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Lettre ouverte aux candidates et candidats de tous bords, aux futurs élus de Carcassonne et pour mes patients

A Carcassonne, la médecine générale est malade et elle se meure.

Pouvoir d’achat, relance économique, tourisme, écologie, cadre de vie, sécurité, solidarité, culture, fêtes et festivals,
sports, jeunesse, transparence, démocratie participative, eh oui, Mesdames et Messieurs de la politique de la ville,
candidats et futurs élus, vous en avez plein la bouche de ces mots, ces concepts, ces thèmes, plein les pages de vos
tracts ou vos affiches. Et la SANTE bordel…

En début de cette nouvelle année, redondances de vœux par vous de la politique locale ont tous porté sur la santé et le
bonheur, et c’est normal, la santé est le premier soucis des femmes et des hommes de notre monde qui ne va pas au
mieux. Et la santé se meure à Carcassonne….

Pour comprendre cet appel, ce signal de détresse, ces lignes rapportent mon histoire, celle d’un médecin qui, après
une carrière de médecin militaire couvrant la plupart des conflits et désastres humanitaires de la fin du XXe siècle et 20
ans de médecine générale à Carcassonne va prendre sa retraite. Retraite à 67 ans, âge, je le pense, qui est tout à fait
honorable pour la retraite d’un petit gradé dans la hiérarchie de la médecine exerçant loin des salons feutrés où la
médecine se chuchote et a besoin de multiples et complexes instruments.

Il y a 20 ans, acquittant une somme d’argent très conséquente, je rejoins un cabinet de quatre médecins, à
Carcassonne, dans le quartier de St Jacques-le Viguier, quartier que l’on appelle au gré du temps, populaire, défavorisé,
déshérité ou en néoparler, zone urbaine sensible en contrat urbain de cohésion sociale. Ce quartier du sud-ouest de la
ville est entouré de zones pavillonnaires qui s’étendent du centre-ville au parc d’activités commerciales ouest.

La population de ces quartiers s’est appauvrie lentement au fil des trois dernières décennies. Aux travailleurs, aux
salariés, aux «bas» fonctionnaires et aux petits retraités, aux réfugiés d’Algérie harkis, aux Kabyles ou pieds noirs, aux
républicains espagnols, aux anciens mineurs de Salsigne, se sont ajoutés au gré du temps des travailleurs précaires, des
familles monoparentales, des familles gitanes, des routards attirés par le sud, des demandeurs d’asile issus des pays de
l’Est, d’Afrique, du Moyen-Orient en guerre, des chrétiens d’Orient, des familles mahoraises, comoriennes et bien
d’autres communautés.

C’est par mon expérience de la médecine tropicale, humanitaire et transculturelle (j’ai exercé dans plus de neuf pays
différents sur trois continents) que naturellement et implicitement, j’ai pris en charge une grande partie de ces
communautés différentes (49 nationalités) toujours en respectant mes engagements "Pro patria et humanitata".
La population de ces quartiers en âge de travailler sont des demandeurs d'emploi récents ou de longue durée, des
bénéficiaires de minima sociaux, des jeunes sans aucune qualification. Ils bénéficient pour beaucoup d’emplois aidés,
de contrat d'avenir, d'insertion ou d’une ribambelle de mesures d’accompagnement au gré du temps politique. Pour
ceux de ces quartiers, qui s’accrochent à un travail, il est précaire, intérimaire, à forte pénibilité.

Ces travailleurs ont des métiers durs, ardus et contraignants, ce sont des ouvriers du bâtiment partant par tout temps
sur des chantiers éloignés, des routiers, des livreurs, des câbleurs, des plaquistes ou des distributeurs de prospectus
chargés comme des mules, des aides-soignantes au dos cassé, des femmes de ménage exposées aux postures forcées
et aux détergents toxiques, des caissières à 25 articles par minute et agressées par des clients pressés, des nounous
gardant des enfants tyrans, petits empereurs magnifiés par leurs parents, des mères vivant de petits boulots de vente
ou d’aide à la personne et qui attendent toujours les pensions alimentaires de leur ex-conjoint violent, des jeunes aux
petits boulots de la restauration ou de l’hôtellerie.

Pendant mes 5 premières années d’exercice, j’ai effectué à Carcassonne, toutes les gardes de nuit et week-end dont
celles de mes quatre associés, ne refusant jamais de me déplacer dans les quartiers à risque en pleine nuit, les squats
sordides, les repaires de voyous, sans jamais prendre de récupération, travaillant six jours par semaine et
accompagnant les samedis soir l’équipe du football du FACV (souvenir d’une 8e de finale de coupe de France !). Mes
spécialités de médecine du sport, de médecin de la gendarmerie, de la police, de la préfecture plusieurs années ont
fidélisé beaucoup de patients de tous bords. Chemin faisant ma patientèle issue de mes gardes, du bouche-à-oreille, de
sportifs, s’est amplifiée de manière exponentielle imposant des heures et des heures de consultations et de visites
pendant 12 h par jour en ajoutant un minimum de 3 h pour les multiples charges administratives et tâches médicales
(lecture du courrier, mails et messages, rédaction des expertises diverses, formation par internet…). Ces journées
épuisantes demandent encore et toujours une attention constante lors des 50 à 60 actes médicaux par jour (dont un
tiers non programmé) pour plusieurs milliers de patients (trois fois plus que la moyenne nationale). Le samedi, journée
de visites à domicile, est toujours pour moi, une journée pleine d’enthousiasme et d’émotion de visiter mes patients
non autonomes en EHPAD, en famille pour les grands handicapés, les démences séniles ou Alzheimer, les autistes,
schizophrènes, les patients sous oxygène, les dialysés et les fins de vie.
Ces cinq dernières années le cabinet est passé de cinq à trois médecins, un seul des médecins a été remplacé en 2017
par une praticienne roumaine. Toutes les autres demandes de remplacements ont été vouées à l’échec, et les
quelques praticiens intéressés, belges, du nord ou de l’est de la France, venus avec leur conjoint ont hélas vite reculé
devant ce qu’ils m’ont tous rapporté : la "non-attractivité" de Carcassonne (vie nocturne, morne dimanche en centre-
ville, les possibilités d’emploi pour leur conjoint, la charge de travail, le communautarisme ethnique ou religieux trop
marqué…) les ont dissuadés de s’y installer.

Et maintenant l’heure est arrivée : j’annonce à mes patients mon départ en retraite en fin de l’année et j’entends à
chaque annonce : docteur, qu’est-ce que l’on va faire maintenant ? Où va-t-on aller maintenant ? Pourquoi vous n’avez
pas de successeur ?».

Difficile d’y répondre. Le désert médical progresse, jour après jour, inexorablement, recouvre peu à peu la ville de
Carcassonne et l’étouffe désormais. Et je suis infiniment triste et atterré, profondément chagriné et déchiré pour
toutes ces femmes, tous ces hommes, tous ces enfants, mes patientes et mes patients, bébé ou centenaire, forts ou
faibles, riches ou pauvres, VIP ou SDF, étoilés au Michelin ou plongeurs d’un boui-boui, Général ou Soldat, patron de
Chipie, de Pilpa ou ses chômeurs, Pieds-noirs ou ancien FLN, gilets jaunes ou CRS, juifs ou islamistes, déchirés dans leur
corps ou dans leur cœur, accidentés de la vie ou abimés de l’âme, éclopés des os ou fracassés de coups, blessés ou
bosselés, brisés ou cabossés, détruits ou détraqués, invalides visibles ou handicapés invisibles. Et j’ai mal pour eux de
ne pouvoir répondre à leurs justes inquiétudes.

Ces centaines de milliers d’instants de rencontre lors de ce colloque singulièrement et profondément intime avec mes
patients, tout au long de ces années, je les aimais, et je ne peux les partager, les transmettre, les céder. J’ai été ce que
beaucoup n’ont jamais voulu être, j’ai fait ce que beaucoup ne voulaient pas ou ne plus faire, j’ai refusé la facilité de la
médecine douce, parallèle et sans contrainte, dans les beaux quartiers des grandes villes ou au bord de mer, j’ai été où
les autres avaient peur d’y aller, j’ai côtoyais la misère, la précarité, le sordide, le désespoir, la violence, la souffrance
des corps et des cœurs, j’ai senti parfois la peur, trop peu savouré les rares moments de sérénité, d’amour auprès des
miens, j’ai eu mal, j’ai été éreinté, j’ai été épuisé, j’ai été agressé plusieurs fois, mais avant tout, j’ai aimé toutes ces
années quand les autres pensaient qu’à s’en éloigner. Je ne regrette pas d’être ce que je suis, différent de beaucoup,
qui préfèrent un exercice sans contrainte et servitude, et donc, sans grandeur, mais suis infiniment triste d’abandonner
ces milliers de patients.
À vous candidats à l’investiture municipale

Et maintenant, devant ce désert qui s’installe, malgré les alertes de confrères depuis neuf ans, à l’heure où quelques
"dinosaures" de la médecine générale vont partir (au moins cinq), j’invite, j’appelle, j’exhorte, à ce que les candidates
et candidats au magnifique mandat de Maire de Carcassonne réfléchissent, construisent et proposent un projet d’aide
et de soutien médical à leur ville et à ses enfants pour années à venir. "Engagés et humanistes pour une Énergie
Nouvelle", "Pour Carcassonne, une équipe, un bilan, un programme", "Priorité Nouvelle", "Unis pour Carcassonne",
"Carcassonne citoyenne, écologique et sociale" , "Un autre Carcassonne est possible", "Carcassonne ensemble et
autrement" vos noms de liste brillent sur vos affiches et si leurs intitulés se réfugient dans le flou rassembleur, la
promesse vague du changement, l'optimisme béat teinté d'auto-persuasion quant à l'avenir, la satisfaction du devoir
accompli : n’oubliez pas, n’oubliez jamais que la médecine générale se meure, que la médecine spécialisée est à
l’agonie et que la médecine hospitalière est en souffrance.

Merci à tous les candidats de penser ou repenser vos programmes et vos engagements, et d’y mettre en avant et en
priorité, l’urgence s’imposant, la SANTE. Elle est l’un des droits fondamentaux et essentiels de tout être humain, quelle
que soit sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale, bien avant le pouvoir d’achat,
le tourisme, l’écologie, la sécurité, la solidarité, la culture, les fêtes, feux et festivals, les sports, les pistes cyclables ou la
couleur des façades, les maisons de l'innovation, du numérique, du commerce et de l'entreprise, la tauromachie, elle
en est d’ailleurs, pour la plupart de ces concepts ou thèmes, leur condition sine qua non.

Les électeurs, j’en suis sûr, seront sensibles à vos propositions et si je ne suis ni homme de réseau, ni encarté dans un
quelconque parti, et libre de tout dogme, doctrine ou idéologie, j’aurai, lanceur d’alerte dans mon domaine, force de
convaincre les électeurs de prendre en compte les propositions et leur faisabilité, il en va de leur santé et de la SANTE à
Carcassonne.

Et si je sais qu’un certain nombre de mes patients notables, élus, de vieille famille carcassonnaise, chefs d’entreprise,
de réseaux fraternels ou autres, auront tous la possibilité de se placer auprès de consœurs et confrères, j’ai déjà mal,
pour les nombreux, trop nombreux patients, les plus humbles, les petits gradés de la société, les exclus du système et
les accidentés de la vie de ne pouvoir avoir accès au droit le plus fondamental qu’est la santé.

Mesdames, Messieurs de la politique municipale ne les abandonnez pas.

Et que dire du futur à court terme de mon cabinet, petite entreprise avec ses trois secrétaires et femme de ménage,
viendront-elles rejoindre le chômage dans une ville où tous les cabinets ferment ou centralisent les appels
téléphoniques vers des standards extérieurs et où les médecins s’orientent vers une médecine plus douce et sans
contrainte ? Le manque à gagner pour la ville, les collectivités locales, les assureurs, les commerces locaux est
assurément préjudiciables pour le dynamisme d’une ville qui se veut ambitieuse et d’avenir.

J’entends déjà certain dire : et pourquoi ne vous impliquiez vous pas en politique municipale ?
Bien que contacté par plusieurs candidats, au demeurant parfaitement crédibles, sérieux et certainement compétents,
j’ai réfuté leur demande car j’ai d’autres combats plus personnels à mener et probablement un avenir à vivre loin de
Carcassonne.

Je reste cependant, disponible à la prochaine équipe municipale avec l’implication des instances ordinale,
départementale et régionale de santé, les associations locales pour participer et même travailler à une politique de
santé qui à mon sens devra évoluer vers une maison médicale de santé non multidisciplinaire, car les soins non
programmés et les carcassonnais sans médecin traitant étouffent la santé, comme le sable du désert qui s’étend,
éteint la vie.

Fermer le ban

Dr Philippe Paux
Centre Médical de l’Aqueduc
St Jacques-Le Viguier
13, rue des Pyrénées
11000-Carcassonne

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