’on présuppose que la personne
a perdu, mais pas seulement. Si cela n’est pas présupposé elle informe
que la personne en question a perdu.
Pour comprendre le mécanisme il est nécessaire de faire appel à la
monotonicité qui caractérise la structure des alternatives historiques.
Pour tout monde w dans le cg et tout temps t ≺ t0, l’ensemble des alter-
natives historiques de w en t0 (i.e. {w | w .t0 w ′}) est un sous-ensemble
des alternatives historiques de w au temps t (i.e. w | w .t w ′). Ces
ensembles sont les domaines de quantification de la modalité en (55) et
(59) respectivement.
98 Modalités et temps

Les mondes en {w | w .t w ′} sont considérés être en dehors


du common ground. Condoravdi explique cela de la façon suivante
(Condoravdi, ibid. : 28, note 24) :
« … this rests on the assumption that if a past historical alternative to some world
compatible with what we take the actual world to be is not a historical alternative
to that world at the time of utterance, then it is also not compatible with what we
take the actual world to be …»

« … cela repose sur le présupposé que si une alternative historique passée


d’un monde compatible avec ce que nous considérons être le monde actuel
n’est pas une alternative historique de ce monde au temps de l’assertion, alors
elle n’est pas non plus compatible avec ce que nous considérons être le monde
actuel …»

Ainsi, en utilisant une expression qui élargit le domaine de quantifica-


tion de sorte qu’il inclue des mondes qui ne font pas partie du common
ground, le locuteur signale que l’éventualité n’est pas vérifiée dans le
common ground. L’interlocuteur peut ainsi conclure (inférer) que la
possibilité de P, passée, n’est pas actualisée. La lecture contrefactuelle
est alors obtenue.

4.4.4 Evaluation de l’analyse de Condoravdi

Les sources de l’interprétation épistémique


Du point de vue de l’architecture générale du système, la théorie de
Condoravdi est très attrayante en ceci qu’elle parvient à identifier deux
sources pour l’interprétation épistémique. D’une part elle est obtenue
de la manière suivante (Condoravdi, 2002) :
«… is used to communicate that we may now be located in a world whose past
includes an event of his winning the game. The possibility is in view of the epis-
temic state of the speaker : his having won the game is consistent with the infor-
mation available to the speaker …»

«… est utilisé pour communiquer que nous pouvons maintenant être dans un
monde dont le passé inclut l’événement de sa victoire du match. La possibilité
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 99

existe en vertu de l’état épistémique du locuteur : le fait qu’il ait gagné le match
est cohérent avec l’information dont le locuteur dispose …»

Le raisonnement mis en jeu par Condoravdi est donc le suivant  : la


phrase est vraie dans le monde de base w dans le présent. Si la phrase
est vraie ici, alors il existe un monde w′′ compatible avec ce que je sais
maintenant, tel que l’événement P s’est produit dans le passé. Puisque
ce monde possible est compatible avec ce que je sais en w dans le pré-
sent, alors ce monde peut bien être le monde actuel.
D’autre part, la lecture épistémique est toujours liée à l’interpré-
tation métaphysique. Dans ce cas, elle repose sur une inférence. Nous
avons vu plus haut que, lorsque la modalité est interprétée dans la por-
tée du passé, la perspective modale est passée. Dans ce cas, puisque le
modal fonctionne comme un opérateur temporel qui étend l’orienta-
tion modale à l’infini vers le futur, le temps où l’événement qui va se
produire est futur par rapport à la perspective modale. On a vu que ce
cas est parallèle au cas plus simple, où la modalité pour le présent est
suivie d’un prédicat d’événement (voir (56-c)). Dans ce cas, la pers-
pective de la modalité est présente et son orientation future. Le fait que
l’orientation soit future par rapport à la perspective du modal entraîne le
fait qu’il est métaphysiquement indéterminé si l’événement aura lieu ou
pas. Condoravdi souligne que l’indétermination métaphysique entraîne
celle épistémique (à moins qu’il ne soit signalé autrement, par des syn-
tagmes comme ‹il a été décidé que› …). Dans ce cas, la base modale
mobilisée n’est pas directement épistémique et cette interprétation est
dérivée par inférence.
Cette deuxième option explique avec élégance le fait qu’il soit qua-
siment impossible de distinguer les deux interprétations quand l’orien-
tation modale est future.
La théorie de Condoravdi va à notre sens encore plus loin et cap-
ture une relation importante entre les sens des modalités. L’élément clé
de la théorie de Condoravdi est la condition de diversité. Nous avons
vu plus haut que cette condition est introduite sur la base de l’observa-
tion que, l’usage d’une modalité dont la base modale est métaphysique
ne serait pas licite sans cette condition. La lecture épistémique de la
modalité est construite alors à partir de la nécessité de satisfaire cette
100 Modalités et temps

condition. Si la condition de diversité ne peut pas être satisfaite par une


modalité dont la base modale est métaphysique, alors l’interprétation
de la modalité est épistémique. Ce faisant, la théorie de Condoravdi
donne un éclairage nouveau à la relation entre modalité épistémique
et métaphysique7.
La condition de diversité … et lectures épistémiques La condition de
diversité pour les modaux a été amplement discutée dans la littérature,
notamment celle philosophique autour de la modalité épistémique et de
l’évidentialité (e.g. Kartunnen, 1972 ; Condoravdi, 2002 ; Werner, 2006 ;
von Fintel and Gillies, 2010). Peu d’études se concentrent sur pouvoir.
En effet, si pour pouvoir cette condition est non-problématique, elle
l’est en revanche pour devoir. Nous donnons ici quelques pistes de dis-
cussion, mais ne nous attardons pas sur devoir.
Le problème soulevé par Kartunnen (1972)8 est le suivant.
Comme nous l’avons vu au chapitre 2, une phrase employant la mo-
dalité épistémique avec force quantificationelle universelle implique
la proposition sans modalité. Pour tout p, (66) est vrai. L’assertion
employant la modalité épistémique est donc plus ‹forte› que celle ne
l’employant pas.

(66) p→p

Or, comme Kartunnen l’observait, une assertion employant la modalité


est plus ‹faible› qu’une assertion sans modalité.

7 Werner (2006), propose une théorie fort intéressante, proche de celle de


Condoravdi, pour expliquer les propriétés temporelles des modaux (considérées
comme lexicalement codées par Condoravdi) et qui exploite une notion de ‹dispa-
rité›. Cette théorie souffre d’une faiblesse importante concernant le traitement de
l’ambiguité des modaux (question qui nous intéresse ici en premier lieu). Dans un
cadre Kratzerien, en effet, Werner n’explique pas comment les interprétations sont
dérivées, mais pourquoi les diverses interprétations ont des propriétés temporelles
distinctes. La théorie de Condoravdi s’efforce en revanche d’expliquer comment
les différentes interprétations sont dérivées. Par ailleurs, la théorie de Werner ne
prenant pas directement en compte l’interaction entre les opérateurs temporo /
aspectuels, elle nous amènerait trop loin de notre centre d’intérêt dans cette étude.
8 Voir aussi Groenendijk et Stokhof, 1975 ; Lyons, 1977, Kratzer, 1991.
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 101

(67) a. Ce kiwi doit être bon, mais je ne l’ai pas encore goûté. Peut-être
qu’il sera mauvais.
b. Ce kiwi est bon, #mais je ne l’ai pas encore goûté. Peut-être
qu’il sera mauvais.
Il existe diverses explications à cette ‹faiblesse›. Les unes, prag-
matiques, la localisent dans la force de l’assertion (e.g. Kartunnen
ibid.), les autres, sémantiques, situent la faiblesse de à un niveau
vériconditionnel (e.g. en incluant dans la base modale des mondes
dans lesquels p est fausse, comme Condoravdi (ibid.) ; voir von
Fintel and Gillies (2010) pour une discussion des théories plus
anciennes).
Dans la théorie la plus récente, von Fintel and Gillies (2010) re-
viennent sur la notion de ‹faiblesse› et expliquent que le modal épisté-
mique n’a rien de ‹faible›, mais qu’il s’agit simplement d’un évidentiel,
marquant que la source sur laquelle l’assertion est basée est indirecte (et
il s’agit essentiellement d’une inférence).
Ce faisant, les auteurs remettent par là même en cause l’idée que la
base modale contient des ¬p-mondes (i.e. des mondes dans lesquels p
est fausse). Ils observent par exemple la bizarrerie des phrases en (68),
inattendue si la base modale satisfaisait une condition de diversité à
la Condoravdi9. Peut-être partitionne en effet une base modale de telle
sorte que p et ¬p sont vrais, tout comme on l’attendrait si must était
‹faible›.

(68) #It must be raining but perhaps it isn’t raining


Il doit être en train de pleuvoir, mais peut-être qu’il n’est pas en
train de pleuvoir
(68) #Perhaps it isn’t raining but it must be
Peut-être il n’est pas en train de pleuvoir, mais il doit l’être
Du point de vue linguistique, sur le français, Tasmowski et Dendale
(1994) reconnaissent aussi que devoir est employé (en tant qu’éviden-
tiel) pour énoncer une hypothèse (la connaissance mobilisée est donc

9 Pour d’autres arguments de ce type, voir référence indiquée.


102 Modalités et temps

‹indirecte›). Ils montrent aussi que pouvoir épistémique est employé


dans le même but, mais établissent un contraste important : l’usage de
devoir, à la différence de celui de pouvoir, ne mobilise pas des hypo-
thèses différentes de celle énoncée. Nous reprendrons ici un seul des
contrastes qu’ils proposent (voir Tasmowski et Dendale ibid. : 48sqq.
pour d’autres contrastes).

(69) (Le locuteur a rendez-vous avec une personne inconnue de lui


mais qu’on lui a décrite)
a. Ça doit être fatalement lui, toutes les indications concordent
b. #Ça peut être fatalement lui, toutes les indications concordent

Pour pouvoir, ils expliquent que la prémisse sollicitée par le modal


Ils expliquent que la condition d’usage de pouvoir est qu’il existe
plusieurs hypothèses concurrentes à celle énoncée (voir (70)).

(70) Où est Pierre ? Je ne sais pas. Il peut être dans sa chambre, il peut
être dans le jardin, ou alors, il est dans la cave (Tasmowski et
Dendale ibid. : 46)

D’un point de vue formel, cela revient à reconnaître que, dans la base mo-
dale, il existe bien des possibilités (des mondes) dans lesquels l’hypothèse
énoncée est fausse. La condition de diversité est donc bien à l’oeuvre pour
pouvoir épistémique  : la base modale contient des p-mondes (i.e. dans
lesquels p est vrai) et des ¬p-mondes10.
En termes logiques, cela revient à noter trivialement que l’axiome
(71) n’est pas valide pour la modalité avec force quantificationnelle exis-
tentielle et donc que p est plus faible que p (p implique en effet p).
(71) # p → p

… et lectures racine
Condoravdi semble souscrire à la condition de diversité pour l’en-
semble des expressions modales. Il nous semble cependant que cette

10 Comme pour von Fintel et Gillies, cette condition ne semble pas être en oeuvre
pour devoir dans la théorie de Tasmowski et Dendale.
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 103

condition ne puisse pas être étendue à toutes les autres interprétations


des modaux sans précautions.
Condoravdi justifie l’introduction de la condition de diversité pour
les emplois racine également, sur la base du fait que, en l’absence de
cette condition, (72-a) et (72-b) seraient vériconditionellement équiva-
lentes. Plus précisément, Condoravdi explique que si l’on présuppose
qu’il est fixé dans le monde si Jean va à l’école ou pas, alors l’asser-
tion modale est équivalente à l’assertion non modale. De même, (73)
ne peut pas recevoir d’interprétation métaphysique (mais seulement
épistémique) car, l’infinitif dénotant un état, la question est considérée
comme établie dans le common ground au moment de l’énonciation.

(72) a. John goes to school


Jean va a l’école
b. John must go to school
Jean doit aller à l’école
(73) John must be tall
Jean doit être grand

Pour éviter que les assertions modale et non-modale soient équivalentes,


on fait peser sur la modalité métaphysique une condition de diversité.
Cette condition ne semble toutefois pas jouer un rôle dans d’autres
emplois des modaux, et notamment l’emploi déontique. Ceci est
quelque peu surprenant car on ne comprend pas très bien pourquoi cer-
tains emplois seulement devraient échapper à une généralisation qui
semble pourtant centrale pour l’analyse des modalités.
Au premier abord, la modalité déontique semble suivre le pattern dé-
crit pas Condoravdi pour la modalité épistémique. Comme nous l’avons
vu, à un premier niveau de description, elle semble sous-catégoriser un
verbe éventif dont la description est postposée dans le temps (74) (voir
Notamment Ninan, 2005 et Portner, 2009 pour une thèse de ce type).

(74) Jean doit terminer son assiette de brocolis

En regardant de plus près, on s’aperçoit cependant que l’usage de cette


modalité est licite lorsqu’il est déjà décidé dans le contexte si une
104 Modalités et temps

éventualité est réalisée ou non. La modalité déontique semble ne pas


demander que la condition soit satisfaite. Le discours suivant (75) il-
lustre le propos.

(75) Jean va à l’école. C’est normal, il doit y aller car l’école est obli-
gatoire à partir de 6 ans.

En deuxième lieu, il n’est pas tout à fait correct de limiter l’emploi des
modalités non-épistémiques au cas de la sous-catégorisation de prédi-
cats verbaux dénotant des événements. Comme nous l’avons déjà si-
gnalé au chapitre 3, dans les conditionnels anakastiques, la modalité
déontique peut être suivie d’un verbe étatique.

(76) Pour accéder à ces toilettes, tu dois être un homme

Enfin, la modalité déontique est tout à fait compatible avec des actions
passées. Dans ce cas, à nouveau, la condition de diversité n’est pas sa-
tisfaite, sans que l’usage de la modalité ne devienne illicite.

(77) Pour conduire cette voiture, tu dois avoir passé un permis de type B

Pour conclure sur l’analyse de Condoravdi au plan théorique, on retien-


dra deux points d’intérêt pour l’étude de l’interaction entre le temps et
les modalités : (i) d’une part elle repose sur un modèle qui prend expli-
citement en compte ces deux dimensions ; (ii) d’autre part elle associe
des relations de portée avec des interprétations que l’on reconstruit à
partir de la structure des possibilités. Elle souscrit cependant à des hy-
pothèses qui ne nous semblent pas toujours justifiées.
Du point de vue empirique, nous ne pouvons pas non plus étendre
cette analyse au français a pu. Nous nous tournons maintenant vers une
liste de différences qui seront discutées méticuleusement au chapitre 6.

L’analyse de Condoravdi à l’épreuve des données du français


La théorie de Condoravdi poserait trois problèmes majeurs si elle était
transposée au français.
Tout d’abord, tout comme l’analyse de Hacquard (2006), elle pré-
dirait que l’interprétation épistémique de (78-a) coïncide avec celle de
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 105

(78-b). Comme Hacquard (ibid.), Condoravdi souscrit à l’hypothèse


que l’évaluation épistémique de la modalité a lieu au temps de l’énon-
ciation et donc que la modalité épistémique doit être interprétée en de-
hors de la portée du parfait. Comme nous le verrons au chapitre 6, cette
conclusion est erronée.

(78) a. Jane a pu manger tout le gâteau


b. Jane peut avoir mangé tout le gâteau

Le deuxième problème posé par la théorie de Condoravdi concerne la


propriété temporelle des modaux. Nous avons vu que, outre une quantifi-
cation sur des mondes possibles, ceux-ci apportent, d’après Condoravdi,
une information de type temporel, en situant l’éventualité dans leur por-
tée dans le futur. Or, cette propriété, consistant à étendre l’orientation
modale à un temps infini vers le futur, ne semble pas à l’oeuvre en
français. On notera en effet l’impossibilité de (79). En admettant que a
pu a ici une interprétation circonstancielle et qu’il est donc interprété
sous l’opérateur temporel du passé, le modèle de Condoravdi prédit que
l’éventualité de ‹avoir un nouveau manteau› peut se produire dans un
temps futur par rapport à la perspective modale, ce temps s’étendant à
l’infini. Les faits contredisent cette prédiction.

(79) *Jane a pu avoir un nouveau manteau demain

Troisièmement, lorsque a pu se combine avec des états, il semble avoir


un effet comparable à celui en oeuvre avec les prédicats non-statifs.
L’éventualité est bornée à l’intervalle t ′ ≺ t. Formellement, la relation
entre la trace temporelle de l’état et le temps de référence est celle d’in-
clusion et non pas de superposition.
Plus généralement, en français, les interprétations abilitative et
épistémique de a pu ne peuvent pas être réduites à des différences de
portée. Nous le prouverons, à nouveau, en proposant des paires mini-
males montrant que (78-a) et (78-b) ne sont pas interprétés de la même
manière. Cela nous mènera à la conclusion que, même dans la lecture
épistémique, le modal est interprété sous l’opérateur temporel en (78-a).
Enfin, et en rejoignant Hacquard (ibid.) sur ce point, nous montre-
rons que, dans toutes les langues Romanes, la modalité existentielle ne
106 Modalités et temps

porte pas toujours sur une proposition. Nous étudierons en détails les
distributions.
Avant d’en venir à ces questions, nous dédions le chapitre suivant
à des approches dites ‹ontologiques› de la relation entre modalité et
temps en français. Ces approches ne souscrivent pas à l’option du mou-
vement syntaxique et pourvoient un premier amendement à la descrip-
tion donnée par Hacquard (ibid.).

4.5 Conclusion

Dans ce chapitre, nous avons considéré les approches dites ‹syn-


taxiques›. Selon ces approches, diverses interprétations des modaux
combinés avec des opérateurs temporels correspondent à différentes
structures syntaxiques. L’ensemble des ces approches reconnaît que la
modalité a portée haute sous la lecture épistémique. En corollaire, la
modalité épistémique, étant interprétée en dehors de la portée du passé,
est toujours évaluée au temps de l’assertion.
Les approches que nous avons considérées ici divergent sur de
nombreux points. Parmi ceux qui seront importants pour la discussion
qui suit, rappelons les suivants. Premièrement les auteurs ne s’accordent
pas pour reconnaître que les modalités portent sur une proposition sous
toutes les interprétations possibles. Deuxièmement elles expliquent la
corrélation entre différence de portée et interprétations en ayant recours
à des modèles très différents. Hacquard (2006) fait appel au cadre de
Kratzer (1981) qu’elle élabore en proposant que la base modale soit
choisie sur la base des alternatives projetées par des événements de
types différents. Condoravdi (2002) fait appel au modèle de Thomason
(1984), qui lui permet d’envisager deux sources pour l’interprétation
épistémique : (i) celle-ci dépend des connaissances du locuteur (comme
dans la théorie classique) ou (ii) elle est obtenue par inférence à partir
d’une interprétation métaphysique.
Interaction entre opérateurs modaux et temporels 107

Nous avons vu que du point de vue de l’interprétation, ces deux


modèles posent des problèmes. Celui de Hacquard (ibid.) achoppe sur
la question de l’identification des événements à travers les mondes. Ce-
lui de Condoravdi (ibid.) achoppe sur la question de la condition de
diversité généralisée à tous les emplois des modaux.
Au plan empirique nous avons montré qu’on ne peut pas étendre
les interprétations de l’anglais à celles du français et que le modèle de
Condoravdi (ibid.) ne peut donc pas être exploité. Quant à la description
donnée par Hacquard (ibid.), nous montrons dès le chapitre 5 qu’elle
est lacunaire et parfois erronée. Nous ajouterons de nombreux faits au
chapitre 6.
5. La notion de capacité : analyses et données.
Le cas de a pu (II)

5.1 Préambule

Comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, l’interprétation abilitative


de la modalité est quelque peu sui generis. Elle seule semble incapable
de fonctionner comme un opérateur phrastique, et elle seule semble
requérir que l’agent joue un rôle dans l’interprétation de la phrase. Ces
caractéristiques ont été à l’origine d’un débat autour de la notion de
capacité, qui s’est développé aussi bien dans la communauté philoso-
phique que linguistique. Rares ont été les échanges entre ces deux ap-
proches. Un effort n’a été mené pour les rapprocher que dernièrement.
Fara (2008) en particulier introduit dans débat philosophique une nou-
velle approche des dispositions et capacités empruntée à la littérature
sur les génériques développée en linguistique (e.g. Krifka et al. 1995).
Mari et Martin (2007, 2009) ont d’autre part revivifié une distinction
entre deux types de capacités (‹en puissance› et ‹en acte›), pour montrer
que cette distinction joue un rôle dans la sémantique du langage naturel.
Les buts du chapitre sont à la fois théorique et empirique. D’un
point de vue théorique, dans la section 5.2, nous discutons les notions et
analyses qui ont été développées dans la littérature philosophique et qui
peuvent être exploitées pour l’analyse du langage naturel. Pour ce faire,
nous commençons par délimiter la notion de capacité en montrant que
contrôle et intentionna lité ne jouent aucun rôle, contrairement à la doc-
trine (Davidson, 1980). Nous discutons ensuite deux types d’approches :
les approches conditionnelles et celles par possibilité restreinte. Nous
concluons avec les remarques deThomason (2005), qui induisent à re-
considérer la modalité abilitative comme un verbe plein dénotant une
relation entre un agent et une action.
110 Modalités et temps

D’un point de vue empirique, dans la section 5.3 nous revenons


sur le cas de a pu et ajoutons de nouveaux faits. Nous nous concentrons
sur les approches ontologiques qui, en ligne avec certains philosophes
comme Aristote (de Interpretatione), et plus récemment Austin (1956)
et Thalberg (1972), ont distingué deux types de capacités. Mari et Martin
(2007) ont fait coïncider cette distinction avec deux combinaisons diffé-
rentes modalité-aspect. Nous considérons enfin une troisième approche
de type pragmatique, qui se concentre sur les conditions d’attribution
d’une capacité et fait appel au raisonnement abductif (section 5.4).

5.2 La notion de capacité : définition et analyses

5.2.1 Capacités et dispositions

En dépit d’efforts séculaires déployés autour de la compréhension et de


la définition de la notion de capacité (qui comme souvent remontent à
Aristote, de Interprétatione, livre IV), il n’est pas facile de déterminer
formellement quelles sont les contraintes qui la définissent.
On a soutenu que la notion de capacité est associée à celle
d’intentionnalité (Davidson, 1980), comme (1) l’illustre.

(1) Jean peut déplacer dix kilos

Cependant, il est facile de noter que l’intentionnalité ne définit pas tou


jours cette notion (2-a).

(2) a. Jean peut comprendre le français


b. Jean peut respirer dans l’eau
On a alors soutenu que la notion de capacité se définit par le fait qu’un
agent a un contrôle direct sur le résultat de l’action qu’il met en oeuvre (1).
Cependant, on peut encore noter que ni la notion d’agentivité, ni celle de
contrôle sur le résultat ne sont nécessaires (3).

(3) Une tortue peut vivre très longtemps


La notion de capacité : analyses et données 111

En troisième lieu, on a aussi soutenu que la modalité abilitative porte


sur une action. Sous cette interprétation, ‹avoir les questions de l’exa-
men› (groupe verbal dénotant un état) est ‹coercé› en un événement (4).

(4) Jean peut avoir les questions de l’examen

A nouveau, il semble que, dans certains cas, cette condition ne soit pas
non plus nécessaire1.

(5) En Chine, une seule personne peut connaître jusqu’à un millier de


signes

Afin de délimiter la notion de capacité, on a alors établi une différence


avec celle de disposition. Aristote concevait les dispositions comme à
l’apanage des êtres non-animés. (3) serait d’après les philosophes un
cas de dispositions et non pas de capacité. La raison formelle que don-
nait Aristote est que, dans le cas des dispositions l’on a toujours, pour
ainsi dire, une ‹capacité nécessaire›. Dans les exemples en (6) aussitôt
qu’on a le feu on a la propriété de brûler, aussitôt qu’on a le sucre, on a
la propriété de se dissoudre dans l’eau.
(6) a. Le feu brûle
b. Le sucre est soluble

On peut se demander alors comment classer (3) et (2-a). Il ne s’agirait pas


de dispositions car il ne s’agit pas là de capacités nécessaires. L’une peut
ne pas se réaliser, l’autre est une capacité acquise. En suivant Elgesem
(1997), on voudrait suggérer que (3), (2-a) et (5) sont également des cas
de disposition, car ils n’impliquent pas la notion de contrôle-sur-le résul-
tat que l’on veut propre à la notion de capacité. Ce qui compte dans la
théorie de cet auteur sur les capacités est en effet le critère de contrôle de
la mise en oeuvre du résultat. Parmi les cas exposés ci-dessus, seuls (1) et
(4) (avec coercion) seraient donc des cas illustrant la modalité abilitative.
Tous les auteurs ne s’accordent cependant pas pour considérer capacité

1 Notons cependant qu’avec un sujet rigide, la coercion a lieu (Corblin, p.c.) Jean peut
connaître jusqu’à un millier de signes. Pour une explication de ce phénomène, voir
Mari, Beyssade et Del Prete (à paraître).
112 Modalités et temps

et dispositions comme deux catégories distinctes (e.g. Fara, 2008). Nous


discutons les approches principales dans la section suivante.

5.2.2 Quelle analyse pour les capacités ?

Il existe essentiellement deux approches pour la possibilité abilitative.


La première analyse, d’inspiration Davidsonienne (1980), appréhende
cette notion via un conditionnel et la deuxième, d’inspiration Kratze-
rienne, l’appréhende du point de vue des restrictions sur des mondes
accessibles. Nous les considérons tour à tour.

Approches conditionnelles
Analyse conditionnelle standard et ses amendements Il existe deux
versions de la théorie conditionnelle : la ‹would›-conditionnelle, dans
laquelle on a une quantification universelle sur tous les mondes acces-
sibles et la ‹might›-conditionnelle, dans laquelle on a une quantification
existentielle. Chacune présente des inconvénients majeurs.
(7) Would-conditionnelle : S a la capacité de A si et seulement si S
ferait A dans tous les mondes où S essaierait A
Le premier contre-exemple à cette analyse est dû à Wolf (1990). Soit
un joueur de golf très doué. Ce joueur de golf rate un coup très facile.
Etant donné que ce joueur de golf a essayé un coup facile et qu’il n’est
pas parvenu à le réussir, il découle de la définition (7) qu’il n’a pas la
capacité de mettre en oeuvre ce coup facile. Cependant, puisqu’il est un
joueur de golf doué, il a probablement la capacité de parvenir à faire ce
coup facile.
Un deuxième contre-exemple que nous empruntons à Thomason
(2005) est illustré par le cas suivant.

(8) Tu peux gagner 15 millions d’euros cette semaine


Il va de soit que la tentative de gagner 15 millions d’euros est couron-
née de succès dans certains mais pas tous les mondes dans lesquels on
essaie de les gagner.
La notion de capacité : analyses et données 113

On se demande alors si une théorie conditionnelle en ‹might› ne


serait pas plus appropriée.

(9) Might-conditionnelle : S a la capacité de A si et seulement si S fe-


rait A dans certains mondes où S essaierait A

Cette version pose également des problèmes. Considérons un scé-


nario où j’essaie de m’introduire dans l’ordinateur de mon collègue.
Je connais son login, mais pas son mot de passe, et j’en essaie alors
quelques uns au hasard. Parfois j’arrive à me connecter à son compte.
Si pouvoir abilitatif est ainsi interprété, il s’ensuit que (10) est vraie,
contrairement à l’intuition.

(10) Je peux me connecter au serveur de Benjamin

Davidson (1980 : 68) propose une version différente du conditionnel.

(11) (CA) S peut faire A intentionellement (sous la description d) signi-


fie que, si S a le désir et la croyance qui rationalisent A (sous d),
alors S met en oeuvre A

Là encore, il existe plusieurs contre-exemples, dont voici le plus flagrant.


Considérons d’abord le scénario suivant, dû déjà à Lehrer (1968 : 32).

« … Suppose that I am offered a bowl of candies and in the bowl are small round
red sugar balls. I do not choose to take one of the red sugar balls because I have
a pathological aversion to such candy. (Perhaps they remind me of drops of blood
and …) It is logically consistent to suppose that if I had chosen to take the red
sugar ball, I would have taken one, but, not so choosing, I am utterly unable to
touch one …»

« … Suppose que l’on m’offre un bol avec des bonbons et que dans le bol il y ait
des petit bonbons rouges et ronds. Je choisis de ne pas prendre l’un des bonbons
rouges et ronds parce que j’ai une aversion psychologique à ce type de bonbons
(peut-être qu’il me rappellent des gouttes de sangs et …) Il est logiquement con-
sistant de supposer que, si j’avais choisi un bonbon rouge j’en aurais pris un, mais,
en ne le choisissant pas, je suis complètement incapable d’un toucher un …»

La problème pour la théorie de Davidson, est que si Lehrer a le désir et


la croyance qui rationalisaient l’action sous la description «manger un
114 Modalités et temps

bonbon rouge», il mangerait un bonbon rouge. Or, précisément, il est


incapable d’un tel désir.
Notons par ailleurs que l’exemple de Lehrer était déjà un problème
pour la condition en (7), qui ne prend pas en compte les empêchements
(y compris ceux d’ordre psychologique).
Peacoke (1999) propose aussi un nouvel amendement à (11).

(12) S a la capacité de A si et seulement si (i) CA est vrai de S et (ii) la


possibilité dans laquelle S essaie A est ‹proche›.

La notion de ‹proximité› de la possibilité est celle de Kratzer. La condi-


tion (ii) permet d’exclure le cas de Lehrer. La personne en question n’a
pas la capacité de prendre un bonbon rouge, précisément en vertu de
son incapacité psychologique. Donc, la possibilité que S essaie A est
lointaine.
Cependant, en modifiant quelque peu le contre-exemple, on s’aper-
çoit que la version de Peacocke peut aussi être débattue. Imaginons que
la personne en question n’ait pas une aversion psychologique permanente
pour les bonbons rouges, mais que son humeur quant à la question de
pouvoir ou non manger des bonbons rouges soit variable. Imaginons que
l’on offre un bonbon rouge à la personne en question dans un moment
précis où son humeur est mauvaise (il n’est pas en mesure de manger des
bonbons rouges au moment précis où on les lui offre). Dans ce cas la pos-
sibilité que S essaie A est ‹proche› (car son humeur n’est pas constante).
Cependant, on peut admettre aussi que cet agent ne soit pas pourvu de la
capacité de manger les bonbons rouges.

Nouveau ‹dispositionnalisme› En dépit de ces objections2, l’approche


conditionnelle a été relancée par ce que l’on peut appeler le ‹nouveau
dispositionnalisme› (Fara, 2008).
En premier lieu, on est revenus sur la dichotomie entre dispositions
et capacités, sur la base de l’hypothèse que, après tout, il s’agit bien
d’une même famille ontologique.

2 Voir Fara, 2008 pour une discussion plus exhaustive. Les questions étant d’ordre
philosophique essentiellement, nous ne poussons pas ici la discussion plus loin.
La notion de capacité : analyses et données 115

Les dispositions ont aussi été analysée en des termes condition-


nels. Plusieurs versions existent également, chacune avec des incon-
vénients majeurs. Dans son travail récent, Fara (ibid.) met au point
des notions qui permettent de sauver une analyse conditionnelle des
dispositions, elle-même inspirée des travaux sur les habituels et les
génériques en linguistique (Krifka et al., 1995). Prenons l’exemple
d’un verre en cristal.

(13) (CD) x est disposé à se casser quand il est cogné si et seulement si,
s’il était cogné, il se casserait.

Deux contre-exemples sont discutés, pour montrer enfin qu’il ne s’agit


pas de contre-exemples.
Considérons un verre en cristal magique, capable de se transformer
en verre en acier. S’il était cogné, il ne se casserait pas. Ce type de cas,
est considéré comme une instance de ‹finking›, d’après Fara (ibid.), et
n’invalide pas (CD).
D’autre part, un verre en cristal emballé dans du papier bulle, ne
se cassera pas non plus, s’il était cogné. Fara (ibid.) considère là qu’il
s’agit d’un cas de ‹masking›.
Fara essaie alors d’étendre (CD) capacités et de les traiter en termes
dispositionnels.

(14) S a la capacité A dans les circonstances C si et seulement s’il est


disposé à A, quand, dans les circonstances C, il essaie A.

Là encore les philosophes ont vu des inconvénients majeurs. Il nous


faut préciser que, dans le milieu philosophique, les analyses des capaci-
tés sont développées dans le cadre de la discussion des notions d’action,
de volonté et de libre arbitre. De ce point de vue, la théorie de Fara pose
un problème.
Le scénario suivant est dû à Frankfurt (1969). Un agent a le
choix de mettre en oeuvre une action A ou B. Si l’agent choisit l’action
A, il la met en oeuvre. Cependant, lorsqu’il est sur le point de
choisir l’action B, un intervenant s’interpose et l’oblige à choisir
l’action A.
116 Modalités et temps

D’après Fara, l’agent a bien la capacité de mettre en oeuvre


l’action A.
Cependant, l’on peut objecter que, si l’on envisage le scénario du
point de vue de la question du libre arbitre, l’agent n’a pas vraiment la
capacité de mettre en oeuvre A, puisqu’il n’a pas la capacité de ne pas
la mettre en oeuvre.
A ce stade, le débat philosophique autour de la notion de capacité
est ouvert.
Nous nous penchons maintenant sur l’approche par possibilité res-
treinte, inspirée de Kratzer (1981).

Possibilité restreinte
Solution dans un cadre Kratzerien Comme nous l’avons vu au cha-
pitre 2, dans un cadre Kratzerien, la notion de capacité est traitée comme
un type de possibilité.
On note tout d’abord que pour que S ait la possibilité de A il est né-
cessaire (mais pas suffisant) qu’il soit possible que S mette en oeuvre
A. Il est cependant également important de choisir une base modale
appropriée. Comme Kratzer même le note, la capacité est une possi-
bilité relative à un ensemble spécifique de conditions. Dans les termes
que nous avons introduits au chapitre 2, S a la capacité de mettre en
oeuvre A, s’il existe un monde accessible où S met en oeuvre A. La
tâche à accomplir sera alors de déterminer quelle est la relation d’ac-
cessibilité ou, en d’autres termes, quelle est la restriction qui pèse sur
la base modale.

Objections de Kenny Il est maintenant temps de rendre davantage


explicite un trait commun à toutes les théories des capacités que
nous avons considérées jusqu’ici et qui est particulièrement sail-
lant dans l’approche Kratzerienne. Alors que nous avons souvent
utilisé l’expression ‹S met en oeuvre A› (voir ci-dessus), il faut
garder à l’esprit que, dans le cadre formel où est interprétée la
notion de capacité comme possibilité, l’opérateur ◊ porte sur une
proposition.
Kenny (1975) présente deux objections majeures à cela.
La notion de capacité : analyses et données 117

Il argumente notamment que, si la notion de capacité est en effet un


type de possibilité restreinte, elle devrait obéir aux principes qui gou-
vernent l’opérateur de possibilité dans les systèmes logiques traditionnels.
Il y a deux contre-exemples pour ce faire.
Tout d’abord, la notion de capacité n’obéit pas à (15).

(15) p → ◊p

De manière informelle, (15) exprime le principe que, si un agent met en


oeuvre une action, alors il a la capacité de mettre en oeuvre cette action.
L’objection de Kenny à ce propos est très connue (Kenny, 1975 : 136) :

«… A hopeless darts player may, once in a lifetime, hit the bull, but be unable to
repeat the performance because he does not have the ability to hit the bull …»

«… un mauvais joueur de fléchettes, peut, une fois dans sa vie, mettre dans le
mille, mais être incapable de répéter cette performance car il n’a pas la capacité
de mettre dans le mille …»

Cette objection est très importante pour la discussion qui va suivre et


nous nous arrêtons donc sur la question de l’implication d’actualité qui
lui est sous-jacente.
La théorie des capacités a reconnu depuis Aristote que capacité et
action entretiennent certains liens. Les auteurs ne s’accordent pas sur la
nature de ces derniers.
Les Mégariens, par exemple, soutenaient que, si quelqu’un ne met
pas en oeuvre une certaine action, c’est parce qu’il n’est pas capable de
cette action. Cette vision appelle la notion de ‹nécessitarisme›, à savoir
que seul ce qui est actuel est possible. De ce point de vue, l’action est
une condition nécessaire à l’attribution d’une capacité.
«… There are some – such as the Megarians – who say that something is capable
only when it is acting, and when it is not acting it is not capable. For example, some-
one who is not building is not capable of building, but someone who is building is
capable when he is building ; and likewise too in other cases. It is not hard to see the
absurd consequences of this. (Aristote Métaphysique : 1046b) …»

«… Il y en a qui, comme les mégariens, disent que quelque chose est ‹capable›
seulement lorsqu’elle agit, et que, lorsqu’elle n’agit pas, elle n’est pas capable.
118 Modalités et temps

Par exemple, quelqu’un qui n’est pas en train de faire une construction, n’est pas
capable de faire une construction, mais quelqu’un qui est en train de faire une
construction est capable lorsqu’il est en train de faire une construction ; et ainsi de
même dans d’autres cas. Il n’est pas difficile de voir les conséquences absurdes de
cela (Aristote Métaphysique : 1046b) …»

On admet qu’il s’agit là d’une vue erronée des capacités, car nous avons
maintes capacités que nous n’exerçons pas nécessairement.
Une question plus délicate est en revanche de savoir si l’exis-
tence d’une action est une condition suffisante pour l’attribution d’une
capacité.
La question a été soulevée par Aristote (qui y répond par l’affirma-
tive). Nous nous arrêtons sur cette question en ouvrant une parenthèse.

Deux types de capacités ? Aristote distingue deux types de capacités


(Arstt. De Interpretatione XXIII, a, 83) :
«… ‹Possible› itself is ambiguous. It is used, on the one hand of facts and of things
that are actualized ; it is ‹possible› for someone to walk, inasmuch as he actually
walks, and in generally we call a thing ‹possible› since it is now realized. On the
other hand, ‹possible› is used of a thing that might be realized ; it is possible for
someone to walk since in certain conditions he would …»

«… ‹Possible› est lui-même ambigu. Il est utilisé d’une part pour des faits et des
choses qui son actualisés ; il est possible pour quel- qu’un de marcher pour autant
qu’il marche et, de manière géné- rale, nous disons de quelque chose qu’elle est
possible du moment qu’elle est réalisée. D’autre part, ‹possible› est utilisé pour
une chose qui pourrait être réalisée maintenant ; il est possible pour quelqu’un de
marcher du moment qu’il le ferait dans certaines conditions …»

Appelons le premier type de capacité ‹capacité-en-acte› et le deuxième


type ‹capacité-en-puissance›.
Cette distinction a eu des retentissements dans la littérature plus
récente et elle a été importée dans l’analyse linguistique par Mari et
Martin (2007). Nous reviendrons aux questions linguistiques en section
5.3 et égrainons les évolutions au plan théorique ici.

3 Nous utilisons expressément ici la traduction de Oxford (Loeb Classical Library)


car plus fidèle au texte original.
La notion de capacité : analyses et données 119

Austin (1956) relaie la question Aristotelicienne en proposant


l’exemple du joueur de golf qui réussit un trou difficile. Il explique que
(Austin, ibid. : 218) :

«… it follows merely from the premise that he does it, that he has the ability to do
it, according to ordinary English …»

«… il suit uniquement de la prémisse qu’il le fait, qu’il a la capacité de le faire,


selon l’anglais quotidien …»

Von Wright (1963) et Thalberg (1972) sont à l’unisson4.

4 von Wright (1963 : 50-51) :


«… But is this not like saying that he can do something only if, on most occa-
sions, he can do this ? Are we not moving in a circle here ? I do not think that we
have a circle here but a noteworthy shift in the meaning of certain words. That
I ‹can do› something has a different meaning when it refers to an act-individual
and when it refers to an act-category. That on some occasion a certain state of af-
fairs, say that a door is open, comes (came) into being as a consequence of some
activity on my part, say some movements of my hands and fingers, is a necessary
and sufficient condition for saying that I can (could) do this thing or produce this
state on that occasion. The sole criterion of the ‹can do› is here the success of
certain efforts. Of this ‹can do› no ‹know how› and no reasonable assurance of
success before the attempt is required. […] I shall call the ‹can do› which refers
to individual acts the can do of success, and that which refers to generic acts the
can do of ability. The first ‹can do› is always relative to an occasion for acting.
The second is independent of occasions for acting. By this I mean that it makes
no sense to say that we can do – in this sense of ‹can do› – the thing on one
occasion, but not on another – unless that other occasion belongs to a stage in
out life-history which is either before we have learnt to do this thing or after we
have forgotten how to do it. […] the meaning of the ‹can do› of ability is different
from the meaning of the ‹can do› of success (von Wright, 1963 : 50–51) …»
Thalberg (1972 : 121) :
«… Take as a premise this report of Brown’s performance at the shooting gallery :
‹He hit three bull’s-eyes in a row›. […] I admit that we are entitled to conclude,
‹Brown was able to hit three bull’s-eyes in a row›. I deny, however, that this
conclusion is equivalent to asserting that Brown has a certain degree of ability
at target practice. The non-equivalence becomes noticeable if we expand our ac-
count of Brown’s display of marksmanship : ‹Before he hit the three bull’s-eyes,
he fired 600 rounds, without coming close to the bull’s-eye ; and his subsequent
tries were equally wild.› This amplified record of Brown’s performance in no
120 Modalités et temps

Enfin, la distinction est aussi en oeuvre dans la pensée de Honoré


(1964) qui introduit les termes de capacités génériques et capacités
spécifiques. La réalisation effective d’une action est une condition suf-
fisante pour conclure que l’agent possède une capacité spécifique. Ce-
pendant, il n’entraîne pas l’attribution d’une capacité générique.
Il est important de souligner que, pour tous ces auteurs, il existe une
seule capacité : la capacité générique (ou la ‹capacité en puissance› de
Aristote, le ‹had the ability› de Thalberg, ou les generic acts de Wright).
Cependant, ils reconnaissent qu’il existe un modal de possibilité ‹can› qui
fait référence à une capacité que l’on peut dire spécifique (la ‹capacité en
acte› de Aristote ou le ‹did› de Thalberg ou le ‹can do› de Wright).
Pour contourner l’objection de Kenny, il suffit de reconnaître que
l’axiome en (15) (i.e. p → ◊p) vaut seulement pour la capacité spécifique
(et non pas pour la capacité générique), et que la capacité spécifique n’est
pas à proprement parler un type de possibilité.

Retour à Kenny : deuxième objection Kenny (ibid.) soulève une deu-


xième objection. Kenny explique que, lorsque la modalité est abilitative
l’axiome suivant est faux.

(16) ◊(p ∨ q) → (◊p ∨ ◊q)


De manière informelle, cet axiome exprime le principe d’après lequel
si un agent a la capacité de mettre en oeuvre une des deux actions p
ou q, alors il a la capacité de mettre en oeuvre soit la première, soit la
deuxième action.
Kenny propose un fameux contre-exemple (Kenny, 1975 : 137)
«… Given a pack of cards, I have the ability to pick out on request a card which
is either black or red ; but I don’t have the ability to pick out a red card on request
nor the ability to pick out a black card on request …»

way compels us to retract our assertion that he was able to hit three bull’s-eyes
in a row. He was able to do it, but without any regularity. Therefore he does not
have this sort of ability at target shooting. The story reveals the ambiguity of
expressions from the ‹being able› family. […] ‹Was able› sometimes means ‹had
the ability›, and sometimes means ‹did› (Thalberg, 1972 : 212). …»
La notion de capacité : analyses et données 121

«… Etant donné un paquet de cartes, j’ai la capacité d’en prendre une qui soit
rouge ou noire ; en revanche, je n’ai pas la capacité d’en prendre une rouge ou la
capacité d’en prendre une noire sur demande …»

Avant de nous pencher sur une des solutions, nous voudrions noter qu’il
est impossible de distribuer l’opérateur de nécessité sur une disjonction.
(17) n’est un axiome dans un aucun des systèmes que nous avons envi-
sagés au chapitre 2.

(17) □(p ∨ q) → □p ∨ □q

S’il est nécessaire que Anne ou Marie vienne à la fête, il n’est pas
pour autant nécessaire que Anne vienne à la fête ou que Marie vienne
à la fête. Notons que la distribution de l’opérateur modal ne vaut pas
non plus pour d’autres types de modalités, comme il est probable
que. S’il est probable que Marie ou Anne vienne à la fête, il ne suit
pas qu’il est probable que Anne vienne à la fête ou que Marie vienne
à la fête.
Cela induirait à penser que la modalité abilitative se rangerait du
côté de la modalité nécessaire. Nous avons en effet noté qu’il n’existe
pas de dual de nécessité de pouvoir abilitatif. Son analyse pourrait donc
demander que la notion de nécessité soit mobilisée à un certain moment
comme certains auteurs l’ont suggéré (voir e.g. Belnap, 1991).
Nous nous attardons ici sur la solution de Cross (1986), qui intègre
l’agent dans la relation d’accessibilité (voir aussi Hackl, 1998). Comme
nous l’avons vu au chapitre 2, Kratzer (1981) préconisait déjà que, pour
la possibilité abilitative, l’agent jouerait un rôle plus important que pour
les autres interprétations de la modalité existentielle.

Solution de Cross La théorie de Cross (1986) exploite une fonction


qui, étant donnée une proposition p et un agent α, sélectionne un en-
semble de mondes ‹proches› de w. Ceux-ci sont les mondes qui satis-
font les bonnes conditions pour que α puisse faire en sorte que p soit
vrai. Notons que p est une proposition.

(18) Can : M || =w 〈α〉φ si et seulement si M || =w' pour certains w'


∈ g(φ, α, w)
122 Modalités et temps

De manière informelle, (18) statue que 〈α〉φ est vraie en w si et


seulement si φ est vraie dans un monde accessible wl, dans g(φ, α,
w). g est une fonction (d’accessibilité) qui sélectionne l’ensemble
de mondes qui permet de ‹tester› si la vérité de φ découle des capa-
cités de α.
Au delà de la question de savoir quelles sont les conditions pour
‹tester› si la vérité de φ suit des capacités de α, cette approche a un
avantage majeur mais divers inconvénients.
L’avantage majeur est qu’elle intègre l’agent. De cette manière,
l’opérateur modal n’est plus supposé satisfaire (16). La deuxième ob-
jection de Kenny est ainsi contrée, en relativisant la modalité à un agent.
Les inconvénients que pose cette théorie sont les mêmes que pose
toute théorie de la modalité abilitative qui la traiterait en termes d’opé-
rateur propositionnel.

Objection de Thomason (2005) à Cross Thomason (2005) argu-


mente explicitement que l’opérateur de capacité prend une action dans
sa portée et non pas une proposition et que toute théorie prenant ap-
pui sur l’analyse de pouvoir abilitatif comme opérateur proposition-
nel est à écarter. Thomason revient sur des observations dont il a déjà
été question dans les chapitres précédents. Nous en re-proposons ici
certaines, en suivant l’argumentation de Thomason, et soulevons nous-
mêmes des objections à son traitement.
La première observation est que la modalité existentielle abilitative
ne peut pas être paraphrasée en utilisant un opérateur propositionnel
(voir Sueur, 1979 et discussion au chapitre 2). (19-b) exprime en effet
qu’il existe la possibilité d’un état de choses dans lequel j’ai prouvé le
théorème, et ne rend pas compte de l’intuition d’après laquelle je suis
capable de prouver le théorème.

(19) a. I can prove the theorem


Je peux prouver le théorème
b. (#) It can be true that I prove the theorem
Il est possible que je prouve le théorème (pas d’interprétation
abilitative)
La notion de capacité : analyses et données 123

La deuxième observation est que si le verbe enchâssé est statif comme


en (20-a), la lecture épistémique est obtenue (voir Condoravdi, 2002),
comme le montre sa paraphrase en (20-b).

(20) a. Sam can be drunk


Sam peut être saoul (épistémique seulement)
b. It can be true that Sam is drunk
Il peut être vrai que Sam est saoul

Rappelons que l’interprétation abilitative peut être obtenue s’il y a coer-


cion en une action.
Notons ici également que Thomason travaille dans un cadre où
la notion de capacité est considérée dans un sens strict. Nous avons
en effet vu que cette notion n’est en réalité pas incompatible avec les
statifs :

(21) Je peux comprendre l’Allemand

La troisième observation est que la modalité abilitative ne peut pas por-


ter sur une action niée. Thomason (2005 : 9) explique que (22-a) n’a pas
de sens avec portée étroite de la négation. Il est possible de forcer cette
lecture en re-paraphrasant en (22-b), mais, à nouveau, l’interprétation
de cette phrase est équivalente à (22-c).

(22) a. Sam can not go home


Sam peut ne pas aller à la maison
b. Sam can fail to go home
Sam peut ne pas réussir à aller à la maison
c. It can be true that Sam will not go home
Il peut être vrai que Sam n’aille pas à la maison
Thomason (ibid.) développe alors une formalisation basée sur une lo-
gique de premier ordre multi sortale. Ici pouvoir abilitatif reçoit une
interprétation explicite, comme impliquant qu’il existe un résultat
d’une action qui a été volontairement mise en oeuvre par un agent. Pour
rendre l’idée que l’agent a mis en oeuvre une action, Thomason utilise
124 Modalités et temps

le prédicat ‹try›5 Notons qu’il s’agit là de la seule analyse en séman-


tique lexicale de pouvoir abilitatif qui se distingue des approches habi-
tuelles le traitant comme un opérateur phrastique. De manière explicite,
Thomason admet que le ‹can› modal dénote une relation entre un agent
et une action (pour tout individu x et action A, canabilitatif (x, A)) et analyse
cette relation comme impliquant qu’il existe un état qui est le résultat
d’un essai de la part de l’agent de mettre en oeuvre A.

(23) ∀x, A[canabilitatif (x, A) → post(result(try(x, A)))]


Dans ce qui suit, nous amendons quelque peu cette deuxième observation.

Une parenthèse : le statut de la négation, la modalité abilitative et la


notion de capacité Nous nourrissons quelques doutes quant au der-
nier argument de Thomason concernant le statut de la négation en inte-
raction avec la modalité abilitative. Une investigation plus approfondie
du rôle de la négation est en effet à mener. Il nous semble en effet que
la phrase en (24) est très naturelle et que la modalité est bien abilitative.

(24) Jean peut ne pas cligner des yeux pendant une minute

La raison pour laquelle (24) semble tout à fait naturelle est que ‹ne
pas cligner des yeux› demande que l’agent contrôle l’action, alors que
‹cligner des yeux› ne requiert pas de contrôle. On notera que (25) est
quelque peu bizarre.

(25) (? ?)Jean peut cligner des yeux

Ceci montre au moins deux choses. La première est qu’il est possible de
construire la représentation d’une action négative. ‹Ne pas cligner des
yeux› dénote une action particulière qui est celle de l’empêchement de
mettre en oeuvre le mouvement naturel des yeux.
En deuxième lieu, (25) montre que toute action que nous menons
n’a pas de capacité qui la sous-tend. Pour l’action ‹cligner des yeux› il

5 Une présentation exhaustive de son système est impossible, car l’article de Thomason
auquel nous faisons ici référence, est, pour cette partie, en cours de construction.
La notion de capacité : analyses et données 125

ne semble par exemple ne pas y avoir de capacité appropriée. Notons que


(25) redevient acceptable dans un scénario où Jean n’a pas été en mesure
de cligner les yeux pendant un certain temps, à la suite d’une opération,
par exemple.
Il suit alors que l’attribution d’une capacité est légitime lorsque
l’agent surmonte un effort. On pourrait alors argumenter que c’est bien
la notion de contrôle qui est en oeuvre, avec la modalité abilitative.
Nous ne souscrivons pas à cette hypothèse. Effort et contrôle ne sont
pas tout à fait équivalents.
Comme nous l’avons vu, le contrôle n’est pas toujours nécessaire.
(26) ne requiert pas de contrôle de l’action (‹comprendre›).

(26) Les italiens peuvent comprendre le français facilement

Une notion d’effort est cependant bien à l’oeuvre. En effet, (27), sachant
que je suis une locutrice native de l’italien est bizarre.
(27) Je peux comprendre l’italien

Conclusion Dans cette section, nous avons considéré des approches


philosophiques et formelles de la notion de capacité. Nous avons consi-
déré trois types de théories : 1. Les approches conditionnelles ; 2. Les
approches Kratzeriennes ; 3. L’approche de Thomason (1984).
Nous avons distingué deux types d’approches conditionnelles.
Celles qui considèrent qu’un capacité implique un contrôle et celles qui
considèrent ensemble capacités et dispositions. Nous avons vu que les
deux posent des problèmes théoriques.
Nous avons ensuite considéré la théorie de Kratzer (1977, 1981), et
son amendement par Cross (1986). Cet amendement permet de contrer
des objections de Kenny (1975) à la théorie de Kratzer et plus généra-
lement à toute théorie qui traiterait la possibilité abilitative comme un
opérateur de possibilité classique. De même, Thomason (1984) propose
lui même des objections à la théorie de Cross (1986), visant indirecte-
ment les approches Kratzeriennes et soutenant que la possibilité abilita-
tive ne porte pas sur une proposition. Nous avons montré que la plupart
des arguments qu’il propose sont caduques si on considère les capacités
126 Modalités et temps

et dispositions comme une même catégorie. Il nous semble que ce choix


est plus intéressant car il couvre un ensemble cohérent de faits. La théorie
de Thomason ne peut donc pas rendre compte de cet ensemble.
Nous émettons ainsi l’hypothèse que la théorie de Kratzer (1981),
telle qu’elle est amendée par Cross (1986) est une meilleure option pour
l’analyse des capacités. Nous l’adopterons dans notre analyse de a pu,
au chapitre 6, en insistant sur la notion d’effort.
Dans notre discussion, et en relation avec les objections de Ken-
ny (1975) au traitement de la possibilité abilitative comme opérateur
phrastique, nous nous sommes attardée sur la distinction entre capaci-
tés génériques et capacité spécifiques. En reléguant les objections de
Kenny au cas des capacités spécifiques, nous avons pu établir, avec une
tradition philosophique séculaire, une distinction ontologique impor-
tante entre deux types de capacités : capacités en puissance et capacité
en acte.
Dans la section suivante, nous revenons sur cette question notam-
ment, en prenant en compte les données linguistiques et en revenant sur
le cas de a pu. On se souviendra en effet que l’ambiguïté de la modalité
en tant que capacité en acte et capacité en puissance émergeait déjà
dans le travail de Bhatt (1999). Nous ajoutons de nouvelles données
pour l’étude de a pu, et considérons des solutions ontologiques qui ont
adopté la distinction aristotelicienne. Ce faisant, nous prendrons en
compte la relation entre modalités, temps et aspect.

5.3 Capacités génériques et capacités spécifiques :


le cas de a pu

5.3.1 Retour sur l’implication d’actualité

Au chapitre 3 nous avons considéré la relation entre temps et modalités, en


notant que pouvoir, au passé composé, est associé sous la lecture abilitative
à une implication d’actualité. Cette implication ne surgit en revanche pas
La notion de capacité : analyses et données 127

lorsque pouvoir est à l’imparfait. Ceci semble au premier abord être aussi
bien le cas en français qu’en italien. Les données sont rappelées en (28).
(28) a. Gianni a pu déplacer la table (#mais il ne l’a pas fait)
b. Gianni pouvait déplacer la table (mais il ne l’a pas fait)
(29) a. Gianni ha potuto spostare il tavolo (#ma non lo ha fatto)
b. Gianni poteva spostare il tavolo (#ma non lo ha fatto)
Pour expliquer les emplois au passé composé Bhatt (ibid.)–en utilisant
des données comparables en hindi–expliquait que pouvoir abilitatif est
un verbe implicatif comme réussir à. Il argumentait que l’implication
d’actualité, dérivée par un postulat de signification, est effacée à l’im-
parfait en vertu d’une composante modale de l’imparfait lui-même.
Nous avons vu que cette explication est problématique : d’une part
parce qu’elle suppose qu’il existe deux pouvoir l’un abilitatif, impli-
catif, et les autres (épistémique, déontique etc …), non implicatifs ;
d’autre part, parce que l’imparfait n’est pas à même d’effacer l’implica-
ture d’actualité des verbes implicatifs comme réussir.

(30) Il réussissait à soulever la table, #mais il n’y arrivait pas

L’alternative proposée par Hacquard (2006) est que la modalité épisté-


mique et la modalité abilitative s’attachent à deux endroits distincts de
l’arbre syntaxique : pouvoir épistémique est un opérateur phrastique
qui prend portée sur tous les opérateurs aspectuels et temporels, alors
que pouvoir ‹racine› (déontique / abilitatif / etc …) prend des propriétés
d’événements dans sa portée.
Il est à souligner que, d’après Hacquard, pouvoir racine est un verbe à
montée et que donc le sujet phrastique est interprété en dessous du modal.
Même pour les modalités circonstancielle et abilitative en particulier, le
sujet ne joue pas un rôle particulier eu égard à la modalité. Différemment
de ce que préconisent les philosophes (en reconnaissant l’existence d’un
prédicat caché ‹essayer›) et les défenseurs de la théorie du contrôle pour
la modalité abilitative, le sujet phrastique n’est pas le sujet de pouvoir.
Nous avons vu que Thomason (2005) admet en revanche par exemple que
le ‹can› abilitatif dénote une relation entre un agent et une action.
128 Modalités et temps

Hacquard (ibid.) argumente alors que lorsque la modalité est cir-


constancielle, elle est interprétée sous l’aspect et le temps. Nous avons
vu en détail au chapitre 3 selon quelles modalités on obtient, dans cette
configuration précise, l’implication d’actualité. Notons que, au sein
de sa théorie, il n’y a pas de distinction entre modalité circonstancielle
et abilitative. Cela est à notre sens un inconvénient, et croyons avec
Thomason que les deux sens doivent être distingués.

5.3.2 Contre-arguments empiriques

Une série d’arguments empiriques ont été développés pour infirmer


la théorie de Hacquard (2006)6. Les premiers, qui nous concerneront
ici, sont de Mari et Martin (2007)–nous noterons M&M. Les auteurs
montrent que contrairement à ce que Hacquard admet, l’implication
d’actualité peut être effacée dans au moins deux cas.
Le premier cas concerne les contextes dans lesquelles les bornes
temporelles entre lesquelles la capacité peut être exercée sont explici-
tement données. Nous appellerons ici ce type de cas quasi-contrefac-
tuels. La tournure la plus naturelle pour obtenir la même interprétation
est celle utilisant le conditionnel (aurait pu … mais il ne l’a pas fait). La
plupart des locuteurs interrogés7 acceptent (31) sans obstacles majeurs.
(31) Notre nouveau robot a même pu repasser les chemises à un stade
bien précis de son développement. Mais on a supprimé cette fonc-
tion (qui n’a jamais été testée) pour des raisons de rentabilité.

Le deuxième cas concerne la combinaison modalité + éventualité sta-


tive. Dans ce cas, l’implication d’actualité ne surgit pas non plus. No-
tons que si le prédicat est interprété comme dénotant un événement et
non pas un état, l’implicature d’actualité redevient obligatoire.

(32) Tu as pu avoir un repas gratuit, et tu ne t’es même pas levé !

6 De nouveaux seront développés au chapitre 6.


7 Nous avons soumis à nouveau ces données à 42 locuteurs du français. 36 d’entre
eux acceptent (31) de manière non-problématique.
La notion de capacité : analyses et données 129

Au vu de ces faits, M&M (ibid.) proposent une théorie, qui, tout en


prenant en compte la différence aspectuelle entre le passé composé et
l’imparfait, n’admet pas de mouvement. Le but des auteurs est alors
d’expliquer sous quelles conditions, pour la seule interprétation abilita-
tive, l’implicature d’actualité surgit.
La théorie qu’elles proposent repose sur la distinction entre
capacité-en-puissance et capacité-en-acte.

5.3.3 Une explication ontologique

Tout comme Hacquard (2006), Mari et Martin (2007) maintiennent l’idée


que pouvoir n’est pas ambigu, comme le postule Bhatt (1999). Son sens
reste le même dans son emploi implicatif et non implicatif. De plus, elles
ne postulent pas que l’implication d’actualité est levée avec l’imparfait
en vertu d’une composante sémantique comme GEN, ni non plus que
l’implication d’actualité est obligatoire avec le parfait. L’inexistence de
l’implication d’actualité pour l’imparfait et le caractère optionnel de cette
implication pour le passé composé sont expliqués par les propriétés de
‹boundedness› (‹fermeture de l’intervalle›) de l’un et de l’autre : un verbe
à l’imparfait dénote une propriété d’un événement qui n’est pas borné, du
moins à droite; un verbe au passé composé dénote une propriété d’une
éventualité qui est bornée à la fois à gauche et à droite.
Cette distinction permet de rendre compte des différences d’emploi
de pouvoir dans les deux combinaisons (au passé composé et à l’im-
parfait). En particulier, elle permet de rendre compte de deux notions
de capacité auxquelles pouvoir renvoie dans ces deux combinaisons.
Nous introduisons d’abord la distinction au plan ontologique et épis-
témologique entre ces deux types de capacités et revenons ensuite à la
contribution de l’aspect au plan linguistique.

Définition de deux types de capacités


En revenant sur la distinction aristotelicienne entre capacité en puis-
sance et capacité en acte, les auteurs (M&M, 2007, 2009) proposent la
distinction entre capacités génériques et capacités spécifiques.
130 Modalités et temps

(33) Capacités Génériques (CG)


a. Les CG ne requièrent pas que l’on vérifie des instances (on ne
doit pas tuer un lapin pour avoir la capacité de tuer un lapin)
b. Les CG sont attribuées à un agent i, seulement si i aurait pu
mettre en oeuvre l’action de manière répétée s’il l’avait voulu.
c. Les CG sont conçues par défaut comme non-bornées (i.e. tem-
porellement persistantes) : si une CG est attribuée à i en t, on
considère typiquement qu’elle persistera à un moment t′ ⊃ t.
d. (Condition épistémologique) Les CG sont un facteur explicatif
rendant compte du fait que l’agent met en oeuvre une action
(l’attribution à l’agent i de la CG de mettre en oeuvre l’action
peut expliquer le fait que l’agent met en oeuvre l’action (‹il
était capable, donc il l’a fait›).
Les capacités génériques (correspondant aux capacités en puissance
d’Aristote) s’opposent aux capacités spécifiques tant du point de vue
ontologique qu’épistémologique.

(34) Capacités Spécifiques (CS)


a. Les CS requièrent qu’une action existe–une CS dépend ontolo-
giquement de l’action correspondante.
b. Les CS sont des capacités plus faibles que les CG parce qu’une
performance unique et non-répétée suffit à impliquer l’exis-
tence de la capacité spécifique correspondante.
c. Les CS ont les mêmes bornes temporelles de l’action dont elles
dépendent et sont ainsi bornées.
d. (Condition épistémologique) L’attribution à l’agent i de la ca-
pacité spécifique de mettre en oeuvre l’action n’est typique-
ment pas utilisée comme une explication du fait que i a mis en
oeuvre a. C’est parce que i a mis en oeuvre une action a qu’on
lui attribue la capacité spécifique de mettre en oeuvre a (‹il l’a
fait, donc il est capable›).

Le rôle de l’aspect
L’hypothèse de M&M est que la distinction au plan ontologique se re-
flète dans la distinction au plan aspectuel. Etant donné que l’imparfait
La notion de capacité : analyses et données 131

dénote une période non-bornée de temps, il est spécialisé pour exprimer


des CG. Lorsque pouvoir est à l’imparfait, l’implication d’actualité ne
surgit donc pas. Les CG, en effet, n’impliquent pas l’existence de l’ac-
tion correspondante.
En ce qui concerne le passé composé, en revanche, l’explication
est plus complexe. On a vu que lorsque pouvoir est au passé composé,
l’implication d’actualité n’est pas obligatoire. Pour rendre compte de
ce fait, les auteurs exploitent l’hypothèse que le passé composé impose
une contrainte de fermeture de l’intervalle. Deux cas sont alors distin-
gués dans l’hypothèse émise et présentée en (35) :

(35) Hypothèse de M&M, 2007,2009


L’implication d’actualité surgit lorsque l’éventualité décrite par
l’infinitif sous la modalité est la seule qui puisse satisfaire la
contrainte de ‹fermeture de l’intervalle› associée avec le passé
composé (et en particulier avec la composante contribuée par le
parfait). Si une autre éventualité peut la satisfaire, l’implication
d’actualité ne surgit pas.

L’explication des données découle de cette correspondance entre impar-


fait / CG et passé composé / CS.
En (36), puisque pouvoir est à l’imparfait, il dénote une capacité
générique. L’implication d’actualité ne surgit donc pas, car la capacité
générique n’est pas ontologiquement dépendante de l’action.

(36) Jean pouvait prendre le train, mais il ne l’a pas pris

En (37), en revanche, l’implication d’actualité surgit pour une double


raison. D’une part, le passé composé est utilisé (il s’agit d’une condi-
tion nécessaire mais pas suffisante). Celui-ci instancie par défaut des
capacités spécifiques qui, par définition sont dépendantes de l’action
correspondante (qui est donc impliquée). D’autre part, il faut aussi que
la contrainte de fermeture de l’intervalle soit satisfaite par l’action elle-
même et que d’autres facteurs cotextuels n’interviennent. Ces deux
contraintes sont remplies en (37), d’où l’implication d’actualité.

(37) Jean a pu prendre le train, #mais il ne l’a pas pris


132 Modalités et temps

En (38), en revanche, c’est l’adverbe en italique qui satisfait la contrainte


de bornitude du passé composé. Dans ce cas, l’implication d’actualité
ne surgit pas, et le passé composé instancie donc une capacité géné-
rique. Etant donné que l’adverbe temporel dénote une période bornée,
il efface l’implicature par défaut de persistance, associée avec la notion
de capacité générique.

(38) Notre nouveau robot a même pu repasser les chemises à un stade


bien précis de son développement. Mais on a supprimé cette fonc-
tion (qui n’a jamais été testée) pour des raisons de rentabilité (= (31))

En admettant que pouvoir abilitatif sélectionne une action et non pas un


état, on explique aisément que lorsque l’éventualité enchâssée sous la
modalité dénote un état, l’implication d’actualité ne puisse pas surgir,
comme en (39).

(39) Tu as pu avoir un repas gratuit, et tu ne t’es même pas levé ! (= (32))

Par comparaison avec l’impossibilité dans le même cas de figure d’em-


ployer les verbes qui dénotent spécifiquement une capacité, comme
avoir la capacité de, M&M expliquent que dans ces cas, ce qui est bor-
né n’est pas la capacité, mais les circonstances. En (39), lorsque l’éven-
tualité dénotée par l’infinitif est interprétée comme stative, pouvoir n’a
donc pas une interprétation abilitative, mais circonstancielle.
En revanche, lorsque avoir un repas gratuit est coercé en un évé-
nement, l’implication d’actualité resurgit. Dans ce cas, les contraintes
sélectionnelles de pouvoir abilitatif sont satisfaites, et l’éventualité
dénotée par l’infinitif sous le modal est la seule pouvant satisfaire la
contrainte de ‹fermeture de l’intervalle› associée au passé composé.

5.3.4 Critique

L’inconvénient majeur de la théorie ontologique de M&M est que, en


distinguant deux notions de capacités, on ne fait que ré-étiqueter la
distinction entre pouvoir modal et pouvoir implicatif. La seule nou-
veauté serait d’associer les deux entrées à une combinaison complexe,
La notion de capacité : analyses et données 133

modalité / aspect. La théorie proposée revient donc à expliquer, pour


chacune de ces deux combinaisons, les raisons de son emploi (modal
ou implicatif ).
Quant à la condition épistémologique proposée, il reste à savoir
pourquoi cette attribution est spécifique au passé composé et pourquoi
le raisonnement ne serait pas (toujours) déclenché lorsque pouvoir est
à l’imparfait. On répondra que cela est dû aux propriétés aspectuelles
et que l’imparfait dénote une période non bornée. Cependant, il est à
noter que pouvoir à l’imparfait peut aussi dénoter une période de temps
bornée et que dans ce cas, sous la lecture abilitative, l’interprétation
préférée est celle qui n’a pas d’implicature d’actualité (40-a), mais cette
implicature n’est pas complètement exclue (40-b).

(40) a. Hier il pouvait courir vite mais il ne l’a pas fait.


b. Hier il pouvait courir vite (= hier il réussissait à courir vite)

La question reste donc de savoir pourquoi on observe qu’une action a eu


lieu plus volontiers avec le passé composé qu’avec l’imparfait.
Deuxièmement, M&M ne fournissent pas une analyse formelle
de ces interprétations. Au stade de la recherche en 2007-2009 les
faits ne pouvaient qu’être expliqués par une théorie de l’optimali-
té en termes de préférences. Cette explication, bien que non don-
née comme telle, était implicite dans l’argumentation. On préfère
l’imparfait pour les capacités génériques car celles-ci sont non-
bornées et que l’imparfait dénote une période de temps non-bornée.
On préfère le passe composé pour les capacités dépendantes de l’ac-
tion parce que celles-ci sont bornées et que le passé composé dénote
une période de temps bornée. On aurait ainsi postulé deux significa-
tions distinctes de pouvoir, chacune sélectionnée par une combinai-
son temps / aspect. Il nous semble qu’une explication de ce type, en
termes d’optimalité, ne soit qu’un moyen pour restituer l’observation
de départ.
L’étude de cette question ne peut pas, à notre sens, être satisfai-
sante si l’on évacue entièrement la question de la relation entre les
interprétations abilitative et épistémique, comme M&M le font, ou si
on traite les deux questions de manière séparée. Aussi bien au passé
134 Modalités et temps

composé (41) qu’à l’imparfait, pouvoir a une interprétation abilitative


et épistémique.

(41) Il a pu déplacer la voiture (abilitatif et épistémique)


(42) a. Il pouvait prendre le train (abilitatif )
b. Il pouvait très bien être malade (épistémique)

(Notons cependant qu’à l’imparfait, un prédicat dénotant un état est


préféré (voir (42-b) vs. (43-a)). Si le prédicat enchâssé est éventif, on
préférera la forme progressive (43-b).

(43) a. ? ?Il pouvait très bien déplacer la table


b. Il pouvait très bien être en train de déplacer la table

L’un des mérites du travail d’Hacquard (ibid.) était d’appréhender l’al-


ternance entre les lectures épistémique et abilitative de manière uni-
taire. Comme nous l’avons vu, cette stratégie est comparable à celle
des premiers travaux sur les modalités dans la tradition française, qui
postulaient une ambiguïté structurelle entre les modalités racine et
non racine (e.g. Sueur, 1979 ; Tasmowski, 1984). Cette stratégie a
le mérite de rechercher un principe expliquant la relation entre les
interprétations.
Il nous semble, pour finir, que les paramètres pris en compte par
Mari et Martin (2007 / 2009) sont trop réduits pour rendre compte
de ces alternances complexes. Ces alternances ne peuvent être cap-
turées que si l’on bâtit un cadre compositionnel qui explique le rôle
des distinctions temporo-aspectuelles, les préférences pour l’enchâs-
sement de propriétés éventives et statives, les différences entre les
restrictions de sélection et les différentes interprétations de pouvoir
(sélection d’événements ou de propositions). Une étude approfondie
du rôle de l’agent (et donc du sujet phrastique) est aussi nécessaire …
La solution que nous proposons au chapitre 6 prend en compte, entre
autres, tous ces éléments et propose une théorie formelle de l’am-
biguïté systématique. Avant d’y parvenir, nous présentons briève-
ment le développement de Piñón (2009) du travail de Mari et Martin
(2007 / 2009).
La notion de capacité : analyses et données 135

5.4 Implication d’actualité et abduction

En partant des conditions épistémologiques départageant les capacités


génériques de celles spécifiques, Piñón (ibid.) propose une explication
du fonctionnement du passé composé en termes d’abduction.
L’auteur émet deux hypothèses distinctes.
Tout d’abord, il n’existe que des capacités non-dépendantes de l’ac-
tion. Il n’existe d’après Piñón que des capacités en puissance. Celles-ci
sont de deux sortes : simples ou générales. Une capacité simple peut être
conçue comme une ‹partie› d’une capacité générale. L’idée est que si on
est capable de manière générale de taper à l’ordinateur les yeux fermés, on
est en particulier capable de taper les yeux fermés aujourd’hui à midi. Plus
spécifiquement, étant E une variable pour des types d’événements, avoir
une capacité générique dans un intervalle de référence t pour un agent x de
mettre en oeuvre une action de type E implique avoir une capacité simple
pour x de mettre en oeuvre une action de type E à deux instants t′, t″ de cette
intervalle. En revanche, une capacité simple à un instant t′ pour x de mettre
en oeuvre une action de type E n’implique pas de capacité générique pour
x de mettre en oeuvre une action de type E à un intervalle incluant t′.
La deuxième hypothèse de l’auteur est qu’il existe deux manières
d’attribuer les capacités. Soit les capacités sont un principe explicatif
qui justifie l’action (et cela est le cas pour les capacités génériques), soit
on les attribue par abduction, comme dans le cas des capacités simples.
Le schéma d’abduction est le suivant

α→β
(44) β
α

Suivons l’argumentation de Piñón. Le raisonnement abductif a pour but de


rechercher des explications. Ainsi, si l’on recherche une explication pour β,
α → β fonctionne en tant qu’explication.
L’idée qu’explore Piñón, est d’expliquer l’implication d’actualité
sur la base de l’inférence inductive basée sur l’attribution de la capacité
simple. Pinon considère l’exemple en (45) :
136 Modalités et temps

(45) Sarah was able to stand on her head yesterday at noon


Sarah a été capable de tenir sur sa tête hier à midi

On infère que Sarah a tenu sur sa tête hier à midi. Pour expliquer cette
inférence on adopte la perspective de l’interlocuteur. On commence
par observer que plus une capacité est présentée comme située dans
un temps donné, plus elle sera susceptible d’être construite comme une
capacité simple. L’utilisation de l’adverbe hier à midi signale en effet
que Sarah ne pouvait pas tenir sur sa tête ni avant, ni après ‹hier à midi›.
Pour cette raison l’interlocuteur aura tendance à éliminer l’option selon
laquelle la phrase dénote une capacité générale.
Piñón considère alors l’attribution de la capacité simple et pose alors
la question de savoir ce qui explique son existence. Rappelons qu’une
capacité simple est une capacité en puissance. Une capacité simple pour
un agent x de mettre en oeuvre une action de type E ne garantit pas qu’il
y ait un événement dans lequel x mette en oeuvre cette action. Cependant
(et ceci est crucial), si un tel événement existe, à l’instant t immédiate-
ment avant e, x avait la capacité simple de mettre en oeuvre E. Donc, le
fait que x mette en oeuvre E est une explication pour l’existence de la ca-
pacité simple de mettre en oeuvre E à un moment immédiatement précé-
dant la réalisation e de E. Formellement, le raisonnement sera le suivant

(46) β : = sarah a la capacité simple d’être sur sa tête(t)


α : = sarah est sur sa tête(e) ∧ t ≺ e

sarah est sur sa tête(e) ∧ t ≺ e → sarah a la capacité simple d’être


sur sa tête(t)

(47) sarah a la capacité simple d’être sur sa tête(t)


sarah est sur sa tête(e) ∧ t ≺ e

α→β
(48) β
α

Le raisonnement est le suivant : dans le cas d’une capacité simple,


une action explique la capacité (donc α → β) ; la capacité existe
La notion de capacité : analyses et données 137

préalablement à l’action (donc β). De ces deux prémisses on conclut


α : l’action est mise en oeuvre.
α (action) → β (capacité)
(49) β (capacité)
α (action)
Dans le cas de (45) l’inférence est que Sarah a tenu sur sa tête.
D’après Piñón, c’est là que se situe l’essence de l’implication d’ac-
tualité.
Soulignons que, d’après Piñón, l’action est l’explication de la ca-
pacité, mais la capacité est nécessaire à l’action. Il nous semble que les
deux prémisses du raisonnement fassent appel, d’une part, à une condi-
tion de type pragmatique (l’action explique la capacité), d’autre part, à
une condition de type sémantique faisant appel à la définition d’une ca-
pacité (une capacité est nécessaire à l’action). La façons dont ces deux
niveaux s’articulent n’est pas complètement claire, tout comme la façon
dont l’implicature d’actualité est obtenue, étant donné que l’action est
donnée comme prémisse, ce que Piñón veut précisément éviter dans sa
sémantique.
Dans leur formulation de la condition épistémologique, la forme
du raisonnement mise en oeuvre par M & M est différente. Soit, α : =
‘x faire a’ et β : = ‘x avoir la capacité de a’ où a est une action. D’après
M&M, le raisonnement est le suivant puisque ‹faire a› implique ‹avoir
la capacité de a› et que x a fait a, alors x a la capacité de faire a.

α (action) → β (capacité)
(50) α (action)
β (capacité)

Notons que la première condition reflète la relation de dépendance onto-


logique des capacités spécifique des actions. Notons que M&M ne font
pas appel à proprement parler à un raisonnement abductif, mais au mo-
dus ponens. A la différence de Piñón, M&M admettent que les capacités
dépendent de l’action, et il n’est donc pas gênant de poser les actions
comme des prémisses au raisonnement. L’implication d’actualité découle
gratuitement, puisque l’action est posée au départ comme donnée.
138 Modalités et temps

5.5 Conclusion

Dans ce chapitre nous avons considéré de près la notion de capacité.


Alors qu’une définition de ce qu’est une capacité semble loin d’être
établie, nous ferons reposer notre analyse de a pu sur un certain nombre
de faits établis ici.
Tout d’abord, comme nous l’avons vu, l’analyse de Hacquard
(2006) achoppe sur certains points (nous avons notamment établi ici
que pouvoir abilitatif au passé composé n’a pas toujours nécessaire-
ment d’implication d’actualité). Nous ajouterons de nombreux faits
pour montrer que la description peut et doit être poussée bien davantage
pour comprendre le fonctionnement de pouvoir abilitatif. Nous avons
aussi établi que cette interprétation ne peut être appréhendée que dans
le cadre d’un système où elle se distinguerait de l’interprétation épis-
témique. L’analyse qui va suivre prend donc en compte les effets de
sens dans une perspective contrastive en dégageant les contraintes qui
distinguent ces deux interprétations.
En deuxième lieu, nous avons vu que l’analyse de l’interprétation
abilitative devra prendre en compte, à certains niveaux d’analyse, le
rôle de l’agent (e.g. Kratzer, 1981(voir chapitre 2) ; Thomason, 2005).
D’autre part, on devra se demander si pouvoir abilitatif prend dans sa
portée une proposition (à la Kratzer) ou une propriété d’événement à la
Hacquard (2006) et Thomason (2005). Nous nous poserons cette ques-
tion pour certaines combinaisons modalité / aspect, en explorant les
différences existant entre des langues différentes.
Enfin, nous avons établi que l’abduction joue un certain rôle, du
moins au niveau pragmatique. L’analyse syntaxico-sémantique qui va
suivre dans les deux prochains chapitres, fournira un cadre pour rendre
compte du raisonnement en (51).
6. Le cas de a pu (III) : questions et nouveaux
faits en français et italien

6.1 Préambule

Dans le reste de cette étude nous nous concentrons sur le cas de a pu.
La discussion menée dans ce chapitre est essentiellement empi-
rique. Nous commençons par proposer une systématisation des faits
qui vont nous occuper dans la suite de ce travail en section 6.2. Nous
reprenons un certain nombre de cas que nous avons discutés dans les
chapitres précédents mais, d’emblée, présentons de nouveaux faits
que toute théorie doit prendre en compte (et qui ont été passés sous
silence par les approches que nous avons discutées auparavant). Nous
articulons la discussion autour de trois questions. (a) Nous considé-
rons d’abord celle des conditions d’usage de la modalité épistémique
en relation avec la disponibilité des preuves ; (b) nous revenons sur
la distinction entre modalités à contrôle et modalités à montée, et (c)
nous creusons davantage la question de la spécificité de l’interpréta-
tion abilitative. Pour chacune de ces questions, nous rappelons l’en-
jeu et présentons de nouveaux arguments empiriques nous permettant
d’infirmer les approches courantes et d’envisager de nouvelles pistes
de recherches.
Nous nous concentrons sur le cas de a pu, mais le champ d’étude
va vite s’élargir à une comparaison avec pouvait et peut en français,
et avec ha potuto en italien, dans une perspective comparative. Nous
nous occuperons principalement des interprétations épistémiques
et abilitative, mais nous les comparerons régulièrement à l’interpréta-
tion déontique.
Le but de cette étude sera de proposer un nouveau modèle pour
l’ambiguïté des modaux. Nous montrerons que, s’il est impossible
d’établir un modèle qui couvre tous les cas de manière systématique,
140 Modalités et temps

et si l’on doit opter pour des micro-systèmes, il est cependant possible


d’établir un certain nombre de paramètres qui, à travers différents agen-
cements, déterminent ensemble les effets d’interprétation des modaux.

6.2 Le cahier des charges: systématisation des faits


et nouvelles observations

Dans cette section nous proposons une organisation des interprétations


de a pu et ha potuto en français et en italien. Nous prenons notam-
ment en compte la distinction entre les emplois admis lorsque l’éven-
tualité enchâssée est stative et ceux admis lorsque l’éventualité sous la
modalité est éventive. Nous introduisons également une série de nou-
velles données, surtout sur l’italien pour lequel une description trop
simpliste avait été proposée (Hacquard, 2006).

6.2.1 Les faits

Les faits que notre théorie doit couvrir sont les suivants.

1. En français, a pu suivi d’un prédicat non-statif a aussi bien une


interprétation épistémique qu’abilitative (1). Les paraphrases en (2-a)
et (2-b) illustrent ces deux lectures.

(1) Jean a pu déplacer la voiture (épistémique et abilitatif )


(2) a. D’après ce que je sais, Jean a pu déplacer la voiture (épistémique)
b. Après tant d’efforts, Jean a finalement pu déplacer la voiture
(abilitatif)
En italien, pour la plupart des locuteurs, ha potuto suivi d’un prédicat
éventif a seulement une interprétation abilitative (3).

(3) Gianni ha potuto spostare la macchina (abilitative uniquement)


Le cas de a pu (III) 141

Il est cependant juste de noter que l’interprétation épistémique n’est


pas complètement exclue, contrairement à ce que soutient Hacquard
(2006).
(4) Ha potuto benissimo rovesciare l’acqua dei fiori e rovinare così il
parquet
Il a très bien pu renverser l’eau des fleurs et ainsi abîmer le parquet
L’emploi de ‹benissimo› (très bien) permet de désambiguïser les
lectures et de sélectionner l’interprétation épistémique 1. On remarque
facilement que les emplois spontanés de ha potuto épistémique
sont très bien attestés. Le passage suivant décrit la réaction de Py-
rrhus lorsqu’il rentre à Rome. Il décrit l’effet que la ville et l’or-
ganisation auraient eu sur le grec et ha potuto est ainsi clairement
épistémique.

(5) Roma all’impressionabile greco apparve come una città di re ; sicu-


ramente rimase soprattutto soggiogato dall’impressionante dignità
del popolo romano e il Senato ha potuto benissimo presentarsi alla
sua immaginazione come un’assemblea di re.
Au grec très impressionnable, Rome apparut comme une ville
de rois ; il fut certainement subjugué par l’impressionnante dignité
du peuple romain et le sénat a très bien pu se présenter à son imagi-
nation comme une assemblée de rois <http://cronologia.leonardo.
it/umanita/cap031f.htm>
Nous devrons alors expliquer pourquoi la lecture abilitative est plus
saillante. La comparaison avec le français nous permettra d’éclairer
ce fait.
2. On a vu que, en français l’implication d’actualité n’est pas obliga-
toire avec le passé composé, même pour la lecture épistémique.

(6) a. Jean a pu déplacer à la voiture, #mais il ne l’a pas fait

1 A notre connaissance, l’usage de ‹très bien› dans ce contexte particulier n’a


jamais été élucidé.
142 Modalités et temps

b. Le robot a même pu repasser les chemises à un stade précis de son


développement, mais il ne l’a pas fait (Mari and Martin, 2007)
c. Jean a pu lui parler plusieurs fois, mais il n’a jamais eu le courage
de le faire

La lecture abilitative de ha potuto en italien a été décrite comme obli-


gatoirement associée avec une implication d’actualité (7). A nouveau,
si cela est le cas par défaut, on observe tout de même d’après nos re-
cherches qu’elle peut ne pas surgir dans certains cas, comme en (8),
où l’adverbe de fréquence porte sur la modalité. Notons cependant
que les possibilités de l’italien sont réduites par rapport à celles du
français car la phrase reste inacceptable lorsqu’un adverbe temporel
définissant une borne dans laquelle la capacité aurait pu être exercée
est employé (9).

(7) Gianni ha potuto spostare la macchina, #ma non lo ha fatto


Jean a pu déplacer la voiture mais il ne l’a pas fait

(8) Gianni ha potuto parlarle più volte, ma non ha mai avuto il corag-
gio di farlo
Jean a pu lui parler à maintes reprises, mais il n’a jamais eu le
courage de le faire

(9) ? ? Il robot ha potuto stirare le camicie a uno stadio ben preciso del
suo sviluppo, ma non lo ha mai fatto
Le robot a pu repasser les chemises à un stade bien précis de son
développement, mais il ne l’a jamais fait

Il est tout de même à noter que l’emploi de ha potuto n’est pas


exactement le même en (8) et (9). En (8), ce sont les circonstances
qui offrent à Jean la possibilité de parler à la fille en question, alors
qu’en (9) l’adverbe délimite les bornes durant lesquelles le robot
aurait pu exercer une capacité à proprement parler (en vertu de sa
constitution, par exemple). Nous labéliserons l’emploi illustré en
(8) comme lecture d’opportunité et l’emploi illustré par (9) comme
abilitatif tout court.
Le cas de a pu (III) 143

3. Notons pour conclure que, aussi bien en français qu’en italien, a pu


et ha potuto suivis d’un prédicat statif ont une interprétation épisté-
mique uniquement.

(10) Jean a pu être malade et c’est pour cette raison qu’il n’est pas
venu à la fête
(11) Gianni ha potuto essere malato ed è per questo che non è venuto
alla festa

6.2.2 Résumé des faits

(12) Français :

(13) Italien (système par défaut) :


144 Modalités et temps

(14) Italien (système optionnel) :

6.3 Questions, réponses et nouvelles données

6.3.1 A pu et interprétation épistémique : premier défi

La question
Nous avons vu que a pu pose un vrai défi à la théorie de l’interpréta-
tion épistémique (voir chapitre 2). Rappelons ici le problème. On a vu
que l’usage de la modalité épistémique mobilise les connaissances du
locuteur et que le domaine de quantification de la modalité est celui
des mondes compatibles avec ce que le locuteur sait dans le monde
actuel au moment de l’assertion. Nous avons vu plus spécifiquement
que l’emploi épistémique de la modalité requiert que les connaissances
du locuteur soient ‹indirectes›. En d’autres termes, le locuteur n’a pas
de source de connaissance lui permettant de statuer en w si p ou ¬p. p
est en revanche donné comme vrai dans des mondes compatibles avec
la connaissance indirecte que le locuteur a en w. Notons que le monde
‹base› est w.
Le cas de a pu (III) 145

Le temps d’évaluation de la modalité, ou perspective temporelle


(dans les termes de Condoravdi), est donné(e) par la disponibilité des
preuves. En d’autres termes, temps de l’évidence et perspective modale
doivent coïncider. Etant donné que l’évidence est celle que le locuteur a
en prononçant la phrase, la perspective modale coïncide avec le temps
de l’assertion. Ce temps est donc le présent du locuteur.
Pour cette raison on a soutenu que l’évaluation épistémique (la pers-
pective modale) a lieu dans le présent (e.g. Groenendijk and Stokhof,
1975 ; Abush, 1997 ; Stowell, 2005 ; Hacquard, 2006 ; Kratzer, 2009).
On a noté cependant (von Fintel et Gillies 2007) que l’évaluation
épistémique peut avoir lieu dans le passé. (15-a) peut être utilisée dans un
contexte où le locuteur sait (au temps de l’énonciation) que les clés ne sont
pas dans le tiroir. On comprend alors que, vu la connaissance que le locu-
teur avait dans le passé, il ait été possible dans le passé que les clés aient
été dans le tiroir. Dans ce cas, contrairement à ce que soutient Hacquard
(ibid.), la modalité est interprétée sous les opérateurs temporels (15-b).
(15) a. The keys might have been in the drawer
Les clés pouvaient être dans le tiroir.
b. PAST(MOD(P))
Temps de l’évidence et perspective modale coïncident, étant tous les
deux situés dans le passé. Si donc l’exemple sert à noter que l’éva-
luation épistémique a lieu dans le passé, il ne remet pas pour autant
en cause la relation entre temps de l’évaluation épistémique et temps
auquel les preuves sont disponibles.
Cette coïncidence temporelle entre le temps de l’évaluation et le
temps des preuves est vérifiée avec l’imparfait en français. (16-a) peut
être prononcée dans un scénario où l’on sait que le président est bien
vivant. Au vu de ses connaissances dans le passé, le locuteur déclare
qu’il était alors possible que le président soit mort (16-b). Enfin, à l’im-
parfait, lorsque la modalité épistémique est évaluée dans le passé, pers-
pective modale et temps de l’évidence coïncident.
(16) a. Le président pouvait être mort (Homer, 2010a)
Scénario : on sait au présent que le président est vivant
146 Modalités et temps

b. Paraphrase : d’après ce que je savais dans le passé, dans le


passé il était possible que le président soit mort

Cette coïncidence entre le temps des preuves et le temps de l’évaluation


épistémique semble prima facie rompue lorsque pouvoir est au passé
composé. Soit un scénario où je suis devant le lit de Louis XIV. Le lit est
très court. Pouvoir au passé composé semble avoir une interprétation
épistémique. Dans ce cas, cependant, le temps des preuves et l’évalua-
tion modale semblent ne pas coïncider2.
(17) a. Le roi a pu être petit
b. D’après ce que je sais maintenant, il a été possible que le roi
soit petit

Réponses au premier défi


Approches syntaxiques Tout d’abord, comme nous l’avons lon-
guement vu au chapitre 3, Hacquard (2006) propose que la modalité
‹monte› sur l’aspect et le temps, et soit évaluée au présent. Les alter-
natives sont, d’après l’auteur, projetées à partir de l’événement d’énon-
ciation, et c’est ainsi que les mondes d’une base modale épistémique
sont sélectionnés de sorte que pouvoir acquière son interprétation épis-
témique. Comme nous l’avons expliqué, une phrase comme (18-a) est
donc décomposée comme en (18-b) et interprétée comme en (18-c).

(18) a. Jeanne a pu prendre le train


b. MOD(PAST(P))
c. Il est possible que, dans le passé, Jeanne ait pris le train

La conséquence immédiate de cette approche est que (18-a) est ainsi à


considérer comme synonyme de (19).

2 Corblin c.p. remarque que la phrase est bizarre si on utilise une expression
référentielle en position sujet au lieu d’une expression attributive comme ‹roi› : ? ?
Louis XIV a pu être petit. La bizarrerie semble due à une question d’évidentialité:
l’usage du nom propre induit une notion de familiarité indiquant que le locuteur
dispose de preuves relativement certaines sur lesquelles appuyer sa conjecture
contrairement à ce qui est attendu par l’usage de la modalité épistémique.
Le cas de a pu (III) 147

(19) Jeanne peut avoir pris le train


Nous revenons sur cette question dans la section (26), ainsi que sur
d’autres problèmes empiriques que cette approche rencontre.
Approches lexicales D’autres approches que nous labélisons comme
lexicales et sur lesquelles nous ne nous attardons pas ici pour les raisons
que nous énumérons sous peu, soutiennent (i) que la modalité épisté-
mique est interprétée sous les opérateurs temporels et (ii) que le passé
composé est un ‹point de vue aspect›.
Considérons d’abord le point (ii). Dans le système, élaboré par
Reichenbach (1947), ont distingué trois temps : le temps de l’événe-
ment (E), le temps de l’assertion (S) et le temps de référence (R). Dans
ce système on capture la spécificité du passé composé en faisant coïn-
cider le temps de l’événement et le temps de référence, et en les plaçant
antérieurement au temps de l’assertion.
(20) Sarah a quitté la soirée E-R,S Cette configuration se distingue
de celle obtenue avec le passé simple, pour lequel le temps de
l’événement précède à la fois le temps de référence et le temps
de l’assertion qui coïncident (21) :
(21) Sarah quitta la soirée E,R-S
On conclut généralement que le passé composé est un ‹point of view
aspect›, en ceci qu’il donne une perspective présente à propos d’un évé-
nement passé. Lorsque la modalité est au passé composé, on soutient
alors que le passé composé introduit une perspective présente à propos
d’une possibilité passée.
Une parenthèse : le cas de l’imparfait Cette voie calque la proposi-
tion élaborée par Boogaart (2007) pour l’ imparfait. L’auteur explique,
à la suite de Berthonneau et Kleiber (1993)3, que l’imparfait établit un
‹point de vue›. Plus spécifiquement, l’imparfait est à même de déplacer
la perspective dans le passé. Pour (16-a) Boogaart propose en effet de
considérer que la phrase décrit une possibilité passée, vue au passé.
L’idée sous-jacente est que l’imparfait est un temps ‹anaphorique›.

3 Voir aussi Jayez (2004).


148 Modalités et temps

La question reste de savoir : anaphorique relativement à quelle en-


tité ? Il n’est clairement pas anaphorique au temps de l’évidence. Nous
avons en effet vu que l’évidence pouvait être localisée dans le passé (et
donc coïncider avec le temps de l’évaluation épistémique, qui est égale-
ment le passé), comme dans le scénario en (16-a), qui serait interprété
comme (22).

(22) Vu ce que je savais, dans le passé, il était possible que le président


soit mort (dans le passé)

Cela n’est cependant pas toujours le cas. (23-a) peut être par exemple
prononcée aujourd’hui à propos de Louis XIV, devant un lit exposé au
château de Versailles. Dans ce cas, la perspective modale semble être le
passé, alors que le temps de l’évidence est le présent.

(23) a. Le roi pouvait être petit


Scénario. Le roi est mort, la phrase est prononcée dans un
musée, devant son lit
b. D’après ce que je sais maintenant, il était possible que le roi
soi petit

Si on voulait soutenir que la perspective modale est le présent


(et donc que la modalité est bien anaphorique au temps de l’évidence), on
devrait reconnaître que la modalité porte sur le temps et l’aspect et que
l’imparfait établit le temps de l’événement (voir e.g. Hacquard, 2006 ;
Laca, 2008). (16-a) et (23-a) seraient donc interprétées comme en (24).

(24) Vu ce que je sais maintenant, il est possible que le roi était petit

De cette manière, la modalité aurait portée sur l’imparfait et celui-ci


déterminerait le temps de l’événement. Or le but de Boogaart (ibid.) est
précisément de récuser une telle conclusion à la lumière de cas comme
(16-a) (contra e.g. Homer, 2010a qui adopte cette position). Mais dans
ce cas, la couverture empirique de la théorie reste partielle.
La question nous semble ouverte pour l’imparfait. En particulier
il n’est pas clair (ni dans la perspective adoptée pas Homer (ibid.), ni
dans celle adoptée par Boogaart (ibid.)) pourquoi avec une perspective
Le cas de a pu (III) 149

passée, sous l’interprétation épistémique, les éventualités non statives


sont mal acceptés comme en (25) :
(25) ? ? Il pouvait prendre le métro (perspective passée ou présente ;
interprétation épistémique)
On observe en effet une nette amélioration lorsque l’éventualité non-
stative est au progressif, comme en (26) :
(26) Il pouvait être en train de prendre le métro (perspective passée ou
présente ; interprétation épistémique)
Nous proposons des pistes d’explication le long de notre discussion (au
chapitre 8). Laissons de côté l’imparfait, et revenons ici au passé composé.
Retour à la modalité au passé composé dans la perspective lexicale
En suivant la proposition de Boogaart (2007), pour (17-a) et au vu de
(20), on proposerait donc que la phrase décrit une possibilité passée vue
du présent. L’évidence serait légitimement située dans le présent, car le
présent est la perspective donnée par le passé composé.
On établit ainsi que la perspective est présente (comme le montre
le temps de l’évidence) et on justifie la possibilité d’adopter cette pers-
pective par le fait que le passé composé est un ‹point de vue aspect›.
Cette justification est à nos yeux une manière de restituer le problème,
et non pas son explication. Qu’est-ce que la composante présente du
passé composé ? Qu’est-ce que le ‹point de vue› ?
Cette notion n’est souvent pas analysée de manière composition-
nelle (e.g. Boogaar, 2005) et elle reste quelque peu obscure. Il n’est
en particulier pas clair si le passé composé comporte une composante
modale lui-même, comme le soutiennent clairement Izwroski (1997) et
Iatridou (2000) dans un cadre formel. Il nous semble comprendre que
celle-ci serait la voie entreprise pour expliquer les données du français,
mais rien n’est spécifié dans ce sens.
De plus, les auteurs qui ont adopté cette explication (e.g. Mari
et Martin, 2009 ; Martin, 2009), se revendiquant adeptes de la théorie de
von Fintel and Gillies (2007), considèrent que la modalité épistémique
est interprétée sous l’aspect (voir exemple (15-a) et sa décomposition
en (15-b)). Cela contredit le fait que la conjecture est émise dans le présent
150 Modalités et temps

au vu des preuves disponibles au locuteur au temps de l’assertion, et une


confusion subsiste sur la source de l’interprétation épistémique : s’agit-il
de la modalité ou de la perspective introduite par le passé composé ?
Le problème majeur de ces approches est qu’elles ne présentent pas
clairement une analyse compositionnelle, et qu’il est donc impossible de
les évaluer car elles n’expliquent pas comment l’interprétation est obtenue.
Enfin, une autre faiblesse de ces approches est de ne pas considérer
l’interprétation épistémique en relation avec les autres interprétations
possibles de pouvoir au passé composé, et notamment la lecture abilita-
tive. Si le passé composé déclenche l’interprétation épistémique, pour-
quoi n’est elle pas la seule possible ?
Pour toutes ces raisons, nous ne les aborderons pas davantage dans
ce travail.

Nouveaux arguments
Nous revenons dans cette section sur les arguments de Hacquard (2006),
et proposons des contre-arguments empiriques au fait que (27-a) et
(27-b) sont synonymes. D’autre part, nous revenons sur l’argument que
le passé composé détermine le temps de l’événement. Nous commençons
par ce deuxième argument.

(27) a. Jean peut avoir déplacé la voiture


b. Jean a pu déplacer la voiture

Le passé composé ne détermine pas le temps de l’événement


t L’argument-clé pour montrer que le passé composé ne détermine pas
le temps de l’événement vient de de Zwarts (2007). Nos transposons
cet argument au français. On sait depuis Carlson (1977) que le passé
composé est difficilement acceptable avec les prédicats dits ‹indivi-
duels›, car cela impliquerait qu’une propriété définitoire soit vérifiée
durant une partie seulement de la vie d’un individu.
(28) #Jean a eu les yeux bleus
On remarque en revanche que, lorsque la modalité au passé composé est
utilisée, les prédicats individuels sont non-problématiques :
Le cas de a pu (III) 151

(29) Il a pu avoir les yeux bleus


Notons qu’ils ne sont pas non plus problématiques lorsque la modalité
est au présent et qu’elle porte sur un événement au passé :
(30) Il peut avoir eu les yeux bleus
Arguments contre la non-synonymie de (27-a) et (27-b)
Les deux premiers arguments contre la non-synonymie de de (27-a) et
(27-b) reposent sur le principe selon lequel, si, les construction étaient
équivalentes, elles auraient les mêmes distributions. Nous observons
qu’elles ont en revanche des restrictions différentes.
t Le premier argument vient des achèvements : (31-a) et (31-b) ne sont
pas tous les deux acceptables comme on l’attendrait d’après l’ana-
lyse de Hacquard.
(31) a. Il a pu mourir
b. *Il peut avoir été mort
t Le deuxième argument est fourni par l’impossibilité d’employer cer-
tains adverbes temporels avec le passé composé (voir Condoravdi,
2002) :
(32) *Il a pu recevoir sa promotion demain et quand même changer
d’entreprise tout de suite après
(32) Il peut avoir reçu sa promotion demain et quand même changer
d’entreprise tout de suite après
t Le dernier argument est fourni par le fait que les interprétations ne
sont pas complètement équivalentes :
(33) a. Il a pu être récompensé de la médaille Fields quand il est entré
au CNRS
b. Il peut avoir été récompensé de la médaille Fields quand il est
entré au CNRS

Seule (33-b) est compatible avec un scénario où la personne en question


a déjà reçu la médaille Fields au moment où elle rentre au CNRS.
152 Modalités et temps

Ces données montrent ainsi que (i) le passé composé détermine la


perspective modale et non pas l’orientation modale et (ii) qu’une assertion
modale avec pouvoir au passé composé n’est pas équivalente à une asser-
tion avec pouvoir au présent, et donc que la théorie syntaxique qui repose
sur des distinctions de portée pour déterminer la lecture épistémique vs.
la lecture abilitative, et qui traite (27-a) et (27-b) comme synonymes, est à
rejeter.

Conclusion sur le premier défi


Dans cette section, nous avons conclu par la négative, en montrant que
l’approche syntaxique est à refuser. Pour ce faire, nous avons introduit
de nouvelles données pour lesquelles un nouvel éclairage est nécessaire.
Nous n’avons pas pour autant proposé de solution au premier défi,
à savoir réconcilier le fait que la modalité soit au passé et que le temps
de l’évidence soit au présent.
Dans cette étude, au chapitre 7, nous adoptons une théorie pragma-
tique. Nous allons explicitement montrer que le sens épistémique n’est
pas codé dans la modalité, mais qu’il est associé à la phrase, et qu’il est
obtenu par inférence.

6.3.2 A pu et la question de la distinction entre contrôle et montée :


deuxième défi

Questions et réponses
Comme on l’a vu au chapitre 3, on a souvent soutenu qu’il est possible
de classer les modalités tantôt comme verbes à contrôle, tantôt comme
verbes à montée. Les modalités racine et non racine appartiendraient
alors à chacune de ces deux classes respectivement. Qu’est-ce que cela
signifie au plan sémantique ?
Selon Brennan (1993) qui adopte cette distinction, les modalités
sont de deux types différents, donnés respectivement en (34-a) et (34-b)4.

4 Notons que cette même analyse avait été adoptée en des termes non formels par
Sueur (1979).
Le cas de a pu (III) 153

(34) Brennan 1993 :


a. Modalités racine : 〈x, st 〉
b. Modalités non-racine : 〈st 〉

Les modalités racine sont donc une fonction d’individus à des proposi-
tions, alors que les modalités non-racine sont uniquement une fonction
de mondes à des valeurs de vérités.
Nous avons vu que, d’après Wumbrandt (1999), cette distinction
est à remettre en cause, et que toutes les modalités sont à traiter comme
des verbes à montée. Au plan sémantique, elles devraient toutes être
traitées comme en (34-b).
En suivant cette idée, Hacquard (2006) propose alors, selon l’hy-
pothèse de Cinque (1999), de distinguer les modalités sur la base de la
hauteur d’interprétation dans l’arbre syntaxique. Les modalités épisté-
miques sont des opérateurs de phrase qui ont portée sur tous les autres
opérateurs phrastiques, alors que les modalités racine prennent des pro-
priétés d’événements et sont interprétées sous la portée des opérateurs
temporels, par exemple. Il est toutefois à noter que le sujet phrastique
est interprété sous la modalité. Comme le propose Wumbrandt, Hac-
quard admet que la modalité ne sélectionne pas son propre sujet (voir
l’analyse de Hacquard de l’interprétation abilitative de a pu au chapitre
3). Toutes les modalités sont ainsi revendiquées être de type 〈st 〉 par
Hacquard également.
Cette conclusion trouve des arguments contraires chez Thomason
(2005) qui propose de traiter, au moins la modalité abilitative, comme
un verbe sélectionnant un agent et une action. La modalité abilitative
est ainsi traitée comme sui generis et est considérée être du type donné
en (35). La modalité abilitative dénote selon Thomason une relation
entre un individu et une action (∈ est le type pour les événements).

(35) Modalité abilitative (Thomason, 2005) 〈x, ∈t 〉

Dans la section (35) il s’agira pour nous de déterminer (i) si la thèse


proposée par Wumbrandt (ibid.) vaut pour toute modalité racine, ou
s’il est nécessaire d’établir des distinctions entre les modalités racines
mêmes ; (ii) de même, et avec une granularité encore plus fine, il s’agira
154 Modalités et temps

de considérer si toutes les combinaisons modalité / opérateurs tempo-


rels sont de même type et (iii) ceci à travers toutes les langues. Pour ce
faire nous comparerons les faits du français à ceux de l’italien.

Nouveaux arguments empiriques

Distinction entre types de modaux racine


Nous avons vu que Hacquard (2006) soutient que tous les modaux ra-
cine ainsi que les déontiques portent sur des propriétés d’événement
et s’interprètent sous le temps et l’aspect. Cela est incorrect. Le déon-
tique, par exemple, peut prendre portée sur les opérateurs temporels.
En (36-a) doit exprime la nécessité (déontique) d’avoir accompli une
certaine action dans le passé. En (36-b) a dû au passé composé exprime
une obligation passée d’accomplir une action dans le passé5.
(36) a. Tu dois avoir acheté tes tickets pour accéder au théâtre
b. Tu as dû acheter tes billets pour accéder au théâtre
Notons que la modalité déontique se distingue de la modalité abilitative
qui peut être interprétée uniquement dans la portée des opérateurs tem-
porels ((37-a) vs. (37-b)).

(37) a. (*)Tu peux avoir déplacé la table (*abilitatif )


b. Tu as pu déplacer la table

Il est aussi à noter que la modalité déontique ne porte pas nécessaire-


ment sur un événement (dynamique), mais elle est compatible avec les
états (38-a). La modalité abilitative ne l’est pas toujours : en (38-b) peut

5 Il est, couramment mais à tort, soutenu (e.g. Ninan, 2005) que devoir déontique est
compatible uniquement avec des prédicats éventifs qui ne sont pas sous la portée du
passé. Cette croyance s’inscrit dans une mauvaise conception de la modalité déon-
tique, qui l’assimile aux impératifs (voir aussi Portner, 2009). Or les impératifs ne sont
effectivement pas compatibles avec les actions passées (*Aies acheté les billets ! ),
mais comme (36-a) le montre, les déontiques le sont. De même, comme on le voit en
(38-a), les déontiques sont compatibles avec les états, alors que l’impératif ne l’est pas.
Sois un homme ! est acceptable seulement si le prédicat est coercé en une propriété
éventive. Pour une discussion des impératifs, voir Mari et Schweitzer, (2010).
Le cas de a pu (III) 155

est interprété comme abilitatif au prix d’une coercion du prédicat être


un homme uniquement (voir discussion au ch. 3).
(38) a. Pour utiliser ces toilettes, tu dois être un homme
b. #Tu peux être un homme (#abilitatif )

Notons tout de même (et nous y reviendrons dans la section 6.3.3) que
parfois la modalité abilitative est compatible avec des états :
(39) Tu peux comprendre le français
On n’a donc pas de raisons de traiter de manière uniforme la modalité
déontique et abilitative : la première peut prendre portée large ou étroite,
alors que la deuxième peut prendre portée étroite uniquement. La première
est compatible aussi bien avec les verbes statifs et non statifs, alors que la
deuxième est compatible avec les prédicats non-statifs uniquement.

Peut / A pu : contrôle ou montée ?


Nous nous intéressons ici de plus près à la lecture abilitative de pou-
voir et à la classification de ce verbe, sous cette lecture, comme étant à
contrôle ou à montée. Nous avons vu que la plupart des auteurs, sous
cette lecture, le considèrent comme un verbe à contrôle (voir ch. 2).
Nous montrons ici que cette question ne peut être tranchée que si l’on
prend en compte différentes combinaisons des opérateurs modaux et
temporels, et que toutes les combinaisons ne se comportent pas de la
même manière. Nous nous intéressons ici à la différence entre pouvoir
au présent et au passé composé.
Notons préalablement que peut et a pu ont tous deux, entre autres,
une interprétation abilitative (41) et épistémique (40).

(40) Epistémique
a. Jean peut être malade
b. Jean a pu être malade
(41) Abilitatif
a. Jean peut monter à cheval
b. Jean a pu monter à cheval
156 Modalités et temps

Notons cependant que peut a plus difficilement une interprétation épis-


témique avec les prédicats d’événements et que les locuteurs préfèrent
en général la forme avec le progressif 6
(42) a. ? ? Jean peut prendre le train ( ? ? épistémique)
b. Jean peut être en train de prendre le train

Alors que peut et a pu partagent la plupart des contraintes, ils se dis-


tinguent au test de la dislocation. Les deux premiers tests sont dû à
Wumbrandt (1999) (pour le premier test voir aussi Tasmowski, 1980).
Seuls les verbes à montée les passent. Les deux montrent en effet que le
verbe de la principale n’assigne pas de rôle thématique au sujet et qu’il
n’est donc pas un verbe à contrôle.

1. Les impersonnelles. Alors qu’il ne fait pas de doute que, sous l’inter-
prétation épistémique, aussi bien peut que a pu sont des verbes à montée
(Tasmowski, 1980), peut et a pu semblent être des verbes à montée, dans
leur interprétation abilitative également. On remarque que, sous cette in-
terprétation, ils sont en effet compatibles avec les constructions imperson-
nelles (43).

(43) a. Il peut y avoir une fête pour autant qu’il n’y a pas de bruit
b. Il a pu y avoir une fête grâce à l’intervention de la mairie

2. La passivisation de l’infinitive. Ils sont également compatibles avec


la passivisation de l’infinitif (44).

(44) a. Les biscuits peuvent être mangés par Jean en une seule fois
b. Les biscuits ont pu être mangés par Jean en une seule fois

Wumbrandt (ibid.) note que, dans ce cas, la modalité n’assigne pas de


rôle thématique au sujet, car on ne saurait as attribuer aux biscuits une
capacité ou une disposition à être mangés par Jean en une seule fois.

6 Soulignons qu’il s’agit ici d’une préférence et que la forme non-progressive est
acceptable aussi, comme dans le discours suivant. A : Que mange Jean ? B : Je ne
sais pas. Euh … Il peut manger un sandwich ou une tarte.
Le cas de a pu (III) 157

3. Dislocation et reprise par un clitique On s’aperçoit cependant que peut


et a pu se distinguent par rapport aux contraintes de dislocation et de la reprise
par un clitique, toujours sous l’interprétation abilitative. D’après Guimier
(1984), ce test permet également de départager les verbes à contrôle (46-a)
des verbes à montée (45). D’après l’auteur, la dislocation avec la reprise par
le clitique est possible seulement avec les verbes ‹sémantiquement pleins›.
La modalité abilitative serait à considérer alors comme un verbe de ce type.
(45) a. Jean semble être malade
b. ? ? Etre malade, Jean le semble
(46) a. Jean veut être malade
b. Etre malade, Jean le veut
Pour les modalités, il est à noter que les jugements des locuteurs di-
vergent. On retrouve cependant des constantes qui méritent l’attention.
Nous avons interrogé 34 personnes. Pour seulement 3 d’entre elles
(48-b) est acceptable. Pour 16 autres elle n’est pas complètement ex-
clue, mais le contraste avec (47-b) est saillant.
(47) a. Jean peut conduire cette voiture
b. Conduire cette voiture, Jean le peut
(48) a. Jean a pu conduire cette voiture
b. ? ? Conduire cette voiture, Jean l’a pu
Le contraste s’estompe lorsque l’on augmente le degré d’effort (49-b).
Les 15 personnes restantes, signalent aussi un contraste avec la phrase
sans dislocation, qu’elles préfèrent nettement à celle avec dislocation.
(49) a. Ivan Lendl a pu jouer la finale avec un bras dans le plâtre
b. ? Jouer la finale avec un bras dans le plâtre, Ivan Lendl l’a pu
Les contrastes en (47) et en (48) sont importants, car, comme nous le
verrons ci-dessous, ils n’existent pas pour les locuteurs de l’italien7.

7 Il existe une autre structure pour la dislocation en français, sans le clitique


Conduire la voiture, Jean a pu. Nous ne considérons pas ici cette structure, car
elle n’est pas possible en italien. Comme la suite de la discussion va le révéler, le
contraste entre les deux langues.
158 Modalités et temps

En conclusion, alors que peut et a pu sont des verbes à montée sous


l’interprétation épistémique, et sous l’interprétation abilitative pour les
trois tests, les contraintes de dislocation montrent que sous la lecture
abilitative peut serait à rapprocher des verbes à contrôle. Le contraste
avec les données de l’italien nous mènera à la conclusion que peut et a
pu en français sont à traiter tous les deux comme des verbes à montée.

A pu / Ha potuto : contrôle ou montée ?


Dans une perspective comparative, on s’aperçoit que les mêmes formes
dans deux langues voisines, ne se comportent pas de la même manière
quant à la distinction entre contrôle et montée.
En italien, ha potuto n’est pas compatible, sous la lecture abili-
tative, avec les constructions impersonnelles. Nous nous intéressons
ici uniquement a ha potuto afin de dégager les contraintes du français
a pu qui est ici l’objet principal de notre analyse. (50) contraste ainsi
avec (43-b).

(50) ? ? Ci è potuta essere una festa, grazie all’intervento del sindaco


Il a pu y avoir une fête grâce à l’intervention du maire

De même, ha potuto n’est pas compatible avec la mise à la forme pas-


sive de l’infinitif : (51) contraste avec (44-b).

(51) ? ? I biscotti hanno potuto essere mangiati da Gianni in un sol boccone


Les biscuits ont pu être mangés par Jean en une seule bouchée
Enfin, ha potuto est compatible avec la dislocation, tout comme les
verbes à contrôle en italien ((53-a) vs. (52-a)). On remarquera que
cela est le cas quel que soit le degré de contrôle exercé par l’agent.
Les italiens interrogés (28 en tout) n’ont signalé aucun contraste avec
la forme non disloquée. L’italien (54-b) contraste ainsi avec le français
(48-b).

(52) a. Sembra essere malato


Il semble être malade
b. (? ?) Essere malato, lo sembra (ok si ‹sembra› a un sémantisme
plein, i.e. paraître )
Etre malade, il le semble
Le cas de a pu (III) 159

(53) a. Vuole essere malato


Il veut être malade
b. Essere malato, lo vuole
Etre malade, il le veut
(54) a. Gianni ha potuto guidare questa macchina
Jean a pu conduire cette voiture
b. Guidare questa macchina, Gianni lo ha potuto
? Conduire cette voiture, Jean l’a pu
(55) Ivan Lendl ha potuto disputare la finale con un braccio ingessato
Ivan Lendl a pu jouer la finale avec un bras dans le plâtre
(55) Disputare la finale con un braccio ingessato, Ivan Lendl l’ha potuto
? Jouer la finale avec un bras dans le plâtre, Ivan Lendl l’a pu

En conclusion, sous l’interprétation abilitative, ha potuto en italien est


clairement un verbe à contrôle, à la différence de a pu en français qui est
uniquement un verbe à montée aussi bien sous la lecture épistémique
qu’abilitative. D’autre part, comme nous l’avons mentionné plus haut,
ha potuto a par défaut une interprétation abilitative (lorsqu’il se com-
bine avec des propriétés éventives). Seuls quelques locuteurs acceptent
la lecture épistémique.
(56) Ha potuto baciarla più volte, ma non ha mai osato farlo
Il a pu l’embrasser plusieurs fois, mais il n’a jamais osé le faire
Conclusion sur le deuxième défi
Pour déterminer si a pu est un verbe à contrôle ou à montée, nous de-
vrons nous fonder sur les contrastes, car, du point de vue des tests, la
question ne peut pas être tranchée de manière définitive. Le tableau en
(57) prend en compte les tests saillants.

Montée Contrôle
Impersonnelles Pass. \\ Dislocation Opérateur
Infinitif non-phrastique
peut t t t t
a pu t t 8 t
ha potuto 8 8 t t
160 Modalités et temps

Peut est un verbe à montée d’après le test des impersonnelles et de


la passivisation de l’infinitif ; mais il se comporte comme un verbe à
contrôle d’après le test de la dislocation et l’impossibilité d’être pa-
raphrasé par ‹il est possible que› (i.e. sous l’interprétation abilitative il
n’agit pas comme un opérateur phrastique).
A pu abilitatif se comporte comme peut abilitatif à ceci près qu’il
ne passe pas le test de la dislocation, à moins que l’action décrite ne
mette en jeu une claire notion d’effort.
L’italien ha potuto, en revanche, ne passe aucun test des verbes à
montée, mais se comporte clairement comme un verbe à contrôle.
Au vu du contraste entre a pu et ha potuto, nous ferons l’hypothèse
que a pu est un verbe à montée. Nous prendrons par ailleurs en compte
les données de la dislocation, pour établir une typologie plus fine aux
plans comparatif et diachronique.
Par ailleurs, nous essaierons de fonder sur une sémantique com-
positionnelle la relation entre le quasi manque d’interprétation épisté-
mique de ha potuto et les caractéristiques que nous venons d’énumérer.
Il ne nous semble en effet pas suffisant de remarquer que les modalités,
lorsqu’elles se comportent comme des verbes à contrôle, n’ont pas d’in-
terprétation épistémique. Il faut encore expliquer pourquoi et donner
une sémantique compositionnelle précise.
Enfin, tout comme nous le ferons pour le français, nous prendrons
en compte les options interprétatives et reviendrons notamment sur le
fait que, dans certains contextes, ha potuto peut avoir une interprétation
épistémique.

6.3.3 Les contraintes définissant la modalité abilitative :


troisième défi

La question de l’agent
La troisième question est directement liée à la deuxième et concerne
plus spécifiquement le rôle de l’agent. On a vu que Kratzer (1981)
considérait déjà que l’agent devait rentrer en ligne de compte, du moins
dans la détermination de la base modale de la modalité abilitative (voir
Le cas de a pu (III) 161

chapitre 2, section 3.3). Dans la littérature philosophique la capacité


est relativisée à un agent qui doit exercer un contrôle (i.e. essayer de
mettre en oeuvre une action). Selon Thomason (2005), la relation entre
un agent et une action est l’essence-même de la signification de capa-
cité. Nous avons détaillé un certain nombre de faits qui corroborent
cette hypothèse, du moins pour pouvoir au présent. Nous les rappelons
plus bas, en nuançant des faits qui ont été considérés, à tort, comme
définitifs.

La modalité abilitative n’est pas sui generis


Rappel : la spécificité de la modalité abilitative Il existe deux raisons
principales qui ont conduit divers auteurs à considérer que la modalité
abilitative est sui generis.
1. Tout d’abord, on a noté que l’infinitif doit dénoter une action : (58-a)
n’est interprétable que si l’on comprend que Jean peut/a pu/ha potuto
teindre ses cheveux.
(58) a. Jean peut avoir les cheveux rouges
b. Jean a pu avoir les cheveux rouges
c. Gianni ha potuto avere i capelli rossi
De manière corollaire, on a soutenu que l’agent exerce une sorte de
contrôle sur le résultat de l’action et on a émis l’hypothèse qu’un pré-
dicat caché ‹essayer› fait partie du sens du verbe (voir discussion au
chapitre 5).
2. La deuxième raison est que l’usage de l’opérateur de phrase explicite
‹il est possible que› suivi d’une proposition (60-a) ne traduit pas fidèle-
ment l’interprétation abilitative de (59) (e.g. Sueur, 1979 ; Thomason,
2005). (60-b) est à préférer, et l’on voit là clairement que ‹il est/a été
possible que› assigne un rôle thématique à son sujet. Soulignons que
(62-b) plaiderait pour traiter a pu comme un verbe à contrôle, capable
d’assigner un rôle thématique au sujet. (64-b) confirme que ha potuto
est bien un verbe à contrôle.
(59) Jean peut faire ce travail
162 Modalités et temps

(60) a. Il est possible que Jean fasse ce travail (*abilitatif )


b. Il est possible pour Jean de faire ce travail (ok abilitatif )
(61) Jean a pu faire ce travail

(62) a. Il a été possible que Jean fasse ce travail (*abilitatif )


b. Il a été possible pour Jean de faire ce travail (ok abilitatif )

(63) Gianni ha potuto fare questo lavoro


Jean peut faire ce travail

(64) a. E stato possibile che Gianni faccia questo lavoro


Il a été possible que Jean fasse ce travail (no ok abilitatif )
b. E stato possibile per Gianni fare questo lavoro
Il a été possible pour Jean de faire ce travail (ok abilitatif )

Discussion Les arguments autour de cette conclusions méritent d’être


nuancés.
Tout d’abord, le constat que pouvoir abilitatif sélectionne obli-
gatoirement un agent (le plus souvent, mais pas nécessairement
(65-b), marqué comme 1volitionnel (65-a)) n’est pas tout à fait
correct. (66) montre que la lecture abilitative est licite sans qu’il y
ait un agent qui ‹essaie› de mettre en oeuvre une action. Pour les
trois combinaisons modalité / opérateur(s) temporel(s) considérés
(peut / a pu / ha potuto), l’interprétation pointe une notion d’effort
ou d’empêchement, mais pas nécessairement une notion d’essai
volontaire de la part d’un agent, contrairement à ce que soutiennent
les approches philosophiques de la question (aussi bien les approches
conditionnelles que non conditionnelles, ainsi que l’approche de
Thomason (2005)).

(65) a. Jean peut escalader cette montagne


b. Ce robot peut à la fois cuire à la vapeur et mouliner de la
viande
(66) a. Ce bateau peut flotter
b. Ce bateau a pu flotter
c. Questa barca ha potuto galleggiare
Le cas de a pu (III) 163

Peut / A pu sont compatibles avec des verbes d’état :

(67) a. Jean peut/a pu comprendre le français


b. Jean a pu comprendre le français quand il était jeune
c. Gianni può capire il Francese
L’italien ha potuto est bien plus difficile en (68)

(68) ? ?Gianni ha potuto capire il Francese quando era giovane

Cependant, deux remarques s’imposent à propos de ces exemples.


Nous avons noté qu’en (69), lorsque le prédicat est interprété
comme un statif, la lecture obtenue est circonstancielle.

(69) Tu as pu avoir les questions de l’examen à ce moment-là

De même il faudra expliquer son incompatibilité avec certains états


(70).

(70) *Tu peux être un homme (*abilitatif )

Enfin, pouvoir abilitatif semble interdit avec des actions passées.

(71) Il peut tout à fait l’avoir tuée (*abilitatif )

Notons à ce propos le contraste avec (72)

(72) Il est capable/à même de l’avoir tuée

On peut proposer, en ligne avec les approches philosophiques, de res-


treindre la notion de capacité aux cas où effectivement un agent met
volontairement en oeuvre une action sur laquelle il exerce un contrôle.
Les dispositions (comme en (66)) et autres cas seraient ainsi relégués en
dehors de ce champ sémantique.
Il nous semble que l’on perdrait ainsi non seulement une géné-
ralisation importante consistant à traiter capacités et dispositions dans
une théorie unitaire, mais on perdrait également un parallélisme avec
d’autres types de modalités qui se comportent de la sorte.
164 Modalités et temps

Il s’agira alors d’expliquer le comportement sui generis de pouvoir


abilitatif qui le rend incompatible avec les états non-agentifs ((70) vs.
(67-b)), et les actions passées dans une théorie sémantiquement unitaire
de pouvoir.

Détour par la modalité déontique Pour la modalité déontique, un


débat du même genre est en train de voir le jour. Deux positions s’af-
frontent.
Selon certains (voir notamment Ninan, 2005 et Portner, 2009), la
modalité déontique est à rapprocher des impératifs. Deux faits plaident
pour cette conclusion.

1. La modalité déontique ne sélectionnerait que des actions :

(73) a. Tu dois fermer la porte


b. Tu dois être un homme (interprétable seulement si le prédicat
est coercé en un événement)

(74) Ferme la porte !

(74) Sois un homme !

2. La modalité déontique ne serait compatible qu’avec des actions fu-


tures. D’après Ninan (2005), (75) n’a qu’une interprétation épistémique.

(75) Tu dois avoir fermé la porte

Ces observations sont correctes seulement si on réduit la classe de la


modalité déontique à ce que l’on appelle les ‹déontiques directes›. Dans
ce cas, un interlocuteur est visé. Au vu des distributions, ces cas sont à
rapprocher de ceux où la modalité abilitative est relativisée à un agent
qui accomplit intentionellement une action.
Dans ces cas, on a un indice pour un agent / interlocuteur donné.
On peut facilement montrer qu’il s’agit là d’une description par-
tielle de la modalité déontique. Celle-ci est en effet compatible avec
des états (76), des actions passées (77), et ne demande pas toujours un
interlocuteur. En (78) c’est le résultat qui est visé, et n’importe quel
Le cas de a pu (III) 165

processus qui conduirait à la mort du traitre pourvoirait les conditions


de satisfaction imposées par la modalité.

(76) Pour rentrer dans ces toilettes tu dois être un homme


(77) Pour rentrer dans le cinéma tu dois avoir acheté tes billets
(78) Le traitre doit mourir

Il nous semble qu’une théorie de la modalité déontique doive prendre


en compte l’ensemble de ces données, et ne puisse pas être réduite aux
déontiques directs. Il en va de même pour la modalité abilitative. Il nous
semble qu’elle devrait prendre en compte les cas dits de dispositions,
et ne pas être réduite à des distributions partielles prenant en compte
uniquement les agents et les actions.

Quelle base modale ? Nous concluons ainsi que la modalité abilita-


tive n’est pas sui generis, mais qu’elle est indexée à un agent. Cela est
le cas pour les déontiques directs, et comme nous l’avons vu au cha-
pitre 2, également pour la modalité épistémique. Il nous semble ainsi
que la solution de Cross (1986), critiquée pas Thomason (2005) reste la
meilleure candidate pour rendre compte de cette interprétation. Comme
pour la modalité épistémique, la vérité d’une proposition p est relativi-
sée à un monde, un temps, et un agent.
Il reste à savoir quelle est la base modale propre à la modalité abi-
litative. Avec Lehrer (1968), nous proposons de considérer que l’inter-
prétation abilitative est associée à une notion d’empêchement.
Revenons sur les cas importants.
Nous avons vu que les phrases suivantes sont quelque peu bizarres:

(79) a. ? ? Jean peut cligner des yeux


b. ? ? Un bateau peut flotter
La phrase en (79-a) est acceptable seulement dans un scénario où
Jean avait perdu cette capacité, ou est au milieu de gens, qui, pour
une quelconque raison ne peuvent pas cligner des yeux. La phrase
générique (79-b) est quelque peu bizarre car tous les bateau flottent
par défaut.
166 Modalités et temps

Nous avons aussi vu que (80) est naturel seulement si Aude n’est
pas une locutrice de l’italien.
(80) Aude peut comprendre l’italien
Kratzer (1981) avait proposé le contraste suivant, qu’elle expliquait par
une notion de surprise.
(81) a. ? ? Ce couteau peut couper
b. Ce couteau peut couper de la pierre
Enfin, nous venons de voir que pouvoir abilitatif n’est pas compatible
avec tous les types d’états ni avec les actions passées.

(82) a. (*)Jean peut être un homme (* si non coercé)


b. ? ? Jean peut avoir tué la dame

L’ensemble de ces cas est expliqué en invoquant une notion d’ef-


fort et d’empêchement. En d’autres termes, toute action n’a pas une
capacité sous-jacente (comme le propose par exemple Piñón (2009)).
Il existe une capacité seulement pour les actions qui demandent un
effort particulier ou, en termes quelque peu cognitifs, l’existence
d’une force contraire8. Notons que cette même notion est présupposée
pour ‹réussir à›.
Ainsi, (79-a), (79-b) et (81-a) sont être assez bizarres car par dé-
faut tous les être humains clignent des yeux et tous les bateaux flottent.
De même, puisque tous les italiens comprennent en principe l’italien,
(80) est interprétable seulement si Aude n’est pas une locutrice native
de l’italien. Alors que la compréhension d’une langue non native de-
mande que l’on produise un effort, être un homme ou une femme ne le
demande pas, d’où l’impossibilité de (82-a). Enfin, on ne peut pas pro-
duire d’effort pour mettre en oeuvre une action passée, d’où la difficulté
de (82-b).
Notons également que cette notion s’étend aussi bien aux disposi-
tions (83-a)-(83-b) qu’au capacités (83-c).

8 Pour une théorie récente en termes de ‹forces›, voir Copley, 2010.


Le cas de a pu (III) 167

(83) a. Ce verre peut se casser


b. Cette voiture peut aller à 200km/h
c. Jean peut jouer du trombone

6.4 Conclusion

Dans ce chapitre, nous avons établi les résultats suivants.


Tout d’abord, en section 6.2, nous avons systématisé les données
du français et de l’italien sur l’ambiguïté systématique de a pu et de ha
potuto. Pour construire notre système, à la différence des études menées
auparavant, nous avons explicitement pris en ligne de compte la distinc-
tion entre éventualités statives et non-statives, et souligné que la lecture
épistémique est toujours possible avec les premières, et celle abilitative
avec les secondes. La lecture épistémique n’est pas exclue avec les éven-
tualités non-statives pour le français et elle est autorisée dans certains
cas en italien. Nous avons par ailleurs noté que, en italien, l’absence
d’implication d’actualité de la lecture abilitative est autorisée surtout
dans les cas où potere se rapproche plus d’une modalité circonstancielle
qu’abilitative.
Ensuite, nous avons montré que l’interprétation épistémique de a
pu P ne coïncide pas avec celle de peut avoir P.
En troisième lieu, nous avons établi que a pu est à considérer
comme un verbe à montée même dans son interprétation abilitative,
alors que ha potuto se comporte clairement comme un verbe à contrôle.
Nous avons cependant souligné que a pu passe également tous les tests
des verbes à contrôle, et notamment le test de la dislocation, lorsque la
notion d’effort devient saillante.
Enfin, nous avons montré que la lecture abilitative ne met pas for-
cément en jeu une notion d’agentivité, comme dans ce bateau peut flot-
ter et, par comparaison avec la modalité déontique nous avons établi
qu’il ne s’agit pas d’une modalité sui generis.
Nous avons tout de même établi une distinction entre a pu et ha
potuto. En français a pu est un verbe à montée. En italien, en revanche,
168 Modalités et temps

ha potuto est un verbe à contrôle. Cette spécificité syntaxique expli-


quera la préférence pour l’interprétation abilitative uniquement. Nous
expliquerons aussi le glissement de la construction à contrôle à celle à
montée en envisageant un système intermédiaire à ceux par défaut du
français et de l’italien, et qui est partagé par nombre de locuteurs dans
les deux langues.
7. Le cas de a pu (IV) : analyse et interprétation

7.1 Préambule

Dans ce chapitre, nous proposons notre analyse de a pu. Le chapitre


s’articule en quatre sections principales : l’exposition des principes mé-
thodologiques qui guident notre analyse en section 7.2, l’analyse en
section 7.3, l’interprétation (avec une prise en compte de la théorie des
modèles) en section 7.4 et des considérations de type diachronique en
section 7.5.
Dans la section 7.2 nous discutons notre traitement de l’ambiguïté
des modaux, en soulevant les questions (i) de la relation entre structures
syntaxiques et interprétations sémantiques, (ii) de l’ordre d’interpréta-
tion des opérateurs propositionnels, et (iii) des mécanismes de dériva-
tion des interprétations observées.
Dans la section 7.3 nous commençons par détailler la décompo-
sition des phrases que nous analyserons en 7.3.1. Nous rappelons les
interprétations que nous systématisons, en les distinguant entre celles
qui correspondent à des structures à montée et celles qui correspondent
à des structures à contrôle. Nous insistons sur le fait que cette distinc-
tion n’épuise pas les possibilités a plan interprétatif, mais que plusieurs
interprétations sont possibles pour une seule structure. Nous dégageons
deux systèmes par défaut pour l’italien et le français, et présentons
aussi un système ‹intermédiaire›. Nous proposons ensuite une analyse
semi-formelle pour a pu et ha potuto en section 7.3.3 et une analyse
compositionnelle en section 7.3.4.
La section 7.4, dédiée à la théorie des modèles et à l’interprétation,
est structurée en trois parties. Nous présentons la structure des possibi-
lités sur laquelle repose notre explication dans la section 7.4.1, consi-
dérons la polysémie de a pu, verbe à montée en section 7.4.2. Ayant
proposé une règle sousspécifiée, nous montrons comment cette règle
170 Modalités et temps

peut être spécifiée de sorte à obtenir les interprétations abilitative,


d’opportunité, et épistémique. Nous revenons sur les questions clé, dis-
cutées aux chapitres 5 et 6. Nous posons aussi la question de savoir
pourquoi seule l’interprétation épistémique est possible lorsque l’éven-
tualité enchâssée sous la modalité est stative. Nous considérons l’in-
terprétation de ha potuto, verbe à contrôle en section 7.4.3. Ici, nous
revenons notamment sur la question de l’identification des événements
à travers les mondes, soulevée au chapitre 3.
En section 7.5, des considérations de type diachronique concluent
ce chapitre.
La discussion entreprise dans cette section consistera essentielle-
ment en une comparaison entre l’italien et le français. Au chapitre 8
nous considérerons en revanche l’interprétation de pouvoir au passé
composé, en la comparant à celles au présent et à l’imparfait.

7.2 Principes méthodologiques

Traitement de l’ambiguïté des modaux Dans une perspective Kratze-


rienne, notre analyse considère que pouvoir a un sens unique, consistant
en une quantification existentielle sur des mondes possibles. La ques-
tion se pose alors de savoir comment les différentes interprétations sont
dérivées.
Commençons par noter que, à la différence de Hacquard (2006) et
Condoravdi (2002), nous reconnaissons une légitimité à la distinction
entre modalités à montée et modalités à contrôle. Comme nous l’avons
conclu au chapitre précédent, a pu est une modalité à montée alors que
ha potuto peut être une modalité à contrôle.
Cependant, cette distinction syntaxique ne s’accompagne pas
d’une distinction sémantique. Plus spécifiquement, à la différence
de ce que soutiennent Brennan (1993) ou Sueur (1979), la construc-
tion à montée n’est pas dédiée aux interprétations non-racine de la
modalité.
Le cas de a pu (IV) 171

A pu est en effet un verbe à montée mais, dans cette construction


syntaxique, il a aussi bien une interprétation racine que non-racine.
Notre stratégie, pour le français, consistera alors à poser une règle
sous-spécifiée qui sera rendue spécifique (Pinkal, 19851) en contexte.
Pour l’italien, en revanche, la stratégie sera différente. Ha potuto
est syntaxiquement ambigu : il est tantôt un verbe à montée, tantôt un
verbe à contrôle. Cette distinction est corrélée au fait qu’un verbe d’état
ou d’événement est enchâssé sous la modalité. On observe en effet une
distribution complémentaire entre interprétation à montée avec enchâs-
sement de verbes d’état d’une part et interprétation à contrôle avec en-
châssement de verbes d’événement de l’autre.
Dans les deux langues, donc, l’ambiguïté des modaux est résolue
de deux manières différentes : on parlera de sous-spécification pour le
français et d’ambiguïté à proprement parler pour l’italien.

Un sens de départ Dans le système Kratzerien, toutes les interpréta-


tions des modalités sont traitées de la même manière : la modalité four-
nit une quantification existentielle, et, selon la base modale sur laquelle
opère cette quantification, les différentes interprétations surgissent.
Comme nous l’avons vu au chapitre 2, Kratzer pose l’existence de deux
bases modales distinctes, une base modale métaphysique et une base
modale épistémique.
Il a cependant été noté qu’il existe des liens diachroniques entre
les différentes interprétations des modalités. Il a notamment été obser-
vé que le sens épistémique est dérivé du sens circonstanciel (Sweet-
ser, 1999). Ce fait est vu comme la principale objection au traitement
Kratzerien des modalités (voir Portner, 2009).
Au plan méthodologique, nous reconnaissons que des considéra-
tions au plan diachronique ne doivent pas interférer avec les traitements
au plan synchronique. Il est en effet tout à fait possible, et même vrai-
semblable, que le sens épistémique ait fini par acquérir un statut sem-
blable à celui circonstanciel. L’objection de Sweetser (ibid.) ne nous
semble donc pas être fatale au traitement Kratzerien. Il est en revanche

1 Pinkal (1985) utilise le terme de ‹précisification› que nous emploierons aussi dans
cette étude.
172 Modalités et temps

possible, pour certaines combinaisons modalité / temps / aspect, que


cette codification ne soit pas définitive et soit en train d’être mise en
place. C’est ce que notre traitement prédit avec certitude pour ha potu-
to, et suggère fortement pour a pu.
Pour la modalité au passé composé spécifiquement, nous admettons
en effet que le sens circonstanciel est prioritaire, même au plan synchro-
nique, par rapport au sens épistémique, et que celui-ci est dérivé par
inférence. Dans le système que nous allons bâtir, la modalité, dans la
règle sous-spécifiée, fournit une quantification existentielle et opère en
plus sur une base modale circonstancielle.
Comme nous le suggérons ici, les mêmes conclusions ne peuvent
pas être tirées pour toutes les combinaisons modalité / monde / temps,
ni pour une même combinaison à travers toutes les langues, mêmes
voisines. Pour une même combinaison, les langues peuvent se trouver
à différents stades d’évolution. Comme nous le montrons, nous nous
trouvons face à un système qui est loin d’être stable, ce qui corrobore
l’hypothèse que les sens sont en voie de codification et que les plus ré-
cents n’ont en effet pas encore tout à fait acquis le même statut que les
plus anciens (pour une construction donnée).
Ordre linéaire et opérateurs propositionnels A la différence de
Hacquard (ibid.) et Condoravdi (ibid.) nous ne souscrivons pas,
pour le traitement de a pu et ha potuto, au mouvement. Plus
fortement encore, nous faisons l’hypothèse que l’ordre linéaire de
surface des différents opérateurs est respecté dans l’interprétation de
la phrase.
Cette hypothèse s’accompagne d’un traitement unitaire pour tous
les opérateurs temporels, aspectuels et modaux (pour la modalité à
montée). Nous les considérons tous comme étant des opérateurs pro-
positionnels prenant une proposition comme argument et donnant une
proposition comme valeur.
Du moment que tous les opérateurs sont traités de la même ma-
nière, l’hypothèse la plus simple consiste donc en ce qu’ils soient inter-
prétés dans l’ordre dans lequel ils apparaissent dans la phrase.
Pour a pu qui, comme nous l’avons conclu, est un verbe à mon-
tée, la modalité et les opérateurs temporels opèrent sur la proposition
Le cas de a pu (IV) 173

fournie par le GV. Pour ha potuto, il en va de même lorsque celui-ci


porte sur un verbe statif (i.e. a une interprétation à montée). En ce qui
concerne ha potuto, sous son interprétation à contrôle, la modalité ne
porte pas sur une proposition.
Il faut donc considérer de plus près quelle composante de la phrase
fournit la proposition sur laquelle portent les différents opérateurs.

Modalités et propositions Nous venons de mentionner le fait


que lorsque la modalité est à montée, elle porte sur la proposition
fournie par le GV enchâssé sous la modalité elle-même. Nous consi-
dérons qu’un verbe saturé de ses arguments, y compris de son sujet,
fournit une proposition. Nous admettons aussi que celle-ci est à locali-
ser dans un monde et dans un temps, et donc que son type sémantique
est < s < it >> (où s est le type pour des mondes, et i est le type pour
des temps).
Nous admettons en revanche que lorsque la modalité est à contrôle,
elle sélectionne son sujet auquel elle assigne un rôle thématique et donc
que la proposition sur laquelle opèrent le temps et l’aspect est fournie
par la modalité et ses arguments. Lorsque la modalité est à contrôle,
elle ne prend donc pas une proposition dans sa portée, mais dénote
une relation entre une propriété d’événements et un individu. Son type
sémantique sera < x < s < i < εt >>>>, où ε est le type pour les évé-
nements et x pour les individus.

Dérivation des interprétations Lorsque la modalité est ambiguë


entre interprétation à montée et interprétation à contrôle, comme dans
le cas de ha potuto et que, à ces deux différentes constructions syn-
taxiques, correspondent deux interprétations sémantiques différentes,
l’ambiguïté est facilement résolue. L’interprétation de la modalité
est unitaire (i.e. elle apporte une quantification existentielle sur des
mondes), mais du fait des différences découlant de sa catégorisation
tantôt comme opérateur propositionnel, tantôt comme verbe plein,
les différentes interprétations des phrases dans lesquelles elle est
employée sont dérivées.
Lorsque la modalité est uniquement à montée comme dans le
cas de a pu, et que, à cette construction syntaxique correspondent
174 Modalités et temps

différentes interprétations, l’ambiguïté devient à proprement parler


une sous-spécification : une règle unique est spécifiée de manières
différentes selon les contextes. Dans le cas de a pu, les mécanismes
de dérivation des différentes interprétations sont, sommairement, les
suivants.
Nous admettrons tout d’abord que, dans tous les cas, la modalité
est circonstancielle.
Nous admettrons aussi que le passé composé déplace dans le passé
un événement dans sa portée et rend un état résultant pour cet événement
(de Swart, 2007; Schaden, 2009).
La phrase avec a pu asserte donc qu’un événement a eu lieu dans
le passé, dans un monde possible w ′, et que le résultat de cet événement
persiste dans un monde w*.
Le locuteur peut choisir d’instancier w* de deux manières différentes.
Lecture abilitative avec implication d’actualité. Si w* est considéré
comme étant le monde actuel, alors l’interprétation abilitative surgit.
Un événement e (dénoté par le prédicat P ) était possible dans le passé,
et son résultat persiste dans le monde actuel dans le présent. On conclut
alors que e a eu lieu (d’où l’implication d’actualité). La question surgit
alors de savoir pourquoi le locuteur a utilisé a pu P au lieu de a P. La
réponse que nous donnerons est simple : en utilisant la modalité, le lo-
cuteur signale que la vérité de P n’était pas garantie. Il est alors possible
d’inférer que l’agent aurait pu ne pas réaliser l’action et donc a dû faire
un effort pour réaliser e.
Lecture épistémique. Sous l’interprétation épistémique, le monde
w* (i.e. le monde dans lequel le résultat de e persiste), est instancié
comme w″. Au vu des preuves qu’il a au moment de l’assertion, le lo-
cuteur ne peut pas exclure que w″ soit égal au monde actuel. Souli-
gnons que la proposition est vraie dans un monde w″. Nous admettons
donc qu’une proposition puisse être vraie dans ‹un› monde, mais pas
nécessairement dans le monde actuel.
Grâce aux preuves dont il dispose, le locuteur rétablit un lien
d’accessibilité entre w″ et le monde actuel. Ce lien est celui d’une
accessibilité épistémique. Soulignons encore que l’interprétation de la
Le cas de a pu (IV) 175

modalité est circonstantielle et que l’effet épistémique est attribué à la


phrase en vertu d’une inférence que le locuteur met en oeuvre sur la
base des preuves dont il dispose au temps de l’assertion.
Lecture abilitative sans implication d’actualité (ou lecture d’op-
portunité). Pour dériver l’interprétation que nous avons appelé d’op-
portunité, le locuteur utilise des connaissances qu’il a au moment de
l’assertion. Dans le cas du robot (’Ce robot a pu repasser les chemises
à un stade bien précis de son développement, mais il ne l’a pas fait’) il
sait par exemple que le robot n’a pas repassé les chemises. Le locuteur
sait donc que le résultat ne persiste pas dans le monde actuel. L’inter-
prétation surgit, alors que P a été possible seulement dans le passé, dans
un monde possible w′. Nous expliquerons le rôle de cette lecture au plan
diachronique et le rôle qu’elle joue dans la transformation de la moda-
lité abilitative de verbe à contrôle en verbe à montée.
La distinction entre états et événements Outre prendre en compte
la distinction syntaxique entre modalité à montée et à contrôle, notre
analyse prend en compte la distinction entre états et événements en-
châssés sous la modalité. Cette distinction est pertinente aussi bien pour
l’italien que pour le français.
Pour l’italien, comme nous l’avons mentionné, il existe une distri-
bution complémentaire entre modalité à montée et enchâssement d’un
verbe d’état sous la modalité et modalité à contrôle et enchâssement
d’un verbe d’événement sous la modalité.
En français, cette distribution est rompue et la modalité est à
montée, qu’un verbe d’état ou d’événement soit enchâssé. Avec les
verbes d’états, cependant, seule la lecture épistémique est possible.
Il s’agira alors d’en donner les raisons. Nous proposerons deux so-
lutions possibles : l’une fera appel à la relation entre événements et
résultats. Elle exploitera le fait qu’il n’existe pas de résultat séman-
tiquement lié à un état et que pour cette raison la lecture abilitative
est impossible : il n’y a pas d’état résultant qui soit réalisé dans le
monde actuel.
Avec ces principes méthodologiques guidant notre analyse, nous
présentons maintenant le système et la composition dans le détail.
176 Modalités et temps

7.3 Vers une analyse compositionnelle

7.3.1 Décompositions

Le français a pu
Tout d’abord, notre analyse ne repose pas sur le mouvement. Nous par-
tons donc des décompositions en (1-b) et (2-b) pour (1-a) et (2-a) res-
pectivement, où tous les opérateurs restent en place.

(1) a. Jean peut avoir pris le train


b. PRES(PEUT(PERF(P)))

(2) a. Jean a pu prendre le train


b. PRES(PERF(PEUT(P)))

Rappelons que a pu est, dans toutes les interprétations, un verbe à mon-


tée. En substituant ◊ pour PEUT, on aura :

(3) a. Jean a pu prendre le train (épistémique)


b. PRES(PERF(◊montee(P)))

(4) a. Jean a pu être grand (épistémique)


b. PRES(PERF(◊montee(P)))

On résumera ainsi les faits :

(5) a. Jean a pu déplacer la voiture, #mais il ne l’a pas fait


(abilitatif / + ia)
b. Le robot a même pu repasser les chemises à un stade précis de
son développement, mais il ne l’a pas fait (abilitatif/–ia)
c. Jean a pu lui parler plusieurs fois, mais il n’a jamais eu le
courage de le faire (occasion/–ia)
d. Jean a pu être grand (épistemique)
Le système par défaut du français est résumé en (6).
Le cas de a pu (IV) 177

(6) Système du français

L’italien ha potuto
Pour l’italien può / ha potuto, nous nous appuierons sur les décompo-
sitions suivantes :
(7) a. Gianni può aver preso il treno
Jean peut avoir pris le train
b. PRES(MOD(PERF(P)))
(8) a. Gianni ha potuto prendere il treno
Jean a pu prendre le train
b. PRES(MOD(PUÒ(P)))
Nous avons vu que ha potuto, suivi d’une éventualité non-stative, a par
défaut une interprétation abilitative et que, pour la plupart des cas, l’im-
plication d’actualité est obligatoire. Nous le considérerons donc uni-
quement comme un verbe à contrôle.

(9) a. Gianni ha potuto prendere il treno


Jean a pu prendre le train (abilitatif + ia)
b. PRES(PERF(◊controle(P)))
178 Modalités et temps

Lorsqu’il est suivi d’une événtualité stative, comme le français a pu, ha


potuto a une interprétation épistémique uniquement. Dans ce cas, il se
comporte comme un verbe à montée.

(10) a. Gianni ha potuto essere alto


Jean a pu être grand (épistémique)
b. PRES(PERF(◊montee(P)))

Les faits sont résumés ainsi :

(11) a. Gianni ha potuto prendere il treno, #ma non lo ha fatto


Jean a pu prendre le train #mais il ne l’a pas fait (abilitatif / + ia)
b. Gianni ha potuto essere alto
Jean a pu être grand (épistémique)

(12) Italien (système par défaut) :

Des systèmes intermédiaires


Nous nous appuierons sur les quelques cas qui admettent l’absence
d’implication d’actualité pour montrer que le système de l’italien
n’est pas complètement stable (et, comme nous le conclurons, est pro-
bablement en train d’évoluer en direction du système du français).
Rappelons (i) que l’implication d’actualité disparaît lorsque la notion
de capacité se rapproche de celle d’opportunité. Nous avons aussi
noté que (ii) dans certains cas, marginaux mais tout de même exis-
tants, la lecture épistémique de ha potuto est admise avec les prédicats
éventifs également.
Le cas de a pu (IV) 179

(13) Gianni ha potuto parlarle più volte, ma non ha mai avuto il corag-
gio di farlo (opportunité /–ia)
Jean a pu lui parler plusieurs fois, mais il n’a jamais eu le cou-
rage de le faire

(14) Ha potuto benissimo parlarle, averla conosciuta, e non averla


apprezzata (épistémique)
Il a très bien pu lui parler, l’avoir connue et ne pas l’avoir appré-
ciée

Le système qui se profile est alors le suivant.

(15) Italien (système optionnel) :

Rappelons aussi par ailleurs que, pour certains locuteurs du français,


a pu conserve encore certains traits d’un verbe à contrôle, admettant
notamment la dislocation. Celle -ci est plus facilement admise lorsque
la notion d’effort est saillante comme en (16). Dans cas, le système qui
se dégage semble correspondre à celui en (15).

(16) ? Gagner la finale avec un bras dans le plâtre, Lendl l’a pu

Nous pouvons alors considérer que le système adopté par un sous-


groupe des locuteurs du français est en quelque sorte de transition
entre celui en (12) et celui en (6). Nous nous occupons ici de ces
deux systèmes par défaut du français et de l’italien, et revenons
dans  la conclusion de ce chapitre sur des considérations de type
diachronique.
180 Modalités et temps

7.3.2 Les entrées lexicales

Le passé composé Dans la tradition de Kamp et Reyle (1993) et de


Swart (2007), nous considérons que le parfait en français opère sur une
propriété d’évenements e et introduit un état e′ comme suivant immédia-
tement e. Il établit une relation d’antériorité stricte entre e et e′ nommée
‹abut› (de Swart, ibid.). Le parfait est neutre du point de vue du temps. Il
localise un événement dans un temps t′, qui est dans le passé d’un temps
de référence t. Le passé composé du français est analysé comme compor-
tant une composante présente et ‹now› est ainsi inclus dans t. La compo-
sante présente du passé composé localise l’événement résultant dans le
présent.
Les entrées du présent et du parfait sont données en (17).
Tout comme nous le férons pour les modalités, nous devons distin-
guer cependant un parfait qui opère sur des propositions (et que nous
emploierons pour expliquer le comportement de pouvoir à montée)
(parfait 1 ci-dessous) et un parfait qui opère sur des propriétés d’évé-
nements (et que nous emploierons pour expliquer le comportement de
potere à contrôle) (parfait 2 ci-dessous).

(17) a. Vpresent B = λpλw∃t[n ⊆ t ∧ p(w, t)]


b. Vparfait 1B = λqλpλwλt∃t′[t′ ≺ t ∧ q(w, t) ∧ p(w, t′)]
c. Vparfait 2B = λwλtλP∃t′, e′, e[t′ ≺ t ∧ Q(e′)∧t ⊆ τ(e′, w)
∧P(e, w) ∧τ (e, w) ⊆ t′]
En (17-c), le parfait opère sur un événement (dont il donne la clôture
existentielle) et rend un événement résultant. Q est une description
pourvue par le contexte pour l’état résultant e′ (voir Schaden, 2009).
En (17-b), le parfait opère sur une proposition, dont il localise
le temps d’évaluation à un temps passé par rapport à un temps pré-
sent qui sera donné par la composante ‹présent›. q est la proposition
‹résultante›. Par exemple, pour une proposition comme ‹Jean prendre
le train›, vraie en t′ ≺ t, la proposition résultante sera ‹John être sur le
train› en t.
La proposition q en (17-b), se ré-écrit comme (18)
(18) λwλt∃e′(Q(e′, w) ∧ t ⊆ τ (e′, w))
Le cas de a pu (IV) 181

Pouvoir/Potere Nous distinguons deux entrées pour pouvoir / potere.


Nous considérons, en accord avec de nombreux auteurs (voir notam-
ment la discussion du chapitre 3), qu’il existe une modalité à contrôle et
une modalité à montée, et que nous avons là un premier niveau d’ambi-
guïté irréductible. Cette ambiguïté ne se situe cependant pas au plan sé-
mantique. En effet, comme les schémas en (6), (12) et (15) le montrent,
cette distinction ne correspond pas à une distinction sémantique figée.
En d’autres termes, il est impossible d’associer un ensemble d’interpré-
tations à chacune de ces constructions. Comme nous l’avons expliqué
dans la section 7.2, la question de l’ambiguïté de la modalité ne peut
pas être réduite à une distinction entre modalités à montée et modalités
à contrôle. Il s’agira d’établir pourquoi, alors que a pu est un verbe à
montée, il est compatible avec plusieurs interprétations. De même, il
faudra montrer pourquoi lorsque potere est un verbe à contrôle en ita-
lien, il donne lieu à l’interprétation abilitative.
Dans notre analyse du contrôle pour ha potuto nous suivons les ap-
proches sémantiques initiées par Jackendoff (1972), ainsi que celles de
Farkas (1988), Chierchia (1989) et Thomason (2005), qui se rejoignent
toutes sur un point. Un verbe à contrôle obligatoire dénote une relation
entre un individu et une propriété d’événements. Il ne porte pas sur
une proposition (voir aussi Hacquard (2006)). Il ne dénote pas non une
relation entre un individu et une proposition, contrairement à ce que
soutiennent Sueur (1979) et Brennan (1993).
Nous distinguons alors deux types de modalités. Nous considé-
rons qu’une proposition est vraie dans un monde w à un certain temps
t. Un modalité à montée est du type donné en (19-a), et une modalité
à contrôle de celui donné en (19-b). Dans la notation des types qui
suit, s est le type pour un monde, i pour un temps, x pour un individu,
∈ pour un événement, et t pour une valeur de vérité. Une modalité à
montée prend une proposition comme argument (i.e. une fonction de
mondes à une fonction de temps à des valeurs de vérité (s, it)); une
modalité à contrôle prend une fonction d’individus à des propriétés
d’événements (i.e. (x(s, (i, εt))))).
(19) a. Mod-montée : <s <it>>
b. Mod-controle : <x <s <i, εt>>>
182 Modalités et temps

Nous postulons ainsi deux entrées pour la modalité. Lorsque pouvoir


est un verbe à montée, il est analysé comme en (20-a) ; lorsqu’il est
un verbe à contrôle, il le sera comme en (20-b). q est en (20-a) une
variable pour des propositions ; en (20-b), u est une variable pour des
propriétés d’évenements (le rôle de x est expliqué dans le détail de la
composition). Dans les deux cas, la modalité fournit une quantification
existentielle sur des mondes possibles.

(20) a. VPouvoirB montee = λqλwλt∃w′[R(w′, w, t) ∧ q(w′, t)]


b. VPouvoirB contrôle = λuλxλwλtλe∃w′[R(w′, w, t) ∧ act(x, e)
∧ u(x, w, t, e)]

Nous empreuntons à Thomason (2005), la notation act(x,e) où act est


une relation entre un individu et un événement.
Dans les deux cas, et en ligne avec l’analyse standard, pouvoir / po-
tere apportent uniquement une quantification sur des mondes, et n’ont pas
d’interprétation temporelle à la manière de Condoravdi (voir chapitre 3)2.

Le GV Enfin, en ce qui concerne le GV, nous considérons classique-


ment qu’il dénote une propriété d’événements. Tout comme il est cou-
rant de relativiser l’interprétation du GV à un monde donné, nous la
relativisons aussi à un temps. Pour qu’on puisse assigner une valeur de
vérité à x mange il est par exemple nécessaire, non seulement de fixer la
valeur de x et des mondes dans lesquels il mange, mais aussi le temps de
l’événement (voir aussi Condoravdi, 2002 et chapitre 3 ici). Soit r une
constante pour ‹prendre le train›.

(21) V j prend le trainB λwλtλe[r(j, e, w) ∧ τ (e, w) REL t]

Le GV est donc de type (s(i(εt))).

2 Nous reviendrons sur cette question au chapitre 8 lorsque nous regarderons peut
de plus près.
Le cas de a pu (IV) 183

7.3.3 Nouvelle analyse : présentation semi-formelle

Avant d’en venir à l’analyse formelle en détail, nous en donnons ici


l’idée centrale.
Conformément aux résultats de l’analyse empirique, nous distin-
guons deux cas, celui où pouvoir et potere sont des verbes à montée, et
celui où potere est un verbe à contrôle. Comme nous l’avons déjà noté,
étant donné que pouvoir est un verbe à montée quelle que soit l’inter-
prétation (abilitative ou épistémique), nous ne pouvons pas réduire les
différences sémantiques à des distinctions syntaxiques. Pour pouvoir au
passé composé, nous obtiendrons alors une seule règle d’interprétation,
sous-spécifiée.
De plus, sans en venir à l’interprétation, pour laquelle il nous
faudra spécifier la théorie des modèles que nous adoptons, anticipons
ici que, sous toutes les interprétations, nous considérons que pouvoir
fournit une quantification sur une base modale circonstancielle. Les
analyses que nous donnons sont des formules sous-spécifiées qui sont
rendues précises contextuellement et à partir desquelles toutes les inter-
prétations peuvent être obtenues.

Pouvoir / Potere comme verbes à montée


Rappelons que pouvoir est un verbe à montée lorsqu’il se combine
avec des propriétés éventives et statives. Dans le premier cas, il a aussi
bien une interprétation abilitative (avec ou sans implication d’actualité)
qu’épistémique. Dans le deuxième cas il a uniquement une interpréta-
tion épistémique.

(22) a. Il a pu déplacer la voitureeventif (épistémique / abilitatif)


b. Il a pu être maladestatif (épistémique)
Potere est un verbe à montée lorsqu’il se combine avec les prédicats
statifs (dans ce cas, en effet, aucun des tests du contrôle n’est passé).

(23) Gianni ha potuto essere malatostatif (épistémique)


Jean a pu être malade
184 Modalités et temps

On a vu dans la section précédente que, lorsque la modalité est inter-


prétée comme un verbe à montée, elle porte sur une proposition. Le
passé composé est interprété après le modal. Il a pour effet d’établir
l’accessibilité entre les mondes w′ et w à un temps t, et de localiser la
trace temporelle de l’événement e dans sa portée, à un temps précédent
le temps de référence qui est le présent (pour le même mécanisme,
voir l’analyse de Condoravdi (2002), ici au chapitre 4). De plus il in-
troduit un état résultant e′ de e qui, lui, est localisé dans le présent. La
relation entre la trace temporelle de e et l’intervalle t′ est celle d’inclu-
sion3. L’interprétation du présent fixera la valeur de t dans le présent.
Précisons d’emblée que, dans notre analyse, rien n’assure que w* soit
le monde actuel.
L’analyse semi-formelle est la suivante (24) :

(24)

Paraphrase : il existe un événement e qui a eu lieu dans un temps passé


t′, dans un monde w′ accessible à w en t′, et il existe un état résultant de
cet événement au temps t dans un monde w*. t est fixé au présent (cf.
infra, section 7.3.4).

3 Pour les raisons qui induisent à cette conclusion, voir section suivante. Cette con-
trainte vaut aussi bien pour les prédicats d’événement que d’état.
Le cas de a pu (IV) 185

Potere comme verbe à contrôle


La description des faits nous a amenée à conclure que, à la différence
de a pu, ha potuto est un verbe à contrôle. Nous considérons d’abord le
cas par défaut : ha potuto n’a qu’une interprétation abilitative, avec une
implication d’actualité.

(25) Gianni ha potuto spostare la macchina, #ma non lo ha fatto


Jean a pu déplacer la voiture, mais il ne l’a pas fait

L’analyse semi-formelle est la suivante :

(26)

Paraphrase : Dans le monde w* il y a un événement e et son état


résultant e′. e′ est localisé en t (qui est fixé au présent). Il y a un
monde, dans lequel l’événement e est un événement P qui a eu lieu
dans le passé.
La modalité, comme nous le voyons dans le détail dans la sec-
tion suivante, est interprétée avant que l’événement dans sa portée
ne soit clos existentiellement. La portée entre la clôture existen-
tielle de l’événement et celle du monde w′ est inversée par rapport
à l’interprétation de la modalité à montée (24). Le passé composé
fournit comme auparavant un état résultant el, qui est localisé en
t. A nouveau, l’interprétation du présent fixera la valeur de t dans
le présent.
186 Modalités et temps

7.3.4 Analyse

A pu : verbe à montée
(27)

Nous considérons les différentes étapes de la dérivation, en partageant


l’arbre en deux parties et en détaillant la procédure.

(28)
Le cas de a pu (IV) 187

Lorsque pouvoir est un verbe à montée, il prend une proposition comme


argument. Celle-ci est donnée par l’infinitif enchâssé, une fois que le
sujet a été interprété et que la clôture existentielle de l’événement a eu
lieu. La proposition ainsi obtenue est en attente de la spécification d’un
monde et d’un temps d’évaluation. La localisation temporelle de l’évé-
nement est sousspécifiée, d’où l’usage de la relation REL pour indiquer
que la relation entre la trace temporelle de l’événement et l’intervalle t
reste à déterminer.

(29)

Le parfait étant interprété sur la modalité, il prend une propriété tem-


porelle (i.e. < s, < it >>) (voir Condoravdi, 2002). Il localise la re-
lation d’accessibilité entre w et w′, en t′ avec t′ précédant t. Au stade
GAsp on voit aussi que la relation temporelle entre la trace de e dans
w et t′ est fixée et qu’elle est spécifiée comme ⊆. Ce choix est le ré-
sultat d’un raisonnement à propos de la relation entre e et son état
résultant e′. Nous avons vu que l’état résultant suit strictement e.
188 Modalités et temps

Il n’y a donc pas de superposition entre les deux événements qui se


juxtaposent. Seule la relation d’inclusion ⊆ de e dans t′ garantit qu’il
n’y a pas de superposition avec son état résultant. Enfin, conformé-
ment à la théorie depuis Kamp et Reyle (1993) puis de Swart (2007),
le parfait est neutre quant au temps de référence. Il opère sur une
éventualité dont il fixe la localisation temporelle à un temps précédant
le temps de référence. La composante présente du passé composé fixe
ce temps au présent. On voit enfin que tous les opérateurs sont de type
propositionnel <s < it > >.
L’analyse résultante est alors la suivante :
(30) λw∃t ′, t, e′[now ⊆ t ∧ Q(e′, w)
∧t ⊆ Q(e′, w) ∧ t′ ≺ t ∧ ∃w′[R(w′, w, t′)∧
∃e[r(j, e, w′) ∧ τ (e, w′) ⊆ t′]]]
Paraphrase: Pour un monde donné w, il existe deux temps t′, t et un
événement e′ tels que now est inclus dans t, e′ est un événement de type
Q dans w, t′ précède t et il existe un monde w′ accessible à partir de w
en t′ et tel qu’il existe un événement r, qui a pour acteur j dont la trace
temporelle est incluse dans t′.
Ha potuto : verbe à contrôle
(31)
Le cas de a pu (IV)
189
190 Modalités et temps

(32)

Nous adoptons l’analyse sémantique de Chierchia (1989) pour les


verbes à contrôle, selon laquelle PRO fournit une variable qui est liée
par un opérateur lambda dans la sémantique (voir aussi Jackendoff
(1972) et Thomason (2005)).
On voit que pouvoir dénote une relation entre un individu et une
propriété d’événements (et non entre un individu et une proposition). Par
ailleurs, pouvoir assigne à son sujet le rôle thématique d’acteur (act(x, e)).

(33)
Le cas de a pu (IV) 191

On voit ici que le parfait opère sur des propriété d’événements, et non
pas des propositions. En particulier, il opère sur un événement (qu’il
localise dans le passé par rapport au temps de référence). Il pourvoit
aussi un événement résultant, auquel le contexte assigne la description
Q (Schaden, 2009). Le présent est ensuite interprété, et l’événement
résultant est localisé au présent.
L’analyse résultante de la phrase est la suivante :
(34) λw∃t', t, e', e[now ⊆t ∧ t' ≺ t ∧ Q(e', w) ∧ t ⊆ τ(e', w)∧
∃w'[(R(w', w, t') ∧ act(e, x) ∧ r(e, w') ∧ t (e, w') ⊆ t')]]]
Paraphrase : Pour un monde donné w, il existe un temps t′, un
temps t un événement e′ tels que now est inclus dans t, t′ précède
t, e′ a la description Q dans le monde w et t est inclus dans la trace
temporelle de e′ en w. Il existe une événement qui a eu lieu en
w, en t′ (donc dans le passé), tel qu’il existe un monde w′ qui est
accessible à partir de w au temps t′ et tel que x est l’agent de e et
que e est un événement r en w′ et la trace temporelle de e en w′ est
incluse dans t′.

7.4 Interprétation

7.4.1 La structure des possibilités

Pour l’interprétation de notre sémantique, nous adoptons la séman-


tique bi-dimensionnelle, que nous avons introduite au chapitre 2,
section 4. Etant donné les entrées lexicales adoptées dans la section
précédente, nous obtenons la configuration suivante pour le passé
composé.
192 Modalités et temps

(35)

On voit ici qu’un événement a eu lieu dans le passé à un temps t′ et qu’il


existe un état résultant qui persiste en t. Nous n’avons volontairement
pas placé les événements sur un monde, pour des raisons qui vont être
expliquées dans la section suivante.

7.4.2 Interprétations de a pu/ha potuto, verbe à montée

Trois spécifications possibles pour w*


Nous avons vu que a pu, lorsqu’il est un verbe à montée, a trois inter-
prétations possibles en français : épistémique (36-a)-(36-b), abilitative
avec implication d’actualité (37-a) et abilitative sans implication d’ac-
tualité (37-b)(37-c). Nous répétons ici les exemples.

(36) Epistémique
a. Jean a pu prendre le traineventif
b. Jean a pu être maladestatif
(37) Abilitative
a. Jean a pu déplacer à la voiture, #mais il ne l’a pas fait
b. Le robot a même pu repasser les chemises à un stade précis de
son développement, mais il ne l’a pas fait
c. Jean a pu lui parler plusieurs fois, mais il n’a jamais eu le
courage de le faire
Le cas de a pu (IV) 193

Rappelons que ha potuto est aussi un verbe à montée lorsqu’il se com-


bine avec des propriétés statives et que, dans ce cas, il a une interpréta-
tion épistémique.
(38) Gianni ha potuto essere malatostatif
Jean a pu être malade
Rappelons également la paraphrase simplifiée pour l’interprétation à
montée (qu’on comparera pour plus de précision avec (30)).
(39) Paraphrase : il existe un événement e qui a eu lieu dans un temps
passé t′ dans un monde w′ accessible à w en t′, et il existe un état
résultant de cet événement au temps t dans un monde w*.

Nous considérons ici pour commencer les cas où a pu se combine avec


une propriété éventive.
Tout d’abord, notons que nous travaillons uniquement avec une base
modale circonstancielle. Les mondes que nous considérons sont ceux
qui branchent à partir du monde actuel et le monde actuel lui-même.
Comment sont obtenues alors les différentes interprétations de a pu ?
L’idée centrale est que l’on peut différemment spécifier le monde w*
en raisonnant à propos d’événements passés et de leurs états conséquents.
Considérons la phrase (40) sous les trois interprétations possibles.

(40) Jean a pu prendre le train

Le locuteur / interlocuteur a trois choix possibles. Nous les présentons,


et commentons notre proposition plus longuement ci-dessous.

1. Interprétation abilitative avec implication d’actualité. w* = wa. Le


résultat de ‹prendre le train› persiste dans le monde actuel. w* est donc
spécifié comme wa (où wa est pour ‹monde actuel‹). Or, si le résultat
d’avoir pris le train persiste dans le monde actuel, Jean a pris le train
dans le monde actuel. On obtient ainsi l’interprétation abilitative. On
n’a cependant pas une ‹implication d’actualité›. La connaissance que
le résultat de l’action persiste dans le monde actuel est donnée comme
connue du locuteur. Dans le contexte, elle doit être au moins une
question en discussion pour l’interlocuteur. La lecture abilitative, nous
194 Modalités et temps

expliquons dans la section qui suit, est tout d’abord une interprétation
contrefactuelle. x a fait l’action, mais il aurait pu ne pas la faire.

2. Interprétation épistémique. w* = w″. Le résultat d’avoir pris le train


persiste dans une monde w″. w* est donc spécifié comme w″. Or, si le
résultat persiste dans un monde w″, le locuteur / interlocuteur ne peut
pas conclure qu’il persiste en wa. Il raisonne donc ainsi : la proposi-
tion est vraie dans un monde w″. Puisque la modalité est utilisée, je ne
peux ni conclure que la proposition est vraie en wa (puisque le locuteur
n’aurait pas utilisé la forme modale), ni qu’elle n’est pas vraie dans le
monde actuel (pour la même raison). Donc, je ne sais pas si w″ est égal
à wa, i.e. si Jean a bien pris le train dans wa. Cependant, la phrase est
informative. Elle l’est car sur la base des preuves disponibles au temps
de l’assertion, le locuteur signale qu’il ne peut pas exclure que w″ = wa.
3. Interprétation abilitative sans implication d’actualité. w* ≠ wa et le
locuteur sait que e′ / ∉ wa. L’information qu’il possède est qu’il n’y a
pas d’état résultant de l’action. Pour (37-b) il sait par exemple qu’il n’y
a pas de chemises repassées. Or, s’il n’y a pas d’état résultant en w* =
wa, il résulte que w′ n’est pas le monde actuel, et donc que le robot n’a
pas repassé de chemises en wa. En d’autres termes, il les a repassées
en w′, mais w′ n’est pas égal à wa. Notons que le raisonnement mis en
oeuvre dans ce cas est très semblable au raisonnement contrefactuel.
On présuppose qu’un événement (ici l’état résultant–et par conséquent
l’action qui le cause) n’a pas eu lieu dans le monde actuel, mais il aurait
pu avoir lieu dans un monde possible.

Retour sur la lecture abilitative (avec implication d’actualité)


Nous avons vu au chapitre précédent que l’attribution d’une capacité
repose sur un raisonnement de type abductif. Notre analyse séman-
tique rend compte de ce fait. Le raisonnement mis en oeuvre ici est le
suivant.
si a alors résultat b
or b
(41)
donc a
Le cas de a pu (IV) 195

En rajoutant la couche modale, on obtient :


si possibilité de a alors possibilité de résultat b de a
or b
(42)
donc a
donc possible que a
On rend compte ainsi, à partir de l’observation d’un résultat, que l’ac-
teur a la capacité de mettre en oeuvre l’action qui mène à ce résultat.
Nous n’adoptons pas la distinction entre capacités dépendantes de l’ac-
tion et capacités génériques (contra Mari et Martin, 2007). Nous consi-
dérons en revanche, en suivant Kenny (1975), que les capacités sont un
principe explicatif de l’action et non vice-versa.
Une question surgit immédiatement. Si l’on sait que le résultat a été
mis en oeuvre, pourquoi ne se contente-t-on pas de constater que l’ac-
teur a accompli l’action et n’utilise-t-on pas la modalité (i.e. on utilise
a pu P au lieu de a P ) ?
On peut émettre une première hypothèse en s’appuyant sur la
théorie courante selon laquelle le modal signale un accès indirect
à l’événement (e.g. von Fintel and Gillies, 2007). Le locuteur sait
que l’état conséquent persiste dans le monde actuel et calcule ainsi
que l’événement causant a eu lieu dans le monde actuel. Cependant,
puisqu’il n’a pas un accès direct à l’événement causant, il le place
sous la modalité.
Une objection surgit immédiatement. Il est tout à fait possible d’as-
serter Jean a pu déplacer la table même si on a vu Jean déplacer la table.
De plus, selon ce critère d’accès indirect à l’action, je ne peux
pas non plus asserter ‹Jean a déplacé la table› jusqu’au moment
où Jean a terminé de déplacer la table (en raison par exemple de la
non-homogénéité des actions. Lorsque Jean a déplacé un pied de la
table seulement on ne peut pas conclure que Jean a déplacé la table).
Donc ‹Jean a déplacé la table› tout court signale déjà un accès indi-
rect à l’action. Quelle serait alors la différence entre Jean a pu dé-
placer la table et Jean a déplacé la table ? Tout accès à toute action
est, selon ce critère d’évidentialité, indirect. Pourquoi alors utiliser
la modalité ?
196 Modalités et temps

Notons que, pour l’instant, la modalité que nous avons employé,


dans un cadre du temps branchant, est uniquement circonstantielle.
D’où vient l’interprétation abilitative ?
Voici notre explication. A pu avec un sens abilitatif repose sur un rai-
sonnement contrefactuel. Le locuteur sait que b, donc sait que a est vrai
dans le monde actuel. Il asserte cependant possible que a, car il entend si-
gnaler que a aurait pu ne pas être possible. Au moment où le monde actuel
allait devenir le monde actuel, il aurait aussi pu être un ‹non-a› monde.
Comme Belnap (1992) l’explique, le raisonnement contrefactuel
est au coeur de la notion de capacité : une personne accomplit une ac-
tion, mais, toutes choses étant égales par ailleurs, il aurait pu aussi ne
pas l’accomplir.
En plaçant l’action dans un monde w′, le locuteur signale que le
déplacement de la table aurait pu ne pas avoir lieu dans le monde actuel.
Ce faisant, il déclenche une inférence selon laquelle l’action mise en
oeuvre n’était pas escomptée parce que difficile, et requérant un effort.
Les ingrédients de la notion de capacité sont ainsi en place.

Lecture épistémique : commentaire


Notre analyse dérive le sens épistémique comme une inférence. Le
sens épistémique surgit chez Kratzer car nous avons une quantification
sur des alternatives épistémiques (i.e. des mondes qui sont compatibles
avec les faits connus dans le monde actuel). La préjacente est vraie
dans ces alternatives. Dans notre analyse, la préjacente est vraie dans
des alternatives tels que les fait connus dans le monde actuel sont vrais,
tout comme chez Kratzer. Mais cela, nous soutenons, ne suffit pas à
rendre l’effet épistémique. L’effet épistémique se crée par le fait que le
locuteur ne peut pas conclure, au vu des preuves dont ils dispose, que
le monde actuel est l’une des alternatives dans lesquelles la préjacente
est vraie.
Précisons cette idée pour l’interprétation épistémique de a pu. L’ana-
lyse statue que dans un monde w″ il existe le résultat e′ d’un événement
e qui a eu lieu dans un monde w′. Qu’est-ce que ce monde w″ ? Il peut
bien s’agir de w′ ou de wa. λw* n’est pas nécessairement à instancier
comme le monde wa. La sémantique exprime en effet que l’événement
Le cas de a pu (IV) 197

e a eu lieu dans un monde accessible. Rien ne force à ce que le résultat ait


lieu dans le monde actuel (notons que si le monde dans lequel e a eu lieu
était le monde actuel, w* serait nécessairement aussi le monde actuel).
A ce stade, le locuteur interprète que le résultat d’un événement e dans
un monde accessible w′, a lieu dans un monde w″.
Il s’en suit que le locuteur ne peut pas conclure que w″ (le monde
dans lequel persiste le résultat de l’événement e) est bien le monde
actuel.
En d’autres termes (et pour reprendre ceux de Condoravdi (2002),
voir chapitre 3), le locuteur signale que nous pouvons bien nous trouver
dans un monde où le résultat de l’événement de Jean d’avoir pris le
train, persiste, mais que cela n’est pas certain.
Il est bien évident qu’il est toujours possible d’asserter que quelque
chose a pu avoir lieu, et avec l’analyse que nous venons de donner nous
garantissons que la phrase est vraie. Il est toujours épistémiquement et
circonstanciellement possible que quelque chose ait pu se passer dans
le passé dans un monde qui ne coïncide pas forcément avec le monde
actuel.
Il faut donc expliquer pourquoi la phrase est ici informative, et ce
qui rend légitime l’inférence épistémique.
D’après la Maxime de Qualité de Grice (1975), en effet, le locuteur
doit seulement dire ce qu’il croit être vrai et pour lequel il a suffisam-
ment de preuves. Or, cela est précisément ce qui se passe ici. Nous
savons que, lorsque le passé composé est utilisé, les preuves sont dispo-
nibles dans le présent, i.e. au temps de l’assertion. Lorsqu’il asserte la
phrase en a pu, le locuteur ne peut pas exclure que w″ = wa sur la base
des preuves dont il dispose. C’est donc bien l’existence des preuves
dans le présent qui rend licite l’inférence épistémique, et donc l’inter-
prétation épistémique de la phrase.
Qu’est-ce que l’inférence épistémique ? L’inférence épistémique
est un calcul visant à déterminer si le monde actuel est un monde dans
lequel la préjacente est vraie, et qui est telle que le locuteur ne peut pas
déterminer si cela est le cas.
Soulignons que la modalité, elle, reste une modalité de type cir-
constanciel, dont l’évaluation a lieu dans le passé.
198 Modalités et temps

L’analyse que nous proposons peut être résumée ainsi : «il existe
un monde dans lequel, dans le passé, Jean a pris le train, et un monde
dans lequel le résultat d’avoir pris le train persiste. Sur la base des
preuves que j’ai maintenant, je ne peux pas exclure que ce monde soit
le monde actuel».

Pourquoi les statifs n’admettent-ils que l’épistémique ?


La question de la corrélation entre propriétés statives et interprétation épis-
témique a été soulevée par Condoravdi (2002). La réponse apportée par
l’auteur était que les éventualités statives ferment les alternatives métaphy-
siques : seule la lecture épistémique est à même de satisfaire la condition
de diversité imposée par la modalité. En amont de l’idée que les propriétés
statives ferment les alternatives épistémiques, il y a celle qu’éventualités
statives et éventives établissent différemment leur relation relativement à
une trace temporelle donnée. Celle-ci est une relation d’inclusion lorsque
la propriété est éventive, et de superposition lorsque la propriété est stative.
Condoravdi (ibid.) conclut ainsi que les propriétés statives s’étalent sur
une période qui inclut un temps t, mais ne sont pas bornées par t.
En français, le passé composé introduit un état résultant et fixe la
localisation de l’éventualité e dans sa portée, dans un temps passé. Que
l’éventualité soit stative ou éventive n’a pas d’importance : puisque la
relation entre une éventualité et son résultat est celle de stricte antério-
rité, la relation entre l’éventualité e et le temps passé t′ est nécessaire-
ment, dans les deux cas, celle d’inclusion. Comme de Swart (2007) le
montre, le passé composé a la capacité de ‹borner› les états.
Mais alors pourquoi la lecture épistémique est-elle associée aux
éventualités statives ?
Nous pouvons apporter une première réponse qui fait appel à la
relation entre des états bornés et leurs résultats.
Notons d’abord que le ‹résultat› pour une éventualité stative ne
consiste qu’en la fin de l’éventualité (voir de Swart, 2007). Il n’y a
donc pas de résultat causalement lié à l’éventualité bornée par le parfait
que l’on puisse observer de sorte à fixer w* = wa. Par exemple, il n’y
a pas d’état résultant de l’éventualité de avoir été malade, ou avoir été
rouge. Il peut y avoir des ‹signes› de la maladie, mais, du point de vue
Le cas de a pu (IV) 199

sémantique, il n’y a pas d’état résultant à proprement parler, si ce n’est


que l’on n’est plus malade / qu’on n’est plus rouge … On fera alors l’hy-
pothèse qu’en l’absence d’un état résultant à proprement parler, il est
impossible de le fixer en wa. En d’autres termes, il n’y a pas de constat
possible de l’occurrence d’un état qui s’est achevé dans le passé4.
En revanche, les ‹conséquences› qui suivent un état, peuvent ser-
vir de ‹preuves›. Ces preuves déclenchent l’inférence épistémique. Le
monde où l’état s’est achevé est ainsi fixé comme w″ et, à nouveau, l’infé-
rence épistémique surgit car, en vue des preuves dont dispose le locuteur,
il ne peut pas exclure que w″ = wa. La phrase devient ainsi informative.
Il est cependant tentant de dépasser une explication de ce type,
et de rechercher une relation plus profonde entre propriétés statives et
propositions. Le cas de ha potuto nous amène en effet à reconsidérer
cette question, qui ne semble pas tout à fait établie dans la littérature.
Nous avons observé en effet qu’il existe une corrélation entre inter-
prétation à contrôle et enchâssement d’éventualités non-statives d’une
part et interprétation à montée et enchâssement de propriétés statives
de l’autre. Lorsque le verbe est à montée, nous avons soutenu que la
modalité porte sur une proposition. Il est donc tentant d’établir une cor-
respondance entre états et propositions.
Cette question n’est pas nouvelle dans la littérature. Asher (1993),
y répond par la négative : les états ne sont pas des propositions.
« … a state is always a state of some object … another consideration is that some
state description may not apply to an object at all. Even though it may be true that
I am not a prime number, there is in natural language metaphysics no state picked
out by the phrase ‹not being a prime number›. So the truth of a proposition at a
world does not entail the existence of a state at that world. Even more clearly, the
existence of a proposition at a world … does not entail the existence of a corre-
lated state at that world …»

« … un état est toujours un état d’un objet … une autre considération est que la
description d’un état peut ne pas s’appliquer à un objet. Même s’il est vrai que je

4 Corblin c.p. note que cette conclusion est corroborée par l’usage de ‹mais›. En
admettant que ‹mais› enchaîne sur une implicature associée à la phrase principale,
on peut montrer que l’état est donné comme borné: Marie a pu être blonde, mais
elle ne l’est plus.
200 Modalités et temps

ne suis pas un nombre premier, il n’y a pas dans la métaphysique du langage un


état choisi par l’expression ‹ne pas être un nombre premier›. Ainsi, la vérité d’une
préposition dans un monde n’implique pas l’existence d’un état dans ce monde là.
Plus clairement, l’existence d’une proposition dans un monde . . . n’implique pas
l’existence d’un état qui lui soit corrélé dans ce monde-là …»

Cependant, les recherches récentes sur les états, et notamment les ré-
sultats obtenus par Maienborn (e.g. 2001,2004,2007) ont réduit la dis-
tance qui existe entre les deux. Maienborn explique que certains états
(ce qu’elle appelle les ‹statives›, comme par exemple connaître ) sont à
considérer comme des ‹Kimian states›. Un ‹Kimian state› (d’après Kim,
1976) est un objet abstrait qui exemplifie une propriété P pour un porteur
x de cette propriété x dans un temps t. Les ‹Kimian states› ne sont pas
localisés dans l’espace, mais ils peuvent être localisés dans le temps. Il
ne peuvent pas être observés et sont seulement accessibles à la cognition.
La spécificité des ‹Kimian states› est celle de ne pas pouvoir être
modifiés par un adverbe de manière.

(43) ? ? Il connaît passionnément ce livre

On a répliqué (Parsons, 2000, Jäger, 2001), que la description de


Maienborn n’est pas correcte, et qu’en réalité les états peuvent être
modifiés par des adverbes, ce qui induirait à penser qu’il s’agit bien
d’objets concrets à l’instar des événements et non pas d’objets abstraits,
comme (44) le montre.

(44) John was a Catholic with great passion in his youth (Jäger,
2001 : 101)
Jean était un catholique avec grande passion dans sa jeunesse
A l’objection de Parsons, Maienborn a répondu que la modifica-
tion adverbiale n’est possible que s’il y a une coercion d’un état à un
événement. Pour (44) on comprend par exemple que John exerçait sa foi
de catholique avec grande passion dans sa jeunesse.
Une classification comme celle de Maienborn (ibid.) induirait alors
à distinguer les objets abstraits des objets concrets. Comme l’explique
Asher (ibid.), les objets abstraits sont une construction qui sert à la
compréhension du langage naturel mais qui n’existe pas en dehors de la
Le cas de a pu (IV) 201

pensée. Les objets concrets sont en revanche des particuliers localisés


non seulement dans le temps mais aussi dans l’espace.
Dans cette perspective, les statifs sont ainsi à classer avec les
faits et les propositions. On fera alors l’hypothèse que, bien que les
statifs et les propositions ne soient pas le même objet, ils sont le
même type d’objet. Voici une piste de recherche à approfondir et
étayer : que sont exactement les statifs ? Quelle est leur relation avec
les faits (voir à ce sujet Jayez et Godard, 1999) et les propositions ?
Ces questions restent ouvertes et le débat est en cours (voir aussi
Moltmann, 2010; Copley, 2006).
Il nous semble que de nouveaux éléments de réponse peuvent être
obtenus si l’on considère la distinction d’un point de vue opérationnel.
Au lieu de considérer les unités et les contextes qui permettent de dépar-
tager les objets ‹abstraits› et ‹concrets› (e.g. les adverbes de manière),
on considérera ces objets-mêmes comme pouvant départager d’autres
unités entre elles (comme par exemple les modalités), afin d’établir si
cette distinction joue un rôle effectif en langue.
Nous proposons ainsi de tester l’hypothèse suivante : les états et les
événements sont des ‹containers› (Vendler (1967)) pour départager les
emplois non-racine et les emplois racine des modalités5. L’explication de
cette corrélation permettrait d’une part de mieux comprendre la distinc-
tion entre événements et statifs et d’autre part de mieux saisir la ressem-
blance entre statifs et propositions. Elle nous permettrait de plus d’établir
une nouvelle typologie des modalités au plan synchronique et de mieux
comprendre leur évolution au plan diachronique (voir section 7.5).

7.4.3 Interprétation de ha potuto, verbe à contrôle

A la différence de a pu, ha potuto est un verbe à contrôle.

(45) Gianni ha potuto spostare la macchina, #ma non lo ha fatto


Jean a pu déplacer la voiture, mais il ne l’a pas fait

5 La notion de ‹container› est à comprendre dans le cadre d’une analyse basée sur
les distributions. Un ‹container› est un contexte permettant de départager des uni-
tés appartenant à des catégories distinctes.
202 Modalités et temps

Nous lui avons associé l’analyse (non-formelle) suivante: dans le monde


w* il y a un événement e et son état résultant e′. Il y a un monde, dans
lequel l’événement e est un événement P qui a eu lieu dans le passé.
Il suit immédiatement que, comme l’événement e lui même, et pas
seulement le résultat, est localisé en w*, on obtient l’implication d’ac-
tualité si l’on identifie w* à wa.
Ceci sera le choix par défaut. A la différence de l’interprétation à
montée, l’éventualité e n’est pas localisée dans un monde accessible w′.
Il n’y a donc pas de raisons de vouloir la situer, ainsi que son résultat,
ailleurs que dans le monde actuel. En d’autres termes, si l’éventualité
est localisée en w′, alors deux possibilités se rendent disponibles : que
le résultat se situe en wa ou ailleurs qu’en wa. Si, cependant, l’éventualité
n’est pas donnée comme localisée dans un monde accessible w′ (comme
c’est le cas en (31) contrairement à (27)), on n’a pas de raison de la
placer ailleurs qu’en wa.
Une fois fixé w* comme wa, l’implication d’actualité surgit.
Nous revenons maintenant à la question de l’identification des évé-
nements à travers les mondes. Cette question se pose car, d’après notre
analyse, l’événement e est localisé en wa, mais sa description est localisée
en w′. Nous avons vu qu’il en allait de même pour Hacquard (2006). L’au-
teur émettait ainsi le principe d’identification de l’événement à travers
les mondes. Rappelons que ce dernier repose sur l’hypothèse par défaut
qu’un événement (ou un individu) reste le même à travers les mondes.

(46) Principe de préservation de la description de l’événement (rappel).


Pour tous mondes w1, w2, si e1 a lieu en w1 et en w2 et si e1 est décrit
comme P en w1, alors il est décrit comme P en w2 également.

Nous avons considéré deux contre-exemples à ce principe, et notam-


ment le cas des contrefactuels (voir chapitre 3).
Ce principe n’est pas à l’oeuvre tel quel dans notre analyse.
Nous nous devons cependant de noter que notre analyse partage
des ressemblances importantes avec celle de Hacquard (notamment le
point clé faisant ainsi que la clôture existentielle de l’événement se fasse
en dehors de la portée du modal), que nous croyons intéressante lors-
qu’il s’agit de la modalité à contrôle (notons cependant que Hacquard
Le cas de a pu (IV) 203

n’admet pas la distinction entre modalités à montée et à contrôle; l’ana-


lyse de Hacquard est donc pour nous intéressante pour l’italien et non
pas pour le français). A la différence de Hacquard (ibid.), nous avons
considéré le passé composé comme fournissant un état résultant pré-
sent (e′), d’un événement passé e. Cet état résultant est décrit (contex-
tuellement) comme Q. Cette description fonctionne comme pierre de
touche pour s’assurer que la description de e en w′ comme r est bien
celle qui correspond à la description Q de son état résultant e′ en wa. Si
la description donnée en w′ correspond bien à celle qui a induit à décrire
l’état résultant de e en wa comme Q, alors le e en wa et le e qui est décrit
comme r en w′ sont bien le même événement.
Rappelons enfin, avant de conclure sur l’interprétation de ha potuto en
tant que verbe à contrôle, que, comme l’analyse formelle le montre en dé-
tail, le sujet reçoit son rôle thématique de la modalité, et il est bel et bien le
sujet de celle-ci et non pas de l’infinitif enchâssé. La modalité, pour sa part,
apporte une quantification existentielle et, comme pour l’interprétation de
a pu verbe à montée, la base modale est de type circonstanciel.
A la question de savoir pourquoi la description de l’événement
à été reléguée dans un monde possible, nous apportons la même
réponse que celle fournie pour l’interprétation à montée. En ouvrant
l’espace des possibilités, le locuteur déclenche un raisonnement de type
contrefactuel (voir, plus un développement de cette idée, Mari, 2014) :
l’action a eu lieu en w, mais elle aurait pu ne pas avoir lieu en w, mais
dans un autre monde w′.
En plaçant l’action dans un monde w′, le locuteur signale que le
déplacement de la table aurait pu ne pas avoir lieu dans le monde actuel.
Ce faisant, il déclenche une inférence selon laquelle l’action mise en
oeuvre n’était pas escomptée parce que difficile, et requérant un effort.

7.5 Conclusions : un système en mouvement

Le résultat achevé dans ce chapitre a été de dériver la multiplicité des


interprétations de a pu et ha potuto en faisant d’abord appel à la dis-
tinction syntaxique entre verbes à montée et verbes à contrôle. Nous
204 Modalités et temps

avons cependant souligné que cette distinction n’est pas responsable de


l’ambiguïté de a pu qui, sous toutes les interprétations, est un verbe à
montée.
Nous avons ainsi procédé à une analyse qui, à la différence de celles
que nous avons considérées au chapitre 3, laisse toutes les têtes in situ
et ne postule pas de mouvement. Nous avons montré la dérivation des
interprétations abilitatives et épistémique d’une phrase comme Jean a
pu soulever la table, en considérant la structure temporo-modale des
possibilités, à savoir la relation entre un événement et son résultat.
Nous nous sommes concentrée sur les cas où l’éventualité enchâs-
sée est éventive, car dans ce cas la modalité est ambiguë. Nous avons
admis que, pour tous les cas, la base modale choisie est circonstancielle.
Les différentes interprétations de pouvoir à montée sont obtenues en
spécifiant de différentes manières le monde dans lequel persiste le ré-
sultat e′ d’une éventualité passée e dans un monde w′.
Dans le cas de l’interprétation abilitative (avec implication d’actua-
lité) le monde dans lequel le résultat persiste est identifié comme étant le
monde actuel. Pour l’interprétation abilitative sans implication d’actua-
lité, nous avons montré qu’il s’agit d’une lecture de type contrefactuelle,
pour laquelle le locuteur sait que le résultat de e′ ne persiste pas en wa.
L’interprétation abilitative (avec implication d’actualité obliga-
toire) de potere à contrôle est en revanche obtenue en plaçant l’évé-
nement dans le monde actuel (elle est d’ailleurs la seule lecture pour
potere en tant que verbe à contrôle).
Nous avons émis l’hypothèse que, aussi bien pour les verbes à
montée qu’à contrôle, la description de l’événement passé (et l’événe-
ment même pour la modalité abilitative) est reléguée dans un monde
w′. Ceci déclenche une interprétation contrefactuelle et une inférence
d’effort est obtenue.
Quant à l’interprétation épistémique de pouvoir à montée, nous avons
montré qu’elle est dérivée par inférence, à partir de la même base modale
circonstancielle. Le monde w* est instancié comme w″ et, sur la base des
preuves dont il dispose, le locuteur ne peut pas exclure que w″ = wa.
Puisque la base modale est dans tous les cas circonstancielle,
notre analyse rend compte du fait que l’interprétation épistémique est
Le cas de a pu (IV) 205

secondaire par rapport aux interprétations circonstancielles, comme


souvent noté (e.g. Sweetser, 1990). Le cas de a pu corrobore ainsi
l’hypothèse de l’émergence de l’interprétation épistémique à partir de
l’interprétation circonstancielle.
Au plan diachronique, on peut même émettre l’hypothèse que
a pu a été un verbe à contrôle (comme en italien), et qu’il est par la suite
devenu un verbe à montée (voir infra).
Les étapes de l’évolution seraient ainsi les suivantes. Lorsque la
modalité est à contrôle, seule la lecture abilitative est disponible. La
base modale est circonstancielle. Le passage à verbe à montée a deux
effets : la disparition de l’implication d’actualité obligatoire pour la
lecture abilitative et l’émergence d’une interprétation épistémique.
Celle-ci est dépendante de l’interprétation circonstancielle avant d’être
codée dans l’entrée lexicale, une fois le système stabilisé.
Pour illustrer davantage ce propos, nous revenons au système inter-
médiaire présenté en (15).
Le système en (15) nous induit à émettre l’hypothèse que l’italien
est en train d’évoluer vers une configuration où ha potuto est un verbe
à montée.
Pour le montrer, rappelons que, parmi les interprétations abilita-
tives, on distingue celles dites plutôt d’‹opportunité› (47-a) et celles à
proprement parler de capacité (47-b). La spécificité des lectures dites
d’‹opportunité› consiste en ceci que l’implication d’actualité n’est
pas obligatoire. Certains locuteurs de l’italien acceptent parfaitement
(47-a), alors qu’ils n’effacent pas celle en (47-b).

(47) a. Ha potuto parlarle più volte, ma non ha mai avuto il coraggio


Il a pu lui parler plusieurs fois, mais il n’en a jamais eu le courage
b. Lendl ha potuto vincere la finale con un braccio ingessato,
#ma non lo ha fatto
Lendl a pu gagner la finale avec un bras dans le plâtre, mais il
ne l’a pas fait

Ces lectures vont de pair avec l’observation que la dislocation et la re-


prise par un pronom est plus difficile en (48-a) qu’en (48-b).
206 Modalités et temps

(48) a. ? ? Parlarle, lo ha potuto più volte, ma non ha mai avuto il


coraggio
b. Vincere la finale con un braccio ingessato, Lendl lo ha potuto

Sous la lecture à proprement parler abilitative, la modalité est un verbe


à contrôle, alors que sous la lecture ‹opportunité› elle se comporte da-
vantage comme un verbe à montée.
Nous avons vu aussi que, parallèlement, certains locuteurs de l’ita-
lien (et pour la plupart ceux qui acceptent l’absence d’implication d’ac-
tualité pour les lectures circonstancielles), acceptent l’interprétation
épistémique pour ha potuto, même lorsqu’il est suivi d’une éventualité
non-stative comme en (49).

(49) Ha potuto benissimo volerle parlare, che cosa ne puoi sapere ?


Il a très bien pu vouloir lui parler, qu’est-ce que tu en sais ?

Comme on l’a vu au chapitre 3, la lecture épistémique surgit lorsque


la modalité est un verbe à montée. Ceci corrobore l’hypothèse que la
transformation de verbe à contrôle en verbe à montée est responsable
de la disparition de l’implication d’actualité ainsi que de l’émergence
de l’interprétation épistémique.
L’hypothèse que celle-ci ne soit pas codée, mais qu’elle soit déri-
vée par inférence est donc plus que plausible, dans un système où les
lectures sont en voie de codification, mais ne semblent pas tout à fait
stabilisées.
En français, le système n’est pas complètement stable non plus, et
il est encore plausible de soutenir que la lecture épistémique est dérivée
par inférence sans être codée dans la base modale. Des locuteurs du
français acceptent en effet la dislocation gauche lorsqu’une notion d’ef-
fort est présente. Ceci suggère que l’interprétation à proprement parler
abilitative porte les traces d’une construction à contrôle.

(50) Devenir sénateur, il l’a pu. Il n’arrivera pas à devenir président.

En corollaire, certains locuteurs du français n’effacent pas l’implication


d’actualité comme dans l’exemple du robot. Cela montre que le statut de
verbe à contrôle n’est pas non plus entièrement dépassé en français.
Le cas de a pu (IV) 207

Pour conclure, l’évolution qui se profile est celle d’un passage de


a pu / ha potuto de verbe à contrôle à verbe à montée. Lorsque le verbe
est à contrôle, seule l’interprétation abilitative à proprement parler est
présente. Lorsque l’évolution en verbe à montée est entamée, les lec-
tures d’opportunité et épistémique apparaissent. La première des deux
exploite une base modale clairement circonstancielle. L’interprétation
épistémique, en revanche, repose sur une inférence, à partir d’une
interprétation circonstancielle. On peut prévoir que la lecture épisté-
mique sera codée dans un stade plus avancé de l’évolution, lorsque les
structures seront elles-mêmes stabilisées.
Dans le chapitre suivant nous revenons à des considérations de
type synchronique et comparons pouvoir au passé composé avec peut
et pouvait.
8. Le cas de a pu (V) : comparaison avec peut
et pouvait

8.1 Préambule

Dans ce chapitre nous comparons la combinaison pouvoir / passé com-


posé à celle de pouvoir / présent et imparfait. Nous revenons sur un
nombre de faits discutés auparavant et montrons que, l’on obtient, en
laissant les têtes en place, une analyse qui permet de dériver correcte-
ment les prédictions voulues. Nous considérons le cas de pouvoir au
présent dans la section 8.2 et de pouvoir à l’imparfait dans la section 8.3.

8.2 Comparaison avec le présent

8.2.1 Rappel des faits

Nous revenons ici à la comparaison entre les usages de pouvoir au passé


composé et au présent, et au contraste illustré en (1-a)–(1-b).

(1) a. Il a pu déplacer la table


b. Il peut avoir déplacé la table

Alors que les approches dites ‹syntaxiques› soutiennent que (1-a) et


(1-b) sont équivalentes, nous avons présenté au chapitre 6 des argu-
ments empiriques qui invalident cette hypothèse. Nous avons proposé
une analyse qui laisse les têtes en place et qui ne repose pas sur le
mouvement, à la différence des autres approches qui, pour (1-a), ‹font
monter› la modalité.
Nous revenons ici en particulier sur deux arguments empiriques. Le
premier fait que nous voulons expliquer est l’impossibilité d’employer
210 Modalités et temps

certains adverbes temporels avec le passé composé (voir discussion en


Condoravdi, 2002) :
(2) a. *Il a pu recevoir sa promotion demain et quand même changer
d’entreprise tout de suite après
b. Il peut avoir reçu sa promotion demain et quand même changer
d’entreprise tout de suite après
Le deuxième fait concerne les différences d’interprétation des deux
phrases suivantes.
(3) a. Il a pu être récompensé de la médaille Fields quand il est rentré
au CNRS
b. Il peut avoir été récompensé de la médaille Fields quand il est
rentré au CNRS
Seule (3-b) est compatible avec un scénario où la personne en question
a déjà reçu la médaille Fields au moment où elle rentre au CNRS. En
(3-a), il y a en revanche une coïncidence entre le moment de l’entrée
au CNRS et celui où la personne en question reçoit la médaille Fields.
Comme nous l’avons fait pour a pu, nous présentons d’abord l’analyse
semi-formelle, puis l’analyse formelle, et détaillons enfin les prédictions.
Les principes méthodologiques qui guident notre analyse restent
les mêmes : les opérateurs sont de type propositionnel et sont interpré-
tés dans l’ordre auquel ils apparaissent dans la phrase.

8.2.2 Analyse
Analyse semi-formelle

(4)
Le cas de a pu (V) 211

Paraphrase : Dans le présent, dans un monde possible w′ il y a un


état résultant e′ d’un événement e qui a eu lieu en w′ dans un temps
passé t′.
En d’autres termes, au temps de l’assertion il existe la possibilité
que dans le passé un événement e ait eu lieu et que son état résultant
persiste dans le présent.
A la différence de ce qui se passe lorsque la modalité est au passé
composé, l’état résultant est aussi sous la portée de la modalité. A partir
de là, les bonnes prédictions peuvent être mises en oeuvre ; mais avant
d’en venir aux faits, présentons l’analyse formelle.

Analyse formelle
L’arborescence complète est présentée en (5). Elle est reprise et com-
mentée en deux temps en (6) et (7).

(5)
212 Modalités et temps

Nous commençons par la première partie de ce calcul.

(6)

Le parfait a portée sur l’infinitif et non pas sur le modal. Il prend comme
argument la proposition fournie par le GV et rend une proposition
comme valeur. La proposition dans la portée du modal est donc ‹Jean
avoir fait / été P en t′›, avec t′ précédant un temps t de référence. Comme
toute proposition, celle-ci est en attente de la spécification d’un monde
et d’un temps pour être évaluée. Cette proposition est dans la portée du
modal, qui lui assigne un monde d’évaluation. C’est ce que montre la
deuxième partie de l’arbre.
Le cas de a pu (V) 213

(7)

La modalité prend donc une proposition comme argument. La modalité


étant au présent, le présent est analysé comme un opérateur prenant la
modalité dans sa portée. Il fixe ainsi le temps de la perspective modale :
l’événement dans la portée du parfait est dans le passé par rapport au temps
de l’évaluation de la modalité. Enfin, puisque le parfait est dans la portée
de la modalité, à la fois l’événement et son résultat sont dans la portée de
la modalité. Le temps de l’état résultant est le présent.
On obtient ainsi l’interprétation selon laquelle il est maintenant pos-
sible que, dans un temps passé, dans un monde accessible w′ un événe-
ment r a eu lieu. L’état résultant de e persiste dans w′, dans le présent.

Prédictions
L’analyse proposée rend bien compte de la différence entre l’interpréta-
tion de a pu et celle de peut.
Tout d’abord, nous pouvons prédire que l’adverbe temporel
‹demain› est compatible avec la modalité au présent, mais pas avec
celle au passé composé. Cela s’explique par le fait que la possibilité
est présentée comme ouverte par la première, mais comme fermée par
214 Modalités et temps

la deuxième. On voit en effet des analyses en (8) et (9) (pour le présent


et le passé composé respectivement) que, dans le cas de peut, w′ est
accessible durant un intervalle ouvert t (incluant demain), tandis que,
dans le cas de a pu, w′ est accessible uniquement à un temps passé t′.
Dans ce cas, la possibilité de recevoir une promotion ne persiste pas
dans le futur de t.

(8) λw∃t[demain ⊆ t∧∃w′[R(w′, w, t)∧∃t′, e′, e[t′ ≺ t∧avoir reçu une


promotion(e′, w)∧t ⊆ τ (e′, w) ∧ recevoir une promotion( j, e, w) ∧
τ (e, w) ⊆ t]]]

(9) λw∃t′, t, e′[now ⊆ t ∧ Q(e′, w) ∧ t ⊆ Q(e′, w) ∧ t′ ≺ t ∧ ∃w′[R(w′,


w, t′) ∧ ∃e[r( j, e, w′) ∧ τ (e, w′) ⊆ t′]]] (t′ précède nécessairement
‹demain›)
(10) #Il a été embauché demain
En deuxième lieu, l’analyse capture le fait que (3-b) et non pas (3-a)
puisse signifier qu’il a déjà reçu la médaille Fields lorsqu’il rentre au
CNRS. Comme l’analyse le montre, en effet, l’événement de rece-
voir la médaille Fields a eu lieu dans le passé de l’évaluation modale.
Puisque la subordonnée en ‹quand› modifie la phrase principale (voir
le Draoulec, 2003), elle est interprétée dans le présent. Il s’en suit que
la personne en question peut avoir déjà reçu la médaille Fields quand
il est rentré au CNRS. Cependant, puisque le résultat d’avoir reçu la
médaille Fields persiste dans le présent et coïncide aussi avec la pers-
pective modale, on interprète facilement (3-a) comme signifiant que la
personne en question est en possession de la médaille Fields quand elle
est rentrée au CNRS.
Pour (3-a), on obtient uniquement l’interprétation selon laquelle
la personne en question a reçu la médaille Fields au moment où
elle entre au CNRS, car la perspective modale est localisée dans le
passé en t′, et elle est concomitante avec l’événement de recevoir
la médaille Fields (dont la trace temporelle est contenue en t′ (11)).
Par conséquent, la subordonnée en ‹quand› fait coïncider l’événe-
ment de rentrée au CNRS avec celui de la possibilité de recevoir la
médaille Fields.
Le cas de a pu (V) 215

(11) λw∃t′, t, e′[now ⊆ t ∧ avoir reçu une médaille(e′, w) ∧ t ⊆ τ (e′,


w) ∧t′ ≺ t∧∃w′[R(w′, w, t′)∧∃e[recevoir une médaille( j, e, w′)∧τ
(e, w′) ⊆ t′]]]

Pour achever notre compréhension de l’interaction entre modalité et


temps, nous nous intéressons ici aux interprétations obtenues pour pou-
voir à l’imparfait, et les comparons avec pouvoir au passé composé.

8.3 Comparaison avec l’imparfait

8.3.1 Variété des lectures de pouvait

Pouvoir à l’imparfait a une grande variété de lectures. Nous en avons


rencontré un certain nombre tout au long de cette étude, et en faisons
ici l’inventaire.

1. Lectures abilitatives.
1.1. Par défaut, pouvoir avec sens abilitatif n’est pas associé,
à l’imparfait, à une implicature d’actualité.

(12) Jean pouvait soulever 100 kilos, mais il ne l’a pas fait.

1.2. L’emploi de pouvoir à l’imparfait n’est cependant pas in-


compatible avec une implication d’actualité. Dans ce cas,
l’intervalle dans lequel l’acteur exerçait la capacité est spé-
cifié par un adverbe ou par le contexte. Notons que, dans ce
cas, on ne peut ni conclure que Jean peut déplacer 100kgs
aujourd’hui, ni qu’il ne peut pas pas.

(13) (Hier) Jean pouvait soulever 100 kilos (et il le faisait)


2. Lecture contrefactuelle. Pouvoir à l’imparfait peut être utilisé avec
un emploi contrefactuel. Dans le scénario où Susan sait que Walt
est coincé dans le trafic, elle peut asserter (14).
216 Modalités et temps

(14) ll pouvait prendre le train

Dans ce cas, la proposition enchâssée sous la modalité est éventive.


3. Lectures épistémiques. Il existe deux types de lectures épistémiques.
L’une avec perspective modale1 présente ; l’autre avec perspective
modale passée. Dans les deux cas la proposition enchâssée sous la
modalité est stative.
3.1. Perspective modale présente. Soit le scénario suivant. Le locu-
teur est dans un musée devant le lit de Louis XIV. Il asserte (15).

(15) Le roi pouvait être petit !

3.2 Perspective modale passée. Soit le scénario suivant. Le


Président des Etats Unis a été kidnappé. Jack Bauer appelle
le vice président, contrairement à ce qu’il devrait faire. Or
le Président a été relâché et il est vivant. Bauer s’explique
de son acte devant ses collègues (adapté de Homer, 2009).

(16) Le président pouvait être mort !

Notons qu’il existe une distribution complémentaire entre lecture


contre-factuelle et enchâssement d’une proposition éventive d’une part,
et lectures épistémiques et enchâssement d’une proposition stative de
l’autre. La lecture épistémique est difficile avec une éventualité éventive.

(17) Il pouvait être en train de prendre le métro ( ?? épistémique)

Notons cependant que l’interprétation épistémique (avec évaluation


passée de la modalité) est compatible avec des états transitoires. Soit le
scénario suivant. Jean explique à Pierre pourquoi il était caché derrière
un buisson.

(18) Il pouvait y avoir un tigre dans les parages !

Dans ce cas, la lecture circonstancielle est aussi saillante : au moment


de la conjecture, au vu des circonstances il était possible qu’un tigre

1 Pour la terminologie, voir chapitre 4, section 4.1.


Le cas de a pu (V) 217

soit dans les parages. Il s’agira pour nous d’éclaircir la relation entre les
deux interprétations disponibles.
Le tableau qui suit récapitule les distributions des lectures épisté-
miques et contrefactuelle.

(19)

type du GV perspective interprétation numéro exemple


1 éventif présente contrefactuelle (14)
2 éventif passée ? épistémique (18)
3 statif présente épistémique (15)
4 statif passée épistémique (16)

A partir d’une règle sous-spécifiée, notre analyse expliquera ces distri-


butions entre lectures épistémiques et contrefactuelle à partir de deux
facteurs : (i) la structure des possibilités telle qu’elle est déterminée
par l’imparfait et (ii) la nature de l’éventualité. Comme nous l’avons
fait pour pouvoir au passé composé, nous raisonnerons à partir d’une
interprétation circonstancielle, de la modalité.

8.3.2 Imparfait et quantification universelle sur des intervalles

Dans la vaste littérature sur l’imparfait, un ensemble de travaux recon-


naissent que celui-ci apporte une forme de quantification universelle sur
des intervalles (e.g. Newton, 1979 ; Bonomi, 1997 ; Cipria et Roberts,
2000 ; Lenci et Bertinetto, 2000)2.
Cette quantification universelle serait notamment responsable de
ses lectures habituelles, par exemple, et plus généralement de sa lecture
générique. On reconnaît en effet unanimement que l’imparfait d’un pré-
dicat épisodique génère une lecture habituelle.

2 Le débat actuel sur l’imparfait se concentre plus particulièrement sur la question


de savoir sur quels types d’intervalles l’imparfait quantifie, mais nous ne discu-
tons pas ici cette question, qui nous amènerait trop loin de notre but.
218 Modalités et temps

(20) Jean jouait au golf

Cette spécificité de l’imparfait d’apporter une quantification universelle /


générique sur des intervalles / temps a été retenue par Bhatt (1999)
et Hacquard (2006) pour expliquer pourquoi l’implication d’actualité
disparaît avec pouvait. L’argumentation est la suivante : pouvoir abilita-
tif est associé à une lecture avec implication d’actualité par défaut, et le
morphème IMPF (ou GEN) est responsable de son effacement.
Nous avons vu que, si tel était le cas, cette implication d’actuali-
té devrait également disparaître avec des verbes implicatifs, ce qui est
contraire aux observations. Le prédicat réussir, à l’imparfait, garde son
implication d’actualité (21).

(21) Il réussissait à déplacer la table, #mais il ne le faisait pas

Dans notre analyse, nous avons en revanche soutenu que pouvoir n’est
pas associé à une implication d’actualité, sous aucune de ses lectures.
Lorsque pouvoir est au passé composé, l’implicature est dérivée par un
calcul précis prenant en compte la relation entre des événements, leurs
résultats et les mondes dans lesquels ces résultats sont localisés. Dans
notre cadre, la quantification universelle associée à l’imparfait n’est pas
responsable en premier lieu de l’absence d’implication d’actualité avec
l’imparfait. Dans l’analyse qui suit, nous montrons les mécanismes de
l’interprétation abilitative associée à l’imparfait, et dérivons autrement
l’absence d’implication d’actualité. Nous revenons également sur des
cas négligés par les théories actuelles, où cette implication semble exis-
ter même pour l’imparfait, comme (22) l’illustre. Nous soutenons que
l’effet est d’origine pragmatique et non sémantique.

(22) Hier il pouvait porter 100 kilos d’une main, aujourd’hui il est trop
fatigué

Nous en venons ainsi à nos analyses informelles et formelles de pouvoir


à l’imparfait3.

3 Comme pour le passé composé, certains auteurs ont soutenu que l’imparfait
contient une composante modale (e.g. Ippolito, 2004). Nous le considérons clas-
siquement ici comme un opérateur aspectuo-temporel plutôt que modal.
Le cas de a pu (V) 219

8.3.3 Analyse semi-formelle

Eléments d’analyse
Notons tout d’abord que pouvait se comporte comme un verbe à mon-
tée, d’après les tests de Wumbrandt (1999) : il peut être employé dans
des impersonnelles, et l’infinitif peut être mis à la forme passive.

(23) a. Il pouvait y avoir une fête pour autant qu’il n’y aurait pas eu
de bruit
b. La fête pouvait être organisée par la mairie, mais finalement on
n’en a rien fait

De plus, l’imparfait est jugé inacceptable avec la dislocation par la qua-


sitotalité des locuteurs interrogés4 :

(24) ? ? Jouer sous la pluie, Lendl le pouvait

Nous concluons donc que pouvait porte sur une proposition.


Dans notre analyse de l’imparfait, nous faisons aussi l’hypothèse
minimale (voir Dowty (1979), Bonomi (1997)) que celuici apporte une
quantification universelle sur tous les intervalles inclus dans un inter-
valle de référence t.
Enfin, en laissant les têtes en place, comme pour le passé compo-
sé, nous admettons que l’imparfait modifie la perspective et non pas
l’orientation modale. En d’autres termes, il ne situe pas en premier lieu
le temps de l’événement enchâssé sous la modalité, mais il détermine
le temps de la conjecture. Le choix de laisser les têtes en place n’est
pas seulement préférable d’un point de vue méthodologique, mais,
comme nous le verrons, est à même de dériver les faits observés. Il
est conforme, de plus, aux observations. En particulier, si l’imparfait
portait sur l’infinitif, on n’expliquerait pas le contraste en (25). A la
question ‹Pourquoi ne m’a-t-il pas répondu au téléphone ?›, on préfère
nettement la réponse avec un infinitif à la forme progressive ((25-a)

4 On se souviendra tout de même que le test de la reprise par un clitique n’est pas entiè-
rement probant, du fait de l’inusité de la construction, considérée comme archaïque.
220 Modalités et temps

vs. (25-b)). Cette préférence ne s’expliquerait pas si l’on admettait que


l’infinitif était à la forme imperfective.

(25) a. ? ? Il pouvait prendre un bain à ce moment-là


b. Il pouvait être en train de prendre un bain à ce moment-là

Avec Kamp et Roher (1983) et Condoravdi (2002) nous faisons l’hypo-


thèse que la relation entre l’éventualité et un temps donné t est détermi-
née par le type de l’éventualité, et qu’elle sera d’inclusion si celle-ci est
éventive et de superposition si celle-ci est stative.

Analyse
Pour les éventualités éventives nous obtenons ainsi l’analyse suivante.

(26) Etant donné un monde w*, il existe un intervalle t qui inclut now
tel que, pour tous ses sous-intervalles t′, il existe un monde acces-
sible à partir de w tel qu’il existe un événement e qui est inclus
dans t′.

La représentation obtenue est la suivante :

(27)

Pour les éventualités statives, l’analyse est la même, à ceci près que la
relation entre l’éventualité et t′ est celle de superposition. Cela induit
que l’état est étalé sur tous les intervalles d’un monde accessible.

(28) Etant donné un monde w*, il existe un intervalle t qui inclut now
tel que, pour tous ses sous intervalles t′, il existe un monde ac-
cessible à partir de w tel qu’il existe un événement e dont la trace
spatio-temporelle se superpose avec t′.
Le cas de a pu (V) 221

(29)

La relation entre la trace temporelle de l’événement et l’intervalle t′


est déterminée par la nature de l’éventualité, comme préconisé par
Kamp et Reyle (1983). Elle est celle d’inclusion si l’éventualité est
éventive et de superposition si l’éventualité est stative. L’imparfait, en
fournissant une quantification universelle sur les intervalles t′ (nous
considérons que les intervalles sont des ensembles de temps, et que,
pour tout t, t = {t}), construit la possibilité comme ‹non-bornée›. En
termes techniques, cela signifie que w′ est accessible à partir de w à
tout moment t′.

8.3.4 Retour sur les faits

Nous distinguons le cas des éventualités éventives et statives, en com-


mençant par les premières.

Pouvait + événements

Lorsque pouvait se combine avec des éventualités non-statives, on


obtient deux interprétations, abilitative et contrefactuelle. Deux para-
mètres interagissent : la répétabilité (ou non) de l’action décrite par
le prédicat enchâssé sous la modalité, et le fait que l’action soit éta-
lée sur l’intervalle de référence (par la quantification universelle) ou
qu’elle soit bornée. Nous considérons ici successivement ces deux
interprétations.

Lecture abilitative La lecture abilitative est illustrée en (30).

(30) Il pouvait soulever 100 kilos (lecture abilitative)


222 Modalités et temps

‹Pouvoir› à l’imparfait et absence d’implicature. Comme nous l’avons


admis tout au long de notre étude, l’absence d’implication d’actualité
s’inscrit dans la sémantique même de pouvoir : celui-ci n’a pas de
sens implicatif que l’on devrait effacer par l’usage de l’imparfait (e.g.
Bhatt, 1999).
En revenant sur la distinction Aristotelicienne entre capacité en
puissance et capacité en acte, rappelons, comme nous l’avons vu au
chapitre 5, que pouvoir à l’imparfait est spécialisé pour dénoter des ca-
pacités en puissance, à savoir (i) des capacités qui ne sont pas nécessai-
rement réalisées et (ii) des capacités à mettre en oeuvre une action qui
peut être répétée autant de fois que l’agent essaie de la mettre en oeuvre
(en l’absence d’empêchement). Nous sommes maintenant en mesure de
dériver cette observation.
Nous venons de voir que la première propriété découle du fait que
pouvoir n’a par défaut pas un sens implicatif.
La deuxième propriété est dérivée de la manière suivante par
notre analyse. Celle-ci prédit que, dans tous les intervalles t′, dans un
monde possible w′, l’événement e (en (30), ‹porter 100 kilos›) est réa-
lisé. En d’autres termes, à tout moment en w′, Jean soulève 100 kilos.
En substituant pouvoir à son correspondant formel w′, on obtient,
‹à tout moment dans l’intervalle de référence t, Jean peut soulever
100 kilos›. Cette caractérisation est précisément celle d’une capacité
en puissance5.
La quantification universelle sur des intervalles qui contiennent la
trace spatio-temporelle de l’action, explique donc que l’imparfait soit
spécialisé pour dénoter des capacités en puissance.
Pour conclure, notons que le monde w′ fait partie d’une base mo-
dale de type circonstanciel à ceci près, comme on l’a vu au chapitre 5,
qu’une notion d’empêchement s’ajoute. Cet ‹ajout› se fait sur la base
d’un enrichissement contextuel. La notion d’effort est restituée sur la
base des connaissances que le locuteur a des capacités de l’agent
et du type d’action qui est menée. Une phrase comme (31) a une lecture

5 Ou d’une capacité générique, voir ch. 5.


Le cas de a pu (V) 223

abilitative dans un contexte où Jean n’avait pas pu soulever un kilo au-


paravant (voir discussion au chapitre 5).
(31) Jean pouvait soulever 1 kilo
‹Pouvoir› à l’imparfait et implicature d’actualité Dire qu’à tout
moment, Jean peut soulever 100 kilos n’implique pas que Jean le
fasse ou que Jean l’ait fait. L’implicature d’actualité est indépen-
dante de l’interprétation de pouvait à l’imparfait. Cependant, ce-
lui-ci est compatible avec cette implicature. L’interprétation obtenue
sera alors (32) :

(32) (Hier) Il pouvait soulever 100 kilos et il le faisait

Nous avons vu qu’avec le passé composé, l’implicature d’actualité est


obligatoire (en l’absence d’adverbes temporels ou d’éventualités sta-
tives). Nous avons alors expliqué sur une base sémantique l’émergence
de cette implicature. En particulier, nous avons montré qu’elle surgit
lorsque le résultat d’un événement ayant eu lieu dans le passé dans un
monde w′ persiste dans le monde actuel. Nous avons montré que, si le
résultat d’un événement ayant eu lieu dans le passé dans un monde w′
est connu comme ne persistant pas dans le monde actuel, l’implicature
ne surgit pas.
Etant donné que pouvoir n’est pas un verbe implicatif, lorsqu’il est
à l’imparfait, cette implicature est par défaut absente. Elle peut parfois
surgir. Ceci s’explique à nouveau par la mise en oeuvre d’une inférence.
Voici la procédure d’interprétation.
Notons tout d’abord que l’implicature d’actualité surgit lorsque
l’on borne l’intervalle de la possibilité (ouvertement ou implicitement ;
en (32) l’intervalle temporel est donné par ‹hier›). Cette propriété est
responsable du déclenchement du raisonnement suivant, menant à l’in-
terprétation implicative de la phrase. Le locuteur / interlocuteur doit
rendre compte du fait qu’une possibilité, donnée comme non-bornée
par l’imparfait, soit bornée par un autre élément de la phrase ou du
contexte. Il raisonne alors de la manière suivante : pour borner la pos-
sibilité, il faut en avoir une raison. La raison est que l’on n’a pas de
preuves pour asserter que la capacité décrite est encore existante au
224 Modalités et temps

temps de l’assertion. Etant donné que, par défaut, les capacités ne sont
pas nécessairement exercées et que l’on ne peut donc pas les observer,
pour pouvoir la borner, il est nécessaire d’avoir observé qu’elle était
exercée. L’inférence d’actualité surgit alors, et le locuteur / interlocuteur
conclut que dans le passé, la personne en question exerçait la capaci-
té. Enfin, le fait de borner une possibilité non-bornée n’exclut pas que
l’acteur possède encore la capacité de mettre en oeuvre l’action décrite.
Verbes implicatifs à l’imparfait et implicature d’actualité
Nous avons noté qu’à l’imparfait, les verbes implicatifs restent
comme tels.
(33) Il réussissait à soulever 100 kilos
Pour ces verbes, l’implication d’actualité prend la forme d’un postulat
de sens, que l’imparfait n’efface pas. Tout ce que réussissait signifie est
que l’état de réussite s’étale sur tous les sous-intervalles d’un intervalle
de référence.
Lecture contrefactuelle Pouvoir à l’imparfait a aussi une lecture
contrefactuelle. Dans le scénario construit pour (14), nous avons vu que
Susan, sachant que Walt est bloqué dans le trafic, peut asserter :
(34) Il pouvait prendre le train ! (= (14))
Comment cette lecture contrefactuelle est-elle obtenue ? Tout d’abord,
l’événement en question (en (34), ‹prendre le train›) est connu comme
pouvant avoir lieu à un moment précis seulement. L’analyse prédit
qu’une éventualité non-stative incluse dans un intervalle t′. L’imparfait
quantifie universellement sur l’intervalle t′. Il résulte ainsi que l’éven-
tualité ‹prendre le train› est représentée dans chaque t′ dans l’intervalle
de référence. Puisque l’événement ne peut pas se répéter dans le monde
actuel, la possibilité que cet événement continue de se réaliser est donc
uniquement envisageable dans un monde qui n’est pas le monde actuel,
d’où l’interprétation contrefactuelle.
Notons que cette analyse prédit la lecture contrefacteulle sans
prendre en compte la présupposition que Walt n’a pas pris le train, ce
qui révèle son pouvoir explicatif. Elle prend en revanche en compte la
Le cas de a pu (V) 225

répétabilité de l’action. Si l’on sait que l’action ne peut être accomplie


qu’une fois, la lecture contrefactuelle surgit. Si l’action peut être répé-
tée, la modalité aura une interprétation abilitative.

Pouvait + états

Nous avons vu que, lorsque pouvait se combine avec des propriétés


statives, deux interprétations sont possibles : une lecture épistémique
avec perspective modale présente et une lecture épistémique avec pers-
pective modale passée. Ces deux usages sont prédits sur la base de la
structure des possibilités mises en place par l’imparfait.
On pourrait soutenir simplement que l’imparfait ne fournit pas une
information temporelle, mais uniquement aspectuelle, et qu’au niveau
du GT on peut avoir tantôt un présent, tantôt un passé (e.g. Del Prete,
à paraître). Nous voulons dériver ici cette information à partir des pro-
priétés aspectuelles de l’imparfait.
Comme nous l’avons vu au chapitre 2, dans un système à deux coor-
données (les mondes et les temps), la relation d’accessibilité est définie
à la fois par rapport aux mondes et aux temps. L’usage de l’imparfait, en
établissant la relation d’accessibilité entre le monde actuel et un monde
possible comme disponible à tous les instants d’un intervalle de réfé-
rence, signale que pour tout temps t′, t′ ≺ t,〈 w′, t′〉 est accessible depuis
〈w, t〉. Le curseur de l’évaluation de la modalité peut être placé à tout
moment de l’intervalle de référence. Les possibilités interprétatives sont
alors contraintes par la nature de l’éventualité enchâssée sous la modalité.
1. Lecture épistémique avec évaluation épistémique présente.
Rappellons le scénario. Dans un musée, devant un lit, je me demande
pourquoi ce lit est d’une taille remarquablement petite. Une réponse
possible est (35).

(35) Le roi pouvait être petit ! (= (15))

Ici les preuves (i.e. un petit lit) sont disponibles au temps de l’assertion,
et l’évaluation épistémique a lieu à cet instant. Au vu de l’analyse don-
née, l’explication est la suivante. En 〈w, now〉, 〈w′, now〉 est accessible (en
226 Modalités et temps

vertu de la composante modale). Par ailleurs, la propriété étant stative,


l’état d’être petit persiste dans le présent (les états sont non-bornés au
sens de Condoravdi, 2002, voir ch. 3 ici). Par conséquent, dans le pré-
sent, la possibilité que le roi soit petit persiste (voir Figure (29)).
La modalité a, comme pour le passé composé, un sens circonstan-
tiel. A partir de la possibilité circonstancielle, l’inférence épistémique
que le roi est petit se met en oeuvre, donnant ainsi lieu à l’interprétation
épistémique. A nouveau, cette inférence est enclenchée par les preuves
dont le locuteur dispose, c’est à dire un lit de petite taille.
Grâce à la présence des preuves, on dérive une possibilité épisté-
mique d’une possibilité circonstancielle. Les preuves rétablissent donc,
comme nous l’avons vu pour l’emploi de pouvoir au passé composé, un
lien d’accessibilité autrement inexistant.
2. Lecture épistémique avec évaluation épistémique passée.
Rappelons les cas qui nous concernent ici. Le premier est celui de Jack
Bauer (voir Homer, 2010b). Le Président a été kidnappé, Jack Bauer
croyait à ce moment là qu’il pouvait être mort. Le Président a été relâ-
ché. Il s’explique devant ses collègues d’un acte qu’il n’aurait pas du
commettre avec le Président en vie.
(36) Le président pouvait être mort ! (= (16))

Notons que cette lecture épistémique (dans le passé) est également dis-
ponible avec des états transitoires.

(37) Un tigre pouvait se cacher derrière un buisson ! (= (18))

Elle est en revanche plus difficile avec des éventualités éventives. Bien
que non totalement exclue, on lui préfère la forme progressive. Avec les
événements, la lecture contrefactuelle surgit plus facilement, selon le
mécanisme que nous avons illustré ci-dessus.

(38) A : Il n’a pas répondu au téléphone, et je ne comprends pas


pourquoi.
B : ? ? Il pouvait prendre le métro / Il pouvait être en train de
prendre le métro
Le cas de a pu (V) 227

Venons-en maintenant aux prédictions de l’analyse. Pour (36), dans le


scénario donné, la structure des possibilités est la suivante.

(39)

L’analyse prédit qu’à partir de 〈w, now〉, il est possible d’accéder à une
paire 〈w′, t′〉 telle que le président était mort en 〈w′, t′〉 (la composante
modale rend w′ accessible, la composante imperfective rend t′ acces-
sible, i.e. le monde w′ est accessible à tout moment (en vertu de la quan-
tification universelle induite par l’imparfait)). On sait par ailleurs dans
le présent que le Président est en vie (d’où les pointillés dans la figure
(39)). Or, la possibilité non réalisée que quelqu’un soit mort dans le
passé est toujours disponible. Il semble donc tout à fait non-informatif
d’asserter ‹il pouvait être mort› en choisissant une base modale circons-
tancielle et une perspective présente. Comme dans le présent on sait
que le président n’est pas mort, on remonte le temps dans le monde w′
jusqu’à un moment où la possibilité circonstancielle est encore dispo-
nible. Dans le passé, le président avait été kidnappé, et on sait que cette
situation peut potentiellement conduire au meurtre de la personne kid-
nappée. Cette situation rendait possible, au temps où elle était réalisée,
l’inférence épistémique. Pour le locuteur, au vu des preuves qu’il avait
(la situation de kidnapping), la conjecture que le président pouvait mou-
rir à ce momentlà était envisageable. En d’autres termes, il ne pouvait
pas exclure qu’il se trouvât dans un monde où le président était mort.
Le même raisonnement est en oeuvre pour un cas comme (37). La
possibilité circonstancielle qu’un tigre soit dans les parages n’existe plus
au temps de l’assertion. La modalité à l’imparfait permet non seulement
de se déplacer sur un monde w′, mais aussi (grâce à la quantification
universelle sur les temps) de remonter le temps jusqu’au moment t′ où un
228 Modalités et temps

tigre était effectivement dans les parages. En t′ la possibilité épistémique


existe, dérivée d’une possibilité circonstancielle (la présence du tigre est
révélée par des bruits, des mouvements de buissons etc…).
En revenant sur (38) pour conclure nous expliquons la préfé-
rence pour la forme progressive de la manière suivante. Etant donné
la structure des possibilités et la nature de l’éventualité (éventive),
seule la lecture épistémique avec perspective passée est possible. Si la
phrase est acceptée, elle semble l’être précisément avec cette lecture.
Soit le scénario suivant. Je demande à une amie pourquoi elle n’a pas
prévenu Jean de nous rejoindre dans un café. Elle me répond qu’il n’a
pas décroché son téléphone, et je lui demande pourquoi elle n’a pas
continué de l’appeler à ce moment-là. Mon amie m’explique :

(40) ? Il pouvait prendre le métro à ce moment là et du coup je n’ai pas


insisté

En revanche (38) n’est pas compatible avec une lecture épistémique avec
une perspective présente. La lecture épistémique avec perspective mo-
dale présente requerrait que l’éventualité soit accessible (i.e. persiste)
au temps de l’assertion, ce qui est impossible étant donnée sa nature
éventive. La lecture épistémique avec perspective modale présente est en
revanche possible si l’événement est à la forme progressive comme en
(41) (voir aussi (25-b)) (notons que (41) est acceptable avec évaluation
de la modalité passée et présente).
(41) Il pouvait être en train de prendre le métro

Cette prédiction est en ligne avec l’analyse courante du progressif


comme un opérateur qui pourvoit des états à partir d’événements (e.g.
Dowty, 1979 ; ( voir (42)), où, ‹en moins de› est un ajout incompatible
avec des états).

(42) ? ? Il est en train de lire le livre en moins d’une heure

La lecture épistémique avec perspective modale présente est ainsi blo-


quée à la forme non progressive, et la lecture contrefactuelle est établie
comme lecture par défaut.
Le cas de a pu (V) 229

En élargissant le spectre des combinaisons présenté en (19) de


sorte à inclure la forme progressive, nous obtenons la liste suivante.

(43)

lecture type d’éventualité perspective


contrefactuelle éventive présente
épistémique états transitoires passée
épistémique stative présente
épistémique événtive au progressif passée et
présente
9. Conclusion

L’étude du cas de a pu nous a permis d’explorer une large variété de


questions de type syntaxique, sémantique, ontologique, pragmatique,
aussi bien au plan synchronique que diachronique, à la fois dans une
perspective inter et intra linguistique.
Nous avons pu tirer un certain nombre de conclusions pour une
théorie générale du traitement des modalités en interaction avec les opé-
rateurs temporels que nous résumons ici.
Au plan syntaxique, nous avons d’abord montré que la distinction
entre modalités à montée et modalités à contrôle est fondée, contra
Wumbrandt (1999) qui soutient que tous les verbes modaux sont des
verbes à montée. En particulier, il a émergé que ha potuto en italien est
un verbe à contrôle, d’après les tests envisagés par l’auteur elle-même.
Cependant, notre description nous a amenée à conclure que la distinc-
tion entre modalités à montée et modalités à contrôle ne peut pas rendre
compte de manière exhaustive des interprétations. Nous avons en par-
ticulier montré (contra Sueur (1979)), qu’elle ne correspond pas à une
distinction entre emplois racine et non-racine. Nous avons montré que
a pu est un verbe à montée, même sous ses interprétations racine (e.g.
déontique et abilitative).
Dans notre analyse du contrôle, nous avons épousé la conception de
Jackendoff (1972), partagée dans des cadres très divers par Thomason
(2005) et Chierchia (1989) selon laquelle un verbe à contrôle dénote
une relation entre un individu et une propriété d’événements, et non pas
entre un individu et une proposition. Nous avons montré comment, dans
le cadre compositionnel qui est le nôtre, cela nous a conduit à prédire le
bon comportement de ha potuto.
Au plan sémantique, notre but principal était de dériver l’ambiguïté
de a pu par des mécanismes de précisification. Nous avons pu mener cette
tâche à bien en adoptant une théorie qui laisse toutes les têtes en place, à la
différence des approches courantes, dites syntaxiques (Hacquard, 2006 ;
232 Modalités et temps

Condoravdi, 2002) qui placent la modalité à deux endroits différents de


la dérivation. En particulier, ces approches par mouvement soutiennent
que la modalité épistémique a portée haute. Nous avons montré qu’au
plan empirique ces approches ne sont pas entièrement satisfaisantes et
avons proposé une analyse qui, prenant en compte la structure des possi-
bilités des événements et leurs résultats, nous a permis de dériver d’une
seule règle sous-spécifiée les interprétations possibles. Nous en avons
par ailleurs identifié un nombre plus grand que celles discutées dans la
littérature, rendant ainsi notre tâche plus ardue.
Nous avons montré que lorsque a pu est un verbe à contrôle, il est
fixé qu’un certain événement a eu lieu dans le passé dans un monde
accessible, mais que le monde dans lequel le résultat de cet événement
persiste est sousspécifié. Nous avons soutenu qu’il peut être précisifié
de trois manières différentes, donnant lieu aux interprétations abilita-
tive, épistémique et quasicontrefactuelle. Pour la première, en spéci-
fiant le monde w* dans lequel l’état résultant persiste comme étant le
monde actuel, le locuteur signale que l’événement même a eu lieu dans
le monde actuel. Pour l’interprétation épistémique, en spécifiant w*
comme un monde possible w′′, le locuteur signale que nous pouvons
bien nous trouver dans un monde dans lequel un certain événement a eu
lieu, mais que les preuves dont il dispose ne permettent pas de trancher
la question. Lorsque le locuteur sait que le résultat de l’événement ne
persiste pas dans le monde actuel, la lecture contrefactuelle est obtenue.
De manière générale, donc, le cas de a pu nous a conduite à ex-
plorer d’autres moyens pour dériver la diversité des interprétations, en
refusant les approches par mouvement et en revenant à des approches
lexicales par sous-spécification. Tout en gardant un cadre kratzerien,
nous avons montré que toutes les interprétations n’ont pas le même
statut, mais que certaines (notamment celle épistémique) sont dérivées
par inférence à partir d’interprétations plus basiques (comme celle cir-
constancielle).
Plus particulièrement, nous avons aussi pu expliquer, pour l’inter-
prétation épistémique, l’apparent écart entre le temps de l’évaluation
modale (le passé) et le temps auquel les preuves sont disponibles pour le
locuteur (le présent). En souscrivant à la thèse classique selon laquelle
Conclusion 233

le temps de la conjecture doit coïncider avec le temps auquel les preuves


sont disponibles, nous avons expliqué que l’évaluation épistémique a lieu
au temps de l’assertion (comme pour les approches syntaxiques), mais
qu’elle repose sur une inférence. Nous avons expliqué que cette infé-
rence repose sur (i) une base modale réaliste et (ii) un raisonnement qui,
en prenant en compte les preuves disponibles, ne permet pas d’exclure
que le monde dans lequel le locuteur se trouve est bien le monde dans
lequel un certain événement a eu lieu. Nous avons ainsi soutenu pour a
pu que la modalité est circonstancielle et que la perspective modale est
bien le passé. Cependant, le temps de la conjecture est le présent. Ceci
nous a notamment permis de dériver les différences interprétatives de a
pu P et peut avoir fait P qui ont été à tort traités comme synonymes par
les approches ‹syntaxiques›.
Plus généralement, ceci nous a permis d’éclairer la relation entre
base modale circonstancielle et interprétation épistémique, considérée
comme problématique dans les premiers travaux de Kratzer (1981).
Nous avons aussi pu rendre compte au plan diachronique du fait que
l’interprétation épistémique est dépendante de l’interprétation circons-
tancielle.
Pour l’interprétation abilitative, nous avons montré par quels mé-
canismes surgit l’implication d’actualité. A la différence de Hacquard
nous avons pu montrer que ce mécanisme n’est pas le même pour l’ita-
lien et pour le français. Nous avons expliqué pourquoi en italien seule-
ment cette implicature est obligatoire alors qu’en français elle ne l’est
pas (Hacquard ne notait pas cette possibilité pour le français), en faisant
appel à la distinction bien attestée entre ha potuto verbe à contrôle et
a pu, verbe à montée. Nous avons montré que l’interprétation abilitative
avec implicature d’actualité en français est dérivée dans un système où
elle est en concurrence avec l’ interprétation abilitative sans implicature
et l’interprétation épistémique. Nous avons montré qu’en italien cette
interprétation n’est en concurrence avec aucune autre (dans le système
par défaut). A la différence de Bhatt (1999) nous n’avons pas postulé
l’existence de deux verbes ‹pouvoir› avec et sans implicature qui se-
rait effacée dans certaines combinaisons modalité / opérateurs tempo-
rels. Nous sommes partie de l’hypothèse que pouvoir n’a pas un sens
234 Modalités et temps

implicatif, mais que les caractéristiques temporo-aspectuelles du passé


composé sont responsables de l’émergence d’une implicature d’actua-
lité, alors que les caractéristiques temporo-aspectuelle de l’imparfait ne
l’induisent pas. Notre explication repose sur la théorie standard selon la-
quelle le passé composé dénote une éventualité bornée qu’elle situe dans
le passé et pourvoit un état résultant, qu’il localise dans le présent par sa
composante présente. L’implicature d’actualité surgit en fixant le monde
dans lequel le résultant persiste comme étant le monde actuel. L’impar-
fait dénote en revanche un intervalle non borné. Portant sur la modalité,
il signale que la possibilité de la réalisation d’une action est ouverte, et
empêche de dériver l’implicature d’actualité sur une base sémantique.
Nous avons observé que, dans certains contextes, l’implicature d’actua-
lité surgit également avec l’imparfait et avons soutenu qu’elle est l’effet
d’un ajout d’information dans un contexte donné.
De manière générale, donc, nous avons pu montrer que pouvoir
n’est pas ambigu entre un sens implicatif et un sens non implicatif.
Nous avons ainsi montré que la contribution aspectuelle est responsable
des effets interprétatifs complexes, sans pour autant ajouter de couche
modale à l’aspect comme proposé dans la littérature1.
Nous nous sommes arrêtée sur la notion de capacité dans une pers-
pective philosophique et plus spécifiquement ontologique, et avons men-
tionné la distinction entre capacités génériques et capacités spécifiques
(Aristote de Interpretatione, Austin (1961), Honoré (1964)). Nous avons
expliqué que l’attribution d’une capacité spécifique pouvait être conçue
comme reposant sur un raisonnement abductif du type : ‹Il l’a fait, donc
il peut›. Cette conception des capacités (qui remonte à Aristote) a été
fortement critiquée par Kenny (1975). L’auteur montre qu’une capacité
spécifique n’est pas une capacité à proprement parler. Nous avons par-
tagé cette conception, en considérant que la distinction entre capacités
spécifiques et génériques, si posée sur un plan ontologique, n’était rien
d’autre que le correspondant de la distinction lexicale au plan sémantique
entre deux entrées pour le verbe pouvoir : pouvoir implicatif et pouvoir
non-implicatif. Nous avons récusé cette analyse et nous nous sommes
efforcée de garder le sens de pouvoir non-implicatif uniquement. Nous

1 Voir notamment Bhatt (1999) et Hacquard (2006).


Conclusion 235

avons en revanche reconnu que cette distinction est plus intéressante au


plan pragmatique et qu’elle est symptomatique d’un raisonnement dont
l’interface syntaxe-sémantique doit rendre compte. Ce raisonnement a
été assimilé à un raisonnement abductif. Il existe deux versions de ce rai-
sonnement dans la littérature à notre connaissance, duess respectivement
à Mari et Martin (2009) et Piñón (2009). Nous avons ici proposé une
troisième version qui repose sur une conception classique des capacités
comme principe explicatif de l’action, et non pas comme dépendantes
de l’action.
Ce parcours autour de la notion de capacité nous a donc permis de
trier parmi les effets sémantiques et pragmatiques, en mettant de l’ordre
entre approches ontologique et pragmatique. Nous avons conclu que les
raisonnements permettant d’attribuer une capacité à un agent doivent
reposer sur une structure syntaxico-sémantique précise que l’on se doit
de construire compositionnellement.
L’étude que nous avons menée nous a permis de tirer des conclu-
sions au plan diachronique et de montrer que l’ambiguïté de a pu est à
comprendre comme surgissant au sein d’un système en mouvement. La
comparaison avec l’italien nous a permis de montrer que, selon toute
vraisemblance, a pu a été un verbe à contrôle et qu’il est par la suite
devenu un verbe à montée. Dans cette transformation il a acquis ses
interprétations épistémiques et de capacité sans implication d’actua-
lité. En italien en effet, un certain nombre de locuteurs accepte l’inter-
prétation épistémique de ha potuto suivi d’une éventualité non-stative
(ha potuto, tout comme a pu a une interprétation épistémique avec les
statifs). Ces mêmes locuteurs acceptent l’effacement de l’implicature
d’actualité dans certains contextes. D’autre part, certains locuteurs du
français n’acceptent pas cet effacement pour le français. Il existe alors
un système intermédiaire entre l’italien en le français. Cela nous amène
a conclure que ces trois systèmes (ceux par défaut de l’italien et du fran-
çais et celui intermédiaire), représentent trois étapes d’une évolution en
cours (pour l’italien) et récente (pour le français).
De manière générale, on peut s’attendre à ce que d’autres combi-
naisons modalités / opérateurs temporels soient à interpréter au sein de
systèmes en mouvement. Nous n’avons pas soulevé ici la question du
passé simple. Celui ci est utilisé en espagnol de la même manière que le
236 Modalités et temps

passé composé en français. Une étude de cas pourra expliquer ce choix


de combinaison temporoaspectuel dans cette autre langue Romane. Une
fois la raison établie pour l’espagnol, on pourra procéder à une compa-
raison avec les langues voisines.
Au plan ontologique, en relation avec l’étude des distributions
entre interprétation à contrôle et interprétation à montée, nous avons
montré que l’interprétation de ha potuto est à montée lorsqu’il est
suivi d’une propriété stative, et que, dans ce cas, l’interprétation est
uniquement épistémique. Nous avons alors été amenée à nous poser
la question de la relation entre stativité–constructions à montée et in-
terprétation épistémique. Nous avons vu que, dans ce cas, pouvoir /
potere porte sur une proposition. La question que nous posons alors
est de savoir s’il existe une relation entre éventualités statives et pro-
positions. Bien que reconnaissant avec Asher (1993) que les états ne
sont pas des propositions, nous avons cependant souligné qu’il s’agit
tout de même d’objets abstraits (voir Maienborn, 2007). L’appréhen-
sion des objets abstraits ne peut qu’être intellectuelle. Dans ce cas,
l’interprétation épistémique est codée dans l’entrée lexicale (i.e. elle
n’est pas dérivée par inférence) et est déclenchée par le type de l’éven-
tualité enchâssée sous la modalité. Cette explication reste au stade de
l’hypothèse et ouvre, à notre sens, un chantier qui, malgré l’abondante
littérature, reste toujours d’actualité.
Enfin, tout au long de cette étude nous avons aussi analysé d’autres
combinaisons entre modalités et opérateurs aspectuo-temporels. Nous
avons en particulier considéré le cas de ha potuto de l’italien, ainsi
que les cas de peut et pouvait en français. Une fois bâti notre cane-
vas prenant en compte la construction syntaxique (verbes à montée
vs. verbes à contrôle) ainsi qu’une structure des possibilités fondée
sur une représentation bi-dimensionnelle de la relation monde-temps,
nous avons pu interpréter nos analyses sémantiques qui, comme
pour a pu, laissent toutes les têtes en place et considèrent que les
opérateurs temporels fixent la perspective modale et non pas l’orien-
tation modale. Nous avons pu ainsi dériver et prédire les multiples
interprétations de pouvait, combiné avec les propriétés éventives et
statives.
Conclusion 237

Ces autres cas nous ont permis de mettre en abîme l’hypothèse


porteuse de ce travail, à savoir que chaque combinaison doit être
considérée séparément avec ses spécificités (verbe à montée / contrôle,
structure des possibilités, effets interprétatifs dû à l’aspect etc.) avant
d’établir un système unitaire pour une langue donnée.
Parmi les interprétations prises en compte, nous avons obtenu
quelques résultats pour la modalité déontique notamment, en montrant
qu’il s’agit effectivement d’une modalité à montée qui est compatible
avec les états et actions passées (contra e.g. Ninan, 2005; Portner, 2009).
Nous avons ainsi suggéré qu’il ne faut pas la traiter comme une moda-
lité prenant portée sur une propriété d’événements, mais bien sur une
proposition. Nous avons par ailleurs montré qu’une approche à la Ninan
(ibid.), bâtie sur un parallélisme entre modalité déontique et impératifs,
est erronée.
De manière générale, cela pourrait amener à reconsidérer les clas-
sifications des modalités en reconsidérant les interprétations déontiques
et abilitatives, trop souvent considérées comme portant sur des actions.
L’étude que nous avons menée n’avait pas pour but de proposer une
discussion exhaustive des modalités. Concentrée sur la relation entre
temps et modalités, au lieu de fournir un panorama des théories, nous
avons choisi de poursuivre une étude de cas, en soulevant des questions
centrales dans la littérature et en adoptant un point de vue critique. Ce
point de vue nous a conduite à découvrir de nouvelles données et pro-
poser une nouvelle interprétation de l’ambiguïté des modaux en inte-
raction avec les opérateurs temporels.
Nous avons ainsi soulevé des questions et discuté des problèmes
qui nous paraissent centraux, en proposant des outils d’analyse qui
couvrent les domaines de la syntaxe, de la sémantique, de la pragma-
tique et de l’ontologie. Ce canevas resserré autour de a pu, pourra servir
de trace pour l’étude d’autres combinaisons modalités / temps.
D’autres analyses du même type sont nécessaires pour mieux com-
prendre le système temporo-modal à travers les langues. Nous avons
en effet montré par l’étude de a pu, en comparaison avec d’autres lan-
gues et d’autres combinaisons temps / modaux, qu’il n’est pas pos-
sible de traiter l’ambiguïté des modalités en adoptant un point de vue
238 Modalités et temps

unique (syntaxique, lexical, pragmatique ou ontologique), mais que


plusieurs paramètres doivent être pris simultanément en compte pour
saisir le sens complexe de ces expressions. Pour cela, nous avons par-
couru diverses combinaisons modalités / opérateurs temporels et mon-
tré qu’elles se comportent différemment eu égard aux paramètres que
nous avons considérés (distinction contrôle / montée; choix des bases
modales; codification des interprétations . . .). Nous avons aussi mon-
tré que certaines interprétations, codées pour certaines combinaisons
temporomodales, ne le sont pas encore pour d’autres, et que cela varie
à travers les langues.
Cette étude maintenant achevée, nous espérons avoir pu intéresser
un nouveau public à l’étude des modalités par notre parcours à travers
les approches courantes. Nous espérons également avoir su mobiliser
un intérêt pour une recherche pointue sur des cas concrets, en ayant
mis en évidence l’étonnante variété des procédures d’interprétations,
autour de structures syntaxiques complexes. Nous espérons enfin avoir
montré l’utilité de prendre en compte, parallèlement aux approches sé-
mantiques et syntaxiques, les discussions menées dans la littérature phi-
losophique, qui, par une terminologie et une méthodologie qui lui sont
propres, soulève des questions qui éclairent différemment nos données.
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of Gröningen.
Favoriser la confrontation interdisciplinaire et internationale de toutes les formes
de r­echerches consacrées à la communication humaine, en publiant sans délai
des ­travaux scientifiques d’actualité: tel est le rôle de la collection Sciences pour la
­communication. Elle se propose de réunir des études portant sur tous les langages,
naturels ou artificiels, et relevant de toutes les disciplines sémiologiques: linguis­tique,
psychologie ou sociologie du langage, sémiotiques diverses, logique, traitement auto-
matique, systèmes formels, etc. Ces textes s’adressent à tous ceux qui voudront, à
quelque titre que ce soit et où que ce soit, se tenir au courant des développements les
plus récents des sciences du langage.

Ouvrages parus
1. Alain Berrendonner – L’éternel grammairien Etude du discours normatif, 1982 (épuisé)
·

2. Jacques Moeschler – Dire et contredire Pragmatique de la négation et acte de réfutation


·

dans la conversation, 1982 (épuisé)


3. C. Bertaux, J.-P. Desclés, D. Dubarle, Y. Gentilhomme, J.-B. Grize, I. Mel’Cuk,
P. Scheurer et R. Thom – Linguistique et mathématiques Peut-on construire un discours
·

cohérent en linguistique? · Table ronde organisée par l’ATALA, le Séminaire de phi-


losophie et mathématiques de l’Ecole Normale Supérieure de Paris et le Centre de
recherches sémiologiques de Neuchâtel (Neuchâtel, 29-31 mai 1980), 1982
4. Marie-Jeanne Borel, Jean-Blaise Grize et Denis Miéville – Essai de logique naturelle,
1983, 1992
5. P. Bange, A. Bannour, A. Berrendonner, O. Ducrot, J. Kohler-Chesny, G. Lüdi,
Ch. Perelman, B. Py et E. Roulet – Logique, argumentation, conversation · Actes du
Colloque de pragmatique (Fribourg, 1981), 1983
6. Alphonse Costadau: Traité des signes (tome I) – Edition établie, présentée et annotée
par Odile Le Guern-Forel, 1983
7. Abdelmadjid Ali Bouacha – Le discours universitaire · La rhétorique et ses pouvoirs,
1984
8. Maurice de Montmollin – L’intelligence de la tâche · Eléments d’ergonomie cognitive,
1984, 1986 (épuisé)
9. Jean-Blaise Grize (éd.) – Sémiologie du raisonnement · Textes de D. Apothéloz,
M.-J. Borel, J.-B. Grize, D. Miéville, C. Péquegnat, 1984
10. Catherine Fuchs (éd.) – Aspects de l’ambiguïté et de la paraphrase dans les langues
naturelles Textes de G. Bès, G. Boulakia, N. Catach, F. François, J.-B. Grize, R. Martin,
·

D. Slakta, 1985
11. E. Roulet, A. Auchlin, J. Moeschler, C. Rubattel et M. Schelling – L’articulation du
discours en français contemporain, 1985, 1987, 1991 (épuisé)
12. Norbert Dupont – Linguistique du détachement en français, 1985
13. Yves Gentilhomme – Essai d’approche microsystémique · Théorie et pratique · Appli-
cation dans le domaine des sciences du langage, 1985
14. Thomas Bearth – L’articulation du temps et de l’aspect dans le discours toura, 1986
15. Herman Parret – Prolégomènes à la théorie de l’énonciation · De Husserl à la pragma-
tique, 1987
16. Marc Bonhomme – Linguistique de la métonymie · Préface de M. Le Guern, 1987
(épuisé)
17. Jacques Rouault – Linguistique automatique · Applications documentaires, 1987
18. Pierre Bange (éd.) – L’analyse des interactions verbales: «La dame de Caluire. Une
consultation» · Actes du Colloque tenu à l’Université Lyon II (13-15 décembre 1985),
1987
19. Georges Kleiber – Du côté de la référence verbale · Les phrases habituelles, 1987
20. Marianne Kilani-Schoch – Introduction à la morphologie naturelle, 1988
21. Claudine Jacquenod – Contribution à une étude du concept de fiction, 1988
22. Jean-Claude Beacco – La rhétorique de l’historien · Une analyse linguistique du dis-
cours, 1988
23. Bruno de Foucault – Les structures linguistiques de la genèse des jeux de mots, 1988
24. Inge Egner – Analyse conversationnelle de l’échange réparateur en wobé · Parler WEE
de Côte d’Ivoire, 1988
25. Daniel Peraya – La communication scalène · Une analyse sociosémiotique de situations
pédagogiques, 1989
26. Christian Rubattel (éd.) – Modèles du discours · Recherches actuelles en Suisse romande
· Actes des Rencontres de linguistique française (Crêt-Bérard, 1988), 1989

27. Emilio Gattico – Logica e psicologia · Studi piagettiani e postpiagettiani, 1989


28. Marie-José Reichler-Béguelin (éd.) – Perspectives méthodologiques et épistémologiques
dans les sciences du langage · Actes du Colloque de Fribourg (11-12 mars 1988), 1989
29. Pierre Dupont – Eléments logico-sémantiques pour l’analyse de la proposition, 1990
30. Jacques Wittwer – L’analyse relationnelle · Une physique de la phrase écrite · Intro-
duction à la psychosyntagmatique, 1990
31. Michel Chambreuil et Jean-Claude Pariente – Langue naturelle et logique · La séman-
tique intentionnelle de Richard Montague, 1990
32. Alain Berrendonner et Herman Parret (éds) – L’interaction communicative, 1990
(épuisé)
33. Jacqueline Bideaud et Olivier Houdé – Cognition et développement · Boîte à outils
théo­riques · Préface de Jean-Blaise Grize, 1991 (épuisé)
34. Beat Münch – Les constructions référentielles dans les actualités télévisées · Essai de
typologie discursive, 1992
35. Jacques Theureau – Le cours d’action Analyse sémio-logique · Essai d’une anthropo-
·

logie cognitive située, 1992 (épuisé)


36. Léonardo Pinsky (†) – Concevoir pour l’action et la communication · Essais d’ergonomie
cognitive · Textes rassemblés par Jacques Theureau et collab., 1992
37. Jean-Paul Bernié – Raisonner pour résumer · Une approche systémique du texte, 1993
38. Antoine Auchlin – Faire, montrer, dire – Pragmatique comparée de l’énonciation en
français et en chinois, 1993
39. Zlatka Guentcheva – Thématisation de l’objet en bulgare, 1993
40. Corinne Rossari – Les opérations de reformulation · Analyse du processus et des mar-
ques dans une perspective contrastive français – italien, 1993, 1997
41. Sophie Moirand, Abdelmadjid Ali Bouacha, Jean-Claude Beacco et André Collinot
(éds) – Parcours linguistiques de discours spécialisés · Colloque en Sorbonne les 23-
24-25 septembre 1992, 1994, 1995
42. Josiane Boutet – Construire le sens · Préface de Jean-Blaise Grize, 1994, 1997
43. Michel Goyens – Emergence et évolution du syntagme nominal en français, 1994
44. Daniel Duprey – L’universalité de «bien» · Linguistique et philosophie du langage,
1995
45. Chantal Rittaud-Hutinet – La phonopragmatique, 1995
46. Stéphane Robert (éd.) – Langage et sciences humaines: propos croisés · Actes du collo-
que «Langues et langages» en hommage à Antoine Culioli (Ecole normale supérieure.
Paris, 11 décembre 1992), 1995
47. Gisèle Holtzer – La page et le petit écran: culture et télévision · Le cas d’Apostrophes,
1996
48. Jean Wirtz – Métadiscours et déceptivité · Julien Torma vu par le Collège de ’Pata­
physique, 1996
49. Vlad Alexandrescu – Le paradoxe chez Blaise Pascal · Préface de Oswald Ducrot, 1997
50. Michèle Grossen et Bernard Py (éds) – Pratiques sociales et médiations symboliques,
1997
51. Daniel Luzzati, Jean-Claude Beacco, Reza Mir-Samii, Michel Murat et Martial Vivet
(éds) – Le Dialogique · Colloque international sur les formes philosophiques, linguis­
tiques, littéraires, et cognitives du dialogue (Université du Maine, 15-16 septembre
1994), 1997
52. Denis Miéville et Alain Berrendonner (éds) – Logique, discours et pensée · Mélanges
offerts à Jean-Blaise Grize, 1997, 1999
53. Claude Guimier (éd.) – La thématisation dans les langues · Actes du colloque de Caen,
9 -11 octobre 1997, 1999, 2000
54. Jean-Philippe Babin – Lexique mental et morphologie lexicale, 1998, 2000
55. Thérèse Jeanneret – La coénonciation en français · Approches discursive, conversation­
nelle et syntaxique, 1999
56. Pierre Boudon – Le réseau du sens · Une approche monadologique pour la compré-
hension du discours, 1999 (épuisé)
58. Jacques Moeschler et Marie-José Béguelin (éds) – Référence temporelle et nominale.
Actes du 3e cycle romand de Sciences du langage, Cluny (15–20 avril 1996), 2000
59. Henriette Gezundhajt – Adverbes en -ment et opérations énonciatives · Analyse lingui-
stique et discursive, 2000
60. Christa Thomsen – Stratégies d’argumentation et de politesse dans les conversations
d’affaires · La séquence de requête, 2000
61. Anne-Claude Berthoud et Lorenza Mondada (éds) – Modèles du discours en confron-
tation, 2000
62. Eddy Roulet, Anne Grobet, Laurent Filliettaz, avec la collaboration de Marcel Burger
– Un modèle et un instrument d’analyse de l’organisation du discours, 2001
63. Annie Kuyumcuyan – Diction et mention Pour une pragmatique du discours narratif,
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64. Patrizia Giuliano – La négation linguistique dans l’acquisition d’une langue étrangère ·
Un débat conclu? 2004
65. Pierre Boudon – Le réseau du sens II · Extension d’un principe monadologique à
l’ensemble du discours, 2002
66. Pascal Singy (éd.) – Le français parlé dans le domaine francoprovençal · Une réalité
plurinationale, 2002
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des discours · Lexique des approches pragmatiques du langage, 2002
68. Hanne Leth Andersen et Henning Nølke – Macro-syntaxe et macro-sémantique · Actes
du colloque international d’Århus, 17-19 mai 2001, 2002
69. Jean Charconnet – Analogie et logique naturelle · Une étude des traces linguistiques
du raisonnement analogique à travers différents discours, 2003
70. Christopher Laenzlinger – Initiation à la Syntaxe formelle du français · Le modèle
Principes et Paramètres de la Grammaire Générative Transformationnelle, 2003
71. Hanne Leth Andersen et Christa Thomsen (éds) – Sept approches à un corpus · Analyses
du français parlé, 2004
72. Patricia Schulz – Description critique du concept traditionnel de «métaphore», 2004
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approche mulitdimensionnelle et expérientielle, 2004
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Autour des connecteurs · Réflexions sur l’énonciation et la portée, 2004
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80. Jasmina Milićević – La paraphrase · Modélisation de la paraphrase langagière, 2007
81. Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt (éds) – Les linguistes et la norme · Aspects normatifs
du discours linguistique, 2007
82. Agnès Celle, Stéphane Gresset et Ruth Huart (éds) – Les connecteurs, jalons du discours,
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83. Nicolas Pepin – Identités fragmentées · Eléments pour une grammaire de l’identité,
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84. Olivier Bertrand, Sophie Prévost, Michel Charolles, Jacques François et Catherine
Schnedecker (éds) – Discours, diachronie, stylistique du français · Etudes en hommage
à Bernard Combettes, 2008
85. Sylvie Mellet (dir.) – Concession et dialogisme · Les connecteurs concessifs à l’épreuve
des corpus, 2008
86. Benjamin Fagard, Sophie Prévost, Bernard Combettes et Olivier Bertrand (éds) –
Evolutions en français · Etudes de linguistique diachronique, 2008
87. Denis Apothéloz, Bernard Combettes et Franck Neveu (éds) – Les linguistiques du
détachement · Actes du colloque international de Nancy (7-9 juin 2006), 2009
88. Aris Xanthos – Apprentissage automatique de la morphologie · Le cas des structures
racine–schème, 2008
89. Bernard Combettes, Céline Guillot, Evelyne Oppermann-Marsaux, Sophie Prévost et
Amalia Rodríguez Somolinos (éds) – Le changement en français · Etudes de linguis-
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90. Camino Álvarez Castro, Flor Mª Bango de la Campa et María Luisa Donaire (éds.) –
Liens linguistiques · Etudes sur la combinatoire et la hiérarchie des composants, 2010
91. Marie-José Béguelin, Mathieu Avanzi et Gilles Corminboeuf (éds) – La Parataxe · Entre
dépendance et intégration; Tome 1, 2010
92. Marie-José Béguelin, Mathieu Avanzi et Gilles Corminboeuf (éds) – La Parataxe ·
Structures, marquages et exploitations discursives; Tome 2, 2010
93. Nelly Flaux, Dejan Stosic et Co Vet (éds) – Interpréter les temps verbaux, 2010
94. Christian Plantin – Les bonnes raisons des émotions · Principes et méthode pour l’étude
du discours émotionné, 2011
95. Dany Amiot, Walter De Mulder, Estelle Moline et Dejan Stosic (éds) – Ars Grammatica ·
Hommages à Nelly Flaux, 2011.
96. André Horak (éd.) – La litote · Hommage à Marc Bonhomme, 2011.
97. Franck Neveu, Nicole Le Querler et Peter Blumenthal (éds) – Au commencement
était le verbe. Syntaxe, sémantique et cognition · Mélanges en l’honneur du Professeur
Jacques François, 2011.
98. Louis de Saussure et Alain Rihs (éds) – Etudes de sémantique et pragmatique françaises,
2012.
99. L. de Saussure, A. Borillo et M. Vuillaume (éds) – Grammaire, lexique, référence.
Regards sur le sens · Mélanges offerts à Georges Kleiber pour ses quarante ans de
carrière, 2012.
100. Groupe de Fribourg – Grammaire de la période, 2012
101. C. Guillot, B. Combettes, A. Lavrentiev, E. Oppermann-Marsaux et S. Prévost (éd.) –
Le changement en français · Etudes de linguistique diachronique, 2012.
102. Gudrun Vanderbauwhede – Le déterminant démonstratif en français et en néerlandais ·
Théorie, description, acquisition, 2012.
103. Genoveva Puskás – Initiation au Programme Minimaliste · Eléments de syntaxe com-
parative, 2013.
104. Coco Norén, Kerstin Jonasson, Henning Nølke et Maria Svensson (éds) – Modalité,
évidentialité et autres friandises langagières · Mélanges offerts à Hans Kronning à
l’occasion de ses soixante ans, 2013.
105. Jean-Claude Anscombre, María Luisa Donaire et Pierre Patrick Haillet (éds.) – Opérateurs
discursifs du français · Eléments de description sémantique et pragmatique, 2013.
106. Laurent Gosselin, Yann Mathet, Patrice Enjalbert et Gérard Becher – Aspects de l’itération ·
L'expression de la répétition en français: analyse linguistique et formalisation, 2013.
107. Alain Rihs – Subjonctif, gérondif et participe présent en français · Une pragmatique
de la dépendance verbale, 2013.
108. Emmanuelle Labeau and Jacques Bres (éds.) – Evolution in Romance Verbal Systems,
2013.
109. Alda Mari – Modalités et Temps · Des modèles aux données, 2015.
110. Christiane Soum-Favaro, Annelise Coquillon et Jean-Pierre Chevrot (éds.) – La liaison:
approches contemporaines, 2014.
111. Marion Fossard et Marie-José Béguelin (éds.) – Nouvelles perspectives sur l’anaphore ·
Points de vue linguistique, psycholinguistique et acquisitionnel, 2014.
112. Thierry Herman et Steve Oswald (éds.) – Rhétorique et cognition / Rhetoric and Cognition,
2014.
113. Giovanni Gobber and Andrea Rocci – Language, reason and education, 2014 · Studies
in honor of Eddo Rigotti, 2014.
114. Elena Siminiciuc – L’ironie dans la presse satirique · Etude sémantico-pragmatique,
2015.

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