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ARISTOTE
TRADUCTIONS ET ÉTUDES
L’ É T H I Q U E
A
N I C O MA Q U E
INTRODUCTION, TRADUCTION ET COMMENTAIRE
» PAR
R en é A n to in e GAUTHIER
ET
Jean Y v e s JOLIF
DEUXIÈME ÉDITION
AVEC UNE INTRODUCTION NOUVELLE
TOME I
PR EM IÈRE PA RTIE
INTRODUCTION
PAR
R en é A n to in e GAUTHIER
Traductions et Etudes
Collection publiée par l’Institut Supérieur de Philosophie
de l’Université de Louvain
cation faite pour la première fois dans son cours Sur l’âme. Or, s’il est
une thèse centrale dans l’exposé traditionnel du «système» moral
d’Aristote, c’est assurément celle qui fait de ce système une morale hy-
lémorphiste (2), et c’est démanteler tout le système que d’en retirer une
pièce aussi importante. On comprend qu’il n’est plus dès lors possible
d’aborder l’explication de l’Éthique à Nicomaque sans avoir fait le
point des recherches qui se sont efforcées de la situer à sa place dans
le cours de la vie d’Aristote et dans le développement de son œuvre
et de sa pensée (3) , sans avoir étudié la manière dont elle a été com
posée, puis éditée, ni enfin sans avoir rappelé comment s’est formée
l’exégèse traditionnelle et ce qu’elle a ajouté à la pensée originelle
d’Aristote.
Sans doute, la vague d’adhésion soulevée par l’exégèse historique de
Jaeger et de Nuyens a-t-elle tendance depuis quelques années à retom
ber, tandis que la vague montante porte aux nues une nouvelle exégèse
scolastique, qui a en commun avec l’ancienne son abus de la logique,
même s’il s’agit d’une autre logique, et sa fureur de systématisation
abstraite, même si les schèmes en sont empruntés non plus à saint
(4) J'ai lu pour la première fois YÊthique à Nicomaque en 1931 sous la direc
tion de M. Roland Dalbiez, et il y a maintenant plus de trente ans que je me
suis consacré à l’étude de ce livre; j’espère donc qu’on me pardonnera de
n’avoir pas, durant les dix ans qui se sont écoulés depuis que parut en 1958-59
la première édition de cet ouvrage, modifié mon interprétation d’ensemble
de la morale d’Aristote. J ’ai pourtant accueilli avec admiration et avec joie
l’extraordinaire floraison des études aristotéliciennes qui a marqué cette décade.
Mais j’ai pensé que la meilleure manière de lui rendre hommage, la plus pra
tique pour le lecteur (et la plus juste pour ceux qui possèdent déjà notre pre
mière édition), serait de faire le point des recherches de ces dernières années
en une introduction entièrement refaite (qui constitue la première partie du
t. I de cette deuxième édition) ; la deuxième partie du t. I (traduction) et le
t. II (commentaire) pourront ainsi ne comporter qu’un minimum de correc
tions: il suffira la plupart du temps de renvoyer à la nouvelle introduction
(à laquelle le possesseur de la première édition pourra aussi facilement se re
porter) .
Cette nouvelle introduction a été rédigée en 1966; cependant les retards de
l’impression m ’ont permis de la mettre au point, dans une certaine mesure, jus
qu’au début de 1968.
texte grec original de cette Vie est perdu, mais elle a eu une nombreuse
descendance: un résumé grec en fut fait, semble-t-il, avant la fin du
Ve siècle (14) , et c’est de ce résumé que dérivent toutes les Vies d’Aris-
tote qui sont parvenues jusqu’à nous, tant grecques et latine que syria
ques et arabes.
Il est vain de chercher un «auteur» défini aux trois Vies grecques:
l’original perdu de la vie latine, la Vita vulgata, conservée en plus de
trente manuscrits, et la Vita marciana, ainsi nommée parce qu’elle n’est
conservée qu’en un seul manuscrit de la Bibliothèque de Saint-Marc à
Venise (15) . Ce sont en effet des œuvres collectives: à partir d’Ammo-
nius, à la fin du Ve siècle, et jusqu’à la fin du V F siècle, les maîtres
néoplatoniciens prirent l’habitude d’inaugurer leurs cours sur Aristote
par un commentaire du résumé de la Vie d’Aristote de Ptolémée, en
y ajoutant chacun des additions de leur cru; les Vies sont donc le fruit
de l’enseignement de plusieurs générations de maîtres, dont chacune
a fixé un moment: l’original grec de la vie latine est peut-être la forme
la plus ancienne, la Vita vulgata était en usage dans l’école d’Ëlias,.et
la Vita marciana sort de la même école qui a produit l’original grec de
la vie latine, mais à une date plus tardive (16) . La vie latine, Liber de
vita et genere Aristotilis, a été traduite du grec par un inconnu dans
la première moitié du X IIF siècle (17) .
Les vies arabes, au nombre de quatre, semblent toutes dériver
d’une traduction syriaque du résumé grec de la Vie de Ptolémée, tra
duction aujourd’hui perdue, à part deux brefs extraits (Vita syriaca 1
et Vita syriaca II). Ce sont la Vie d’Aristote insérée par Ibn al-Nadim
dans son Kitâb al-Fihrist au X B siècle (Vita arabica I), celle d’Abû’l
Wafa al Mubashshir, dans son Livre de la sagesse et des dits admira
bles, écrit vers le milieu du X Io siècle (Vita arabica I I ) , celle d’al Kifti
(1172-1248) dans sa Chronique des savants (Vita arabica III) et celle
d’Ibn Abî Usaibia (mort en 1270) dans sa Chronique des médecins
(Vita arabica TV) (18) .
On admet habituellement que la Vita menagiana, ainsi appelée parce
qu’elle fut éditée pour la première fois par Gilles Ménage, et la notice
de Suidas (Xo siècle), dérivent de la Vie d’Aristote insérée dans sa
Nomenclature par l’historien Hésychius de Milet, qui vécut au VF siè
cle (10) .
PHASE IN IT IA L E : L ’IDEALISM E
E T LA TRANSCENDANCE D E L ’AM E D
teur, Proxène, qui était d’Atarnée en Asie Mineure; Aristote dut donc
résider dans cette ville et il est probable que c’est ainsi qu’il connut
Hermias, qui devait devenir tyran d’Atarnée et avoir sur sa carrière
une influence décisive (21) .
Au printemps de 367, âgé de 17 ou 18 ans, Aristote entra à l’Aca
démie, l’école de Platon à Athènes. Platon était alors absent, — c’est
l’époque de son deuxième voyage en Sicile, — et en son absence l’Aca
démie était dirigée par Eudoxe, ce qui explique sans doute l’intérêt par
ticulier que porte Aristote aux doctrines philosophiques de celui-ci (22);
Eudoxe semble pourtant avoir été aussi piètre philosophe qu’il était
excellent mathématicien et astronome. A son retour, Platon remarqua
l’assiduité à l’étude et les dons exceptionnels du nouveau venu; il
l’avait surnommé, dit-on, le «liseur» et «l’intelligence» (w) .
S’il devait passer près de vingt ans au sein de l’Académie, Aristote
cessa très tôt d’être un simple élève. Il put s’y adonner à des recher
ches personnelles et à une activité littéraire déjà intense. Il n’avait guère
plus de vingt-cinq ans lorsque, vers 358, il publia son premier écrit,
le dialogue De la rhétorique ou Grylos: c’était, non pas un éloge de
Grylos, le fils de Xénophon, tué dans le combat de cavalerie qui pré
céda la bataille de Mantinée (4 juillet 362), mais au contraire une
critique des éloges de Grylos écrits par Isocrate et ses élèves: Aristote,
en bon élève de Platon, y condamnait «la conception d’un art oratoire
indifférent au bien et au mal, sans fondement philosophique» (24) .
(21) Cf. A. Brinkm ann, Ein Brief Platons, dans Rheinisches M uséum fü r Phi
lologie, 66 (1911), p . 226-230. — Sur la famille d’Aristote, cf. A.-H. C h ro u s t,
T h e Genealogy of Aristotle, dans Classical Folia, 20 (1966), p. 139-146.
(—) Cf. D üring., Aristotle..., p. 257; A.-H. C h r o u s t, T h e Vita Aristotelis of
Dionysius of Halicarnassus, dans Acta Antiqua Hung., 13 (1965), p. 372-373, et
surtout A.-H. C h ro u s t, Aristotle enters the Academy, dans Classical Folia, 19
(1 965), p. 21-29, qui, après B e r t i , La filosofia..., p. 138-143, examine les contra
dictions des témoignages: il est possible qu’Aristote ait fait un premier séjour
à Athènes avant 367, et qu’il ait fréquenté quelque temps l’école d’Isocrate avant
de se tourner vers l’Académie. Qu’Eudoxe ait été scolarque au moment où
Aristote entra à l’Académie, c ’est l’explication commune de l’expression de la
Vita marciana: «L-ti Eùôo§ou» (éd. Düring, p. 99, 3) et de la Vita latina: «tem-
pore Eudoxi» (éd. Düring, p. 152, 23) ; cette explication est mise en doute par
O. G igon, Vita Aristotelis marciana, Berlin, 1962, p. 49-51, mais elle est défendue
par Ph. M e r la n , Studies in Epicurus and Aristotle (Klassisch-Philologische Stu-
dien..., Heft 2 2 ), Wiesbaden, 1960, Appendix: The Life of Eudoxus, p . 99, n. 14.
(23) Vita marciana, éd. Düring, p. 98, § 6-7; - Vita latina, éd. Düring, p. 152,
§ 6-7. Düring pense que ces surnoms traduisaient plus d’ironie que d’admiration
(Aristotle..., p. 109; Aristoteles, p. 8 ).
(2!) P . T h i l l e t , N ote sur le «Gryllos», ouvrage de jeunesse d ’Aristote, dans
R evue philosophique, 82 (1 9 5 7 ), p . 3 5 2-354. Cf. P . M o ra u x , L es listes ancien-
12 L ’EV O LU TIO N D E L A PENSEE D ’A RISTO TE
C’est sans doute peu après cette date qu’Aristote fut chargé à l’Aca
démie du cours de rhétorique, qu’il inaugura par la boutade restée fa
meuse: «Il serait honteux de se taire et de laisser parler Isocrate». Un
disciple d’Isocrate, Céphisidore d’Athènes, répliqua par un ouvrage en
quatre livres, le Contre Aristote, dans lequel il raillait la collection de
Proverbes, publiée peu auparavant par Aristote, et lui reprochait, après
avoir fait l’éloge de la vie contemplative, de la trahir pour la vie ac
tive. Aristote se défendit de cette accusation dans un dialogue intitulé
Le Politique (25) . Il est possible que les Topiques et les deux premiers
livres de la Rhétorique, bien que remaniés par la suite, nous conservent
un écho de ces premiers cours d’Aristote (2G) .
Cependant Aristote ne devait pas longtemps s’en tenir à l’enseigne
ment de la rhétorique. Dès 353, il publie son Eudème ou de l’âme, dia
logue dédié à la mémoire d’Eudème de Chypre, qui venait d’être tué,
à la fin de 354, devant Syracuse. Aristote y défendait l’immortalité
de l’âme en s’appuyant non seulement sur les Idées de Platon, mais
aussi sur les mythes traditionnels. C’est sans doute à cette époque de la
vie d’Aristote qu’il faut rapporter la curieuse anecdote racontée par
dans un pays qui avait été jusque là un des fiefs d’Isocrate et pré
parer l'invasion intellectuelle de l’île (ao) . Mais, par delà ce destina
taire, Aristote visait le grand public cultivé, qu’il invitait à se conver
tir à la vie philosophique, et plus précisément encore peut-être la jeu
nesse studieuse, qu’il invitait à se mettre à l’école de Platon plutôt qu’à
celle d’Isocrate: le Protreptique était un manifeste ou un «program
me» rédigé par Aristote au notn de l’Académie tout entière. Pour sé- ,
duire ce public, un style soigné importait plus qu’une argumentation
serrée: s’il est certainement excessif de dire qu’on n’y peut découvrir
aucune philosophie précise, il sera pourtant sage de s’abstenir de ces
reconstructions ambitieuses qui, sur un mot, sur une allusion laissée
volontairement dans le vague, comme il convenait à un écrit de vulga
risation, ont trop souvent bâti de toutes pièces des doctrines plus ache
vées que celles-là mêmes qu’on lira dans les traités techniques de l’Aris-
tote de la maturité (31) . Il reste toutefois légitime d’interroger le Pro
treptique sur ce qui était son propos exprès, sur l’idéal de vie auquel
il appelait ses lecteurs, sur la sagesse à laquelle il voulait les convertir,
et pourtant, même là, il faut se rappeler, comme le dit excellemment
(ao) C f. A.-H. C h r o u s t, What Prom pted Aristotle to Address the Protrep-
ticus to Themison, dans Herm es, 94 (1 9 6 6 ), p. 202-207.
(31) Un des exemples les plus frappants de ces reconstructions est fournie
par la notion de «nature»: les quelques lignes que le fr. 11 W du Protreptique
consacre à la distinction des œuvres de l’art et de la nature ont donné lieu à
des spéculations dont J. Pépin, L ’interprétation..., I. La notion de nature, dans
Revue des études grecques, 77 (1 964), p. 4 4 6 4 4 8 , trace un résumé dont j’admire
la netteté et la vigueur, sans pouvoir en admettre les conclusions. A. M an sion ,
Introduction à la Physique Aristotélicienne (Aristote. Traductions et Études),
2e éd., Louvain-Paris 1945, p. 95, avait beaucoup plus justement écrit: «Ce n’est
pas là ... chez (Aristote) une vue systématique se rattachant aux principes direc
teurs de sa philosophie; c ’est bien plutôt une doctrine traditionnelle reprise,
telle quelle, à un exposé de Platon; mais pour celui-ci elle avait au point de
vue doctrinal une importance considérable, dont il reste peu de chose chez
son disciple», ce qui est vrai au premier chef lorsqu’il s’agit du Protreptique:
le propos d’Aristote n’est pas en effet ici d’établir une doctrine de la nature,
mais bien d’exhorter à la sagesse en faisant valoir que la nature même nous
y appelle: la vieille division mise en forme par Platon suffisait amplement à
ce propos, sans qu’Aristote ait à entrer dans les discussions techniques aux
quelles elle avait donné naissance. Ceci ne veut pas dire qu’il ignore la critique
qu’en avait instituée Platon dans les Lois, X , 888 e, mais moins encore qu’il
pousse au delà de cette critique, comme il le fera dans la Physique, pour bâtir
une doctrine originale de la nature: tout simplement, nous sommes à un autre
plan, celui, non pas de la science naturelle, mais de l’exhortation morale. Il
n’y a rien, dans l’emploi du mot de nature que fait le Protreptique, qui ne soit
platonicien (comparer l’Index de Düring, s.v. tpirniç, p. 105 a, et Éd. des P laces,
Platon, Œ uvres complètes, t. 14: Lexique, Paris, 1964, s.y. tpiioig, p. 557-559).
16 L ’EVO LU TIO N D E LA PEN SEE D’A RISTO TE
(32) Cf. I. D ü rin g , dans Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century, p. 55;
Aristotle’s Protrepticus, p. 274.
(3a) M. Düring, qui date le Protreptique des années 353-351, ne pense pas qu’à
32 ou 33 ans Aristote puisse encore être considéré comme un jeune homme, et
il s’insurge contre l’expression d’«écrits de jeunesse» (Aristotle’s Protrepticus,
p. 2 8 2 ), et M. P. M o ra u x , L e Dialogue «Sur la Justice», p. X , est bien près de se
r - ranger à son avis, L ’on sait pourtant que, aux yeux des Anciens, la jeunesse
commençait à 30 ans pour se poursuivre jusqu’à 45, voirerjüsqd’à 50 ans (cf.
J. de G h e llin c k , Iuventus, gravitas, senectus, dans Studia mediaevalia in hono-
rem A.R.P. R.-J. Martin, Bruges, s.d., p. 39-59); Aristote lui-même, s’il concède
dans sa Rhétorique que le corps atteint sa maturité entre 30 et 35 ans, s’empresse
d’ajouter que l’âme, elle, n’est pas mûre avant l'âge de 49 ans (Rhét., II, 14,
1390 b 9-11) ; dans la Politique, il recule d’ailleurs la maturité physique elle-
même jusqu’à l’âge de 37 ans (V II, 16, 1135 a 29; avec Ross, Aristotelis Politica,
Oxford, 1957, on supprimera les mots t j u i î i o o v ) , et assure que l’homme ne doit
pas se marier avant cet âge; de fait, lui-même ne se mariera qu’à l’âge de 44 ans
(cf. plus loin, p. 3 9 ) . Il y a donc tout lieu de croire que, lorsqu’il écrivit le
Protreptique, Aristote se considérait encore lui-même comme un jeune homme;
même si, à nos yeux, c ’est là une illusion, c ’est une illusion qu’il convient de
respecter. L ’expression d’«écrits de jeunesse» n’est donc pas seulement commode
et consacrée par l’usage; elle est historiquement pleinement légitime.
(34) I. D ü rin g , Aristoteles, p. 5: «E r war ja eben Aristoteles»; cf. les nota
tions, — d’ailleurs écrites à la louange de M. Düring ! — de Fr. D ir lm e ie r ,
LA PHASE ID EA LISTE 17
principe» est une réalité parfaitement définie: c’est la fin, c’est le bien
humain (3B) , Or, cette fin et ce bien sont, Aristote y insiste à satiété,
un prakton, un opérable, c’est-à-dire quelque chose que nous autres
hommes nous avons à faire, ou plus exactement à «agir» (39) ; or, n’est
prakton, n’est objet et terme d’action que ce qui peut être autrement
qu’il n’est, que le contingent (40) . Et c’est pourquoi cette fin et ce bien,
qui sont le premier principe de la morale, ne peuvent pas être connus
par l’intellect spéculatif qui, ayant pour objet le nécessaire (EN, VI, 2,
1139 a 7-8), ne pense aucun prakton (41), ni par sa vertu, la philoso
phie spéculative qu’est la sophia, dont ce n’est pas le propos de rien
faire venir à l’existence (“ ). La fin, le bien humain, le premier principe
de la morale ne peut être connu que par l’intellect pratique et que par
sa vertu, la sagesse pratique qu’est la phronèsis, connaissance intel
lectuelle certes, mais de ce type très particulier qu’est la connaissance
pratique qui inclut la rectification du désir par la vertu et l’expérien
ce du singulier (43) . La morale de YÊthique à Nicomaque n’est donc
pas la brumeuse morale des «premiers principes» esquissée'par M. Dü-
ring: elle est la morale précise de ce premier principe très particulier
qu’est la fin opérable.
(3B) Cf. EN , V I, 5, 1140 b 16-17; 13, 1144 a 31-33; V II, 9, 1151 a 16. — D J .
A llan, Aristotle’s A ccount of the Origin of Moral Principles, dans Actes du
X I 8 congrès intern, de philos., Bruxelles, 20-26 août 1953, vol. X I I , p. 120, com
mence son article par ces mots: «A few1 words must be said ill defence of the
title chosen for this essay... It is true, in the first place, that Aristotle does not
assume a plurality of independent moral principles, but only a supreme end or
good, and a number of rules which can be said either to express the nature of
this end, or to provide or suggest the means of its realization. I have spoken
of moral principles partly because we ought not to exaggerate the importance
for Aristotle of the means-end distinction, and partly because it is in these
terms that the equivalent problem presents itself to the modern mind». Cette
concession de M. Allan à une terminologie toute moderne a été désastreuse, si
elle a contribué à égarer M. Düring.
(3B) Cf. EN , I, 2, 1095 a 16; 4, 1096 b 34; 5, 1097 a 22-23, 1097 b 21; V I, 8,
1141 b 12; avec les excellentes pages de P. L . D on in i, L ’Etica dei Magna Mora-
lia, Turin, 1965, p. 35-38.
(40) A r i s t o t e , D e l’âme, III, 10, 433 a 29-30: itgay.Tàv ô’ être! xb èvôexôubvov
•/.al SXXtoç exeiv. Cf. Fr. L en i di S p a d a fo ra , N ote su una distinzione aristotelica
tra teorico e pratico, dans Sophia, 25 (1957), p. 57-66 (avec mon compte rendu
dans Bulletin thomiste, 10, 1957-59, p. 137-138).
(u ) D e l’âme, III, 9, 432 b 27: o ¡xèv yàç ÛEaorjTiy.àç (yovç) oùH v voel
ngay.rôv.
(42) EN , V I, 13, 1143 b 18-20, à rapprocher de V I, 4, 1140 a 10-11 (cf. infra,
t. II, p. 46 2 ).
(43) Cf. infra, t. II, p. 563-578 et Table, alphab., s.v. sagesse.
LA PHASE ID EA LISTE 19
qu’Aristote admet ici un Bien Absolu C'0), mais il faut dire plus: ce Bien
Absolu, qui transcende la distinction de l’ordre spéculatif et de l’ordre
pratique, ce ne peut être que le Bien-en-soi de Platon. Ici encore, nous
n’avons pas une brumeuse morale des «premiers principes», nous avons
la morale rigoureuse de ce premier principe qu’est le Bien-en-soi. Cette
morale, il est hors de doute qu’elle tombe sous la condamnation impi
toyable qu’Aristote prononcera dans ses Éthiques des morales du Bien-
en-soi. Il est vain de vouloir, avec M. Düring, réintroduire subreptice
ment dans l’Éthique à Nicomaque le Bien-en-soi qu’Aristote en a exclu:
s’il est vrai que, pour un saint Thomas d’Aquin, Dieu atteint dans la
contemplation est la fin de la morale, cela n’est pas vrai pour Aris
tote (5I) : Dieu n’est pas quelque chose que nous puissions faire ! Si la
contemplation est donc la fin de l’homme, ce n’est pas, pour l’Aristote
de YÊthique à Nicomaque, en tant qu’elle débouche sur Dieu, mais en
tant qu’elle émane de l’homme, ce n’est pas en tant que par son objet
elle est de l’immuable, c’est en tant que par son exercice elle est du
faisable: la sophia qui contemple l’objet éternel et la phronèsis qui
connaît et qui fait l’exercice contingent ne sont plus une, mais deux,
et leur lien n’est plus qu’accidentel et extérieur. De la morale du Bien-
en-soi à la morale de la fin opérable il y a toute la distance qui sépare
le Platonisme de l’Aristotélisme (52) .
que pose le traité Du Bien est spécial: on s’accorde à y voir une simple
reportation des leçons de Platon sur le Bien, c’est-à-dire sur la dernière
forme de l’ontologie platonicienne dans ce qu’elle avait de plus systé
matique et de plus mystérieux; mais, s’il est vraisemblable que les no
tes de cours d’Aristote sont contemporaines des leçons de Platon, il
est possible que, pour respecter le mystère dont le maître aimait à en
tourer son enseignement oral, l’élève ait attendu la mort de Platon
avant de les rendre publiques (M). Plus important est le problème chro
nologique que posent le grand dialogue en trois livres De la philoso
phie (S5) et le traité Des Idées. Jaeger les plaçait tous deux dans la pé
riode suivante de la vie d’Aristote; il voyait même dans le De la philo
sophie le discours-programme de la nouvelle école qu’Aristote fonda à
Assos après la mort de Platon (58). M. Düring fait prévaloir aujourd’hui
une tout autre chronologie: le traité Des Idées et, après lui, le dialogue
miers doutes (58) et le traité Des Idées est tout entier consacré à en insti
tuer une critique serrée (00). Mais rien n’empêche de penser que, com
me l’assurait d’ailleurs une ancienne tradition, Aristote s’est séparé de
Platon du vivant même de ce dernier, non certes en ce sens qu’il aurait
quitté l’Académie, mais en ce sens que, restant à l’intérieur de l’Acadé
mie et sans rien renier de son attachement à la personne de son maî
tre, il en aurait respectueusement, mais librement, critiqué une des po
sitions les plus fondamentales, ce qui ne l’empêchait nullement de se
considérer encore comme un Platonicien (°‘). Mais, cette rupture une
fois bien marquée entre les ouvrages écrits par Aristote au début et
à la fin de son séjour à l’Académie, il faut reconnaître entre tous ces
ouvrages, contrairement à ce qu’affirme notamment le P. Festugière,
une étroite parenté qui permet d’en affirmer l’unité doctrinale et de
les attribuer à une même période de l’évolution de la pensée d’Aristote.
Pour comprendre les divergences d’interprétation auxquelles ces pre
miers écrits ont donné lieu, il faut se rappeler d’abord que beaucoup
sont des dialogues (°2), et ensuite que nous ne les possédons plus en
leur entier, mais que nous sommes réduits à en juger d’après les frag
ments qu’en citent plus ou moins fidèlement les auteurs anciens, et
d’après les maigres renseignements qu’ils nous fournissent sur leur
compte. De là vient, notamment, que nous ne savons pas toujours dans
la bouche de quel interlocuteur du dialogue était placé le fragment
cité: Aristote le mettait-il sur les lèvres de celui des personnages qui
représentait sa pensée, le plaçait-il sur les lèvres d’un adversaire (“),
(50) Cf. la mise au point de f. Pépin, L'interprétation..., H . L ’attitude relative
à la théorie platonicienne des Idées, dans R evue des études grecques, 77 (1964),
p. 4 5 3 4 5 8 .
(6°) Cf. S. M an sion , La critique de la théorie des Idées dans le negi Iôeüv
d ’Aristote, dans Revue philos, d e Louvain, 47 (1 9 4 9 ), p. 169-202.
(81) Cf. Fr. N uyens, L ’évolution..., p. 104-105; P. M o ra u x , Les listes ancien
n e s ..., p. 326-327.
(°2) Le Protreptique lui-même était-il un dialogue ou un discours suivi ? La
question a été vivement discutée et n'a pas encore reçu sa solution définitive.
Tiennent pour le dialogue, entre autres: H . U s e n e r, Vergessenes, dans Rheinis-
ches M uséum 28 (1 873), p. 3 9 2 4 0 3 (repris dans K leine Schriften, t. III, Leipzig-
Berlin, .1914, p. 11-21); H . D ie ls , Z u Aristoteles’ Protreptikos und Cicero’s
Hortensius, dans Archiv fu r Geschichte der Philos., I (1888), p. 4 7 7 4 9 7 ; D . I-
A l l a n , Fragmenta aristotelica, dans Philos. Quarterly, 3 (1 953), p. 248-252;
H . L a n g e rb eck , dans son compte rendu de l’article de A l l a n , Gnomon, 26
(1 954), p. 3. Tiennent pour le discours suivi: R . H i r z e l , Ü ber den Protreptikos
des Aristoteles, dans H erm es, 10 (1876), p. 61-100; W . Ja e g e r , dans son Aris
toteles, p. 54; I. D ü rin g , Aristotle's Protrepticus, p. 29-32.
(a3) La question se pose notamment pour le fr. 5 b Walzer du Protreptique:
c'est une objection que les partisans de la forme dialoguée de cet ouvrage
LA PH ASE ID EA LISTE 25
ou encore d’un ami un peu trop enthousiaste, dont les élans excessifs
devaient être ramenés par un interlocuteur plus rassis à leur juste me
sure ? Sans doute serait-ce aller trop loin de soutenir, comme on l’a
fait, que Platon lui-même était un des personnages du Protreptique,
et que l’adhésion à la doctrine des Idées qu’il exprime n’engageait pas
Aristote. Mais il semble par contre nécessaire d’expliquer de cette ma
nière ce qu’il y a d’excessif dans le dualisme et le pessimisme de cer
tains fragments du Protreptique et surtout de YEudème. Comme l’a
justement fait remarquer Mgr Mansion si Aristote avait soutenu,
comme on a cru pouvoir le déduire de certains fragments de YEudème,
que l’âme est une Idée, et s’il avait souligné son opposition au corps
avec la brutalité avec laquelle la soulignent ces fragments, il aurait lar
gement dépassé le dualisme et le pessimisme du Phédon, et cela à une
époque où Platon lui-même en était venu à des vues beaucoup plus
modérées. Il est donc vraisemblable que ce qu’il y a dans ces fragments
d’excessif ne constituait dans le dialogue qu’une étape et se trouvait
corrigé par des exposés plus nuancés. Or, précisément, les fragments
nous ont conservé un écho de ces opinions plus mesurées, qui devaient
être celles mêmes d’Aristote. Le P. Festugière lui-même, après avoir
tracé en termes saisissants le tableau du pessimisme du Protreptique,
doit reconnaître qu’Aristote, dès ce moment, à côté de la contemplation
du monde idéal, fait place à la contemplation du cosmos (G5), alors que
cette contemplation caractérisera selon lui l’optimisme du traité De la
philosophie. De même M. Nuyens, qui attribue sans hésitation à Aris
tote le dualisme pessimiste des fragments conservés de YEudème, doit
noter que dans le Protreptique on trouve, juxtaposées à ce dualisme
pessimiste, des vues beaucoup plus optimistes, qui, loin d’insister sur
l’opposition entre l’âme et le corps, en soulignent la collaboration, et
il retrouve dans le traité De la Philosophie, qui d’après le P. Festugière
marquerait le ralliement d’Aristote au platonisme optimiste du Timée
et des Lois, exactement les mêmes vues ("“). Il semble donc qu’il faille
admettre que le platonisme auquel s’est rallié Aristote a été dès l’abord
le platonisme optimiste du Timée et des Lois, et il n’y a rien la que de
très naturel, si l’on songe que la période de la première activité litté
raire d’Aristote coïncide avec celle de la dernière forme du Platonisme.
C’est bien en effet l’anthropologie du Timée et des Lois que nous
retrouvons dans YEudème et le Protreptique, avec toutefois une légè
re variante: à la division tripartite de l’âme, partie rationnelle, irasci
ble et concupiscible, caractéristique du Timée, Aristote substitue la
division bipartite de Xénocrate, partie rationnelle et partie irrationnel
le (Protreptique, fr. 6W ; cf. notre comm. sur I, 13, 1102 a 26-27).
Mais cette modification n’entame pas l’essentiel de la doctrine. Pour
l’Aristote de YEudème et du Protreptique, comme pour le Platon du
Timée, l’âme, c’est avant tout la partie rationnelle, l’intellect. C’est cette
âme-là qui est l’homme ( Protreptique, fr. 6 W ; cf. P l a t o n , Lois, X II,
959 a-b), tandis que le corps n’est qu’un faux-semblant qui l’accom
pagne (Protreptique, fr. 10 a W = Lois, ibid.). C’est cette âme-là qui
seule est immortelle, tandis qu’est mortelle l’âme irrationnelle (Eudè-
me, fr. 8W ; Protreptique, fr. IO cW ; cf. Timée, 42 e; 6 9 c s s )(07).
Cette âme est en effet une substance apparentée aux Idées, et donc éter
nelle comme elles: elle préexiste au corps et elle lui survit. Sa vraie vie,
c’est la vie hors du corps, qu’elle vivait avant de lui être unie et qu’elle
vivra après l’avoir quitté. En ce sens, l’union de l’âme au corps est
pour elle une entrave, elle est contre nature (Eudème, fr. 5 W; Pro
treptique, fr. 15 W, p. 60), c’est l’affreuse union d’un vivant avec un
cadavre (Protreptique, fr. 10 b W) (e8). Voilà le pessimisme. Mais l’op
timisme lui est joint: tant que dure son union au corps, l’âme sait ex
ploiter cette union même à son profit. Entre elle et le corps s’établit une
collaboration tout entière au profit de l’âme, car l’âme est maîtresse et
(70) Ceci bien entendu n’est qu’une simple suggestion; je ne prétends nulle
ment résoudre ici un des problèmes les plus difficiles que pose l’interprétation
des fragments du traité D e la philosophie; on se reportera pour une mise au
point de la manière dont se pose le problème à l'article de Mgr M an sion , L ’im
mortalité de l’â m e..., R evue philos, de Louvain, 51 (1953), p .4 4 7 4 5 1 , et sur
tout à la magistrale étude de P. M o ra u x , quinta essentia, dans Paulys Real-
encyclopàdie der classischen Altertumswissenschaft, 47 Halbbd., 1963, col. 1171-
1266. L ’interprétation opposée a trouvé un défenseur de talent en la personne
de J. Pépin, L ’interprétation..., V . L e cinquièm e élém ent comme substance de
l'âme, dans Revue des études grecques, 77 (1 9 6 4 ), p. 4 7 3 4 8 8 ; M. Pépin insiste
sur les témoignages qui présentent la quinte-essence comme une «matière-imma
térielle»; personnellement, je préférerais attribuer à Aristote une adhésion mo
mentanée au matérialisme, qui après tout est une position logique et cohérente,
plutôt que de le créditer d’une idée bâtarde, qu’enfanta plus probablement le
manque de sens métaphysique des Stoïciens.
(71) Cf. N uyens, L ’évolution..., p. 95-97; G. S o l e r i , L ’immortalità dell’ani
ma in Aristotele, Turin, 1952, p. 67-68.
(72) Fr. 5 b W , p. 30 et fr. 9 W , p. 43; on retrouve la même distinction dans
la sixième lettre de Platon, 322 d-e, lettre écrite peu après 351, encore que chez
Platon il s’agisse là de deux sophia, et chez Xénocrate; mais ce n’est pas encore
la distinction aristotélicienne de la sagesse pratique et de la philosophie spécu
lative; cf. plus loin, p. 32.
LA PHASE ID EALISTE 29
(™) L ’histoire d’Hermias, qui ne nous était guère connue auparavant que
par Diodore de Sicile (1er siècle avant J.-C .), dans sa Bibliothèque historique,
X V , l i i , 5-7, et par Strabon dans sa Géographie, X II I, I, 57, a été éclairée d’une
façon toute nouvelle par la découverte en 1901 du commentaire de Didyme sur
les Philippiques de Démosthène (cf. plus haut, p. 7 ) . Depuis cette découverte,
on ne peut plus guère douter de l’authenticité de la sixième lettre de Platon,
que la quasi-unanimité des critiques reconnaissent désormais; cf. E. H ow âld,
D ie Briefe Platons, Zurich, 1923; F r. N o v o tn y , Platonis Epistulae commentariis
illusiratae, Brno, 1930 (l’authenticité de la sixième lettre est •cependant de
nouveau niée, en même temps que celle de la septième, par L . E d elstein ,
Plato’s- Seventh Lstter, Leyde, 1966, p. 122-123; la thèse d’Edelstein est accueillie
avec scepticisme par R. W e il, Revue des ét. grecques, 80 (1967), p. 622-623),
L ’authenticité de la sixième lettre de Platon une fois admise, c ’est la valeur du
témoignage de Strabon qu’il faut nier; celui-ci est en effet en contradiction avec
une affirmation expresse de Platon, puisque, alors que Platon dans sa lettre dit
ne pas connaître Hermias, Strabon prétend qu’Iiermias avait séjourné à Athè
nes et fréquenté l’Académie où il avait fait connaissance de Platon et d’Aris
tote; même si l’on admet un voyage d’Hermias à Athènes à un moment où Pla
ton en était absent, l’inexactitude de Strabon demeure, et A. Brinkmann (art.
cité plus haut, note 21) a montré que ce n’était pas la seule; l’essai de concilia
tion de S ta rk , Aristotelesstudien, Munich, 1954, p. 22, suivi par D ü rin g ,
Aristotle in the Biographical Tradition, p. 279: Hermias fréquenta l’Académie
sans que Platon le connaisse personnellement, a été à bon droit jugé sophistique
par E . R. H ill , dans T h e Journal of H ellenic Studies, 77,1 (1957), p. 171. —
Sur Hermias, on pourra consulter: P. v o n d e r M ü h ll, art. Hermias, dans Pauly-
W isso w a , Realenc., Suppl. Bd III, 1918, col. 1126-1130; D .E .W . W orm ell,
T h e Literary Tradition concerning Hermias oj Atarneus, dans Yale Classical
Studies, 5 (1 935), p. 55-92; J. Bid ez, Hermias d ’Atam êe, dans Académ ie royale
de Belgique. Bulletin de la classe des lettres, 5° série, t. 29 (1943), p. 133-146
(étude reprise dans Un singulier naufrage littéraire dans l’Antiquité, Bruxelles,
1943; on se gardera de prendre au pied dé la lettre les affirmations de M. Bidez,
qui suit par trop aveuglément l’hagiographie d’Aristote et de Callisthène) ;
l’étude la plus utile reste celle de P. F o u c a r t , Étude sur Didymos d ’après un
papyrus de Berlin, dans Mémoires de l’Académ ie des Inscriptions et Belles
lettres, t. 38 (1 ), Paris, 1906 (la date de 1909, donnée par D üring, Aristotle in
the Biographical Tradition, p. 272, est inexacte; c ’est celle de la publication
de la deuxième partie du t. 3 8 ).
(70) C. M- M u lv an y , Notes on the L egend of Aristotle, dans T h e Classical
Quarterly, 20 (1 926), p. 155, a mis en doute la basse extraction d’Hermias, sous
prétexte que son histoire ressemble trop à celle d’Hermotime, racontée par Hé
rodote, V III, 104-106: ce serait là pure invention de Théopompe, qui n’aimait
pas Hermias (D ü rin g , A ristotle..., p . 276; Aristoteles, p. 10-11, lui emboîte le
32 L ’EV O LU TIO N D E LA PENSEE D ’A RISTO TE
associé, enfin, vers 351, il lui succéda dans des conditions qui demeu
rent obscures. Dans la ville voisine de Skepsis résidaient alors deux
anciens élèves de Platon, qui, de retour dans leur ville natale après un
stage à l’Académie, y jouaient les réformateurs, Érastos et Coriscos.
Soucieux d’affermir son pouvoir en nouant de bonnes relations avec
les notables des cités voisines. Hermias entra en relation avec eux; c’est
alors que Platon adressa aux trois hommes sa sixième lettre, qui est en
quelque sorte la charte de la petite communauté platonicienne qui se
fondait ainsi en Asie mineure: Érastos et Coriscos, frais émoulus de
l’Académie, apportent la «philosophie des Idées», Hermias, outre la
puissance, possède la philosophie pratique née de l’expérience; il y a
là de quoi faire une philosophie complète qui puisera dans la contem
plation du monde idéal les normes d’une réforme du monde d’ici-bas.
Érastos et Coriscos résidaient encore à ce moment à Skepsis (80). Ils
finirent cependant par rejoindre Hermias à Atarnée, et c’est là qu’Aris-
tote et Xénocrate les rejoignirent à leur tour (81). Les quatre hommes,
mais surtout Aristote, devinrent les amis d’Hermias, qui sous leur in
fluence transforma sa tyrannie en un gouvernement plus modéré; bien
lui en prit, car du coup toute la contrée voisine reconnut volontiers
son autorité, et sa principauté s’étendit tout le long du rivage de l’Éo-
lide, d’Atarnée à Assos.
Hermias garda quelque temps près de lui à Atarnée ses philosophes.
Mais, après le ralliement à son autorité des cités de l’Éolide, «alors, il
en fut si heureux qu’il assigna aux susdits philosophes la cité d’Assos».
Ce texte d’Hermippe, conservé par Didyme, a non sans raison surpris
des historiens comme P. Foucart et: C. M. Mulvany: si Hermias se trou
vait si bien des services de ses philosophes, pourquoi, au lieu de les
garder près de lui, les a-t-il envoyés le plus loin qu’il pouvait, à l’autre
bout de sa principauté, dans cette cité d’Assos, distante d’Atarnée, par
la route, de près de 200 kilomètres, et par mer de plus de 100, ce qui
rendait toute rencontre entre eux désormais fort difficile ? C. M. Mul-
Quoi qu’il en soit, il est certain que c’est dans le petit port d’Assos
que vers 347 Aristote et Xénocrate fondèrent une nouvelle école, qui
devait sans doute représenter à leurs yeux, face à l’Académie d’Athè
nes tombée aux mains de Speusippe, la véritable Académie. Coriscos
semble y avoir été un des auditeurs les plus assidus des cours d’Aris
tote, qui, à force de le voir assis devant lui, pris l’habitude de citer
son nom en exemple: l’homme individuel, par opposition à l’homme
en général, ce sera toujours pour lui Coriscos.
Aristote ne devait pourtant passer que trois années à Assos. Dès
345/4, il quitta Assos pour l’île de Lesbos où il installa une nouvelle
école à Mytilène. Sans doute fut-il attiré là par un de ses élèves d’As
sos, qui devait devenir son collaborateur le plus fidèle avant d’être
son successeur, Théophraste, originaire d’Érèse dans l’île de Lesbos (84).
Mais cette nouvelle école devait passer, elle aussi, pour une école pla
tonicienne et un nouveau succédané de l’Académie.
Ces cinq années d’enseignement à Assos et à Mytilène comptent assu
rément parmi les plus fécondes de la carrière d’Aristote. En pleine force
de l’âge, de 37 à 42 ans, en possession d’une pensée personnelle de
puis qu’il a rejeté la doctrine des Idées, il se trouve chef d’école et doit
enseigner le cycle complet des sciences. Du coup, l’ère des dialogues
est pour lui révolue, et la période des cours commence: pour à peu-
-près toutes les branches de la philosophie, nous possédons des cours
enseignés par Aristote à Assos et à Mytilène. Si les Topiques datent
peut-être de la période précédente, les premiers et les seconds Analy
tiques sont sûrement à rattacher à cette période; voilà pour le cours
de logique C85). Le cours de physique est représenté par les livres I à VI
Aristote était depuis deux ans dans l’île de Lesbos lorsque, en 343/2,
Philippe de Macédoine fit appel à lui pour être le précepteur de son
fils Alexandre, alors âgé de treize ans. C’est probablement à la re
commandation de son ami Hermias qu’Aristote dut d’obtenir ce poste
que les personnages les plus en vue, et notamment ses adversaires
Isocrate et Speusippe, avaient brigué. Hermias était à ce moment mê
me engagé avec Philippe dans des négociations secrètes en vue d’une
alliance contre la Perse, et il est possible qu’il ait été heureux d’avoir
auprès du roi de Macédoine un homme de confiance. Le malheureux
Hermias devait d’ailleurs dès l’année suivante, en 341, à la grande joie
de Démosthène qui, dans sa quatrième Philippique attend merveille
de l’événement (02), tomber dans les mains des Perses: un chef de
avons vu que le récit de Strabon ne mérite aucune créance (cf. plus haut, ch. I,
n. 7 8 ), tandis que le récit d’Aristoclès s’appuie sur le témoignage d’Aristote lui-
même dans sa lettre à Antipater (cf. plus haut, ch. I, n. 2) ; Strabon encore fait
de Pythias la nièce d’Hermias; Diogène Laërce hésite: c ’était sa fille ou sa
nièce (V, 3 ) , tandis que la Vita menagiana (éd. D ü rin g , p. 82, § 2 ) n’hésite
pas à affirmer que c ’était sa fille, bien qu’il fût eunuque) ! . \
(07) P. M o ra u x , Les listes an ciennes..., p. 340-341. Nous nous en sommes tenu
dans ces pages à la thèse traditionnelle, qui est encore acceptée par I. D ü rin g ,
Aristoteles, p. 12. Cependant O. G igon, Vita Aristotelis marciana, p. 52-55, et
surtout A.-H. C h ro u s t, Was Aristotle Actually the Preceptor of Alexander the
Great, dans Classical Folia, 18 (1 964), p. 27-33, ont souligné que les témoigna
ges qui font expressément d’Aristote le précepteur d’Alexandre sont rares et
tardifs; M . Chroust incline à voir dans le préceptorat une légende, pieuse in
vention d’élèves d’Aristote (Andronicus de Rhodes ?) qui croyaient ainsi grandir
leur maître, ou plutôt maligne invention d’ennemis du philosophe: Alexandre,
après le meurtre de Càllisthène, fut considéré dans le Lycée comme un monstre;
n’était-il pas de bonne guerre de faire endosser au chef de l’école la responsa
bilité de la formation du monstre que dénonçaient les disciples et de montrer'par
là l’échec de sa pédagogie ? Il est certain que, sans même parler du meurtre de
Càllisthène, Alexandre, par sa politique cosmopolite, prit le contrepied de la
politique d’Aristote, encore liée à l’idéal de la cité grecque: il est possible que,
tant qu’elle fut consciente de cet échec, l’école péripatéticienne ait gardé sur le
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 41
préceptorat un silence prudent. N’est-il pas remarquable que le plus ancien té
moignage que nous ayons sur le préceptorat d’Alexandre, celui d’Alexinos (dans
D ü rin g , Aristotle..., p. 3 7 4 ), nous montre en Alexandre un élève rétif, qui vo
missait les discours d’Aristote pour lui préférer d’autres maîtres ? Mais, si les
textes qui font expressément d’Aristote «le précepteur» d’Alexandre sont rares
et tardifs, ceux qui attestent son séjour à la cour de Macédoine, ses relations
avec Philippe et avec Alexandre, sont nombreux et anciens; il reste donc pro
bable que, si Aristote n’a pas été le «maître» qui a inspiré la politique d’Alexan
dre, s’il n’a même pas été peut-être son unique «précepteur», il a au moins été
un des philosophes de la cour. — Sur les développements légendaires de l’his
toire des rapports entre Alexandre et Aristote dans la tradition arabe, cf.
M. B r o c k e r , Aristoteles als Alexanders L eh rer in der Legende, diss. de Bonn,
Bonn, 1966.
(9S) Ibid., p. 341-342. — C. M . M u lv an y , Notes on the L egend of Aristotle,
dans T h e Classical Quarterly, 20 (1926), p. 162-164, suivi par D ü rin g , Aristotle...,
p. 59, a mis en doute toute l’histoire de la destruction et du relèvement de Sta
gire: la cité n’a pas eu à être rebâtie parce qu’elle n’avait pas été. détruite, e t
elle n’a pas été détruite parce que, colonie d’Andros, elle ne faisait' pas partie
de la ligue chalcidienne et n’était donc pas impliquée dans la guerre d’Olynthe;
avec de pareils arguments, les historiens futurs n’auront aucune peine à prouver
que les Allemands n’ont envahi la Belgique ni en 1914 ni en 1940... Il est plus
sûr de s’en tenir aux textes, qui semblent dériver de la V ie d’Hermippe: Dio-
gène Laërce, V, 4 (éd. Düring, p. 31) ; Vita mardana (éd. Düring, p. 100, § 17;
éd. Gigon, lignes 81-90, avec le commentaire, p. 56-57); Vita latina (éd. Düring,
p. 153, § 1 7 ) ; autres témoignages dans Düring, p. 290-294.
42' L ’ÉV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A R ISTO TE
334, à l’âge de 50 ans, il reprit ses cours (I0S). Pendant quelques an
nées, jusque vers 330, il dut se contenter pour une large part de redon
ner les cours qu’il avait composés à Assos et Mytilène, quitte à les
remanier et à les compléter. C’est ainsi que le cours de physique qu’il
donna alors comprenait sans doute la Physique, les traités Du ciel et
De la génération et de la corruption,tous composés à Assos, mais rema
niés et complétés par une nouvelle série de cours, les Météorologiques;
il y a ainsi dans ce cours, comme l’écrit Mgr Mansion, «des matériaux
d’un peu toutes les époques; l’auteur a mis ensemble des notes où l’on
retrouve encore des traces de sa pensée et de sa doctrine à un stade
antérieur de leur évolution, à côté d’exposés rédigés au moment mê
me où il formait la série, voire postérieurs à ce moment. Il n’a pas jugé
nécessaire néanmoins d’unifier de façon absolue et jusqu’aux nuan
ces la doctrine contenue dans ces exposés, empruntés à des époques
diverses et à des rédactions successives. Il semble au contraire avoir
totle..., p. 250, 260; Aristóteles, p. 13, invoque le droit athénien pour nier qu’Aris-
tote ait fondé une «école» au sens «matériel et juridique» du mot. Certes, la loi
athénienne ne reconnaissait pas aux métèques Vegktèsis, c ’est-à-dire le droit de
propriété immobilière, mais les exceptions à cette loi n’étaient pas rares (cf.
D arem b erg -S ag lio , Dict. des antiquités, t. il, ! re partie, p. 494-495) et absolu
ment rien ne nous autorise à dire qu’Aristote n’a pas bénéficié d’une de ces
nombreuses exceptions; au reste, de telles lois sont faites pour être tournées: il
suffit d’avoir un prête-nom... Le texte de Diogène Laërce, V , 39 (éd. H . S. Long,
t. I, p. 2 1 6 ), ne favorise nullement la négation de M. Diiring; R. G e n a ille ,
Diogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Trad. nou
velle, 1.1, Paris, 1933, p. 218, n’a peut-être pas rendu très littéralement les mots
de Diogène Laërce en traduisant: «On rapporte encore qu’il eut en sa posses
sion après la mort d’Aristote le jardin de celui-ci, grâce à Démétrios de Pha-
Ière qiii était son ami», mais il en a sûrement mieux saisi l’intention que M. Dii
ring; la continuité de l’école est partout supposée par Diogène Laërce (cf. V,
3 6 ); Théophraste dans son testament lègue un terrain qu’il possédait à Stagire
(V, 52) : de qui le tenaitdl, sinon d’Aristote ? Il est donc normal de penser que
c ’est d’Aristote aussi que Théophraste tenait les locaux de l’école (et il fallait
bien que du vivant d’Aristote elle ait été logée quelque part !) ; si une interven
tion de Démétrius a été nécessaire, c ’est simplement pour que le métèque Théo
phraste puisse entrer en possession de ces locaux et les mettre à son nom; sans
doute Démétrius lui fit-il concéder Vegktèsis, tout comme quelque autre ami avait
pu la faire concéder à Aristote. Cf. infra, p. 333, Addenda.
(108) C’est intentionnellement que j’omets ici de mentionner les «renseigne
ments» que nous donne Aulu-Gelle sur l'organisation des cours au Lycée; cf.
plus loin, p. 64; par contre on trouvera dans H . Ja c k so n , Aristotle’s Lecture-
room and Lectures, dans .T h e Journal of Philology, 35 (1 920), p. 191-200, des
renseignements intéressants, tirés de l’œuvre même d’Aristote, sur le matériel
scolaire, tableaux, etc. qu’il utilisait; cf. plus loin, comm. sur E N , II, 7, 1107 a
32-33.
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 45
Enfin Aristote refit sur nouveaux frais son cours de politique, le nou
veau étant essentiellement constitué par les livres IV-VI de la Politi
que, auquel on peut joindre le livre I, cours d’introduction écrit après
coup (“ ), et son cours de morale; le nouveau cours de morale qu’il
rédigea alors est précisément YÊthique à Nicomaque (ns).
de YÊthique à Eudème est plus proche, par sa façon de poser les pro
blèmes et par les expressions qu’il emploie, du Lysis de Platon que ne
le seront les livres VIII-IX de YÊthique à Nicomaque (133). Enfin les
rapprochements littéraires que Jaeger a signalés entre YÊthique à
Eudème et le Protreptique valent toujours (134). La démonstration de
l’authenticité de YÊthique à Eudème et de sa date ancienne, telle qu’elle
a été faite par Jaeger, conserve donc sa force probante, et il est facile
de la confirmer par de nouvelles comparaisons de détails; c’est ainsi
que nous avons essayé de montrer comment la doctrine de la magnani
mité de YÊthique à Eudème s’inscrit entre les Seconds Analytiques et
YÊthique à Nicomaque (13s).
En résumé, YÊthique à Eudème est la première ébauche et YÊthique
à Nicomaque l’expression achevée de la morale qui répond à la nou
velle conception de l’homme qu’a élaborée l’Aristote de la période de
transition. Cette conception, d’une part, reste fortement hiérarchique
et assure à l’âme une supériorité incontestée sur le corps, son instru
ment, mais elle ne lui assure plus aucune transcendance; d’autre part,
si elle proclame la collaboration de l’âme et du corps, elle n’a pas en
core découvert leur unité substantielle. Ainsi la morale de YÊthique à
Eudème et de YÊthique à Nicomaque est-elle, contrairement à la mo
rale toute chargée d’aspirations à une autre vie de YEudème et du
Protreptique, une morale de cette vie, sans aucune ouverture sur un
autre monde quel qu’il soit, et une morale qui sépare les valeurs cor
porelles et les valeurs psychiques bien au delà de ce que pourrait se
permettre une morale hylémorphiste.
que, qui en réalité ne fait pas partie du cours de métaphysique mais est un
lexique philosophique indépendant, comporte un fond très ancien, antérieur
même à la Physique (cf. A . M an sio n , Introduction à la Physique Aristotéli
cienne, Louvain, 1945, p. 9 2 ; cependant dans le même ouvrage, p. 3 6 , n. 2 , Mgr
Mansion «penche pour l’antériorité de l’exposé de la Physique»), et des addi
tions récentes, postérieures au traité D e l’âme (cf. N uyens, p. 175, n. 8 1 ) . Cf.
plus haut, p. 36-37, n. 90.
(i3B) c f . E . D re ru p , Ist die Athenaion Politeia des Aristoteles vollendet ?
dans M nemosyne, 10 (1 9 4 1 ), p. 1-7. R. W e i l, Aristote et l’histoire, Paris, 1960,
p. 104-116, conclut: «Au total, il n’y a pas de raison de croire qu’Aristote a
entrepris la Constitution d ’Athènes avant la période du Lycée. Mais au lieu de
se placer rigoureusement entre 3 2 9 et 3 2 6 , ou 3 2 4 et 3 2 2 , l’œuvre apparaît main
tenant comme le résultat de recherches et de corrections qui ont pu durer dix
ans, ou un peu davantage».
(140) Cf. Ph. M e r la n , Isocrates, Aristotle and Alexander the Great, dans
Historia, Zeitschrijt fiir Alte Geschichte, 3 (1 9 5 4 ), p. 60-81; A.-H. C h ro u s t,
Aristotle and Callisthenes of Olynthus, dans Classical Folia, 20 (1 9 6 6 ), que je
n’ai pu atteindre.
LA PHASE H YLEM O R PH ISTE 57
( H1) Cf. A.-H. C h r o u s t, Aristotle’s Flight from Athens in the Y ea r 323 B.C.,
dans Historia, Zeitschrift filr Alte Geschichte, 15 (1966), p. 185-192.
(l4a) Le testament a certainement été rédigé à Chalcis en 3 2 3 /2 2 , cf. W . Jae
g e r , Aristoteles, p. 341, n. 1, et plus haut, p. 5, note 2.
(143) Apollodore (dont le témoignage nous est conservé par Diogène Laërce,
V , 10, et Denys d’Halicamasse, Lettre à A m née, I, 5) précise bien qu’Aristote
mourut de maladie (probablement d’une maladie d’estom ac). L a légende de son
suicide ne mérite pas d’être prise en considération; cf. la note de A.-H. C h ro u s t,
T h e Myth of Aristotle's Suicide, dans T h e M odem Schoolman, 44 (1966-67),
p. 177-178.
58 L'EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A RISTO TE
sant un instant de n’être que ce qu’il est dans son essence pure, s’unit
à l’âme de chaque homme pour produire, avec la collaboration des
facultés sensibles de l’âme, des idées, et comment l’âme, qui est tout
entière forme du corps, peut cependant posséder une faculté intel
lectuelle par où elle est en puissance de recevoir ces idées (140). Mais
sans doute Aristote lui-même n’avait-il aucune réponse claire à faire à
ces problèmes, qui marquent le point limite auquel était parvenue
sa réflexion lorsqu’elle se trouva interrompue par la fuite à Chalcis.
Au reste, l’intérêt de ces considérations est pour nous tout négatif:
ici encore, ce qu’il ne nous faudra jamais oublier, c’est qu’Aristote,
au moment où il écrivait l’Éthique à Nicomaque, non seulement n’avait
pas élaboré la théorie de l’Intellect que développe le traité De l’âme,
mais n’en avait même encore aucun soupçon. Il y avait dans cette
théorie le germe d’une morale transcendante, d’une mystique peut-être
même(147): cette morale et cette mystique, il rie nous faudra pas les
chercher dans YÊthique à Nicomaque, pas plus que nous n’aurons à y
chercher une morale hylémorphiste: Aristote n’a eu le loisir d’élaborer
ni l’une ni l’autre; la morale qu’il nous a laissée n’est pas celle de ce
que nous sommes à bon droit habitués à considérer comme l’Aristoté-
lisme, de ce qui fut en tout cas l’Aristotélisme définitif; c’est une mo
rale de transition, qui est déjà très loin du Platonisme, mais qui est
sans doute aussi loin de ce qu’aurait pu être, si elle avait jamais vu le
jour, la morale de l’Aristotélisme définitif. (
Ce n’est pas d’ailleurs déprécier l’Éthique à Nicomaque que de se
refuser à voir en elle l’expression de la morale définitive d’Aristote,
c’est au contraire lui rendre sa portée scientifique, et même tout sim
plement son droit à être prise au sérieux. Car il y a longtemps que les
exégètes avaient remarqué la contradiction qui l’oppose à l’anthropo
logie du traité De l’âme et à la théologie du livre A de la Métaphysi
que, et tant qu’ils la considéraient comme contemporaine de ces deux
traités, il ne leur restait d’autre voie, pour expliquer cette contradic
tion, que la théorie du cloisonnement de la pensée d’Aristote: l’Aristo
te moraliste ne se serait pas soucié de la philosophie de l’Aristote psy
chologue et métaphysicien; bien loin de là, il se serait contenté, sur
l’homme, sur l’âme, sur Dieu, des vues populaires et des croyances
communes, dont il savait bien par ailleurs qu’elles étaient erronées.
La conclusion s’imposait, que Burnet tira et que naguère encore le
ŒUVRES
VIE (âge)
3 8 4 /3 STAG IRE DIALOGUES
(exotériques)
3 6 7 /6 ATHENES 17 LO G IQ U E PH YSIQ U E
358 26 Grylos
353 31 Eudème
Protreptique
De la philosophie Topiques
Des Idées Réfutations Soph. (Physique V II)
3 4 8 /7 A TARN ËE 36 I Analytiques
ASSOS II Analytiques PH YS. I-VI, V III
Du ciel
De la génération et
de la corruption
3 4 5 /4 39
M YTILEN E
3 3 5 /4 49 Météorologiques
ATHENES I-III
v. 330 54
De l’interprétation
3 2 3 /2 61
CHALCIS
3 2 2 /1 62
D’ARISTOTE ADOPTÉE DANS CET OUVRAGE
- COURS
(ésotériques)
1er cours :
Histoire des M ETH APHYSIQUE ÉTH IQ U E A PO LITIQ U E
animaux A -B-r EUDEME V II-V III
De la marche des
animaux
2 m° cours M (9-10) N (II-III)
De la respiration
Des parties des
animaux (II-IV)
De la jeunesse
De la vie
Du sommeil (2) Recueil de
Des songes (2 et 3) constitutions
(De la longueur de
la vie)
3 me cours :
Des parties des M ETAPH YSIQ U E
animaux I (E)
DE L ’AME Z-H Constitution
De la sensation 0-1 d’Athènes
De la mémoire A
Du sommeil (1) M (1-9)
Des songes (1)
De la génération
des animaux
TABLEAU DE LA CHRONOLOGIE DES ÉCRITS
ŒUVRES
VIE (âge)
3 8 4 /3 STAG IRE FRAGM ENTS LO G IQ U E PH YSIQ U E
3 6 7 /6 ATHENES 17 (ou perdues)
3 4 8 /7 A TA R N ÉE 36 Zoika
ASSOS Anatomai
3 4 5 /4 M YTILÈN E Ecrits botaniques
Commencement du
3 4 3 /2 MIËZA 41 Recueil de consti
tutions
Météor. I-III
-
3 3 5 /4 ATHENES Poursuite du
Recueil de consti Phys. V III
tutions
Liste des vain
queurs aux jeux
Olymp. et Pyth.
3 2 3 /2 CHALCIS
3 2 2 /1 MORT 63
!
I D’ARISTOTE SELON L’ÉCOLE DE M. DÜRING
6
Met. A
Magna Moralia Poétique
(réd. origin.) (réel, origin.)
Rhét. I II
(sans II, 23-24)
Met. M,9-N Éthique
A, I, à
M .l-9 Eudème
B
Des parties des an. I Protê Philos. Éthique Pol. II Rhét. II, 23-24,
De gen. an. r à V-VI nouv. réd. de
Du mouv. des an. E Nicomaque III-IV Rhét. I II
Z -H -0 Rhét. III
Rédaction conservée
des Parva nat. et
du De l’âme
62 L'EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A RISTO TE
appelle de ses vœux: la poursuite d’une libre discussion. Car la première con
dition d’un débat fructueux, c ’est la clarté. M. Merlan aurait dû en avoir
conscience plus que tout autre, au moment où il vient de consacrer plusieurs
pages (i b i d p. 81-92) à essayer de deviner (et il n'est pas sûr qu’il y ait réussi)
quelle date Fr. Dirlmeier assigne à la G rande éthique... Un exposé clair, même
s’il est erroné, profite plus au progrès de la science qu’un exposé confus, fût-il
exact: on peut discuter le premier, tandis que du second on ne peut rien tirer
(ou l’on peut tout tirer, ce qui revient au m êm e).
CHAPITRE II
LA COMPOSITION ET L’ÉDITION
DE
L’ÈTHIQUE A NICOMAQUE
Aulu-Gelle, entre autres, s’est fait l’écho, nous explique encore que la
division des écrits exotériques et ésotériques reflète l’organisation des
cours au Lycée: le matin, Aristote aurait donné des cours techniques
réservés aux étudiants régulièrement inscrits à l’école, et l’après-midi
des cours publics ouverts à tout-venant; les ouvrages ésotériques nous
garderaient l’écho des premiers et les exotériques l’écho des seconds (4).
Encore acceptée comme argent comptant par des auteurs récents (5),
cette histoire n’en est pas moins certainement une légende, née com
me beaucoup d’autres du besoin d’expliquer un fait qu’on ne com
prenait plus. Plus sobrement, la tradition la plus ancienne, celle dont
nous trouvons déjà l’expression chez Cicéron (6), et qui se maintient
chez les commentateurs du VIe siècle (7), voit dans les ouvrages exoté
riques des ouvrages de vulgarisation et dans les ouvrages ésotériques
des ouvrages techniques. Mais, faute d’avoir la moindre idée de l’his
toire du développement de la pensée d’Aristote et parce que, à la maniè
re d’Aulu-Gelle, elle s’imaginait qu’Aristote avait écrit simultanément
les deux séries d’ouvrages, il lui fallait bien, pour expliquer la diver
gence de doctrine qui les sépare, surcharger cette explication vraie
dans son fond d’une distinction beaucoup moins bien fondée entre
les probabilités dont se contentent les ouvrages de vulgarisation et les
vérités démontrées qui sont l’apanage des ouvrages techniques. C’est
seulement aujourd’hui que, grâce à Jaeger qui nous a découvert l’his
toire du développement de la pensée d’Aristote, nous sommes en me
sure de comprendre exactement la distinction qui sépare l’œuvre
d’Aristote en ouvrages exotériques et ouvrages ésotériques.
La réalité de cette distinction tout d’abord est absolument hors de
mettre) que dans les exotériques Aristote expose non pas les doctrines qui lui
paraissent vraies à lui, mais celles qui paraissent vraies aux autres, comment
la «glose» d’Ëlias, — si glose il y a, — ne serait-elle pas correcte, qui précise
que ces doctrines d’autrui ne pouvaient être aux yeux d’Aristote que fausses?
C’était bien la seule raison qu’Aristote pouvait avoir de ne pas les faire
siennes!
(4) A u lu -G e lle , Nuits attiques, X X , 5.
(5) Par exemple D . Ross, Aristote, trad. française, Paris, 1930, p. 14. M.
P. M oraux lui-même, La composition de la «V ie d ’Aristote» chez Diogène
Laërce, dans R evue des Études grecques, 68 (1 955), p. 134-135, semble té
moigner de quelque indulgence pour cette tradition.
(6) D e finibus, V , 5, 12.
(7) Cf. Ps.-Ammonius, Comm. in Cat., éd. A. Busse, Comm. in A r. Graeca,
t. IV , 4, p. 4, 22-27; p . 6, 2 5 - 7 , 6; S im pliciu s, In Phys., éd. H. D ie ls , ¡6/d .,
t. IX , p. 695, 3 4 -6 9 6 , 1; E l i a s , Introd., éd. A . Busse, ibid., t. X V III, 1, p. 114,
1 5 -1 1 5 , 3; 124, 3-8; O ly m p io d o re, Prolegomena, éd. A. Busse, ibid., t. X II,
1, p . 7, 15-23.
LES Œ U VRES LITTER A IR ES D’ARISTO TE 65
ce ne sont pas les écrits de jeunesse, il pense que ce sont les cours de rhéto
rique qu’Aristote donnait chaque après-midi parallèlement à ses cours de
philosophie du matin: c ’est faire trop de cas de la légende dont Aulu-Gelle
est le principal témoin!
L ’opinion qui v oit dans les ètonEQiy.oi Xoyoi les écrits littéraires d’A ristote
lui-même av ait déjà été soutenue p a r F . R av aîsso n , Essai sur la Métaphysique
d ’Aristote, P aris, 1837, 1 .1 , p . 2 0 9 ss, et surtout p a r J. B e rn a y s , D ie Dialoge des
Aristoteles in ihrem Verhältnis zu seiner übrigen W erken, Berlin, 1863; mais
elle a trouvé son m eilleur défenseur en W . Ja e g e r , Aristoteles, p. 257-270.
Jaeger a enlevé à la thèse adverse son plus solide argum ent: YÉthique à
E udèm e elle aussi renvoie au x êicoTceixol Xâyoi; tant qu’on voyait dans YÉthi
que à E udèm e une œ uvre inauthentique, c ’était là une objection presque in
surm ontable p ou r la thèse de l ’identification des è^taxeguiol Xôyoi av ec les
écrits littéraires d’A risto te; en m on trant que YÉthique à E udèm e était uns
œ uvre authentique d ’A ristote et que ses références au x ÈçojTEor/.oi ï.ùyoi se
vérifiaient dans le Protreptique, Jaeg er a transform é cette objection en preuve.
D u coup, la situation s’est retournée, et la thèse de l ’identification des «écrits
exotériques» a u x écrits littéraires d’A ristote est devenue l’opinion com m une;
elle a été accep tée p ar A . M an sio n , L a genèse de l’œ uvre d ’Aristote, p. 443-
4 4 4 ; J. B id e z ; L . R obin, Aristote, p. 13-14; P aul M o ra u x , L es listes ancien
n e s ..., p . 167-172 (cf. p. 119, 147, 1 7 3 ) ; D . J. A l l a n , T h e Philosophy of Aris-
totle, O xfo rd , 1952, p. 9 (cf. Aristote le Philosophe, L ou v ain , 1962, p . 1 3 ) ; et
surtout p a r P . M o ra u x , A la recherche de VAristote perdu. L e Dialogue «Sur
la Justice», L ou vain , 1957, p. 13-22. Il sem ble bien qu’elle puisse aujourd’hui
ê tre considérée com m e sûre; I. D ü rin g , A ristotle..., p . 440-443, sem ble s’v
rallier, en core que son exposé soit obscurci p ar une polém ique m utile (p. 4 4 2 ) :
il est clair que les «exotériques» ne sont pas les seuls «D ialogues», m ais tous
les écrits littéraires d ’A ristote.
LES COURS D ’A RISTO TE 67
entre livres consécutifs, bien que l’ordre logique justifie de tout point
l’ordre matériel des parties: dans ce dernier cas, on est en présence
de la fin et du commencement de deux logoi distincts, et peut-être de
dates très différentes.
«Le même cours, en effet, portant sur une même branche du savoir,
a pu être professé plusieurs fois par Aristote aux divers stades de sa
carrière. De là, dans les écrits qui servaient de substrat et d’ossature à
cet enseignement, des modifications plus ou moins importantes et pre
nant les formes les plus variées. Tel logos a pu reparaître avec quel
ques retouches, assez secondaires, de manière à ne constituer qu’une
édition revue du même écrit. Mais dans le même cours ou le même
ensemble de cours, des logoï nouveaux ont pu s’ajouter aux études ana
logues déjà existantes et former avec elles une série amplifiée et élar
gie. Enfin un cours tout entier ou une partie de cours assez étendue
peut avoir été retravaillée et rédigée à nouveau: si les deux rédactions
se sont conservées, surtout si elles ont été par la suite insérées à des
endroits différents d’un même ouvrage, elles y font figure de doublets.
Ce sont en réalité des témoignages précieux sur la pensée de l’auteur à
deux stades différents de son évolution doctrinale. Telles les deux
rédactions parallèles bien connues de la Métaphysique: l’une plus
étendue et comprenant les livres B T E , l’autre plus concise en K, 1-8
et présentant en même temps des différences assez caractéristiques
avec la première. Il y a d’ailleurs, également dans le même traité, des
exemples pour les autres cas: retouches plus secondaires et additions
qui viennent s’insérer dans une rédaction primitive. A la critique de
déterminer, dans la mesure du possible, les rapports de ces divers
éléments entre eux.
«A côté des répétitions et des doublets de quelque importance, re
présentant des couches successives de l’enseignement d’Aristote sur
des thèmes semblables ou analogues, il y a des fragments plus courts
qu’il n’y a guère moyen de replacer dans un développement suivi. On
les trouve d’ordinaire dans les traités à la fin' de l’un ou de l’autre
livre, où sont étudiées des questions présentant un rapport souvent as
sez éloigné avec les idées exposées dans ces fragments. On reconnaî
tra dans ceux-ci des notes détachées du maître; comme elles ne font
partie d’aucun cours, elles n’ont vraisemblablement trouvé place dans
les traités que lors de «l’édition» définitive de ces derniers, c’est-à-dire
quand on en fit des copies destinées à être répandues dans le public.
Les éditeurs, ne voulant pas sacrifier des fragments dont l’authenti
cité ne paraissait pas contestable, les ont insérés dans les «ouvrages»
auxquels ils paraissaient se rapporter par leur objet, en en faisant en
quelque sorte des notes rejetées en appendice à la fin d’une section.
Dans certains cas pourtant, des indices d’ordre eixterne et interne mè
70 L A COM POSITION D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE
Les vues de Jaeger sur la composition des cours d’Aristote ont été
fécondes, plus même peut-être qu’il ne le pressentait. C’est ainsi que,
à la suite des critiques de Mgr Mansion et des recherches de M. Nuyens,
l’unité de la Métaphysique s’est avérée plus fragile encore que ne le
pensait Jaeger, puisqu’on admet aujourd’hui que quinze années au
moins séparent les logoï rédigés à Assos, — ABI\ M (9-10) N, —
de ceux qui ont vu le jour à Athènes, — ZH, 01, A, M (1-9). — C’est
ainsi que des logoï dont Jaeger ne mettait pas en doute l’unité, tels les
traités Du sommeil et Des songes, ont laissé apparaître à l’analyse des
couches d’âges divers, échos de cours professés par Aristote à des da
tes différentes. Il ne faut pas s’attendre en ce qui concerne YÉthique à
Nicomaque à des résultats aussi spectaculaires, mais il est indispen
sable de montrer comment s’appliquent à elle aussi les règles généra
les qui ont présidé à la composition des cours d’Aristote et comment
elles résolvent bien des difficultés qui ont longtemps arrêté les exé-
gètes.
Nous avons dit qu’il ne fallait pas s’attendre ici à des résultats spec
taculaires. La raison en est simple: c’est que nous avons conservé pres
que intégralement et sous une forme bien distincte les deux cours de
morale d’Aristote, celui d’Assos et celui d’Athènes, qui forment res
pectivement YÊthique à Eudème et YÉthique à Nicomaque: les pièces
maîtresses, ailleurs confondues, sont ici dès l’abord bien distinctes.
Il est cependant une exception, et importante: c’est celle que for
ment les trois livres communs à YÉthique à Eudème et à YÉthique à
(w) A. M an sio n , La genèse de l’œ uvre d ’Aristote, dans Revue Néoscol., 29
¡1 9 2 7 ), p. 308-310 (on notera pourtant que Mgr Mansion a p ar la suite rejeté
l'authenticité de K , 1-8; cf. plus haut, ch. I, note 9 0 ). On pourra lire aussi
les réflexions de I. D ü rin g , Notes on the History of the Transmission of Aris-
totle’s Writings, Göteborg, 1950, p. 57-59, et la discussion de D . d e M o n tm o i-
lin , La Poétique d ’Aristote, p. 168-173, en la corrigeant toutefois par la réserve
que nous avons marquée plus haut, ch. I, note 110.
COUCHES D ’A G E D IFFÉREN T 71
(15) Cf. L. S p en gel, Ü ber die unter dem Nametï des Aristoteles erhaltenen
ethischen Schriften, Abh. d. Bayer. Ak., philos, philol. Kl., Bd. III, Abt. 2,
1841, p. 480; H. R a sso w , Forschungen über die Nik. Ethik des Aristoteles,
Weimar, 1874.
(16) J. B urnet , T h e Ethics of Aristotle, Londres, 1900, p .x n -x iv , L.H .G .
G reenw oo d , Aristotle, Nicomachean Ethics, Book Six, Cambridge, 1909, p. 1-20.
(17) A sp asiu s, éd. G. Heylbut, Comm. in A r. Graeca, t. X I X , 1, p. 151,
24-25.
72 LA COM POSITION D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE
que que le livre V (traité de la justice), que Munro lui enlevait lui aussi
en 1855; Grant en 1857 se prononçait résolument pour l’attribution
à YÉthique à Eudème des trois livres discutés, et il était encore suivi
en 1915 par St. G. Stock, en 1930 par M. Margueritte (1S).
laeger n’a, directement, fait faire aucun progrès à la solution de
ce problème: nous avons signalé l’étrange cercle vicieux qui lui fait
admettre a priori que la doctrine de la phronèsis-sagesse pratique éla
borée dans l’un des livres communs (livre V de YÉthique à Eudème =
livre VI de YÉthique à Nicomaque) est caractéristique de YÉthique à
Nicomaque, et par conséquent que les livres communs appartiennent
à celle-ci. Indirectement pourtant, c’est lui qui a préparé la solution
de ce problème des trois livres communs, en le posant dans ses vrais
termes. Une fois admis en effet que YÉthique à Eudème est authentique
et qu’elle est le plus ancien des deux cours de morale d’Aristote, le
problème n’est plus de savoir si les livres en question sont ou non
d’Aristote, mais s’ils appartiennent au plus ancien ou au plus récent
de ses deux cours. Le P. Festugière en 1936 a posé un premier jalon
vers la solution du problème en l’abordant par là où il fallait en effet
l’aborder: le cas privilégié du traité du plaisir, conservé en double
rédaction, et il n’a pas eu de peine à démontrer, d’une façon définitive,
que le traité du plaisir des livres communs (EN, VII, 12-15) appartient
en réalité à YÉthique à Eudème et constitue la rédaction ancienne,
écrite par Aristote lors de son premier cours à Assos, du même traité
qu’Aristote a récrit sur nouveaux frais lors de son enseignement à
Athènes, pour le nouveau cours qu’est YÉthique à Nicomaque (EN, X,
1-5) (10). Solidement établi, ce point donne une base sûre à l’hypo
thèse que dès 1927 avait avancée Mgr Mansion: les livres communs
ont appartenu primitivement à YÉthique à Eudème, mais ils ne nous
sont pas parvenus sous leur forme première; Aristote, qui les a lui-
même insérés dans son nouveau cours de morale, les a à ce moment,
remaniés (2°). Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par l’examen i
le1) Ce qui nous incline à adopter cette seconde hypothèse, c ’est que la
clausule qui rattache le premier traité du plaisir au traité de la continence,
1154 b 32-34, a tous les caractères de l’inauthenticité, comme l’a déjà bien
souligné Ramsauer, in l o c son but est évidemment de souder en un seul
tout les éléments disparates dont se compose le livre V II et elle doit donc
être l’œuvre de celui qui a divisé YÊthique en livres, c ’est-à-dire du premier
éditeur (cf. plus loin, p. 86) ; elle est d’ailleurs en contradiction avec le plan
de YÊthique à Eudèm e, dans laquelle lé traité de la continence faisait partie
du logos consacré à la sagesse, tandis que le traité du plaisir formait un nou
veau logos, consacré à la critique de la vie de jouissance (cf. plus loin, p. 77-
7 9 ), aussi bien qu’avec le plan de YEthique à Nicomaque, dans lequel le
traité de la continence se rattache au traité de la vertu comme un appendice
parce qu’il traite de la demi-vertu, et doit être immédiatement suivi, comme
d’un second appendice, du traité de l’amitié, qui traite d’une suite de la vertu
(cf. plus loin, p. 79-81); il est donc nécessaire de passer directement de
1152 a 36 à 1155 a 3, du traité de la continence au traité de l’amitié, et
l’insertion à cet endroit du traité du plaisir ne peut être que le fait d’un édi
teur maladroit. On notera qu’Aristote, dans son sommaire de X , 6, 1175 b
30-31 et 10, 1179 a 33-34, ne fait aucune allusion au premier traité du plaisir.
(22) Cf. plus loin, p. 84, avec la n. 45.
74 LA COM POSITION D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE
maque une couche plus ancienne, il ne semble pas pour l’instant qu’on
puisse avec une suffisante probabilité déceler dans YÊthique à Nicoma-
que d’autres couches de date plus ancienne. Sans doute, bien des hy
pothèses ont-elles été avancées, depuis celle de R. Eucken qui, dès
1866, proposait, pour des raisons de style (l’emploi de t e sans corré
latif, de ejiel, etc.), de placer les livres V III, IX et X à une date plus
tardive que les livres I à VII (2?), jusqu’à celle de M. Verbeke qui, en
1948, conjecturait que les livres I et X formaient primitivement un
traité unique, de date plus ancienne que le reste de YÊthique à Nico-
maque, antérieur même à YÊthique à Eudème, et tout proche du Pro-
treptique (24). Ce ne sont là, jusqu’à nouvel ordre, que des hypothèses
qui auraient besoin d’être appuyées sur de nouvelles études pour pou
voir s’imposer.
Doubles rédactions
livre proprement dit, auquel son auteur avait mis la dernière main et
qu’il avait lui-même édité. Mais, dès lors que nous y voyons le cahier
de notes dont Aristote se servait pour faire ses cours, il ne peut plus
nous apparaître que comme tout à fait normal, surtout si nous son
geons que, entre 334 et 330, Aristote a pu donner plusieurs fois, en
se servant du même cahier de notes, son cours de morale: il était natu
rel que, en le reprenant, il rédige à nouveau quelques passages dont
il était moins satisfait. Ces nouvelles rédactions prenaient place sur
des feuilles surajoutées, ou simplement dans les marges laissées libres
par la première rédaction, et l’éditeur du cahier ainsi surchargé les
a insérées de son mieux, avant ou après la rédaction primitive, mais
quelquefois aussi hors de place (25).
Notes
p ) Cf. par exemple: 1097 a 24-25; 1112 a 28-29 + 34; 1112 b 10-11;
1112b 28-31; 1114b 30-1115a 3; 1 1 3 7 a 26-30; 1139b 5-11; 1 1 4 2 a 11-23;
1144 a 9-11; 1147 b 6-9; 1150 b 16-19; 1157 a 20-25; 1158 b 5-11; 1166 a
19-23; 1170 a 8-11; 22-23; 1154 a 31-b 2.
J. W a r r i n g t o n , Aristotle’s Ethics (Everyman’s Library), New York, 1963, a
pris le parti de rejeter en bas de pages les passages qu’il considère comme des
notes d’Aristote; on ne peut que l’en féliciter. Pour notre part, nous avons
essayé de bien distinguer les doublets et les notes et de remettre à leur vraie
place les passages déplacés. Nous savons que cette façon de faire ne peut
plaire à tous; elle rend certainement plus difficile le repérage rapide d’un texte
(que nous avons cependant rendu possible en signalant à sa place tradition
nelle l’endroit où nous avons reporté un texte déplacé), et n’aura donc pas
l’agrément du lecteur qui n’a en vue qu’une consultation superficielle. Par
contre, c’est la seule façon d’introduire le lecteur à une véritable intelligence du
texte, et nous espérons avoir le suffrage de quiconque désire vraiment com
prendre Aristote. Que les autres nous critiquent, nous nous y résignons d’au
tant plus volontiers qu’il y a des critiques qui sont des perles. Par exemple,
A. P le b e , dans Rivista di filologia classica, N.S., 39 (1 9 6 1 ), p. 79-82, rendant
compte de la première édition de notre ouvrage, dénonce ce qu’il y a dans
notre présentation de «comique»: pour lui, la disposition des fins de chapitre
ou de livre en colophon est «une présentation à la Mallarmé» (p. 80) ! C ’est
à se demander si ce «critique» a jamais regardé un manuscrit ou une édition
ancienne de l'Éthique à Nicom aque: il aurait vu que cette présentation est
celle, par exemple, de Mb au XV ° siècle, ou de Van Giffen en 1608, tous
auteurs qui n’avaient pas lu Mallarmé (moi non plus, du re s te !). Si M. Plebe
a voulu faire rire, il a réussi (au reste M. Plebe est coutumier de ces critiques
qui ne manifestent que l’ignorance de leur auteur; cf. mon compte rendu
de sa traduction de YÊthique à Nicom aque, dans Bull, thomiste, 10, 1957-59,
p. 125-16). Justifions cependant cette présentation en colophon: elle n’a pas
d’autre but que de montrer que les clausules ainsi disposées tiennent lieu des
artifices typographiques qui dans nos livres modernes (sauf en Allemagne)
aèrent le texte et rendent apparente la composition d’un ouvrage. — Cf. plus loin,
p. 86-87.
L E PLAN 77
Quelle que soit l’origine des diverses parties qui composent l'Éthique
à Nicomaque et la date à laquelle elles ont été rédigées, il est certain
qu’elles ont été réunies par Aristote lui-même en un tout unique, en
un grand cours de morale parfaitement organisé et dont il nous faut
maintenant essayer de découvrir le plan.
W. Jaeger, ici encore, a montré la voie à suivre: puisque l'Éthique à
Eudème constitue le premier cours de morale d’Aristote, c’est d’elle
qu’il faut partir, si l’on veut saisir en leur état natif les schémas autour
desquels s’est organisée la pensée morale d’Aristote (2S). L’état dans
lequel nous est parvenue VÊthique à Eudème rend, il est vrai, l’entre
prise assez hasardeuse; il semble pourtant que des résultats substantiels
peuvent être acquis avec une certitude suffisante, et notamment qu’il
est possible de dégager le principe qui a présidé à toute la constitu
tion du cours. Ce principe, c’est celui que Platon a posé dans le Phi-
lèbe: le bonheur n’est ni, comme le prétendent les uns, sagesse toute
seule, ni, comme le veulent les autres, plaisir tout seul; il est un mix
te qui intègre sagesse et plaisir. Le bonheur est un mixte, et la tâche
du moraliste, qui prétend conduire les hommes au bonheur, est d’en
dégager les composantes, voilà la première idée qui commande la re
cherche d’Aristote moraliste. Seulement, au schéma bipartite du Phi-
lèbe, sagesse-plaisir, il substitue le schéma tripartite, d’origine platoni
cienne lui aussi, qui avait fini par s’imposer dans l’Académie: sagesse,
vertu, plaisir. C’est que la vie de jouissance, qui met son idéal dans le
plaisir, et la vie d’étude, qui met le sien dans la sagesse, ne sont pas
les seules à se disputer la faveur des hommes: il faut faire place à côté
(2B) Cf. E E , I, 5, 1216 a 37-38; Aristote vient de mentionner les trois vies',
vie politique, vie philosophique et vie -de jouissance. (1216 a. 28-29) et de
préciser. quels sont les problèmes :que soulève la vie de jouissance (1216 a
30-36); il continue alors; «Mais de ces problèmes, c ’est après qu’il nous faudra
faire l’examen; c’est-- de' la -vertu et -de- la---sagesse qu!il- nous -faut en premier
lieu traiter». - - - - - • • • . .............. - - - .- - -
• -C3?) .Cette-opinion, soutenue..-par.L. Spengel,- Ober. d ie .u n te r d en t N.amea
des. Aristoteles erhaltenen eihischen .Schriftën,. p. 499-5Q4, qui s’appuie notam
ment sur l’ordre .suiyi. par l a .G rande éthique, IL,' 7, 1206 a 36 ss, ‘a ’ été com
battue’ par" Fritzsche, Brandis et E . Z e l l e R j 'D/e Philosophie der Griechen*.
Leipzig, 1879, II, 2, p. 875, suite de la note 3 de la p. 874; mais elle a été
défendue par Susem ihl, Aristotelis quae feruntur Magna Moralia, coll. Teub-
ner, Leipzig, 1883, intr., p. xiv-xv; [Aristotelis Ethica Eudem ia] Eudem ii Rhodii
L E PLA N 79
Ethica, coll. Teubner, Leipzig, 1884, ifltr., p. x ii-x v ii; reprise par H .' vûn A rn im ;
D ie drei aristotelischen Ethiken, Vienne, 1924,- p. 96, elle a été combattue pàf
E . Kapp, dans son compte rendu du mémoire de v o n A rn im , Gnomon, 3 (1927).
p. 19 ss (cf. A . M an sio n , Autour des É thiques..., dans R evue Néoscol., 33,
1931, p. 88-89), mais maintenue par v o n A rn im , D ie Echtheit der Grossen
Ethik des Aristoteles, dans Rheinisches M useum, 76 (1927), p. 113-137 (ibid.,
p. 93) et admise par H . M a r g u e r i t t e , dans Revue d ’hist. de la philos., 4
(1930), p. 103.
80 LA CO M POSITION D E L ’ËTH IQ U E A NICOM AQUE
nise la vie (EE, V III, 3). Il devait donc être amené à dissocier l’étude
de ces deux valeurs, à faire rentrer celle de la sagesse pratique dans
la série de cours consacrée aux vertus morales dont elle ne saurait se
séparer, et à rejeter à la fin la série de cours consacrée à la philosophie
et à la vie spéculative, fin de la vie humaine (31). Enfin, Aristote a trou
vé le moyen d’intégrer à son plan d’ensemble l’étude de la continence
et celle de l’amitié: toutes deux se rattachent à l’étude de la vertu, car
la continence est une demi-vertu (32) et l’amitié est une vertu, ou un
épanouissement de la vertu (3S).
(31) II y a là sans aucun doute un ordre conscient et voulu; cf. t. II, comm.
sur I, 3, 1096 a 4-5 et I, 5, 1097 a 28-30. On notera aussi les remarques de
R . O. B rin k , Stil und Form der pseudoaristotelischen Magna Moralia, Ohlau
i. SchL, 1933, p. 77-83, notamment p. 78; M. Brink montre bien que le rejet
en fin de cours du traité du bonheur contemplatif est expressément annoncé
et justifié par Aristote, et il trace le tableau suivant:
Traité de la vertu
Traité de la continence
Traité de l’amitié
Traité du plaisir
H Après avoir dit ce que nous avions à dire des différentes espèces
E de vertus, d’amitiés et de plaisirs, il nous reste à esquisser une
U description du bonheur (itegi Etiôaijioviaç) ... (X , 6, 1176 a
R 30-31).
Le bonheur
Prélude I, 1
Esquisse de la notion du bonheur I, 2-12
Analyse de la notion du bonheur (ou les composantes
du bonheur)
Le bonheur que nous révèle la vie politique:
La vertu î, 13-VI
Appendices: La demi-vertu: lacontinence VII, 1-11
La suite de la vertu: l’amitié VIII-IX
Le bonheur que nous révèle la vie de jouissance:
Le plaisir X, 1-5
Le bonheur que nous révèle la vie d’étude:
La contemplation X, 6-9
Conclusion X, 10
cours de m orale, une série de cours com m e celle-ci conserve une certaine
individualité.
(34) L. T a t a r k i e w i c z , Les trois morales d ’Aristote, dans Séances et travaux
de l’Académ ie des sciences morales et politiques, NS. 91 (1 ), 1931 (prem ier
sem estre), p. 489-503.
82 L ’ED ITIO N D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE
L ’ED ITIO N D E L ’E TH IQ U E A N IC O M A Q U E
sion est attestée dès la fin du 111° siècle avant J.-C. par le catalogue d’Ariston (cf.
P. M o ra u x , Les listes anciennes..., p . 80-81; l’explication différente de M . Mar-
gueritte, dans Revue d ’hist. de la philos., 4, 1930, 104, semble bien forcée) et
elle a donc bien des chances d etre primitive; et si Eudème a omis d’éditer
les livres IV-VI, surtout le traité du plaisir de £ £ V I ( = E N V II, 12-15), c’est
sans doute parce que Nicomaque les avait déjà édités.
L ’attribution à Nicomaque de la première édition de YÊthique qui porte son
nom, généralement admise par les critiques, a cependant été niée par des
savants de marque, tels par exemple que Fr. Susem ihl, Z ur Politik des Aris
toteles, dans N eue Jahrbücher fü r Philologie und Paedagogik, 149 (1894), p.
806-807; mais les arguments de Susemihl sont très faibles; est-il vraisemblable,
dit-il, que le Lycée ait attendu si longtemps l’édition d’un des principaux cours
d’Aristote? E t faut-il croire qu’on aura confié à un tout jeune homme l’édition
d’un traité dont Aristote disait, E N , I, 1, 1095 a 2-11, qu’il n’est pas fait pour
les jeunes gens? En fait, avant même l’édition de Nicomaque, le cours d’Aristote,
conservé dans la bibliothèque du Lycée, était accessible et il devait en circuler
des copies privées; ce n’est qu’à la longue que le besoin d’une édition se sera
fait sentir. L ’objection la plus forte contre l’interprétation: Éthique éditée par
N icom aque, était en réalité, tant qu’on attribuait YÊthique à E udèm e à Eudè
me lui-même, le titre parallèle de YEthique à Eudèm e, qu’il fallait alors inter
préter: Éthique écrite par E u dèm e; mais cette objection est tombée maintenant
que l’on reconnaît l’authenticité de YÊthique à E udèm e et qu’on peut dès
lors interpréter son titre exactement comme celui de YÊthique à Nicomaque.
(46) Mais, nous allons y insister, ce travail rédactionnel a été très limité.
Nous ne saurions adopter la thèse qu’a plusieurs fois soutenue O. Gigon, selon
qui il y aurait eu dans les archives du Lycée un amas de notes, sorte de fonds
commun d’où trois rédacteurs auraient tiré trois recensions incomplètes, qui
seraient YÊthique à Nicomaque, YÊthique à Eudèm e, et la Grande éthique,
thèse acceptée par C. L ib riz z i, La morale di Aristotele, Padoue, 1960, p. 17,
mais justement rejetée par Fr. D ir lm e ie r , Zum gegenwärtigen Stand der Aris-
toteles-Forschung, dans W iener Studien, 76 (1963), p. 58-59. — Quant à la
thèse de J. Z ü r c h e r , Aristoteles’ W erk und Geist, Paderborn, 1952, qui vou
lait attribuer à Théophraste non seulement YÊthique à Nicomaque, mais encore
la plus grande partie de l’œuvre d’Aristote, c’est à peine s’il est utile d’en faire
mémoire; il suffit de renvoyer à E. J. S c h ä c h e r, Ist das Corpus Aristotelicum
r.ach-aristotelisch? (Salzburger Studien zur Philosophie, 2 ) , Munich, 1963, où
l'on trouvera la bibliographie d’un débat qui peut être considéré comme clos.
86 L ’ED ITIO N D E L ’ETH IQ U E A NICOMAQUE
l’éditeur: le plan, dans ses grandes lignes, en avait été nettement mar
qué par Aristote lui-même, et aucun travail de regroupement n’était ici
nécessaire, comme il le sera par exemple pour la' Métaphysique. La par
tie la plus délicate de l’œuvre de l’éditeur fut sans doute de résoudre
le problème des livres V-VII; si l’insertion des livres IV, V et VI,
ch. 1-11, de l’ancien cours de morale d’Aristote dans son nouveau
cours, celui qu’éditait Nicomaque, dont ils forment les livres V, VI
et VII, ch. 1-11, avait été faite par Aristote lui-même, l’ancien traité
du plaisir, entièrement récrit pour former le livre X, ch. 1-5, restait
en souffrance, et c’est vraisemblablement Nicomaque qui eut la fâ
cheuse idée de l’insérer dans le cours qu’il éditait pour en faire le
livre VII, ch. 12-15. C’est encore, sans doute, Nicomaque qui divisa
l’œuvre en livres, division tout artificielle, fondée uniquement sur la
nécessité matérielle de découper l’édition en rouleaux de longueur sen
siblement égale, et qui aboutit à masquer les articulations naturelles
du cours d’Aristote: par exemple, la fin du livre I (ch. 13) est en réa
lité l’introduction de la section suivante, qui devrait grouper en un
seul bloc au moins la fin du livre I (ch. 13), le livre II et les huit pre
miers chapitres du livre III (c’est l’étude de la vertu en général); la
séparation des livres V III et IX coupe en deux le traité de l’amitié,
et d’une façon particulièrement malheureuse; par contre, le livre X
réunit en un seul tout deux logoï distincts, celui du plaisir (ch. 1-5)
et celui de la contemplation (ch. 6-9). A cette division de l’œuvre en
livres se rattache naturellement la rédaction des clausules qui marquent
cette division, clausules dont Aristote ne saurait être l’auteur (47).
Enfin, Nicomaque eut à résoudre le problème des rédactions multiples,
des notes, du désordre inévitable dans un cahier de notes tel que celui
qu’il éditait. Il est un mérite qu’on doit lui reconnaître, c’est qu’il
s’appliqua à ne rien laisser perdre. Mais ü faut bien avouer que c’est
à peu près son seul mérite. Peut-être d’ailleurs les moyens dont-il dis
posait ne lui permettaient-ils pas de résoudre de façon satisfaisante
le problème en face duquel il se trouvait: il n’avait pas à sa disposition
nos procédés typographiques actuels et il lui fallait bien notamment
transcrire à la file les doublets; c’est ce qu’il fit, tantôt en les plaçant
l’un à la suite de l’autre (4S), tantôt en les rejetant en appendice à la
fin de l’exposé ('“). Mais il lui arriva aussi de ne pas en reconnaître
(47) Cf. plus haut, p. 73, note 21; sont inauthentiques à tout le moins les
clausules de V II, 15, 1154 b 32-34; V III, 16, 1163 b 27-28; IX , 12, 1172 a 14-15.
(48) par exemple au livre I, 6, 1098 a 7-12 et 12-15; au livre V, 8, 1133 a
19-25, 1133 a 25-b 14, 1133 b 14-28; au livre V III, 1156 b 11-17 et 17-24;
au livre X , 10, 1179 b 4-20 et 20-31.
(40) Le meilleur exemple en est le ch. 7 du livre V III, 1157 b 25-1158 a 36.
L ’ED ITIO N D’ANDRONICUS 87
gende, qui a naguère encore trouvé des défenseurs (“ ), mais que son
dernier historien, A.-H. Chroust, qualifie à bon droit de «mythe fan
taisiste»^53). En effet, I. Düring a montré que, dès avant l’édition
d’Andronicus, il a existé au moins deux éditions alexandrines des écrits
biologiques C54). Surtout M. P. Moraux a entrepris une enquête d’en
semble qui n’en est qu’à son début, mais dont les premiers résultats,
ceux que donne l’examen des catalogues des œuvres d’Aristote, sont
nettement défavorables à l’historicité de la légende (5S). M. P. Moraux
a en effet établi que le plus ancien catalogue des œuvres d’Aristote
remonte à Ariston de Céos, qui fut à la tête du Lycée à partir de 226/4
avant J.-C. (56). Or, il résulte de Fexamen de ce catalogue que plusieurs
des ouvrages qui, à en croire la légende, auraient alors été enfouis dans
la cave de Skepsis, existaient à Athènes au moment où il a été rédigé.
On y note entre autres la présence d’une Éthique en cinq livres qui
est presque certainement 1’ Éthique à Eudème. Mais YÊthique à Nico-
maque, elle, est absente du catalogue (57), ce qui prouve qu’Ariston
l’ignorait. L’explication la plus vraisemblable qu’on puisse donner de
cette ignorance, d’autant plus étrange qu’Ariston a écrit des traités
de morale qui semblent dénoter une assez bonne connaissance d’Aris
tote (“ ), c’est, non pas que YÊthique à Nicomaque était enfouie dans
L’EXÉGÈSE DE
L ’ÉTHIQUE A NICOMAQUE
L ’É TH IQ U E A N IC O M A Q U E DANS L ’ANTIQUITË
p. 142-147. J ’aurai l’occasion de citer quelques autres études dans les notes
suivantes.
(13) L ’expression est de D. J. A l l a n , Magna Moralia and Nicomacheun
Ethics, dans T he Journal of H ellenic Studies, 77,1 (1957), p. 11.
(14) Ce point a été' établi par W . Ja e g e r , U eber Ursprung und Kreislauf des
philosophischen Lebensideals, 192S, repris dans Scripta minora, Rome, I960,
t. I, p. 365-368 (en n ote), par K. O. Brink, K. Berg, Fr. Dirlmeier (dans son
article cité à la note 2 1 ).
( 15) C ’est ce qu’à établi D. J. A l l a n , Magna Moralia and Nicomachean
Ethics, dans T he Journal o} H ellenic Studies, 77, 1 (1957), p. 7-11; cf. P. L.
D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, Turin, 1965, p. 168, n. 31.
(10) K. D e ic h g ra b e r, Original und Nachahmung, Zu Ps.-Aristoteles Magna
M oralia..., dans Hernies, 70 (1935), p. 106 (cf. plus loin, t. II, p. 604-605).
Fr. D ir lm e ie r , Aristoteles. Magna Moralia, p. 379, n’admet pas que la Grande
éthique se soit ici trompée, mais les textes qu’il cite vont à rencontre dé son
but: c ’est ainsi que dans la Métaphysique, F , 3, 1005 b 24-26, Aristote ne
dit pas qu’Héraclite croyait dur comme fer à ses opinions; il dit au contraire
qu’il ne pensait pas un mot de ce qu’il disait!
(17) Cf. W . Ja e g e r , Ein Theophrastzitat in der Grossen Ethik, 1929, repris
dans Scripta minora, Rome, 1960, t. II, p. 27-31.
(1S) P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 136-137, 143-146.
96 L ’EXBG ËSE D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E
lieu» (qui est tout autre chose !) se substitue cette doctrine matérielle
de la «médiocrité», qu’on prendra longtemps pour celle d’Aristote (34)-
Le rôle de la raison, dès lors, se réduit à peu de chose; tout ce qu’a à
faire la sagesse, la phronèsis, c’est de «contenir et modérer les pas
sions» (3S). M. Donini a certainement raison de dire que l’auteur de la
Grande éthique est dépourvu de génie philosophique. Mais si son œuvre
donne l’impression d’une accumulation de détails auxquels manque
un principe d’organisation interne, cela s’explique peut-être par un
défaut d’esprit de synthèse chez son auteur, mais cela s’explique sur
tout par la préoccupation polémique qui le fait s’intéresser moins aux
principes propres qui animent du dedans la morale d’Aristote qu’aux
éléments qu’habilement sollicitée elle peut fournir pour contredire une
autre morale, celle des Stoïciens. L’influence du Stoïcisme sur la
Grande éthique apparaît ainsi décisive, encore que toute négative.
Si médiocre qu’elle soit en elle-même, la pensée de l’auteur de la
Grande éthique, parce qu’elle répondait aux besoins du temps, s?est
passions telle qu’elle est exposée dans les Tuscitlanes de Cicéron (IV x v i-x x
3 8 4 6 ) ; il y a longtem ps égalem ent qu’on a rem arqué que la doctrine de la
colère indispensable à la vertu , telle qu’elle est attribuée à A ristote p ar Sénè
que, D e ira, I ix 2, ne cad re pas av ec l’enseignement beaucoup plus nuancé
de l’Êthique à Nicomaque (cf. A . B o u rg e r y , Sénèque. Dialogues, t. I : D e ira,
C o ll... Budé, P aris, 1922, In tr., p .x v i i -x v m ,) ; m ais elle est en p arfait acco rd
avec la m orale «péripatéticienne» inaugurée p ar la Grande éthique. — Il est à
peine utile de rappeler ici que l ’attribution de ces passages de C icéron et de
Sénèque à un dialogue de jeunesse d ’A ristote, en l’occu rren ce le Politique, est
purem ent arb itraire; cf. A .-H . C h r o u s t, Aristotle’s Politicus: A Lost Dialogue,
dans Rheinisches M uséum, N . F ., 108, 1965, p. 3 5 3 ; cependant cette attribution
était logique de la p art de V . R o s e , Aristoteles fragmenta, Leipzig, 1 886, p. 82-
8 4 , fr. 8 0 ; il ne croyait pas à l’authenticité des dialogues et voyait en eu x des
apocrypTies tard ifs; on s’étonne au co n traire de la v o ir retenue p ar W . D. R o ss,.
Aristotelis Fragmenta selecta, O xfo rd , 1954, p. 64-66; R . W a l z e r , Aristotelis
Dialogorum fragm enta..., F lo ren ce, 1934, p. 9 9, av ait été m ieux inspiré en ne
retenant com m e fragm ent authentique du Politique que le seul texte qui lui soit
expressém ent attribué, celui que cite Syrianus (cf. plus h au t, p. 12, n. 2 5 ) .
(34) J ’ai montré dans mon livre Magnanimité, Paris, 1951, p. 117, n.2, à
quel point la doctrine de la magnanimité telle que la professe la G rande éthique
trahit la pensée d’Aristote en ramenant le «juste milieu» aristotélicien à une
médiocrité qui en est la caricature. Par contre, je ne pense plus que le résumé
d’Arius Didyme, qui contient la même conception d’une magnanimité dégéné
rée, reproduise l’enseignement de Théophraste: non, c ’est la pensée de la
Grande éthique qu’il a fait sienne (même s’il a eu sous les yeux un texte
de Théophraste: il en a alors dénaturé le contenu).
(35) Ce sont les derniers mots du livre A , 3 4 , 1198 b 19-20. Cf. D on in i, p.
144-145.
LES D ERNIERS PBRIPATËTICIEN S 99
( i7) Les gloses sur YÊthique à Nicomaque, que le célèbre faussaire Con
stantin Palaeocappa attribue à saint Basile et qu’il a copiées de sa main dans
les marges de l’exemplaire de l’édition d’Aristote, Venise 1498, conservé à la
Bibliothèque nationale (Imprimés, Rés. *E 3 ) , ne sont évidemment pas une
oeuvre authentique de l’évêque de Césarée: ce sont des extraits des commen
tateurs grecs, d’Aspasius à Eustrate (par exemple, la première, f. 2r dans la
marge inférieure, semble empruntée assez librement à Aspasius, Comm. in
Ar. Graeca, t. X I X , 1, p. 3, 18-29). La lettre de Théophylacte à Photin, que
Palaeocappa cite à l’appui de son attribution, a tout l’air d’être de sa fabrica
tion. Cf. H .W . C h a n d le r, A Catalogue of Editions o} Aristotle’s Nicomachean
Ethics and of W orks illustrative of them printed in the Fifteenth Century...,
Oxford, 1868, p. 11-13; Aristotelis Opéra omnia, vol. II, Paris, 1883 (éd. D idot),
Praefatio, p. iv; infra, p. 106 avec la note 72. — Je remercie le R.P. F. J. Leroy,
S.J., qui a attiré mon attention sur ces gloses.
(<s) P. G ., 40, 479-844.
(4B) Cf. R.-A. G authier , Saint M axime le Confesseur et la psychologie de
l’acte humain, dans Rech. de théol. anc. et m éd., 21 (1 954), p. 51-100.
M IC H EL D ’EPHESE 103
(esbls) J ’ai consulté le ms. du texte grec Paris B.N. grec 1930, f. 195v-223v
pour YÊthique, ainsi que la traduction latine: G eorgii Pachymerii Hieromne-
monis, In vniversam fe re Aristotelis philosophiam, epitom e... è Graeco in
Latinum sermonem nunc prim um summa fide ac diligentia conusrsa, à Clariss.
vîro D . Philippo Bechio, Philosopha, M edico atque inclytae Academiae Basi-
liensis prof essore Dialectico ordinario..., Basileae, M .D .LX, in fol., 372 pages
pour l’œuvre de Pachymère (Éthique, p. 294-337) ; l’exemplaire de la B.N. porte
la cote R . 179.
(00) Éditée par G. Heylbut, Comm. in Ar. Graeca, t. X I X , 2, Berlin, 1889.
(70) F . G. A. M u lla c h , Fragmenta philosophorum graecorum, t. III (coll.
Classiques grecs Didot), Paris, 1881.
(n ) Par exemple dans M. De W u lf, Histoire de la philosophie médiévale,
t. III, Louvain, 1947, p. 12.
(7=) Cf. L. Cohn, Heliodoros von Prusa, eine E rfindung Palaokappas, dans
Berliner philologische W ochenschrift, 9 (1889), col. 1419-1420. Constantin Pa
laeocappa, scribe originaire de Crète, avait d’abord été moine dans les couvents
de l’Athos; sa première copie est datée de 1539; après avoir passé par l’Italie,
il vint en France où il fut d’abord, vers 1552, au service du Cardinal Charles
de Lorraine, d’où il passa au service du cardinal de Granvelle, puis de Nicolas
Pellevé; il travailla aussi avec Ange Vergèce au catalogue des manuscrits de
Fontainebleau; sa dernière copie datée est de 1561. Cf. H. O m ont, Catalogue
L E M O YEN A G E ARABE 107
que l’œuvre est d’un auteur inconnu. Et, il faut l’ajouter, de date
inconnue: car la date qu’on lui attribue ordinairement, 1367, provient
elle aussi d’un contresens sur la note du ms. Florence Laur. 80, 3 que
nous avons déjà signalée, note qui ne parle pas de la date de l’œuvre,
mais de la date de la copie qu’en fit faire l’ancien empereur Jean VI;
tout ce que nous pouvons dire est que la paraphrase est antérieure à
la date de cette copie, donc antérieure à 1367 (73) . Inconnu, le para-
phraste n’en mérite pas moins de retenir l’attention; il est bref et clair
et son exégèse est souvent intéressante.
(83) L a dernière édition du traité de M iskaw aih est celle du C aire, 1329
(de l’H égire; 1911 de notre è re ). Sur les sources de M iskaw aih, on p ourra
lire: S. P in e s, Un texte inconnu d ’Aristote en version arabe, dans A rch. d ’hist.
doctr. et litt. du M oyen A ge, 31 (1 9 5 6 ), p. 5-43; Id ., Un texte inconnu d’Aris-
tote en version arabe, Addenda et corrigenda, ibid., 3 4 (1 9 5 9 ), p. 295-299; M .
Pines cro it trouver dans M iskaw aih une citation d ’un traité perdu d ’A ristote;
R. W a l z e r , art. Aristûtâlis, dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle é d .), t. I,
p. 653 b, se dem ande s’il ne s’agirait pas d ’un fragm ent du. Protreptique ; avec
P . M o ra u x , L e Dialogue «Sur la Justice», L ouvain, 1957, p . xii, je crois qu’il
ne peut s’agir que d ’un pseudo-Aristote de date tardive, cf. Bulletin thomiste,
10 (1 9 5 7 -5 9 ), p. 135-137; p ar con tre M . Pines a justem ent attiré l ’attention sur
la citation de Porphyre, et c ’est du cô té de Porphyre que s’oriente de plus
en plus la rech erch e; cf. R. W a l z e r , art. Akhlâk et Furfûriyûs, dans Encyclo
pédie de l’Islam (nouvelle é d .),-1 . I, p. 338 b, et t. II, p. 971 a (où l ’on trou
vera d ’au tres références au x trav au x antérieurs de W a lz e r): je cite les con
clusions de W alzer.
(81) Cf. plus loin, t. II , p. 291-292.
(8S) R. W a l z e r , art. Akhlâk, dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle é d .),
t. I, p. 3 3 9 a.
L E M O YEN A G E LATIN 111
(86) Sur la traduction latine, cf. plus loin, p. 114; sur la traduction hébraï
que, œuvre de Samuel ben Jehuda de Marseille, achevée à Beaucaire le 9 février
1321, cf. M. S te in s c h n e id e r, D ie H ebräischen Übersetzungen des Mittelalters,
Berlin, 1893, p. 217.
(87) Cf. R. W a lzer , art. Akhlâk, dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle
éd .), t. I, p. 339 a; S. P in es , Un texte inconnu..., dans Arch. d ’hist.doctr. et
litt, du M oyen A ge, 31 (1 956), p. 7.
(88) Il a été édité à Lahore en 1265 H. ( = 1849), à Bombay en 1267 H.
( = 1851), et souvent depuis. — On peut encore mentionner, pour en finir avec
l’influence de YÊthique à N icom aque sur le moyen âge. oriental, l’œuvre de Gré
goire Abû ’1 Farag, surnommé Bar Hebraeus (Ibn al-‘Ib ri), juif converti et évêque
jacobite (1226-1286); dans- sa grande encyclopédie, la Crèm e de la ■science,-
il inclut un résumé de YÊthique à■Nicomaque, qui forme le début du 2e traité •
de la IIIe partie. — Il y eut aussi, au début du X V e siècle,- une traduction
hébraïque de YÊthique à Nicomaque, mais faite-su r-le latin, œuvre de Meïr
Alguadez ben Salomo, qui donna naissance à plusieurs commentaires, dont
112 L’E XEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E
le premier fut celui de Josef ben Schemtob, achevé le 20 mars 1455 à Ségovie;
cf. M. S te in s c h n e id e r, D ie H ebraischen Ü bersetzungen..., p . 209-215 et 218-219.
(50) Nous en avons préparé l’édition critique, ainsi que celle de la traduction
de Grosseteste et de sa révision, pour VAristoteles latinus, t. X X V I; nous
résumons dans les lignes qui suivent les conclusions auxquelles nous sommes
parvenu, et qu’on trouvera exposées plus au long et avec preuves à l’appui
dans la préface de notre édition.
(8°) Les textes sur lesquels on a voulu s’appuyer pour préciser ne résistent
pas à l’examen. La bourde la plus amusante est celle de Mgr Grabmann, qui,
trouvant dans la préface de Burgundio de Pise à sa traduction des Homélies
de saint Jean Chrysostome sur saint Jean, préface datée de 1173, la mention
d’une traduction de l’Arithmétique de Nicomaque de Gerasa, livre pourtant
bien connu, voulait corriger le texte: au lieu de lire «Nicomachum in Arisme-
ticis», il aurait fallu lire: «ad Nicomachum in Ethicis», et il s’agirait là de
l’Ethica uetus (Mittelalterliches Geistesleben, t. III, Munich, 1956, p. 73-74
et 91-92) ; il ne serait même pas utile de mentionner cette distraction, si elle
n’avait été prise au sérieux par nombre d’auteurs, dont le dernier en date
semble être R . P alacz, Bezposrednia recepcja Arystotelizmu iv Metalogiconie
Jana z Salisbury, dans Studia mediewistyczne, 5 (1 964), p. 217. Plus sérieux:
à première vue est le texte relevé par H . K an to ro w icz, T h e Poetical Serm on
o] a Mediaeval Jurist: Placentinus and his «Serm o de Legibus», dans Journal
of the W arburg Institute, 2 (1 9 3 8 ), p. 22-41: dans ce discours daté du mois
d’octobre 1186, Placentinus aurait dit, après avoir mentionné la castitas, la
largitas et la fortitudo: «T rès enirn predicfe existentes in mëdio sunt uirtutes,
ut in ueteri Ethica Philosophus attestatur»; M. Kantorowicz a bien senti la
difficulté que soulève le mot «ueteri», qui suppose l’apparition de YEthica '
nôtia; il aurait dû noter aussi que le mot de «largitas» (de même que le m o t
d’«auaricia», dont le texte se sert pour désigner l’un des vices opposés à la
«largitas») est étranger à YEthica uetus: c ’est le vocabulaire d’Hermann l’Alle
mand; il y a donc tout lieu de croire que le texte est, à tout le moins, inter
polé (il n’est conservé que par un manuscrit du X IV e siècle).
L'A N TIQ U IO R TRANSLATIO 113
la fin du livre III (1119 a 34 - b 18) (91), et les livres IV-X. Malheureu
sement, l’œuvre de ce second traducteur est en grande partie perdue.
Nous en avons conservé, d’abord, le livre I, qui fut assez répandu,
mais dans une recension très corrompue; son titre original semble
avoir été «Primus liber Ethice Aristotilis philosophi», mais on lui don
na très tôt le nom d’«Ethica noua», par opposition aux livres II et III,
plus anciennement connus, qui reçurent alors le nom à ’«Ethica uetus».
-L’Ethica noua et YEthica uetus furent souvent réunies pour former un
Liber Ethicorum en trois ou quatre livres (les ch. 1-8 du livre III
formant le troisième livre, et ses chapitres 9-15 le quatrième livre) (°2).
Outre le livre I, nous avons conservé de l’œuvre du second traduc
teur des fragments du livre VII et le premier tiers du livre V III (jus
qu’au ch. 6, 1157 b 17: «concupiscere autem quod delectabile»):
c’est ce qu’on a appelé Y«Ethica borghesiana», du nom de l’unique
manuscrit qui nous l’a conservée, le manuscrit de la Bibliothèque va-
ticane Borgh. 108; ce texte n’a été que très peu répandu: saint Albert
toutefois le cite largement et ses citations permettent plus d’une fois de
corriger le texte de notre manuscrit (°3). Encore que le livre I ait été
traduit sur un manuscrit de la famille 0 “ et le livre V III sur un ma
nuscrit de la famille Nb, l’unité de langue montre que le traducteur
de YEthica noua et de YEthica borghesiana sont un seul et même per
sonnage. Du reste de son œuvre, — fin du livre III, livres IV-VI,
VIII,7-X, — il ne nous reste que quelques phrases et un certain nombre
(D4) Ms. Saint-Oiner Bibl. ¡mm. 620, f. lv : «ExpHrit noua ethica Aristotilis
quam transtulit magister michael scotus de greco eloquio In Latinum». Cette
attribution, qui a retenu l’attention des anciens auteurs (Wüstenfeld, Vacant,
Brown, M andonnet), est quelque peu oubliée aujourd’hui. L. T h o rn d ik e , Mi
chael Scot, Londres, 1965, n’en souffle pas mot.
(°5) Cf. Ch. H . H ask in s, Studies in the History of Mediaeval Science, 2"“
éd., Cambridge (M ass.), 1927, p. 284, n. 78, à compléter par R.-A. G a u th ie r,
Arnoul de P ro vence..., dans R evue du Moyen A ge Latin, 19 (1963), p. 135,
n. 2 1 (où l’on corrigera la référence au livre V I, 7, 1141 b 2-3, et non a 18-19).
(ao) On ne saurait invoquer le statut de Robert de Courson en 1215: l'ex
pression qu’il emploie: «et ethicam», peut fort bien désigner la seule Ethica
vêtus; cf. plus loin, n. 103.
(°7) Cf. A. P e l z e r , Les Versions latines, dans Etudes d ’histoire littéraire sur
la scolastique médiévale, Louvain-Paris, 1964, p. 142-149; G . Lacom be, Aris-
toteles latinus. Codices, t. I, Rome, 1939, p. 68-69, 110-111.
LES COM M ENTAIRES D E L ’ETH IC A NOUA E T UETUS 115
L ’Ethica uetus est citée dès avant 1210 par les juristes (88), dès 1215-
1220 par le théologien Gui d’Orchelles, en 1217 par Alfred de Sareshel
dans son De motu cor dis. L’Ethica noua est citée pour la première
fois par Guillaume d’Auxerre dans sa Summa aurea vers 1220. Après
cette date, YEthica noua et YEthica uetus deviennent familières aux
théologiens: Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Haies, Philippe le
Chancelier, Jean de Trévise, Roland de Crémone, Jean de la Rochelle,
Vincent de Beauvais, tous enfin, les citent, et certains de leurs textes
entreront si profondément dans l’usage qu’ils viendront encore tout
spontanément sous la plume de saint Thomas d’Aquin, bien après la
parution de la traduction de Robert Grosseteste. Les traductions d’Her-
mann elles-mêmes semblent avoir été assez lues: saint Albert les con
naît et les utilise ("); Roger Bacon, qui connaissait personnellement
Hermann, ne semble pas utiliser d’autres traductions que les siennes
dans la septième partie de son Opus maius consacrée à la Moralis phi-
losophia, écrite pourtant en 1267, donc bien après la parution de la
traduction de Robert Grosseteste (10D); dans le dernier quart du X IIIo
siècle, une des principales sources de la philosophie morale du poète
Guittone d’Arezzo est le Compendium traduit par Hermann: le poète
toscan semble avoir étudié directement le texte latin d’Hermann, dont
il s’est fait une traduction personnelle (101); enfin les commentateurs
de YÊthique à Nicomaque, à la fin du X IIIe et au début du XIVe siècle,
citeront encore couramment, et par son nom, Hermannus (102).
Mais ce qu’il importe surtout de noter, c’est que, dès l’aube du X IIP
(uo) On en trouvera des exemples plus loin, t. II, p. 156, 356; Robert est
plus conciliant à l’occasion, cf. ibid., p. 692.
(120) Cf. S. H . Thom son, T h e «Notule» of Grosseteste on the Nicomachean
Ethics, dans Proceedings of the British Academy, 19 (1933), p. 195-218; cf.
plus loin, t. II, p. 175, 310, 765; je cite un grand nombre de ces notes dans
mon édition de la traduction de Grosseteste (cf. plus haut, p. 112, note 89 ).
Il serait vivement à souhaiter que les Notes de Robert Grosseteste aient enfin
les honneurs d’une édition, quel que soit le travail exigé: elles le méritent. On
pourra se faire une idée du texte universitaire parisien de l’œuvre de Grosse
teste en consultant les mss Reims Bibl. mun. 876 et Paris B.N. lat. 17832 (pièces
m arquées); ce texte ne comporte pas les Notes de Robert Grosseteste (à
l’exception de celles qui étaient passées dans le texte de la traduction des com
mentateurs grecs), mais il en retient pourtant l’indication d’un assez grand
nombre de variantes.
LES COM M ENTAIRES D E S. A LBERT 123
lité scrupuleuse par saint Thomas, alors son élève (m)- Ce cours, con
formément à la méthode traditionnelle dont les commentaires sur
YÊthique des maîtres de la faculté des arts de Paris dans la première
moitié du X IIIo siècle nous ont conservé des exemples, se compose de
deux parties: une exposicio littere, qui suit pas à pas le texte d’Aris-
tote pour en marquer les articulations et en fixer le sens immédiat, et
des questiones, qui résolvent suivant le schéma classique, — objec
tions, solutions, réponses aux objections, — toutes les difficultés que
pouvait poser à un lecteur du moyen âge le texte d’Aristote. Ce cours,
en partie encore inédit, est sans doute digne d’être à jamais re
gardé comme le modèle de l’exégèse latine (Robert Grosseteste, qui,
lui, commentait le texte grec, étant mis à part). C’est un chef-d’œu
vre d’érudition et de travail consciencieux: Albert y exploite avec sa
gacité toutes les ressources dont il pouvait disposer, celles, bien sûr,
que lui offrait Robert Grosseteste, traduction de YÊthique, traduction
des commentaires et celles des notes personnelles de Robert qui lui
étaient accessibles, mais il ne s’en tient pas là: il a recours aussi aux
autres traductions, à YEthica noua et à YEthica uetus, au résumé
alexandrin et au commentaire d’Averroès traduits par Hermann. Tout
cela fait du premier cours d’Albert le Grand sur YÊthique le meilleur,
et de beaucoup, des innombrables commentaires sur YÊthique que nous
a légués le moyen âge (122). Quelques années plus tard, sans doute entre
1263 et 1267 (12s), saint Albert en reprit la substance pour composer,
mais cette fois sous forme de paraphrase, son second commentaire sur
YÉthique (I24). Ces deux œuvres de saint Albert firent de lui le rival
d’Eustrate et des commentateurs grecs traduits par Robert Grosse
teste: après eux, c’est lui dont le nom est le plus souvent cité par
les exégètes médiévaux de YÊthique, et dont l’autorité est la plus
grande (123).
(123) ii figure dans ]e catalogue des livres de l’évêque dressé en 1280 (Ms.
Madrid Nac. 13022, f. 163r-166v), et plusieurs des mss que l’évêque se fit alors
copier sont datés de Viterbe en 1279. Il y a tout lieu de penser que c ’est
aussi le lieu de copie et la date du nôtre.
(134) Je simplifie le problème à l’extrême: il faudrait ajouter que plusieurs
pièces de YExem plar autorisé ont été refaites et corrigées sur L1, que la pièce
5 de YExem plar frauduleux a été copiée sur un texte L 1 et corrigée sur un
texte R, et qu’enfin nombre de manuscrits suivent leur voie propre: il y eut
plusieurs «éditions» de L (traduction seule) différentes de L'-; bien des ma
nuscrits dépendent indirectement du texte parisien Rp, mais plus ou moins
contaminé.
(135) 0 f_ r_ _ a . G a u th ie r, La date du Commentaire de saint Thomas sur
l’Êthique à Nicom aque, dans Rech. de théol. anc. et m éd., 18 (1951), p. 66-105;
A . M an sio n , A utour de la date du commentaire de saint Thomas sur l’Êthique
à Nicomaque, dans R evue philos, de Louvain, 50 (1 952), p. 460-471. — G .
V e rb e k e , dans R evue philos, de Louvain, 56 (1 9 5 8 ), p. 620, s’est demandé
pourquoi je place le commentaire de saint Thomas en 1271-72, alors que dans
l e s étapes des traductions latines
de YÉ th iq u e à N ic o m a q u e
Rp
Rt
Ethicorum (”8) . Ce titre même dit bien ce que saint Thomas enten
dait faire: un commentaire qui donne le sens littéral du livre d’Aris-
l ’article cité j’avais proposé 1270-1271; il n’a pas trouvé la réponse, faute
d’avoir lu ce que j’écrivais p. 104 (deux dernières lignes) et p. 105 (6 pre
mières lignes); mon avis est que le commentaire est contemporain de la I I “
Pars; j’ai eu un moment quelque indulgence pour la chronologie de Mgr Glo
rieux qui datait la Ia-Hae de 1270, d’où mon hésitation; revenu à de meilleurs
sentiments, je place maintenant la I“-II00, à la suite de Dom Lottin, en 1271,
et donc le commentaire sur Y Éthique en 1271-1272.
(136) Avec la collaboration de tous les instants du P. Gils, et l’aide de
toute la Commission Léonine, j’ai préparé l’édition critique de cette œuvre qui
130 L ’EXÉG ÊSE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E
paraîtra prochainement (en 1969) dans les Opéra omnia de saint Thomas,
édition léonine. Les règles (absurdes) suivies par cette collection m ’ont con
traint, bien malgré moi et en dépit de mes efforts pour les faire modifier, à
adopter dans cette édition l’orthographe scolaire élémentaire, qui n’est plus
suivie par aucune édition sérieuse des auteurs classiques, et qui est encore
moins excusable dans l’édition d’un auteur médiéval, puisqu’elle s’écarte des
usages médiévaux plus encore que des usages classiques. L ’attachement de
certains milieux ecclésiastiques aux habitudes des petites classes est d’autant
plus déplorable qu’il ne fait que manifester le niveau navrant auquel est tombé
dans ces milieux la culture latine.
(137) Il le cite, Sent, libri Eth., I, 1, lin. 142-145: «Non facit autem mentio-
nem de prudentia, que est in ratione practica sicut et ars, quia per prudentiam
proprie dirigitur electio»; cf. S a in t A l b e r t , Comm., éd. Borgnet, V II, p. 34:
«Sed tune quaeritur de prudentia, quare non ponatur? Sed ad hoc dicendum
est quod prudentia secundum quod est ratio perficiens electionem ex parte
electionis se tenet, sicut régula recti est in recto»; on ne trouve rien de tel
dans le premier cours.
LE COM M ENTAIRE D E S. THOMAS 131
(138) L ’Éthique était expliquée à la faculté des arts en première année (cf.
J. Is a a c , L e Péri H erm eneias en O ccident de Boèce à saint Thomas, Paris, 1953,
p. 8 3 ); il n’est pas absolument impossible que saint Thomas l’ait expliquée
aux jeunes frères qui étaient entrés en religion sans avoir suivi les cours de la
faculté des arts, mais c’eût été là une dérogation aux usages, le rôle du maître
en théologie étant d’expliquer la Sainte Écriture; c’est arbitrairement que les
éditions appellent les subdivisions des livres dans le commentaire de saint
Thomas «lectiones», leçons, ce qui suppose que le commentaire était un cours:
les mss (à l’exception d’un ou deux mss tardifs) n’emploient pas cette appella
tion; ils se contentent généralement d’un chiffre.
(13B) Cf. Dom O. L o t t i n , Psychologie et morale aux XII" et X I IIe siècles,
t. IV, Louvain, 1954, p. 521-548. — C’est le genre littéraire même dont relève
la Sententia Libri Ethicorum qui rend compte de la difficulté qui empêche
Dom Lottin, ibid., p. 541 et 864, n. 4, de souscrire à notre chronologie de
ce commentaire: la doctrine de la loi naturelle dans la I a / / “' est plus riche
et plus évoluée que dans la Sententia. C’est normal, puisque de par sa nature
même la Sententia est un exposé condensé et simplifié, la discussion approfondie
des problèmes relevant d’un autre genre littéraire, celui des Questiones, auquel
justement appartient la Som m e de théologie. Au reste, saint Thomas commen
tateur d’Aristote a fait preuve de bon sens en n’ajoutant au texte de son auteur
que le strict minimum, qui dépasse déjà de loin lesi perspectives du Philosophe !
(14°) Il est sans doute nécessaire d’y insister, puisque ces lignes ont été mal
comprises: si je dis que le commentaire de saint Thomas est une oeuvre
manquée, c ’est uniquement du point de vue de l’exégèse historique, celle qui
cherche à dégager la pensée de l’Aristote authentique. Du point de vue de
l’exégèse doctrinale, celle qui cherche à construire sur le texte d’Aristote une
morale valable pour notre temps (et peu importe qu’elle n’ait rien à voir avec
132 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E
La crise «averroïste»
ce que pensa Aristote au IV e siècle avant J.C .!), on peut encore souscrire
au jugement de Heinrich Julius S c h e u r l, Bibliographia moralis, Helmstedt,
1648 (l’édition n’est pas paginée; dans la 2 ime éd. parue en 1686 le texte est
à' la p. 48) : «Opus auro contra aestimandum, et quo vix ullum (si paucas
hallucinationes circa nomina propria et derivationes graecarum vocarum exci-
pias) hoc tempore absolutius extare nobis persuademus».
( 1« ) pour ]es ¿ eux paragraphes précédents, cf. R.-A. G a u th ie r , Trois com
mentaires «averro'istes» sur l’Éthique à Nicomaque, dans Arclï. d ’hist. doctr. et
litt. du M . A ., 16 (1947-48), p. 187-336, en complétant et corrigeant par: O.
L o t t i n , A propos de la date de certains commentaires sur l’Éthique, dans Rech.
de théol. anc. et m éd., 17 (1950), p. 127-133; Id., Psychologie et m orale..., t. III,
p. 621-650; t. IV , p. 521-548; R.-A. G â u th ie r , dans Bulletin thomiste, 8 , (1947-
5 3 ), p. 75-85 et 1242-1244; Id., Magnanimité, Paris, 1951, p. 4 6 6 4 8 8 ; Id., dans
Bulletin thomiste, 9 (1954-56), p. 216-218 (le ms. de Florence dont il est ques-
LA FIN DU X I I I 8 SIECLE 133
tion p. 217, n. 3, est en réalité le ms. Naz. conv. soppr. E I 252; il contient aux
f. 141ra-149rb les questions de Gilles d’Orléans sur le D e generatione; cf. plus
loin, note 145); Id., D eu x tém oignages..., dans Revue philos, de Louvain, 50
(1 952), p. 273-276; K. G io c a r in is , A n Unpublished Late Thirteenth-Century
Commentary on the Nicomachean Ethics of Aristotle, dans Traditio, 15 (1959),
p. 299-306, avec mon c.r. dans Bulletin thomiste, 10 (1957-59), p. 875-876 (on
trouvera là mention d’un autre livre sur lequel je n’insiste pas, car je ne le
prends pas au sérieux).
(112) Cf. R.-A. G a u th ie r , D eux témoignages..., dans Revue philos, de Lou
vain, 50 (1952), p. 276-279. — Je suis incapable de situer exactement les
questions sur YÉthique contenues dans le même ms. Paris B.N. lat. 16110,
f. 236ra-276ra.
(143) Cf. R.-A. G a u th ie r , dans Bulletin thomiste, 9 (1954-56), p. 959, n. 2;
j’ajoute l’incipit de ce commentaire, à demi effacé et très difficile à lire: Dicit
Seneca sic (?) secunda epístola [quarti libri = 31, 10] ad Lucilium : H oc phi-
losophia promittit quod m e deo parem facit. In qua proposicione Seneca tangit
d u o ...
(144) Cf. R.-A. G a u th ie r , Les Questiones supra librum Ethicorum de Pierre
d ’A uvergne, dans Revue du Moyen A ge latin (à paraître).
(145) Cf. note 141. — La notice de P. G lo r ie u x , Répertoire des maîtres en
théologie de Paris au X III° siècle, Paris, 1933, t. I, p. 453-456, sur Raoul Re
naud est inexacte et incomplète; signalons au moins qu’il faut rayer les ques
tions sur la Métaphysique (p. 455, l), qui ïo n t de Pierre d’Auvergne, et ajou
ter des Questions sur les Météores, contenues dans Florence Naz.' E I 252, f.
104ra-140vb; Paris B.N. lat. 15805, f. 36vb-39vb, et Osimo Coll. Campana 39,
tertio loco. — Raoul Renaud est d’accord avec Scot pour défendre l’immaculée
Conception, cf. V. D o u c e t, Raoul le Breton défenseur d e l’im m aculée Conception.
Simple rectification, dans Archiv. franc, hist., 47 (1954), p. 447-450, mais il
134 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E
Le XIV’ siècle
attaqué Scot dans ses questions théologiques contenues dans le ms. Vat. lat.
1086, par exemple dans sa question Utrum D eus sub eadem racione sit obiec-
tum dileccionis naturalis et supematuralis, f. 156va-157va, et dans sa question
Utrum dileccio naturalis et meritoria respectu eiusdem obiecti sint idem actus se-
cundum speciem, f. 195ra-196rb (cf. S c o t, Quodlibet, qu. 17, Vivès, t. 2 6 ).
(m ) Cf. P .O . K r i s t e l l e r , A Philosophical Treatise from Bologna Dedicated
to Guido Cavalcanti: Magister Jacobus de Pistorio and his «Questio de Feli-
citate», dans M edioevo e Rinascimento. Studi in onore di Bruno Nardi, Flo
rence, 1955, t. I, p. 425-463, avec mon c.r. dans Bulletin thomiste, 9 (1954-56),
p. 933. — Le Satis morale commentum super decim um Ethicorum contenu
dans le ms. Londres British M useum Cot. D om. A X I, f. 154r-155r (de la
nouvelle foliotation), que G. P o s t, dans Spéculum, 12 (1 937), p. 345-349, place
avant 1290, n’est en réalité qu’un prologue à un traité de logique.
(I47) Cf. C. S tr o i c k , H einrich von Friemar. L eben, W erke, philosophisch
theologische Stellung in der Scholastik (Freiburger theol. Studien 6 8 ), Fri
bourg en Br., 1954, à compléter par le c.r. de la R evue des sç. philos et théol.,
41 (1 9 5 7 ), p. 165, n. 117; ajoutez encore à la liste des mss: M unich Univ. 2°
566, f. 3r-196r; Prague Univ. X F 15 (1941), 193 ff. — Je cite le commentaire
de Henri de Friem ar sur 1142 b 31-33: «Omnis enim eubulia finem habet ta-
lem, cuius prudencia uera suspicacio siue concepcio est» (ms. Toulouse 242, f.
2 9 5 r); on reconnaît le texte de S. Albert cité plus haut, n. 124.
(14S) Cf. B.-M. X i b e r t a , G uiu Terrena, Carmelita de Perpinyà, Barcelone,
1932, p. 49 sq.; le commentaire est incomplet; dans Paris B.N. lat. 3228, f.
lra-59vb, on a les livres I, II, III, IV et V I; dans Vat. Borghes. 328, f. lra-42vb,
on a les livres IIIj IV (incomplet), V I, I, II et V ; je n’ai pas vu Bologne Univ.
845 (1625), f. lr-60v, qui a les livres I-VI (IV incomplet comme dans Borghes.
LE X I V ' SIECLE 135
siècle, Albert de Saxe qui, après avoir été maître ès-arts à Paris fut en
1365 le premier recteur de l’Université de Vienne et mourut en 1390
évêque d’Halberstadt, ne se cache pas de mettre en forme brève et
claire l’enseignement trop diffus à son gré de ses prédécesseurs; en
fait, c’est surtout le commentaire de Burley qu’il pille (157). Heinrich
Totting von Oyta, maître ès-arts à Prague entre 1355 et 1371, y lit
une bonne partie de l’œuvre d’Aristote: ses leçons sur YÊthique sont
contenues (jusqu’au livre VI) dans le ms. Leipzig Univ. 1413, fol.
172ra-202r C58). Il faut encore signaler le Milleloquium philosophie
siue manipulus philosophie m ordis du bénédictin Jean Bernier de
Fayt, qui devint en 1350 abbé de Saint-Bavon de Gand; c’est une table
alphabétique de toutes les œuvres «morales» d’Aristote, Éthique,
Politique, Économique, éclairées par leurs commentateurs, d’Eustrate
et Robert Grosseteste à saint Thomas et Walter Burley (l59). Enfin en
comparaison, je note que les questions de Raoul Renaud [?], cf. plus haut, note
145, citent Sénèque 16 fois); Id., NominaUsm and the Ethics: Som e Remarks
about Buridan’s Commentary, dans Journal of the History of Philosophy, 4
(1966), p. 1-13.
(157) Cf. G. H e jd in g s fe ld e r, Albert von Sachsen. Sein Lebensgang und sein
Kommentar zur Nikomachischen Ethik des Aristoteles (Beiträge z. Gesch. d.
Philos. und Theol. des Mittelalters, Bd X X I I , 3 4 ) , Munster, 1925. Aux 9
mss signalés par Fauteur, on pourra ajouter: Bâle F I I 3, f. 2r-76r; Bruges Ville
496, f. 223r-226; Paris B.N. lat. 6464, f. 84ra-156va; Innsbruck Univ. 159; Milan
Am br. G 47 Inf.
(l5B) Cf. A. L a n g , H einrich Totting von Oyta (Beiträge z. Gesch. d. Philos,
u. Theol. d. Mittelalters, Bd X X X I I I , 4-5), Munster, 1937, p. 133.
(159) Cf. M. Grabm ann, M ethoden und Hilfsmittel des Aristotelesstudiums
im Mittelalter (Sitzungsber, d. Bayer. Ak. d. W ., Philos.-hist. Abt., 1939, 5 ),
Munich, 1939, p. 139-149. — Au X IV “ siècle appartiennent encore peut-être
le commentaire, inspiré de saint Thomas, contenu dans Cambridge Gonv. and
Caius 611 (341), f. 146-181v, et Oxford Oriel Coll. 33, f. 336-382; le commen
taire d’un frère Roger, peut-être fr. Roger Roseth, O. F. M. (cf. Sancti Thomae
de Aquino Sententia Libri Ethicorum , éd. Léonine, Praef., p. 27, n. 47) ; le
commentaire du dominicain Guido de Guezzis, qui enseignait à Bologne à la
fin du X IV e siècle (cf. ibid., p. 44, n. 139); le résumé de YÊthique du domini
cain Jean Krosbein (cf. M. Grabmann, M ethoden und Hilfsm ittel..., p. 92-95).
Par contre, si le ms. Sêlestat Bibl. mun. 113 contient aux f. 129ra-207 les ques
tions de Marsile d’Inghem sur les Parva naturalia, ce n’est pas une raison
suffisante pour attribuer à ce même Marsile les textes complexes qui précèdent
dans le ms.: ( 1 ) des questions sur les livres I-VI de YÊthique (f. l-63rb ), qui
s'inspirent souvent d'assez près de Guiral O t; (2 ) une question Utrum men-
dacium sit peccatum mortale (f. 63v-64v); (3) des questions sur les livres
I-III de YEthique (f. 65r-113ra; le livre III est inachevé; suivent des questions
isolées sur les livres III, V et V III, f. 113v-115v); (4) des Auctoritates totius
138 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E
Le XVe siècle appartient encore pour une part au Moyen Age, car
il voit se prolonger l’ancienne tradition des commentateurs de la tra
duction latine de Grosseteste.
A cette tradition médiévale se rattache Paul Nicoletti d’Udine, dit
Paul de Venise, ermite augustin qui enseigne dès avant 1408 à Padoue
où il se fait le champion de l’averroïsme; son commentaire sur YÉthi-
diffusion (166). C’est par contre en un seul manuscrit que nous avons
conservé, grâce à Eudes Charlier qui la fit copier en 1486, l’explica
tion littérale de l ’Éthique d’un autre normand, Pierre Foliot; maître
ès-arts, procureur de la nation normande, Pierre Foliot fut élu en 1481
lecteur d’éthique pour la même nation et le resta jusqu’en 1483, avant
de devenir en 1484 recteur de l’Université, puis maître en théolo
gie (167); Pierre Foliot occupe, dans la longue lignée des commentateurs
de YÉthique à Nicomaque, une place à part: le premier, et peut-être
le seul avant Walter, il a hésité à attribuer à Aristote en 1142 b 31-33
l’affirmation que l’appréhension de la fin ultime de la vie humaine
relève de la vertu de «prudence» (loa). Le frère mineur Nicolas d’Or-
vault (Dorbellus, d’Orbelles), mort entre 1472 et 1475, écrivit un
exposé de la philosophie d’Aristote en trois parties: philosophie «ra
tionnelle», philosophie «réelle» et philosophie pratique; en fait c’est
un commentaire de l’ensemble de l’œuvre d’Aristote: les traités de
(16G) La date est assurée par le ms. Paris B.N. lat. 6445, copié à Paris en
1446 par Jean Quarret (cf. Ch. S am aran et R. M a r i c h a l, Catalogue des ma
nuscrits en écriture latine portant des indications de date, de lieu ou de copiste,
t. II, Paris, 1962, p. 3 4 5 ); il contient aux f. 91ra-169vb les questions de Le-
tourneur sur YÊthique (jusqu’à la qu. 7 du livre V I). Autres mss: Avignon
M usée Calvet 1099, f. 148-179 (daté de 1450-51); Reims Bibl. murt. 897, f.
74-144 (daté de 1451); Prague Metrop. M L X X X I, f. lv-71r (daté de 1454);
M unich Clm 520, f. 13r-174r (daté de 1472) ; Cologne Archiv. mun. G. B. f.
200, f. 80ra-154va (daté de 1480) ; Paris B. N . lat. 6691, f. 152ra-215v (daté
de 1483? Cf. plus loin, note 170); Bâle Univ. F II 14, f. 37r-75r ( ? ) ; Prague
Metrop. M L X X X II, f. 382r-447r ( ? ). La première édition parut à Cologne
en 1491; j’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque municipale de Grenoble
coté I 285, et sur microfilm l’exemplaire de la Bibliothèque Vaticane Stamp.
Ross. 470 (1 ); je ne sais ce qu’il faut penser de l’authenticité des questions
sur les livres V II-X , qui n’existent pas dans les mss que j’ai consultés (celles
du ms. de Prague Metrop. M L X X X I, f. 74r-87r, sont différentes, et d’ailleurs
datées, si je ne me trompe, de 1422). L ’édition de Cologne 1494 vient d’être
reproduite en réédition photographique, Francfort, 1966 .
(167) Ms. Paris Univ. 570, f. 14r-128v; cf. Aristoteles latinus. Codices, Pars
prior, Rome, 1939, n° 730, p. 592. L ’incipit du commentaire est inspiré d’Albert
de Saxe: «Iste est liber ethicorum Aristotilis in quo determinatur de his que
pertinent ad regimen unius hom inis...», mais la coïncidence cesse vite; l’ex-
plicit, f. 128v, est: «Et sic sufficiant scripta ad litteram sub uenerabili uiro
petro foliot lectore eth. pro Odone Carliero». — Sur Pierre Foliot, cf. Aucta-
rium Chartularii Univ. Paris., t. IV, Paris, 1938, col. 279, n. 4 ; col. 310-11, 420.
(16S) Rencontrant en effet le texte d’Aristote, 1142 b 32-33: «Eubulia erit
utique rectitudo que secundum conferens ad finem cuius prudencia uera sus-
picio (!) est», il note au dessus du mot «cuius»: «finis uel conferentis» (Paris
Univ. 570, f. 77v ). Cf. plus loin, t. II, p. 518-519.
142 L ’E X EG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E
intérêt par le rôle qu’elle a joué; le texte qu’elle offrait aux lecteurs,
texte déjà attesté par le ms. Paris Sainte-Geneviève 257, manuscrit de
provenance sans doute italienne et qui doit dater du milieu du XVe
siècle, était fort mauvais; c’était un texte contaminé et corrompu, qui
mélange toutes les recensions antérieures et présente en outre un grand
nombre de variantes propres (171). C’est peut-être pourtant la paru
tion de cette édition qui prolongea quelques années encore l’influencé
de la traduction de Grosseteste. Entre 1491 et 1496, Claude Félix de
Langres, en donna une réédition, imprimée à Paris par André Bocard
pour Jean Petit: c’est la fameuse édition du Textus Ethicorum Aristo-
telis ad Nicomachum iuxta antiquam translationem, dans laquelle la
traduction de Grosseteste est pour la première fois attribuée au do
minicain imaginaire Henri Krosbein, erreur appelée à un long suc
cès; Claude Félix avait corrigé le texte de la traduction et lui avait
joint un commentaire littéral dont il avoue ignorer l’auteur, ainsi que
des questions qu’il déclare avoir empruntées pour la plus grande part
à Buridan et à Martin Lemaître (172). C’est ce Textus Ethicorum que
dès 1497 Lefèvre d’Étapies reproduisit sans scrupules, en le modi
fiant à peine, dans ses Très conuersiones, dont nous allons parler à
elles lui sont expressément attribuées: Questiones Versoris super sex libros
ethicorum (f. 152ra, in marg. sup .).
(m ) On ne connaît de cette édition que deux exemplaires, l’un au British
Muséum, l’autre à la Bibliothèque Sainte-Gêneviève (cote: X V e s. 4° sup. 7;
l’exemplaire est incomplet du début, mais il ne manque que les Capitula des
livres I-V; le texte proprement dit est com plet). Sur la foi d’une certaine res
semblance des caractères, on attribuait autrefois cette édition à Pierre César
et Jean Stol, et on la datait de 1474; on a depuis relevé des différences de
caractères qui ont fait abandonner cette attribution et on se contente généra
lement de dater l’édition des environs de 1476 (cf. Catalogue of Boolcs Printed
in the X V th Century m the British M uséum, Part V III, rééd., Londres, 1949,
p. 10; Gesamtkatalog der W iegendrucke, Bd II, Leipzig, 1926, col. 601, n° 2375).
Il n’est donc pas sûr que cette édition soit antérieure à l’édition de Louvain,
chez Conrad Braem en 1476 (qui se trouve à la Bibliothèque nationale sous
la cote Rés. R. 3 3 2 ), mais l’édition de Louvain, qui donne le texte parisien
tardif (Rp3) assez pur, même si elle peut rivaliser avec celle qui nous intéresse
pour la date, ne semble pas pouvoir rivaliser avec elle pour l’influence.
(172) J’ai consulté l’exemplaire de cette édition conservé à' la Bibliothèque
nationale sous la cote Rés. m.R. 66 (cet exemplaire,'acquis après 1900, c’est-
à-dire après l’impression du tome du catalogue imprimé qui contient l’article
Aristote,- est ' resté ignoré des répertoires). L ’édition - n’est pas datée, et on la
situe généralement entre 1496 et 1500 (cf. Gesamtkatalog der W iegendrucke
Bd II, col. 602, n° 2377) ; je crois devoir reculer sa date et la placer entre
1491 (date du début de l’activité d’André Bocard) et 1496, car, comme je
144 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E
vais le dire, il semble que c’est de cette édition que dépend l’édition de
Lefèvre d’Étaples parue le 12 avril 1497: en effet, dans les lignes 1094 a 1 -
1098 b 22, j’ai compté 110 fautes propres à l’édition de 1476; de ces 110 fau
tes, 66 se retrouvent tant dans le Textus de 1491-1496 que chez Lefèvre d’Éta
ples; mais le Textus en a conservé six autres qui ne sont plus dans Lefèvre,
ce qui semble assurer sa priorité; 4 fautes nouvelles sont communes au
Textus et à Lefèvre; en 1095 a 23, l’édition de 1476 lit, avec le ms. Sainte-
G eneviève 257, le texte L : aliter; le Textus de 1491-1496 lit le texte R : aliud;
Lefèvre omet le mot; en 1095 b 10, au lieu du texte R : «qui ipse omnia intel-
lexerit», texte omis dans L, le ms. Sainte G eneviève 257 lit: «qui omnia intelligit
ex se», l’édition de 1476 et le Textus de 1491-1496 lisent: «qui omnia intelliget
ex se», tandis que Lefèvre a: «qui ipse omnia intellexerit ex se», lectio con-
flata qui trahit sa dépendance. — Sur Henri Krosbein, cf. A. P e l z e r , Études
d ’histoire littéraire sur la scolastique médiévale, Louvain-Paris, 1964, p. 178-
183. — Martin Lemaître, docteur en 1473, confesseur du roi Louis X I , mort,
en 1482, avait écrit notamment des questions D e fortitudine et D e temperantia,
qui furent imprimées à Paris en 1489 et 1490; il critiquait saint Thomas et
sera à son tour pourfendu par Cajetan.
(173) Sur les éditions de Tartaret, cf. Ph. R e n o u a rd , Bibliographie des
impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, im primeur et humaniste
(1462-1535), t. III, p. 274-276; D. R e ic h lin g , Appendices ad Hainii-Copingeri
Repertorium bibliographicum ..., Milan, 1933, fasc. V I, p. 66 , n° 1877. J ’ai con
sulté l’édition de la Bibliothèque municipale de Grenoble (cote: I 237, première
pièce), dont le colophon au f. 53v est: H ic desinunt ethicorum questiones breues
ac perlucide super sex libris artis ethice: ex ojficina magistri Pétri tatereti
excellentis doctrina viri sacre theologie professons acutissimi perfecte. qui qui-
dem textum aristotelis singulis in locis prout decens erat interseruit. Impressor
vero nomine Andréas: cognomine autem bocard studiosam dédit operam vt
codices fidelissime scriptis mandarentur. Id qu e parisiis actum est. A nno M-
X C V III (!) E x die X I I maij.
(174) J’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque nationale conservé sous
L E X V e SIECLE MEDIEVAL 145
par A. Bonemere pour Denys Roce, mais dans cette troisième édition
furent ajoutées des questions sur les livres VII-X de FÉthique, ques
tions dues à l’écossais Gilbert Crab et au champenois Nicolas Dupuy,
originaire de Troyes, tous deux professeurs à Paris au collège 'de
Bourgogne (17S).
D’autres éditions de la traduction médiévale de YÉthique avaient
pourtant paru: en 1481, à Venise, avec le commentaire de Burley,
en 1483, à Venise encore, avec le commentaire d’Averroès, en 1491
à Cologne avec le commentaire de Jean Letoumeur, en 1500 à Venise
avec le commentaire de Guiral Ot (170). Seule mérite une mention spé
ciale l’édition qui parut en 1505 à Venise avec le commentaire de
saint Thomas: le dominicain Eugenio Bruto eut en effet l’idée d’ajouter
à cette troisième édition du commentaire de saint Thomas le texte
d’Aristote, que ne comportaient pas les deux premières; malheureuse
ment, le texte qu’il publia ainsi non seulement était un texte com
posite (L2 contaminé par Rp), mais encore comportait de nombreuses
variantes propres, dont quelques-unes seront corrigées par le domini
cain Paulin de Lucques dans l’édition qu’il procura à Venise en 1519,
mais dont la plupart ont passé dans les éditions successives du com
mentaire de saint Thomas: or, c’est à ce texte que se réfèrent aujour-
Le coup d’envoi fut donné par Leonardo Bruni d’Arezzo, dit l’Aré-
tin (1374-1444), qui acheva vers 1416-1417 (170) une nouvelle tra
duction latine de YÊthique à Nicomaque, qui n’était à vrai dire qu’une
révision sur le grec de la traduction de Grosseteste (18°), ce qui n’empê
cha pas l’Arétin de dénoncer en termes sévères la vieille traduction:
ce n’est pas en latin, mais en barbare qu’elle avait traduit Aristote (IS1).
Ce fut le signal d’une belle polémique: dès que la nouvelle traduction
parvint en Espagne, vers 1430, Alonso Garcia de Carthagène, juif
converti, brillant écrivain castillan, théologien en vue au concile de
Bâle, qui deviendra en 1435 évêque de Burgos, se leva pour défendre
l’ancienne dans son Liber contra Leonardum inuehentem contra libros
(l7S) Pour tout ce paragraphe, cf. E. G a rin , Noterelle sulla filosofia del
Rinascimento, dans Rinascimento, 2 (1 951): III. L a fortuna delFEtica aristo-
telica nel 400, p. 321-334; Id., L e traduzioni umanistiche di Aristotele nel
secolo X V (dagli Atti deU’Accademia Fiorentina di Sc. Morali «La Colom-
baria», V III, anno 1950), Florence, 1951.
(179) Cf. H. B a ro n , Leonardo Bruni Aretino. Humanistich-philosophische
Schriften mit einer Chronologie seiner W erke und Briefe (Quellen zur Geistes-
geschichte des Mittelalters und der Renaissance, I. B d ), Leipzig-Berlin, 1928,
p. 164.
(18°) Comme l’a fait remarquer E. G a rin , L e traduzioni..., p. 11. On en
jugera par ses premières lignes (je mets en italiques les mots qui s’écartent
de la traduction de Grosseteste) : «Omnis ars omnisque doctrina similiter autem
et actus et electio: bonum quoddam appetere videtur. Quapropter bene osten-
derunt summum bonum: quod omnia appetunt. Uidetur autem inter fines diffe-
rentia quedam. alii nam que sunt operationes alii preter eas opéra aliqua»; citons
aussi la traduction de 1142 b 31-33: «Si igitur prudentum est bene considéré:
erit vtique bene considéré directio secundum vtilitatem ad finem cuius pru-
dentia vera existimatio est» (je cite l’édition de Lefèvre d’Étaples, cf. plus loin,
note 2 1 8 ).
(1B1) Cf. B a ro n , Leonardo Bruni A retino..., p. 76: «quia sic traducti erant,
ut barbari magis quam Latini effecti viderentur».
148 L ’E XEG ESE DE L ’ÊT H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E
La nouvelle exégèse
est: consultatio bona rectitudo est ea qua ratione conferentis ad aliquem per-
gitur finem : cuius ipsa prudentia est existimatio vera» (je cite l’édition de
Lefèvre d’Etaples, cf. infra, n. 2 1 8 ).
(1B2) Cf. H . Jack so n , T h e Fifth Book of the Nicomachean Ethics of Aris-
totle, Cambridge, 1879, Intr., p. X ; si l’utilisation de N1’ par l’Aldine semble
hors de doute, il n’en est pas moins sûr qu’elle a d’autres sources.
(ma) ii est édité par B a r o n , Leonardo Bruni A retino..., p. 2 0 4 1 ; pour la
date, cf. ibid., p. 168-169 (le D e interpretatione recta se lit aussi dans B a ro n ,
p. 81-96).
(I<M) Cf. D. P. L o ck w o o d , Ugo Benzi, M édiéval Philosopher and Physician
(1376-1439), Chicago, 1951, p. 185-187.
(iss) c f . E . G a rin , N oterelle..., dans Rinascimento, 2 (1 9 5 1 ), p. 325 avec
la note 1. — Je ne sais à quelle tradition il faut rattacher le commentaire de
l’augustin Guglielmo Becchi, qui sera évêque de Fiesole de 1470 à 1487 et
mourra en 1 4 9 1 /6 : écrit en 1465, ce commentaire est conservé dans le ms. de
Florence, Laur. A ed. Flor. Eccl. 152; cf. E . G a rin , ibid., p . 3 3 4 , n. 2 ; L e tra
duzioni..., p . 17, n . 1.
L A RENAISSANCE 151
qui tira de ses cours une Expositio super librum Ethicorum Aristotelis
in nouarn traductionem Argiropyli Bizantij, qui circula manuscrite
avant d’être imprimée en 1478 à Florence et souvent par la suite (10°).
Nous avons d’autres témoignages de l’estime que ne cessèrent d’avoir
pour l’Éthique les humanistes italiens (107). En 1436, Ugolino Pisani
glose le texte de la traduction de Grosseteste (recension Rp) contenu
dans le ms. de Milan, Ambr. F 141 sup. (108). Francesco Filelfo (1398-
1481) fait l’éloge de YÊthique à Nicomaque, sans toutefois s’astreindre
à la suivre de trop près: dans son De morali disciplina, écrit sur la fin
de sa vie, il fait profession d’éclectisme (™). Ermolao Barbaro, né à
Venise le 21 mai 1454, avait à peine dépassé ses vingt ans lorsqu’en
1474-1475 il donna à Padoue des cours sur YÊthique à Nicomaque,
dont au fur et à mesure il dédia les résumés au cardinal Pietro Fosca-
ri; à sa mort, survenue prématurément à Rome en 1493, il laissa iné
dite cette œuvre de jeunesse, mais elle sera publiée à Venise en 1544
par Dianele Barbaro, qui la dédicacera au cardinal Alexandre Farnèse
sous le titre de Compendium Ethicorum librorum (200). Agostino Nifo
(1472/3-1546) lui aussi n’aura guère plus de vingt ans lorsqu’en 1494
à Padoue encore, il donnera de son propre chef pendant deux ans des
cours sur YÊthique, qu’il ne publiera pas (201); pourtant le maître vieilli
s’intéressait encore à la philosophie morale d’Aristote, et ses propos
seront recueillis en 1544 par Galeazzo Florimonte, alors évêque
d’Aquino (202). Lors de la conversion philosophique qui marque ses
dernières années, le poète Angelo Poliziano (1454-1494) fait en 1490-
1491 à Florence un cours sut .YÊthique à Nicomaque (203).
Nous avons dit que la traduction de l’Arétin s’était très vite large
ment répandue hors de l’Italie. On a attribué au frère mineur Pierre de
Castrovol l’honneur d’avoir le premier abandonné l’ancienne traduc
tion de Grosseteste pour celle de l’Arétin. Cet honneur revient en
bene consilitiva (!) simpliciter est rectificatio seu rectitudo consilii in ordine
ad ilium finem circa quem veram existimationem habet prudentia simpliciter
dicta vel prudens simpliciter» (f. p iiij verso b) ; sur Pierre de Castrovol, cf.
A. T eet a er t , dans Dict. de théol. cath., t. X I I , Paris, 1933, col. 1896.
(205) Opus Aristotelis de moribus, a Iohanne Argyropylo traductum ...; f. 119:
... quorum materiam Aegidius delfus socius sorbonicus breuiter explicauit:
quantum Aristotelis mentem, que intérim obscura est, perspicere potuit. Finitur
per Egidium delfum socium sorbonicum atque impressum p er Iohannem Higman
in intersignio leonum : prop e scholas decretorum. A nno millesimo CCCC°
L X X X V III die X X V I mensis martii. — Cf. A . R e n a u d e t, Préréform e et
humanisme à Paris pendant les prem ières guerres d ’Italie (1494-1517), Paris,
1916, p. 129-130; H. É l i e , Quelques maîtres de l’université d é Paris vers l’an
1500, dans Arch. d ’hist. doctr. et litt. du M A ., 18 (1950-51), p. 200-201.
(206) cf. M. P e l l e c h e t , Catalogue général des incunables des Bibliothèques
publiques de France, t. III, Paris, 1909, p. 356, n° 4717. — Je remercie bien
vivement Mme Luce Courville, Bibliothécaire, qui a bien voulu me procurer
la photocopie de l’exemplaire de la Bibliothèque municipale de Nantes (lMrs
moralis de Lefèvre se trouve relié en cinquième lieu dans le ms. Nantes Bibl.
mun. 109).
(207) cf. E . Amann, dans Dict. de théol. cath., t. IX , col. 133: «En 1494,
introduction aux Magna moralia» (j’ai moi-même suivi cet exposé d’Amann dans
la première éd. de cet ouvrage, t. I, intr., p. 8 6 * ).
L EFEV R E D’ETAPLES 155
(210) «Et num eri ad latus adiecti, libros Moralium Aristotelis (ad quos irt-
troductionum capita introducunt) désignant» (f. a i).
(211) L a Bibliothèque municipale de Sélestat possède deux exemplaires de
cette édition de 1502 {In Aim a Parhisiorum academia p er Vvolffgangum hopi-
lium et H enricum Stephanum in formularia litterarum arte socios. Anno ab
incarnatione domini virtutum 1502. septima Maii, 58 fo l.), n°s 648 et 662 du
catalogue; le n° 662 a appartenu à Beatus Rhenanus. J’ai examiné les rééditions
(inchangées) de Paris 1517/18 (Bibliothèque nationale, Rés. R 184, troisième
pièce) et de Paris 1545 (Dijon Bibl. mun., cote: 10.259). Je cite l’édition
de 1517/18 (qui est la plus fréquemment utilisée); en voici le titre: Artificialis
introductio p e r m odum epitomatis in decem libros Ethicorum Aristotelis: adiec-
tis elucidata commentariis qui post primam aeditionem nonnullis additis: ac-
cessionem crem entum que hac in tertia recognitione ceperunt; suit un quatrain
de Beatus Rhenanus: Lectori B e n e /A g e re JA c c ip e moralem lector studiose li-
bellutn Qui breuibus facilem pandit ad alta viam ./ H u n e m eus ingenua nuper
Clichtoueus arte/ Auxit: subnectens optima quaeque. V ale; vient ensuite, f.
lv , la dédicace: Iv d o cv s C l io h to v e v s N e o p o rtv e n s is Petro Briconeto... (ce
Pierre Briçonnet est le frère de Guillaume Briçonnet, cardinal de Saint-Malo,
et l’oncle de Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux; il avait confié l’éduca
tion de son fils François à Lefèvre d’Étaples, et c’est pour cet élève que Clich
tove réédita l’introduction de L efèvre).
LEFEV R E D ’ETAPLES 157
l’ordre voulu par Lefèvre est attesté par la table, cf. note 218. Je ne sais si ce
cahier se trouve aussi à l’état isolé; en tout cas, il n’y pas lieu de croire,
comme semble le faire E . Amann, Dict. de Thêol. cath., t. IX , col. 133, qu’il
existe deux introductions différentes à l’éthique, publiées l’une en 1496 et
l’autre en 1497: c ’est le cahier daté de 1496 qui est partie intégrante de l’édi
tion achevée en 1497.
(217) Cf. plus haut, p. 143, avec la note 172.
(218) j ’ai consulté les exemplaires de la Bibliothèque de la Ville d’Angers
(cote: S 422) et de la Bibliothèque municipale de Dijon (cote: 20.363). Voici
le titre général: D ecem librorum Moralium Aristotelis très conuersiones: Prima
Argyropili Byzantij secunda Leonardi Aretini tertia vero Antiqua p er Capita
et num éros conciliate: com m uai ¡amiliariqua commentario ad Argyropilum
adiecto; E t voici la table: H ec opéra hic continentur: ad inuicem hoc ordine
conciliata. Primo. D ecem libri Ethicorum Aristotelis ex Traductione Argyropili
Byzantini. Commentarius in eundem . Secundo. Magna Moralia Aristotelis In
terprété Georgio Ualla Placentino. Tertio. Dialogus Aretini ex paruis moralibus
Aristotelis ad Eudem ium . Quarto. Artificialis introductio p er modum Epito-
matis In decem libros Ethicorum Aristotelis. Quinto. D ecem Ethicorum Aris
totelis ex traductione Leonardi Aretini. Sexto. Iidem Ethicorum libri decem
ex Antiqua traductione. Omnia vno volumine com prehensa et diligentissime
recognita: quo ad beate viuendum nullum desit studiosis présidium ... Et ab-
soluta sunt impensis, sumptibus et diligentia Joannis Higmani et Uolgangi
Hopilii in hac litterarum formularia arte sociorum: Jn almo Parhisiensium
studio A nno ab incarnatione domini virtutum 1497 12 Aprilis.
L E X V Ie SIECLE 159
L ’E T H IQ U E A N IC O M A Q U E AU X V Ie SIECLE
«leuis et vana» (j’en passe !), le tout en deux pages (2H). Il n’y a pas
un chapitre d’Aristote qui ne contienne une ou plusieurs erreurs peti
tes ou grandes, de la faute de méthode à la doctrine perverse. Mais
laissons les détails; si Talon a pris pour sujet le premier livre de
YÊthique à Nicomaque, c’est parce que ce livre lui permet d’aller d’un
coup au fond du problème. Il traite en effet du Souverain Bien. Si la
doctrine d’Aristote était juste, de quel bienfait l’humanité ne lui se
rait-elle pas redevable ! Mais elle est fausse et, sous couleur de Sou
verain Bien, elle nous précipite dans le Souverain mal ! Car du Souve
rain Bien, le païen Aristote ignore le principe et la fin: le principe,
Dieu créateur qu’il nie en proclamant le monde éternel, et la fin, Dieu
possédé dans l’autre vie, qu’il nie en proclamant qu’après la mort il
n’y a rien. Le chemin que trace à l’homme Aristote est âpre, sinueux,
glissant: qu’on s’y engage, et c’est la chute la plus périlleuse, celle qui
nous fait tomber dans le malheur éternel; le suivre, ce n’est pas seu
lement témérité, c’est impiété (24s). Quel scandale donc que de voir des
chrétiens vénérer l’autorité du Philosophe au point de la tenir pour
l’unique fondement de la religion, alors qu’elle est la ruine et la perte
de la vraie piété (ï4°) !
Quelques années plus tard, un jeune professeur de philosophie à
(244) lit primum Aristotelis Ethicum librum explicatio, P aris, 1550, p . 77-78.
(245) i bicL: Praefatio, p. 3-4.
(M0) Ibid., p. 8 0: «Quamobrem valde mirandum est hominis huius authori-
tatem tam sanctam grauém que esse, vt quae ruinam et exitium verae pietatis
adfert, pro vnico religionis fundamento à Christianis hominibtis habeatur». —
A peu près au m êm e m om ent, Pierre de la Ram ée, en traçan t le program m e
d ’études qu’il voudrait v o ir suivre à P aris, m arquait son acco rd av ec T alo n :
«Ethica disciplina secundo curriculi philosophici anno per legem instituitur,
nec tarnen omnes ethici Aristotelis libri, sed quatuor duntaxat imperantur.
Huius philosophiae doctrinam, si mihi fuerit optandum quod assequi velim,
malim pueris ex Euangelio per eruditum aliquem, probatisque moribus Theolo-
gum, quam ex Aristotele per philosophum tradi. Puer impietates multas e x
Aristotele discet, quas verendum ne nimis sera dediscat, beatitudinis princi-
pium e x homitte oriri, beatitudinis jinem in Itontine terminari, virtutes omnes
hominis jacultate penitus contineri, eas ex hominis et natura et arte et indu-
stria comparari, D eum ad haec opera, quamuis magna et diuina, tamen vel
adiutorem vel artificem nusquam adhiberi, diuinam prouidentiam ttullam pro-
poni, de iustitia diuina verbum nullum fieri, animos mortales esse, vel certe
id Aristotelis probation videri, ideoque ab eo beatitudinem hominis in hac ca-
duca vita constitui...» P e t r i Rami V ero m an d i, Pro philosophica Parisiensis
Academ iae disciplina Oratio A d Carolum Lotharingum Cardinalem, Parisiis,
E x typographia M atthaei D au id is..., 1551, p. 4 0 4 1 ; la dédicace est datée du
2 0 février 1550 (1551 nouveau sty le).
172 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E
(247) N ico la i B och erii Rhemi Apologia adversus Audomari Talaei expli
cationem in primum Aristotelis Ethicum librum, ad Carolum Lotharingum
Cardinalem et Principem illustrissimum. In Rhemorum Academia, Excudebat
Ioannes Fognaeus..., 1562. J’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque muni
cipale de Troyes (autres exemplaires: Bibliothèque Mazarine, cote: 14.321;
Bibliothèque municipale d’A lençon), 1 vol. 23 X 16, 8 + 144 + 4 p. Les
confidences de Boucher se lisent notamment aux p. 18-19. — Sur Nicolas
Boucher, cf. Dict. d ’hist. et de géogr. eccl., t. I X , Paris, 1937, col. 1460-1462.
(24S) A pologia..., p. 24: «Ea demum philosophiae moralis descriptio vera
est, quae caelestem et diuinam foelicitatem in euangelio nobis à Deo per filium
promissam définit, et explicat: quae contrà, falsa. — A t philosophiae moralis
descriptio nobis ab Aristotele proposita, caelestem illam et diuinam foelicita
tem non définit. — Quare philosophia moralis ab Aristotele proposita falsa est».
P B) A pologia..., p. 27: «Philosophum eundem cum Theologo facis».
(25°) Apologia..., p. 28-37.
( 2si) Apologia..., p. 110: «Aristoteles de caelesti foelicitate in his Ethicis non
disputât, sed de naturali».
LES N O U VELLES TRADUCTIONS 173
(252) A pologia..., p. 140: «Lex naturae legi diuinae non répugnât, sed con
sentit. — Aristotelis doctrina de moribus in descriptione summi boni et virtu-
tum naturam ducem sequitur. — Aristotelis igitur doctrina de moribus Euan-
gelio non répugnât, sed consentit».
( 253) c f . notamment A pologia..., p. 119-127.
C234) Je n’ai pu atteindre l’édition de Venise, 1541. Outre l’édition citée à
la note 224 (qui ne comporte que la traduction du texte de YEthique), j’ai
consulté: Aristotelis Stagiritae Moralia Nicomachia cum Eustratii, Aspasii,
Michaelis Ephesini, nonnullorumque aliorum graecorum explanationibus, N uper
174 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E
finit par lui donner la réplique en 1552 (237). Jacques Louis d’Estrebay
qui, outre la Politique, avait traduit les Économiques, crut de son
devoir de compléter sa traduction de la philosophie pratique d’Aris-
tote en donnant au public une nouvelle traduction de YÊthique à
Nicomaque, et il se mit courageusement au travail, malgré une san
té déficiente; sentant venir la mort, il eut soin de mettre la dernière
main au moins à la traduction, accompagnée d’un abondant com
mentaire, des trois premiers livres; mais il ne laissa, sur les autres
livres, que des notes trop imparfaites pour pouvoir être publiées; c’est
ce que nous apprend, le 20 septembre 1549, son éditeur, Michel
Vascosan, en publiant cette œuvre posthume, qui parut à Paris en
1550; humaniste, d’Estrebay est avant tout soucieux d’éclairer le
texte d’Aristote à la lumière des classiques, notamment de Cicé-
ron C58). En 1552 enfin entra en lice Nicolas de Grouchy: élégantes
peut-être, les traductions de dom Périon lui paraissaient peu fidèles,
diffèrent de ceux de Périon, cf. plus haut, note 256) : «Omnis ars, atque adeo
omnis quae via et ratione procedit cognitio: itemque omnis actio et omne
agendi consilium, bonum aliquod sibi proponere idque appetere videtur»; et
voici la traduction de. 1142 b 31-33: «Quod si prudentis est, bona consilia
inire, bona deliberatio sit necesse est recta via et ratio, quae singulis in rebus
quid vtile sit, spectans, ad eum finem perducit, cuius sit vera existimatio in
prudentia» (p. 8 1 ). — Je cite l’édition de 1566; dans les éditions antérieures,
les corrections sont moins nombreuses; le début du texte, par exemple, est en
core identique à celui de Périon.
( 2Gi) Notons ici qu’un autre lecteur royal, Francesco Vimercato de Milan,
a laissé des commentaires inédits sur YEthique à Nicom aque; cf. N. W . G il
b e r t , Francesco Vimercato of Milan: A Bio-Bibliography, dans Studies in the
Renaissance, 12 (1 965), p. 188-217, notamment p. 200 et 216; cette oeuvre
date probablement du temps où Vimercato était lecteur royal à Paris, entre
1542 et 1561; la traduction commentée par Vimercato est-elle son oeuvre pro
pre, ou est-ce une des traductions existantes? M. Gilbert ne nous l’apprend
pas.
(262) Sur Denis Lambin, cf. L. C. S te v e n s, Denis Lam bin: Humanist, Cour
tier, Philologist, and L ecteur Royal, dans Studies in the Renaissance, 9 (1962),
p. 234-241.
(263) Aristotelis de moribus ad Nicomachum libri decem . Ntinc primum è
G raeco et Latinius et fidelius aliquanto quàm anteà à Dionysio Lambino ex-
pressi. Eiusdem Dionys. Lambini in eosdem libros annotationes... Parisiis, E x
officina Ioannis Foucherii sub Scuta Florentiae in via D. Jacobi, 1558; in
4°, 160 + 78 folios. Se trouve à la bibliothèque municipale de Sélestat (cf.
Index Aureliensis, Pars Prima, A / 6, n° 108.350). Je n’ai pas vu cette édition.
— Dans la dédicace de la seconde édition de sa traduction, Aristotelis D e mori
bus ad Nicomachum libri decem Olim e Graeco longe et latinius et fidelius
quam vnquam anteà, a Dion. Lambino Monstroliensi expressi: nunc de inte-
gro ab eodem recogniti: et multis locis correcti... Lutetiae, Apud viduam Guil.
M orelij... M .D.LXV (à la Bibliothèque nationale, cote: *E 2 4 0 ), Lambin rap
pelle qu’il se trouvait à Venise huit ans auparavant lorsqu’il publia dans cette
ville sa première édition, et se plaint que, en son absence et sans son aveu,
elle ait été reproduite quelques mois plus tard à Paris.
(204) Aristotelis de moribus ad Nicomachum libri decem . N unc primum e
graeco et latinè et fideliter, quod vtrunque querebantur om nes pràestitisse ad-
178 L ’EXEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E
La vogue dont jouit alors la morale d’Aristote en Italie (272) est at
testée par l’œuvre du comte Giulio Landi, noble de Plaisance, parue
à Venise en 1564: utilisant la traduction de Segni et l’introduction de
Lefèvre d’Étaples, Giulio Landi met l ’Êthique à la portée des hommes
du monde dans des dialogues dont les principaux personnages sont
Lefèvre, Clichtove et le gentilhomme florentin Lorenzo Bartolini C273).
C’est aussi à la vulgarisation de la morale d’Aristote que travaille Ales-
sandro Gregorio Piccolomini, professeur de morale à Padoue en 1540
avant de devenir archevêque titulaire de Patras et auxiliaire de Sienne,
de 1571 à sa mort, survenue en 1578; son Institution morale, parue en
italien à Venise en 1569, sera traduite en français en 1581 par Pierre
de Larivey (274). Le discours sur la première proposition du livre d’Aris
tote qui traite des mœurs, que Francesco Maria Vialardi avait pronon-
çé à l’Académie de Savone et qu’il publia à Parme en 1578, ne man
que pas d’intérêt, car c’est du fondement même de la morale d’Aris
tote qu’il traite; ce fondement, c’est, s’il faut en croire Vialardi, la
proposition universelle: «Toutes choses désirent le bien», mais il est
amusant de constater que, pris de repentir, Vialardi attribue cette for
mule, qu’en effet on chercherait en vain au début de l’Êthique à Nico-
maque, à une erreur d’impression: il faut lire, bien sûr: «Le bien, c’est
ce que toutes choses désirent»; quoi qu’il en soit, c’est bien sur la
l’œuvre curieuse que sont les Antitopiae de Pierre Noiset (288). Né vers
1550 en Thiérache dans le diocèse de Reims, Noiset inaugura le 16 oc
tobre 1580 son enseignement de la philosophie au collège des Bons-En-
fants de Reims par un discours dans lequel il rendait responsable du
peu de progrès que font les jeunes gens dans l’étude de la philoso
phie leur goût pour les sottes lectures, d’Eulenspiegel à Rabelais (300).
Docteur en droit, recteur de l’Académie de Reims en 1586, il renonça
la même année à l’enseignement et se retira au collège des Ecrevés; c’est
là qu’il rédigea ses Antitopiae, dont il signa la dédicace à Louis de
Lorraine, cardinal de Guise, le 17 décembre 1588 (ce qui explique que
pour Noiset, le type du magnanime aristotélicien, c’est le duc de Gui
se) (301). Noiset n’est pas peu fier de son œuvre: n’a-t-il pas réussi à
découvrir dans VÊthique à Nicomaque (qu’il lisait dans la traduction
de Nicolas de Grouchy) 300 passages qui à première vue semblent
contredire d’autres passages d’Aristote, et à montrer comment en réa
lité ils sont d’accord ? Le programme nous fait frémir; pourtant, à la
lecture, on doit avouer que Noiset possède bien les qualités que lui
reconnaissait l’abbé Cauly: «Une vaste connaissance d’Aristote, une
heureuse subtilité, un jugement sûr et prompt» (302). Les difficultés
qu’M soulève sont généralement réelles, la solution qu’il leur apporte
est sobre; son guide préféré est saint Thomas d’Aquin (3M).
t. X , Paris, 1938, col. 235-237; aucun de ces auteurs ne mentionne VInstitutiô
in disciplinant moralem.
p u ) P é t r i N o iset Terasci Rhem ensis iur. utr. doct. et, in Rhem orum Aca-
demia, ordinarii Professons, Antitopiae [id est locorum contrarietates] de Mo-
rali Aristotelis philosophia. Rhemis, Excudebat Ioannes Cousin, prope portam
Bazeam habitans, 1589; 1 vol. in 16 de X V I + 351 p. J ’ai consulté l’exemplaire
de la Bibliothèque de la ville de Bordeaux (cote: S. 4 5 2 6 ), que je remercie
M. i e . Conservateur d’avoir bien voulu m ’envoyer en prêt à la Bibliothèque
nationale; le livre se trouve aussi à la Bibliothèque Mazarine (cote: 27.730) ;
l'exemplaire de la Bibliothèque de Reims a été brûlé (cf. note p réc.). — Sur
Noiset, cf. B o u llio t, Biographie ardennaise, Paris, 1830, t. II, p. 284-286, et
surtout E . C auly (l’abbé), Histoire du collège des Bons-Enfants de l’Université
de Reims, Reims, 1885, p. 279-288.
(a°°) «qui veteriores poetriarum fabellas rursum fingunt, ineptias refricant:
qui manibus ferme terunt libros Vvespieglii, Rolandi, Augerii, Rabellaii, Bo-
catii, Amadisi, Antonii de Arena, Pantagruelis, Gaudichonii: de quibus nihil
tu, riisi tum amorum tum facetiarum quasi calculos subducere discas» (p. 31 7 ).
(soi) Antitopiae, p. 89. Le duc et le cardinal seront assassinés les 23 et 24 dé
cembre 1588.
(a°2) E . Cauly, Histoire du collège des Bons-Enfants..., p. 288.
(soi) Qu'on me permette au moins, à titre d’exemple, de citer en partie
YAntitopia que Noiset consacre à la question toujours débattue: la fin ultime
et le Souverain bien relèvent-ils de l’éthique ou de la politique?
« E n u n c ia tio . Finis sum m um ue bonum est politicae scientiae.
LA FIN DU X V Ie SIECLE EN FRANCE 193
surtout la Cour qui s’éprit alors de YÉthique: dans les années 1580,
l’Académie du Palais, qui groupait autour du.roi de France Henri III
poètes et moralistes, se passionnait pour les grands problèmes de l’éthi
que aristotélicienne..Un curieux témoignage de cet engouement nous
est fourni par le livre de Bartolomeo Del Bene, noble florentin établi
à la cour de France et membre de l’Académie du Palais, composé vers
1580 pour Henri III, mais qui sera publié en 1609, avec une nouvelle
dédicace à Henri IV, par le petit-nevcu de Bartolomeo, Alphonse Del
Bene (ou d’Elbène), évêque d’Albi (il venait de succéder sur le siège
épiscopal à son oncle Alphonse, fils de Bartolomeo, mort le 8 février
1608); pour l’instruction et le plaisir des gens de cour, la morale
d’Aristote se trouve là mise en vers et illustrée de gravures de Thomas
de Leu, qui font aujourd’hui le prix du livre aux yeux des bibliophi
les (305). Plus sérieuses sont les discussions qui mirent aux prises devant
le roi, sur la supériorité des vertus morales ou intellectuelles, Ronsard,
Desportes et Amadis Jamyn: à notre vif étonnement, Ronsard tient pour
la supériorité de la vie active, tandis que la thèse aristotélicienne clas
sique de la supériorité de la vie contemplative est soutenue par Despor
tes et Jamyn (3<w). Intéressante aussi est la contribution apportée à ces
études aristotéliciennes de cour par Jacques-Davy Du Perron. Né le
25 novembre 1556 dans le canton de Berne d’une famille normande
passée au protestantisme, Du Perron, présenté à Henri III dès 1576,
se convertit au catholicisme; devenu lecteur royal et membre de l’Aca-
(3o») E n 1545, 1549, 1554, 1556 et 1563; cf. In d ex Aureliensis, Pars prima,
A /6, n»s 107.996, 108.107, 108.170, 108.288, 108.337 et 108.463. — Sur J. Sturm,
l’ouvrage de base reste Ch. S chmidt , La vie et les travaux de Jean Sturm,
prem ier recteur du Gymnase et de l'Académie de Strasbourg, Strasbourg, 1855;
compléter la bibliographie par Lexicon für Theol. und Kirche, t. IX , Fribourg-
en-Brisgau, 1964, col. 1126-1127.
(J1°) C f. P e te r s e n , G eschichte der aristotelischen Philosophie..., p. 121-122.
(su) In primum , secundum et initium tertii libri ethicorum Aristotelis ad
Nicomachum, clariss. et doctiss. viri D . P e t r i M a r t y r is V e r m il ij , Florentini,
Sacrarum literarum schola Tigiirina Professons, Commentarius doctissimus.
T iguri, Excudebat Christophorus Froschouerus Iu n ior, m ense A ugusto, anno
M .D .L X III; 1 vol. 436 p. + In d ex (Bibliothèque nationale, co te: R. 5838;
provient du cou ven t des dom inicains de S ain t-H on oré). L e dernier passage
traduit e t com m enté est 1112 a 5-7. L a traduction latine qui p récèd e chaque
section du com m entaire sem ble être l’oeuvre p ropre d e P ietro M artire; en
voici le d ébu t: «Omnis ars, omnis methodus, omnis actio et electio bonum
d iq u o d expetere uidetur. Propterea pulchre dixerunt ipsum bonum quod omnia
L ’ËTH IQ U E A L ’ACADEMIE DE STRASBOURG 197
rait mal qu’une érudition aussi riche tourne court, s’ils avaient été
donnés plus tard.
Dès 1572, le strasbourgeois Theophilus Goll l’ancien (1528-1600)
était titulaire d’une des deux chaires d’éthique (l’autre étant occupée
par Van Giffen) et il la gardera durant de nombreuses années (317);
cependant, à partir de 1590 au moins, il partagera l’enseignement de la
philosophie pratique avec son fils Theophilus Goll le jeune (1561-
1611); le père semble s’être réservé l’explication de la Politique tan
dis que le fils expliquait l’Éthique à Nicomaque. Le 1er septembre 1592,
Theophilus Goll l’ancien dédiait au baron Gondacher de Tanberg,
seigneur en Auroltzmünster, Offenberg et autres lieux, son Epitome
doctrinae moralis, ex decem libris Ethicorum Aristotelis ad Nicoma-
chum collecta pro Academia Argentinensi; ce mot d’«epitome» ne doit
d’ailleurs pas nous tromper: le «résumé» de Goll ne compte pas moins
de 377 pages, sans compter l’Index (318).
Lui aussi strasbourgeois, Johannes Ludwig Hawenreuter (1548-1618)
fut avant tout professeur de physique. Cependant, à sa chaire de phy-.
sique, il joignit quelque temps, au moins en 1588-1589, une des chai
res d’éthique (319). A cette occasion il publia en 1588 à Strasbourg
chez l’imprimeur de l’Université Antoine Bertram son Analysis libri
quinti Ethicorum Aristotelis de iusdtia et iure (32°). C’est aussi au titre
cote: Rés. R. 2 7 2 1 ), 1644 (B.N., cote: R. 53836), ainsi que dans les Opera
omnia de Van W aele: A ntonii W a l a e i ... Omnium operum tomus secundus.
Qui continet... Compendium Etliicae Aristotelicae A d Norman Veritatis Chris-
tianae revocatum (p. 257-292), Lugduni Batavorum, E x officina Francis«
Hackii, Anno M .D C .X LIII; dans les éditions de 1627, 1636, 1644 et dans les
Opera omnia est joint au Com pendium un résumé en vers de Theodor Schre-
velius: Ethica D . Antonii Walaei Metaphrasi Poética Iam bici carminis adum-
brata Authore D. Theod. Schrevelio (Opera omnia, t. II, p. 293-297). — Sur
Antoine Van Waele, cf. N. P aquot, M ém oires... (cité plus haut à la n. 177),
t. I, p. 157-159.
(320) J. C r e l l i i F ran ci, Ethica aristotélica A d Sacrarum Literarum normam
emendata. Eiusdem Ethica Christiana seu explicatio virtutum et vitiorum quo
rum in sacris literis fit mentio. H uic Editioni praeter praefixam Auctoris Vi-
tam, accedit Catechesis ecclesiarum polonicarum. Cosmopoli, per Eugenium
Philalethem, M .D C .L X X X I (Bibliothèque nationale, cote: R . . 7241) ; YEthica
aristotélica occupe les p. 1-248; YEthica Christiana suit avec une nouvelle
pagination, p. 1-622; la Catechesis porte comme nom de lieu: Stauropoli (Cos
mopolis comme Stauropolis sont des noms fictifs, qui cachent Amsterdam; une
I e” éd. était parue en 1650). Cf. plus loin, p. 283 avec la note 118.
(33°) Brevis introductio in libros D ecem Aristotelis Ethicos Nicomachios,
Auctore M . Hieronymo W eixelbergero, Welsensi Austríaco, olirn Ecclesiae
Steirensis Ministro, jam ab eadem Exulante. Noriberge, Cura Simonis Halb-
M ORALE D ’A RISTO TE ET M O RA LE CH R ETIENN E 205
à l’éthiqüe d’Aristote (c’est tout un pour lui) qu’il s’en prend. Et ici
même, il nuance quelque peu sa position: il ne refuse pas à YÉthique
d’Aristote une réelle valeur théorique, ce qu’il nie, c’est sa valeur pra
tique (M0), et encore, pour les chrétiens; la morale d’Aristote a pu gui
der la vie des païens vers une certaine honnêteté, au moins extérieu
re, elle ne peut en aucune façon guider la jeunesse chrétienne qui doit
orienter toute sa vie vers le vrai Dieu (M0). Certes, Paulinus n’ignore
pas l’identification qu’avait faite Mélanchthon, dont se réclamait son
adversaire, entre l’éthique d’Aristote et la loi naturelle; mais, s’il ex
cuse Mélanchthon d’avoir cédé à la pression des circonstances, il n’en
rejette pas moins sa doctrine (341): il y a un monde entre la loi inscrite
par Dieu dans le cœur des hommes, qui est excellente, et les règles
de conduite de YÉthique d’Aristote, qui sont vicieuses (342); en effet,
la raison corrompue par le péché ne peut connaître la loi naturelle
dans son intégrité, et la connaîtrait-elle qu’elle en ignorerait encore l’es
sentiel, car ce qui fait le prix de la loi naturelle, ce n’est pas de régler
la vie civile, c’est de rendre témoignage à Dieu (343). Voir dans l’éthi-
(358) c f . plus loin, ch. IV , p. 280; sur Crassot, cf. H. B usson , La pensée
religieuse française de Charron à Pascal, Paris, 1933, p. 239.
(357) Cf. Maur Standaert , Eustache de Saint-Paul Asseline, dans Dict. de
Spiritualité, t. IV (2m" partie), Paris, 1961, col. 1701-1705.
( 358) L ’Ethique ou Philosophie morale, par M. Scipion du P le i x , conseil
ler du Roy et Lieutenant particulier assesseur criminel du siège Présidial d e
Condom, et Maistre des Requestes ordinaire de la Roine Marguerite. Reviie
et corrigée par l’Auteur. P aris..., 1617 (915 pages).
( 350) r . Bady, L ’hom m e et son «Institution» de Montaigne à Bérulle (1580-
1625), Paris, 1964, p. 269, note 23.
214 L ’EXEG ESE D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E
de Ethiques d’Aristote, New York, 1940, Intr., p. 43, dit que cette traduction
a été composée par Guillaume Catel et publiée par son neveu Charles Catel.
S'il est vrai que Charles Catel a publié les M émoires du Languedoc de son
oncle, il s’attribue sans ambages la traduction de YÊthique; cf. La morale
d’Aristote. Tradvction novvelle. A Tolose, par Pierre Bosc, 1644. A Monsei
gneur Segvier, Chancelier de France. M onseigneur. L ’accueil que vous
fîtes aux M ém oires du Languedoc que ¡’eus l’honneur de vous présenter
pour feu M onsieur Catel m on Oncle, m e donna dès-lors la pensée de vous
offrir quelque chose de m oy ...». — Je cite la traduction de 1142 b 31-33, aussi
équivoque que le grec: «Si donc le bien consulter est le propre de l’homme,
que nous avons appelé Prudent, il semble que la bonne consultation doiue
aspirer a quelque fin touchant l’vtilité, dont la Prudence soit le lu ge» (p. 2 6 7 ).
(380) Aristote D e l’Amitié, livre prem ier, Huictiesme de la Morale à Nico-
machus, Traduit fidellement sur le G rec. A u ec des Rem arques ou Reflexions,
qui peuuent seruir de Com mentaire; Suivant la doctrine des Nouvelles Pensées
sur la Nature des Passions, par Me Pierre Vattier, Conseiller et Medecin de
Monseigneur le Duc d’Orléans. A Paris, chez l’Autheur, rüe Dauphine au
Point du Iour: E t chez Iean Hvart rüe S. Iacques, au dessous de S. Benoist,
à l’Aigle d’Or. M.DC. L I X ; la traduction occupe les p. 1-87, les remarques les
p. 88-91. — Il semble que Germain Habert, abbé de Notre Dame de Cérisy,
bel esprit aujourd’hui bien oublié, mais qui fut un des premiers membre de
l’Académie française, avait entrepris une traduction française de YÊthique à
N icomaque, traduction qui ne parut point, mais lui valut les railleries de Gilles
Ménage, dans sa Requeste présentée par les dictionnaires à Messieurs de 1’Aca
dém ie pour la reformation de la langue françoise:
(Je cite l’édition parue sous le titre L e Parnasse alarmé, A Paris 1649, p. 13;
il me semble qu’au vers 5 on devrait lire, au lieu de E t non, quelque chose
comme ont: Ménage veut dire qu’Habert a bien de la peine à comprendre, à
grands coups de dictionnaires, la version latine de YÊthique, mais qu’il n’est
pas question pour lui de lire le texte grec !).
L ’ËTH IQ U E EN FRAN CE AU X V IIe SIECLE 217
(a68) j ’a j consulté la deuxièm e édition (j’ignore quand est parue la prem ière,
qu’aucun des auteurs qui parlent du P . Frassen ne sem ble avoir v u e ). Philo-
sophia academica quant ex selectissimis Aristotelis et doctoris svbtilis Scoti
rationibus ac sententiis ht omnium philosophiae studiosorum, maxime F F Iuue-
num Franciscanorum Parisiensium gratiam, Brevi quidem, sed perspicua Me-
thodo ordinauit F. ac P. Claudius F rassen , M inor Peronensis, et Sacrae Facul-
tatis Parisiensis D octor Theologus. Secunda editio priori longe foecundior. Pa-
risiis, A pud Edm vndvm C o v te ro t... 1668. L a quatrièm e partie, D e scientia
morali, com pte 210 pages. — S u r Frassen, cf. J u l ie n -E ymard d ’A ngers , dans
Catholicisme, t. IV , P aris, 1956, col. 1566-1567.
( 389) Commentarius in Aristotelis Moralem. A uctore Magistro Petro B arb ay
celeberrima quondam in Academia Parisiensi Philosophiae Professore. Editio
Quinta. Parisiis, Apud Georgium et Ludovicum Josse, 1696 (la première édi
tion est de 1674). Après une introduction, l’ouvrage se divise en trois parties:
1) L iber Primus. D e morali generica seu monastica in decem libros Aristotelis
ad filium suum Nicom achum (p. 34-438); 2) L iber Secundus. D e Oeconomica
(p. 439-502); 3) L iber Ultimus. D e politica in octo libros Aristotelis D e repu-
blica (p. 503-580). Le texte sur la prudence est à la p. 294. — Sur Barbay,
cf. H. B usson , La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, 1933,
p. 153, qui pourtant se fait des illusions sur l’indépendance d’esprit du pro
fesseur.
L E X V IIe SIECLE DANS LES PAYS-BAS 219
F 4) Ibid., p. 45.
(375) c f . Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, nouv. éd. par C. Sommer-
vogel, Bruxelles-Paris, t. IV , 1893, col. 813.
(378) c f . P. D ibon , La Philosophie néerlandaise au siècle d’or. Tom e I. L ’en
seignement philosophique dans les Universités à l’époque précartésienne (1575-
1650), Paris-Amsterdam-Londres-New York, 1954, p. 16 avec la note 49.
(376t>n) cf. P. D ibon , loc. laud., p. 30 et p. 59-64; la Bibliothèque nationale
possède les disputes d’Arnold Andréas Pagius, Theses ethicae de spontaneo
et invito (cote: Rz. 2 4 6 2 ), et d’Adriaan Guilielmius, Theses ethicae d e virtutum
distributione (cote: Rz. 2 4 6 1 ), toutes deux présidées par Berts.
L E X V IIe SIECLE DANS LES PAYS-BAS 221
1629 et en 1648, les disputes que ses élèves avaient soutenues du
rant les années précédentes (l’une d’elles est datée du 20 avril 1614):
la matière de YÊthique à Nicomaque est répartie en dix disputes, une
pour chaque livre (m ). Les disputes publiées en 1630 par le professeur
de Brème Balthasar Wille (t 1656) forment au contraire un gros volu
me de plus de mille pages; dans sa préface, Wille se réclame de Mé-
lanchthon et proclame bien haut qu’il ne cherche pas la nouveauté et
ne vise qu’à donner une pleine intelligence du texte d’Aristote; il fait
pourtant preuve à l’occasion de lucidité et sait distinguer de l’ensei
gnement authentique d’Aristote les «compléments» qui lui furent ap
portés par les scolastiques (385). En 1660, c’est au tour de Friedrich
Cahlenus de publier sous le titre de Medulla moralis aristotelica les
exercices scolaires qu’il avait présidés au gymnase de Halle; une se
conde édition paraîtra en 1662 à Leipzig (386). Puis le professeur de
Helmstedt Gebhard Theodor Meier fait paraître une première fois à
une date que je n’ai pu préciser et une seconde fois en 1670 les «thè
ses» dans lesquelles il avait découpé YÊthique à Nicomaque pour la
faire expliquer à ses élèves (387). Enfin, Johann Conrad Diirr, qui
(aso) Synopsis philosophiae moralis seu Praecepta Ethica, com pendióse tra-
dita et explicata, illustrioribus virtutum, vitiorumque exem plis aucia, nervosa-
que quaestionum praecipuarum decisione, axiomatum evolutione, ventilationis
exercitio accommodata, a M. Antonio I ttero Langensi, Triquernate. Editio
quarta denuo révisa et aucta. Francofurti, Sumptibus Caspari Waechtleri, Typis
Balthasaris Christophori Wustii, Anno M.DC. L X V I (A la Bibi, nat., cote:
R . 10554); 1 vol. de 231 p. + Indices; l’auteur dit lui-même dans sa dédicace
qu’il s’est écoulé cinq ans depuis la première édition. — Je n’ai pas vu la
Philosophia moralis, Leipzig, 1655, du même auteur, citée par P et e r s en , Gesch.
d er arist. Philosophie..., p. 169, avec la n. 2; cf. p. 175, n. 2.
(390) Hermann C o n rin g , D e civili prudentia liber unus, Helmstedt, 1662
(1 vol. in 4° de X V I + 372 p.; à la Bibi, nat., cote: G. 3933 [2 ]), c. V I,
p. 93-99.
(soi) Exercitatio philosophica D e Platonis, Aristotelis, Stoicorum, et Epicuri
philosophia m orum, doctrinaeque aristoteleae praerogativa, Praeside Henrico
Vffelmanno... Daniel Lippius Lübecens. ad diem X X jun. anni M .D C .L X IIX .
Helmstadi (à la Bibi, nat., cote: R . 25 7 1 ). — Mentionnons ici, encore qu’elle
sorte des limites du siècle, une autre thèse d’histoire de la philosophie: Virum
prudentem aristotelicum cutn sapiente stoici collatum, dissertatione historico
morali, sub praesidio viri celebratissimi Magni Danielis Omèisii in aima No-
ricorum Vniversitate d. 28 Februar. A.D.R. M .D C C.IV ... Erhardus R eusch , C o-
burgo-Francus (à la Bibi, nat., cote: R. 2 5 6 3 ): la comparaison ne manque
pas de finesse, et E . Reusch note bien en particulier parmi les points com
muns du Prudent d’Aristote et du Sage stoïcien leur prétention à l’infaillibilité:
L E X V IIe SIECLE EN IT A L IE 229
(3P!>) c f . R.G. V illoslada , S.J., Storict ciel Collegio Romano dal suo inizio
(1551) alla soppressione délia Compagnia di Gesù (1775) (Analecta Gregoria-
na vol. 6 6 ), Rome, 1954, p. 335 et 334 (cf. aussi p. 171 et 274).
(40°) Tarquinii G a l l u t ii Sabini e societate lesu In Aristotelis libros quinque
priores Moralium ad Nicomachum Nova interpretatio Commentant Quaestio-
nes. Parisiis, sumptibus Sebastiani Cramoisy, 1632; Tarquinii G a l l u t ii Sabini
e societate lesu In Aristotelis libros quinque posteriores Moralium ad Nicoma-
cum Nova interpretatio Commentarii Quaestiones. Parisiis, sumptibus Sebastia
ni et Gabrielis Cramoisy, 1645 (à la Bibl. nat., cote: R. 907-909). Voici le
début de la traduction: «Omnis ars, omnisque doctrina, similiterque et actio
et electio bonum quoddam expetere videtur. Itaque praeclare definierunt bonum
id esse, quod omnia expetunt»; et voici la traduction de 1142 b 31-33: «Si ergo
prudentium est bene consultare, bona consultatio erit rectitudo secundum uti-
litatem ad quendam finem , cuius Prudentia vera existimatio est»; cette fin, pré
cise le commentaire, est la fin ultime: «H ic enim est, ad quem Prudentia per-
fecta collimat [legend, collineat?], ac tendit»; on remarquera que Galluzzi at
tribue à la -prudence non de connaître la fin, mais de tendre à elle: confor
mément à la doctrine' scolastique, il réserve en effet la connaissance de la fin
à la syndérèse (t. II, p. 166-170). Cf. plus loin, p. 281.
(401) L ’édition la plus accessible est: Aristotelis Opera omnia quae extant
brevi paraphrasi et litterae perpetuo inhaerente expositione illustrata a Sil-
vestro Mauro, S.J. Editio juxta Romanam anni M.DC. L X V III denuo typis
descripta Opera Fr. Beringer, S.J. (Bibliotheca theologiae et philosophiae scho-
232 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L IT T E R A IR E
L ’E T H IQ U E A N IC O M A Q U E AU X V IIIe SIECLE
lasticae selecta atque composita a Fr. Ehrle, S .J.), t. II, Paris, 1886; YÊthique
à Nicomaque est contenue dans les p. 4-296. Je cite la paraphrase de 1142 b
31-33: «Eubulia igitur est rectitudo consilii in ordine ad finem , circa quam
prudentia simpliciter dicta habet veram existimationem, ac proinde sicut pru-
dentia habet veram existimationem circa finem simpliciter, sic eubulia habet
veram rectitudinem consilii circa finem simpliciter» (p. 166). — Sur Silvestro
Màuro, cf. Enciclopedia filosofica, Venise-Rome, 1957, t. III, col. 437 4 3 8 .
( 402) c f . L . S e r r a n o , dans Dict. d ’hist. et de géogr. eccl., t. I, Paris, 1912,
col. 1071-1075. — l ’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale
sous la cote R . 317-318: Philosophia moralis ab Aristotele tradita D ecem libris
Ethicorum ad N icom achum A loanne Argyropilo Byzantino latine reddita. N unc
perpetuo commentario, litterali et scholastico, plenissime illustrata. A uctore
R.P. Fr. Iosepho S aens d e A g u i r r e .:. Salmanticae, Apud L . Perez, 1675 (2
vol. in fol. de X X X I I + 288 et X + 336 p .).
LE X V IIIe SIECLE EN A LLEM AG N E ET EN FRANCE 233
recule pas devant les hypothèses les plus absurdes; il le montra, lui
qui était un si bon connaisseur de Platon, en soutenant que les dialo
gues «socratiques» de Platon ne sont que des sortes de reconstitutions
historiques où Platon ne laisse rien transparaître de ses idées à lui;
il le montre aussi en refusant systématiquement de reconnaître les dou
blets de YÊthique, fût-ce la double rédaction du traité du plaisir, et
surtout en mettant à la base de son exégèse de YÊthique une idée a
priori que rien n’appuie: Aristote n’aurait pas voulu dans YÊthique
faire œuvre scientifique, mais seulement œuvre dialectique; en d’autres
termes, il n’aurait pas voulu établir des vérités auxquelles il aurait
personnellement cru, mais seulement analyser les croyances populai
res et les vues du sens commun ! Certes, il y a dans YÊthique bien des
introductions et des discussions dialectiques, et c’est le mérite de Bur
net de les avoir en bien des cas reconnues; mais c’est assurément un
paradoxe insoutenable que de vouloir faire de YÊthique tout entière
un exercice dialectique (4~). Mais ces défauts laissent subsister les mé
rites de Burnet: platoiiisant averti, il a été le premier à instituer de
façon continue entre Aristote et Platon un parallèle qui éclaire souvent
le texte de YÊthique d’une façon définitive; excellent helléniste, et es
prit très fin, il a su saisir, en une multitude de passages, des nuances
qui avaient échappé à ses prédécesseurs, si bien qu’en fin de compte il
n’est plus possible d’étudier YÊthique sans le consulter attentivement.
Nous n’en dirons pas autant des cours que Joachim, qui les donna entre
1902 et 1917, avait eu la sagesse de ne pas publier, et qu’on a cru mal
heureusement devoir faire paraître en 1951 (423): étroitement dépen
dants de Burnet, ils n’apprennent à peu près rien à qui l’a lu, sauf dans
les quelques cas où Joachim se sépare de son modèle; au reste, Joachim
manque d’esprit historique plus encore que Burnet et par surcroît ne
s’intéresse visiblement pas à la morale; c’est un pur logicien, et il n’est
à son aise que dans les digressions logiques que lui permet ici ou là le
texte de YÊthique.
(122) Cf. preface, p. V-VI: intr., p. X V I-X V II, X X X I-X L V I, et passim; ces
vues de Burnet ont été réfutées par Susemihl, dans son compte rendu déjà cité
à la n. 418; par L. H. G . G re e n w o o d , Aristotle N icomachean Ethics Book Six,
Cambridge, 1909, p. 127-144; elles ont été rejetées, dans l’application parti
culière qu’en faisait Burnet au portrait du magnanime, par Sir David Ross
et W . Jaeger, cf. R.-A. G a u th ie r , Magnanimité, p. 8; cf. plut haut, p. 60,
et plus loin, t. II, notre commentaire sur les textes méthodologiques du livre I,
1, 1094 b 11 - 1095 a 11, avec les rédactions parallèles.
(423) Aristotle. T h e Nicomachean Ethics. A commentary by the late H. H.
Joachim , edited by D. A. R e e s, Oxford, 1951. O n.pourra lire le compte rendu
de F . E . S p a r s h o tt, dans Mind, 61 (1952), p. 4 1 3 4 1 6 .
L ’EXEG ÊSE M ODERNE 239
etc., Paris, 1882; traduction, Paris, 1883); de même qu'on gagnera toujours à
lire son Essai sur la morale d ’Aristote, Paris, 1881, chef d’œuvre de pénétration
et de délicatesse qui fait aimer la morale d’Aristote tout en la prolongeant dans
des perspectives chrétiennes; les éclaircissements de Rodier sur le livre X
(G . R o d ie r , Aristote. Éthique à Nicomaque. Livre X accompagné d’éclaircisse
ments, Paris, 1897), encore qu’ils doivent beaucoup à Ramsauer et à Stewart,
apportent à l’exégèse de ce livre particulièrement important une contribution
qui n’est pas négligeable. Les commentaires des PP. J. Souilhé et G. Cruchon
(Aristote. L ’Éthique Nicom achéenne, livres I et II, dans Arch. de philosophie,
7, 1929) sur les deux premiers livres de YÊthique contiennent bien des ren
seignements utiles, mais sont déparés par un esprit d’étroit conservatisme.
CHAPITRE IV
L’EXÉGÊSE DE
L ’ÉTHIQUE A NICOMAQUE
«Tout être, dit-il, agit en vue d’une fin, et cette fin est le bien de l’activité
qui la cherche. Cela est vrai de toutes les activités naturelles. O r l’homme aussi
est nature; il tend vers une fin par un mouvement spontané, quant au fond;
mais c ’est la raison qui détermine l’objet en lequel cette fin se réalise. E t cette
détermination doit se faire, sous peine d’abandonner le point de départ, en
étudiant l’objet de nature qu’est l’homme, et en lui proposant ensuite ce qui
doit le faire parvenir à sa fin. L a recherche en question est donc entièrement
impersonnelle. Qu’il s’agisse de nous ou d’un autre, d’un homme ou d’un ob
jet, d’un individu ou d’un peuple, toujours il s’agira, pour rencontrer le bien,
de pousser la nature vers le term e où elle tend, c’est-à-dire l'achèvement de
son oeuvre, l’épanouissement plein de ses ressources, la perfection des êtres
et des ensembles qu’elle régit. C’est à cela seulement que peut s’employer
à bon droit la raison; car la raison n’est qu’un outil naturel comme un autre.
Qui la ferait servir à contredire une tendance naturelle, au lieu de lui fournir
ses vrais objets, serait évidemment hors de sa loi. Le pouvoir que nous avons
de dévier notre nature ne nous autorise pas à le faire. Nous devons com
prendre ce que la nature cherche en nous, ce que nous cherchons, au fond,
avec elle, et agir, dans le détail, en conséquence» (2) .
P. Sertillanges qui réduit la raison à n’être qu’un outil naturel lui eût
paru blasphématoire: bien plutôt est-ce la nature qui n’est qu’un reflet
de la raison d’où elle tire sa force ! Il semble donc hors de doute que
le thème de la nature n’est pas un thème de la morale d’Aristote, et
s’il est bien un thème de la morale «aristotélicienne», c’est que celle-ci
l’a emprunté, peut-être dès l’époque de Théophraste, à la morale stoï
cienne dont il était le thème majeur, thème dont l’originalité ne peut
être contestée (4).
Il est certain que le but poursuivi par Aristote dans son analyse de
l’action, c’est de limiter l’intellectualisme socratique et de sauvegarder
la liberté en faisant intervenir au principe de nos décisions un élément
autre que la raison; car la raison se porte nécessairement vers ce qui
lui apparaît le meilleur. Mais il n’est pas moins certain que cet effort
d’Aristote se solde en définitive par un échec. Pourquoi ? Parce que
pour limiter efficacement la raison, cet autre élément doit être à son
niveau et lui être même, au moins d’une certaine manière, supérieur
pour pouvoir lui commander; il doit être puissance rationnelle, faculté
active, pouvoir de décision qui se détermine lui-même et n’est pas
déterminé par la raison: seule cette auto-détermination fait de lui un
élément vraiment «autre» que la raison et permet d’échapper au cercle
vicieux qui sans elle est inévitable. Or, l’«autre élément» d’Aristote
ne possède aucun de ces traits: il n’est que «désir», c’est-à-dire puis
sance essentiellement irrationnelle, purement passive, dont c’est la na
ture même d’être déterminée et non de déterminer. Certes, Aristote af
firme que le désir apporte à la raison, d’elle-même statique, un élan.
Mais le sens de cet élan, ce n’est pas le désir qui le détermine, c’est la
connaissance: si cette connaissance est réfléchie et lui propose un bien
véritable, le désir est raisonnable, c’est le souhait; si la- connaissance
est irréfléchie et le bien apparent, lë désir est déraisonnable, c’est la
convoitise ou l’emportement. La différence de la convoitise et du sou
hait n’est donc pas d’ordre naturel, elle est déjà morale: le désir de
manger est souhait s’il est raisonnable et le désir de savoir est convoiti
se s’il est déraisonnable (5). Avant même que le désir ne prenne son
trouve que chez le Sage (cf. V o n A rn im , Stoic. vet. fragm., III, n°3 173, 431,
432, 437 et 4 3 8 ). Cette conclusion, pourtant, Aristote ne l’a pas aperçue, et il
continue à appeler souhait le désir réfléchi et raisonné du mal qui caractérise
le vicieux; il a vu, toutefois, la difficulté que soulève ce vocabulaire, mais il
la résout au ch. 6 du livre III de YEthique à N icom aque en expliquant que le
souhait du vicieux est lui aussi raisonnable, non pas objectivement, mais sub
jectivement: le vicieux comme le vertueux souhaite ce qu’il juge être le meil
leur. Ce qui est sûr en tout cas, c ’est que, chez le vicieux comme chez le ver
tueux, le désir s’élève au plan du souhait non pas parce qu’une connaissance
intellectuelle lui fournit un objet suprasensible, mais parce qu’un jugement mo
ral lui présente un objet comme bon.
(«) Cf. infra, t. II, p. 215-216.
246 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»
sance irrationnelle (”). Posidonius, qui adopte sur ce point les vues de
Panétius, y insiste fortement: la oç^t] de l’homme est exactement du
même type que celle de l’animal (I2). La ôç|xr| n’est donc plus pour le
Moyen Stoïcisme que ce qu’Aristote, dans les œuvres de sa maturité,
appelait le désir, oQstjiç, désigné simplement sous un nom auquel Aris-
tote, après l’avoir employé dans ses œuvres de jeunesse, avait renoncé,
mais dont le Moyen Stoïcisme allait assurer le succès définitif: c’est en
effet la ôqhï] grecque qui deviendra l’appetitus latin, et l’aristotélisme
médiéval a si bien adopté ce vocable qu’il nous faut aujourd’hui faire
effort pour bannir de l’exposé de la psychologie d’Aristote, comme il
l’avait fait lui-même, le terme d’appétit (I3).
L’élaboration de la notion d’appétit confère à l’analyse stoïcienne
de l’action, que par ailleurs le Moyen Stoïcisme conserve, un sens
nouveau. Tandis que pour Aristote le principe immédiat de l’action,
c’est la décision, c’est-à-dire le jugement de l’intellect pratique rendu
impératif par un désir antérieur, le souhait, tandis que pour Chrysippe
ce principe immédiat, c’est l’impératif de la raison, à l’exclusion de
tout facteur affectif, puisque c’est un tel impératif qui chez lui reçoit
le nom de ôqjxt], pour Panétius et Posidonius, le principe immédiat
de l’action, c’est ce qu’ils appellent, eux, la ôo|iri, c’est-à-dire l’appétit:
un désir postérieur à l’assentiment, c’est-à-dire au jugement de la rai
son, et qui emprunte à ce jugement d’où il procède la liberté qui en
est la marque.
Le concept stoïcien d’« appétit» était certainement philosophique
ment plus élaboré que le concept de désir dont s’était contenté Aris
tote. Il n’est donc pas étonnant que les Péripatéticiens l’aient de bonne
heure emprunté aux Stoïciens: ici comme souvent, c’est la Grande éthi
que qui marque le point de départ du nouvel aristotélisme par la place
qu’elle accorde à la notion d’«appétit naturel» (14), et il n’est pas impos-
(15) Cf. S to b ée, E d ., II, 117 W . Je ne puis plus admettre, comme je l’ai
fait autrefois (cf. R.-A. G a u th ie r, Saint M axime le Confesseur et la psycholo
gie de l’acte humain, dans Rech. de théol. anc. et méd., 21, 1954, p. 67, n. 5 8 ),
la position de H. v o n A rnim , D ie drei aristotelischen Ethiken (Sitzungsber.
d. Akad. d. W. in Wien, Philos.-hist. Kl., 202. Bd, 2. A bh.), Vienne et Leipzig,
1924, p. 24-38, qui fait remonter jusqu’à Théophraste la substance de l’exposé
d’Arius Didyme; cf. supra, p. 98-99 avec les notes 34 et 36.
(1B) B. D om anski, D ie Psychologie des Nemesius (Beiträge z. Gesch. d.
Philos, d. Mittelalters, 3, I ) , Münster, 1900, et E . D o b le r , Nemesius von Emesa
und die Psychologie des menschlichen Aktes bei Thomas von A quin (S. T h.
P -IP 0, q q .6 -1 7 ). E ine quellenanalytische Studie, Werthenstein (L u z.), 1950,
ont signalé de nombreux rapprochements entre Némésius, Alexandre d’Aphro
dise et Aspasius. Nous allons en noter quelques-uns. Relevons ici la définition
de l’action consignée dans Aspasius, Comm. in Arist. Graeca, X I X ( I ) , p. 3,
lignes 18-19: tt]v ôè ;tgâ!iV ëviot ¡ièv ànéàoaav èvègystav ?.oyiv.t|v y.atà ôè
toüto Xèyon’ fiv v.ai f| ftecogia jtgâ|iç- ivÉQyôia yào Xoyiv.i], et reproduite par
Alexandre d’Aphrodise, In Top., Comm. in Arist. Graeca, II (2 ), p. 264,
lignes 3-4: ectti ôè itgâ|ig zoivôteoov ^tèv itâaa koyiv.i] èvigyem , iôicaç ôè xat
xuolo'iteoov f| v.axà irgoalgeaiv. On aura remarqué qu’il s’agit là d’une défi
nition très générale de l’action, pour autant q u ’elle englobe l’activité intellec
tuelle: c ’est en ce sens que l’action est «une activité immanente rationnelle».
C’est ce que n’a pas compris Némésius, qui fait de cette définition une défini
tion de l’action, non plus au sens large, mais au sens strict d’action volontaire,
D e natura hominis, 29 (PG 40, 717 C ); jtâv ézoimov êv itoàlei tivî è< m ...
jioâSiç ÈOTtv èvinyeia Xoyixt).
250 THEMES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»
(25) Cf. VON A rn im , III, p. 219, n° 44-46; p. 252-253, n° 57-59; cf. aussi
p. 4 6 4 7 .
(M) Cf. C ic é ro n , D e fin. III vi 22 (= von A rnim , III, n° 18 ); D iogène
L a ë r c e , Vitae Philosophorum, V II, 104 (ed. H. S. Long, t. II, p. 341 = von
A rnim , III, n° 119).
(27) S to b ée, E d ., dans von Arnim, III, n° 124 (cf. n " 118, 128; t. I,
n° 192).
(2S) Cf. S. A u g u stin , Expos, quarundam propos, e x ep. ad Rom., x l i x (P L
35, 2073) : «Definitio enim prudentiae in appetendis bonis et uitandis malis
explicari solet»; cf. C ic é ro n , D e off., I x l i i i 153: «prudentiam enim, quam
Graeci tpgovr|aiv u ocant... quae est rerum expetendarum fugiendarumque seien-
tia»; Sénèque, Lettres à L udlius, 94, 12: «iudicium de fugiendis petendisque».
(20) C f. C ic é ro n , D e fin., III i x 31: «Q uid autem apertius quam , si selectio
nulla sit ab iis rebus quae con tra n atu ram sint, earum rerum quae sint secun
dum natu ram , < fore ut ] > tollatur omnis ea quae q uaeratur laudeturque
prudentia?».
254 THÈM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»
Pas plus que le mot grec de Potjàt|ctiç, le mot latin de uoluntas n’eut
à l’origine le sens technique de «volonté» (34). C’était un mot au' sens
très large qui pouvait désigner toutes sortes de sentiments ou de pen
chants: bon plaisir ou bienveillance, ou tout simplement «état d’esprit»
(en ce sens mens et uoluntas seront souvent synonymes).
Les premiers emplois philosophiques du mot se trouvent chez Lu
crèce (vers 99-55 avant J.C.). Mais, s’il est certain que Lucrèce intro
duit la notion de uoluntas pour rendre compte de la liberté de notre
action, il n’en est pas moins sûr que cette notion reste chez lui très
floue. C’est la déclinaison des atomes qui engendre non pas seulement
dans l’homme mais en tout ce qui respire la liberté et cette
« ... fatis auolsa uoluntas
per quam progredimur quo ducit quemque uoluptas» (35) .
Tel est du moins le texte proposé par Denis Lambin et soutenu par
l’imitation qu’en fera Virgile: .
«... trahit sua quemque uoluptas! (30)
(45) Sénèque, Lettres à Lucilius, 95, 57: «Actio recta non erit nisi recta
fuerit uoluntas; ab hac enim est actio»; cf. A r i s t o t e , EN , V I, 1139 a 31.
(46) Sénèque, De ira, II i-iv : la colère n’ose rien d’elle même: il lui faut
l’assentiment de l’esprit (animo adprobante, i 4 ) ; ses causes sont trop com
plexes pour être le fait d’un élan (ô.gjxf|, impetus) qui s’élève en nous malgré
nous (sine uoluntate nostra, cbcoucricoç, i 4) ; elles ne peuvent se donner libre
cours que si l’esprit a donné son assentiment (assensus est, i 5) aux représen
tations qui l’atteignent... Tous les mouvements qui se font en nous malgré nous
( qui non uoluntate nostra jiunt, ây.ovaioi, n 1) sont inévitables... L a colère,
elle, est mise en fuite par les préceptes de la morale: c’est qu’elle est un vice
de l’âme auquel nous nous laissons aller de notre plein gré et dont nous som
mes responsables ( est enim uoluntarium [ = êxoûoiov] animi uitium, il 2) ... La
colère est un élan ( impetus = ôqht|); or, il n’y a jamais d’élan sans l’assen
timent préalable de l’esprit ( m 4 ).
(47) Cf. M. P o h le n z , Die stoa, t. I, p. 274, 319.
(“ ) L a c ta n c e , Diuinarum institutionum liber VI, x v (P L , 6, col. 690 B );
cf. x v n (ibid., col. 695) : «Dicet fortasse Stoicus uoluntate opus esse ad haec
[caelestia] consequenda, non cupiditate; immo uero parum est uelle! Multi
enim uolunt, sed cum dolor uisceribus accesserit, uoluntas cedit, cupiditas
«UOLUNTAS» CH EZ S. AUGUSTIN 259
statim specie accidentis ad animum rei pellitur, non uoluntatis sunt neque
arbitraria, sed ui quadam sua inferunt sese hominibus noscitanda; probationes
autem, quas auYHaxaûéaEi; uocant, quibus eadem uisa noscuntur, uoluntariae
sunt fiuntque hominum arbitratu».
(5S) Il le cite deux fois expressément: D e ciuit. Dei, I X iv 2 (P L, 41, 259) ;
Qu. in Heptateuchum, I x x x (PL, 34, 55 6 ).
(37) S. A u g u stin , D e m endado, x ix 40 (P L, 40, 5 1 4 ): «Pudicitiam corporis,
non consentiente ac permittente anima nemo uiolat... Tune enim consentimus,
cum approbamus et uolumus»; D e Gen. ad litt., I X xiv 25 (P L , 34, 402) : «Sed
anima rationalis uoluntatis arbitrio uel consentit uisis uel non consentit»; D e
spiritu et littera, x xxi 54 (P L, 44, 235) : «consensio autem utique uolentis est»;
xxxv i 60 (ibid., 2 4 0 ): «sed consentire uel dissentire propriae uoluntatis est...
consentire autem uocationi Dei uel ab ea dissentire, sicut dixi, propriae uolun
tatis est»; Contra m endadum , ix 22 (P L , 40, 532) : «suae consensio uoluntatis»;
Contra Iulianum libri sex, III xxvi 62 (P L , 44, 734) : «nostrae uoluntatis assen-
sus»; Serm o 88, x v m 19 (P L, 38, 549) : «consortium uoluntatis uel approbatio-
nis».
(68) Cf. E. G ils o n , Introduction à l’étude de saint Augustin, 2 8 éd., Paris,
1943, p. 172.
(39) C f. par exemple (pour s’en tenir à un texte que saint Augustin a
sûrement lu ): C ic é ro n , Acad. pr. ( = L ucullus), II x n 37-39.
(ao) S. A u g u stin , D e Trin., I X x n 18 (P L , 42, 971-972): «Porro appetitus
ille, qui est in quaerendo... Qui appetitus, id est inquisitio... Nam uoluntas
iam dici potest, quia omnis qui quaerit inuenire uult...».
(61) S. A u g u stin , D e ciuit. Dei, X IV vi (P L, 41, 4 0 9 ): «Interest autem
qualis sit uoluntas hominis, quia si peruersa est, peruersos habebit motus...
262 THEM ES . D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»
Voluntas est quippe in omnibus, immo omnes nihil aliud quam uolurifates
sunt...»; tout le passage est d’inspiration stoïcienne et montre dans les passions
non seulement des uoluntates, mais des consentements; cf. v o n A rn im , Stoic,
vet. Fragm., III, p. 92; 94, 4 ; 95, 15; 99, 33; 113, 15; 130, 8; 111, 35. Il est
d’ailleurs possible que la «uoluntas in dissentione» par laquelle Augustin défi
nit la tristesse et la crainte soit l’àcpfo(j|i.T| stoïcienne.
(°2) S. A u g u stin , D e ciuit. D ei, V ix 4 (P L , 41, 1 5 1 ): «Iam uero causae
uoluntariae aut Dei sunt aut angelorum aut hominum aut quorumque anima-
lium, si tamen uoluntates appellandae sunt animarum rationis expertium mo
tus illi quibus aliqua faciunt secundum naturam suam, cum quid uel adpetunt
uel euitant»; conformément à la doctrine stoïcienne, Augustin distingue l’ap
pétit de l’animal de celui de l’homme en ce que l’un suit immédiatement aux
représentations (uis/s), tandis que l’autre présuppose le consentement; cf. D e
gen. ad litt, I X x iv 25 (P L , 34, 402-403) :
(°3) Comme le fait encore N.W . G i l b e r t , T h e Concept of Will in Early
Latin Philosophy, dans Journal of the History of Philosophy, 1 (1963), p. 35.
— Nous appliquerions plus volontiers à la psychologie augustinienne - de la
volonté.ce que F.J. Thonnard dit de la psychologie augustinienne des passions,
dans Oeuvres de saint Augustin (Bibliothèque augustinienne), 3 5 , Cinquième
série, La cité de D ieu, livres X I-X IV , Paris, 1959, p. 539: «Pour bien com
prendre cette psychologie, il ne faut pas la mettre sur le plan analytique avec
les distinctions nettes de la philosophie thomiste».
LA «VOLONTE» CH EZ S. M A XIM E 263
ble par accident, c’est un désir rationnel par nature, c’est une facul
té (ôûva^iç), emportée par son propre élan, avant toute intervention
de la connaissance, vers ce même bien universel de la nature que la
raison est faite pour connaître (6G). Cette faculté est une propriété de
la nature humaine et c’est naturellement aussi que surgit en elle, dès
qu’intervient une représentation simple, exclusive de toute délibéra
tion, l’acte qu’est le souhait, élevé ainsi pour la première fois à la digni
té d’acte de la volonté (67). Quiconque reconnaît au Christ la nature
humaine doit lui reconnaître aussi le vouloir naturel humain, insépa
rable de cette nature.
Le vouloir gnomique, c’est sans doute la décision aristotélicienne.
dans R echerches de Science rel., 30, 1940, p. 227-242). La notion d’une volonté
de D ieu devait être décisive pour l’élaboration du concept d’appétit rationnel;
en particulier, le texte de saint Luc, 22, 42: «Père... que ce ne soit pas ma
volonté C&ÉÀ.T||ia), mais la tienne qui se fasse» (cf. Mt. 26, 39; Me. 14, 36, qui
emploient le verbe fléi.o)), qui a joué dans la querelle monothéliste un rôle
décisif, commande le vocabulaire de saint Maxime et l’amène à reconnaître,
outre la ftéÂriaiç divine, une ftéXtiàiç humaine. Il semble bien, en définitive,
que ce soit saint Maxime qui ait élaboré le concept technique de tté/.ricriç;
sans doute a-t-il essayé de se trouver des répondants chez les Pères; mais le
recueil de textes qu’il a composé à cet effet est assez maigre et peu probant;
cf. PG 91, 276-277 (au reste, il ne mérite pas toujours pleine confiance; cf.
M. P o h le n z , D ie Stoa, II, p. 201 et 202, notes sur 417,9 et 419,27; on notera
que M. Pohlenz, qui dans son exposé du 1.1, p. 419, attribue à Clément d’Alexan
drie sur la foi de saint Maxime une définition de la flé?.T)cn.ç, d’ailleurs encore
assez floue, semble reconnaître dans sa note ce que le texte a de suspect).
(m) Lettre à Marin, PG 91, 12 D - 1 3 A ; cf. PG 91, 153 A ; 280 A, etc.
Saint Maxime tient d’ailleurs d’Aristote, par le canal de N ém ésius, D e natura
hominis, 24 (PG 40, 740 A -B), une notion précise de la ôûvauLç, intermédiaire
entre la substance et l’action; cf. Lettre à Marin (PG 91, 33 B ).
(e7) Lettre à Marin (PG 91, 13 B ). Cette distinction de la volonté, -üéJ.ïiaiç,
qui est la faculté, et du souhait, PoijXtictiç, qui est son acte, a été comprise à
contresens par le moyen âge, par suite d’une hésitation de lecture, due sans
doute au traducteur de saint Jean Damascène, Burgundio de Pise. Celui-ci en
effet, à plusieurs reprises, a hésité entre la lecture correcte: PoijXriaiç, qu’il
traduit par voluntas, et la fausse lecture: Pot'Xsuoiç, qu’il traduit par consi-
liatio, et juxtaposé les deux traductions, ce qui a conduit les théologiens à
voir dans la fSot’Xrçcriç la volonté délibérée, ce qui est aux: antipodes de la pensée
de saint Maxime et de saint Jean Damascène. Cf. O. L o t t i n , Psychologie et
m orale..., 1.1, p. 398 et 399 sv. (c ’est faute d’avoir reconnu l’origine de la
leçon consiliatio que dom Lottin en refuse, probablement à tort, la paternité à
Burgundio de Pise, p. 401, n. 1; la leçon en tout cas ne peut guère provenir
que d’une hésitation entre PoiXtioiç et PoîiXeucjiç, et cette hésitation suppose
un recours au grec).
LA «VO LONTE» CH EZ S. M A XIM E 265.
(68) ('H yvqî[ii]) Toojtoç ovaa '/,oÎ)cieûk, où X0705 (pûaËCDÇ (Dispute ai’ec
Pyrrhus, P G 9 1 , 30 8 D ).
(*») Ibid. (P G 9 1, 308 B ) .
(70) Lettre à Marin (P G 9 1, 17 C) ; cf. dans le traité De l'âme, égalem ent
attribué à saint G régoire le T haum aturge, et dont l’attribution à l ’un com m e
à l ’autre a été rejetée p ar J. L e b r e to n , Le traité de l’âme de saint Grégoire
le Thaumaturge, dans Bulletin de Littérature ecclésiastique 1906, p . 73-83, la
définition du tqôjtoç: e|iç iJmxTiç ë9ouç nEnoQioiiÉvt] (P G 9 1, 361 B ) ; o r
la 7 V(ôiiT], nous venons de le voir, est un tqôjtoç.
(n ) Dispute avec Pyrrhus (P G 9 1 , 3 2 9 D ) : f[ 7 yü)|j.t| xrâv àvTixEiui'vœv ea-ri
xgiTtxri x a l tcüy àvvooi)jiÉvcov Çt|tï|tihti x a i xmv àôr|?.cuv ¡3oiAEtmxT|.
(72) Lettre à Marin (P G 9 1, 17 C ) : AurreAeïaa v ào t| ooe^lç t o î ç y-giflElcriv
eh. Trjç PouXîjç, yvûhti ykyovE- ¡iEd’ tîv, y.uQLâitEQOv EÎjtEÏv, ê| îiç f| itooaÎQEaiç.
“E|ecoç o îv j-iqqç ivÉQyEiav eh é/ei l.oyov, tj 7 vibur] jTQÔç tï|v jtooaÎQEaiv. C o m
p arer cette définition de la 7 va')uri p ar S. Jean D am ascène, De fide orthodoxa, :
I I I , 14 (P G 9 4 , 1044 C) : 'H 7 vœu.ï| yào u etù rf|v jtE@l toü « 7 Voou|.iéyou tf|Tii0 iv
■/mi poi?.Ewaiv, i y t o i [3 o u î.t)v x a l y.giatv, Jtg ô ç t ô xotflév è o ti, ô i& d s a iç .
266 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»
(73) PG 91, 48 A-B; cf. Lettre à Marin (PG 91, 32 A ; 137 A ) . Le concept de
TÙrtcooig est stoïcien, cf. H. v o n A rn im , Stoic. vet. Jragm., I, nM 58, 141, 484;
II, n°s 53, 56, 59, 96; mais pour les Stoïciens, ce sont les objets extérieurs qui
«façonnent» (-n»tôco) l’âme, en marquant sur elle une empreinte, tùjiojoiç, qui
n’est rien d’autre que la représentation. Il ne faut pas confondre cette concep
tion avec la conception biblique selon laquelle la volonté du Christ est le
«type» de la nôtre (cf. Dispute avec Pyrrhus, PG 91, 305 B-C; cf. ibid., 84 B-C;
196 D ).
On me fait remarquer que, au livre V III de la République, Platon
attribue expressément un «désir» (Èiuflup.ia) à chacune des trois parties de
l’âme, à la partie rationnelle comme à la partie concupiscible et à la partie
irascible (580 d 7-8) ; ce «désir» de la partie rationnelle, n’est-ce pas déjà la
«volonté» des scolastiques ? Non pas ! Il s’agit ici pour Platon de rendre
compte des plaisirs de l’esprit: si nous éprouvons, à connaître la vérité, un
plaisir, c ’est que notre intelligence est sans cesse tout entière tendue (TÉtaxai,
581 b 6) vers cette connaissance: le plaisir naît lorsque cette tendance est com
blée. II semble donc clair que ce que Platon décrit ainsi, c ’est, en langage sco
lastique, l’ordination de l’intellect à son objet, ordination qui est de l’essence
même de l’intellect, et n’a rien à voir avec la puissance distincte de l’intel
lect qu’est la volonté; le mot même de «désir», que Platon emploie pour
désigner cette potentialité, est, aux yeux d’un scolastique, tout métaphori
que, comme il l’est lorsqu’on parle du «désir» de la matière pour la forme.
Au reste, Aristote, qui lui non plus n’ignorait pas ce texte de Platon, l’a tour
né en ridicule: que Platon en soit réduit à diviser le «désir», cela suffit, à
ses yeux, pour condamner la division tripartite de l’âme: «Si l’âme se divise
en trois parties, en chacune de ces parties il y aura un désir !» (D e l’âme,
III, 9, 432 b 6-7) ; conséquence absurde, car il est évident pour Aristote qu’il
L E THEM E SCO LASTIQUE D E LA «PRUDENCE» 267.
n’y a qu’une faculté désirante: la diversité des désirs vient de ce que, l’âme
humaine étant une, la faculté rationnelle et la faculté désirante peuvent se
compénétrer plus ou moins étroitement. Si donc on voulait voir dans le texte
de Platon un lointain pressentiment du concept scolastique de «volonté», il
faudrait ajouter que ce concept, qui paraît évident aux attardés de la sco
lastique, a été rejeté par Aristote, et rejeté d’un mot, comme manifestement
absurde !
(74) Cf. H . H om eyer, Z u r Bedeutungsgeschichte von «Sapientia», dans L ’A n
tiquité Classique, 25 (1 956), p. 301-318, notamment p. 302-306; G . G a rb a rin o ,
Evoluzione semantica dei termini sapiens e sapientia nei secoli I I I e I I a. C
dans Atti délia Accadem ia delle Scienze di T orin o..., II. Classe di Sc. Morali,
Storiche e Filol., vol. 100 (1965-66), p. 253-284, qui montre bien que le sens
tout pratique des vieux mots latins a dû se transfigurer pour qu’ils puissent
traduire le sophos et le sophia des philosophes grecs.
(75) Cf. M. T v l l i C ic e ro n is , Scripta quae manserunt omnia. Fasc. 48 D e
divinatione. D e fato. Timaeus, Ottonis Plasberg -j- schedis usus recogn. W . A x,
2" éd., Stuttgart, 1965, p. 176, 4 ( = Tim ée, 40 a 5) et p. 186, 15 ( —• Tim ée,
46 e 5 ) ; à la p. 186, 7, sapientia traduit éjucrniiiTi (Tim ée, 46 d 7 ) ; e^cpqcûv
est traduit deux fois par sapiens (p. 170, 27 et 186, 8 = Tim ée, 36 e 4 et
4 6 d 8 ).
268. THEM ES DE LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»
rêvais pas: les Stoïciens, qui font l’économie du monde intelligible de Platon,
ignoreraient «évidemment» (!) le concept platonicien de sophia, et leur phronèsis
n’aurait aucun trait commun avec la phronèsis d’Aristote ! Les thèses de M. Au-
benque sont malheureusement trop mal appuyées pour pouvoir être utilement
discutées. Je me contenterai donc de dire que je n’hésite pas pour ma part à
en prendre exactement le contre-pied: la distinction de la sophia et de la phronè
sis est une des pièces maîtresses du système stoïcien, et c ’est la distinction mê
me d’Aristote. Comme Aristote, les Stoïciens font de la sophia une vertu spécu
lative dont le domaine propre est celui de la «physique» (car les dieux, pour
eux, relèvent de la physique), tandis que la phronèsis est une vertu pratique
dont le domaine propre est celui de l’éthique, les actions humaines, les biens
et les maux, exactement comme pour Aristote; inutile de citer des textes: il y
en a trop ! Il suffit de consulter les Indices de von A rnim ... Non seulement
les Stoïciens n’ignorent pas la sophia (pas plus qu’Aristote ils n’ont besoin pour
y croire d’un monde intelligible à la Platon ! ) , mais si l’on me demandait de
caractériser tout le Stoïcisme en une seule thèse, la thèse que je choisirais, c ’est
précisément l’exaltation de la sophia, et qui n’en ferait autant ? Le Stoïcien,
c ’est le Sage, Sophos, et toute son originalité, c’est de faire découler, avec une
implacable rigueur, toute la conduite de la vie, jusqu’en ses plus infimes détails,
de la connaissance théorique (encore que physique et non pas métaphysique)
qu’est la sagesse-sophia (cf. ce que j’ai écrit dans mon livre Magnanimité, Paris,
1951, p. 150-156). Il est donc tout à fait vain de prétendre rattacher l’usage la
tin au Stoïcisme; ce qui est vrai, c ’est que l’usage de la langue latine ne distin
gue pas plus sapientia de prudentia que l’usage de la langue grecque ne distin
guait sophia de phronèsis; ici comme là, les distinctions sont affaire de philo
sophe, et les philosophes n’ont jamais tant plaisir à distinguer que lorsque les
autres ne le font p as...
(70) F r o n to n , Lettre à M arc-Aurèle: «Quis dubitat sapientem ab insipiente
uel praecipue consilio et dilectu rerum et opinione discem i... Proprium nam'que
sapientis officium est recte eligere» (dans v o n A rn im , III, n° 196); cf. supra,
p. 252 avec la note 24.
(80) La Septante elle-même avait plus d’une fois traduit par phronèsis les
mêmes mots qu’elle traduit par sophia; c ’est ainsi que le terme le plus usuel pour
désigner la sagesse, frokmâh, est traduit quelque 140 fois par sophia, mais une
douzaine de fois par phronèsis; binâh ou th’ bunâh, traduit 17 fois par phronèsis,
l'est 4 fois par sophia.
270 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»
Par exemple, dans la Genèse, III, 1, on lit: «Le serpent était plus
sage que toutes les bêtes», texte qui devait donner bien du fil à re
tordre aux commentateurs, surpris de voir appeler sagesse une si
méchante ruse (ai). Par contre, c’est bien la vertu grecque de phronè-
sis qui reçoit le nom de sapientia dans le livre de la Sagesse, V III, 7:
«Sobrietatem enim et sapientiam docet et iustitiam et uirtutem», texte
que saint Augustin commentera non sans humour: «Sobrietatem ap
pelions temperantiam, prudentiae inponens nomen sapientiam, forti-
tudinem uero uirtutis uocabulo enuntians, solam iustitiam suo nomine
interpretatus est» (82) ! Dans l’évangile de saint Matthieu, VII, 24, la
Vulgate elle-même a gardé uiro sapienti pour ctvôgt cpQovi|iw; au cha
pitre XXV, 2-9, dans la parabole des vierges «sages», le mot phroni-
moi, qui revient 4 fois, est traduit dans la Vulgate trois fois par pru
dentes et une fois seulement par sapientes; mais l’ancienne traduction,
telle qu’elle est attestée par le Codex Bezae, avait partout sapientes,
comme elle a sapientes pour phronimoi en Matthieu, X, 16, sapiens
pour phronimos en Matthieu XXIV, 45 et Luc, X II, 42, sapienter et
sapientiores pour phronimôs et phronimôteroi en Luc, XVI, 8, et sa
pientia pour phronèsis en Luc, I, 17 (a3). Dans les épîtres de saint Paul,
la Vulgate elle-même a gardé sapientes pour phronimoi dans YÉpître
aux Romains, XI, 25, et dans la seconde Êpître aux Coritithiens, XI,
19 (mais on a prudentes dans l’Êpître aux Romains, X II, 16, et dans la
première Êpître aux Corinthiens, IV, 10 et X, 15). Le traducteur latin
de saint Irénée semble rendre phronimos indifféremment par sapiens
(81) Cf. Vêtus latina. D ie Reste der Altlateinischen Bibel nach Petrus Sabatier
neu gesammelt und herausgegeben von der Erzabtei Beuron. 2. Genesis, hg. von
B. F is c h e r , Fribourg, 1951, p. 56: «serpens autem erat sapientior omnium bestia-
rum», avec les nombreux textes cités.
(82) S. A u g u stin , Retract., I vi 3 (rec. P. K n ö l l , dans C SEL, t. 36, Vienne-
Leipzig, 1902, p. 3 0 ). — Le mot phronèsis se lit 10 fois dans le livre de la Sa
gesse; il est traduit 4 fois par sensus (IV , 9; V I, 16; V II, 7 ; V III, 6) et 6 fois
par sapientia (III, 15; V II, 16; V III, 7, 18, 20; X V II, 7 ) ; phronimos ne s’y
trouve qu’une fois et est rendu par sapiens, V I, 26; cf. Biblia sacra iuxta latinam
vulgatam versionem ... cura et studio monachorum abbatiae pontificiae sancti
Hieronymi in Urbe O.S.B. édita, t .X I I , Sapientia Salom onis..., Rome, 1964.
(83) c f . J. W o r d s w o r t h et H. J. W h ite , Nouum Testam entum ... Latine...
Pars prior. Quattuor Euangelia, Oxford, 1898, p. 146, 401, 422; A . J ü l ic h e r ,
Itala. Das neue Testament in altlateinischer Überlieferung. I. Matthäus-Evange-
lium, Berlin, 1938, p. 39, 182-183; Id ., Ibid., Pars I I I Lucas-Evangelium, Berlin,
1954, p. 152, 186; R. C. S to n e , T h e Language of the Latin T ext of C odex Bezae,
with an In d ex Verborum , Urbana (Illinois), 1946, p. 174b , s.v. sapientia, sapio,
sapiens. — Pour Luc, X V I, 8, cf. S. A u g u stin , D e G en. ad litt., X I , n , 4 (PL,
34, 4 3 1 ): «et dominus dicit sapientiores esse filios saeculi filiis lucis».
LA PRUDENCE-SAGESSE CH EZ LES LATINS 271
ou par prudens (81). On comprend dès lors que les Pères de l’Église
latine (sauf lorsqu’ils étaient, comme c’est le cas de saint Augustin et
de saint Jérôme, des cicéroniens, et plus cicéroniens que Cicéron lui-mê
me !), n’aient généralement fait aucune distinction entre prudentia et
sapientia. Au IV° siècle, un saint Ambroise dans son De officiis mi-
nistromm passe constamment et, semble-t-il, sans en avoir seulement
conscience, de prudentia à sapientia (85), et il est suivi dans cette voie
par l’Ambrosiaster, qui va jusqu’à nommer prudens le sage stoïcien (m).
Pour Filastre de Brescia (mort vers 397), la prudentia et la sapientia
sont une seule et même connaissance, qu’il appelle aussi une science
siècles. — Cf. infra, t. II, p. 536-37 et 564. — Sans p rétendre être com plet (la
littérature du sujet est in f in ie !) , signalons quelques études postérieures à celle
de D om L o ttin : J. d e B l i c S .J., Syndérèse ou conscience, dans Revue d ’ascéti
que et de mystique, 25 (1 9 4 9 ), p . 146-157; A . P e t z a l l , La syndérèse. D e l’aigle
d ’Ezéchiel à la conscience morale par le commentaire de saint Jérôm e, dans
Theoria, 20 (1 954), p. 64-77; M .B. C r o w e , T h e T erm «Synderesis» and the
Scholastics, dans Irish Theol. Quart., 23 (1956), p. 151-164, 228-245; R. W . M u l
lig a n , S .J., «Ratio inferior» and «Ratio superior» in St. Albert and St. Thomas,
dans T h e Thomist, 19 (1 956), p . 339-367; G. S a la , O.F.M ., II concetto di sinde-
resi in S. Bonaventura, dans Studi francescani, 54 (1 9 5 7 ), p . 3-11; M .B . C ro w e ,
Synderesis and the Notion of Law in saint Thomas, dans L ’hom m e et son destin
(A ctes du prem ier congrès int. de philos, m é d .), Louvain-Paris, 1960, p. 601-
609; J. A . G. Ju n ced a, La sindéresis en el pensamiento dé santo Tomás, dans
Augustinus, 6 (1961), p. 42 9 4 6 4 .
Il est à noter que si, jusqu’aux études historiques modernes, la plupart des
exégètes d’Aristote postérieurs au X I I I e siècle lui ont généreusement attribué la
doctrine de la syndérèse, quelques-uns cependant ont vu clair. Nous citerons
comme exemple des premiers les C o n i m b r i c e n s e s , In libros E thicorum ... (cf.
supra, ch. III, note 2 8 5 ), éd. de Lisbonne, 1593, p. 79: « ... sciendum primo est
prudentiam non praestituere finem virtutibus moralibus; id enim pertinet ad na-
turalem rationem, et synderesin, quae se habet ad prudentiam, vt intellectus prin-
cipiorum ad scientiam. Itaque prudentiae munus est per se de medijs tantum,
seu de ijs que ad finem sunt, disponere; dirigendo nimirum alias virtutes mo
rales circa media ad earum fines obtinendos accommodata: vt docet Aristóteles
lib. 6 Eth. cap. 13 et D. Thomas in 2.2 q. 47 ar. 6 vbi lege Caietanum Scoto pro
D. Thoma respondentem». E t voici maintenant un exemple des seconds, dont on
ne saurait trop louer la perspicacité, en la personne de Balthasar W i l l e , Prae-
cepta ethicae peripateticae... (cf. supra, ch. III, note 3 8 5 ), Brème, 1630, p. 993:
«Synteresis est habitus practicus, quo principia moralia cognoscimus iisque as-
sentimus. Hune habitum peculiariter Arist. 6 Eth. non tradit, sed sub prudentia
comprehendit; attamen non inutiliter à scholasticis et recentioribus reliquis quin
qué additur».
(105) Citons au moins ce texte par lequel saint Thomas démembre la phro-
nèsis d’Aristote: c ’est son commentaire sur 1141 b 29-33 (livre V I, ch. 7, lignes
87-95): «Est autem considerandum quod... prudentia non est in ratione solum,
sed habet aliquid in appetitu;: omnia ergo de quibus hic fit mentio in tantum
sunt species prudentie in quantum non in ratione sola consistunt, sed habent
aliquid in appetitu; in quantum enim sunt in sola ratione, dicuntur quedam
scientie practice, scilicet ethica, yconomica et política».
DEGRADATION THEO LO G IQ U E D E LA PRUDENCE 279
(106) Cf. plus haut, n. 104; Th. Deman, Saint Thomas d ’Aquin. Somm e théo
logique. La prudence, Paris, 1949, p. 478-523: Prudence et conscience.
(107) Cf. R.-A. G a u th ie r, dans Bulletin thomiste, 8 (1947-53), p. 64-71; et
dans Rech. de théol. anc. et m êd., 21 (1 954), p. 87, n. 218; cf. aussi supra, p. 255.
(xo8) On notera que, si saint Thomas est contraint par les exigences de sa
théologie de donner à la formule d’Aristote «La sagesse nous fait faire les
moyens» un sens restrictif (cf. par ex. IIa II“e qu. 47 a. 6) qui sauvegarde la
prééminence de la syndérèse, alors qu’elle avait pour Aristote le sens contraire:
«La sagesse est une connaissance de la fin tellement forte et active qu’elle va
jusqu’à nous faire prendre les moyens de parvenir à la fin» (cf. t. II, p. 548-49
et 5 6 0 ), il n’en va pas pour autant jusqu’à dénaturer, lorsqu’il le commente,
le texte dans lequel Aristote attribue expressément à la phronèsis la connaissan
ce de la fin; voici en effet son explication de 1142 b 31-33 (Sent. Libri Ethico-
rum, V I, ch. 8, lignes 184-189) : «Quia, cum prudentium sit bene consiliari, opor-
tet quod eubulia simpliciter sit rectitudo consilii in ordine ad ilium finem
circa quem veram estimationem habet prudentia simpliciter dicta, et hic est
finis communis totius humane vite». On voit par là en quoi résidera l’origina
lité de W alter (cf. t. II, p. 5 1 8 ): le premier (à peine peut-on lui trouver un pré
curseur en la personne de Pierre Foliot, cf. ch. III, p. 141 avec la note 168) il
sacrifiera au système scolastique le sens obvie du texte d’Aristote. Cf. supra, ch.
III, notes 122, 124, 147, 169, 180, 191, 200, 204, 204“'s, 213, 219, 227, p. 163
(Juan de Celaya), notes 230, 254, 256, 261, 264, 280, 281, 281bls, 296, 313,
350bls, 364, 365, 400, 401: pour tous les exégètes, l’objet attribué à la pruden
ce en 1142 b 31-33 est bien la fin; la plus grande violence qu’ils osent faire
au texte d’Aristote, c ’est de dire qu’il s’agit là non pas de connaître la fin,
mais de déterminer l’homme à la poursuivre; c ’est donc bien la doctrine d’Aris-
280 THEM ES D E L A M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»
tote, telle qu’elle était alors comprise, qu’exprime le scribe anonyme qui écrit
au X V e siècle: «Est ergo prudentia quidam oculus quo bonus et débitas finis
conspicitur; qui ergo hoc caret oculo, non sufficienter videre potest ipsum
bonum et debitum finem» (Ms. Nantes Bibl. m un. 82, f. 3v, en m arge).
(109) La science morale d ’Aristote reduite en abrégé fort méthodiquement
expliquée, par Mc Jean Crassot, Professeur de Philosophie en l’Université de
Paris, Paris, 1617, p. 28-29 et p. 102.
(110) Summa Philosophiae Quadripartita..., A vth ore F r. E v s ta c h io à S a n c to
P a v lo , e x congregatione Fuliensi, ordinis Cisterciensis T om us P rio r ... Editio
ultim a ab A uth ore recognita et illustrata, G enevae, Typis Iacob i S toer, 1634
(la prem ière éd. est de 1609, cf. su pra, p. 2 1 3 ); Secundo pars summae philoso-
phicae quae est E thica..., p. 101: Prudentiae munus in genere est p er se de
mediis tantum sive de iis quae sunt ad finem d isp o n ere... ne putes prudentiam
praestituere finem virtutibus m oralibus, id enim pèrtin et ad naturalem rationem
et synderesim , quae se habet ad prudentiam , u t intelligentia principiorum ad
dem onstrationem ».
LA PRUDEN CE TH EO LO G IQ U E A TTRIBU ÉE A A RISTO TE 281
que décrit Du Perron, même s’il le fait en des formules qui ne sont
pas celles d’Aristote. Citons encore François de Gravelle, dans son
Abrégé de philosophie paru en 1601: «La première [des vertus cardi
nales] est vulgairement appellée prudence, tenant comme le souuerain
lieu entre les uertus, d’autant qu’elle donne la cognoissance du bien et
du mal pour choisir I’vn et fuir l’autre» (1I7). Et terminons par Johan-
nes Crell qui, dans son Ethica aristotélica, écrite avant 1633, donne
pour première tâche à la prudence de connaître les lois universelles
qui règlent la conduite de la vie, et donc la vraie fin de toute la vie
humaine, après quoi seulement elle pourra connaître les meilleurs
moyens de parvenir à cette fin (118).
les regles de nos actions sont contenues dedans l’estenduë qu’on appelle actif
ou praticien. Elles sont vniuerselles seulement, ou bien appliquées à quelques
actions particulières. Considérons à la premiere façon, elles appartiennent à la
science morale: mais si on les considere entant qu’elles sont appliquées en
quelque particulière action, elles appartiennent à la Prudence. De là on tire
que ce n’est pas assez pour estre prudent, de sçauoir les regles generales de la
Philosophie morale; mais qu’il faut encore estre rompu aux actions particulières:
car le principal de la Prudence est la conduitte de l’action, selon les circonstan
ces d’icelle... En l’action de quelques particulière Vertu, on remarque deux
choses: La première est l’action qui respond a ceste Vertu, comme le donner,
de la Libéralité; se mettre en hazard, de la Force; La deuxième est conduitte
de ceste action, selon l’obseruation des circonstances, et celle-cy dépend de la
Prudence: dont on tire qu’il n’y a point de Vertu qui puisse estre exempte de
l’adresse de la Prudence».
(117) A brégé de philosophie phisique, metaphisique, morale et divine: Sur la
cognoissance de l’hom m e et de sa fin, par François de Gravelle, Sieur d’Arpen-
tigny, Paris, 1601 (le passage cité est à la p. 1 9 6 ). — On notera aussi que Gra
velle s’élève vivement contre la théorie aristotélicienne qui fait de la vertu un
habitus: non, la vertu est une qualité accidentelle qui peut se retirer du sujet;
on reconnaît la protestation luthérienne, — ou faut-il dire chrétienne ? — contre
la croyance grecque à l’inamissibilité de la vertu (p. 1 9 8 ) . — On trouve la
même conception de la «prudence» dans le Sommaire des quatre parties de
la Philosophie, Logique, Ethique, Phisique et Metaphisique, par lean de
Champeynac, Escuyer, sieur Dumas, Conseiller du Roy, Lieutenant assesseur
au siege Présidial de Perigueux, et M. des Requestes ordinaire en la maison
de Nauarre et ancien Domaine, et de la Roine Margueritte, à Paris, 1607, p. 111:
«Aussi est-il que la cognoissance du bien et du mal sortant de la prudence,
ceste vertu est comme la lumière des autres vertus, pour conduire son subject,
qui est l’homme, à son bien. E t de là on définit la prudence estre une habitude
en l’intellect de l’homme, par lequel il est dressé à vne bonne conduite de tout
ce qui lui conuient».
(U8) J. C r e l l i i Franci, Ethica Aristotélica..., Cosmopoli, 1681 (cf. plus haut,
ch. III, note 32 9 ), Pars II, Caput xxix, De Prudentia, p. 195: «Eius officia sunt:
1. Universalia vitae recte instituendae praecepta, atque adeo verum totius vitae
284 THEM ES D E L A M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»
Le thème que nous abordons maintenant est peut-être l’un des thè
mes préférés de ¡ ’«aristotélisme» moderne. Il n’en est pas pourtant qui
soit plus éloigné de l’aristotélisme d’Aristote, car il ne semble pas
avoir fait son apparition avant la fin du X IX e et le début du XX ”
siècle.
and judge rightly how to achieve the end here and now». Ceci rejoint, il me
semble, ce que j’ai dit: connaître la fin abstraitement, sans connaître les moyens
de la réaliser, ce n’est pas phronèsis, parce que ce n’est pas connaître vraiment
la fin; la phronèsis est connaissance de la fin, mais connaissance totale et effi
cace, et cette connaissance inclut la connaissance des moyens.
(119) H. A. P r i c h a r d , T he Meaning o f àyaüôv in the Ethics of Aristotle, dans
Philosophy, 10 (1 9 3 5 ), p. 27: «I have for some time found it increasingly
difficult to resist a conclusion so heretical that the mere acceptance of it may
seem a proof of lunacy... The heresy, in brief, is that Aristotle (in the Nico-
machean Ethics, except in the two discussions of pleasure, — where ayaftcrv is
opposed to cpaW.ov and uo-/<)t)q0 v) really meant by àya§ôv conducive to our
happiness...».
(iso) G. V e rb e k e , Thèm es de la morale aristotélicienne, dans Revue philos,
de Louvain, 61 (1 9 6 3 ), p. 202.
(m ) Cf. par ex. Eugene E. R yan , T h e Notion of G ood in Books Alpha, Beta,
Gamma and Delta of the Metaphysics of Aristotle, Copenhague, 1961.
(122) Cf. infra, t. II, p. 4 (in 1094 a 3) et surtout p. 819-820 (in 1172 b 10-15).
Voyez aussi ce que nous avons dit du discours de Vialardi, supra, p. 181 avec
la note 275.
286 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»
(123) En voici le relevé: agathon: 1094 a 2, 3, 22; b 7 ; 1095 a 15, 17, 27, 28;
b 14, 25; 1096 a 7, 19, 30; b 3, 4, 6, 9, 13, 19, 21, 25 (b is); 1097 a 1, 3, 5, 9, 15,
18, 23; b 8, 18(b is), 19, 27; 1098 a 16, 20; b 13, 15, 19; 1099 a 1, 6, 22, 31;
b 27; 1100 a 19; 1101 a 35; b 2, 25, 29, 30; 1102 a 4, 14. — agathos-. 1094 b 28;
1095 b 27; 1099 a 17; b 6, 31; 1100 a 25; b 21; 1101 a 1, 3 ; 1101 b 15; 1102 a 9;
b 5. — aristos: 1094 a 22; 1097 a 28; b 22; 1098 a 17; b 32; 1099 a 29, 30; b 17,
23, 30; 1101b 22.
(12)) Cf. le bien humain: 1094 b 7; 1098 a 16; 1102 a 14; le bien cherché:
1096 a 7; 15; le bien terme de l’action: 1095 a 17; 1097 a 1; 1097 a 23.
(12s) EN I, 8, 1098 b 12-14 (cf. infra, t. II, p. 6 2 ); cf. 1099 a 31, etc.
(12B) EN I, 1096 a 29-34; 1097 a 6-11; 16-20; etc.
(m ) EN I, 1099 a 22-29. Cf. infra t. II, p. 125, comm. sur 1104 b 31-32; en
V III, 1155 b 19, Vagathon prend au contraire la place du fca/on, non sans ar
rière pensée: la similitude des trois amitiés, vertueuse, plaisante et utile, ap
paraît mieux si l’on attribue pour terme à l’amitié vertueuse Yagathon, car le
plaisir et l’ùtile que cherchent les autres amitiés sont un agathon, tandis qu’ils
ne sont pas un kalon.
(iss) EN V III, 1156 a 12, 15, 19, 30.
L E «BIEN» CH EZ A RISTO TE 287
loin il définit le tyran, ce qu’il lui reproche c’est de chercher son bien
à lui, agathon (I20). Rien de plus classique d’ailleurs que cette assimi
lation du bien à l’intérêt: Aristote y avait déjà fait allusion dans la
Rhétorique comme à une opinion courante (I30), et elle restera une des
constantes de la pensée grecque, et même de la pensée romaine, comme
l’a justement noté E. Grumach (131): les Stoïciens eux-mêmes identifie
ront expressément le bien, agathon, à l’intérêt, sumphéron, quittes à
préciser que seule nous est avantageuse la vertu (132). L’hérésie de H. A.
Prichard, comme le souligna à son tour E. F. Carritt, est en réalité une
évidence: le bien, agathon, c’est ordinairement, pour l’Aristote de
YÊthique à Nicomaque, l’intérêt (133). Si donc il était légitime de tirer
p a ) e n V III, 1160 b 8.
(iso) Rhét,, I, 6, 1362 a 20: t ô ôè au[.iq)EQOv ava^ôv; II, 13, 1389 b 37 — 1390
a 1: îô uèv yào auucp&oov autco àyaflàv Êcra, t ô ôè v.akày àjtXtôç.
( 131) E . G rum ach, Physis und Agathon in der alten Stoa (Problemata 6 ), Ber
lin, 1932 [2° éd. Berlin-Zurich-Dublin, 1966], p. 8 avec la n. 3.
(132) Cf. p ar e x .: P r o c l u s , In Plat. Alcib. pr. ( = v o n A rn im , Stoic, vet.
fragm,, I I I , n ° 3 1 0 : t o àyai)ùv tu cuurpÉoovTi, t u î i t o v ; S to b ée, Eel. I I ( = VON
A rn im , I I I , n° 7 4 ) : to à’&yaüàv i.eyeodai cpaat aXeovaxmg, to ¡i'ev joqS>ro v .., âcp'
o î ffunpaivEi üjcpE?.Eïai)ai...; S e x tu s E m p iricu s, Adv. math. I X 22 ( = von
A rn im , I I I , n ° 7 5 ) : ol ¡xèv o îv S t c o ï-x o I ... ôgiÇovxat xàvaflàv Tgôîtcp tco B e -
what we mean by good ( I ) . But surely the truth is that they clearly an consistent
ly meant neither one thing nor the other».
(134) Cf. par ex. Phys. I, 192 a 16-19; II, 2, 194 a 32-33; 3, 195 a 23-26; 5,
197 a 25-30; 8, 198 b 8, 18; cf. A. M an sio n , Introduction à la Physique Aristoté
licienne (Aristote. Traductions et études), 2° éd., Louvain-Paris, 1945, p. 253-254,
274-81.
(135) Cf. Fr. D ir lm e ie r , Zum gegenwärtigen Stand der Aristoteles-Forschung,
dans W iener Studien, 76 (1 963), p. 64.
(130) Cf. infra t. II, p. 810 (comm. sur 1153b 31-32); p. 822-823, comm. sur
1173 a 4-5.
L E «BIEN » CH EZ A RISTO TE 289
«Il suffit de lire, par exemple, le lucide exposé de M. P. Janet pour se rendre
compte que cette contradiction prétendue ne repose que sur une confusion du
critique. «Le bien naturel et essentiel étant le fondement du devoir, dit Paul
Janet, nous admettons avec Kant que le bien moral en est, au contraire, la con
séquence; et ainsi se trouve justifiée cette double proposition: Le devoir consiste
à faire le bien. — Le bien consiste à faire son devoir. En d’autres termes, le
devoir consiste à rechercher ce qui est naturellement bon; et l’acte moralement
bon est celui qui est fait par devoir».
Rien n’est plus clair, pour qui connaît l’état de la question, que ce résumé
de la morale éclectique. Il y a ici trois termes: le bien naturel ou essentiel,
autrement dit, ontologique, objet du métaphysicien. Il y a ensuite le devoir,
qui consiste à réaliser ce bien, en tant qu’il est réalisable dans l’homme et par
l'homme. Il y a enfin le bien moral, qui consiste à obéir au devoir ainsi défini.
Il n’y a donc nulle contradiction, ici, à faire dépendre le devoir du bien et le
bien du devoir; car dans ces deux formules, le bien dont on parle n’est pas
le m êm e...
... En tête: un bien à réaliser, et c ’est la perfection de l’homme... Ensuite
la loi du devoir, qui ordonne de réaliser ce bien en soi. Enfin, le bien moral,
qui consiste dans l’obéissance à la loi.
C’est donc le bien humain considéré comme objet, le bien ontologique, qui est,
en soi, p o u r L’E c le c t i q u e comme p o u r n o u s, le point de départ de la morale.
E t n’est-ce pas dire que le point de départ de là morale, c ’est la' métaphysi
que ?» (155) .
raît donc comme obligatoire (15G). Mais, s’il est juste de reconnaître à
une certaine forme de la «morale du bien» ses origines thomistes, en
core faut-il ne pas oublier que l’explication et l’exposé de cette mo
rale ne sont pas antérieurs au XX 0 siècle.
l’ordre moral, en vertu du vieil adage: Propter quod unum quodque, illud mu
gis ! Que l’on replace saint Thomas dans les perspectives historiques de l’évo
lution sémantique et l’on conclura qu’il est le témoin d’une étape décisive dans
la formation de notre terminologie morale.
La portée de ces remarques est évidemment strictement philologique: elle ne
concerne que les mots. Leur portée philosophique est nulle, puisque, s’il est
vrai que le mot «obligation ne s’est pas entièrement dégagé chez saint Thomas
de ses origines juridiques et n’est pas encore parvenu à son statut pleinement
philosophique, saint Thomas a, pour exprimer l’idée d’obligation morale, d’autres
mots, tous ceux qui expriment l’impératif rationnel. Sans doute le P. Tonneau
écrit-il: «L ’impératif est tout autre chose que l’obligatoire» (p. 103), mais il
veut dire, bien sûr, «que l’obligatoire au sens juridique du mot», car l ’impératif
rationnel, c ’est l’obligation même, au sens moral du mot, qui n’est pas un sens
métaphorique, mais qui est au contraire, encore qu’il ne soit apparu chrono
logiquement qu’en dernier lieu, le sens premier et vrai du mot; la loi extérieure
ne m ’oblige en effèt que dans là mesure où je la fais mienne, et il n’y a de
véritable obligation que cèlle que je m’impose à moi-même du dedans. Le cas
de l’obligation n’est d’ailleurs pas une exception: tous les concepts moraux se
sont formés par intériorisation et le bien même a d’abord été pensé comme
une chose ou un rapport à autrui (l’honneur, la gloire) avant qu’on ne prenne
conscience que le bien est en nous, puisqu’il est justement la fidélité à cette
loi qui m’oblige de l’intérieur.
LA M O RA LE D’A RISTO TE, M ORALE DE L ’AM ITIE 297-
LE TEXTE DE
L ’ÉTHIQUE A NICOMAQUE
(7) Cf. le relevé de P. S iw ek , Les manuscrits grecs des Parva naturalia d ’Aris-
tote (Coll. philos. Lateranensis, 4 ) , Rome, 1961, p. 14-15.
(8) Cf. G . R am sau er, Aristotelis Ethica N icom achea..., Leipzig, 1878, p . 730-
740: Fr. Susemihlii ad editorem epistula critica.
304 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE
senter comme des «conjectures» des leçons qui sont en réalité les le
çons de Ob: par exemplë en 1099 b 23, xà n’estpas une conjecture,
c’est le texte de O" (Bekker avait lu xô, mais à tort) confirmée par
VEthica noua («et maxime que secundum optimam»); en 1116b 36,
le texte de Bywater v.ctv est celui de Ob (l’Ethica uetus ici n’est pas
utilisable, car elle omet la plupart du temps de traduire av); en 1118 b
24, Bywater ne mentionne aucune variante dans son apparat critique,
le texte qu’il imprime est pourtant celui de Ob et de VEthica uetus
(aut non ut oportet; Grosseteste s’est contenté de changer aut en
uelC3)', en 1122 b 5 Bywater imprime Sel: il ne mentionne pas que
c’est le texte de Obappuyé par Grosseteste (oportet). Le grand cas
que Bywater fait de la mythique «Versio antiqua» n’est pas plus fondé
que le peu de cas qu’il fait de 0\ Les leçons de F, quand elles ne
viennent pas de Ob, viennent des manuscrits grecs que Grosseteste
ou son réviseur ont utilisés et qui sont la plupart du temps faciles à
identifier; par exemple en 1110 b 25 itotelv vient de PbC\ de même que
cocjxë Mal ai en 1111b 1; en 1122 a 26 a se lit dans NbOb; en 1122 b
10 8è se lit dans PbC* Nb; dans tous les cas de ce genre, il est plus sûr
de recourir aux manuscrits grecs, et le témoignage de la traduction lati
ne ne peut être invoqué qu’à titre de confirmation. Bien loin d’avoir
cette prudence, Bywater a renchéri sur Susemihl en introduisant dans
le texte, par exemple en 1131 b 11, des reconstructions fantaisistes de
r que Susemihl s’était contenté de mentionner en apparat, et en trans
formant à son tour en leçons grecques les bourdes de copiste de la
traduction latine de Grosseteste. Citons en au moins un bel exemple:
en 1126 a 4, Bywater reconstruit d’après F, un texte grec hypothétique:
xô jù q [if) ÔQYÎÇea-ôat scp’oïç SsI i^iiiKou ôoy.sl sivai; or, le texte grec
attesté par les mss: oi yàq [d] ô q y ^ ô lisv q l ècp= oîç ô e î fiMdioi Sov.oîcav
e Ï v c u , avait été correctement traduit par Grosseteste: «Non irati enim
(23) Dans Oh: (.it) mç ôeî ; K b a: rj uf) d>Sl; dans L bMb on lit: ¡xr) m;
ÔEÎ T] Cp [ + [if) M “] ÔËÏ.
LA CONTRIBUTION D E M. MIONI 309
se, qu’il n’est pas exagéré de dire que l'édition de Bywater n’est pas
utilisable pour un travail scientifique (24).
Le texte publié par Burnet l’est évidemment moins encore, puis
qu’il n’est appuyé d’aucun apparat critique; pourtant Burnet, s’il suit
souvent Bywater comme il le reconnaît volontiers lui-même (“), a ap
porté ici ou là des conjectures intéressantes. On trouve également des
remarques pertinentes dans les Aristotelica de Richards (20), et il y a
même à glaner dans l’édition, sans aucune prétention critique et dont
l’apparat est tout symbolique, de Rackham (a?).
Précieuse enfin est la contribution qu’a apportée à la classification
des manuscrits de l’Éthique à Nicomaque M. Mioni, encore qu’elle se
limite à l’examen des manuscrits des bibliothèques de Venise (2S). La
principale conclusion des recherches de M. Mioni, c’est qu’un des qua
tre grands mss de Bekker, le ms. M“, doit être exclu des témoins qui
servent à établir le texte de YÉthique. M. Mioni semble ignorer le livre
de Jackson, qui avait bien mis en lumière la parenté étroite qui unit
M" et Q, mais il a bien vu lui aussi cette parenté, et il a fait un pas
de plus en montrant que M" et Q n’avaient pas été copiés l’un sur
l’autre (29), mais avaient été copiés l’un et l’autre sur le même modèle,
le ms. G“ (Venise Bibl. marciana Graeci fondo antico 212, f. l-94v),
qui devra donc désormais prendre la place que Mb avait jusqu’ici in
dûment occupée (30). Il est une seconde conclusion de M. Mioni qui
(21) Je passe sur les cas où Bywater n’a même pas su utiliser le matériel
mis à sa disposition par Bekker; par exemple, en 1131 b 11 Bywater attribue la
leçon xofi itctQà à Mb: c ’est la leçon de NbOb et non pas celle de Mb, pour la
bonne raison que Mb omet tout le passage, comme Bekker l’avait clairement
signalé !
(25) J. B urnet , T h e Ethics oj Aristotle, Londres, 1900, Préfacé, p .v i .
(20) H. R ic h a r d s , Aristotelica, Londres, 1915.
(27) H. Rackham , Aristotle. T h e Nicomachean Ethics with an English Trans
lation (The Loeb Classical Library), Londres et Cambridge (M ass.), r ° éd.
1926, réimpressions en 1934, 1945, 1947, etc.
(2S) E . M ioni , Aristotelis codices graeci qui in bibliothecis Venetis adservan-
tu r... (M iscellanea erudita, V I ) , Padoue, 1958.
(20) Cela ressortait déjà des collations de Jackson, qui avait bien remarqué
que bien des fautes de Mb ne sont pas dans Q, et inversement; mais, en négli
geant Q au profit de Mb (cf. H. Jack so n , T h e Fifth book oj the Nicomachean
Ethics oj Aristotle, Préfacé p. ix et x ij, Jackson donnait à première vue l’im
pression de croire que Q dépendait de Mb. M. Mioni semble avoir montré que
Mb a été copié vers 1467 par Charitonymos Hermonymos (p. 102 et 129) et est
donc postérieur à Q, qui date de 1457; en outre, il pense que, en ce qui con
cerne la G rande éthique et l’Éthique à Eudèm e, Mb a été copié sur Q (p. 88-89
et 91-92) : le cas de VÉthique à N icomaque est différent.
(ao) E . M ioni , Aristotelis codices gra eci..., p . 87-88 et 101-102.
310 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE
SCHÉMA
DE LACLASSIFICATION
DES MSS (LIVRE III)
(38) Je dois avouer que je n’ai examiné le ms. H° que très superficiellement.
C’est que les collations que j ’ai faites des mss de Y Éthique n’avaient pas pour
but d’en établir le texte grec, mais bien de découvrir, dans la mesure du pos-
312 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE
TA BLEA U
DES FA M ILLES D E MSS
ir n2
I KbPbCc Mb LD0 DO1 EO2B'B2 Aid.
sible, les sources des traductions latines; mes premiers sondages m’ont paru
montrer que celles-ci étaient d’accord avec Nb plus souvent qu’avec Ha; j’ai
donc négligé H a au profit de Nb; ce fut peut-être une erreur, mais je devais me
limiter...
LES RÉSULTATS ACQUIS 313
(3S) H. Ja ck so n , ibid.
SUPPLEM ENT BIBLIO G R A PH IQ U E (1958-1968)
D onini (Pier Luigi), L'etica dei Magna Moralia (Université di Torino. Fonda-
zione Parini Chirio), Turin, 1965.
D ra g o (Giovanni) , La giustizia e le giustizie. Lettura del libro quinto dell’Etica
a Nicomaco (Pubblicazioni dell’Istituto di füosofia dell’Università di Ge
n ova), Milan, 1963 [L ’information et la présentation sont médiocres: la
correction, notamment, des mots grecs laisse fort à désirer].
D ü rin g (Ingemar) and O w en (G. E. L .) , Aristotle and Plato in the Mid-Fourth
Century. Papers of the Symposium Aristotelicum held at O xford in August,
1957 (Studia graeca et latina Gothoburgensia, X I ) , Göteborg, 1960.
D ü rin g (I .), Compte rendu de Fr. Dirlmeier, Aristoteles. Magna Moralia, dans
Gnomon, 33 (1 961), p. 547-557.
D ü rin g (I .), Aristotle’s Protrepticus. A n Attempt at Reconstruction (Studia
graeca et latina Gothoburgensia, X I I ) , Göteborg, 1961.
D ü rin g (I .), Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines D enkens (Bi
bliothek der Klassischen Altertumswissenschaften. Neue Folge - 1. Reihe),
Heidelberg, 1966.
D ü rin g (I .), Personlighetetik och samhällsetik hos Platon och Aristoteles (In
dividual and social ethics in Plato and Aristotle), dans Ajatus, 28 (1966),
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D y e r (R .R .) , Aristotle’s Categories of Voluntary Torts (E.N . V . 1135"8-25),
dans T h e Classical Review, N.S. 15 (1965), p. 250-252.
Fech n er (H .A .), Über den Gerechtigkeitsbegriff des Aristoteles. Ein Beitrag
zur Geschichte der alten Philosophie. Neudruck der Ausgabe Leipzig 1855.
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* F l a s h a r (H .), D ie Kritik der1 platonischen Ideenlehre in der Ethik des Aris
toteles, dans Synusia. Festgabe fü r W. Schadewalt zum 15. März 1965, hrsg.
von H. Flashar und K. Gaiser, Pfullingen, 1965, p. 223-246.
(William W .), Aristotle’s Conception of Moral Virtue and Its
F o rte n b a u g h
Perceptive Role, dans Transactions and Proceedings of the Am erican Philo
logical Association, 95 (1964), p. 77-87 [L ’auteur entreprend de réhabiliter
la vertu morale en lui rendant le pouvoir de juger du bien, pouvoir que
je lui avais refusé; je persiste à penser que le rôle de la vertu morale est
ici tout extérieur, comme je l’ai expliqué dans mon commentaire sur
1144a34-36, t. II, p. 552-553].
(William W .), Tà jrgôç t ô téXoç and Syllogistic Vocabulary in
F o rte n b a u g h
Aristotle's Ethics, dans Phronesis, 10 (1965), p. 191-201 [L ’auteur rejoint,
me semble-t-il, ce que j’ai moi-même soutenu: la phronèsis a pour objet
non pas les moyens abstraction faite de la fin, ni la fin abstraction faite
des moyens, mais l’ensemble indissoluble qu’on peut appeler indifférem
ment les moyens-pour-la-fin, ou la fin-par-les-moyens: c ’est de cette fin in
cluant les moyens qu’Aristote en 1142b31-33 attribue la connaissance à la
phronèsis; cf. supra, p. 283-285, note 118].
F o rte n b a u g h (William W .), Nicomachean Ethics, I, 1096 b 26-29, dans Phrone
sis, 11 (1 966), p. 185-194 [en 1096 b 27-28, l’expression ctuvtëXeîv jiqôç ëv
signifierait «appartenir à un même < g e n re > » , et Aristote nous donnerait
ainsi à choisir, pour le bien, entre l’unité générique et l’unité analogique.
320 SU PPLEM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E
Cette interprétation est, à mon avis, insoutenable, car elle est en contra
diction avec le, contexte: Aristote vient d’exclure l’unité générique].
F r a i s s e (J.-C .), compte rendu de A.-J. Voelke, Les rapports avec autrui dans
la philosophie grecque d ‘Aristote à Panetius, dans R evue philosophique de
la France et de VEtranger, 92e année , t. 157 (1 967), p. 109-118 [insiste no
tamment, p. 112-113, sur l’unité de sens du terme «amitié» chez Aristote:
l’amitié n’est pas seulement la norme de nos rapports avec autrui, elle en
est aussi l’essence].
F r i t z (Kurt v o n ), BoûXeoôat XÉ-yetv «implizieren» oder «etwas unter etwas
verstehen» und das Verhältnis des Aristoteles zur Akademie, dans Miscel-
lanea di Studi alessandrini. Alla memoria di Augusto Rostagni, Turin, 1963,
p. 3-6 [en EN , V , 1, 1129a7 ßouÄouivou:; 7.éyew signifie «admettant impli
citement»].
F u lco (William /., S.J.) , A N ote on F ree Will in Aristotle, dans T h e M odem
Schoolman, 40 (1 963), p. 388-394.
G adam er (Hans-Georg), L e problèm e de la conscience historique (Chaire Car
dinal Mercier, 1957), Louvain-Paris, 1963 [Ch. IV : Le problème herméneu
tique et l’éthique d’Aristote, p. 49-63],
G a is e r (K onrad), Zw ei Protreptikos-Zitate in der Eudem ischen Ethik des Aris
toteles, dans Rheinisches M useum fü r Philologie, N.F. 110 (1967), p .314-
345 [La première de ces citations se trouverait en E E , I, 8 , 1218a33-38; Aris
tote rejette là l’Idée du Bien comme mutile, et M. Gaiser conclut donc que
le Protreptique rejetait expressément la théorie des Idées; M. Gaiser a rai
son de rapprocher ce passage de YËthique à E udèm e notamment du fr. 13W
du Protreptique: ici et là, le thème est le même, celui de l’utilité du Bien-
en-soi; seulement, cette utilité, le Protreptique l’affirme, et YËthique à E u d è
me la nie; la conclusion à tirer est donc exactement l’inverse de celle de
M. Gaiser: YËthique à E udèm e renvoie non au Protreptique, qui adhère à
la théorie des Idées, mais à l’un des traités dans lesquels Aristote a criti
qué cette théorie, le D e la philosophie ou le D es Idées. — Avec la deuxiè
me citation, E E , V II, 12, 1244b21-1245al0, M. Gaiser est sur un terrain
plus solide: après d’autres, il établit sur ce texte la série Platon- Protreptique-
EE-EN , et montre que la G rande éthique, qui ne peut s’incrire dans cette
série, est l’œuvre d’un péripatéticien postérieur],
G a n t a r ( K .) , Die Gestalt des idealen tpi), au to ç in der Nikomachischen Ethik
des Aristoteles (1169al9-b 2), dans Ziva antika, Antiquité vivante, 15 (1965),
p. 33-38.
G a n t a r ( K .), Am icus sibi. Z u r Entstehungsgeschichte eines ethischen Begriffs
in der antiken Literatur, dans Ziva antika, Antiquité vivante, 16 (1966),
p. 135-174; 17 (1967), p. 49-80 [D ’un concept qui était avant lui [art. de
1966], et qui restera généralement après lui péjoratif, Aristote a fait un
idéal de vie [art. de 1967], dont il a trouvé le modèle en son ami Hermias
[art. de 1965]: la philautie n’est plus pour lui l’égoïsme, amour de notre
moi propre de préférence aux autres, mais amour de notre moi profond de
préférence aux biens superficiels, amour qui culmine dans le sacrifice de
soi. L ’Aristote de M. Gantar est celui de Dirlmeier, mais l’humaniste de
Ljubljana est bien informé (peut-être a-t-il eu raison d’ignorer le livre de
SUPPLEM EN T BIBLIO G RAPH IQ U E 321
K uhn (Helm ut), Das Sein und das Gute, Munich, 1962 [V. Der tätige Mensch.
1. Der Mensch in der Entscheidung: Prohairesis in der Nikomachischen
Ethik, p. 275-295; reprise du précédent].
* K uhn (H elm ut), Wissenschaft der Praxis und praktische Wissenschaft, dans
W erden und Handeln. Festschrift fü r V.E. Frhr. von Gebsattel, Stuttgart,
1963.
K u ip e r (V .M .), L ’acquisition des richesses selon Aristote, dans R evue tho
miste, 58 (1 9 5 8 ), p. 484-496.
L a c o r d a i r e (G isèle), Note sur la «pureté» des sensations selon Aristote, dans
R evue philosophique de la France et de VÉtranger, 88 ° année, 1 .153 (1963),
p. 261-266 [explique EN , X , 5, 1175b36-1176a2: c ’est «à la notion de sim
plicité que renvoie la hiérarchisation des sens selon le critère de leur pu
reté»].
L a p la n te (H arry), Justice and Friendship in Aristotle’s social philosophy, dans
Proceedings of the A m erican Catholic Philosophical Association, 36 (1962),
p. 119-127.
L e D é a u t (R oger), <5IAAN0PQOTA dans la littérature grecque jusqu’au N ou
veau Testament (Tite III, 4 ) , dans Mélanges E ugène Tisseront, Vol. I
(Studi e testi, 2 3 1 ), Cité du Vatican, 1964, p. 255-294 [mentionne à peine
Aristote (p. 2 8 0 ), mais éclaire l’usage de son temps].
L e f è v r e (C h .), D u platonisme à Varistotélisme, dans R evue philosophique de
Louvain, 59 (1 9 6 1 ), p. 197-248.
L e f è v r e (C h .), Lectures de philosophie ancienne, dans R evue philosophique
de Louvain, 59 (1 961), p. 515-566 [notamment p. 525-530, compte rendu
du livre de T. Ando et critique de mes propres vues sur la phronèsis].
L e u p o ld (W erner), D ie Aristotelische L eh re in M olières W erken (Romanische
Studien, Heft 3 8 ), Berlin, 1935; réimpression, Nendeln/Liechtenstein, 1967.
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(1967), p. 1-19.
L ib riz z i(Carm elo), La morale di Aristotele (Pubblicazioni dell’Istituto uni-
versitario di magisterio di Catania. Serie filosofica. Monografie, 17), Padoue,
1960.
L lo y d (G . E . R .), Aristotle: T h e Growth and Structure of his Thought, Cam
bridge, 1968 [Ch. 10: Ethics, p. 202-245; résumé sans prétention, destiné
à une première initiation].
L lo y d (G. E . R .) , T h e role of medical and biological analogies in Aristotle’s
ethics, dans Phronesis, 13 (1 968), p. 68-83.
L oen in g (R ichard), D ie Zurechnungslehre des Aristoteles (Geschichte der straf
rechtlichen Zurechnungslehre, Bd I ) , Iéna, 1903; réimpression photogra
phique, Hildesheim, 1967.
M a lin g re y (Anne-Marie), «Philosophia». Étude d’un groupe de mots dans la
littérature grecqu e des Présocratiques au IV" siècle après J.-C. (Études et
commentaires, X L ) , Paris, 1961 [Philosophia dans l’œuvre d’Aristote, p . 56-
62].
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philosophie et ses problèmes. Recueil d ’études de doctrine et d ’histoire of
fert à M gr R. J olivet, Lyon, 1960, p. 21-44.
SUPPLEM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E 327
TA B LE DES MANUSCRITS
309, 310-314; — 214 ( = H“) : 304, 305, 310-311, 313; — Class. IV cod. 53
( = N b) ; 113, 121, 150, 160, 304, 305, 308, 309, 310-311, 313, 314.
Vienne, Nationalbibliothek, 2370: 116; — 4634: 136.
Williamstown (M ass.), Chapin Library no. 27: 148.
Worcester, Cathedral, 586: 146.
Z = Oxford Corpus Christi College 108.
i
}
TA BLE DES NOMS D E PERSONNES
Les chiffres en italiques renvoient aux notes; les chiffres en caractères gras
aux pages dans lesquelles il est traité e x professa d’un auteur par ailleurs sou
vent cité. Il n’est pas tenu compte du Supplément bibliographique.
Eustrate, 83, 102, 104-105, 121, 124, Gadagne (Paleantonio d e), 164.
137, 159, 173, 186, 190. Gadamer (H .-G .), 19.
Gaiser (K .), 87.
Fabricius, 138, 146, 159, 163. Gaius, 295.
Fârâbi (a l), 199. Galluzzi (Tarquinio), 227, 230-231,
Faral (E .), 136. 232, 281.
Farnèse (Alexandre, cardinal), 151, Ganay (Germain d e), 154.
173. Gandillon (F r .), 214.
Favaroni, cf. Agostino dei. Garbarino (G .), 267.
Feliciano (Giovanni Bernardo), 160, Garcia (A lonso), 147-148.
173, 175, 198. Garin (E .), 147, 149, 150, 162.
Féret (P .), Í76, 185, 191. Garve (Christian), 233.
Ferrero (Jean Étienne), 155. Gassendi, 234.
Festugière (A .-J.), 22, 24, 25, 30, 45, Gauthier de Baume (Galtherus de Wal-
55, 61, 72, 73, 75. m a), 142.
Ficin (M arsile), 150. Gautier, cf. Donaldson (W alter).
Figliucci (Felice), 178, 186, 198. Geier (Johannes Christian), 229.
Filastre, 271. Genaille (R .), 44.
Filelfo (Francesco), 151. Genevensius (Antonius), 212.
Finario (Baptista d e), cf. Battista de’ Gent (W .), 274.
Giudici. Gérard d’AbbeviUe, 117.
Fischer (A .M .), 71, 72. Gerhard (Andreas, dit Hyperius), 187-
Fischer (B .), 270. 188.
Florimonte (Galeazzo), 152. Geyer (B .), 124.
Fonseca (Pedro d a), 211. Ghazâlî (al), 110.
Forbes Leith (W .), 161. Ghellinck (J. d e), 16.
Ford (P .A .) , 145. Giannerini (Pietro Paolo), 180.
Forest (H ector), 164-165. Giberti (Gian M atteo), 184.
Fortenbaugh (W . W .), 47. Gigon (O .), 6, 7, 8, 9, 11, 14, 32, 40,
Forti (F .), 136. 41, 42, 43, 83, 85.
Foscari (Pietro), 151. Gilbert (N .W .), 177, 255, 256, 257,
Foucart (P .), 31, 32, 33, 39. 262.
Fouquelin (Antoine), 170. Gilkens (P ierre), 223-224.
Fournier (M .), 197, 199, 200, 201. Gilles de Delft, 154.
Fox Morcillo (Sebastian), 181. Gilles d’Orléans, 132, 133, 139.
Franceschini (E .), 109, 125. Gilles de Rome, 133.
Franklin (A .), 140. Gillet (M .), 292.
Frassen (Claude), 217-218. Gils (P.-M .), 129.
Freige (Johannes Thom as), 189. Gilson (É .), 48, 261.
Frémy (E .), 194. Giocarinis (K .), 133.
Freudenberger (T h .), 186. Giovanni de Fabriano, 138.
Fritz, cf. Von Fritz. Giovanni de Riccio, 146.
Fritzsche (A .T h .H .), 71, 72, 78. Giphanius, cf. Van Giffen.
Fronton, 252, 269. Glorieux (P .), 117, 129, 133.
Furley ( D .J .) , 87. Glotz (G .), 34, 39.
Furter (M ichel), 142. Glucker (J .), 160, 210.
Goasmoal (Jacques d e), cf. Irénée de
Gabriel (A. L .), 140. Saint-Jacques.
TA BLE DES NOMS D E PERSONNES 345
Heylbut (G .), 100, 103. Jaeger (W .), 1, 2, 3, 6, 12, 14, 16, 20,
Heymeric van de Velde, 146. 22, 23, 24, 28, 29, 30, 32, 34, 36, 37,
Hiéronyme de Rhodes, 93. 38, 40, 46, 50, 51, 52, 53, 54, 57, 64,
Hill ( E .R .) , 31. 66, 67, 70, 72, 77, 78, 83, 84, 89, 95,
Hiltbrunner (O .), 273. 96, 238, 239, 252, 307.
Hippius (Fabianus), 223. Jamblique, 14.
Hirzel (R .), 24. Jamyn (Amadis), 194.
Hofmann (D aniel), 206. Janet (P .), 291, 292, 293, 294.
Homère, 40, 296. Jannone (A .), 65, 310.
Homeyer (H .), 267. Janssen (J .), 206.
Honorius 1er, 272. Javelli (Chrysostome), 162, 186.
Horn (K onrad), 225, 228. Jean, cf. aussi Giovanni.
Howald (E .), 31. Jean (saint), 112.
Huber (U lrich), 221. Jean Baconthorp, 134, 135.
Huby (P .M .), 12. Jean Bemier de Fayt, 137.
Hugolin d’Orviéto, 166. Jean Buridan, 136, 140, 143, 159, 162,
Hulâgû, 111. 184, 190, 225.
Hunain ben Ishâk, 108. Jean Cabrol (ou Cabrolier, dit Capreo-
Hyperius, cf. Gerhard. lu s), 162.
Jean V I Cantacuzène, 106, 107.
Jean Chrysostome (saint), 102, 112.
Ibn Abî Usaibia, cf. Usaibia. Jean Damascène (saint), 264, 265, 266.
Ibn al Khammâr, 108. Jean Duns Scot, 1 3 3 ,134, 142, 153, 168,
Ibn al Kifti, 10, 108. 190, 201, 217, 218, 225.
Ibn al Nadim, 9, 101, 108. Jean de Hasselt, 146.
Ibn Bâjjah, 109. Jean Italos, 104.
Ibn Rushd, cf. Averroès. Jean ICrosbein, 137.
Ibn Sîna, cf. Avicenne. Jean Letoumeur (dit Versoris), 140-
Ibn Tufayl, 109. 141, 142, 145.
Immisch (O .), 103. Jean Pecham, 117.
Irénée (saint), 270, 271. Jean Quarret, 141.
Irénée de Saint-Jacques (Jacques de Jean Rhosus, 304.
Goasmoal, en religion), 216-217. Jean de la Rochelle, 115.
Isaac (J .), 131. Jean de Trévise, 115.
Isbrandi, 221. Jérôme (saint), 271.
Isendoorn, cf. Van Isendoorn. Joachim (H .H .), 238.
Iserloch (E .) , 186. Joannou (P .), 104.
Ishâk ben Hunain, 108. John Wilton, 138.
Isidore de Péluse, 102. Joneau (Jacques), 220.
Isocrate, 11, 12, 13, 1 5 ,2 5 , 38. Josef ben Schemtob, 112.
Itter (Mark A nton), 227. Joüon (P .) , 263.
Jugie (M .), 107.
Jülicher (A .), 270.
Jackson (H .), 44, 150, 304, 309, 310, Julien, cardinal de Saint-Ange, 146.
313, 314. Julien-Eymard d’Angers, 218.
Jacoby (F .), 6, 7. Junceda (J. A. G .), 278.
Jacques de Douai, 132; Justinien, 10.
Jacques de Pistoie, 134.
T A BLE DES NOMS D E PERSONNES 347
Kant (I .), 233, 289, 290-291, 292, 293, Laurenti (R .), 38.
298. Lay marie, 160.
Kantorowicz (H .), 112. Lebreton (J .), 265.
Kapp (E .), 79. Lee (H .D .P .) , 35.
Kearney ( f .K .) , 82. Lefèvre (C h .), 10, 20, 21.
Keckermanri (Bartholomäus), 203, 211, Lefèvre d’Étaples (Jacques), 143, 144,
224, 225, 227. 147, 149, 150, 154-158, 159, 162, 163,
Kehr (Johannes), 229. 165, 180, 190, 209, 305.
Kelp (Johannes), 208, 210. Lehu (L .), 295.
Kihvardby, cf. Robert Kilwardby. Leibniz, 233.
Kipsch (M artin), 209. Leni di Spadafora (F r.), 18.
Klenck (Jan ), cf. s. n. Scerphof. Léon de Chalcédoine, 104.
Knöll (P .), 270. Léonard (E .G .), 187.
Knops ( J .P .H .) , 138. Léonard ( J .) , 46.
Kojalowicz (Wijuk A lbert), 224. Le Plessis (Philippe), 179, 235.
Konrad Koler de Susato, 139. Leroy ( F .J .) , 102.
Kortholt (Christian), 209, 210. Le Senne (R .), 2.
Kortholt (Sébastien), 210. Leszcynski, 201.
Kossel (C .), 284. Leszno (Raphaël, comte d e), 201.
Krämer ( H .J .) , 2 2 . Leu (Thomas d e), 194.
Kranz (W .), 263. L ’Hospital (Michel de), 169.
Kraus (P .), 108. Librizzi (C .), 85.
Kreuttner (K .), 99. Licet! (Fortunio), 205.
Kristeller ( P .O .), 134, 148, 151, 152, Lienhard (M. K.) , 45.
161. Lipen (M .), 180, 223.
Krosbein, cf. Henri Krosbein, Jean Lippius (Daniel), 228.
Krosbeiri. Lobei (E .), 301.
Kübel (W .), 123. Locke, 234.
Kuttner (S .), 115. Lockwood (D. P .), 150.
Lohr (Ch. H .), 139, 140, 151.
Long (H. S .), 8, 12, 44, 83.
Laborator (Andréas), 223. Longin (Pseudo), 89.
La Bruyère, 91, 92. L ’Ostal (Pierre d e), 282.
Lacombe (G .), 114, 126. Lottin (O .), 113, 117, 118, 129, 131,
Lamber (Samuel), 222. 132, 264, 276, 277.
Lactance, 258. Louis X I, 144, 152.
Lambin (Denis), 160, 177, 178, 183, Louis X III, 212.
186, 198, 199, 224, 231, 25 J, 256. Louis (P .), 35, 55, 306.
Landi (G iulio), 180. Lucrèce, 255-256.
Langerbeck (H .), 24, 52. Lugarini (L .), 55.
Lang (A .), 137. Luther (M artin), 165-166, 201, 202,
Langlois (Ch. V .), 135. 209, 298.
La Place (Pierre d e), 169. Lycon, 6.
La Ramée (Pierre d e), 169, 171, 172, Lyons (M .C .), 108.
2 0 6 ,2 2 4 .
Larivey (Pierre d e), 180.
Las Casas (Bartolomé d e), 184. Macdowell (W illiam), 222.
Laurent Pignon, 136. M cN air (P h .), 197.
348 TA BLE DES NOMS D E PERSONNES
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à ajouter: