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© 1970 by C entre De W ulf-M ansion

Tous droits de reproduction, de trad uction , ou d ’ad aptation, y com pris les m icro­
films, réservés p our tous pays.
ARISTOTE
TRADUCTIONS ET ÉTUDES

CO LLECTIO N PU BLIEE PAR L ’IN STITU T SUPÉRIEU R DE PH ILO SO PH IE


D E L ’U N IV ERSITE D E LOUVAIN

L’ É T H I Q U E
A
N I C O MA Q U E
INTRODUCTION, TRADUCTION ET COMMENTAIRE

» PAR

R en é A n to in e GAUTHIER
ET

Jean Y v e s JOLIF

DEUXIÈME ÉDITION
AVEC UNE INTRODUCTION NOUVELLE

TOME I
PR EM IÈRE PA RTIE

INTRODUCTION
PAR

R en é A n to in e GAUTHIER

PUBLICATIONS U N IV ER SITAIRES BËATRICE-NAUW ELAERTS


2, PLACE MGR LADEUZE 4 , RUE DE FLEURUS
LO UV A IN PARIS (V Ie)
CENTRE DE WULF-MANSION
ARISTOTE

Traductions et Etudes
Collection publiée par l’Institut Supérieur de Philosophie
de l’Université de Louvain

Le «Centre De Wulf-Mansion. Recherches de philosophie ancienne et médié­


vale — De Wulf-Mansion-Centrum. Navorsing over antieke en middeleeuwse
filosofie» est établi à l'Institut Supérieur de Philosophie de l’Université de
Louvain. Le Conseil de direction est formé par les titulaires des chaires de
philosophie ancienne et médiévale de l’Institut: MM. F . Van Steenberghen,
G. Verbeke, H . L . Van Breda, M“ 1“ S. Mansion, S. Van Riet, M. C. Wenin.
Directeur administratif: M“ 1" S. Mansion, 2, Kardinaal Mercierplein, Louvain.
A MA NIÈCE
DOMINIQUE GAUTHIER
I
AVANT-PROPOS

Il y a quelque trente ans, la pensée ne serait sans doute venue à per­


sonne qu’une introduction historique soit nécessaire à l’intelligence de
VÉthique à Nicomaque: on admettait alors couramment que YÊthique
à Nicomaque était le seul traité de morale authentique dû à la plume
d’Aristote, et ce traité s’insérait à la place que lui assignait la logique
dans le Corpus aristotélicien, où l’on voyait l’exposé systématique de
la pensée d’Aristote, pensée fixée une fois pour toutes dans sa forme
immuable, et soustraite, autant qu’il est possible à une pensée humaine,
aux contingences de l’histoire.
Il en va tout autrement depuis que deux livres «révolutionnaires»
sont venus miner la conception «statique» que l’on se faisait tradition­
nellement de la pensée d’Aristote. Paru en 1923, YAristoteles de Werner
Jaeger a rendu à l’histoire l’œuvre didactique et la pensée eËe-même
d’Aristote en montrant que cette œuvre, bien loin d’avoir été écrite
d’un seul jet, s’était constituée par couches successives au cours d’un
enseignement poursuivi pendant vingt-cinq ans, et que la pensée qu’elle
exprime n’avait jamais cessé d’évoluer. Ces vues permettaient à
W. Jaeger de restituer à Aristote YÊthique à Euclème, dans laquelle il
voyait le plus ancien des cours de morale professés par Aristote, tan­
dis que YÊthique à Nicomaque en était le dernier. Toutefois, comme
le faisait justement remarquer Mgr Mansion, si cette conclusion était
d’importance pour quiconque s’intéressait à l’histoire de la formation
de la pensée morale d’Aristote, elle n’affectait guère l’exposé de son
«système» moral qui pouvait rester inchangé, puisqu’on l’avait toujours
fait à peu près exclusivement d’après YÊthique à Nicomaque, dans
laquelle on pouvait continuer à voir l’expression définitive de la pen­
sée du philosophe 0 ). Plus décisif, en ce qui concerne YÊthique, a
été le livre de M. François Nuyens, YÊvolution de la psychologie
d’Aristote, dont l’édition néerlandaise parut en 1939 et la traduction
française en 1948. Cette fois, c’est l’exposé même du «système» moral
d’Aristote et l’interprétation traditionneËe de YÊthique à Nicomaque
qui se trouvaient largement remis en question: M. Nuyens voyait en
effet dans YÊthique à Nicomaque un cours professé par Aristote
avant son application à l’homme de la théorie hylémorphique, appli-

V) A. M ansion, La genèse de l’œ uvre d ’Aristote, dans R evue Néoscol., 29


(1 927), p. 465.
2 AVANT-PROPOS

cation faite pour la première fois dans son cours Sur l’âme. Or, s’il est
une thèse centrale dans l’exposé traditionnel du «système» moral
d’Aristote, c’est assurément celle qui fait de ce système une morale hy-
lémorphiste (2), et c’est démanteler tout le système que d’en retirer une
pièce aussi importante. On comprend qu’il n’est plus dès lors possible
d’aborder l’explication de l’Éthique à Nicomaque sans avoir fait le
point des recherches qui se sont efforcées de la situer à sa place dans
le cours de la vie d’Aristote et dans le développement de son œuvre
et de sa pensée (3) , sans avoir étudié la manière dont elle a été com­
posée, puis éditée, ni enfin sans avoir rappelé comment s’est formée
l’exégèse traditionnelle et ce qu’elle a ajouté à la pensée originelle
d’Aristote.
Sans doute, la vague d’adhésion soulevée par l’exégèse historique de
Jaeger et de Nuyens a-t-elle tendance depuis quelques années à retom­
ber, tandis que la vague montante porte aux nues une nouvelle exégèse
scolastique, qui a en commun avec l’ancienne son abus de la logique,
même s’il s’agit d’une autre logique, et sa fureur de systématisation
abstraite, même si les schèmes en sont empruntés non plus à saint

(2) On en trouvera un excellent exemple dans R. L e Senn e, Traité de mo­


rale générale, Paris, 1947, p. 138-162, notamment p. 140-142.
(3) Parmi les nombreuses vues d’ensemble du développement de la pensée
d’Aristote suscitées par les travaux de Jaeger et de Nuyens, il faut au moins
citer: Sir David Ross, T h e Developm ent of Aristotle’s Thought (Dawes Hicks
Lecture on Philosophy. British Academy 1957), dans Proceedings of the British
Academy, vol. X L III , Londres, 1957, p. 63-78 (repris dans Aristotle and Plato
in the Mid-Fourth Century, Göteborg, 1960, p. 1-17) ; P. M ohau x, L ’évolution
d ’Aristote, dans Aristote et saint Thomas d ’Aquin. fou rn ées d ’études inter­
nationales, Louvain-Paris, 1957, p. 9-41; A.-H. C h h o d st, T h e First Thirty
Years of M odern Aristotelian Scholarship, dans Classica et Mediaevalia, 24
(1963), p. 27-57, à compléter par Id., Som e Comments on Aristotle’s Major
Works on Ethics, dans Laval théol. et philos., 21 (1 965), p. 63-79, dont je
fais mienne la conclusion: « It might even be contended that, with some mo­
difications and ‘adjustments’ based on additional research, Jaeger’s fundamen­
tal theories and methods will remain the dominant theses and controlling
methods of all future Aristotelian scholarship». — D ’une tout autre veine est
le livre de I. D ü rin g , Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines D en­
ken (Bibi, der klassischen Altertumswissenschaften. Neue Folge. 1. Reihe),
Heidelberg, 1966; impressionnant par ses dimensions (670 p.) et par les quel­
que vingt-cinq ans de travaux qu’il synthétise, le livre de M . Düring n’a
pourtant pas la taille des livres de Jaeger et de Nuyens: il lui manque la
pénétration philosophique; excellent dans le détail philologique, à son aise
dans les écrits chimiques ou biologiques auxquels il a consacré ses premières
recherches, M . Düring perd pied dès qu’il aborde la morale ou la métaphysi­
que (cf. plus loin, notamment p. 16-20).
AVANT-PROPOS 3

Thomas, mais à Hegel et à Heidegger. On veut espérer que cette éclip­


se de l’esprit critique et du sens historique (qui est le bon sens) sera
de courte* durée. En tout cas, et même s’il nous arrive d’abandonner
ses conclusions sur des points de détail, nous demeurons pour notre
part résolument fidèle aux principes, à la méthode, à l’esprit de Jae-
ger (mort le 19 octobre 1961): cet initiateur génial, qui a réalisé la
rare alliance d’une formation philologique hors de pair et d’une péné­
tration philosophique bien peu souvent en défaut, mérite de rester
longtemps encore le maître des études aristotéliciennes modernes (4).

(4) J'ai lu pour la première fois YÊthique à Nicomaque en 1931 sous la direc­
tion de M. Roland Dalbiez, et il y a maintenant plus de trente ans que je me
suis consacré à l’étude de ce livre; j’espère donc qu’on me pardonnera de
n’avoir pas, durant les dix ans qui se sont écoulés depuis que parut en 1958-59
la première édition de cet ouvrage, modifié mon interprétation d’ensemble
de la morale d’Aristote. J ’ai pourtant accueilli avec admiration et avec joie
l’extraordinaire floraison des études aristotéliciennes qui a marqué cette décade.
Mais j’ai pensé que la meilleure manière de lui rendre hommage, la plus pra­
tique pour le lecteur (et la plus juste pour ceux qui possèdent déjà notre pre­
mière édition), serait de faire le point des recherches de ces dernières années
en une introduction entièrement refaite (qui constitue la première partie du
t. I de cette deuxième édition) ; la deuxième partie du t. I (traduction) et le
t. II (commentaire) pourront ainsi ne comporter qu’un minimum de correc­
tions: il suffira la plupart du temps de renvoyer à la nouvelle introduction
(à laquelle le possesseur de la première édition pourra aussi facilement se re­
porter) .
Cette nouvelle introduction a été rédigée en 1966; cependant les retards de
l’impression m ’ont permis de la mettre au point, dans une certaine mesure, jus­
qu’au début de 1968.

Le 30 mars 1968 René A. Gauthier


í
CHAPITRE I

L ’ÉTHIQUE A NICOMAQUE DANS LA VIE D’ARISTOTE


ET LE DÉVELOPPEMENT DE SA PENSÉE

LES SOURCES D E LA BIO G R A PH IE D’ARISTO TE


! • i
Parce qu’elle ne sépare pas l’œuvre de la vie, l’exégèse historique
a, depuis quelques années, amène les historiens à scruter avec une at­
tention renouvelée les sources qui nous permettent de connaître la bio­
graphie d’Aristote. Dans une œuvre monumentale et qui fait date:
Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, M. I. Düring a ras-j-
semblé en 1957 le résultat de ces recherches: malgré quelques erreurs
de détail et une critique parfois trop subjective, son recueil "est "désôï-
mais la base nécessaire de toute étude de la vie d’Aristote (*).
Au premier rang” des documents qui nous font connaître l’homme
que fut Aristote, il faut placer le testament qu’il rédigea peu avant sa
mort en 322 à Chalcis: recueilli par Ariston de Céos, il nous a été
conservé par Diogène Laërce, et nul ne met en doute son authenticité.
Viennent ensuite les hymnes d’Aristote en l’honneur de Platon et d’Her-
mias, dont l’authenticité est aujourd’hui généralement reconnue. Enfin,
des lettres, dont l’authenticité (est plus sujette à caution,* mais dont
- -pourtant certains fragments paraissent authentiques à la plupart des
critiques modernes, notamment les fragments de la correspondance
avec Antipater (*). ^ ^

(') I. D üring , Aristotle in the A ncient Biographical Tradition (Acta Univer-


sitatis Gothoburgensis Vol. L X III-1957, 2 ) , Göteborg, 1957. — L ’articulet de
Raül V a l l e j o s , Elem entos para una Biografia de Aristoteles, dans Universidad
de San Carlos de Guatemala, 1958, p. 161-177, ignore Düring, et peut être igno­
ré; par contre,^rétu^e d’ensemble de la biographie d’Aristote entreprise par
A. H . Chroust exploite"solidement les résultats acquis par Düring et en corrige
souvent heureusement les conclusions; elle se trouve malheureusement pour
l’instant (en attendant d’être regroupée en un recueil vivement attendu) répartie
en de nombreuses publications dont plusieurs sont difficüement accessibles
au public français; je les indiqui-Tai au fur et à mesure’ dans la mesure où j’ai
pu en avoir connaissance (je tiens ici à remercier M. A.-H. Chroust, qui a eu
l’extrême amabilité de m ’envoyer des tirés-à-part de plusieurs de ses articles, que
je n’aurais pu atteindre autrement).
(2) On lira le Testament dans D ü rin g , Aristotle:.., p. 35-37; l’hymne à Her-
mias, ibid., p. 3 1 ; l’hymne à Platon, ibid., p. 3 1 6 . Le Testament a été édité avec
6 L ’EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A RISTO TE
AaAUV'v ÎUV-
(1
Les historiens grecs de la fin du IV0 siècle, Théopompe de Chio,
dans son Histoire de Philippe, et Callisthène, le neveu d’Aristote, dans .
son Éloge d’Hermias, nous fournissent des renseignements’ précieux, ^
-'encore que contradictoires, sur le séjour d’Aristote à Assos. Dans la
première moitié du IIIe siècle, l’historien Philochore (vers 340-262
avant J.C.) lui est favorable, tandis que l’historien Timée (vers 357/40-
261/44 avant J.C.), originaire de Tauromenium (Taormina) en Si­
cile mais qui vécut longtemps à Athènes, ne l’aime point et trace de
lui un portrait peu flatteur (3)-*^
Décisifs pour notre connaissance de la vie d’Aristote furent les tra­
vaux historiques de son quatrième successeur à la tête du Lycée, Aris­
ton de Céos, qui succéda à Lycon comme scolarque en 226/4 avant
J.C.: fidèle à la tradition biographique en honneur dans le Lycée, il
constitua un recueil de documents qui devait servir de base aux biogra­
phies postérieures: des notices biographiques d’Aristote et de ses suc­
cesseurs, les testaments d’Aristote, de Théophraste, de Straton et de
Lycon, et le catalogue de leurs œuvres (4) .

les lettres par M . P le z ia , Aristotelis Epistularum fragmenta cum Testamento


(Academia Scientiarum Polona... Auctorum Graecorum et Latinorum opuscula
selecta, fasc. I I I ) , Varsovie, 1961. On trouvera une traduction française du
Testament et des hymnes dans /. B id ez, Un singulier N aufrage Littéraire dans
l’Antiquité. A la recherche des Épaves de l'Aristote perdu, Bruxelles, 1943,
p. 57-64. L ’authenticité de la correspondance avec Antipater dans son ensemble
est admise par Ja e g e r , Aristoteles, p. 341-342; P. M o ra u x , L es listes anciennes
des ouvrages d ’Aristote, Louvain, 1951, p. 136; le fragment dans lequel Aris-
tote raconte les circonstances de son mariage avec Pythias a été suspecté par
C. M . M u lv a n y , Notes on the L egend of Aristotle, dans T h e Classical Quarterly,
20 (1926), p. 156, et rejeté par O. G igon, lnterpretationen..., dans M uséum Hel-
veticum, 15 (1 9 58), p. 174, qui n’y voit qu’«apologétique sentimentale»; mais il
est accepté par D ü rin g , A ristotle..., p . 267-268 et 392-393, et M . P le z ia , Aristo­
telis Epistularum ..., p. 116-117. Je n’ai pas encore pu prendre connaissance de
l’étude de A. H. C h ro u s t, Aristotle’s Last Will and Testament, à paraître dans
les W iener Studien. *V-v " '
(3) Les fragments des historiens grecs sont repris dans Düring, mais il reste
indispensable de se reporter à F . Jacob y , D ie Fragm ente der griechischen Histo-
riker, II B, 1 .1, Berlin, 1927, 115 F 291, p . 598-599 (Théopom pe); 1 2 4 F 2, p. 640
(Callisthène); III B, Leyde, 1950, 328 F 223, p. 158-159 (Philochore); 5 6 6 F 11,
12, 152, 156, 157 (Tim ée).
(4) Cf. Fr. W e h r l i , D ie Schule des Aristoteles. T ext und Kommentar. H ejt
V I : Lykon und Ariston von Keos, Bâle, 1952, fr. 28-32 (la seule date connue
de la vie d’Ariston est celle de son entrée en charge comme scolarque à la mort
de Lycon en 2 2 6 /4 ; il n’est peut-être pas inutile de signaler que dans W . D. Ross,
Aristote, trad. française, Paris, 1930, p. 408, la date de la mort d’Ariston: «vers
120» ne peut être qu’une faute d’impression pour: «vers 210», date qui n’est
LES «VIES D ’A RISTO TE» 7

Peu après, vers 200 avant J.C., le grammairien alexandrin Hermippe


écrivit un recueil de Vies qui comprenait une Vie d’Aristote: appuyée-- Ooa
sur la documentation réunie par Ariston, cette vie était très favorable
à Aristote, dont elle était un véritable panégyrique (5) .
Une chronologie précise de la vie d’Aristote fut établie vers 140
avant J.C. par l’historien Apollodore d’Athènes dans ses Chroniques (6) .
Enfin, entre 40 et 20 avant J.C., Andronicus de Rhodes, en même
temps qu’il éditait le Corpus aristotelicum, se préoccupa de fixer les
grandes lignes de la vie d’Aristote et d’établir une nouvelle liste de
ses écrits (7).
Avec Andronicus se termine l’ère des travaux originaux sur la vie
d’Aristote, travaux qui tous sont aujourd’hui perdus. Mais vers la mê­
me époque commencent à paraître des travaux de seconde main qui
eux subsistent et qui nous ont conservé l’écho des précédents. Didyme
Chalcentère, grammairien du Ier siècle avant J.C., mérite une mention
spéciale: son commentaire sur les Philippiques de Démosthène, retrou­
vé sur papyrus en 1901, cite des fragments de Théopompe, de Callis-
thène et d’Hermippe qui ont éclairé d’un jour nouveau l’histoire d’Her-

elle-même qu’une conjecture); P . M o ra u x , Les listes anciennes des ouvrages


d ’Aristote, Louvain, 1951, p. 243-245. Voyez aussi la note suivante.
(s) le n’ai pu atteindre l’étude de M. P le z ia , D e H erm ippi vita Aristotelis,
dans Charisteria Th. Sinko Quinquaginta abhinc annos amplissimis in philosoph.
honor. ornato ab amicis collegis discipulis oblata, Varsovie, 1951, p. 271-287. —
Les rapports d’Ariston et d’Hermippe restent controversés. P . Moraux (cf. note
préc.) attribué à Ariston le catalogue des œuvres d’Aristote reproduit par Dio-
gène Laërce; I. D ü rin g , Ariston or H ennippus. A Note on the Catalogue of
Aristotle’s W ritings, Diog. L. V 22, dans Classica et Mediaevalia, 17 (1956),
p. 11-21, maintient l’attribution de ce catalogue à Hermippe, mais admet qu’Her-
mippe tenait d’Ariston le testament d’Aristote, ce qui, comme le fait justement
remarquer Mgr Mansion, dans R evue philos, de Louvain, 56 (1958), p. 626,
réduit à peu de chose la divergence des vues de MM. Moraux et Düring. Au
contraire, O. G igon, Interpretationen..., dans M uséum Helveticum, 15 (1958),
p. 149, n. 3, et M. P le z ia , Supplementary Remarks on Aristotle in the Ancient
Biographical Tradition, dans Eos, 51 (1 961), p. 246, veulent rejeter jusqu’à l’em­
prunt du Testament, insuffisamment attesté à leur avis par Diogène Laërce:
c ’est sans doute aller trop loin.
(6) Cf. F. Jacob y , D ie Fragmente der griechischen Historiker, I I B , t. III,
Berlin, 1929, 244 F 38, p. 1030-1031, avec les notes BD, Berlin, 1930, p. 733;
et aussi D ü rin g , A ristotle..., p. 251-256.
(7) Cf. M. P le z ia , D e Andronici Rhodii studiis Aristotelicis (Polska Akade-
mia Umiejetnosci. Archiwum Filologiczne N r 2 0 ), Cracovie, 1946, p. 18-35;
M. P le z ia , Supplementary R em arks..., dans Eos, 51 (1961), p. 247-249, qui
maintient, contre Düring, qu’Andronicus a bien écrit une V ie d’Aristote qui est
la source de Ptolémée; pour la date, cf. infra, p. 89, note 60.
s L'ÉV O LU TIO N D E L A PEN SÉE D 'A RISTO TE

mias et le séjour d’Aristote à Assos (8). Denys d’Halicarnasse, dans


sa première Lettre à Arrimée (Ier siècle avant J.C.), pour montrer
qu’Aristote n’a pu être le maître de Démosthène, nous donne une chro­
nologie de sa vie qui semble être un écho plus ou moins fidèle de la
chronologie d’Apollodore (°). C’est au contraire d’Andronicus que dé­
pendent, à la fin du Ier siècle avant J.C., Strabon dans sa Géographie,
X III i 54 et 57, et, au début du IF siècle après J.C., Plutarque dans
sa Vie de Sylla (10) .
Vers 200 après J.C., le péripatéticien Aristoclès, au livre VII de son
traité De la philosophie, défend Aristote contre les calomnies de ses
adversaires: son traité est perdu, mais un important fragment nous en
a été conservé par Eusèbe de Césarée, qui, au IVe siècle, le cite dans
sa Préparation à l’Évangile (XV, 2; PG 21, 1297-1301) H .
Au début du IIIe siècle après J.C., Diogène Laërce, dans ses Vies
des Philosophes, traite de la vie d’Aristote au livre V (§ 1-11 ; suivent
un ëxposé des bons mots d’Aristote, § 12-21, un catalogue de ses
œuvres, § 22-27, et un exposé de sa doctrine, § 28-34). Ses sources
principales sont Ariston, Hermippe et Apollodore, mais il connaît de
nombreux autres auteurs (12) .
Suivant l’opinion qui semble aujourd’hui prévaloir, ce n’est qu’au
IVe siècle qu’un certain Ptolémée, néoplatonicien d’Alexandrie appar­
tenant à l’école de Jamblique ou au moins influencé par cette école,
écrivit une Vie d’Aristote qui dépend de celle d’Andronicus (13) . Le

(8) Le texte de Didyme a été édité en 1904 par H. Diels et W . Schubart;


on trouvera les passages qui intéressent la vie d’Aristote dans D ü rin g , Aristot­
le ..., p. 272-277.
(°) Cf. A.-H. C hroust , T h e Vita Aristotelis of Dionysius of Halicarnassus (I
Epistola ad Am m aeum 5 ) , dans Acta Antiqua H ung., t. X I I I (1965), p. 369-
377.
(10) On trouvera ces textes dans D ü rin g , A ristotle..., notamment p . 382-383.
( u ) D ans D ü rin g , A ristotle..., p . 373-376.
(12) On lira le texte de Diogène Laërce dans D ü rin g , A ristotle..., p. 29-56,
plutôt que dans D io g en is L a e r t i i , Vitae Philosophorum, recogn... H .S . L on g
(Scriptorum Classicorum Bibl. Oxoniensis), Oxford, 1964, 1.1, p. 197-214: ce
dernier, quoique postérieur, semble moins au courant de l'état des problèmes.
Les § 1-11, c ’est-à-dire la V ie d ’Aristote proprement dite, ont été étudiés par
P. M o ra u x , La composition de la «V ie d ’Aristote» chez D iogène Laërce, dans
R evue des études grecques, 68 (1 955), p. 124-163, et par O. G igon , Interpretatio-
nen zu den antiken Aristoteles-Viten, dans M uséum Helveticum, 15 (1958),
p. 147-193; A.-H. C h ro u s t, A Brief Analysis of the Vita Aristotelis of_Diogenes
Laertius (D L V 1-16), dans l’Antiquité Classique, 34 (1 9 6 5 ), p. 97-129.
(13) L ’identification de ce Ptolémée avec Ptolémée Chennos (vers 100 après
J.C .), longtemps admise, est repoussée à la fois par P. M o ra u x , L es listes ancien­
n e s ..., Louvain, 1951, p . 292-294, et par D ü rin g , A ristotle..., p . 209-210, dont
LIEUX DE LA VIE D’ARISTOTE

’S
LES «VIES D ’A RISTO TE» 9

texte grec original de cette Vie est perdu, mais elle a eu une nombreuse
descendance: un résumé grec en fut fait, semble-t-il, avant la fin du
Ve siècle (14) , et c’est de ce résumé que dérivent toutes les Vies d’Aris-
tote qui sont parvenues jusqu’à nous, tant grecques et latine que syria­
ques et arabes.
Il est vain de chercher un «auteur» défini aux trois Vies grecques:
l’original perdu de la vie latine, la Vita vulgata, conservée en plus de
trente manuscrits, et la Vita marciana, ainsi nommée parce qu’elle n’est
conservée qu’en un seul manuscrit de la Bibliothèque de Saint-Marc à
Venise (15) . Ce sont en effet des œuvres collectives: à partir d’Ammo-
nius, à la fin du Ve siècle, et jusqu’à la fin du V F siècle, les maîtres
néoplatoniciens prirent l’habitude d’inaugurer leurs cours sur Aristote
par un commentaire du résumé de la Vie d’Aristote de Ptolémée, en
y ajoutant chacun des additions de leur cru; les Vies sont donc le fruit
de l’enseignement de plusieurs générations de maîtres, dont chacune
a fixé un moment: l’original grec de la vie latine est peut-être la forme
la plus ancienne, la Vita vulgata était en usage dans l’école d’Ëlias,.et
la Vita marciana sort de la même école qui a produit l’original grec de
la vie latine, mais à une date plus tardive (16) . La vie latine, Liber de
vita et genere Aristotilis, a été traduite du grec par un inconnu dans
la première moitié du X IIF siècle (17) .
Les vies arabes, au nombre de quatre, semblent toutes dériver
d’une traduction syriaque du résumé grec de la Vie de Ptolémée, tra­
duction aujourd’hui perdue, à part deux brefs extraits (Vita syriaca 1
et Vita syriaca II). Ce sont la Vie d’Aristote insérée par Ibn al-Nadim

nous reproduisons la conclusion sur la personnalité de Ptolémée; poür la dé­


pendance d’Andronicus, cf. supra, note 7.
(14) Cf. D ü rin g , Aristotle..., p. 117.
(ls) La Vita vulgata est éditée par D ü rin g , Aristotle..., p. 120-139; Düring
compte 31 manuscrits, mais ce nombre doit être porté à 35 ou 36, cf. P. T h il-
l e t , Les manuscrits grecs d ’Aristote et de ses commentateurs, dans Bulletin
de l’Association Guillaume Budê, Quatrième série, n. 3, octobre 1963, p. 352.
La Vita marciana est éditée par D ü rin g , Aristotle..., p. 94-119, et avec plus
d’acribie par O. G igon, Vita Aristotelis marciana (Kleine Texte für Vorlesungen
und Übungen, 181), Berlin, 1962, qui en donne également un important com­
mentaire. Sur la Vita Lascaris, extrait sans importance de la Vita marciana, on
lira D ü rin g , A ristotle..., p. 140-141.
(la) Telles sont les conclusions de D ü rin g , Aristotle..., p. 116-119, 139 et
162-163:
(17) Les indications quelque peu contradictoires de Düring sont à corri­
ger d’après les remarques de Mgr Mansion dans R evue philos, de Louvain, 56
(1958), p. 628-629 (on notera qu’une citation littérale de la vie latine se trouve
dans saint Thomas, Sententia Libri Ethicorum, I c. 6 lignes 69-75), mais l’édi­
tion de D ü rin g , A ristotle..., p. 142-163, remplace les éditions précédentes.
10 L ’EV O LU TIO N D E LA PENSEE D ’A RISTO TE

dans son Kitâb al-Fihrist au X B siècle (Vita arabica I), celle d’Abû’l
Wafa al Mubashshir, dans son Livre de la sagesse et des dits admira­
bles, écrit vers le milieu du X Io siècle (Vita arabica I I ) , celle d’al Kifti
(1172-1248) dans sa Chronique des savants (Vita arabica III) et celle
d’Ibn Abî Usaibia (mort en 1270) dans sa Chronique des médecins
(Vita arabica TV) (18) .
On admet habituellement que la Vita menagiana, ainsi appelée parce
qu’elle fut éditée pour la première fois par Gilles Ménage, et la notice
de Suidas (Xo siècle), dérivent de la Vie d’Aristote insérée dans sa
Nomenclature par l’historien Hésychius de Milet, qui vécut au VF siè­
cle (10) .

PHASE IN IT IA L E : L ’IDEALISM E
E T LA TRANSCENDANCE D E L ’AM E D

Né en 384 à Stagire (aujourd’hui Stavro), colonie grecque située


sur la côte nord-ouest de la péninsule de Chalcidique, Aristote était le
fils de Nicomaque, médecin du roi Amyntas III de Macédoine: ses
origines familiales n’expliquent sans doute pas son goût pour les scien­
ces naturelles, car Aristote était encore tout enfant lorsqu’il perdit son
père et sa mère, mais elles expliquent peut-être, au moins en partie, les
attaches qui lièrent toute sa vie Aristote à la cour de Macédoine et le
retentissement qu’eurent sur le cours de son existence les fluctuations
de la fortune macédonienne. Orphelin, Aristote fut élevé par un tu-
(18) Cf. D u rin g , Aristotle..., p. 183-246; A.-H. C h r o u s t, A Brief Summary
of the Syriac and Arabic Vitae Aristotelis, dans Acta Orientalia, 29, 1-2 (1965),
p. 23-47.
(10) Cf. D u rin g , Aristotle..., p . 80-93. Les historiens ne sont guère d’accord
sur l’époque à laquelle vécut Hésychius: A. A. V a s ilie v , Histoire de l’Em pire
Byzantin, Paris, 1932, 1.1, p. 240, le fait vivre sous Justinien. (525-565) ; E . S te in ,
Histoire du Bas-Empire, t. II, Paris-Bruxelles-Amsterdam, 1949, p. 405, n. 1, ne
semble pas disposé à prolonger sa vie bien au delà de 530. — A.-H. C h ro u s t,
A Brief A ccount of the Traditional Vitae Aristotelis, dans la R evue des études.
grecques, 77 (1 964), p. 50-69, fait le point des résultats acquis et s’attache par­
ticulièrement à dégager le contenu de la V ie perdue de Ptolémée.
(20) Sur l’ensemble de cette période, on lira: Aristotle and Plato in the Mid-
Fourth Century (Papers of the Symposium Aristotelicum held at Oxford in
August, 1957), ed. by I. Düring and G. E . L. Owen, Göteborg, ■1960; Ch. Le-
FÈVRE, D u platonisme à l’aristotêlisme. A l’occasion d ’une publication récente,
dans R evue philos, de Louvain, 59 (1961), p. 197-248 (compte rendu-du pré­
cédent) ; E . B e r t i , La filosofia del primo Aristotele (Università di Padova. Pub-
bliçazioni délia Facoltà di lettere e filosofia, vol. X X X V I I I ) , Padoue, 1962;
A.-H. C h r o u s t, T h e Probable Dates of Som e Aristotle's «Lost W orks», dans
Riv. crit. di storia d. filosofia, 22 (1 9 6 7 ), p. 3-23.
LA PHASE ID EA LISTE 11

teur, Proxène, qui était d’Atarnée en Asie Mineure; Aristote dut donc
résider dans cette ville et il est probable que c’est ainsi qu’il connut
Hermias, qui devait devenir tyran d’Atarnée et avoir sur sa carrière
une influence décisive (21) .
Au printemps de 367, âgé de 17 ou 18 ans, Aristote entra à l’Aca­
démie, l’école de Platon à Athènes. Platon était alors absent, — c’est
l’époque de son deuxième voyage en Sicile, — et en son absence l’Aca­
démie était dirigée par Eudoxe, ce qui explique sans doute l’intérêt par­
ticulier que porte Aristote aux doctrines philosophiques de celui-ci (22);
Eudoxe semble pourtant avoir été aussi piètre philosophe qu’il était
excellent mathématicien et astronome. A son retour, Platon remarqua
l’assiduité à l’étude et les dons exceptionnels du nouveau venu; il
l’avait surnommé, dit-on, le «liseur» et «l’intelligence» (w) .
S’il devait passer près de vingt ans au sein de l’Académie, Aristote
cessa très tôt d’être un simple élève. Il put s’y adonner à des recher­
ches personnelles et à une activité littéraire déjà intense. Il n’avait guère
plus de vingt-cinq ans lorsque, vers 358, il publia son premier écrit,
le dialogue De la rhétorique ou Grylos: c’était, non pas un éloge de
Grylos, le fils de Xénophon, tué dans le combat de cavalerie qui pré­
céda la bataille de Mantinée (4 juillet 362), mais au contraire une
critique des éloges de Grylos écrits par Isocrate et ses élèves: Aristote,
en bon élève de Platon, y condamnait «la conception d’un art oratoire
indifférent au bien et au mal, sans fondement philosophique» (24) .

(21) Cf. A. Brinkm ann, Ein Brief Platons, dans Rheinisches M uséum fü r Phi­
lologie, 66 (1911), p . 226-230. — Sur la famille d’Aristote, cf. A.-H. C h ro u s t,
T h e Genealogy of Aristotle, dans Classical Folia, 20 (1966), p. 139-146.
(—) Cf. D üring., Aristotle..., p. 257; A.-H. C h r o u s t, T h e Vita Aristotelis of
Dionysius of Halicarnassus, dans Acta Antiqua Hung., 13 (1965), p. 372-373, et
surtout A.-H. C h ro u s t, Aristotle enters the Academy, dans Classical Folia, 19
(1 965), p. 21-29, qui, après B e r t i , La filosofia..., p. 138-143, examine les contra­
dictions des témoignages: il est possible qu’Aristote ait fait un premier séjour
à Athènes avant 367, et qu’il ait fréquenté quelque temps l’école d’Isocrate avant
de se tourner vers l’Académie. Qu’Eudoxe ait été scolarque au moment où
Aristote entra à l’Académie, c ’est l’explication commune de l’expression de la
Vita marciana: «L-ti Eùôo§ou» (éd. Düring, p. 99, 3) et de la Vita latina: «tem-
pore Eudoxi» (éd. Düring, p. 152, 23) ; cette explication est mise en doute par
O. G igon, Vita Aristotelis marciana, Berlin, 1962, p. 49-51, mais elle est défendue
par Ph. M e r la n , Studies in Epicurus and Aristotle (Klassisch-Philologische Stu-
dien..., Heft 2 2 ), Wiesbaden, 1960, Appendix: The Life of Eudoxus, p . 99, n. 14.
(23) Vita marciana, éd. Düring, p. 98, § 6-7; - Vita latina, éd. Düring, p. 152,
§ 6-7. Düring pense que ces surnoms traduisaient plus d’ironie que d’admiration
(Aristotle..., p. 109; Aristoteles, p. 8 ).
(2!) P . T h i l l e t , N ote sur le «Gryllos», ouvrage de jeunesse d ’Aristote, dans
R evue philosophique, 82 (1 9 5 7 ), p . 3 5 2-354. Cf. P . M o ra u x , L es listes ancien-
12 L ’EV O LU TIO N D E L A PENSEE D ’A RISTO TE

C’est sans doute peu après cette date qu’Aristote fut chargé à l’Aca­
démie du cours de rhétorique, qu’il inaugura par la boutade restée fa­
meuse: «Il serait honteux de se taire et de laisser parler Isocrate». Un
disciple d’Isocrate, Céphisidore d’Athènes, répliqua par un ouvrage en
quatre livres, le Contre Aristote, dans lequel il raillait la collection de
Proverbes, publiée peu auparavant par Aristote, et lui reprochait, après
avoir fait l’éloge de la vie contemplative, de la trahir pour la vie ac­
tive. Aristote se défendit de cette accusation dans un dialogue intitulé
Le Politique (25) . Il est possible que les Topiques et les deux premiers
livres de la Rhétorique, bien que remaniés par la suite, nous conservent
un écho de ces premiers cours d’Aristote (2G) .
Cependant Aristote ne devait pas longtemps s’en tenir à l’enseigne­
ment de la rhétorique. Dès 353, il publie son Eudème ou de l’âme, dia­
logue dédié à la mémoire d’Eudème de Chypre, qui venait d’être tué,
à la fin de 354, devant Syracuse. Aristote y défendait l’immortalité
de l’âme en s’appuyant non seulement sur les Idées de Platon, mais
aussi sur les mythes traditionnels. C’est sans doute à cette époque de la
vie d’Aristote qu’il faut rapporter la curieuse anecdote racontée par

n é s ..., p . 323-24; E . B e r t i , La filosofia..., p. 159-166; A.-H. C h ro u s t, Aristotle’s


First Literary E ffort: T h e Gryllus, A Lost Dialogue on the Nature of Rhetoric,
dans R evue des études grecques, 78 (1 965), p. 576-591. L a date tardive proposée
par Solmsen me paraît s’imposer, quoi qu’en dise Berti, p. 161, n. 195: Aristote
visait avant tout ï’Êloge de Grylos d’Isocrate: or, il est peu probable que le
styliste qu’était Isocrate ait publié son Éloge avant un sérieux délai (il mit dix
ans à écrire son Panégyrique ! ) . Notons que la forme du nom de Grylos est très
incertaine: les mss et les éditeurs hésitent; le dernier en date, H. S. L on g, Dioge-
nis Laertii Vitae Philosophorum, Oxford, 1964, écrit FoviD.oç en II, 48 (où il
s’agit du père de Xénophon) et en II, 52, 54, 55 (où il s’agit de son fils), mais
r e« .o ç en V, 22 (dans le titre de l’ouvrage d’A ristote).
(a ) Cf. P. M o ra u x , L es listes anciennes..., p. 334-338; E . B e r t i , La filosofia...,
p. 4 4 6 4 5 1 ; A.-H. C h ro u s t, Aristotle’s Politicus: A Lost Dialogue, dans Rheini-
sches M uséum fiir Philologie, 108 (1965), p. 346-353. L ’interprétation platoni­
cienne du principal texte conservé de ce dialogue: «De toutes choses, la mesure
la plus exacte, c ’est le Bien», semble s’imposer en dépit des objections adres­
sées par Stark à Jaeger.
(26) Cf. P. M. Huby, T h e Date of Aristotle’s Topics and its Treatm ent o f the
Theory of Ideas, dans T h e Classical Quarterly, N.S. 12 (1962), p. 72-80; A.-H.
G h ro ü st, Aristotle’s Earliest «Course o f Lectures on Rhetoric», dans L ’Anti­
quité Classique, 33 (1 964), p. 58-72; M. Chroust a raison, je pense, de souligner
la fragilité des. «arguments» invoqués par M. Düring pour reporter à cette pé­
riode, 360-355, les livres I et II (jusqu’au ch. 22) de la Rhétorique, telle qu’elle
nous a été conservée: c ’est là «a view which probably will not be widely ac-
cepted» (p. 68-69) ; il est plus probable que dataient de cette période les écrits
perdus d’Aristote sur la rhétorique. Cf. plus loin, notes 110 et 111.
LA PHASE ID EALISTE 13

un de ses élèves, Cléarque de Soles, dans son traité Du sommeil, écrit


vers 290 avant J.C., anecdote qu’illustre une fresque découverte en
1956 dans une nécropole située sous la Via latina: on y voit Aristote
assister à une séance de spiritisme au cours de laquelle l’âme d’un
enfant est retirée de son corps, puis y est ramenée, à l’aide d’une ba­
guette; sur quoi le philosophe se déclare convaincu que l’âme peut
être séparée du corps (27) .
A peu près en même temps que VEudème, au cours de la même
année 353, Aristote publia son Protreptique (28) . Cet ouvrage présente
pour nous un intérêt particulier, car c’est le premier des traités de
morale d’Aristote, et c’est sa «découverte» qui, en nous révélant la

(27) Cf. B e r t i , La filosojia..., p. 4 1 0 4 3 6 . Ajoutez: P. B o y an cé, Aristote sur


une peinture de la Via latina, dans M élanges Eugène Tisseront, vol. IV (Studi e
Testi, 2 3 4 ), Cité du Vatican, 1964, p. 107-124; A.-H. C h ro u s t, Eudem us or on
the Soûl: A Lost Dialogue of Aristotle on the Immortality of the Soul, dans
Mnemosyne, 1966, p. 17-30; Id., T h e Psychology in Aristotle's Lost Dialogue
Eudem us or on the Soul, dans Acta Classica (que je n’ai pu atteindre).
(28) Cf. E. B e rti, La filosofia..., p. 465, 522-523 et 543. En dépit de l’autorité
de I. D üring, Aristotle’s Protrepticus..., p. 33-35, Aristoteles, p. 404, suivi par
Berti, je persiste à croire que P. von d e r M ü h ll, Isokrates und der Protreptikos
des Aristoteles, dans Philologus, 94 (1941) p. 259-265, avait vu juste en soute­
nant qu’Isocrate dans son discours Su r l'échange vise le Protreptique d’Aristote,
notamment aux §§ 84-86: la répétition du mot îtgoTQéjtei.v, «exhorter» ne peut
être accidentelle, et le contenu du Protreptique d’Aristote est parfaitement dé­
crit: c’est une exhortation à la sagesse, à une sagesse qui est en même temps
vertu, mesure et justice; bien sûr, Düring a raison de dire que ce contenu est
tout platonicien, mais c ’est seulement dans le Protreptique que ce contenu pla­
tonicien était présenté sous forme d ’exhortation. Malheureusement, la date du
discours Sur l’échange n’est pas aussi assurée qu’on l ’a dit. Au § 9, Isocrate
dit: « J’ai écrit (ë^oacpov) ce discours, non plus dans la force de l’âge, mais à
82 ans» (trad. G. Mathieu, Isocrate, Discours, t. III, Paris, 1942, p. 105): c ’est
sans doute trop préciser que de dire avec Mathieu (Notice, ibid., p. 96) qu’Iso-
crate a achevé son discours alors qu’il avait 82 ans, ou avec Düring, Aristotle’s
P rotrepticus..., p .33, qu’il l’a alors com m encé: tout ce que l’on peut dire, c ’est
que le § 9 fut écrit alors qu’Isocrate avait 82 ans accomplis, c’est-à-dire entre
le milieu de 354 et le milieu de 353. D ’autre part, Isocrate au § 101 s’indigne
des calomnies que ses adversaires ont répandues contre un mort, Timothée; si
le procès de Timothée n’a eu lieu qu’en 354-353, comme cela semble sûr (cf.
G. M athieu, Notice, ibid., p. 95-96), et qu’on lui laisse le temps de mourir, et à
ses ennemis le temps de le calomnier mort, il faut avouer quele § 101 n’a
guère pu être écrit avant 352. Il est donc possible qu’Isocrate ait commencé à
écrire son discours dès 356 et qu’il y ait travaillé au moins jusqu’en 352, ce
qui lui donnait le temps d’y insérer en cours de rédaction ses attaques contre
le Protreptique d’Aristote, qu’on doit donc situer vers 353.
14 L ’EV O LU TIO N D E LA PENSEE D’A RISTO TE

première forme de cette morale, a permis d’entrevoir les étapes de son


évolution. Certes, on savait depuis longtemps qu’Aristote avait écrit
un Protreptique, c’est-à-dire une Exhortation, mais on croyait ce traité
perdu. En 1869 pour la première fois I. Bywater signala qu’on pouvait
en trouver un écho dans le livre, intitulé lui aussi Protreptique, de
Jamblique, philosophe néoplatonicien de la fin du IIF siècle après
J.C. Mais c’est à Jaeger que revient le mérite d’avoir tiré de cette sug­
gestion tout le parti qu’on pouvait en tirer et d’avoir établi qu’en fait
Jamblique avait largement exploité le Protreptique d’Aristote et en avait
recopié littéralement des passages entiers qui se laissent aisément recon­
naître; d’autres chercheurs ont encore augmenté la moisson de Jaeger,
et nous possédons aujourd’hui une partie notable, — peut-être un
tiers, — du Protreptique d’Aristote. Dès 1934, R. Walzer, dans son
livre Aristotelis dialogorum fragmenta, en donnait (p. 21-65) une édi­
tion inspirée de l’étude de Jaeger; en 1961, I. Düring en a procuré une
nouvelle édition infiniment précieuse parce qu’elle fournit des fragments
d’Aristote un texte plus critique que celui de Walzer et dresse le bilan
de trente ans de recherches, mais qui donne du Protreptique une inter­
prétation toute personnelle et qui ne saurait remplacer complètement
l’édition de Walzer (ss).
Comme son nom l’indique, le Protreptique est une «exhortation»,
genre littéraire alors fort à la mode. Il se présentait sous la! forme d’une
sorte de «lettre ouverte» adressé à un roitelet de Chypre, Thémison;
manœuvre politique, sans doute: l’Académie entendait prendre pied

(“ ) R. W a lz e r, Aristotelis dialogorum fragmenta, in usum seolarum sel., Flo­


rence, 1934; 2 e éd. inchangée, Hildesheim, 1963; I. D üring, Aristotle’s Protrep-
ticus. A n Attempt at Reconstruction (Studia Graeca et Latina Gothoburgensia,
X I I ) , Göteborg, 1961, dont l’interprétation a été résumée par l’auteur lui-même
dans son Aristoteles, p. 4 0 0 4 3 3 . Il faut aussi mentionner l’édition da Sir David
Ross, Aristotelis Fragmenta Selecta (Scriptorum Classicorum Bibl. Oxoniensis),
Oxford, 1955 (les fragments du Protreptique sont aux p. 26-56). Le lecteur an­
glais dispose de trois bonnes traductions du Protreptique: celle qui accompagne
l’édition de Düring, celle de Sir David Ross, T h e W orks of Aristotle transi, into
E nglish..., vol. X I I : Select Fragments, Oxford, 1952, p. 27-56, et enfin celle de
A.-H. C h ro u st, Aristotle: Protrepticus. A Reconstruction, Notre Dame (India­
n a), 1964, qui, tout en faisant son profit de ce qu’il y a de positif dans l’œuvre
de Düring, réagit à bon droit contre ce qu’elle a de négatif en soulignant for­
tement le caractère platonicien du traité. Le lecteur allemand dispose de la tra­
duction de O. Gigon, Aristoteles W erke. Bd I: Einführungsschriften (Die Bibl.
d. alten Welt. Griech. Reihe), Zurich-Stuttgart, 1961. On aura une vue d’en­
semble de l’interprétation du Protreptique dans E . B e r ti, L a filosofia..., p. 453-
543; l’histoire de la reconstruction de l’œuvre a été retracée par A.-H. C h roust,
A Brief A ccount of the Reconstruction of Aristotle’s Protrepticus, dans Classi-
cal Philology, 60 (1965), p. 229-239.
LA PHASE ID EALISTE 15

dans un pays qui avait été jusque là un des fiefs d’Isocrate et pré­
parer l'invasion intellectuelle de l’île (ao) . Mais, par delà ce destina­
taire, Aristote visait le grand public cultivé, qu’il invitait à se conver­
tir à la vie philosophique, et plus précisément encore peut-être la jeu­
nesse studieuse, qu’il invitait à se mettre à l’école de Platon plutôt qu’à
celle d’Isocrate: le Protreptique était un manifeste ou un «program­
me» rédigé par Aristote au notn de l’Académie tout entière. Pour sé- ,
duire ce public, un style soigné importait plus qu’une argumentation
serrée: s’il est certainement excessif de dire qu’on n’y peut découvrir
aucune philosophie précise, il sera pourtant sage de s’abstenir de ces
reconstructions ambitieuses qui, sur un mot, sur une allusion laissée
volontairement dans le vague, comme il convenait à un écrit de vulga­
risation, ont trop souvent bâti de toutes pièces des doctrines plus ache­
vées que celles-là mêmes qu’on lira dans les traités techniques de l’Aris-
tote de la maturité (31) . Il reste toutefois légitime d’interroger le Pro­
treptique sur ce qui était son propos exprès, sur l’idéal de vie auquel
il appelait ses lecteurs, sur la sagesse à laquelle il voulait les convertir,
et pourtant, même là, il faut se rappeler, comme le dit excellemment
(ao) C f. A.-H. C h r o u s t, What Prom pted Aristotle to Address the Protrep-
ticus to Themison, dans Herm es, 94 (1 9 6 6 ), p. 202-207.
(31) Un des exemples les plus frappants de ces reconstructions est fournie
par la notion de «nature»: les quelques lignes que le fr. 11 W du Protreptique
consacre à la distinction des œuvres de l’art et de la nature ont donné lieu à
des spéculations dont J. Pépin, L ’interprétation..., I. La notion de nature, dans
Revue des études grecques, 77 (1 964), p. 4 4 6 4 4 8 , trace un résumé dont j’admire
la netteté et la vigueur, sans pouvoir en admettre les conclusions. A. M an sion ,
Introduction à la Physique Aristotélicienne (Aristote. Traductions et Études),
2e éd., Louvain-Paris 1945, p. 95, avait beaucoup plus justement écrit: «Ce n’est
pas là ... chez (Aristote) une vue systématique se rattachant aux principes direc­
teurs de sa philosophie; c ’est bien plutôt une doctrine traditionnelle reprise,
telle quelle, à un exposé de Platon; mais pour celui-ci elle avait au point de
vue doctrinal une importance considérable, dont il reste peu de chose chez
son disciple», ce qui est vrai au premier chef lorsqu’il s’agit du Protreptique:
le propos d’Aristote n’est pas en effet ici d’établir une doctrine de la nature,
mais bien d’exhorter à la sagesse en faisant valoir que la nature même nous
y appelle: la vieille division mise en forme par Platon suffisait amplement à
ce propos, sans qu’Aristote ait à entrer dans les discussions techniques aux­
quelles elle avait donné naissance. Ceci ne veut pas dire qu’il ignore la critique
qu’en avait instituée Platon dans les Lois, X , 888 e, mais moins encore qu’il
pousse au delà de cette critique, comme il le fera dans la Physique, pour bâtir
une doctrine originale de la nature: tout simplement, nous sommes à un autre
plan, celui, non pas de la science naturelle, mais de l’exhortation morale. Il
n’y a rien, dans l’emploi du mot de nature que fait le Protreptique, qui ne soit
platonicien (comparer l’Index de Düring, s.v. tpirniç, p. 105 a, et Éd. des P laces,
Platon, Œ uvres complètes, t. 14: Lexique, Paris, 1964, s.y. tpiioig, p. 557-559).
16 L ’EVO LU TIO N D E LA PEN SEE D’A RISTO TE

M. Düring, que le Protreptique n’est ni un cours, ni un ouvrage de


controverse, ni un traité de recherche systématique et qu’il s’interdit
toute prise de position technique (32) . C’est là sans doute ce qui ex­
plique que, sur sa signification profonde, les meilleurs interprètes se
sont divisés et que deux grands courants se sont fait jour: le premier,
dont le chef de file est Jaeger, voit dans le Protreptique une œuvre
encore toute platonicienne dont les positions centrales ne s’expliquent
que par l’attachement de son auteur à la doctrine des Idées; le second,
dont le chef de file est M. Düring, y voit au contraire l’œuvre tour­
nante dans laquelle, parvenu au milieu de sa carrière, l’Aristote de
33 ans rompt avec le Platonisme et expose pour la première fois sa
philosophie propre (33).
Si en M. Düring le philologue est d’une finesse incomparable, le phi­
losophe en lui ne semble pas avoir la même acuité du regard: les idées
ne lui apparaissent, dirait-on, que dans un brouillard qui estompé leurs
contours; les formes vagues qu’il aperçoit, aisément à ses yeux se con­
fondent. En outre, on l’a souvent remarqué, l’interprétation de M. Dü­
ring est commandée par l’idée, — a priori, — qu’il se fait d’Aristote:
Aristote n’a pas pu attendre 40 ans pour devenir Aristote ! Non, dès
le début, il a été Aristote, c’est-à-dire un penseur original que son
tempérament même séparait de Platon (3I) . Ce que nous devons trou-

(32) Cf. I. D ü rin g , dans Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century, p. 55;
Aristotle’s Protrepticus, p. 274.
(3a) M. Düring, qui date le Protreptique des années 353-351, ne pense pas qu’à
32 ou 33 ans Aristote puisse encore être considéré comme un jeune homme, et
il s’insurge contre l’expression d’«écrits de jeunesse» (Aristotle’s Protrepticus,
p. 2 8 2 ), et M. P. M o ra u x , L e Dialogue «Sur la Justice», p. X , est bien près de se
r - ranger à son avis, L ’on sait pourtant que, aux yeux des Anciens, la jeunesse
commençait à 30 ans pour se poursuivre jusqu’à 45, voirerjüsqd’à 50 ans (cf.
J. de G h e llin c k , Iuventus, gravitas, senectus, dans Studia mediaevalia in hono-
rem A.R.P. R.-J. Martin, Bruges, s.d., p. 39-59); Aristote lui-même, s’il concède
dans sa Rhétorique que le corps atteint sa maturité entre 30 et 35 ans, s’empresse
d’ajouter que l’âme, elle, n’est pas mûre avant l'âge de 49 ans (Rhét., II, 14,
1390 b 9-11) ; dans la Politique, il recule d’ailleurs la maturité physique elle-
même jusqu’à l’âge de 37 ans (V II, 16, 1135 a 29; avec Ross, Aristotelis Politica,
Oxford, 1957, on supprimera les mots t j u i î i o o v ) , et assure que l’homme ne doit
pas se marier avant cet âge; de fait, lui-même ne se mariera qu’à l’âge de 44 ans
(cf. plus loin, p. 3 9 ) . Il y a donc tout lieu de croire que, lorsqu’il écrivit le
Protreptique, Aristote se considérait encore lui-même comme un jeune homme;
même si, à nos yeux, c ’est là une illusion, c ’est une illusion qu’il convient de
respecter. L ’expression d’«écrits de jeunesse» n’est donc pas seulement commode
et consacrée par l’usage; elle est historiquement pleinement légitime.
(34) I. D ü rin g , Aristoteles, p. 5: «E r war ja eben Aristoteles»; cf. les nota­
tions, — d’ailleurs écrites à la louange de M. Düring ! — de Fr. D ir lm e ie r ,
LA PHASE ID EA LISTE 17

ver dans le Protreptique, c’est donc déjà la morale d’Aristote, c’est-à-


dire la morale des Éthiques: ici et là, nous assure en effet M. Düring,
la morale d’Aristote est fondamentalement la même, car ici et là elle
est basée sur les «premiers principes»: peu importe que ces «premiers
principes» soient tirés dans le Protreptique de la Nature, dans YÉthique
à Eudème de la Nature personnifiée, c’est-à-dire de Dieu, et dans
YÉthique à Nicomaque de l’expérience humaine et de l’analyse de la
situation morale (35) ! Aussi serein paradoxe laissera effaré quiconque
a le goût de la précision dans les idées: une morale dont le fondement
ultime est la Nature ne saurait être foncièrement identique à une mo­
rale dont l’ultime fondement est l’analyse de la situation; elle lui est
foncièrement opposée. Au reste, la morale foncièrement identique que
M. Düring croit retrouver tant dans le Protreptique que dans YÉthique
à Nicomaque n’est en réalité celle ni de l’un ni de l’autre.
Elle n’est pas celle de YÉthique à Nicomaque. Certes, M. Düring a
raison de penser, avec M. Allan, qu’Aristote dans YÉthique à Nicoma­
que fonde sa morale sur une connaissance intellectuelle des principes.
Mais il a tort s’il s’imagine que ces «principes» sont pour Aristote les
«premiers principes» universels de l’ordre pratique, — tel «Il faut
faire le bien», — premiers principes moraux analogues aux premiers
principes spéculatifs, — tel le principe d’identité, — et chers aux
thomistes ! L’idée de fonder la morale sur ces premiers principes-là
ne semble être apparue dans l’histoire de la morale qu’avec la Summa
aurea de Guillaume d’Auxerre, vers 1220 après I.C., quelque 16 siè­
cles après Aristote, à qui elle est tout à fait étrangère (36) . S’il y a bien
dans YÉthique à Nicomaque un «premier principe» de l’ordre moral,
auquel s’articulent les «principes» particuliers, — c’est-à-dire les va­
leurs morales concrètes que perçoit le sens moral (37) , — ce «premier
Zum gegenwärtigen Stand der Aristoteles Forschung, dans W iener Studien, 7 6
(1 9 6 3 ), p. 6 1 , et de C. I. d e V o g e l, T h e Legend of the Platonizing Aristotle,
dans Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century, p. 248.
(3S) I. D ü rin g , Aristotle’s Protrepticus, p. 205-206 et 2 76-278; cf. I. D ü rin g ,
Aristoteles, p. 43 7 et 4 5 7 ; M . Düring dit d’Aristote en cette dernière page; «Von
den frühesten bis zu den spätesten Schriften ist seine ethische Grundkonzèp-
tion unverändert»; bien entendu M . Düring veut dire: «Du Protreptique à
VÉthique à Nicomaque», et je ne comprends pas dès lors qu’il cite à l’appui de
son dire, à la note 156: G a u th ie r, Intr. 49-5 4 ; j’ai bien écrit dans la première
édition de cet ouvrage, à la p. 5 4 * , que la morale dé VÉthique à Nicomaque est
une (ce qui n’a rien à voir ic i); j’ai écrit aussi, p . 2 6 * -2 9 * , que la morale de
YÉthique à E udèm e et celle de YÉthique à Nicomaque sont substantiellement
la même morale, mais j’ai soutenu par contre et je maintiens que la morale du
Protreptique est foncièrement autre.
(3B) Cf. infra, p. 277-278, et t. II, p. 536-537 et 564.
(37) Cf. infra, t. II, p. 503-507, 536-540, et Table alphab., s:v. intelligence.
18 L ’ËV O LU TIO N D E L A PEN SEE D ’A RISTO TE

principe» est une réalité parfaitement définie: c’est la fin, c’est le bien
humain (3B) , Or, cette fin et ce bien sont, Aristote y insiste à satiété,
un prakton, un opérable, c’est-à-dire quelque chose que nous autres
hommes nous avons à faire, ou plus exactement à «agir» (39) ; or, n’est
prakton, n’est objet et terme d’action que ce qui peut être autrement
qu’il n’est, que le contingent (40) . Et c’est pourquoi cette fin et ce bien,
qui sont le premier principe de la morale, ne peuvent pas être connus
par l’intellect spéculatif qui, ayant pour objet le nécessaire (EN, VI, 2,
1139 a 7-8), ne pense aucun prakton (41), ni par sa vertu, la philoso­
phie spéculative qu’est la sophia, dont ce n’est pas le propos de rien
faire venir à l’existence (“ ). La fin, le bien humain, le premier principe
de la morale ne peut être connu que par l’intellect pratique et que par
sa vertu, la sagesse pratique qu’est la phronèsis, connaissance intel­
lectuelle certes, mais de ce type très particulier qu’est la connaissance
pratique qui inclut la rectification du désir par la vertu et l’expérien­
ce du singulier (43) . La morale de YÊthique à Nicomaque n’est donc
pas la brumeuse morale des «premiers principes» esquissée'par M. Dü-
ring: elle est la morale précise de ce premier principe très particulier
qu’est la fin opérable.

(3B) Cf. EN , V I, 5, 1140 b 16-17; 13, 1144 a 31-33; V II, 9, 1151 a 16. — D J .
A llan, Aristotle’s A ccount of the Origin of Moral Principles, dans Actes du
X I 8 congrès intern, de philos., Bruxelles, 20-26 août 1953, vol. X I I , p. 120, com­
mence son article par ces mots: «A few1 words must be said ill defence of the
title chosen for this essay... It is true, in the first place, that Aristotle does not
assume a plurality of independent moral principles, but only a supreme end or
good, and a number of rules which can be said either to express the nature of
this end, or to provide or suggest the means of its realization. I have spoken
of moral principles partly because we ought not to exaggerate the importance
for Aristotle of the means-end distinction, and partly because it is in these
terms that the equivalent problem presents itself to the modern mind». Cette
concession de M. Allan à une terminologie toute moderne a été désastreuse, si
elle a contribué à égarer M. Düring.
(3B) Cf. EN , I, 2, 1095 a 16; 4, 1096 b 34; 5, 1097 a 22-23, 1097 b 21; V I, 8,
1141 b 12; avec les excellentes pages de P. L . D on in i, L ’Etica dei Magna Mora-
lia, Turin, 1965, p. 35-38.
(40) A r i s t o t e , D e l’âme, III, 10, 433 a 29-30: itgay.Tàv ô’ être! xb èvôexôubvov
•/.al SXXtoç exeiv. Cf. Fr. L en i di S p a d a fo ra , N ote su una distinzione aristotelica
tra teorico e pratico, dans Sophia, 25 (1957), p. 57-66 (avec mon compte rendu
dans Bulletin thomiste, 10, 1957-59, p. 137-138).
(u ) D e l’âme, III, 9, 432 b 27: o ¡xèv yàç ÛEaorjTiy.àç (yovç) oùH v voel
ngay.rôv.
(42) EN , V I, 13, 1143 b 18-20, à rapprocher de V I, 4, 1140 a 10-11 (cf. infra,
t. II, p. 46 2 ).
(43) Cf. infra, t. II, p. 563-578 et Table, alphab., s.v. sagesse.
LA PHASE ID EA LISTE 19

Pas davantage la morale du Protreptique n’est-elle la morale des «pre­


miers principes» que nous laisse entrevoir M. Düring. Il est vrai
qu’Aristote dit une fois dans le Protreptique que le philosophe amarre
«les principes de sa vie aux réalités éternelles et immuables» (44); mais
c’est le seul texte du traité où il soit question de «principes» mo­
raux (45). Aussi, après avoir d’abord donné comme fondement immé­
diat à la morale du Protreptique des «principes ultimes», dont «la Na­
ture et la„Réalité» .ne sont que le fondement lointain (4S) , M. Düring,
par un glissement" insensible, en vient-il à appeler «premiers princi­
pes» les «Premiers-en-soi» dont parle le Protreptique, c’est-à-dire la
Nature et la Réalité elles-mêmes: il semble bien qu’avec M. Gadamer
il veuille identifier les réalités auxquelles l’Aristote du Protreptique
suspend sa morale avec les «premières causes» et les «premiers prin­
cipes» dont le livre A de la Métaphysique fait les objets de la philoso­
phie spéculative (47) . Ce qui est sûr, et M. Düring le souligne en ter­
mes excellents, c’est que la connaissance de ces «premiers principes»,
quels qu’ils soient, est, en même temps que connaissance spéculative,
connaissance morale, ces deux connaissances ne constituant dans le
Protreptique qu’une seule et même forme de connaissance (4S) , qu’Aris­
tote appelle généralement phronèsis, mais qu’il lui arrive aussi à l’oc­
casion de nommer sophia (49) , les deux mots étant alors pour lui sy-
noymes. Qui ne voit dès lors l’infranchissable fossé qui sépare les deux
morales que M. Düring prétendait identiques ? Le principe de la mo­
rale du Protreptique est à la fois principe de l’être et du bien, de la mé­
taphysique et de la morale; il est Un, et de son unité découle l’unité de
la science, de la sophia et de la phronèsis. M. Düring a raison de dire

(44) Fr. 13 W , p. 55, 7-8; B 50 Düring, p. 68; cf. infra, p. 29.


(45) Comme on s’en convaincra en consultant l’Index de D ü rin g , Aristotle’s
Protrepticus, p. 95-96, s.v. àoyBr|.
(48) Notamment dans l’article qu’il a consacré à l’explication du fr. 13 W
dans Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century, p. 35-55: Aristotle on Ultí­
mate Principies from «Nature and Reality», mais encore dans Aristotle’s Protrep­
ticus, notamment p. 205.
(47) Cf. B e r t i , La filosofía..., p .480; I . D ü rin g , Aristotle’s Protrepticus,
p. 275-279; c ’est à cette dernière interprétation que semble s’arrêter M. Düring
dans son Aristóteles: les premiers principes auxquels le Protreptique rattache la
morale seraient les «premiers principes» de la Métaphysique (p. 414 avec la
n. 8 2 ), les «Principes de l’être» (p. 4 3 1 ), enfin ces «premiers principes» dont
Aristote aurait élaboré la théorie, avant d’écrire le Protreptique, notamment
dans le D e la Philosophie, dans le deuxième livre de la Physique et dans le livre
A de la Métaphysique (p. 183-244).
(4B) I. D ü rin g , Aristotle’s Protrepticus, p. 276-277.
(40) On se reportera à l’Index de M. D ü rin g , Aristotle’s Protrepticus, s.v.
cpeôvT|aiç (p. 104 b) et aocpia (p. 103 a ) .
20 L ’EV O LU TIO N D E LA PENSÉE .D’A R ISTO TE

qu’Aristote admet ici un Bien Absolu C'0), mais il faut dire plus: ce Bien
Absolu, qui transcende la distinction de l’ordre spéculatif et de l’ordre
pratique, ce ne peut être que le Bien-en-soi de Platon. Ici encore, nous
n’avons pas une brumeuse morale des «premiers principes», nous avons
la morale rigoureuse de ce premier principe qu’est le Bien-en-soi. Cette
morale, il est hors de doute qu’elle tombe sous la condamnation impi­
toyable qu’Aristote prononcera dans ses Éthiques des morales du Bien-
en-soi. Il est vain de vouloir, avec M. Düring, réintroduire subreptice­
ment dans l’Éthique à Nicomaque le Bien-en-soi qu’Aristote en a exclu:
s’il est vrai que, pour un saint Thomas d’Aquin, Dieu atteint dans la
contemplation est la fin de la morale, cela n’est pas vrai pour Aris­
tote (5I) : Dieu n’est pas quelque chose que nous puissions faire ! Si la
contemplation est donc la fin de l’homme, ce n’est pas, pour l’Aristote
de YÊthique à Nicomaque, en tant qu’elle débouche sur Dieu, mais en
tant qu’elle émane de l’homme, ce n’est pas en tant que par son objet
elle est de l’immuable, c’est en tant que par son exercice elle est du
faisable: la sophia qui contemple l’objet éternel et la phronèsis qui
connaît et qui fait l’exercice contingent ne sont plus une, mais deux,
et leur lien n’est plus qu’accidentel et extérieur. De la morale du Bien-
en-soi à la morale de la fin opérable il y a toute la distance qui sépare
le Platonisme de l’Aristotélisme (52) .

(s°) I. D ü rin g , Aristotle’s Protrepticus, p. 277.


(51) Encore que la tentation d’attribuer à Aristote les vues de saint Thomas
soit si forte qu’elle entraîne même des commentateurs qui prétendent réagir
contre l’exégèse scolastique: voyez ce que j’ai dit de M. l’abbé Ch. Lefèvre
dans mon petit livre La morale d ’Aristote, 2e éd., Paris, 1963, p. 137. On s’éton­
ne de voir un P. A ubenque, dans la R evue des études grecques, 78 (1965),
p. 49, n. 2, défendre lui aussi sur ce point l’interprétation «traditionnelle», c ’est-
à-dire scolastique. Il est exact que le livre A de la Métaphysique attribue encore
à la sophia la connaissance de la fin: mais c ’est que, quoiqu’il eût dès lors rom­
pu avec la doctrine des Idées, Aristote n’a pas encore tiré de cette rupture
toutes les conséquences: il a gardé dans ce livre A la conception de la sagesse
qui était celle du Protreptique, et il se peut même qu’il y cite purement et sim­
plement des extraits du Protreptique (cf. W . Ja e g e r , Aristoteles, p. 68-73; Scrip­
ta minora, Rome, 1960, t. II, p. 483) ; la sagesse qu’il décrit, même s’il l’appelle
sophia, est encore la phronèsis indissolublement spéculative et pratique du Pro­
treptique (cf. infra, t. II, p. 527-528).
(52) Te me borne à discuter ici l’interprétation de M. Düring, qui a trouvé
sa forme achevée dans son Aristotle’s Protrepticus de 1961; je néglige les disci­
ples qu’avaient suscités ses travaux antérieurs: on trouvera la bibliographie des
uns et des autres dans VAristotle’s Protrepticus-, ajoutez cependant l’article de
M"* C. J. d e V o g e l, Did Aristotle E v er A ccept Plato’s Theory of Transcendent
Ideas ? Problems A round a N ew Edition of the Protrepticus, dans A rchiv für
Gesch. d. Philos., 47, 1965, p. 261-298, avec la réplique de M. Düring, ibid.,
LA PHASE ID EA LISTE 21

Quelque temps après le Protreptique, Aristote publia son «Sur la


justice». Ce dialogue en quatre livres, aujourd’hui perdu mais dont
M. P. Moraux s’est efforcé de reconstituer le contenu, semble avoir tenu
dans le développement de la morale d’Aristote une place importante
et c’est sans doute à lui qu’il convient d’attribuer des doctrines qui
n’apparaissent pas encore dans le Protreptique, mais qui devaient par
la suite être des pièces maîtresses du système d’Aristote, telle la dis­
tinction de l’action et de la production. Aristote avait conçu, semble-
t-il, ce dialogue comme une réplique de la République de Platon,
qui elle aussi a pour sous-titre: De la justice. Il y proposait une classi­
fication des formes de commandement (le commandement despotique,
familial et civique), mais en l’appuyant sur une anthropologie (la di­
vision des parties de l’âme lui permettant de retrouver dans l’homme
le type des différentes formes de gouvernement) d’où découlait une
théorie des formes de la justice et de l’amitié (la justice et l’amitié
envers soi-même étant liées à la division des parties de l’âme (53) .
La chronologie des traités de métaphysique du jeune Aristote, Du
Bien, De la philosophie et Des Idées, reste très discutée. Le problème

48 (1 966), p. 312-316, réplique assurément trop vive à une critiqué cepen­


dant trop indulgente. Si elle a été rejetée par un D. J. A lla n , Aristote le
Philosophe, ouvrage mis à jour et traduit de l’anglais par Ch. Lefèvre, Lou-
vain-Paris, 1962, p. 19-22, et un P . A ubenque, La prudence chez Aristote,
Paris, 1963, p. 42, n. 1, l’interprétation de M . Düring a séduit la plupart des dé­
butants, trop sensibles au prestige du «dernier livre» paru; du coup, c ’est non
seulement l’exégèse du Protreptique, mais l’exégèse du jeune Aristote dans son
ensemble qui a marqué ces dernières années un recul; le contresens de M . Dü­
ring sur la signification du Protreptique bouleverse et vicie en effet la chronolo­
gie et, par voie de conséquence, l’interprétation de toute l’œuvre du jeune Aris­
tote.
(5a) Cf. P. M o ra u x , A la recherche de VAristote perdu. L e dialogue «Sur la
Justice» (Aristote. Traductions et études), Louvain-Paris, 1957; Id ., From the
Protrepticus to the Dialogue On Justice, dans Aristotle and Plato in the Mid-
Fourth Century, p. 113-132; R . C ad iou , Aristote et la notion de justice, dans
Revue des études grecques, 73 (1 960), p. 224-229; R .W e i l , A la recherche de
VAristote perdu, dans R evue philosophique, 87 (1962), p. 4 0 1 4 1 2 ; E . B e r t i ,
La filosofía..., p. 437-446; A.-H. C h r o u s t, Aristotle’s «On Justice»: A Lost
Dialogue, dans T h e M odem Schoolman, 43 (1 966), p. 249-263. Cf. aussi infra,
t. II, p. 93, 344, 352, 407, 458, 726 et 898. — Aristote a écrit encore d’autres
dialogues dont il ne reste presque rien; cf. A.-H. C h r o u s t, A Note on Som e of
the M inor Lost Works o f the Y oun g Aristotle, dans Tijdschrift voor Filosofie,
27 (1 965), p. 310-313; le très intéressant fragment du traité D e la prière (cf. t. II,
p. 856 et 875) vient d’être soumis à un examen critique approfondi, dont mal­
heureusement seule la première partie est à ce jour parue: J. Pépin, Aristote,
«D e la prière», dans R evue philosophique, 92 (1967), p. 59-70. [Cf. infra, p. 333],
22 L ’EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D’A RISTO TE

que pose le traité Du Bien est spécial: on s’accorde à y voir une simple
reportation des leçons de Platon sur le Bien, c’est-à-dire sur la dernière
forme de l’ontologie platonicienne dans ce qu’elle avait de plus systé­
matique et de plus mystérieux; mais, s’il est vraisemblable que les no­
tes de cours d’Aristote sont contemporaines des leçons de Platon, il
est possible que, pour respecter le mystère dont le maître aimait à en­
tourer son enseignement oral, l’élève ait attendu la mort de Platon
avant de les rendre publiques (M). Plus important est le problème chro­
nologique que posent le grand dialogue en trois livres De la philoso­
phie (S5) et le traité Des Idées. Jaeger les plaçait tous deux dans la pé­
riode suivante de la vie d’Aristote; il voyait même dans le De la philo­
sophie le discours-programme de la nouvelle école qu’Aristote fonda à
Assos après la mort de Platon (58). M. Düring fait prévaloir aujourd’hui
une tout autre chronologie: le traité Des Idées et, après lui, le dialogue

(54) L a m onum entale étude de H . J. K ra m e r, A rete bei Platon und Aristote-


les. Zum W esen und zur G eschichte der platonischen Ontologie, H eidelberg,
1959, encore que son propos soit tou t autre chose qu’une recon stru ction du îieçI
Tàva-ftoC aristotélicien, donne cependant une idée de ce que pouvait en être le
contenu.
(53) O n p ou rra consulter les éditions des fragm ents déjà citées à la note 29.
Cependant il fau t désorm ais se rep o rter au livre cap ital de M . U n t e r s t e i n e r ,
Arîstotele. Délia Filosofia (Temi e Testi, 10), R om e, 1963; on y trouve l’édition
des fragm ents du D e la philosophie, av ec une trad uction italienne et un com ­
m entaire (p. 67-310). A l’abondante bibliographie fournie p a r M . U ntersteiner,
on ajou tera: J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne, P aris, 1964,
ouvrage im portant p ar son im m ense érudition et sa vigueur de pensée, m êm e si
l'on n ’en suit pas toutes les conclusions; Id., L ’interprétation du D e philosophia
d’Aristote d ’après quelques travaux récents, dans R evue des études grecques,
77 (1964), p. 4 4 5 4 8 8 , mise au point infinim ent précieuse; sur le problèm e de
Dieu dans le D e philosophia: A . M anno, Il problema di Dio in Aristotele e nei
suoi maggiori interpreti, N aples, 1962; A.-H. C h r o u s t, T h e Concept o f G od in
Aristotle's Lost Dialogue On Philosophy, dans T h e N ew Scholasticism, 40
(1 966), p. 447-463; Id., T h e Doctrine o{ the Soul in Aristotle’s Lost Dialogue
On Philosophy, ibid., 42 (1 968), p. 364-373.
(58) W . Ia e g e r , Aristoteles, deuxièm e p artie, les années de voyage, ch . 2 :
L e traité-program m e D e la philosophie, p. 125-170. L a chronologie de Jaeger
a été accep tée p ar H . v o n A rn im , D ie Entstehung der Gotteslehre des Aristo­
teles (A k. d. W . in W ien. Philos.-hist. Kl. Sitzungsberichte, 2 1 2 Bd, 5 A bh.)
V ienne et Leipzig, 1931, p. 8 ; A . J. F e s tu g iè r e , La révélation d ’H erm ès Trismé-
giste. II. L e D ieu cosmique, P aris, 1949, p. 2 1 9-259; D. J. A l l a n , T h e Philosophy
of Aristotle (T h e H om e U niversity L ib rary of M o d em Knowledge), O xfo rd ,
1952, p. 16-29 (et surtout Aristote le Philosophe..., Louvain-Paris, 1962, p . 2 1 ) ;
H . D. S a f f r e y , L e jieqi cpiloootptaç d ’Aristote et la théorie platonicienne des
Idées nom bres (Philosophia antiqua, V I I ) , Leyde, 1 955, p. 13, n. 2 ; M . U n t e r ­
s t e i n e r , Aristotele. Délia Filosofia, R om e, 1963, p . X V II-X IX .
LA PHASE ID EALISTE 23

De la philosophie seraient à mettre au nombre des toutes premières


œuvres d’Aristote, avant même l’Eudème et le Protreptique (57). Le fon­
dement de l’une et de l’autre chronologie est d’ailleurs exactement le
même: ces traités rejettent la doctrine des Idées; mais Düring pense
qu’Aristote n’a jamais adhéré à la doctrine des Idées et l’a dès l’abord
repoussée, tandis que Jaeger tient qu’Aristote a commencé par admet­
tre la doctrine des Idées, à laquelle il était encore attaché quand il écri­
vit YEudème et le Protreptique. Nous avons dit qu’il est hors de doute
à nos yeux que Jaeger a raison. Il nous semble pourtant préférable de
corriger légèrement sa chronologie en reportant le De la philosophie
et le Des Idées à la fin de la première période de la vie d’Aristote, en
d’autres termes à la fin de son séjour à l’Académie, et de les situer peu
avant la mort de Platon, c’est-à-dire peu avant 348/7, comme le vou­
lait Fr. Nuyens (5B).
Certes, nous croyons avec Jaeger que le dialogue De la philosophie et
surtout le traité Des Idées marquent dans la pensée d’Aristote une étape
décisive et qu’ils consacrent sa rupture avec la doctrine des Idées. Cette
doctrine, Aristote l’admettait encore sans réserve dans YEudème et le
Protreptique. Le deuxième livre du De la Philosophie exprime ses pre-

(57) Cette chronologie a été proposée pour la première fois par W . T h e i l e r ,


Z u r G eschichte der teleologischen Naturbetrachtung bis auf Aristoteles (thèse
de Bâle), Zurich, 1924 (2e éd., Berlin, 1965); elle a été reprise par I. D ü rin g ,
Aristotle and Plato in the mid-fourth century, dans Eranos, 54 (1956), p. 109-
120, et Aristotle’s Protrepticus, p. 287; elle est adoptée par E. B e r t i , La filoso-
jia ..., p . 4 0 1 4 0 9 , et J. P épin, L ’interprétation..., dans R evue des études grec­
ques, 77 (1964), p. 453.
(5B) Fr. N uyens, L'évolution de la psychologie d ’Aristote, Louvain, 1948,
p. 100-106. La chronologie de M . Nuyens a été adoptée par P. M o ra u x , Les listes
anciennes..., p. 326-334; la position de P. Wilpert est plus nuancée: tandis qu’il
admet pour le traité D es Idées, critique d ’ensemble de la doctrine des Idées, la
chronologie de Jaeger, — le traité serait écrit à Assos après la mort de Pla­
ton, — il insiste sur le caractère plus platonicien du dialogue D e la philosophie,
qui n’en critique qu’un point particulier, les Idées-nombres (fr. 11 W ), et il le
reporte en conséquence à la période antérieure comme le fait Nuyens; cf.
P. W i l p e r t , D ie Stelhing der Schrift «Ü ber die Philosophie» in der Gedanken-
entwicklung des Aristoteles, dans T h e Journal of H ellenic Studies, 77, 1 (1957),
p. 155-162. Un aperçu du problème chronologique est donné par A.-H. C h ro u s t,
Aristotle’s Politicus: A lost Dialogue, dans Rheinisches Museum, 108 (1 965),
p. 350-351, note 27, et A Cosmological Proof for the Existence of God in Aris­
totle’s Lost Dialogue, On Philosophy, dans T h e N ew Scholasticim, 40 (1 966),
p. 447, note 1; en fin de compte, A.-H. C h r o u s t, T he Probable Date of Aristot­
le’s Lost Dialogue On Philosophy, dans Jo urnal of the History of Philosophy,
4 (1966), p. 283-291, place le dialogue entre 3 5 0 /4 9 et 3 4 7 /6 .
24 L ’ÉV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A RISTO TE

miers doutes (58) et le traité Des Idées est tout entier consacré à en insti­
tuer une critique serrée (00). Mais rien n’empêche de penser que, com­
me l’assurait d’ailleurs une ancienne tradition, Aristote s’est séparé de
Platon du vivant même de ce dernier, non certes en ce sens qu’il aurait
quitté l’Académie, mais en ce sens que, restant à l’intérieur de l’Acadé­
mie et sans rien renier de son attachement à la personne de son maî­
tre, il en aurait respectueusement, mais librement, critiqué une des po­
sitions les plus fondamentales, ce qui ne l’empêchait nullement de se
considérer encore comme un Platonicien (°‘). Mais, cette rupture une
fois bien marquée entre les ouvrages écrits par Aristote au début et
à la fin de son séjour à l’Académie, il faut reconnaître entre tous ces
ouvrages, contrairement à ce qu’affirme notamment le P. Festugière,
une étroite parenté qui permet d’en affirmer l’unité doctrinale et de
les attribuer à une même période de l’évolution de la pensée d’Aristote.
Pour comprendre les divergences d’interprétation auxquelles ces pre­
miers écrits ont donné lieu, il faut se rappeler d’abord que beaucoup
sont des dialogues (°2), et ensuite que nous ne les possédons plus en
leur entier, mais que nous sommes réduits à en juger d’après les frag­
ments qu’en citent plus ou moins fidèlement les auteurs anciens, et
d’après les maigres renseignements qu’ils nous fournissent sur leur
compte. De là vient, notamment, que nous ne savons pas toujours dans
la bouche de quel interlocuteur du dialogue était placé le fragment
cité: Aristote le mettait-il sur les lèvres de celui des personnages qui
représentait sa pensée, le plaçait-il sur les lèvres d’un adversaire (“),
(50) Cf. la mise au point de f. Pépin, L'interprétation..., H . L ’attitude relative
à la théorie platonicienne des Idées, dans R evue des études grecques, 77 (1964),
p. 4 5 3 4 5 8 .
(6°) Cf. S. M an sion , La critique de la théorie des Idées dans le negi Iôeüv
d ’Aristote, dans Revue philos, d e Louvain, 47 (1 9 4 9 ), p. 169-202.
(81) Cf. Fr. N uyens, L ’évolution..., p. 104-105; P. M o ra u x , Les listes ancien­
n e s ..., p. 326-327.
(°2) Le Protreptique lui-même était-il un dialogue ou un discours suivi ? La
question a été vivement discutée et n'a pas encore reçu sa solution définitive.
Tiennent pour le dialogue, entre autres: H . U s e n e r, Vergessenes, dans Rheinis-
ches M uséum 28 (1 873), p. 3 9 2 4 0 3 (repris dans K leine Schriften, t. III, Leipzig-
Berlin, .1914, p. 11-21); H . D ie ls , Z u Aristoteles’ Protreptikos und Cicero’s
Hortensius, dans Archiv fu r Geschichte der Philos., I (1888), p. 4 7 7 4 9 7 ; D . I-
A l l a n , Fragmenta aristotelica, dans Philos. Quarterly, 3 (1 953), p. 248-252;
H . L a n g e rb eck , dans son compte rendu de l’article de A l l a n , Gnomon, 26
(1 954), p. 3. Tiennent pour le discours suivi: R . H i r z e l , Ü ber den Protreptikos
des Aristoteles, dans H erm es, 10 (1876), p. 61-100; W . Ja e g e r , dans son Aris­
toteles, p. 54; I. D ü rin g , Aristotle's Protrepticus, p. 29-32.
(a3) La question se pose notamment pour le fr. 5 b Walzer du Protreptique:
c'est une objection que les partisans de la forme dialoguée de cet ouvrage
LA PH ASE ID EA LISTE 25

ou encore d’un ami un peu trop enthousiaste, dont les élans excessifs
devaient être ramenés par un interlocuteur plus rassis à leur juste me­
sure ? Sans doute serait-ce aller trop loin de soutenir, comme on l’a
fait, que Platon lui-même était un des personnages du Protreptique,
et que l’adhésion à la doctrine des Idées qu’il exprime n’engageait pas
Aristote. Mais il semble par contre nécessaire d’expliquer de cette ma­
nière ce qu’il y a d’excessif dans le dualisme et le pessimisme de cer­
tains fragments du Protreptique et surtout de YEudème. Comme l’a
justement fait remarquer Mgr Mansion si Aristote avait soutenu,
comme on a cru pouvoir le déduire de certains fragments de YEudème,
que l’âme est une Idée, et s’il avait souligné son opposition au corps
avec la brutalité avec laquelle la soulignent ces fragments, il aurait lar­
gement dépassé le dualisme et le pessimisme du Phédon, et cela à une
époque où Platon lui-même en était venu à des vues beaucoup plus
modérées. Il est donc vraisemblable que ce qu’il y a dans ces fragments
d’excessif ne constituait dans le dialogue qu’une étape et se trouvait
corrigé par des exposés plus nuancés. Or, précisément, les fragments
nous ont conservé un écho de ces opinions plus mesurées, qui devaient
être celles mêmes d’Aristote. Le P. Festugière lui-même, après avoir
tracé en termes saisissants le tableau du pessimisme du Protreptique,
doit reconnaître qu’Aristote, dès ce moment, à côté de la contemplation
du monde idéal, fait place à la contemplation du cosmos (G5), alors que
cette contemplation caractérisera selon lui l’optimisme du traité De la
philosophie. De même M. Nuyens, qui attribue sans hésitation à Aris­
tote le dualisme pessimiste des fragments conservés de YEudème, doit
noter que dans le Protreptique on trouve, juxtaposées à ce dualisme
pessimiste, des vues beaucoup plus optimistes, qui, loin d’insister sur
l’opposition entre l’âme et le corps, en soulignent la collaboration, et
il retrouve dans le traité De la Philosophie, qui d’après le P. Festugière
marquerait le ralliement d’Aristote au platonisme optimiste du Timée
et des Lois, exactement les mêmes vues ("“). Il semble donc qu’il faille

veulent mettre dans la bouche du politicien adversaire de la philosophie, tandis


que les partisans du discours suivi sont réduits à en suspecter l’authenticité;
cf. I. D ü rin g , Aristotle’s Protrepticus, p. 207-209.
(°4) A. M an sion , L ’immortalité de l’âm e et de l’intellect d ’après Aristote,
dans R evue philos, de Louvain, 51 (1 953), p. 446-447.
(K) A.-J. F e s tu g iè r e , La révélation d ’H erm ès Trismégiste. II. L e D ieu cos­
mique, p. 172-173.
(oo) On notera que la chronologie du Protreptique, fixée par ses rapports
avec le discours Sur l’échange d’Isocrate (cf. plus haut, n. 2 8 ), ne permet pas
de mettre entre YEudèm e et le Protreptique l’espace de temps nécessaire à
l’évolution que croit remarquer de l’un à l’autre M. Nuyens; les deux écrits
doivent être à peu près contemporains.
26 L ’EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D 'A RISTO TE

admettre que le platonisme auquel s’est rallié Aristote a été dès l’abord
le platonisme optimiste du Timée et des Lois, et il n’y a rien la que de
très naturel, si l’on songe que la période de la première activité litté­
raire d’Aristote coïncide avec celle de la dernière forme du Platonisme.
C’est bien en effet l’anthropologie du Timée et des Lois que nous
retrouvons dans YEudème et le Protreptique, avec toutefois une légè­
re variante: à la division tripartite de l’âme, partie rationnelle, irasci­
ble et concupiscible, caractéristique du Timée, Aristote substitue la
division bipartite de Xénocrate, partie rationnelle et partie irrationnel­
le (Protreptique, fr. 6W ; cf. notre comm. sur I, 13, 1102 a 26-27).
Mais cette modification n’entame pas l’essentiel de la doctrine. Pour
l’Aristote de YEudème et du Protreptique, comme pour le Platon du
Timée, l’âme, c’est avant tout la partie rationnelle, l’intellect. C’est cette
âme-là qui est l’homme ( Protreptique, fr. 6 W ; cf. P l a t o n , Lois, X II,
959 a-b), tandis que le corps n’est qu’un faux-semblant qui l’accom­
pagne (Protreptique, fr. 10 a W = Lois, ibid.). C’est cette âme-là qui
seule est immortelle, tandis qu’est mortelle l’âme irrationnelle (Eudè-
me, fr. 8W ; Protreptique, fr. IO cW ; cf. Timée, 42 e; 6 9 c s s )(07).
Cette âme est en effet une substance apparentée aux Idées, et donc éter­
nelle comme elles: elle préexiste au corps et elle lui survit. Sa vraie vie,
c’est la vie hors du corps, qu’elle vivait avant de lui être unie et qu’elle
vivra après l’avoir quitté. En ce sens, l’union de l’âme au corps est
pour elle une entrave, elle est contre nature (Eudème, fr. 5 W; Pro­
treptique, fr. 15 W, p. 60), c’est l’affreuse union d’un vivant avec un
cadavre (Protreptique, fr. 10 b W) (e8). Voilà le pessimisme. Mais l’op­
timisme lui est joint: tant que dure son union au corps, l’âme sait ex­
ploiter cette union même à son profit. Entre elle et le corps s’établit une
collaboration tout entière au profit de l’âme, car l’âme est maîtresse et

(07) La division de l’âme du T im ée se retrouvera encore dans le traité Des


parties des animaux, III, 10, 672 b 13-22; cf. N uyens, L ’évolution..., p. 161-162;
cela prouve l’impression profonde qu’elle a faite sur Aristote. Il n’y a pas
lieu, avec N uyen s, L ’évolution, p. 130, n. 17, de suspecter l’authenticité des
lignes de YEudèm e et du Protreptique qui réservent l’immortalité à l’âme ra­
tionnelle; cette doctrine toute platonicienne n’a rien à voir avec la doctrine
du traité D e l’âm e; ici Aristote avec Platon distingue deux âmes, l’une mortelle
et l’autre immortelle; là il distinguera l’âme, qui est tout entière mortelle, et
l’intellect, qui est immortel mais qui n’est pas âme; cf. C. ]. d e V o g e l, G reek
Philosophy, II Leyde, 1953, n° 418 a, p. 22-23.
(e8) Il n’est d’ailleurs pas impossible que les dernières lignes du fr. 15 W et
le fr. 10 b W soient à rattacher, plutôt qu’au Protreptique, à Y Eudèm e, qui res­
terait ainsi seul témoin du pessimisme du jeune Aristote; cf. J. B ru n sch w ig ,
Aristote et les pirates tyrrhéniens (A propos des fragments 60 Rose du Protrep­
tique), dans R evue philosophique, 88 (1 963), p. 171-190.
LA PHASE ID EALISTE 27

le corps est son esclave, l’âme commande et le corps obéit (Protrepti-


que, fr. 6 W; cf. Lois, X , 896 c-d, et déjà Gorgias, 465 c); il nous suffit
de cultiver cette heureuse proportion de Pâme et du corps pour faire
de la condition de l’âme unie au corps, si misérable en comparaison de
sa condition d’âme séparée, une condition si heureuse que, comparée à
celle des animaux, elle semble toute divine (Protreptique, fr. 10 c W;
cf. Timêe, 87 c - 90 d).
M. Nuyens voulait retrouver dans le dialogue De la Philosophie
l’anthropologie de YEudème et du Protreptique, et c’est une simplifi­
cation qu’on lui a, à juste titre, reprochée (°9). Ce qui reste pourtant des
vues de M. Nuyens, et ce qui permet de maintenir sa chronologie, c’est
que l’anthropologie du dialogue De là Philosophie semble bien être un
effort désespéré pour maintenir coûte que coûte, après l’abandon de
la théorie des Idées, l’anthropologie platonicienne de YEudème et du
Protreptique. Certes, le monde transcendant des Idées a disparu, et a
disparu avec lui ce qui assurait jusqu’alors la transcendance de l’âme,
son apparentement à ce monde idéal. Mais à ce monde transcendant
Aristote a cru pouvoir substituer un autre monde également transcen­
dant, le monde céleste, le monde des dieux-astres, et à ce nouveau
monde transcendant, l’âme reste apparentée: Platon dans le Timêe
(90 a-b) n’avait-il pas reconnu le lien qui unit l’âme aux astres ? Tel
est sans doute le sens qu’il faut donner à la doctrine du dialogue De
la Philosophie, lorsque, à en croire des auteurs tels quq Cicéron dans
ses Tusculanes (I, x, 22; fr. 27 W), il proclame que l’âme est faite de
la même matière subtile et toujours en mouvement, endéléchie, dont
sont faits aussi les dieux-astres, la quinte-essence, distincte des quatre
éléments dont est fait le monde d’ici-bas; S’il fallait l’entendre à la
lettre, cette doctrine serait sans doute un matérialisme, et il faudrait
admettre dans l’évolution de la psychologie d’Aristote une «phase ma­
térialiste». Toutefois, et sans qu’on puisse démontrer qu’elle fut in­
existante, il reste permis de douter de l’existence de cette «phase ma­
térialiste»; les preuves alléguées en sa faveur sont insuffisantes: ce ne
sont que des fragments de deuxième main, empruntés à des auteurs
qui ne comprenaient rien au spiritualisme, ou même, tel Cicéron, se
croyaient spiritualistes tout en se montrant incapables de penser autre
chose que des corps; rien ne prouve qu’ils aient compris les textes
qu’ils citent ni même qu’ils les citent correctement. Le terme même
d'endéléchie pour définir l’âme paraît bien être l’effet d’une méprise,
encore qu’Aristote ait pu l’employer à propos de son mouvement con­
tinu. Tout ce qu’il y a à retenir de ces textes, c’est sans doute l’effort

(60) Cf. G. V e rb e k e , L ’évolution de la psychologie d ’Aristote, dans Revue


philos, de Louvain, 46 (1 948), p. 349-351.
28 L ’ÉV O LU TIO N D E LA PEN SÉE D ’A RISTO TE

dont ils témoignent pour sauvegarder, après l’abandon de l’idéalisme


platonicien, la transcendance de l’âme et son éternité (70). On s’explique
dès lors que l’anthropologie du De la philosophie reste, quoique trans­
posée ,en d’autres termes, celle de YEudème et du Protreptique, et re­
connaisse notamment à l’âme des propriétés qui en supposent l’éter­
nité (71).
Le Protreptique ne nous révèle pas seulement un Aristote croyant
au monde des Idées et à la transcendance de l’âme, il nous découvre aus­
si un Aristote qui bâtit sur ces croyances une morale en pleine harmo­
nie avec elles. Ne professe-t-il pas d’ailleurs à ce moment que la sa­
gesse a deux parties, l’une qui connaît la nature des choses, c’est-à-dire
la vérité, ou en un mot, le monde seul pleinement vrai des Idées, et
l’autre le bien et l’utile,- en un mot le monde de la conduite humai­
ne (72) ? Mais il ne saurait être question pour lui de séparer ces deux
parties, ou mieux ces deux fonctions de la sagesse, que, plutôt que
sophia, il préfère appeler, avec le Platon du Philèbe, phronèsis. C’est
la même sagesse qui pour lui est alors à la fois contemplative (théô-
rètikè, fr. 6) et impérative (épitaktikè, fr. 4 W, p. 27; fr. 5 a, p. 29;
cf. P l a t o n , Rép. IV, 443 a), et c’est dans sa contemplation du monde
des Idées qu’elle puise immédiatement les normes qui lui permettent
de diriger l’action. Aristote y insiste en deux passages de son Protrep­
tique (fr. 5 b W et fr. 13 W), dont Jaeger a fortement souligné le ca-

(70) Ceci bien entendu n’est qu’une simple suggestion; je ne prétends nulle­
ment résoudre ici un des problèmes les plus difficiles que pose l’interprétation
des fragments du traité D e la philosophie; on se reportera pour une mise au
point de la manière dont se pose le problème à l'article de Mgr M an sion , L ’im­
mortalité de l’â m e..., R evue philos, de Louvain, 51 (1953), p .4 4 7 4 5 1 , et sur­
tout à la magistrale étude de P. M o ra u x , quinta essentia, dans Paulys Real-
encyclopàdie der classischen Altertumswissenschaft, 47 Halbbd., 1963, col. 1171-
1266. L ’interprétation opposée a trouvé un défenseur de talent en la personne
de J. Pépin, L ’interprétation..., V . L e cinquièm e élém ent comme substance de
l'âme, dans Revue des études grecques, 77 (1 9 6 4 ), p. 4 7 3 4 8 8 ; M. Pépin insiste
sur les témoignages qui présentent la quinte-essence comme une «matière-imma­
térielle»; personnellement, je préférerais attribuer à Aristote une adhésion mo­
mentanée au matérialisme, qui après tout est une position logique et cohérente,
plutôt que de le créditer d’une idée bâtarde, qu’enfanta plus probablement le
manque de sens métaphysique des Stoïciens.
(71) Cf. N uyens, L ’évolution..., p. 95-97; G. S o l e r i , L ’immortalità dell’ani­
ma in Aristotele, Turin, 1952, p. 67-68.
(72) Fr. 5 b W , p. 30 et fr. 9 W , p. 43; on retrouve la même distinction dans
la sixième lettre de Platon, 322 d-e, lettre écrite peu après 351, encore que chez
Platon il s’agisse là de deux sophia, et chez Xénocrate; mais ce n’est pas encore
la distinction aristotélicienne de la sagesse pratique et de la philosophie spécu­
lative; cf. plus loin, p. 32.
LA PHASE ID EALISTE 29

ractère platonicien, et notamment la dépendance à l’égard de l’idéal


de la science défini dans le Philèbe (55 d - 59 d). Sans doute pourrait-on
être tenté de se demander si Aristote prend bien à son compte la con­
ception de la morale que, dans le premier de ces passages, il place dans
la bouche de l’adversaire de la philosophie: une science des choses
justes et injustes, bonnes et mauvaises, du même type que la géométrie
et les autres sciences exactes, par opposition aux techniques expéri­
mentales (on reconnaît la distinction même introduite par le Philèbe).
Mais le second de ces passages, où s’exprime cette fois l’opinion même
d’Aristote, ne laisse aucun doute à ce sujet. Aristote y répète à satiété,
en l’espace d’une page (fr. 13 W, p. 54), que le moraliste, — le politi­
que, comme il dit, — ne peut juger du juste, du beau et de l’utile qu’en
se référant à des normes qu’il tire directement de la nature et de la
vérité (owro tr^ç cpijascoç ai)tf|ç v.aî xrjç àX.ry9eiaç), des réalités premières
en soi ( a i t ’ a i k c o v tc o v ib o u t c o v ) et non de leurs copies de second, de troi­
sième ou de moindre rang, des choses exactes en soi (ait’ afrrtov tc o v
(ï-/,oiPmv), car c’est des choses en soi qu’il est le contemplateur, et non
de leurs imitations d.’ici-bas ( a i i t t o v yàg è c m -9ëc(tï| ç, aKk’ oii ¡.u[xr)iià-
t c o v ) . Et la conclusion suit: «Seul, le philosophe vit les yeux fixés sur
la nature des choses et sur le divin, semblable à un bon pilote qui,
ayant amarré les principes de sa vie aux réalités éternelles et stables,
mouille en paix et vit en tête-à-tête avec soi-même. Elle est donc con­
templative cette science qu’est la sagesse, et pourtant elle nous offre la
possibilité de tout faire en nous réglant sur elle» (” ).

(73) F r. 13 W , p. 5 5; B 50-51 D üring, p. 6 8 ; je conserve le ô,o|xeî de Vitelli,


excellem m ent défendu p ar D üring, p. 2 2 3 (cf. aussi in fra, t. I I , p. 738-739) ;
P. Aubenque, La prudence chez Aristote, P aris, 1963, p. 4 4 , n. 6, rejette cette
con jecture, ce qui ne l’em pêche pas, dans son livre L e problèm e de l’être chez
Aristote, Paris, 1962, p. 3 4 9 , n. 4 , de faire sienne m a traduction ! — A .-H .
C h r o u s t, A n Emendation to Fragment 13 (Walzer, Ross) of Aristotle’s Protrep-
ticus, dans Tiidschrijt voor Filosofie, 28 (1 9 6 6 ), p. 366-377, voudrait attribuer
non plus au Protreptique, mais au Politique, d ’A ristote la p ièce centrale du fr. 13
(éd. W alzer, p. 54, 8-55, 8 : xoà tmV uèv a?dcov te /v o iv ... y.a l tfj y.a§’ êauxôv) ;
j ’avoue m on étonnem ent, d ’autant plus grand que M. Chroust nous avait habitué
à une perspicacité sans défaut; tout le m orceau est en réalité d'une* belle unité,
et l ’enchaînem ent des idées y est rigoureux. — P ou r tou t ce p aragraphe, cf.
W . Ja e g e r , Aristoteles, p. 86-96; A . M an sion , La genèse de l’œ uvre d’Aristote,
dans Revue Néoscol., 29 (1 9 2 7 ), p. 3 1 9 : la m orale du Protreptique «se ra tta c h e ...
à la théorie des Idées des dernières années de la vie de Platon. Cette théorie
se retrouve d ’ailleurs sinon de façon expresse, du moins rendue en term es équi­
valents, dans les fragm ents restitués à A ristote p ar W . Jaeger; et la term inologie
employée m ontre que l’auteur souligne plus l’im portance de l’Idée au point de
vue de la m éthode, que son rôle dans la constitution du réel. Elle est objet de
science pure, « l’e x a ct en soi», le déterm iné, norm e et m esure dom inant l ’ordre
30 L'EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A RISTO TE

PHASE IN TERM ED IA IR E: L ’INSTRUM ENTISM E MECANISTE

A la mort de Platon, en 348/7, Aristote quitta Athènes. Bien des


historiens, et en dernier lieu I. Diiring et A.-H. Chroust (74), ont vu dans
ce départ la conséquence de l’explosion de sentiments anti-macédo­
niens que provoquèrent à Athènes la chute d’Olynthe, en 348, et les
atrocités dont se rendirent coupables à cette occasion les Macédoniens:
les attaches macédoniennes d’Aristote auraient rendu sa position à
Athènes intenable. Mais, comme l’avait déjà fait remarquer Sir David
Ross (75), Aristote, lorsqu’il quitta Athènes, ne partit pas seul: Xéno-
crate l’accompagnait. Dès lors, il est plus probable que la cause prin­
cipale de ce double départ fut l’élection, pour remplacer Platon à la
tête de l’Académie, de Speusippe; Aristote et Xénocrate, qui tous deux
avaient brigué la place, ne crurent pas pouvoir accepter de rester à
l’Académie sous l’autorité d’un rival dont ils n’appréciaient pas les
tendances philosophiques. Cette explication est confirmée par la sévé­
rité avec laquelle Aristote, dans YÊthique à Nicomaque, parle de Speu­
sippe (76), et par les allusions transparentes que contient l’élégie qu’Aris­
tote consacra à la mort de Platon: les «méchants» qui s’arrogent à tort
le droit de louer un maître qu’ils sont bien incapables d’imiter sont
sans doute, comme le pensent MM. Jaeger et Bignone, Speusippe et ses
partisans (77).
Les deux rivaux malheureux de Speusippe, ulcérés de leur défaite
moral, tout comme l’ordre de la connaissance. Ces divers détails nous ramè­
nent donc bien au platonisme de la dernière période: mathématisation du sa­
voir, idées-nombres et nombres mathématiques pris comme norme du réel»;
dans le même sens, A.-J. F e s t u g i è r e , La révélation d ’H erm ès Trismêgiste. II.
L e D ieu cosmique, p. 173.
(74) I . D ü rin g , Aristoteles, p. 10; A .-H . C h r o u s t, Aristotle and Athens:
Som e Comments on Aristotle’s Sojourns in Athens, dans Laval Thêol. et phi­
los., 22 (1 966), p. 186-196, notamment p. 188-189 (je n’ai pu atteindre A.-H.
C h ro u s t, Aristotle Leaves the Academy, dans G reece and Rome, 14 (1967),
p. 3 9 4 3 .
(75) Aristote, trad. française, Paris, 1930, p. 11-12.
(76) V II, 14, 1153 b 4-7; X , 1, 1172 a 27— b 3 , avec notre commentaire, t. II,
p. 800-803, 819, 824.
(77) Cf. W . Ja e g e r , Scripta minora, 1.1, Rome, 1960: Aristotle’s Verses in
Praise of Plato, p. 339-345, notamment p. 341-342; E . B ignon e, L ’Aristotele
perduto e la formazione filosofica di Epicuro, Florence, 1936, 1.1, p. 223-225. —
Ph. M e r l a n , Z u t Biographie des Speusippos, dans Philologus, 103 (1 959), p. 206
et p. 209-210, pense que c ’est en plein accord avec Speusippe, qui les accom­
pagnait de cœur, qu’Aristote et Xénocrate se rendirent près d’Hermias. Il est
possible en effet que tout le monde ait trouvé son compte à ce départ, Aristote
et Xénocrate, qui s’éloignaient d’un rival triomphant, et Speusippe, qui voyait
s’éloigner des rivaux encore dangereux... Plutôt qu’une rupture, le départ des
vaincus a pu être le moyen d’éviter la rupture (cf. plus loin, note 8 3 ).
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 31

et rapprochés un moment par leur commune déception, acceptèrent


donc l’invitation que leur adressait l’ami d’Aristote devenu tyran
d’Atarnée, Hermias (78). Cet eunuque bythinien avait commencé par
être l’esclave du banquier Eubule, maître d’Atamée (79); il devint son

(™) L ’histoire d’Hermias, qui ne nous était guère connue auparavant que
par Diodore de Sicile (1er siècle avant J.-C .), dans sa Bibliothèque historique,
X V , l i i , 5-7, et par Strabon dans sa Géographie, X II I, I, 57, a été éclairée d’une
façon toute nouvelle par la découverte en 1901 du commentaire de Didyme sur
les Philippiques de Démosthène (cf. plus haut, p. 7 ) . Depuis cette découverte,
on ne peut plus guère douter de l’authenticité de la sixième lettre de Platon,
que la quasi-unanimité des critiques reconnaissent désormais; cf. E. H ow âld,
D ie Briefe Platons, Zurich, 1923; F r. N o v o tn y , Platonis Epistulae commentariis
illusiratae, Brno, 1930 (l’authenticité de la sixième lettre est •cependant de
nouveau niée, en même temps que celle de la septième, par L . E d elstein ,
Plato’s- Seventh Lstter, Leyde, 1966, p. 122-123; la thèse d’Edelstein est accueillie
avec scepticisme par R. W e il, Revue des ét. grecques, 80 (1967), p. 622-623),
L ’authenticité de la sixième lettre de Platon une fois admise, c ’est la valeur du
témoignage de Strabon qu’il faut nier; celui-ci est en effet en contradiction avec
une affirmation expresse de Platon, puisque, alors que Platon dans sa lettre dit
ne pas connaître Hermias, Strabon prétend qu’Iiermias avait séjourné à Athè­
nes et fréquenté l’Académie où il avait fait connaissance de Platon et d’Aris­
tote; même si l’on admet un voyage d’Hermias à Athènes à un moment où Pla­
ton en était absent, l’inexactitude de Strabon demeure, et A. Brinkmann (art.
cité plus haut, note 21) a montré que ce n’était pas la seule; l’essai de concilia­
tion de S ta rk , Aristotelesstudien, Munich, 1954, p. 22, suivi par D ü rin g ,
Aristotle in the Biographical Tradition, p. 279: Hermias fréquenta l’Académie
sans que Platon le connaisse personnellement, a été à bon droit jugé sophistique
par E . R. H ill , dans T h e Journal of H ellenic Studies, 77,1 (1957), p. 171. —
Sur Hermias, on pourra consulter: P. v o n d e r M ü h ll, art. Hermias, dans Pauly-
W isso w a , Realenc., Suppl. Bd III, 1918, col. 1126-1130; D .E .W . W orm ell,
T h e Literary Tradition concerning Hermias oj Atarneus, dans Yale Classical
Studies, 5 (1 935), p. 55-92; J. Bid ez, Hermias d ’Atam êe, dans Académ ie royale
de Belgique. Bulletin de la classe des lettres, 5° série, t. 29 (1943), p. 133-146
(étude reprise dans Un singulier naufrage littéraire dans l’Antiquité, Bruxelles,
1943; on se gardera de prendre au pied dé la lettre les affirmations de M. Bidez,
qui suit par trop aveuglément l’hagiographie d’Aristote et de Callisthène) ;
l’étude la plus utile reste celle de P. F o u c a r t , Étude sur Didymos d ’après un
papyrus de Berlin, dans Mémoires de l’Académ ie des Inscriptions et Belles
lettres, t. 38 (1 ), Paris, 1906 (la date de 1909, donnée par D üring, Aristotle in
the Biographical Tradition, p. 272, est inexacte; c ’est celle de la publication
de la deuxième partie du t. 3 8 ).
(70) C. M- M u lv an y , Notes on the L egend of Aristotle, dans T h e Classical
Quarterly, 20 (1 926), p. 155, a mis en doute la basse extraction d’Hermias, sous
prétexte que son histoire ressemble trop à celle d’Hermotime, racontée par Hé­
rodote, V III, 104-106: ce serait là pure invention de Théopompe, qui n’aimait
pas Hermias (D ü rin g , A ristotle..., p . 276; Aristoteles, p. 10-11, lui emboîte le
32 L ’EV O LU TIO N D E LA PENSEE D ’A RISTO TE

associé, enfin, vers 351, il lui succéda dans des conditions qui demeu­
rent obscures. Dans la ville voisine de Skepsis résidaient alors deux
anciens élèves de Platon, qui, de retour dans leur ville natale après un
stage à l’Académie, y jouaient les réformateurs, Érastos et Coriscos.
Soucieux d’affermir son pouvoir en nouant de bonnes relations avec
les notables des cités voisines. Hermias entra en relation avec eux; c’est
alors que Platon adressa aux trois hommes sa sixième lettre, qui est en
quelque sorte la charte de la petite communauté platonicienne qui se
fondait ainsi en Asie mineure: Érastos et Coriscos, frais émoulus de
l’Académie, apportent la «philosophie des Idées», Hermias, outre la
puissance, possède la philosophie pratique née de l’expérience; il y a
là de quoi faire une philosophie complète qui puisera dans la contem­
plation du monde idéal les normes d’une réforme du monde d’ici-bas.
Érastos et Coriscos résidaient encore à ce moment à Skepsis (80). Ils
finirent cependant par rejoindre Hermias à Atarnée, et c’est là qu’Aris-
tote et Xénocrate les rejoignirent à leur tour (81). Les quatre hommes,
mais surtout Aristote, devinrent les amis d’Hermias, qui sous leur in­
fluence transforma sa tyrannie en un gouvernement plus modéré; bien
lui en prit, car du coup toute la contrée voisine reconnut volontiers
son autorité, et sa principauté s’étendit tout le long du rivage de l’Éo-
lide, d’Atarnée à Assos.
Hermias garda quelque temps près de lui à Atarnée ses philosophes.
Mais, après le ralliement à son autorité des cités de l’Éolide, «alors, il
en fut si heureux qu’il assigna aux susdits philosophes la cité d’Assos».
Ce texte d’Hermippe, conservé par Didyme, a non sans raison surpris
des historiens comme P. Foucart et: C. M. Mulvany: si Hermias se trou­
vait si bien des services de ses philosophes, pourquoi, au lieu de les
garder près de lui, les a-t-il envoyés le plus loin qu’il pouvait, à l’autre
bout de sa principauté, dans cette cité d’Assos, distante d’Atarnée, par
la route, de près de 200 kilomètres, et par mer de plus de 100, ce qui
rendait toute rencontre entre eux désormais fort difficile ? C. M. Mul-

p as). Comme le remarque justement O. G igon, Interpretationen..., dans M uséum


Helveticum, 15 (1958), p. 172, c’est peut-être vrai, mais difficile à prouver. De
telles, histoires sont trop humaines pour ne pas se répéter, et nous en avons
connu de nos jours de semblables...
(so) Cela ressort de l’expression même de Platon au début de la sixième let­
tre: oiy.EïTE yàg ôf| vEÎTOvéç t e üjuv aûtoïç, 322 c 5-6, cf. P. F o u c a r t , Étude sur
D idym os..., p. 156.
(81) Comme l’a bien montré C. P av ese, Aristotele e i filosofi ad Asso, dans
La Parola del Passato, vol. X V I, fasc. 77 (1961), p. 113-119; à l’exemple de
M. Pavese, je m ’efforce de respecter la chronologie d’Hermippe (cf. D ü rin g ,
Aristotle..., p. 273; Aristoteles, p. 11 ), que Jaeger, Aristoteles, p. 115, et beau­
coup d’autres à sa suite, avaient quelque peu bouleversée.
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 33

vany résout la difficulté en supposant qu’Hermias assigna aux philo­


sophes les revenus de la cité d’Assos, sans qu’ils aient à y résider, ce
qui est contredire une tradition par ailleurs bien attestée (82). P. Fou-
cart, lui, a fait remarquer que, dans le papyrus qui nous a conservé le
texte de Didyme, il y a ici une lacune, et que tout s’expliquerait pour
le mieux si on lisait: «Lorsqu’il en eut assez de leurs discours, il as­
signa aux philosophes la cité d’Assos» (83). La conjecture donne assuré­
ment un enchaînement logique, et elle s’imposerait si l’intention d’Her-
mippe n’était pas manifestement de tracer des rapports des philosophes
et d’Hermias un tableau idyllique: aura-t-il été assez honnête et assez
réaliste pour admettre, comme le faisait Platon dans sa sixième lettre,
que dans l’amitié d’un tyran avec des philosophes, il est inévitable
qu’il y ait des hauts et des bas ? Si on ne le pense pas, il faudra renon­
cer à combler la lacune du papyrus de Didyme, mais il restera légitime
de conjecturer qu’en éloignant les philosophes Hermias appliqua l’une
des règles les plus immuables de la sagesse politique: en confiant à ses
encombrants amis un poste honorable et lucratif, en leur donnant une
demeure sans doute somptueuse, mais lointaine, il évita une rupture
et sauva une amitié.

(82) C .M . M u lv an y , N oies..., dans T h e Classical Quarterly, 20 (1 9 2 6 ),


p. 165. L e séjour à A ssos est attesté, sans p arler de Strabon (D ü rin g , p . 2 7 9 ) ,
p ar Philodèm e (D ü rin g , p. 2 7 7 ) , qui p récise bien: -/al nakiv eôcoxev oIxeïv ttiv
’A craàv... Il est in téressan t de noter que M ulvany ne connaissait pas l’étude de
F o u ca rt et a p erçu la difficulté indépendam m ent de lui.
(83) P .F o u c a r t , Étude sur D idym os..., p . 157-158 (p. 133-134 du tiré-à-p art):
o te [6i] Xoyojv xuoeo]î)eîç, au lieu de: o te [ôfj v.ai •ÛjtEoi'iaJOeiç; de Diels-Schu-
b art, et de o$£v [ôfj in E 0 a v a a ] 8 Elç de D üring, p. 2 7 3 . L a con jecture de F o u cart,
y.ooEaûeiç, est à rap p roch er de la con jecture de D üring dans la Vie d’Aristote
de D iogène L a ërce, § 2 (D üring, p . 2 9 ) : xoQEcrflÉVTa: la lassitude qui fait que
l’élève prend le m aître en dégoût p ou rrait bien avoir été un lieu com m un des
biographes ! D ü rin g , Aristotle in the A ncient Biographical Tradition, p. 2 7 6 , et
P h. M e r la n , Zur Biographie des Speusippos, dans Philologus, 103 (1 9 5 9 ),
p. 2 1 0 , n. 1, repoussent avec dédain la con jecture de F o u cart; m ais ce qui est am u­
san t, ce n ’est pas, com m e le croit D üring, la «déform ation» du témoignage
d ’H erm ippe p ar F o u ca rt, c ’est bien plutôt la naïveté qui fait m éconnaître à D ü­
ring une difficulté qui doit bien être réelle puisqu’elle a été aperçue à la fois
p a r F o u cart et p ar M ulvany (il est cu rieu x de n oter que D üring, qui habituelle­
m ent suit M ulvany, ne le cite m êm e pas i c i ...) . Bien entendu, com m e le re­
m arque justem ent R . W e i l, Aristote et l'histoire. Essai sur la «Politique», P aris,
1960, p. 15, n. 4 1 , le texte d’H erm ippe ne peut vouloir dire qu’H erm ias assigna
les philosophes à une «résidence fo rcée»; il est hors de doute, et ceci répond
à la difficulté de M . M erlan, que le don d ’A ssos, m êm e inspiré p ar la lassitude
et la p rudence, revêtit l’aspect non d ’une rupture mais d ’un geste am ical: là
était l ’habüeté !
34: L ’EV O LU TIO N D E LA PENSEE D ’A R ISTO TE

Quoi qu’il en soit, il est certain que c’est dans le petit port d’Assos
que vers 347 Aristote et Xénocrate fondèrent une nouvelle école, qui
devait sans doute représenter à leurs yeux, face à l’Académie d’Athè­
nes tombée aux mains de Speusippe, la véritable Académie. Coriscos
semble y avoir été un des auditeurs les plus assidus des cours d’Aris­
tote, qui, à force de le voir assis devant lui, pris l’habitude de citer
son nom en exemple: l’homme individuel, par opposition à l’homme
en général, ce sera toujours pour lui Coriscos.
Aristote ne devait pourtant passer que trois années à Assos. Dès
345/4, il quitta Assos pour l’île de Lesbos où il installa une nouvelle
école à Mytilène. Sans doute fut-il attiré là par un de ses élèves d’As­
sos, qui devait devenir son collaborateur le plus fidèle avant d’être
son successeur, Théophraste, originaire d’Érèse dans l’île de Lesbos (84).
Mais cette nouvelle école devait passer, elle aussi, pour une école pla­
tonicienne et un nouveau succédané de l’Académie.
Ces cinq années d’enseignement à Assos et à Mytilène comptent assu­
rément parmi les plus fécondes de la carrière d’Aristote. En pleine force
de l’âge, de 37 à 42 ans, en possession d’une pensée personnelle de­
puis qu’il a rejeté la doctrine des Idées, il se trouve chef d’école et doit
enseigner le cycle complet des sciences. Du coup, l’ère des dialogues
est pour lui révolue, et la période des cours commence: pour à peu-
-près toutes les branches de la philosophie, nous possédons des cours
enseignés par Aristote à Assos et à Mytilène. Si les Topiques datent
peut-être de la période précédente, les premiers et les seconds Analy­
tiques sont sûrement à rattacher à cette période; voilà pour le cours
de logique C85). Le cours de physique est représenté par les livres I à VI

(81) C’est l’hypothèse de W . Jaeger, Aristoteles, p. 116; avant la découverte


de Didyme, on acceptait le récit de Strabon qui attribue le départ des philoso­
phes à la chute d’Hermias; mais, au moins en ce qui concerne Aristote, ce récit
est incompatible avec la chronologie établie par Didyme: le départ d’Aristote
est de 343 et la chute d’Hermias n’eut lieu que deux ans plus tard, en juin 341:
on est surpris de voir des historiens récents s’en tenir encore malgré cela au
récit de Strabon, par exemple G . G l o t z et R. C ohen , Histoire grecque, t. III,
Paris, 1936, p. 437; comme le note R. W e il, Aristote et l’histoire, p. 19, n. 67, la
chronologie de l’histoire d’Hermias est quelque peu rectifiée ibid., t. IV , l ère
partie, Paris, 1938, p. 19-21, mais elle y reste encore bien incertaine.
(85) Nous n’entrons pas ici dans les détails: le problème de la composition
de YOrganon est fort complexe et demanderait de longs développements, des
couches d’âges différents devant être distinguées à l’intérieur même de chacun
des ouvrages qui le composent. Rappelons seulement que pour Fr. S olm sen,
D ie Entw ickîung der aristotelischen Logik und Rhetorik (Neue philologische
Untersuchungen herausgegeben von W . Jaeger, 4. H eft), Berlin, 1929, les Pre­
miers Analytiques marquent le point culminant du développement de la logi­
que aristotélicienne, qui s’achève dans la découverte du syllogisme; on aurait
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 35

et V III de la Physique, par les traités Du ciel et De la génération et


de la corruption (80). Ce sont là des cours qu’Aristote ne devait pas,
dans la suite, refaire sur nouveaux frais. Il en va autrement des cours
qui suivent. Le cours de biologie, d’après M. I. Düring (87), aurait été
remis sur le chantier au moins trois fois. Le premier cours d’Aris-
tote, certainement donné à Assos ou à Mytilène, aurait compris une
première rédaction de l’Histoire des Animaux (c’est le titre tradition­
nel de cet ouvrage, qu’il serait plus juste d’appeler Recherches d’his­
toire naturelle), dont M. D’Arcy W. Thompson et H. D. P. Lee ont
bien montré qu’elle consigne des observations faites pour une forte
proportion dans le nord-ouest de l’Asie Mineure et la région de Les-
bos (8B), ainsi que le traité De la marche des animaux. Un deuxième
cours, qu’il faudrait aussi rattacher à la même période, aurait com-

ainsi l’ordre chronologique: Seconds Analytiques 1 — Topiques — ■ Réfutation


des sophismes —! Seconds Analytiques I I — Premiers Analytiques. Ces vues ont
été rejetées par W . D. Ross, qui maintient l’antériorité des Prem iers Analytiques
par rapport aux Seconds Analytiques (cf. W . D. Ross, T h e Discovery of the
Syllogism, dans T h e Philos. Review, 48, 1939, p. 251-272; Fr. Solm sen, T h e
Discovery of the Syllogism, ibid., 50, 1941, p. 4 1 0 4 2 1 ; W . D. Ross, Aristotle’s
Prior and Posterior Analytics, Oxford, 1949, Intr., p. 6-23); l’opinion de Ross
est confirmée par l’étude de A. M an sio n , L ’origine du syllogisme et la théorie
de la science chez Aristote, dans Aristote et les problèmes de méthode (Aris-
tote, Traductions et études), Louvain-Paris, 1961, p . 57-81; voyez aussi la note
de M . M ig n u cci, La teoria aristotelica délia scienza, Florence, 1965, p. 145-148.
(m) Le livre V II de la Physique est sans doute antérieur, et peut avoir été
écrit à Athènes avant le départ pour Assos; le deuxième livre de la Physique
semble postérieur aux Analytiques, cf. A. M an sio n , Introduction à la Physique
Aristotélicienne, Louvain, 1945, p. v m et 194-195; le livre V III est peut-être
composé de deux parties de dates différentes, mais toutes deux anciennes, d’une
part le ch. 1 (et peut-être le ch. 2 ), d’autre part les ch. 3-10, cf. G. V erb ek e,
La structure logique de la preuve du Prem ier M oteur chez Aristote, dans Revue
philos, de Louvain, 46 (1948), p. 137-160.
(87) I. D ü rin g , Aristotle’s D e partibus animalium, Critical and Literary Com-
mentaries, Gôteborg, 1943, p. 5-37. Les vues exposées par M . Düring dans son
Aristoteles ne sont pas sensiblement différentes.
(8S) Cf. D ’A r c y W . Thompson, T h e W orks of Aristotle translated into English,
t. IV , History of animais, prefatory note, p. v u ; Fr. N uyens, L ’évolution....
p. 147-149; H. D . P. L e e , Place-names and the Date of Aristotle’s Biological
Works, dans T h e Classical Quarterly, 42 (1 948), p. 61-67; P. Louis, Sur la chro­
nologie des œitvres d ’Aristote, dans Bulletin de l’association Guillaume Budé,
N .S. n° 5, juin 1948, p. 91-95; Id., Aristote. Les parties des animaux (Coll...
Budé), Paris, 1956, Intr., p .xix-xxxi (cf. Bull, thomiste, X , 1957-59, n° 210.
p. 124); Id., Aristote, Histoire des animaux. Livres I-IV (Coll... Budé), Paris,
1964, Intr., p .x iv -x v m . Cf. aussi L .T o r r a c a , R icerche sull’Aristotele minore,
Padoue, 1959, notamment p. 53-72.
36 L ’EV O LU TIO N D E L A PENSEE D ’A R ISTO TE

pris le traité De la respiration, les livres II à IV du traité Des parties


des animaux, les traités De la jeunesse et de la vieillesse, De la vie et
de la mort, et des rédactions anciennes des traités De l’âme (réduit à
ses éléments biologiques) et De la sensation. Jusqu’ici les vues de
M. Diiring ne font que préciser celles de M. Nuyens, et il semble qu’on
puisse le suivre avec sécurité. Seul restera en suspens le cas du traité
Du mouvement des animaux, que M. Nuyens rattache à cette période,
tandis que M. Düring voudrait le faire entrer dans le troisième cours
de biologie d’Aristote, celui qu’il donnera plus tard à Athènes. On
pourra encore rattacher à l’enseignement à Assos et à Mytilène, avec
M. H. J. Drossaart Lulofs (89), la seconde partie du traité Du sommeil
(455 b 13 - 458 a 32) et les chapitres II-III du traité Des songes (le
cas du traité De la divination par les songes reste douteux). Enfin
Aristote enseigna à Assos et à Mytilène, la métaphysique, la morale et
la politique. Son premier cours de métaphysique est constitué par les
livres A-B-r et par les livres M (ch. 9-10) et N de la Métaphysique, —
le ch. 1 du livre E et le livre A, que Jaeger plaçait dans cette période,
sont décidément à reporter à la dernière phase de l’évolution de la
métaphysique aristotélicienne (90) ; — son premier cours de morale est

(8a) H . J. D r o s s a a r t L u l o f s , Aristotelis D e insomniis et D e divinatione per


somnum, 1, Préfacé, greek text (Philosophia antiqua, II, 1 ), Leyde, 1947, p. ix-
x l i v . Sir David Ross, Aristotle, Parva naturalia, Oxford, 1945, p. 3-18, notam­
ment p. 13, est d’abord avec M. Drossaart Lulofs pour reporter à la période
intermédiaire au moins les parties que ce dernier regarde comme anciennes,
mais il hésite à couper en deux des traités aussi courts et serait donc porté
pour sa part à les reporter en bloc à cette période. En sens contraire, cf. I. B lo c k ,
cité à la note 113.
(9°) On admet communément l’inauthenticité du livre a , œuvre de Pasiclès
de Rhodes; il semble qu’il faille également considérer comme inauthentique
le livre K , dont les ch. 1-8 sont un résumé des livres A -r de la' Métaphysique
et les ch. 9-12 un résumé de la Physique; cf. A. M an sio n , L e livre X I ou K de
la Métaphysique, dans R evue philos, de Louvain, 56 (1 958), p. 209-221.
Sur la chronologie de la Métaphysique, on pourra lire (outre les études géné­
rales déjà citées, p. 2, n. 3) ; A.-H. C h r o u s t, T h e Composition of Aristotle’s Me-
taphysics, dans T h e N ew Scholasticism, 28 (1 954), p. 58-100 (l’auteur discute
les théories de Jaeger, von Arnim, Oggioni, Nuyens et Zürcher) ; V. G uazzoni
F o à , W erner Jaeger e l'evoluzione del pensiero aristotelico nella metafisica, dans
Aristotele nella critica e negli studi contemporanei (Riv. di filos. neoscôl. sup-
p l... al vol. 48, 1956), Milan, 1956, p. 71-107 (cf. le c.r. de A. M an sion , dans
R evue philos, de Louvain, 57, 1959, p. 61-65) ; W . T h e i l e r , D ie Entstehung der
Metaphysik des Aristoteles..., dans M uséum Helveticum, 15 (1 958), p. 85-105,
notamment p. 101: M . Theiler distingue six étapes dans la formation de notre
M étaphysique actuelle: 1) A Athènes, avant la mort de Platon, les livres A et N;
2) peu après, le livre A (sans le ch. 8) ; 3) A Assos, les livres A 1-6, 8-10 BT E ;
LA PH ASE INSTRUM ENTISTE 37

YÉthiqüe à Eudème et son premier cours de politique est constitué pat


les livres II-III et VII-VIII de la Politique (“ ).

4) A Athènes, vers 335, les livres Z H 0 ; 5) Après 329, la formation du cours


A (1-7) B F E Z 0 I MN; 6) Après la mort d’Aristote, la constitution de notre Méta­
physique par Eudème. — Les vues de I. Düring dans son Aristóteles sont sché­
matisées dans le tableau qu’on trouvera plus loin, après la p. 62.
On voit que la date du livre E reste douteuse: Theiler est d’accord avec Jae-
ger pour le situer à Assos. Nous suivons Fr. N uyens, L ’évolution..., p. 174-175,
qui le rapporte à la période suivante; cette chronologie semble confirmée par
A. M an sio n , L ’objet de la science philosophique suprêm e d’après Aristote, M é­
taphysique, E , 1, dans Mélanges de philosophie grecque offerts à M gr Diès, Paris,
1956, p. 151-168; Id., Philosophie prem ière, philosophie seconde et métaphysique
chez Aristote, dans R evue philos, de Louvain, 56 (1 9 5 8 ), p. 165-209.
L e point névralgique de la chronologie de la Métaphysique reste cependant
la date du livre A . O n est assez généralem ent d ’acco rd pou r reconnaître que
c ’était prim itivem ent un traité indépendant. M ais, p our Ja e g e r, Aristóteles,
p. 228-236, c ’était un traité ancien, en core tou t platonicien, qu’il situait cepen­
dant dans la deuxièm e période de l ’activité littéraire d ’A ristote, à A ssos;
W . Theiler le rep orte au con traire à la prem ière période, celle de l’Académ ie,
avant la m ort de P laton, et il est suivi p ar D ü rin g , Aristotle’s Protrepticus,
p. 2 8 7 . U n autre co u ran t s’est cependant form é, qui tend à faire de A u n traité
plus récen t: A . M an sio n , La genèse de l’œ uvre d’Aristote, dans Revue néo-scol.,
29 (1 9 2 7 ), p . 327-28 et 338-341, le d éclare moins platonicien que ne le veut
Jaeger et postérieur en tout cas à Physique V III; H. v o n A rn im , D ie Entstehung
der Gotteslehre des Aristóteles, V ienne, 1931, p. 53-68, notam m ent p. 5 4 , tout en
étant d’acco rd p our le d éclarer postérieur à Physique V III, pense que les lignes
1172 b 31 ss n ’ont pu être écrites qu’avant la m ort de Speusippe, donc vers 3 3 8 ,
avant le retour à A thèn es; E . O ggioni, La «filosofía prima» di Aristotele. Saggio
di ricostruzione e di interpretazione (U niv. catto lica del S acro Cuore. Saggi e
R ice rch e ), M ilan, 1939, p. 2 9 , adopte cette date de 3 3 8 , tou t en soutenant que le
livre A est le dernier de la série métaphysique, qui serait ainsi achevée dès la
deuxièm e période de la pensée d ’A ristote; au con traire, F r. N uyens, L ’évolu­
tion..., p. 181-184, p lacera le livre A à l ’époque du traité D e l’âme, vers 3 3 0 à
A thènes. Cf. plus loin, p. 55.
Je n’ai pas mentionné le livre de G. R e a le , Il concetto di filosofía prima e
l’unità délia, metafísica di Aristotele (Pubbl. dell’Univ. del Sacro Cuore), Mi-
lan, 1961, qui défend une lecture «unitaire» de la Métaphysique et répudie tout
essai d’explication génétique (3 t'mo éd. revue et augmentée, 1 9 6 7 ).
(91) Nous considérons le cours de morale et le cours de politique comme
d eux cours différents, la distinction de la morale et de la politique semblant
bien remonter à Aristote lui-même, cf. plus loin notre commentaire sur EN , I,
1, 1094 b 11.
La chronologie de la Politique demeure discutée. Nous ne' nous arrêterons
pas aux vues de H. v o n A rnim , Z u r Entstehungsgeschichte der aristotelischen
Politik, Sitzungsber. d. Ak. d. W . in Wien, Philos, hist. Kl.., Bd 200, Abh. 1,
Vienne, 1924, qui voulait y reconnaître quatre couches: 1) les livres I-III, écrits
38 L ’EV O LU TIO N D E LA PEN SÉE D ’À RISTO TE

Aristote était depuis deux ans dans l’île de Lesbos lorsque, en 343/2,
Philippe de Macédoine fit appel à lui pour être le précepteur de son
fils Alexandre, alors âgé de treize ans. C’est probablement à la re­
commandation de son ami Hermias qu’Aristote dut d’obtenir ce poste
que les personnages les plus en vue, et notamment ses adversaires
Isocrate et Speusippe, avaient brigué. Hermias était à ce moment mê­
me engagé avec Philippe dans des négociations secrètes en vue d’une
alliance contre la Perse, et il est possible qu’il ait été heureux d’avoir
auprès du roi de Macédoine un homme de confiance. Le malheureux
Hermias devait d’ailleurs dès l’année suivante, en 341, à la grande joie
de Démosthène qui, dans sa quatrième Philippique attend merveille
de l’événement (02), tomber dans les mains des Perses: un chef de

à Assos; 2) les livres IV-V ( + V I ) , écrits tout au début du second séjour à


Athènes; 3) le livre II, vers 330; 4) enfin les livres V II-V III, inachevés, datant
des dernières années de la vie d’Aristote; ces vues semblent abandonnées. Par
contre, il reste une hésitation sur la date des livres I-III; E . B a rk e r, T h e life of
Aristotle and the Composition and Structure o f the Politics, dans T h e Classical
Review, 45 (1 931), p. 162-172, plaçait les livres V II-V III à Assos, les livres
I-III à Pella, les livres IV -V I à Athènes; mais il a abandonné ces vues pour
reporter la Politique en bloc à Athènes, cf. T h e Politics of Aristotle, Oxford,
1946, intr., p. x l i i ; Willy T h e ile r, Bau und Zeit der aristotelischen Politik, dans
M uséum Helveticum, 9 (1952), p. 65-78, distingue quatre étapes dans là forma­
tion de la Politique: 1) les livres V II-V III, en une première rédaction, à Àssos
ou Mytilène; 2) les livres I et III en rédaction primitive et les livres V II-V III
avec des additions, vers 335; 3) les livres IV-VI, en première rédaction et sans
lien avec III, entre 329 et 326; 4) les livres I et III, remaniés, et le livre IV
avec des additions et des doublets, vers 325; le livre II reste douteux; le fond
serait ancien, mais certaines parties, tel le ch. 12, récentes. R . W eil, Aristote et
l’histoire..., Paris, 1960, confirme dans l’ensemble, tout en les nuançant, les
conclusions de Jaeger: V II-V III, ainsi que la plus grande partie de II, sont an­
ciens; III est un peu plus récent, mais tous sont antérieurs à 336; ils ont cepen­
dant été remaniés plus tard; les livres «réalistes», IV-VI, datent d’après 336, mais
V a pu être complété très tard (p. 3 2 3 ). Le livre de P. A. M eijer, Chronologie
en redactie van Aristóteles’ Politica (Bibl. classica van Gorcumiana, 10 ), Assen,
1962, m ’a été inaccessible. R. L a u re n ti, Genesi e formazione délia «Politica» di
Aristotele (Il pensiero antico... Prima serie, vol. quinto), Padoue, 1965, s’appuie
sur la présence dans la Politique de deux schémas de classification des constitu­
tions, l’un plus philosophique développé au livre III, l’autre plus concret déve­
loppé au livre IV , pour aboutir à distinguer l’ancienne Politique (11,1-8, III,
V II-V III) de la nouvelle Politique (IV-VI) écrite au début du second séjour
à Athènes; I serait une introduction philosophique à la politique, laissée inache­
vée et à rattacher à l’ancienne Politique.
(92) Cf. Quatrième Phil., 32: «L ’agent du même Philippe, le complice de tou­
tes ses machinations contre le Roi, vient d’être arraché de chez lui. Ainsi le
Roi va être instruit de toute l’affaire, non par nos dénonciations qu’il pourrait
LA PH ASE INSTRUM ENTISTE 39

mercenaires à la solde du grand roi, Mentor de Rhodes, après avoir


vainement tenté de la force, l’attira dans un guet-apens et le livra à
Artaxerxès. Qu’advint-il alors du tyran d’Atamée ? Il est difficile de le
savoir. Didyme Chalcentère, dont le commentaire sur les Philippiques
de Démosthène est ici notre principale source, cite trois témoignages
contradictoires: Théopompe, violemment hostile à Hermias, assure qu’il
fut mis en croix et ajoute que c’était bien fait; Callisthène, le neveu
d’Aristote, qui avait composé une vie d’Hermias dans le plus pur style
de l’hagiographie, jure qu’il eut une conduite héroïque, refusant dans la
torture de livrer les secrets dont il était dépositaire, à tel point que le
grand roi plein d’admiration lui eût fait grâce, sans l’hostilité de Men­
tor et du satrape Bagôas; un anonyme, peut-être Hermippe, dit qu’il
mourut en prison, et c’est probablement là la vérité, à laquelle il faut
sans doute ajouter que, s’il eut la vie sauve, c’est qu’il avait bel et bien
parlé ... (03). Mais c’est ce que ne pouvait admettre l’amitié d’Aristote,
et c’est lui qui a inspiré le panégyrique de Callisthène; nous en avons
pour témoins l’épitaphe et l’hymne en l’honneur d’Hermias qu’il com­
posa alors et qui faillirent plus tard lui coûter la vie (M). Au moment
de la chute d’Hermias ses amis avaient réussi à s’enfuir et une partie
au moins d’entre eux se réfugièrent, comme il était naturel, à la cour
de Macédoine; de leur nombre était Pythias, une jeune sœur d’Hermias
qu’il avait élevée comme sa fille; Aristote lui-même racontait, dans
une lettre adressée plus tard à Antipater, comment son amitié même
pour Hermias lui avait fait remarquer cette femme sage et bonne; ren­
due plus touchante par les malheurs qui venaient de frapper son frère;
il avait alors 44 ans; ce n’était pas trop tard pour se marier, puisque
Aristote lui-même avait enseigné dans son cours de Politique qu’un
homme ne doit pas se marier avant l’âge de 37 ans (05), mais enfin il
était temps d’y songer: vers 340 donc, Aristote épousa Pythias (B6).
croire suggérées par notre intérêt particulier, mais par celui-là même qui a mon­
té le coup et qui a tout arrangé. Il en résulte qu’il y croira, et ce que nos dé­
putés auront à ajouter ne manquera pas d’être écouté de lui avec faveur» (trad.
M. C r o i s e t , Démosthène, Harangues, t. II (coll. Budé), Paris, 1925, p. 128).
L ’identification de cet agent de Philippe avec Hermias est assurée par Didyme,
et du coup se trouve établie la date de la chute d’Hermias, car le discours de
Démosthène est du mois de juin 341; cf. G l o t z et Cohen, Histoire grecque,
t. III, p. 329.
(B3) Cf. P. F o u c a r t , Étude sur D idym os..., p. 40-41 et 130-121 (du tiré-à-part).
(M) Cf. plus loin, p. 57; pour le texte de ces écrits d’Aristote, cf. plus haut,
p. 5, note 2. .
(B5) Cf. plus haut, p. 16, n. 33.
(os) Nous suivons le récit d’Aristoclès, dans E usèbe, Praepar. evang., X V , 2;
D ü rin g , Aristotle..., p . 267-268; selon Strabon et Diogène Laërce, V , 3, c ’est
Hermias lui-même qui aurait donné Pythias en mariage à Aristote, mais nous
40 L ’EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A RISTO TE

Aristote se consacra pendant trois ans à l’éducation d’Alexandre,


dans le château royal de Miéza, proche de Pella, la capitale de Philippe.
«Sous la conduite d’Aristote, (Alexandre) apprend à goûter l’épopée,
les tragiques et les lyriques. L’orientation très littéraire de l’enseigne­
ment que donnait alors le Stagirite fournit à ce dernier l’occasion de
pratiquer tous les poètes grecs et surtout Homère. C’est à l’époque de
Miéza que se situe la fameuse recension de YIliade ..., c’est vraisembla­
blement d’alors que datent diverses études sur les poètes, au premier
rang desquelles il faut citer les Difficultés homériques. Le dialogue
Sur les poètes, première esquisse d’une poétique aristotélicienne, re­
monte aussi sans doute à la même époque. M. Rostagni, qui cherche
à reconstruire l’ouvrage, y découvre les traces d’une opposition décla­
rée à la poétique platonicienne et des attaques contre la théorie des
Idées; c’est que la fréquentation assidue des poètes a conduit le philo­
sophe à poser à nouveau le problème de la poésie et à y chercher sa
propre réponse. Une éducation trop exclusivement tournée vers le culte
du beau ne pouvait suffire à un futur chef d’État. Aussi le Stagirite
ne négligea-t-il pas de préparer son royal disciple à la haute mission
qu’il allait bientôt assumer. Jaeger estime, avec beaucoup de chances
d’être dans le vrai, que» le traité De la royauté «fut écrit à l’intention
d’Alexandre, pendant le préceptorat» (07).

avons vu que le récit de Strabon ne mérite aucune créance (cf. plus haut, ch. I,
n. 7 8 ), tandis que le récit d’Aristoclès s’appuie sur le témoignage d’Aristote lui-
même dans sa lettre à Antipater (cf. plus haut, ch. I, n. 2) ; Strabon encore fait
de Pythias la nièce d’Hermias; Diogène Laërce hésite: c ’était sa fille ou sa
nièce (V, 3 ) , tandis que la Vita menagiana (éd. D ü rin g , p. 82, § 2 ) n’hésite
pas à affirmer que c ’était sa fille, bien qu’il fût eunuque) ! . \
(07) P. M o ra u x , Les listes an ciennes..., p. 340-341. Nous nous en sommes tenu
dans ces pages à la thèse traditionnelle, qui est encore acceptée par I. D ü rin g ,
Aristoteles, p. 12. Cependant O. G igon, Vita Aristotelis marciana, p. 52-55, et
surtout A.-H. C h ro u s t, Was Aristotle Actually the Preceptor of Alexander the
Great, dans Classical Folia, 18 (1 964), p. 27-33, ont souligné que les témoigna­
ges qui font expressément d’Aristote le précepteur d’Alexandre sont rares et
tardifs; M . Chroust incline à voir dans le préceptorat une légende, pieuse in­
vention d’élèves d’Aristote (Andronicus de Rhodes ?) qui croyaient ainsi grandir
leur maître, ou plutôt maligne invention d’ennemis du philosophe: Alexandre,
après le meurtre de Càllisthène, fut considéré dans le Lycée comme un monstre;
n’était-il pas de bonne guerre de faire endosser au chef de l’école la responsa­
bilité de la formation du monstre que dénonçaient les disciples et de montrer'par
là l’échec de sa pédagogie ? Il est certain que, sans même parler du meurtre de
Càllisthène, Alexandre, par sa politique cosmopolite, prit le contrepied de la
politique d’Aristote, encore liée à l’idéal de la cité grecque: il est possible que,
tant qu’elle fut consciente de cet échec, l’école péripatéticienne ait gardé sur le
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 41

A partir de l’été 340, Alexandre, nommé régent du royaume en l’ab­


sence de Philippe, commence sa vie politique, et Aristote se trouve libre.
«C’est alors qu’Aristote obtint l’accord et l’appui de Philippe et de
son fils pour relever de ses ruines sa bourgade natale, rasée neuf ans
plus tôt par les Macédoniens. Mille difficultés entravèrent l’audacieu­
se entreprise. Le philosophe s’en plaignit, mais ne se découragea pas.
Après de longs efforts, il put donner des lois à sa patrie reconstruite,
et passer pour son second fondateur. C’est peut-être à Stagire même
qu’il demeura jusqu’en 335/4, année de son retour à Athènes» (°8).
Sans doute est-ce à ce séjour à Stagire et au rôle de législateur qu’Aris-
tote y assuma qu’il faut rattacher le début des recherches qui, pour­
suivies pendant de longues années, devaient aboutir à la fameuse col­
lection qui réunissait 158 constitutions de cités grecques ou d’États bar­
bares. Peut-être aussi est-il permis de conjecturer que c’est vers la fin
de ce séjour à Stagire qu’Aristote perdit sa femme Pythias. Elle lui avait
donné une fille, nommée elle aussi Pythias, — ne serait-ce pas en sou­
venir de sa mère, et n’est-il pas vraisemblable que c’est la naissance de
cette fille qui coûta la vie à sa mère ? — Pythias, en mourant, deman­
da à ce que ses os fussent plus tard réunis à ceux de son époux, et

préceptorat un silence prudent. N’est-il pas remarquable que le plus ancien té­
moignage que nous ayons sur le préceptorat d’Alexandre, celui d’Alexinos (dans
D ü rin g , Aristotle..., p. 3 7 4 ), nous montre en Alexandre un élève rétif, qui vo­
missait les discours d’Aristote pour lui préférer d’autres maîtres ? Mais, si les
textes qui font expressément d’Aristote «le précepteur» d’Alexandre sont rares
et tardifs, ceux qui attestent son séjour à la cour de Macédoine, ses relations
avec Philippe et avec Alexandre, sont nombreux et anciens; il reste donc pro­
bable que, si Aristote n’a pas été le «maître» qui a inspiré la politique d’Alexan­
dre, s’il n’a même pas été peut-être son unique «précepteur», il a au moins été
un des philosophes de la cour. — Sur les développements légendaires de l’his­
toire des rapports entre Alexandre et Aristote dans la tradition arabe, cf.
M. B r o c k e r , Aristoteles als Alexanders L eh rer in der Legende, diss. de Bonn,
Bonn, 1966.
(9S) Ibid., p. 341-342. — C. M . M u lv an y , Notes on the L egend of Aristotle,
dans T h e Classical Quarterly, 20 (1926), p. 162-164, suivi par D ü rin g , Aristotle...,
p. 59, a mis en doute toute l’histoire de la destruction et du relèvement de Sta­
gire: la cité n’a pas eu à être rebâtie parce qu’elle n’avait pas été. détruite, e t
elle n’a pas été détruite parce que, colonie d’Andros, elle ne faisait' pas partie
de la ligue chalcidienne et n’était donc pas impliquée dans la guerre d’Olynthe;
avec de pareils arguments, les historiens futurs n’auront aucune peine à prouver
que les Allemands n’ont envahi la Belgique ni en 1914 ni en 1940... Il est plus
sûr de s’en tenir aux textes, qui semblent dériver de la V ie d’Hermippe: Dio-
gène Laërce, V, 4 (éd. Düring, p. 31) ; Vita mardana (éd. Düring, p. 100, § 17;
éd. Gigon, lignes 81-90, avec le commentaire, p. 56-57); Vita latina (éd. Düring,
p. 153, § 1 7 ) ; autres témoignages dans Düring, p. 290-294.
42' L ’ÉV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A R ISTO TE

Aristote dans son testament prit ses dispositions en conséquence


n’est-ce pas une preuve émouvante de l’affection qui les avait unis ?
Cependant, après la mort de Pythias, Aristote qui avait alors, si notre
conjecture est exacte, près de 49 ans, mais se trouvait chargé d’une
fille en bas âge, se remaria, et ce qui laisse croire que l’événement eut
lieu à Stagire, c’est que sa seconde femme, Herpyllis, était une stagi-
rite (I0°), qui avait commencé par être sa servante. Il est d’ailleurs dif­
ficile de dire ce qu’Herpyllis fut exactement pour Aristote: les détrac­
teurs des philosophes faisaient d’elle simplement son «amie» (ètaLoa),
c’est-à-dire sa maîtresse (101), ce qui semble pure calomnie; Timée, qui
n’aimait pourtant pas Aristote, fait d’elle sa concubine (îtcdXaxr)), tan­
dis qu’Aristoclès, en assurant qu’Aristote l’épousa (eynuEv) semble
bien faire d’elle sa femme légitime (102). En tout cas, Aristote, dans son
testament, rend hommage au dévouement qu’elle eut pour lui et prend
soin d’assurer son avenir (103). C’est elle qui lui donna le fils, Nicoma-
que, qui devait plus tard éditer le cours de morale de son père; mais,
à la mort de celui-ci en 322, il n’était encore qu’un tout petit en­
fant C 4.)

( 9B) D io g èn e L a ë r c e , V , 16 (éd. D üring, p. 37, 3 c ) .


(io°) Aristoclès l’affirme (dans E usèb e, Praepar. evang. X V , 2 ; éd. Düring,
p. 3 7 1 ). Il est possible, comme le veut D ü rin g , Aristotle..., p. 270, que l’assertion
d’Aristoclès soit basée sur le Testament d’Aristote, mais en ce cas il faut avouer
qu’Aristoclès a correctement interprété le testament: Aristote n’envisage en effet
pour le sort futur d’Herpyllis que deux possibilités: ou elle restera à Chalcis,
ou elle se retirera à Stagire, ce qui suppose bien qu’elle était originaire de cette
ville; Testament, dans D io g èn e L a ë r c e , V , 14 (éd. Düring, p. 3 6 ).
(101) Texte cité par Hermippe, dans D ü rin g , Aristotle, p. 269. L a V ie d’Her-
mippe étant un panégyrique d’Aristote, Düring a sans doute raison de dire qu’Her-
mippe ne faisait pas sienne cette assertion; O. G igon , Interpretationen..., dans
M uséum Helveticum, 15 (1958), p. 155, maintient l ’attribution du texte! à Her­
mippe, mais il doit pour cela lui donner un sens laudatif: Aristote aurait fait
preuve de grandeur d’âme en gardant près de lui jusqu’à sa mort sa maîtresse...
L ’explication est sans doute trop subtile !
(102) Cf. Timée, cité par D io g èn e L a ë r c e , V , 1 (éd. Düring, p. 29) et par
Proclus (éd. Düring, p. 2 6 9 ); de Timée semble dépendre la Vita menagiana,
§ 4 (éd. Düring, p. 82 et 269) ; Aristoclès, dans E u sèb e, Praepar. evang. X V , 2
(éd. Düring, p. 3 7 6 ). Les juristes n’ont pu décider si Herpyllis devait être con­
sidérée comme une concubine ou comme une épouse (cf. D ü rin g , Aristotle...,
p. 269-270).
(103) Dans D io g èn e L a ë r c e , V , 12 et 13-14 (éd. Düring, p. 35-36).
(104) C . M . M u lv an y , N otes..., dans T h e Classical Quarterly, 20 (1926),
p. 158-159, a soutenu que Nicomaque était le fils légitime d’Aristote, et que par
conséquent il n’était pas le fils d’Herpyllis, mais bien de Pythias; il est suivi
par D ü rin g , Aristotle, p. 263, 265-267, 269; Aristoteles, p. 14; et par M . P lë z ia ,
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 43

En octobre 335, Alexandre, qui a succédé à Philippe assassiné en


336, écrase la dernière révolte de la Grèce: Thèbes est rasée, Athènes
se soumet. Aristote profite aussitôt de la paix pour rentrer à Athè­
nes qu’il avait quittée depuis treize ans (105). Durant son absence,
en 340/39, Speusippe était mort. Frappé de paralysie, il avait eu le
temps de prévenir de sa fin prochaine Xénocrate, qui s’était empressé
de rentrer à Athènes, et qui, lorsqu’il s’était agi d’élire le nouveau
chef de l’Académie, l’avait ainsi emporté sur Aristote absent (10li). C’est
sans doute à la1suite de cet événement qu’Aristote, frustré une seconde
fois dans ses ambitions, comprit qu’il était temps pour lui de rompre
avec l’Académie, dont jusque là il n’avait pas cessé de faire partie,
encore que sa pensée ait pris un tour de plus en plus personnel: mais
s’éloignait-elle plus du platonisme authentique que ne le faisaient les
théories de Speusippe et de Xénocrate ? Quoi qu’il en soit, à peine
arrivé à Athènes, il loua quelques maisons au nord-est de la ville, entre
le mont Lycabette et l’Ilüssos, près du Lycée, gymnase consacré à
Apollon Lycien qui avait été un des lieux favoris de Socrate. C’est
là qu’il fonda sa nouvelle école rivale de l’Académie, le Lycée (107); en

Aristotelis Epistularum Fragm enta..., p. 156-157. Le Testament d’Aristote, font


remarquer nos critiques, ne met pas en doute les droits de Nicomaque à la
succession de son père: c ’est exact, mais qu’en conclure ? La loi athénienne, qui
excluait les enfants illégitimes de la succession (cf. A .R.W . H a r r js o n , T h e Law
of Athens. T h e Family and Property, Oxford, 1968, p. 61-70), ne saurait être
invoquée ici: ce n’est évidemment pas elle qui régissait un testament rédigé à
Chalcis par un Stagirite ! E t même si l’on suppose, gratuitement, que le droit
auquel se réfère le testament d’Aristote était identique au droit athénien, on
peut aussi bien en conclure que le mariage d’Aristote et d’Herpyllis fut un
mariage légitime (cf. supra, n. 102). Reste que dans son Testament Aristote
parle de ses enfants, de sa fille Pythias et de son fils Nicomaque, sans préciser
qu’ils n’étaient pas de la même mère: c ’est exact encore, mais pourquoi l ’au-
rait-il fait ? Il n’y a donc aucune raison de «reconstruire» les témoignages en
supposant que Timée aurait simplement dit qu’Aristote avait eu de sa concu­
bine un fils dont il taisait le nom, tandis qu’Hermippe, de bonne foi mais à
tort, arait cru qu’il s’agissait là de Nicomaque ! Ici encore, il est préférable
de s’en tenir aux textes tels qu’ils sont; ainsi pense O. G igon, Interpretationen...,
dans M uséum Helveticum, 15 (1958), p. 155; Id., Vita Aristotelis marciana,
p. 28.
(103) C f. A.-H. C h r o u s t, Aristotle Returns to Athens in the Y ea r 335 B.C.,
dans Laval théol. et philos., 33 (1 967), p. 244-254.
(îos) c f . Ph. M e r la n , T h e Successor of Speusippus, dans Transactions of the
Am erican Philological Association, 77 (1 9 4 6 ), p. 103-111; Id., Z ur Biographie
des Speusippos, dans Philologus, 103 (1 9 5 9 ), p. 212.
(>07) Je suis ici W . D . Ross, Aristote, trad. française, Paris, 1930, p. 14. —
J ’avoue ne pas comprendre la belle assurance avec laquelle I .D ü r in g , A ris-
44 L'ÉV O LU TIO N D E LA PENSÉE D’A RISTO TE

334, à l’âge de 50 ans, il reprit ses cours (I0S). Pendant quelques an­
nées, jusque vers 330, il dut se contenter pour une large part de redon­
ner les cours qu’il avait composés à Assos et Mytilène, quitte à les
remanier et à les compléter. C’est ainsi que le cours de physique qu’il
donna alors comprenait sans doute la Physique, les traités Du ciel et
De la génération et de la corruption,tous composés à Assos, mais rema­
niés et complétés par une nouvelle série de cours, les Météorologiques;
il y a ainsi dans ce cours, comme l’écrit Mgr Mansion, «des matériaux
d’un peu toutes les époques; l’auteur a mis ensemble des notes où l’on
retrouve encore des traces de sa pensée et de sa doctrine à un stade
antérieur de leur évolution, à côté d’exposés rédigés au moment mê­
me où il formait la série, voire postérieurs à ce moment. Il n’a pas jugé
nécessaire néanmoins d’unifier de façon absolue et jusqu’aux nuan­
ces la doctrine contenue dans ces exposés, empruntés à des époques
diverses et à des rédactions successives. Il semble au contraire avoir

totle..., p. 250, 260; Aristóteles, p. 13, invoque le droit athénien pour nier qu’Aris-
tote ait fondé une «école» au sens «matériel et juridique» du mot. Certes, la loi
athénienne ne reconnaissait pas aux métèques Vegktèsis, c ’est-à-dire le droit de
propriété immobilière, mais les exceptions à cette loi n’étaient pas rares (cf.
D arem b erg -S ag lio , Dict. des antiquités, t. il, ! re partie, p. 494-495) et absolu­
ment rien ne nous autorise à dire qu’Aristote n’a pas bénéficié d’une de ces
nombreuses exceptions; au reste, de telles lois sont faites pour être tournées: il
suffit d’avoir un prête-nom... Le texte de Diogène Laërce, V , 39 (éd. H . S. Long,
t. I, p. 2 1 6 ), ne favorise nullement la négation de M. Diiring; R. G e n a ille ,
Diogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Trad. nou­
velle, 1.1, Paris, 1933, p. 218, n’a peut-être pas rendu très littéralement les mots
de Diogène Laërce en traduisant: «On rapporte encore qu’il eut en sa posses­
sion après la mort d’Aristote le jardin de celui-ci, grâce à Démétrios de Pha-
Ière qiii était son ami», mais il en a sûrement mieux saisi l’intention que M. Dii­
ring; la continuité de l’école est partout supposée par Diogène Laërce (cf. V,
3 6 ); Théophraste dans son testament lègue un terrain qu’il possédait à Stagire
(V, 52) : de qui le tenaitdl, sinon d’Aristote ? Il est donc normal de penser que
c ’est d’Aristote aussi que Théophraste tenait les locaux de l’école (et il fallait
bien que du vivant d’Aristote elle ait été logée quelque part !) ; si une interven­
tion de Démétrius a été nécessaire, c ’est simplement pour que le métèque Théo­
phraste puisse entrer en possession de ces locaux et les mettre à son nom; sans
doute Démétrius lui fit-il concéder Vegktèsis, tout comme quelque autre ami avait
pu la faire concéder à Aristote. Cf. infra, p. 333, Addenda.
(108) C’est intentionnellement que j’omets ici de mentionner les «renseigne­
ments» que nous donne Aulu-Gelle sur l'organisation des cours au Lycée; cf.
plus loin, p. 64; par contre on trouvera dans H . Ja c k so n , Aristotle’s Lecture-
room and Lectures, dans .T h e Journal of Philology, 35 (1 920), p. 191-200, des
renseignements intéressants, tirés de l’œuvre même d’Aristote, sur le matériel
scolaire, tableaux, etc. qu’il utilisait; cf. plus loin, comm. sur E N , II, 7, 1107 a
32-33.
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 45

réduit au strict minimum ce travail d’unification, comme s’il avait con­


science davantage de l ’unité de sa pensée à travers les différents sta­
des qu’elle pouvait avoir parcourus, que des différences engendrées
par ce développement lui-même. Ce développement devait, dans ce
cas, lui paraître comme un accroissement suivant la même ligne, bien
plutôt que comme une révolution faisant table rase d’une partie de son
passé intellectuel» (109). C’est ainsi également qu’Aristote donna à cette
époque leur forme définitive à son cours de poétique et à son cours de
rhétorique, et rédigea sous leur forme actuelle la Poétique (uo) et la
Rhétorique, dont le fond primitif peut être notablement antérieur (m).
( 10°) A. M an sion , Introduction à la Physique Aristotélicienne, Louvain, 1945,
p. 21-22.
(no) Divers essais ont été tentés récemment pour distinguer dans la Poétique
des couches d’âge différent; ainsi M. K. L ie n h a rd , Z ur Entstehung und Ge-
schichte von Aristoteles’ Poetilc, Zurich, 1950; D. d e M o n tm o llin , La Poétique
d’Aristote, T exte primitif et additions ultérieures, Neuchâtel, 1951; M. de Mont­
mollin veut distinguer dans l’histoire de la poétique aristotélicienne quatre éta­
pes: l)f le dialogue Sur les poètes (cf. plus haut, p. 4 0 ), qu’il rapporte à la
période initiale, c ’est-à-dire au séjour à l’Académie; 2) la partie primitive de la
Poétique, qu’il situe pendant la période intermédiaire; 3) des additions à ce
texte primitif, faites au cours de l’enseignement athénien; 4) un traité perdu,
qui serait celui auquel, renvoie Aristote dans la Rhét., III, 2, 1404 b 37 - 1405 a
6. Rien de tout cela ne semble très solide; l’ouvrage de D. de Montmollin no­
tamment est vicié par la distinction arbitraire qu’il fait entre la Poétique, sim­
ple cahier de cours à l’usage personnel d’Aristote selon lui, et les autres ouvrages
scientifiques d’Aristote, cahiers de cours eux aussi, mais tout prêts à être mis
entre les mains des élèves et recopiés par eux; en réalité, il n’y a aucune dif­
férence de facture entre la Poétique et les autres cours d’Aristote, et M. de Mont­
mollin a été trop généreux dans l’invention des «additions»; cf. Ch. O .B r in k ,
dans Gnomon, 24 (1 952), p. 379-381 et A.-J. F e s tu g iè r e , Su r le texte de la Poé­
tique d ’Aristote, dans R evue des études grecques, 67 (1954), p. 252-258. M , Dü-
rin g , Aristoteles, p. 50 et 126, place la première rédaction de la Poétique à
Athènes entre 360 et 355, mais il croit que c ’est une illusion de prétendre distin­
guer les éléments originels des additions postérieures.
(m ) De tous les ouvrages d’Aristote, la Rhétorique, ou plus exactement les
deux traités distincts que sont la Rhétorique, livres I-II, et la Rhétorique, livre
III, dont le vrai titre est D e l’art de dire (jtaoi âéHecoç) , sont sans doute les plus
difficiles à dater; les critères doctrinaux en effet ne sauraient ici valoir, puisque,
par définition, la rhétorique ne se préoccupe que des idées courantes: pour
persuader les gens, c ’est à leurs idées à eux qu’il faut faire appel (Rhét., I, 1,
1355 b 24-29) ; on lira sur ce point les justes remarques de Mgr M an sion , Autour
des Éthiques d ’Aristote, R evue Néoscol., 33 (1931), p. 225-228; on ne saurait
en particulier prétendre que la Rhétorique est antérieure à l'Ëthique à Nicomaque
ou même à l’Ëthique à E udèm e parce qu’elle fait comme si elle en ignorait les
doctrines. Restent les allusions aux événements du temps, qui semblent obliger
à reporter les ch. 23 et 24 du livre II après 3 3 9 /3 3 8 (allusion à la demande faite
46 L'EV O LU TIO N D E L A PEN SEE D ’A RISTO TE

Enfin Aristote refit sur nouveaux frais son cours de politique, le nou­
veau étant essentiellement constitué par les livres IV-VI de la Politi­
que, auquel on peut joindre le livre I, cours d’introduction écrit après
coup (“ ), et son cours de morale; le nouveau cours de morale qu’il
rédigea alors est précisément YÊthique à Nicomaque (ns).

par Philippe aux Thébains du droit de passage en 339, 1397 b 38 - a 4; allu­


sion au discours de Démade contre Démosthène après Chéronée en 338, 1401 h
32-34) et l’allusion à la diction de l’acteur Théodore, qui montre que le traité D e
l’art de dire a été écrit à Athènes (1404 b 2 2 ). Restent aussi les renvois à la
Poétique qu’on trouve tant au livre I, 11, 1372 a 1, qu’au livre III, 2, 1405 a 5-6
et 18, 1419 b 5-6; mais on sait le peu de valeur de ces renvois (cf. plus loin,
p. 89, n. 6 0 ). M. I. D ü rin g , Aristotle the Scholar, dans Arctos, Acta philol.
Fennica, N.S. I (1 954), p. 73, n. 4 , veut voir dans les livres I-II (jusqu’au ch. 22)
de la Rhétorique des écrits contemporains des Topiques et il défend la même
chronologie dans son Aristoteles; l’hypothèse est séduisante, mais on ne peut
dire qu’elle soit démontrée. Cf. plus haut, p. 12, n. 26.
(u2) Telle est la position de Jaeger; mais cf. plus haut, ch. I, note 91.
(113) Cette chronologie de YÊthique à N icom aque a été établie par Fr. Nuyens,
L ’évolution..., p. 189-193; nous la confirmerons dans notre commentaire (cf.
plus loin, t. II, Table alphab., s.v. chronologie). Nombreux ont été ces dernières
années les critiques qui ont essayé de battre en brèche la datation de Nuyens.
Citons, par exemple; J. Léon ard , L e bonheur chez Aristote, Bruxelles, 1948,
p. 201-208, qui veut trouver l’hylémorphisme tout au moins dans le livre X de
YÊthique à Nicomaque, et a été suivi par R . S ta rk , Aristotelesstudien, Munich,
1954, p. 100-101; D . A. Rees, Theories oj the Soul in the Early Aristotle, dans
Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century, Göteborg, 1960, p. 191-200;
I. B lock , T h e O rder of Aristotle’s Psychological Writings, dans Am erican Jour­
nal oj Philology, 82 (1 961), p. 50-77; W . E. May, T h e Structure and Argument
o j the Nicomachean Ethics, dans T h e N ew Scholasticism, 36 (1 962), p. 1-28;
W. F . R. H ard ie, Aristotle’s Treatm ent oj the Relation Betw een the Soul and
the Body, dans T h e Philosophical Quarterly, 14 (1 9 6 4 ), p. 53-72. Mais il est
rare qu’on trouve chez ces critiques une idée neuve ou un argument pertinent.
Lorsque D. A. Rees, par exemple, découvre dans les traités éthico-politiques
d’Aristote la «psychologie morale de Platon», qu’Aristote aurait gardée là, de
préférence à la «psychologie scientifique» du traité D e l’âme, parce qu’elle suf­
fisait à son but pratique, ce n’est pas une idée neuve, c ’est la bonne vieille
théorie du cloisonnement (cf. plus loin, p. 60) dont Nuyens a fait justice. Plus
volontiers les critiques s’efforcent-ils de retrouver dans YÊthique à Nicom aque
la «psychologie scientifique» du traité D e l’âme, c ’est-à-dire l ’hylémorphisme,
pour pouvoir la dater de l’ultime période de l’évolution de la pensée d’Aristote.
Mais, pour y parvenir, il leur faut méconnaître le sens précis de la doctrine
hylémorphiste et la réduire à une doctrine de l’union de l’âme et du corps assez
vague pour recouvrir l’instrumentisme. C'est particulièrement flagrant chez le
dernier en date des critiques de Nuyens, M. Hardie: l’adversaire qu’il combat,
ce n’est pas à la vérité Nuyens, c’est Aristote lui-même, l’Aristote du traité D e
l’âme. L ’hylémorphisme lui paraît en effet une doctrine si manifestement per-
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 47

Les quelque dix-huit années qui se sont écoulées de 348/7 à envi­


ron 330, années si chargées en événements et en ouvrages de toutes
sortes, forment dans l’histoire de l’anthropologie aristotélicienne une
phase intermédiaire, que M. Nuyens a appelée la phase de l’instrumen-
tisme mécaniste. «Dans cette conception instrumentiste, écrit-il, l’âme
et le corps sont encore considérés comme deux «choses», mais deux
choses complètement adaptées l’une à l’autre. Elle répond donc, à n’en
pas douter, à une étape distincte dans l’évolution de la psychologie
aristotélicienne. Non pas que cette manière de voir soit absolument
neuve: on l’a déjà rencontrée de-ci de-là au cours de la période initia­
le, mais on constate que désormais elle a évincé complètement la con­
ception dualiste comportant un antagonisme entre l’âme et le
corps» (114).
Sans doute serait-il plus exact de dire qu’Aristote a désormais re­
noncé, non pas tant au dualisme pessimiste qu’il n’avait sans doute
jamais professé, qu’à la transcendance de l’âme humaine, au moins de
l’âme rationnelle, que, dans YEudème et le Protreptique, il avait en-
verse, digne de la plante plutôt que de l’homme, et le dualisme une si évidente
vérité qu’à ses yeux Aristote n ’a pas pu être un ennemi du dualisme: M. Hardie
le retrouve donc dans le traité D e l’âme (même s’il lui faut avouer que sa doc­
trine est alors contradictoire) et il lui est du coup facile de trouver aussi l’hylé-
morphisme dans YÊthique à N icom aque (dont la doctrine n’est pas moins con­
tradictoire !) . On trouvera quelques précisions plus loin, t. II, p. 893-896. MM.
Block et Hardie ont, il est vrai, invoqué un texte qui leur paraît décisif, car
Aristote y juxtaposerait, à l’affirmation de Fhylémorphisme, la localisation de
l’âme, caractéristique de la période instrumentiste: M êt, Z , 10, 1035 b 25-27.
Mais ils se sont mépris sur le sens de ce texte, qui, s’il indique que l’âme est,
à titre premier, dans les parties principales du corps (ce qui n’exclut pas qu’elle
soit dans les autres), précise que c’est à la manière dont «la définition et l’es­
sence» sont «dans» quelque chose, c ’est-à-dire à la manière dont la forme est
dans la matière (et c ’est l’hylémorphisme), et non à la manière dont l’âme-
substance de la période instrumentiste réside dans son instrument, le cœur,
par l’intermédiaire duquel elle meut les parties dans lesquelles elle ne réside
pas; on a là un bon exemple de cette incapacité dont nous parlions à saisir
le sens précis d’une doctrine et à tout ramener à des concepts assez vagues pour
pouvoir se confondre. — En définitive, le seul argument sérieux que nous ayons
rencontré est celui que développe M. Block: les Parva naturalia (et même le ch.
2 du traité D u sommeil et le ch. 3 du traité D es songes) renfermeraient du «sens
commun» une doctrine plus subtile et philosophiquement plus élaborée que celle
du traité D e l’âm e; l’argument mériterait un examen approfondi; je noterai
seulement une première réaction aux vues de M. Block, celle de William W .
F o r t e n b a u g h , A Note on D e Anima 412M 9-20, dans Phronesis, 13 (1968),
p. 88-89, qui, en récusant l’interprétation de ce texte du traité D e l’âme par
M. Block, ruine la chronologie appuyée sur cette interprétation.
(ii4) F r . N uyen s, L ’évolution..., p. 161.
48 L ’EV O LU TIO N D E L A PEN SÉE D ’A RISTO TE

seignée avec le Platon du Timée, et qu’il avait essayé encore de main­


tenir dans le dialogue De la philosophie après avoir rejeté la doctrine
des Idées. Il nous faut y insister un instant, car M. Nuyens semble avoir
insuffisamment dégagé ce fait, et récemment encore M. G. Soleri, dans
une étude par ailleurs remarquable sur la doctrine de l’immortalité
de l’âme chez Aristote, s’est entièrement mépris sur la portée de cette
nouvelle forme de l’anthropologie aristotélicienne. Il ne fait pas de
doute pour lui qu’Aristote, dans la phase instrumentiste de son anthro­
pologie, continue à professer l’immortaHié de l’âme qu’il avait si élo­
quemment défendue dans la période antérieure: du moment, dit-il,
qu’Aristote continue à faire de l’âme une substance, il doit maintenir
son immortalité, car substantialité entraîne immortalité (115). Mgr Man­
sion a justement souligné la faiblesse de cette argumentation, et fait
remarquer qu’il eût fallu à tout le moins ajouter qu’Aristote, dans cet­
te période, en est revenu à une affirmation nette de l’incorporéité de
l’âme, affirmation qui permet une déduction plus rigoureuse de son
immortalité (uo). Mais il n’a pas posé la question essentielle: cette dé­
duction, que, admettons-le, il aurait pu faire, Aristote l’a-t-il faite ? Or,
cette question, il fallait la poser, car, si l’on admet qu’Aristote, dans
cette période, professait l’immortalité de l’âme, il reste encore, pour
reprendre l’objection que M. Gilson adressait jadis à M. De Corte, «il
reste encore à expliquer pourquoi tout se passe dans sa morale comme
s’il n’en était rien» (m). Et la forme sous laquelle M. Gilson présente
l’objection est encore beaucoup trop faible. Car ce n’est pas assez de
dire que tout se passe dans la morale d’Aristote comme s’il ne croyait
pas à l’immortalité de l’âme: YÉthique ci Nicomaque, il y a longtemps
qu’on l’a remarqué, nie expressément cette immortalité (11S). Or, M. So­
leri s’accorde avec M. Nuyens, et à bon droit, pour attribuer YÉthique
à Nicomaque à la fin de cette phase instrumentiste durant laquelle,
selon lui, Aristote déduisait l’immortalité de l’âme de sa substantia­
lité ! Les textes, suffisamment explicites, de YÉthique à Nicomaque
doivent nous conduire à la conclusion contraire: durant cette période
intermédiaire, et même si sa philosophie contenait des éléments sur
lesquels il aurait pu fonder une affirmation de l’immortalité de l’âme,
Aristote n’a jamais tiré de ces éléments la conclusion qu’ils compor­
taient; bien loin de le faire, il a rejeté l’immortalité de l’âme qu’il
avait autrefois défendue. Faut-il s’en étonner ? Non assurément. Mgr
( lls) G . S o l e r i , L ’immortalità dell’anima in Aristotele, Turin etc., 1952, p. 82.
(116) A . M an sio n , L ’immortalité de l’âme et de l'intellect d ’après Aristote,
dans Revue philos, de Louvain, 51 (1953), p. 452.
(m ) E . G ils o n , préface au livre de M. de C o r t e , La doctrine de l’Intelli­
gence chez Aristote, Paris, 1934, p. X II.
(“ 8) E N , I, 11, 1100 a 12-14; III, 9, 1115 a 26-27.
LA PH ASE INSTRUM EN TISTE 49

Mansion a justement fait observer à M. Soleri que selon d’excellents


historiens tels que Th. Gomperz et J. Burnet, le scepticisme au sujet
de l’immortalité de l’âme était la règle dans les milieux cultivés d’Athè­
nes à la fin du V° siècle (us). C’était aussi l’avis de E. Rohde, aux
yeux de qui seul le génie de Platon a pu triompher de ce scepticisme
invétéré (12°), et il semble bien qu’on doive tenir l’existence de ce scep­
ticisme pour un fait indubitable. Aristote, certes, a, un moment, échap­
pé à ce scepticisme. Mais comment y a-t-il échappé ? En adhérant à
la doctrine des Idées. Le seul argument que VEudème fait valoir pour
prouver l’immortalité ou plus exactement l’éternité de l’âme ration­
nelle, c’est son apparentement aux Idées éternelles. Le jour où Aris­
tote a rejeté la doctrine des Idées, il a dû renoncer du même coup à
cet argument, et il n’a pas immédiatement vu, — il ne finira par le
voir que dans la période finale de son évolution, — qu’il pouvait rem­
placer cet argument par un argument analogue, dans lequel la con­
naissance des idées abstraites du sensible, preuve de son immatérialité,
assure sinon à l’âme, au moins à l’intellect, le même privilège que lui
assurait sa connaissance des Idées séparées (121). Il a dû, du coup, re­
tourner au scepticisme de ses contemporains, auquel Platon avait arra­
ché sa jeunesse, et auquel sa réflexion personnelle arrachera à nou­
veau sa vieillesse.
En attendant, l’Aristote de la phase intermédiaire qui, suivant une
chronologie qui semble aujourd’hui solidement établie, rédige alors la
plus grande partie de ses cours de biologie, conçoit l’homme en bio­
logiste, à tel point que cette phase, que M. Nuyens appelle la phase
instrumentiste, Sir David Ross l’appelle, d’une expression plus saisis­
sante et peut-être plus juste encore, la phase biologiste (122). Dans son
traité De l’âme, Aristote reprochera plus tard aux Platoniciens de
n’avoir pensé dans leurs recherches sur l’âme qu’à l’âme humaine
(402 b 1-5). C’est durant les années d’Assos et de Mytilène, où il a
rassemblé tant d’observations d’histoire naturelle, qu’il a lui-même
cessé de prêter le flanc à ce reproche et qu’il a commencé à penser

(uo) A . M an sion , L ’immortalité de l’â m e..., p . 445.


(12°) E. R ohd e, Psyché. L e culte de l’âm e chez les G recs et leur croyance à
l’immortalité, éd. française par A. Reymond, Paris, 1928, p. 4 7 9 4 8 1 .
(121) w . g , M ay, T h e Structure..., dans T h e N ew Scholasticism, 36 (1 9 6 2 ),
p. 7 , avec la n. 3 1, estime que YÊthique à N icom aque professait' «probablement»
l’immortalité de l’âme, mais c’est parce qu’il suppose gratuitement qu’Aristote
faisait dès lors une telle déduction: c’est l’illusion propre aux scolastiques; les
raisonnements de l’École leur sont devenus si familiers qu’ils les prennent pour
évidents, alors que leur découverte a demandé du temps, de la peine et du génie !
(122) Sir David Ross, Aristotle, Parva naturalia, Oxford, 1955, p. 12: «the
biological period».
50 L ’ËVO LU TIO N D E LA PEN SEE D’A RISTO TE

l’âme en biologiste. Il y a en effet une âme en tout animal, et l’hom­


me, bien loin d’être à cet égard un cas à part, n’est qu’un degré, même
si c’est le plus haut, dans l’échelle animale. L’âme est une substance,
soit. Mais c’est vrai de toute âme. Et l’âme réside dans le cœur, com­
me dans une acropole d’où elle fait régner dans tout le corps l’ordre
grâce auquel chaque organe accomplit sa fonction propre. Satisfait
d’avoir reconnu à toute âme ce rôle et ce privilège, pourquoi le biolo­
giste se soucierait-il de reconnaître à une certaine âme une transcen­
dance qui briserait l’unité qu’il a reconnue dans le monde vivant ?
L’Éthique à Eudème est la première ébauche de la morale qui répond
à cette nouvelle conception de l’homme. Il ne saurait plus être ques­
tion, après le trait de génie qui a permis à W. Jaeger de reconnaître
dans l‘Éthique à Eudème le premier cours de morale d’Aristote, de
mettre en doute un seul instant son authenticité (m). Pourtant il faut
bien avouer que, lorsqu’il s’est agi de définir les positions fondamen­
tales de YÊthique à Eudème et d’en dégager le sens et la portée d’ensem­
ble, Jaeger s’est trompé du tout au tout, et l’on ne peut qu’être sur­
pris de constater qu’un critique aussi perspicace que Mgr Mansion n’a
pas su s’en aviser. Ce qui en effet aux yeux de Jaeger explique YÊthi­
que à Eudème et la sépare radicalement de YÊthique à Nicomaque,
c’est le lien étroit qui l’unit à la Métaphysique, entendez, avant tout,
au livre A de la Métaphysique, contemporain, selon Jaeger, de YÊthi­
que à Eudème, et à la conception de Dieu qu’il développe, tandis que
YÊthique à Nicomaque, écrite à une époque où Aristote avait prati­
quement renoncé à la métaphysique, serait une éthique séparée de
toute métaphysique et réduisant au minimum la place faite à Dieu. De
là la conception de la phronèsis, de là le caractère «théonome», de là
le ton religieux et la piété que Jaeger attribue à YÊthique à Eudème:
tout s’explique, parce que YÊthique à Eudème contient à ses yeux la
morale qu’exige la conception de Dieu développée au livre A de la
Métaphysique, tandis que YÊthique à Nicomaque ignore désormais cet­
te conception. C’est parce que règne alors sur la pensée d’Aristote le
Dieu du livre A que YÊthique à Eudème voit dans la phronèsis-sages­
se, le transformateur qui métamorphose la contemplation de ce Dieu

(m ) Il suffit aujourd’hui de renvoyer à Fr. D irlm e ie r., Aristoteles. Eudemi-


sche Ethik (Aristoteles. W erke in deutscher Übersetzung... Bd 7 ) , Darmstadt,
1962. On trouvera là, outre une traduction allemande de YÊthique à Eudèm e,
une excellente introduction, comprenant une bibliographie complète, suivie d’un
commentaire détaillé; même si je ne peux pas toujours suivre Dirlmeier dans
le détail de son exégèse (trop portée vers un concordisme facile qui l’amène à
exagérer l’unité de la morale aristotélicienne), on ne peut que lui donner rai­
son lorsqu’il défend les conclusions fondamentales de Jaeger sur l’authenticité
et l’ancienneté de YÊthique à Eudèm e.
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 51

en intention du vouloir et l’applique aux cas particuliers de l’action


pratique, alors que VÊthique à Nicomaque, qui a oublié Dieu, n’y
verra plus qu’un sens pratique, radicalement séparé de la sagesse con­
templative qui sera désormais la sophia, et qui ne demandera ses inspi­
rations qu’à l’instinct du vertueux (124); c’est parce que règne alors
sur la pensée d’Aristote le Dieu du livre A que l’Éthique à Eudème
voit dans la contemplation même de ce Dieu la norme absolue par rap­
port à laquelle la phronèsis-sagesse juge de toutes les actions humaines,
tandis que VÊthique à Nicomaque ne reconnaîtra plus de normes gé­
nérales et s’en remettra à la règle concrète que sera pour elle, non pas
même la phronèsis, le sens moral encore trop abstrait, mais le phroni-
mos, l’homme réfléchi et vertueux; c’est parce que règne alors sur la
pensée d’Aristote le Dieu du livre A que VÊthique à Eudème peut aller
jusqu’à faire consister le bien suprême à servir ce Dieu, tandis que
VÊthique à Nicomaque ne verra en Dieu qu’un objet parmi d’autres
d’une contemplation désormais coupée de la vie morale de l’hom­
me (125). Tout, on le voit, repose ici sur la date ancienne assignée par
Jaeger au livre A de la Métaphysique et sur l’oubli, sinon le renie­
ment, qu’il prête à l’Aristote mûri des conceptions de ce livre. Mgr
Mansion, en reportant le livre A de la Métaphysique plus tard dans
la carrière d’Aristote, ruinait toute cette exégèse; il ne semble pas
s’en être aperçu (m). Quoi qu’il en soit, maintenant que les travaux
de M. Nuyens ont définitivement rejeté le livre A tout à la fin de la
vie d’Aristote, après l'Éthique à Nicomaque et a fortiori bien après
VÊthique à Eudème, il est clair que l’exégèse de VÊthique à Eudème
prônée par Jaeger se trouve sapée par la base et qu’elle ne peut plus
être maintenue. Au reste, elle n’avait pas le seul tort de reposer sur
une hypothèse qui s’est révélée fausse: elle reposait encore sur une
grosse faute de méthode. L’évolution du concept de phronèsis jouait

(124) Il est amusant de noter que H. S e id l, Zum Verhältnis von Wissenschaft


und Praxis in Aristoteles’ «Nikomachischer Ethik», dans Zeitschrift für philo­
sophische Forschung, 19 (1 965), p. 553, n. 5, a cru pouvoir citer ces lignes, dans
lesquelles je résume la position de Jaeger, pour caractériser ma propre position,
sur ce point assez différente ! Il manque à trop de philosophes d’avoir appris
à lire.
(125) \v. Ja e g e r, Aristoteles, p. 249-254; cf. p. 82-86.
( 126) Mgr Mansion en effet a toujours excepté le domaine de la morale de ses
critiques de l’œuvre de W . Jaeger; encore dans son Introduction à la Physique
Aristotélicienne, Louvain, 1945, après avoir écrit: «Or il y a encore dans le
matériel présenté par Jaeger trop de données discutables, ou même sans valeur,
pour que, en les prenant comme point de départ, on ait chance de fournir tin
travail vraiment solide», il s’empresse d’ajouter: «On ne peut guère faire d’ex­
ception que pour le domaine de la morale» (p. 6 ).
52 L ’EV O LU TIO N D E L A PEN SÉE D’A RISTO TE

en effet dans cette exégèse un rôle capital. Or, l’élaboration technique


de ce concept ne se lit que dans un livre dont on ne saurait affirmer,
a priori, s’il appartient à YÊthique à Nicomaque ou à YÊthique à Eudè:
me: les manuscrits le donnent à la fois comme livre VI de YÊthique
à Nicomaque et comme livre V de YÊthique à Eudème. Il est vrai que
Taeger croyait reconnaître dans les livres sûrement eudémiens une
conception de la phronèsis qui contredit cette élaboration technique,
et dans les livres sûrement nicomachéens une conception de la phronè­
sis qui s’accorde avec elle; mais il n’y avait là qu’une illusion d’opti­
que; en fait, en dehors de son livre VI, YÊthique à Nicomaque, com­
me YÊthique à Eudème, emploie habituellement le mot de phronèsis
en son sens platonicien de sagesse, et il ne manque pas dans les livres
sûrement eudémiens de textes qui contiennent incontestablement le
mot de phronèsis au sens technique qu’élabore le livre commun (12T).
Force est donc d’avouer que, dès le moment où il rédigeait YÊthique à
Eudème, Aristote avait rompu pour sa part avec la conception plato­
nicienne de la phronèsis-sagesse spéculative, qu’il ne mentionnait déjà
plus qu’à titre historique, et qu’il avait élaboré, au moins sous forme
d’ébauche, sa conception personnelle de la phronèsis-sagesse pratique,
conception qui est d’ailleurs aussi éloignée de la conception «empiri­
que» de la phronèsis que Jaeger croit lire dans YÊthique à Nicomaque
que de la conception «idéaliste» qu’il croit lire dans YÊthique à Eudè­
me. Jaeger a été ici une des nombreuses victimes de J. Walter, dont la
fâcheuse influence a amené toute une génération d’exégètes d’Aristote
à méconnaître la vraie nature de la phronèsis telle que la décrit YÊthi­
que à Nicomaque; la réaction contre les vues de Walter, qui a récem­
ment trouvé en M. Allan un protagoniste de marque, doit, comme l’a
justement fait observer M. Langerbeck (12S), avoir sa répercussion ici:
une fois rendue à la phronèsis de YÊthique à Nicomaque la fonction
de connaissance de la fin suprême que Walter lui avait à tort retirée,
on devra avouer que cette phronèsis, bien loin d’être une connaissance
de type exclusivement expérimental, reste, dans sa fonction la plus
haute, une connaissance toute rationnelle, et qui, dans YÊthique à Ni­
comaque comme dans YÊthique à Eudème, fournit à l’action une nor­
me absolue, qui n’est d’ailleurs ni ici ni' là le Dieu du livre A de la
Métaphysique, mais la contemplation, perfection de l’homme à laquel­
le il est pour ainsi dire accidentel d’avoir Dieu pour objet (12°). En
somme, il semble bien qu’il serait vain de chercher dans YÊthique à
Eudème une inspiration foncièrement différente de celle de YÊthique

(127) Cf. notre commentaire, t. II, p. 46 7 4 6 9 .


(m ) Dans Gnomon, 26 (1 954), p. 2.
(128) Cf. notre commentaire, t. II, p. 561-563 et 856.
LA PHASE INSTRUM ENTISTE 53

à Nicomaque. Ces deux cours d’éthique se situent en effet l’un comme


l’autre dans la phase intermédiaire durant laquelle les orientations gé­
nérales de la pensée aristotélicienne n’ont pas changé: dès le moment
où Aristote écrit YÊihique à Endème, il a renoncé à l’idéalisme plato­
nicien, élaboré sa nouvelle anthropologie instrumentiste, et lorsqu’il
écrira l’Éthique à Nicomaque, il s’en tiendra encore aux mêmes vues
du monde et de l’homme. Ici et là, c’est substantiellement la même
morale que nous trouvons.
Mais n’est-ce pas là remettre en question, quoi que nous en ayons,
tous les résultats acquis par Jaeger ? Non pas ! Car s’il est vrai qu’il
n’y a pas, entre YÊthique à Eudème et l‘Éthique à Nicomaque, l’op­
position doctrinale radicale qu’y trouvait Jaeger et que, comme l’a
montré Nuyens, elles appartiennent toutes deux à une période durant
laquelle la philosophie générale d’Aristote n’a guère changé, il reste
qu’il y a de l’une à l’autre une évolution incontestable, encore que
beaucoup plus en nuances, dans l’expression et la maturité de la pen­
sée, — dix années au moins ne séparent-elles pas encore les deux cours
de morale d’Aristote (130) ? — et que de cette façon encore YÊthique
à Eudème vient s’inscrire à sa place sur la courbe qui va des premiers
écrits d’Aristote à YÊthique à Nicomaque. Maintes observations de
Taeger gardent ici toute leur valeur. Il est certain par exemple que le
chapitre dans lequel YÊthique à Eudème (livre I, ch. 6) nous expose
sa conception de la méthode de la morale insiste encore, plus que ne
le feront les passages parallèles de YÊthique à Nicomaque, sur le rôle
du raisonnement dans la systématisation de l’expérience, et se rapproche
ainsi davantage de la conception de la morale-géométrie du Protrepti-
queC 31)', que la doctrine des trois genres de vie revêt encore dans
YÊthique à Eudème (livré I, ch. 4) l’aspect d’une déduction à partir
des trois biens par où elle se rapproche du Philèbe et du Protreptique
plus que ne le feront les notations toutes expérimentales de YÊthique
à Nicomaque (132); que l’exposé de la doctrine de l’amitié au livre VII

(130) C’est ce qu’oublie par exemple R. S ta r k , Aristotelesstudien, p. 100.


(131) Cf. t. II, comm. sur E N , I, 1, 1094 b 11 - 1095 a 12; 2, 1095 a 31 -b 13;
7, 1 098a 2 6 -b 8.
(132) Cf. t. II, comm. sur E N , I, 3, 1095 b 14 ss. D. J. A l l a n , Quasi-mathema-
tical method in the Eudem ian Ethics, dans Aristote et les problèmes de méthode,
Louvain, 1961, p. 303-318 (cf. Id., Aristote le Philosophe, Louvain, 1962, p. 174)
note dans YÊthique à E udèm e l’emploi d’une méthode de démonstration quasi
mathématique, là où YÊthique à N icom aque use d’une démarche beaucoup plus
libre, qui suit le mouvement de va-et-vient de la pensée: loin d’établir la date
tardive de YÊthique à Eudèm e, qui serait une élaboration plus rigoureuse de la
morale ébauchée dans YÊthique à Nicom aque, cette rigueur même, parce qu’elle
54 L ’ÉV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A R ISTO TE

de YÊthique à Eudème est plus proche, par sa façon de poser les pro­
blèmes et par les expressions qu’il emploie, du Lysis de Platon que ne
le seront les livres VIII-IX de YÊthique à Nicomaque (133). Enfin les
rapprochements littéraires que Jaeger a signalés entre YÊthique à
Eudème et le Protreptique valent toujours (134). La démonstration de
l’authenticité de YÊthique à Eudème et de sa date ancienne, telle qu’elle
a été faite par Jaeger, conserve donc sa force probante, et il est facile
de la confirmer par de nouvelles comparaisons de détails; c’est ainsi
que nous avons essayé de montrer comment la doctrine de la magnani­
mité de YÊthique à Eudème s’inscrit entre les Seconds Analytiques et
YÊthique à Nicomaque (13s).
En résumé, YÊthique à Eudème est la première ébauche et YÊthique
à Nicomaque l’expression achevée de la morale qui répond à la nou­
velle conception de l’homme qu’a élaborée l’Aristote de la période de
transition. Cette conception, d’une part, reste fortement hiérarchique
et assure à l’âme une supériorité incontestée sur le corps, son instru­
ment, mais elle ne lui assure plus aucune transcendance; d’autre part,
si elle proclame la collaboration de l’âme et du corps, elle n’a pas en­
core découvert leur unité substantielle. Ainsi la morale de YÊthique à
Eudème et de YÊthique à Nicomaque est-elle, contrairement à la mo­
rale toute chargée d’aspirations à une autre vie de YEudème et du
Protreptique, une morale de cette vie, sans aucune ouverture sur un
autre monde quel qu’il soit, et une morale qui sépare les valeurs cor­
porelles et les valeurs psychiques bien au delà de ce que pourrait se
permettre une morale hylémorphiste.

PHASE U LTIM E: L ’A PPLICA TIO N A L ’AM E HUMAINE


DE LA T H EO R IE H YLEM O R PH ISTE
E T LA TRANSCENDANCE D E L ’IN TELLEC T

La pensée d’Aristote devait cependant dans les dernières années de


son enseignement à Athènes, entre 330 et 323, connaître un ultime
développement. L’occasion de ce nouveau développement fut la com­
position par Aristote de son troisième cours de biologie, constitué par
le premier livre du traité Des parties des animaux, le traité De l’âme,
les petits traités De la sensation et De la mémoire, la nouvelle rédac-

est proche de l’exactitude réclamée par le Protreptique, plaide pour l’ancienneté


de YÊthique à Eudèm e.
(133) Cf. t. II, comm. sur E N , V III, 4, 1156 b 7.
( 134) c f . W . J aeger , Aristoteles, p. 257-270.
(135) R.-A. G a u th ie r , Magnanimité. L ’idéal de la grandeur dans la philo­
sophie païenne et dans la théologie chrétienne, Paris, 1951, p. 56-64.
LA PHASE H YLÊM O R PH ISTE 55

tion, restée inachevée, du traité Du sommeil (453 b 11 - 455 b 13) et du


traité Des Songes (458 a 35 - 459 a 22), ainsi que l’introduction (464
b 19-30) à un nouveau traité De la longueur et de la brièveté de la vie,
nouveau traité qui ne fut jamais écrit, enfin le traité De la génération
des animaux (13B). Les seules œuvres d’Aristote qui soient contempo­
raines de ce troisième cours de biologie et qui tiennent compte des
découvertes dont il fut pour lui l’occasion, sont le traité De l’inter­
prétation (137), et surtout le dernier cours de métaphysique d’Aristote,
composé du livre E de la Métaphysique, légèrement antérieur au traité
De l’âme, et des livres ZH, 01, A et M(l-9), qui lui sont postérieurs (13S)

( 130) pr , N uyens, L ’évolution..., p. 198-204, 215-217, 250-263, avec les pré­


cisions apportées par MM. Düring et Drossaart Lulofs, cf. plus haut, p. 35-36,
avec les n. 87-89. Sir David Ross, Aristotle’s Parva naturalia, Oxford, 1955,
p. 15-17, incline à croire que le livre II du traité D e l’âme, — celui où précisé­
ment Aristote élabore définitivement sa théorie de l’âme entéléchie, — est pos­
térieur aux Parva naturalia, notamment aux traités D e la sensation et D e la
mémoire. La date tardive du traité D e la génération des animaux est confirmée
par P. Louis, Aristote. D e la génération des animaux (C oll... Budé), Paris,
1961, p. i x -x i .
( 137) L ’authenticité du traité D e l’interprétation est aujourd’hui générale­
m ent admise (cf. la confirm ation que lui apporte I .M . B o ch en sk i, La logique
de Théophraste, Fribou rg (S u isse), 1947, p . 3 4 ), mais sa date est encore discu­
tée; le P . B o ch e n sk i, Bulletin thom., 9 (1 954), p. 8, m aintient la date autrefois
proposée p ar lui: le D e l’interprétation serait antérieur au x Premiers Analytiques
(cf. I. M . B o ch en sk i, Elementa logicae graecae, R om e, 1937, p . 10) ; cependant
la chronologie tardive qui p lace le traité D e l’interprétation à la fin de la car­
rière d’A ristote tend à l’em p orter; cf. F . N uyen s, D e dateering van Aristoteles’
tractaat «D e «Interpretatione», dans Studia catholica, 18 (1 942), p . 4 4 4 5 ;
A . M an sio n Introduction à la Physique Aristotélicienne, Lou vain , 1945, p . 10;
E . R io n d a to , La teoria aristotelica dell’enunciazione (M iscellanea erudita, I V ) ,
Padoue, 1957, p. 7, qui ignore N uyens, m ais n ’en p lace pas m oins avec M aier
le traité D e l’interprétation au nom bre des dernières œ uvres du Philosophe. — Je
ne p arle pas des Catégories: je crois toujours, avec M gr M ansion, que cet opus­
cule n ’est pas authentique, et qu’il faut y v o ir «des restes d ’une ou de plusieurs
com positions d’école, auxquelles la m ain du m aître est dem eurée étrangère»
(.Revue de philos, de Louvain, 57, 1959, p. 56) ; cf. infra, t. I l , p. 39, et ajouter:
L . L u g a rin i, Il problema delle catégorie in Aristotele (A cm e, vol. V II I, fasc. 1 ) ,
M ilan, 1955, p. 20-23 (favorable à l ’au th en ticité).
(iss) c f . F r. N uyen s, L ’évolution..., p. 170-184; sur l’unité du livre A, cf. Ph.
M e r la n , Aristotle’s U nm oved Movers, dans Traditio, 4 (1 9 4 6 ), p. 1-30, avec les
comptes rendus du P. F e s t u g i è r e , Les prem iers moteurs d ’Aristote, dans Revue
philos., 139 (1 949), p. 66-71, et du P. S a f f r e y , dans Bulletin thom., 7 (1943-
4 6 ), n° 190, p. 135; Ph. M e r l a n , A d Aristotle, Met. A S, dans Studies in Epicurus
and Aristotle, Wiesbaden, 1960, p. 73-97; on noiera que M . Merlan, s’il défend
l’unité du livre, ne se prononce pas sur sa date. — Le livre A de la Métaphysi-
56 L ’BV OLUTIO N DE LA PENSÉE D’A RISTO TE

et appartiennent ainsi aux toutes dernières années de la vie d’Aristote.


Il est pourtant remarquable qu’appartienne aussi à cette période d’in­
tense activité spéculative une œuvre de pure érudition, la Constitution
d’Athènes, en cours d’élaboration en 329/8 et à laquelle Aristote tra­
vaillait peut-être encore lorsqu’il dut brusquement interrompre son ac­
tivité à la fin de 323 (139); c’est la preuve qu’Aristote continuait à me­
ner de front avec les réflexions métaphysiques qui à ce moment ré­
novaient sa pensée les recherches positives entreprises dans la période
intermédiaire.
Nous venons de faire allusion à la brusque interruption de l’activité
d’Aristote à la fin de 323. Le 13 juin 323, en effet, Alexandre était
mort. La nouvelle en parvint à Athènes en juillet, et dès lors l’agitation
antimacédonienne qui couvait depuis quelque temps se transforma en
guerre ouverte. Les relations d’Aristote avec Alexandre avaient, un
moment, été fort tendues. Aristote avait blâmé la politique d’assimila­
tion pratiquée par Alexandre en Asie, — il aurait voulu qu’il traitât
les Perses en esclaves-nés, — et, en 327, impliqué dans un obscur com­
plot après avoir refusé de se prosterner devant Alexandre à la mode
perse, son neveu Callisthène, qui suivait l’expédition d’Asie comme
historiographe officiel, avait été jeté dans les fers et était mort dans
des conditions restées obscures (l’école péripatéticienne devait en faire
un martyr de la liberté); Alexandre avait pu soupçonner derrière
l’opposition du neveu les idées de l’oncle (““). Pourtant, Aristote était
resté personnellement loyal à Alexandre; de plus, il était l’ami intime
du régent Antipater, à qui incombait précisément la tâche d’écraser la
révolte athénienne, et c’était son fils adoptif, Nicanor, le fils de son

que, qui en réalité ne fait pas partie du cours de métaphysique mais est un
lexique philosophique indépendant, comporte un fond très ancien, antérieur
même à la Physique (cf. A . M an sio n , Introduction à la Physique Aristotéli­
cienne, Louvain, 1945, p. 9 2 ; cependant dans le même ouvrage, p. 3 6 , n. 2 , Mgr
Mansion «penche pour l’antériorité de l’exposé de la Physique»), et des addi­
tions récentes, postérieures au traité D e l’âme (cf. N uyens, p. 175, n. 8 1 ) . Cf.
plus haut, p. 36-37, n. 90.
(i3B) c f . E . D re ru p , Ist die Athenaion Politeia des Aristoteles vollendet ?
dans M nemosyne, 10 (1 9 4 1 ), p. 1-7. R. W e i l, Aristote et l’histoire, Paris, 1960,
p. 104-116, conclut: «Au total, il n’y a pas de raison de croire qu’Aristote a
entrepris la Constitution d ’Athènes avant la période du Lycée. Mais au lieu de
se placer rigoureusement entre 3 2 9 et 3 2 6 , ou 3 2 4 et 3 2 2 , l’œuvre apparaît main­
tenant comme le résultat de recherches et de corrections qui ont pu durer dix
ans, ou un peu davantage».
(140) Cf. Ph. M e r la n , Isocrates, Aristotle and Alexander the Great, dans
Historia, Zeitschrijt fiir Alte Geschichte, 3 (1 9 5 4 ), p. 60-81; A.-H. C h ro u s t,
Aristotle and Callisthenes of Olynthus, dans Classical Folia, 20 (1 9 6 6 ), que je
n’ai pu atteindre.
LA PHASE H YLEM O R PH ISTE 57

tuteur Proxène d’Atarnée, celui à qui par son testament il destinera


sa fille Pythias, qui aux Olympies de 324 avait signifié aux cités grec­
ques les décisions royales, — attribution à Alexandre des honneurs
divins, rappel des bannis, — qui avaient donné le premier signal de
l'agitation athénienne. On prit cependant pour l’attaquer un biais: un
certain Eurymédon déposa contre lui une accusation d’impiété, basée
sur l’hymne qu’il avait jadis écrit en l’honneur d’Hermias: c’était,
disait-il, un hymne religieux tel qu’on n’avait le droit d’en écrire qu’en
l’honneur d’un dieu. Mais l’arrière-plan politique du procès était évi­
dent: Hermias avait été un allié des Macédoniens, et l’on n’évitait
peut-être un procès directement politique que parce que les divergen­
ces de vues qui l’avaient séparé d’Alexandre auraient fourni à Aristote
un argument facile pour se laver de l’accusation d’avoir été le complice
de sa tyrannie. Quoi qu’il en soit, Aristote comprit le danger et prit la
fuite (141). Il se réfugia dans l’île d’Eubée, à Chalcis, la patrie de sa
mère, avec sa femme Herpyllis et ses enfants. Mais, pour la première
fois sans élèves, loin de ce milieu des écoles où s’était écoulée sa vie,
il se sentit envahi par la tristesse; dans une lettre à Antipater, qui
menait alors une difficile campagne contre les Athéniens, il se plaint
de sa solitude (fr. 668 R). Malade et prévoyant sa fin, il rédigea son
testament, qui est un modèle d’humanité par le soin qu’il prend d’assu­
rer le sort, non seulement de sa compagne Herpyllis et de ses enfants
Pythias et Nicomaque, mais aussi de ses esclaves (U2); il mourut à l’âge
de 62 ans après avoir vu la victoire d’Antipater et l’écrasement d’Athè­
nes, au moment même, ou à peu près, où Démosthène traqué dut s’em­
poisonner à Calaurie (novembre 322) (143).
Deux découvertes caractérisent la phase ultime de la pensée d’Aris­
tote: d’une part, l’application à l’âme, et à l’âme humaine elle-même,
de la théorie hylémorphiste, aboutissement normal des recherches et de
la réflexion de l’Aristote biologiste; d’autre part la réaffirmation de la
transcendance, non sans doute de l’âme, mais de l’intellect, en même
temps que l’affirmation de la transcendance de Dieu, aboutissement

( H1) Cf. A.-H. C h r o u s t, Aristotle’s Flight from Athens in the Y ea r 323 B.C.,
dans Historia, Zeitschrift filr Alte Geschichte, 15 (1966), p. 185-192.
(l4a) Le testament a certainement été rédigé à Chalcis en 3 2 3 /2 2 , cf. W . Jae­
g e r , Aristoteles, p. 341, n. 1, et plus haut, p. 5, note 2.
(143) Apollodore (dont le témoignage nous est conservé par Diogène Laërce,
V , 10, et Denys d’Halicamasse, Lettre à A m née, I, 5) précise bien qu’Aristote
mourut de maladie (probablement d’une maladie d’estom ac). L a légende de son
suicide ne mérite pas d’être prise en considération; cf. la note de A.-H. C h ro u s t,
T h e Myth of Aristotle's Suicide, dans T h e M odem Schoolman, 44 (1966-67),
p. 177-178.
58 L'EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A RISTO TE

des réflexions de l’Aristote métaphysicien, qui, après la période néga­


tive du rejet des Idées platoniciennes, rend un contenu positif au mon­
de suprasensible.
Rien de plus ancien dans la pensée d’Aristote que la théorie hylé-
morphiste, c’est-à-dire la théorie de la matière (hylè) et de la forme
([morphè), conçues comme les deux principes qui composent, à titre
de puissance et d’acte, la substance; on la trouve exposée dès le pre­
mier livre de la Physique, donc dès le début de l’enseignement d’Aris­
tote à Assos. Mais, si étrange que cela puisse aujourd’hui nous paraî­
tre, la plus grande partie de la vie d’Aristote s’est passée sans qu’il
songe à appliquer cette théorie de la composition de matière et de
forme aux êtres vivants. Pendant toute la période «instrumentiste»,
le corps et l’âme ont continué à lui apparaître comme deux choses,
dont l’union sans doute lui apparaissait de plus en plus naturelle,
sans que pourtant il en vienne à concevoir leur unité. C’est au premier
livre du traité Des parties des animaux qu’Aristote, pour la première
fois, songe à appliquer au vivant et à l’homme même la théorie hylé-
morphiste; encore ne le fait-il pas sans embarras ni sans restriction:
ce n’est pas encore toute l’âme qui lui apparaît pouvoir être la forme
substantielle de l’homme, mais seulement une partie de l’âme (Ui).
Le traité De l’âme franchit, lui, le pas décisif: Aristote y rejette ex­
pressément toute division de l’âme en parties, à la manière de Platon,
et y professe que toute âme, — l’âme humaine comme les autres, —
est dans sa totalité forme substantielle: il n’existe plus pour lui deux
choses, deux substances, l’âme et le corps, mais une seule chose, une
seule substance, l’homme, composé de deux principes, qui n’ont aucune
existence à part l’un de l’autre, mais n’existent que dans leur union,
ou mieux dans leur unité substantielle, l’un, — le corps, — étant ma­
tière, c’est-à-dire pure puissance, et l’autre, — l’âme, — étant forme,
c’est-à-dire acte, entélêchie. Il suit immédiatement de là que l’âme n’est
plus localisée dans une partie du corps, — le cœur, — comme elle
l’était dans la période précédente, mais est présente au corps tout en­
tier, et qu’elle n’a plus aucune opération propre, comme elle en avait
encore dans la période précédente; ce n’est plus l’âme qui sent, qui
s’irrite ou qui pense, mais l’homme, grâce à l’âme (“5). Cette concep­
tion de l’unité du vivant, et en particulier de l’homme, nous est
aujourd’hui familière et elle est pour nous une des thèses caractéris­
tiques de l’Aristotélisme. Il ne nous faudra pourtant jamais plus oublier

(141) D es parties des animaux, I, 1, 6 4 0 b 2 2 - 6 4 1 a 2 3 ; cf. F r . N uyen s, L ’évo­


lution..., p . 199-201.
(u s) cf. F r . N uyen s, L ’évolution..., p . 220-250; D. R o ss, Aristotle’s Parva
naturalia, p . 7-8.
LA PH ASE H YLEM O R PH ISTE 59

qu’Aristote ne l’a formulée que dans les toutes dernières années de


sa vie et qu’il ne la soupçonnait même pas quand il a écrit YÊthique à
Nicomaque.
L’application à l’homme de la théorie hylémorphiste, si elle résol­
vait au mieux le problème de son unité et de son insertion dans l’échel­
le des vivants, n’allait pourtant pas aux yeux d’Aristote sans une grave
difficulté: ne rendait-elle pas impossible Fexplication du fait de la
connaissance intellectuelle ? Sans doute, la connaissance intellectuelle
n’est plus pour Aristote cette entrée en communion avec des Idées
subsistantes et étemelles qu’elle était pour Platon. Mais, pour abstrai­
tes qu’elles soient du sensible, les idées n’en restent pas moins pour
Aristote immatérielles, et elles nous permettent de parvenir à recon­
naître l’existence de substances immatérielles et éternelles, au sommet
desquelles règne le Premier Moteur du livre V III de la Physique,
l’Acte pur du livre A de la Métaphysique. Pour connaître, fût-ce de
cette manière abstractive, l’immatériel, il faut un être lui-même im­
matériel. Où trouver cet être immatériel, si notre âme est tout entière
forme du corps, et donc tout entière engagée dans la matière ?
C’est alors, mais alors seulement, qu’Aristote fit la déduction qui
devait l’amener à conclure de l’immatérialité de la connaissance in­
tellectuelle à l’immatérialité, à la substantialité et à l’éternité du prin­
cipe de cette connaissance. Seulement, le principe de cette connais­
sance, ce ne sera pas pour lui l’âme, puisqu’elle est tout entière forme
du corps; ce sera l’intellect, et ce sera l’intellect, et lui seul, qui sera
une substance immatérielle et éternelle. Comme l’a bien montré M.
Nuyens, cette séparation de l’intellect est dans la pensée d’Aristote
un corollaire de l’application à l’homme de la théorie hylémorphiste.
Elle est par ailleurs quelque chose de tout différent de la division de
l’âme en parties, telle que Platon l’avait faite dans le Timée et qu’Aris­
tote l’avait acceptée dans VEudème et le Protreptique; sans doute là
aussi seule la partie rationnelle, qu’on peut aussi nommer intellect, est
immortelle; mais cette partie rationnelle est une partie de l’âme. Le
but même que se propose Aristote lorsqu’il conclut à l’existence d’un
intellect, substance immatérielle et éternelle, est au contraire de remé­
dier à l’impossibilité dans laquelle, à ses yeux, l’âme se trouve d’être
le principe d’une connaissance immatérielle, du moment qu’elle est
tout entière forme du corps; il faut donc que l’Intellect ne soit pas
une partie de l’âme, mais une substance distincte d’elle et distincte
par conséquent de l’homme. Comme Mgr Mansion récemment encore
le soulignait justement, il y a tout lieu de croire que pour Aristote cet
Intellect est unique et ne se multiplie pas avec les individus humains.
C’est un des problèmes les plus difficiles de l’exégèse aristotélicienne
que de comprendre comment pour Aristote cet Intellect unique, ces-
60 L ’ÉV O LU TIO N D E LA PENSÉE D ’A RISTO TE

sant un instant de n’être que ce qu’il est dans son essence pure, s’unit
à l’âme de chaque homme pour produire, avec la collaboration des
facultés sensibles de l’âme, des idées, et comment l’âme, qui est tout
entière forme du corps, peut cependant posséder une faculté intel­
lectuelle par où elle est en puissance de recevoir ces idées (140). Mais
sans doute Aristote lui-même n’avait-il aucune réponse claire à faire à
ces problèmes, qui marquent le point limite auquel était parvenue
sa réflexion lorsqu’elle se trouva interrompue par la fuite à Chalcis.
Au reste, l’intérêt de ces considérations est pour nous tout négatif:
ici encore, ce qu’il ne nous faudra jamais oublier, c’est qu’Aristote,
au moment où il écrivait l’Éthique à Nicomaque, non seulement n’avait
pas élaboré la théorie de l’Intellect que développe le traité De l’âme,
mais n’en avait même encore aucun soupçon. Il y avait dans cette
théorie le germe d’une morale transcendante, d’une mystique peut-être
même(147): cette morale et cette mystique, il rie nous faudra pas les
chercher dans YÊthique à Nicomaque, pas plus que nous n’aurons à y
chercher une morale hylémorphiste: Aristote n’a eu le loisir d’élaborer
ni l’une ni l’autre; la morale qu’il nous a laissée n’est pas celle de ce
que nous sommes à bon droit habitués à considérer comme l’Aristoté-
lisme, de ce qui fut en tout cas l’Aristotélisme définitif; c’est une mo­
rale de transition, qui est déjà très loin du Platonisme, mais qui est
sans doute aussi loin de ce qu’aurait pu être, si elle avait jamais vu le
jour, la morale de l’Aristotélisme définitif. (
Ce n’est pas d’ailleurs déprécier l’Éthique à Nicomaque que de se
refuser à voir en elle l’expression de la morale définitive d’Aristote,
c’est au contraire lui rendre sa portée scientifique, et même tout sim­
plement son droit à être prise au sérieux. Car il y a longtemps que les
exégètes avaient remarqué la contradiction qui l’oppose à l’anthropo­
logie du traité De l’âme et à la théologie du livre A de la Métaphysi­
que, et tant qu’ils la considéraient comme contemporaine de ces deux
traités, il ne leur restait d’autre voie, pour expliquer cette contradic­
tion, que la théorie du cloisonnement de la pensée d’Aristote: l’Aristo­
te moraliste ne se serait pas soucié de la philosophie de l’Aristote psy­
chologue et métaphysicien; bien loin de là, il se serait contenté, sur
l’homme, sur l’âme, sur Dieu, des vues populaires et des croyances
communes, dont il savait bien par ailleurs qu’elles étaient erronées.
La conclusion s’imposait, que Burnet tira et que naguère encore le

(no) c f . F r. N uyen s, L ’évolution..., p . 265-318 (le problème noétique à la


période finale); A . M an sion , L ’immortalité de l’â m e..., p . 467-470.
(«7) cf. Ph. M erlan , M onopsychism Mysticism Metaconsciousness. Problems
of the Soul in the Neoaristotelian and Neoplatonic Tradition (Arch. intern.
d’hist. des idées), La Haye, 1963.
LA PHASE H YLÊM O R PH ISTE 61

P. Festùgière reprenait: YÊthique à Nicomaque n’est pas un ouvrage


scientifique, mais un simple exercice dialectique, une analyse des vues
du sens commun, où il n’y a pas lieu de chercher l’idéal personnel
d’Aristote (148). La chronologie de M. Nuyens, et c’est là un gain in­
appréciable, fait définitivement justice de cette dépréciation de YÊthi­
que à Nicomaque: en ruinant la théorie du cloisonnement, elle rend
à la pensée d’Aristote son unité et à YÊthique à Nicomaque sa portée
scientifique. Car la morale qu’elle contient, bien loin d’être séparée
de la psychologie et de la métaphysique du Philosophe, est étroite­
ment liée à la psychologie et à la métaphysique qu’il professait au mo­
ment où elle fut écrite; l’Aristote qui a écrit YÊthique à Nicomaque
n’est pas le dilettante imaginé par Burnet, pas plus d’ailleurs que ce
n’est le faiseur de système imaginé, en contradiction encore plus crian­
te avec l’histoire, par L. Robin: c’est un chercheur de vérité qui, lors­
qu’il aborde un problème, jette dans la bataille toutes les ressources
que lui offre alors son esprit, mais qui, jamais satisfait, remet en ques­
tion, le lendemain, les bases mêmes de sa solution d’hier, sans craindre
de la rendre désormais caduque, confiant qu’il est de pouvoir élever sur
des fondements plus solides un nouvel édifice. Il n’a pas eu en fait le
temps d’élever, sur les bases de sa psychologie et de sa métaphysique
rénovées, l’édifice de sa nouvelle morale. Mais au moins YÊthique à
Nicomaque offre-t-elle, à qui veut l’interroger, autre chose qu’un exer­
cice de rhétorique: le dernier mot qu’ait pu nous dire, sur sa manière
de comprendre la vie, un chercheur qui n’avait pas encore abouti aux
hautes certitudes qui illumineront ses dernières années, mais dont le
scepticisme même est plein d’attente (14B).

(148) A.-J. F e s tù g iè r e , Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris,


1936, p. 316; cf. plus loin p. 238.
(149) On trouvera ci-contre un tableau qui montrera clairement comment je
me représente actuellement la chronologie de l’œuvre d’Aristote. Bien entendu,
et cela ressort assez des discussions qui précèdent, pareil tableau ne peut que
traduire des options personnelles et provisoires. I. D ü rin g , Aristotle’s Protrepti-
cus, p. 287-289, et Aristoteles, p. 48-52, a de son côté résumé sa façon de con­
cevoir la chronologie respective des œuvres d’Aristote; comme ses vues sont
suivies par toute une école, j’ai cru être utile au lecteur en les schématisant à
ma manière dans un second tableau, de telle façon que le lecteur puisse avoir
sous les yeux en même temps les deux chronologies (on n’oubliera pas que ces
tableaux restent forcément assez imprécis et supposent le recours aux exposés
détaillés qu’ils résum ent). Ph. M e r la n , Studies in Epicurus and Aristotle, Wies-
baden, 1960, p. 92, a condamné le principe même de tels tableaux. Il a raison,
s’il croit qu’ils expriment la conviction de leurs auteurs d’avoir résolu tous les
problèmes et arrêté la marche du temps ! Mais qui pourrait être aussi sot ? En
fait, le rôle de pareils tableaux est au contraire de favoriser ce que M. Merlan
TABLEAU DE LA CHRONOLOGIE DES ÉCRITS

ŒUVRES
VIE (âge)
3 8 4 /3 STAG IRE DIALOGUES
(exotériques)

3 6 7 /6 ATHENES 17 LO G IQ U E PH YSIQ U E
358 26 Grylos
353 31 Eudème
Protreptique

De la philosophie Topiques
Des Idées Réfutations Soph. (Physique V II)

3 4 8 /7 A TARN ËE 36 I Analytiques
ASSOS II Analytiques PH YS. I-VI, V III
Du ciel
De la génération et
de la corruption
3 4 5 /4 39
M YTILEN E

3 4 3 /2 M IEZA 41 Difficultés homér.


Des poètes
De la royauté
340 44 (Hymne en l’hon­
STAG IRE neur d’Hermias)

3 3 5 /4 49 Météorologiques
ATHENES I-III

v. 330 54

De l’interprétation

3 2 3 /2 61
CHALCIS
3 2 2 /1 62
D’ARISTOTE ADOPTÉE DANS CET OUVRAGE

- COURS
(ésotériques)

BIO LO G IE M ETAPH YSIQ U E ETH IQ U E PO LITIQ U E RH ETO RIQ UE

1er cours :
Histoire des M ETH APHYSIQUE ÉTH IQ U E A PO LITIQ U E
animaux A -B-r EUDEME V II-V III
De la marche des
animaux
2 m° cours M (9-10) N (II-III)
De la respiration
Des parties des
animaux (II-IV)
De la jeunesse
De la vie
Du sommeil (2) Recueil de
Des songes (2 et 3) constitutions
(De la longueur de
la vie)

ÉTH IQ U E A PO LITIQ U E PO ETIQ UE


NICOM AQUE IV-VI
I
RH ETO RIQ UE

3 me cours :
Des parties des M ETAPH YSIQ U E
animaux I (E)
DE L ’AME Z-H Constitution
De la sensation 0-1 d’Athènes
De la mémoire A
Du sommeil (1) M (1-9)
Des songes (1)
De la génération
des animaux
TABLEAU DE LA CHRONOLOGIE DES ÉCRITS

ŒUVRES
VIE (âge)
3 8 4 /3 STAG IRE FRAGM ENTS LO G IQ U E PH YSIQ U E
3 6 7 /6 ATHENES 17 (ou perdues)

362 Des Idées


Grylos
360 Divisions, Prov.
De la philosophie Catégories
Du bien De l’inter.
Des poètes Top. II-V II, V III,
Probl. homér. I, IX
355 30 Analytiques Phys. I-II
V II
III-VI
Eudème De caelo
Protreptique De gen. et corr.
De la justice Météor. IV

3 4 8 /7 A TA R N ÉE 36 Zoika
ASSOS Anatomai
3 4 5 /4 M YTILÈN E Ecrits botaniques
Commencement du
3 4 3 /2 MIËZA 41 Recueil de consti­
tutions

Météor. I-III
-

3 3 5 /4 ATHENES Poursuite du
Recueil de consti­ Phys. V III
tutions
Liste des vain­
queurs aux jeux
Olymp. et Pyth.
3 2 3 /2 CHALCIS
3 2 2 /1 MORT 63
!
I D’ARISTOTE SELON L’ÉCOLE DE M. DÜRING
6

BIO LO G IE M ÉTAPH YSIQ U E ÉTH IQ U E PO LITIQ U E RH ÉTO RIQ UE

Met. A
Magna Moralia Poétique
(réd. origin.) (réel, origin.)
Rhét. I II
(sans II, 23-24)
Met. M,9-N Éthique
A, I, à
M .l-9 Eudème
B

Hist. des animaux Pol. I


I-VI, V III v u -v in
De la marche des an.
Des parties des an.
(II-IV)
Parva nat. (prem .
ébauches)
De l’âme (éléments
biologiques)
Magna Moralia
(réel, conservée)

Des parties des an. I Protê Philos. Éthique Pol. II Rhét. II, 23-24,
De gen. an. r à V-VI nouv. réd. de
Du mouv. des an. E Nicomaque III-IV Rhét. I II
Z -H -0 Rhét. III
Rédaction conservée
des Parva nat. et
du De l’âme
62 L'EV O LU TIO N D E LA PEN SEE D ’A RISTO TE

appelle de ses vœux: la poursuite d’une libre discussion. Car la première con­
dition d’un débat fructueux, c ’est la clarté. M. Merlan aurait dû en avoir
conscience plus que tout autre, au moment où il vient de consacrer plusieurs
pages (i b i d p. 81-92) à essayer de deviner (et il n'est pas sûr qu’il y ait réussi)
quelle date Fr. Dirlmeier assigne à la G rande éthique... Un exposé clair, même
s’il est erroné, profite plus au progrès de la science qu’un exposé confus, fût-il
exact: on peut discuter le premier, tandis que du second on ne peut rien tirer
(ou l’on peut tout tirer, ce qui revient au m êm e).
CHAPITRE II

LA COMPOSITION ET L’ÉDITION
DE
L’ÈTHIQUE A NICOMAQUE

LA COM POSITION DE L ’E TH IQ U E A N ICO M AQ UE

Les œuvres littéraires d’Aristote

L’œuvre d’Aristote se compose de deux sortes d’écrits. Les anciens


l’avaient déjà remarqué, mais, mal renseignés sur l’histoire de la car­
rière littéraire d’Aristote, ils nous ont laissé de ce fait des explications
où la légende se mêle largement à l’histoire 0). Tous sont d’accord
pour distinguer les ouvrages d’Aristote en ouvrages exotériques et
ouvrages ésotériques, mais l’accord cesse dès qu’il s’agit d’expliquer
la valeur de ces termes. Une légende d’inspiration néo-pythagoricienne,
dont la source semble être une prétendue correspondance d’Alexandre
et d’Aristote (fr. 662 R ), œuvre sans doute d’un faussaire du premier
siècle avant J.-C., légende dont Plutarque et Aulu-Gelle au IF siècle,
Clément d’Alexandrie au début du IIP et Simplicius au VI° se sont
faits les échos (2), prétend que les livres ésotériques contiennent la
doctrine secrète, réservée aux seuls initiés, et les exotériques l’en­
seignement vulgaire dont doit se contenter la masse. Tout aussi absur­
de, encore qu’elle repose sur un fait bien observé, — la différence de
doctrine entre les ouvrages exotériques et les ouvrages ésotériques, —
est l’explication que forgea au début du IIF siècle le plus grand des
commentateurs d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise: les exotériques en­
seigneraient l’erreur et les ésotériques la vérité (3) ! Une tradition dont

C1) Les textes sont rassemblés dans D ü rin g , Aristotle..., p . 426-443.


(2) Cf. P. M o ra u x , Les listes anciennes..., p. 168-170; le texte de Clément
d’Alexandrie se trouve dans les Stromates, V, ix, 58; éd. Stahlin, II, p. 365.
(3) Cf. O ly m p io d o re, Prolegomena, éd. A . Busse, Comm. in Ar. graeca, t.
X II , 1, p. 7; E l i a s , Introduction aux Catégories, éd. A. B u sse, Comm. in A r.
graeca, t. X V III, 1, p. 115; Ps.-Ammonius, Comm. sur les Catégories, éd. A.
B u sse, ibid., t. IV, 4, p. 4, 20-22. I. D ü rin g , Aristotle..., p. 437-439, refuse d’at­
tribuer à Alexandre un si grossier contresens. J ’avoue que sa pensée est trop
subtile pour moi. Si Alexandre a bien dit (comme M. Düring est prêt à l’ad-
64 LA COM POSITION D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

Aulu-Gelle, entre autres, s’est fait l’écho, nous explique encore que la
division des écrits exotériques et ésotériques reflète l’organisation des
cours au Lycée: le matin, Aristote aurait donné des cours techniques
réservés aux étudiants régulièrement inscrits à l’école, et l’après-midi
des cours publics ouverts à tout-venant; les ouvrages ésotériques nous
garderaient l’écho des premiers et les exotériques l’écho des seconds (4).
Encore acceptée comme argent comptant par des auteurs récents (5),
cette histoire n’en est pas moins certainement une légende, née com­
me beaucoup d’autres du besoin d’expliquer un fait qu’on ne com­
prenait plus. Plus sobrement, la tradition la plus ancienne, celle dont
nous trouvons déjà l’expression chez Cicéron (6), et qui se maintient
chez les commentateurs du VIe siècle (7), voit dans les ouvrages exoté­
riques des ouvrages de vulgarisation et dans les ouvrages ésotériques
des ouvrages techniques. Mais, faute d’avoir la moindre idée de l’his­
toire du développement de la pensée d’Aristote et parce que, à la maniè­
re d’Aulu-Gelle, elle s’imaginait qu’Aristote avait écrit simultanément
les deux séries d’ouvrages, il lui fallait bien, pour expliquer la diver­
gence de doctrine qui les sépare, surcharger cette explication vraie
dans son fond d’une distinction beaucoup moins bien fondée entre
les probabilités dont se contentent les ouvrages de vulgarisation et les
vérités démontrées qui sont l’apanage des ouvrages techniques. C’est
seulement aujourd’hui que, grâce à Jaeger qui nous a découvert l’his­
toire du développement de la pensée d’Aristote, nous sommes en me­
sure de comprendre exactement la distinction qui sépare l’œuvre
d’Aristote en ouvrages exotériques et ouvrages ésotériques.
La réalité de cette distinction tout d’abord est absolument hors de

mettre) que dans les exotériques Aristote expose non pas les doctrines qui lui
paraissent vraies à lui, mais celles qui paraissent vraies aux autres, comment
la «glose» d’Ëlias, — si glose il y a, — ne serait-elle pas correcte, qui précise
que ces doctrines d’autrui ne pouvaient être aux yeux d’Aristote que fausses?
C’était bien la seule raison qu’Aristote pouvait avoir de ne pas les faire
siennes!
(4) A u lu -G e lle , Nuits attiques, X X , 5.
(5) Par exemple D . Ross, Aristote, trad. française, Paris, 1930, p. 14. M.
P. M oraux lui-même, La composition de la «V ie d ’Aristote» chez Diogène
Laërce, dans R evue des Études grecques, 68 (1 955), p. 134-135, semble té­
moigner de quelque indulgence pour cette tradition.
(6) D e finibus, V , 5, 12.
(7) Cf. Ps.-Ammonius, Comm. in Cat., éd. A. Busse, Comm. in A r. Graeca,
t. IV , 4, p. 4, 22-27; p . 6, 2 5 - 7 , 6; S im pliciu s, In Phys., éd. H. D ie ls , ¡6/d .,
t. IX , p. 695, 3 4 -6 9 6 , 1; E l i a s , Introd., éd. A . Busse, ibid., t. X V III, 1, p. 114,
1 5 -1 1 5 , 3; 124, 3-8; O ly m p io d o re, Prolegomena, éd. A. Busse, ibid., t. X II,
1, p . 7, 15-23.
LES Œ U VRES LITTER A IR ES D’ARISTO TE 65

doute. Aristote lui-même dans ses cours se réfère à maintes reprises à


une autre partie de son œuvre, qu’il appelle sept fois ses traités exoté-
riques (è|a)T8Qiuot Xàyoi) (8), deux fois ses traités en circulation (tà
ï-yv.vvlm) (°), une fois ses traités édités (Iv.ôeôo|.iévoi Àôyoi) (10), et une
fois ses traités publiés (littéralement: répandus dans le public, oî èv
xoivô Yiyvofjivoi Àôyoi) (“ ). Or, cette partie de son œuvre, nous som-

(8) E E , I, 8, 1217 b 22-23; II, 1, 1218 b 33-34; P o l, III, 6, 1278 b 31-32;


V II, 1, 1323 a 22-23; EN , I, 13, 1102 a 26-27; V I, 4, 1140 a 2-3; Mét., M, 1,
1076 a 28-29. — Dans la Physique, IV , 10, 217 b 30-31, l’expression ôià xcov
âScDTBgiHôjv ?.6yo)v, «par des raisonnements exotériques», désigne les raisonne­
ments qui suivent comme des raisonnements du genre de ceux q u ’on emploie
dans les écrits de vulgarisation, des raisonnements «à l’usage externe», si j’ose
dire, c ’est-à-dire plus dialectiques que scientifiques; cf. Pol., I, 5, 1254 a 33-34.
(») Cf. EN , I, 3, 1096 a 3-4; D u ciel, I, 9, 279 a 30-31.
(,0) Poêt., 15, 1454 b 17-18.
(” ) D e l’âme, I, 4, 407 b 29-30. — L ’interprétation de ces diverses expres­
sions a été l’un des problèmes les plus débattus parmi les exégètes d’Aristote
dans la seconde moitié du X I X ' siècle et la première moitié du X X e.
L ’interprétation dont H . D ie ls , Über die exoterischen Reden des Aristoteles.
Sitzungsber. Berl. A k., 1883, p. 477-494, fut le principal cham pion, a longtemps
prévalu. Selon cette interprétation, les èlcoTsgutol Xôyoi seraient des discus­
sions qui se seraient tenues en dehors de l’école d’A ristote, dans les milieux
populaires ou dans l’A cadém ie, et dont les conclusions auraient largem ent cir­
culé ( t ô èyv.vvha)
un peu p artou t dans le public (èv xoivcï>). C ette exégèse
a été adoptée notam m ent p ar G . R o d ie r , Traité de l’âme, P aris, 1900, t. II,
p. 118-119; J. B u r n e t, com m , sur I, 13, 1102 a 26-27; D . R o ss, Aristotle. Ma-
taphysics, t. II , p. 4 0 8-410; Aristotle. Physics, in 21 7 b 3 0 ; J. S o u ilh é, com m .
su r EN , I, 3, 1096 a 3-4, p. 74-76; J. T r i c o t , Aristote. La Métaphysique, Paris.
1953, t. II , p. 716-717; F r. D ir lm e ie r , Aristoteles. Nikomachische Ethik, Berlin,
1956, p. 274-275; Id., Aristoteles. Eudem ische Ethik, D arm stadt, 1962, p. 198-
199 et 220-221.
Quelques auteurs ont tenté ces dernières années d’ouvrir une voie médiane: •
ils admettent bien qu’en parlant des écrits «exotériques» Aristote renvoie à
ses propres œuvres, mais ils se refusent à admettre qu’il s’agisse des écrits de
jeunesse. A. Jan n on e, I logoi essoterici di Aristotele (Atti dell’Istituto Veneto
di scienze, lettere ed arti. 1954-55, t. 113, Cl. di sc. morali e lettere, Venise,
1955, p. 1-31); Id., Les œ uvres de jeunesse d’Aristote et les Aôyoi ê£coTEgixoi,
dans Rivista di cultura classica e medioevale, 1 (1959), p. 187-207, estime que
les «exotériques» sont les «introductions», les «discours préliminaires» con­
tenus dans les premiers livres de chacun des traités d’Aristote; la position de
Mgr Jannone a ceci de dangereux que, faisant appel à des œuvres conservées,
il est facile de constater que les renvois ne s’y vérifient pas (cf. infra, t. II,
p. 93 et 457-458). W . W ie la n d , Aristoteles als Rhetoriker und die exoterischen
Schriften, dans H erm es, 86 (1958), p. 323-346, est plus prudent: il admet bien
que les «exotériques» sont des écrits perdus, mais, tenant pour démontré que
66 LA COM POSITION D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

mes aujourd’hui en mesure de l’identifier, et, pour une part, de la


retrouver: ce sont en effet les dialogues et les traités perdus de la jeu­
nesse du philosophe, YEudème, le Protreptique, le Des Idées, ceux aus­
si qu’il écrivit à Miéza, le De la royauté par exemple. Du coup, nous
pouvons en apprécier le caractère. Ce sont, assurément, des ouvrages
de vulgarisation, et l’on peut maintenir que c’est là la meilleure ma­
nière de traduire èioategixoi: les ouvrages exotériques sont ceux qui
sont destinés à se répandre en dehors du cercle étroit de l’école, et qui,
pour cette raison même, sont mis en circulation, édités ou publiés. Mais
ce sont des ouvrages de vulgarisation au sens où les Dialogues de
Platon en étaient eux aussi. Cela veut dire qu’Aristote ne se contente
pas d’y exposer des probabilités, — encore moins d’y enseigner l’er­
reur ! — Il y expose sa pensée même. Seulement, et c’est ce que ne
soupçonnaient pas les anciens, la pensée qu’il y expose est sa pensée
du moment, souvent bien différente de ce que sera sa pensée lorsque,
à une date différente, il rédigera ses cours. Qu’est-ce donc qui fait de

ce ne sont pas les écrits de jeunesse, il pense que ce sont les cours de rhéto­
rique qu’Aristote donnait chaque après-midi parallèlement à ses cours de
philosophie du matin: c ’est faire trop de cas de la légende dont Aulu-Gelle
est le principal témoin!
L ’opinion qui v oit dans les ètonEQiy.oi Xoyoi les écrits littéraires d’A ristote
lui-même av ait déjà été soutenue p a r F . R av aîsso n , Essai sur la Métaphysique
d ’Aristote, P aris, 1837, 1 .1 , p . 2 0 9 ss, et surtout p a r J. B e rn a y s , D ie Dialoge des
Aristoteles in ihrem Verhältnis zu seiner übrigen W erken, Berlin, 1863; mais
elle a trouvé son m eilleur défenseur en W . Ja e g e r , Aristoteles, p. 257-270.
Jaeger a enlevé à la thèse adverse son plus solide argum ent: YÉthique à
E udèm e elle aussi renvoie au x êicoTceixol Xâyoi; tant qu’on voyait dans YÉthi­
que à E udèm e une œ uvre inauthentique, c ’était là une objection presque in­
surm ontable p ou r la thèse de l ’identification des è^taxeguiol Xôyoi av ec les
écrits littéraires d’A risto te; en m on trant que YÉthique à E udèm e était uns
œ uvre authentique d ’A ristote et que ses références au x ÈçojTEor/.oi ï.ùyoi se
vérifiaient dans le Protreptique, Jaeg er a transform é cette objection en preuve.
D u coup, la situation s’est retournée, et la thèse de l ’identification des «écrits
exotériques» a u x écrits littéraires d’A ristote est devenue l’opinion com m une;
elle a été accep tée p ar A . M an sio n , L a genèse de l’œ uvre d ’Aristote, p. 443-
4 4 4 ; J. B id e z ; L . R obin, Aristote, p. 13-14; P aul M o ra u x , L es listes ancien­
n e s ..., p . 167-172 (cf. p. 119, 147, 1 7 3 ) ; D . J. A l l a n , T h e Philosophy of Aris-
totle, O xfo rd , 1952, p. 9 (cf. Aristote le Philosophe, L ou v ain , 1962, p . 1 3 ) ; et
surtout p a r P . M o ra u x , A la recherche de VAristote perdu. L e Dialogue «Sur
la Justice», L ou vain , 1957, p. 13-22. Il sem ble bien qu’elle puisse aujourd’hui
ê tre considérée com m e sûre; I. D ü rin g , A ristotle..., p . 440-443, sem ble s’v
rallier, en core que son exposé soit obscurci p ar une polém ique m utile (p. 4 4 2 ) :
il est clair que les «exotériques» ne sont pas les seuls «D ialogues», m ais tous
les écrits littéraires d ’A ristote.
LES COURS D ’A RISTO TE 67

ces ouvrages de vulgarisation des ouvrages de vulgarisation ? C’est,


et c’est uniquement, leur forme littéraire. Aristote s’efforce d’y revêtir
l’exposé de sa pensée de toutes les parures du style, d’y employer tous
les artifices d’exposition, et notamment la forme dialoguée, qui pou­
vaient mettre une doctrine difficile à la portée d’un grand public,
cultivé certes, mais peu entraîné à la recherche philosophique, et l’en­
thousiasme avec lequel un Cicéron parle du «fleuve d’or» de son
éloquence, de la nervosité en même temps que de la douceur et des
grâces de son style (12) nous garantirait suffisamment sa réussite, si
nous ne pouvions aujourd’hui, grâce notamment à la redécouverte
d’une grande partie de son Protreptique, nous en assurer par nous-
mêmes.

Les cours d’Aristote

A l’opposé de ces œuvres littéraires se rangent les ouvrages que les


anciens appelaient, d’un mot forgé par opposition à celui qu’Aristote
lui-même avait employé pour désigner la première partie de son œuvre,
ésotériques, ou, d’un mot plus juste encore, acroamatiques. Ces œuvres
destinées à rester à l’intérieur de l’école étaient en effet des cours
destinés non à la publication, mais à l’audition (acroasis). W. Jaeger,
dans ses études sur la genèse et la composition de la Métaphysique
d’Aristote (13), a mis en pleine lumière la manière dont se sont constitués
ces cours d’Aristote. Nous ne saurions mieux faire que de citer ici
l’excellent résumé qu’a donné Mgr Mansion des résultats auxquels il
est parvenu:
«Il n’y a pas moyen de considérer comme des «ouvrages» propre­
ment dits les traités systématiques d’Aristote que nous possédons: ils
n’en ont ni l’unité, ni la forme soignée à laquelle l’antiquité attachait
tant d’importance; ils n’ont pas été édités, c’est-à-dire livrés au public
et mis en vente par les moyens ordinaires en usage à l’époque; et, à
tous ces points de vue, ils se distinguent nettement des Dialogues et
autres compositions philosophiques d’allure plus littéraire, telles que le
Protreptique... Les traités, eux, ont vu le jour à l’intérieur de l’École,
et, primitivement du moins, ils y sont demeurés confinés. Leur genèse
(12) Acad. pr., 2, 38, 119; Brutus, 31, 120-121; D e inv. 2, 2; D e orat., I,
12, 49; il est vrai que Cicéron parle aussi de l’abondance et de la douceur
du style des Topiques d’Aristote, ce qui a fait douter qu’il les ait jamais lus,
Topica, l, 3; on trouvera tous ces textes rassemblés dans R. W a l z e r , Aristotelis
dialogorum fragmenta, p. 3-4.
(13) W . W . Jaeger,, Studien zur Entstehungsgeschichte der Metaphysïk des
Aristoteles, Berlin, 1912, p. 131-163.
68 LA COM POSITION D E L ’ËTH IQ U E A NICOM AQUE

s’y rattache intimement à l’enseignement du maître. Ils sont les té­


moins et les restes de cet enseignement, tel qu’il le fixa par écrit lui-
même, en vue de ses; cours et pour l’usage de ses disciples. Dans le
cercle restreint de l’École ces traités connurent ainsi dès l’origine une
manière d’édition, bien différente de la large diffusion qu’ils acqui­
rent, quelques siècles plus tard, quand ils passèrent des bibliothèques
scolaires ou privées aux bibliothèques royales de Pergame et d’Alexan­
drie, et ultérieurement aux mains des copistes et des bibliophiles, qui
les répandirent dans le public par la voie normale.
«Cette origine des écrits envisagés ici en explique suffisamment
l’unité incontestable et rend compte en même temps des nombreuses
brèches faites à cette unité apparente: incohérences plus ou moins
accusées; ordre souvent imparfait et remplacé au cours de l’exposé par
un ordre ou un plan nouveau, avant que le premier n’ait été développé
en son entier; ténuité des liens qui unissent entre eux les divers livres
d’un même traité. En réalité, on n’a pas affaire à des «traités» propre­
ment dits, mais à des «cours», ou mieux à des ensembles de cours
plus ou moins connexes. L’unité «littéraire» n’est pas en l’espèce le
traité ou le cours, mais le logos ou la méthodos au sens restreint de ce
terme, — étude ou exposé' de dimensions assez réduites, ne comprenant
qu’un ou deux ou tout au plus trois livres de nos divisions actuelles.
Plusieurs logoï portant sur des objets connexes peuvent former un
cours; si toutefois les liens qu’ils ont entre eux sont assez lâches,
ils prennent l’apparence de petits traités consécutifs presque indé­
pendants et simplement réunis en série, au lieu de former un traité
unique: telle la série conservée sous le nom de Parva naturalia. Dans
les cas ordinaires, les logoï connexes portent tous sur une même bran­
che de la philosophie: mis à la suite les uns des autres, ils paraissent
former un traité doué d’une certaine unité: cette unité est commandée
par l’unité d’objet des études particulières réunies de cette façon.
Aristo.te l’appelle une pragmateia ou une méthodos au sens large. Au
sein de celle-ci on distingue des parties bien tranchées, car elles sont
en réalité antérieures au tout. Chacune d’elles constitue un exposé in­
dépendant, dont le thème est limité à certains points bien déterminés
rentrant dans l’objet général de la branche philosophique auquel il se
rattache. De cette façon, dans le même «traité», un logos doit avoir
des relations logiques avec les autres, mais non pas nécessairement
des relations directes d’ordre littéraire.
«Tout cela répond à des faits bien connus: dans certains cas, deux
livres, se faisant suite dans le même ouvrage, se relient si intimement
l’un à l’autre que la division qui les sépare apparaît comme purement
extérieure et artificielle: on se trouve en présence d’un logos unique.
D’autre fois, au contraire, il y a un hiatus littéraire tout aussi accusé
LES COURS D ’A RISTO TE 69

entre livres consécutifs, bien que l’ordre logique justifie de tout point
l’ordre matériel des parties: dans ce dernier cas, on est en présence
de la fin et du commencement de deux logoi distincts, et peut-être de
dates très différentes.
«Le même cours, en effet, portant sur une même branche du savoir,
a pu être professé plusieurs fois par Aristote aux divers stades de sa
carrière. De là, dans les écrits qui servaient de substrat et d’ossature à
cet enseignement, des modifications plus ou moins importantes et pre­
nant les formes les plus variées. Tel logos a pu reparaître avec quel­
ques retouches, assez secondaires, de manière à ne constituer qu’une
édition revue du même écrit. Mais dans le même cours ou le même
ensemble de cours, des logoï nouveaux ont pu s’ajouter aux études ana­
logues déjà existantes et former avec elles une série amplifiée et élar­
gie. Enfin un cours tout entier ou une partie de cours assez étendue
peut avoir été retravaillée et rédigée à nouveau: si les deux rédactions
se sont conservées, surtout si elles ont été par la suite insérées à des
endroits différents d’un même ouvrage, elles y font figure de doublets.
Ce sont en réalité des témoignages précieux sur la pensée de l’auteur à
deux stades différents de son évolution doctrinale. Telles les deux
rédactions parallèles bien connues de la Métaphysique: l’une plus
étendue et comprenant les livres B T E , l’autre plus concise en K, 1-8
et présentant en même temps des différences assez caractéristiques
avec la première. Il y a d’ailleurs, également dans le même traité, des
exemples pour les autres cas: retouches plus secondaires et additions
qui viennent s’insérer dans une rédaction primitive. A la critique de
déterminer, dans la mesure du possible, les rapports de ces divers
éléments entre eux.
«A côté des répétitions et des doublets de quelque importance, re­
présentant des couches successives de l’enseignement d’Aristote sur
des thèmes semblables ou analogues, il y a des fragments plus courts
qu’il n’y a guère moyen de replacer dans un développement suivi. On
les trouve d’ordinaire dans les traités à la fin' de l’un ou de l’autre
livre, où sont étudiées des questions présentant un rapport souvent as­
sez éloigné avec les idées exposées dans ces fragments. On reconnaî­
tra dans ceux-ci des notes détachées du maître; comme elles ne font
partie d’aucun cours, elles n’ont vraisemblablement trouvé place dans
les traités que lors de «l’édition» définitive de ces derniers, c’est-à-dire
quand on en fit des copies destinées à être répandues dans le public.
Les éditeurs, ne voulant pas sacrifier des fragments dont l’authenti­
cité ne paraissait pas contestable, les ont insérés dans les «ouvrages»
auxquels ils paraissaient se rapporter par leur objet, en en faisant en
quelque sorte des notes rejetées en appendice à la fin d’une section.
Dans certains cas pourtant, des indices d’ordre eixterne et interne mè­
70 L A COM POSITION D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

nent avec une certitude suffisante à cette conclusion: que l’insertion


après coup de tel fragment doit être attribuée à l’auteur lui-même et
non à un rédacteur postérieur. Ces cas toutefois paraissent assez rares:
on en a un exemple dans Métciph., 0 10» (14).

L’Éthique à Nicomaque, cahier de cours

Les vues de Jaeger sur la composition des cours d’Aristote ont été
fécondes, plus même peut-être qu’il ne le pressentait. C’est ainsi que,
à la suite des critiques de Mgr Mansion et des recherches de M. Nuyens,
l’unité de la Métaphysique s’est avérée plus fragile encore que ne le
pensait Jaeger, puisqu’on admet aujourd’hui que quinze années au
moins séparent les logoï rédigés à Assos, — ABI\ M (9-10) N, —
de ceux qui ont vu le jour à Athènes, — ZH, 01, A, M (1-9). — C’est
ainsi que des logoï dont Jaeger ne mettait pas en doute l’unité, tels les
traités Du sommeil et Des songes, ont laissé apparaître à l’analyse des
couches d’âges divers, échos de cours professés par Aristote à des da­
tes différentes. Il ne faut pas s’attendre en ce qui concerne YÉthique à
Nicomaque à des résultats aussi spectaculaires, mais il est indispen­
sable de montrer comment s’appliquent à elle aussi les règles généra­
les qui ont présidé à la composition des cours d’Aristote et comment
elles résolvent bien des difficultés qui ont longtemps arrêté les exé-
gètes.

Couches d’âge différent dans l’Éthique à Nicomaque

Nous avons dit qu’il ne fallait pas s’attendre ici à des résultats spec­
taculaires. La raison en est simple: c’est que nous avons conservé pres­
que intégralement et sous une forme bien distincte les deux cours de
morale d’Aristote, celui d’Assos et celui d’Athènes, qui forment res­
pectivement YÊthique à Eudème et YÉthique à Nicomaque: les pièces
maîtresses, ailleurs confondues, sont ici dès l’abord bien distinctes.
Il est cependant une exception, et importante: c’est celle que for­
ment les trois livres communs à YÉthique à Eudème et à YÉthique à
(w) A. M an sio n , La genèse de l’œ uvre d ’Aristote, dans Revue Néoscol., 29
¡1 9 2 7 ), p. 308-310 (on notera pourtant que Mgr Mansion a p ar la suite rejeté
l'authenticité de K , 1-8; cf. plus haut, ch. I, note 9 0 ). On pourra lire aussi
les réflexions de I. D ü rin g , Notes on the History of the Transmission of Aris-
totle’s Writings, Göteborg, 1950, p. 57-59, et la discussion de D . d e M o n tm o i-
lin , La Poétique d ’Aristote, p. 168-173, en la corrigeant toutefois par la réserve
que nous avons marquée plus haut, ch. I, note 110.
COUCHES D ’A G E D IFFÉREN T 71

Nicomaque. On sait en effet que les manuscrits de YÉthique à Eudème


omettent les livres IV, V et VI de cet ouvrage, en indiquant qu’ils sont
identiques aux livres V, VI et VII de YÉthique à Nicomaque. D’où
la question, qui a d’autant plus préoccupé la critique de la fin du
XIX° siècle qu’elle attribuait YÉthique à Eudème non à Aristote lui-
même mais à son disciple Eudème de Rhodes: à laquelle des deux
Éthiques, YÉthique à Eudème ou YÉthique à Nicomaque, appartien­
nent réellement ces trois livres ? Question irritante, tant qu’on rejetait
l’authenticité de YÉthique à Eudème: pouvait-on admettre qu’Aristote
avait omis de traiter dans YÉthique à Nicomaque, la seule qu’on recon­
naissait comme son œuvre, des sujets aussi importants que ceux dont
traitent les livres communs, la justice (livre IV de YÉthique à Eudème
= livre V de YÉthique à Nicomaque), la sagesse pratique (livre V de
YÉthique à Eudème = livre VI de YÉthique à Nicomaque), la conti­
nence (livre VI de YÉthique à Eudème = livre VII de YÉthique à Nico­
maque) ? Aussi comprend-on que la plupart des exégètes se soient ral­
liés aux vues de Spengel et de Rassow, qui admettaient que les livres
communs appartenaient originellement à YÉthique à Nicomaque, mê­
me s’ils avaient été quelque peu remaniés pour entrer dans YÉthique
à Eudème, et que par conséquent le fond en était aristotélicien, même
s’il fallait en attribuer tel ou tel fragment à Eudème (1S), quand ils ne
professaient pas plus simplement encore, comme le firent par exem­
ple Burnet et Greenwood, que les livres en question étaient purement
et simplement d’Aristote dans son Éthique à Nicomaque (18). Cepen­
dant, il y avait à cette attribution une très grosse objection: c’est la
présence, à la fin du dernier des livres communs, d’une section consa­
crée au plaisir (livre VI de YÉthique à Eudème = livre VII de YÉthi-
que à Nicomaque, ch. 12-15), section qui fait double emploi avec celle
que YÉthique à Nicomaque consacre plus loin au plaisir dans un livre
qui lui est propre (livre X, ch. 1-5), et qui même en contredit la doc­
trine. Les anciens déjà avaient senti la difficulté, et Aspasius avait
attribué à Eudème le premier traité du plaisir (n). Il ne manqua donc
pas d’auteurs pour s’engager avec plus ou moins de décision dans la
voie qui retirait à Aristote tout ou partie des livres communs: Fischer
en 1847 et Fritzsche en 1851 ne laissaient plus à YÉthiquè à Nicoma-

(15) Cf. L. S p en gel, Ü ber die unter dem Nametï des Aristoteles erhaltenen
ethischen Schriften, Abh. d. Bayer. Ak., philos, philol. Kl., Bd. III, Abt. 2,
1841, p. 480; H. R a sso w , Forschungen über die Nik. Ethik des Aristoteles,
Weimar, 1874.
(16) J. B urnet , T h e Ethics of Aristotle, Londres, 1900, p .x n -x iv , L.H .G .
G reenw oo d , Aristotle, Nicomachean Ethics, Book Six, Cambridge, 1909, p. 1-20.
(17) A sp asiu s, éd. G. Heylbut, Comm. in A r. Graeca, t. X I X , 1, p. 151,
24-25.
72 LA COM POSITION D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

que que le livre V (traité de la justice), que Munro lui enlevait lui aussi
en 1855; Grant en 1857 se prononçait résolument pour l’attribution
à YÉthique à Eudème des trois livres discutés, et il était encore suivi
en 1915 par St. G. Stock, en 1930 par M. Margueritte (1S).
laeger n’a, directement, fait faire aucun progrès à la solution de
ce problème: nous avons signalé l’étrange cercle vicieux qui lui fait
admettre a priori que la doctrine de la phronèsis-sagesse pratique éla­
borée dans l’un des livres communs (livre V de YÉthique à Eudème =
livre VI de YÉthique à Nicomaque) est caractéristique de YÉthique à
Nicomaque, et par conséquent que les livres communs appartiennent
à celle-ci. Indirectement pourtant, c’est lui qui a préparé la solution
de ce problème des trois livres communs, en le posant dans ses vrais
termes. Une fois admis en effet que YÉthique à Eudème est authentique
et qu’elle est le plus ancien des deux cours de morale d’Aristote, le
problème n’est plus de savoir si les livres en question sont ou non
d’Aristote, mais s’ils appartiennent au plus ancien ou au plus récent
de ses deux cours. Le P. Festugière en 1936 a posé un premier jalon
vers la solution du problème en l’abordant par là où il fallait en effet
l’aborder: le cas privilégié du traité du plaisir, conservé en double
rédaction, et il n’a pas eu de peine à démontrer, d’une façon définitive,
que le traité du plaisir des livres communs (EN, VII, 12-15) appartient
en réalité à YÉthique à Eudème et constitue la rédaction ancienne,
écrite par Aristote lors de son premier cours à Assos, du même traité
qu’Aristote a récrit sur nouveaux frais lors de son enseignement à
Athènes, pour le nouveau cours qu’est YÉthique à Nicomaque (EN, X,
1-5) (10). Solidement établi, ce point donne une base sûre à l’hypo­
thèse que dès 1927 avait avancée Mgr Mansion: les livres communs
ont appartenu primitivement à YÉthique à Eudème, mais ils ne nous
sont pas parvenus sous leur forme première; Aristote, qui les a lui-
même insérés dans son nouveau cours de morale, les a à ce moment,
remaniés (2°). Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par l’examen i

(ls) Cf. A. M. F is c h e r , D e Ethicis Nicomacheis et Eudem eis, Bonn, 1847;


A. Th. H . F r i t z s c h e , Eudem ii Rliodii Ethica, Ratisbonne, 1851; H. A. J.
M u n ro , Nicomachean Ethics book V , Eudemiati Ethics book IV , dans T h e
¡ournal of Classical and Sacred Philology, 2 (1855), p. 58-81; A. G r a n t, T he
Ethics of Aristotle, dans la 4 e éd., p. 49-72 et p. v ii-x x v ; St. G . S to c k , T h e
Works of Aristotle translated into English, t. IX , 2, Magna Moralia, Ethica
Eudemia, De virtutibus et vitiis, Intr., p. x iii-x ix ; H . M a r g u e r i t t e , compte
rendu du livre de laeger, Über U rsprung..., dans R evue d ’Hist. de la Philos.,
4 (1 930), p. 101-104.
(19) A.-J. F e s t u g i è r e , Aristote, L e plaisir, Paris, 1936, Intr., p. v -x liv .
(20) A. M an sio n , La genèse de l’œuvre d ’Aristote, dans R evue Néoscol.,
29 (1927), p. 445, n. 2.
COUCHES D ’A G E D IFFEREN T 73

même du texte de ces livres: nulle part dans YÊthique à Nicomaque


on ne trouve autant d’incohérences et de doublets, preuve du travail
de remaniement dont ces pages, plus que tout le reste de YÊthique,
ont été l’objet. Une seule question peut encore se poser: faut-il, avec
Mgr Mansion et le P. Festugière, penser que c’est Aristote lui-même
qui a inséré le premier traité du plaisir à la place qu’il occupe actuel­
lement au livre VII de YÊthique à Nicomaque, avant de le remplacer
en cours de rédaction, ou lors d’une deuxième rédaction, par le second
traité, celui du livre X ? Ou n’est-il pas plus juste de supposer que,
mis de côté par Aristote, le traité du livre VII a été inséré là par le
premier éditeur qui l’avait trouvé dans les papiers du maître et qui
ne voulait pas le laisser se perdre (21) ? Mais ce n’est là qu’un problè­
me secondaire; quelle que soit la solution qu’on lui apporte, l’hypo­
thèse de Mgr Mansion doit jusqu’à preuve du contraire être tenue pour
acquise; elle a le mérite de faire droit à tout ce que contiennent d’exact
les remarques des partisans du rattachement à YÊthique à Eudème des
livres communs, — ces livres contiennent un fond eudémien qui tra­
hit sa parenté avec le reste de YÊthique à Eudème, — et d’expliquer
le fait, attesté dès la fin du IIIe siècle, et qu’il y a tout lieu de faire
remonter à Eudème lui-même, de l’omission de ces livres dans YÊthi­
que à Eudème (~).
Mais, s’il est presque certain que les livres V, VI et VII sont dans
leur fond originellement eudémiens et forment dans YÊthique à Nico­

le1) Ce qui nous incline à adopter cette seconde hypothèse, c ’est que la
clausule qui rattache le premier traité du plaisir au traité de la continence,
1154 b 32-34, a tous les caractères de l’inauthenticité, comme l’a déjà bien
souligné Ramsauer, in l o c son but est évidemment de souder en un seul
tout les éléments disparates dont se compose le livre V II et elle doit donc
être l’œuvre de celui qui a divisé YÊthique en livres, c ’est-à-dire du premier
éditeur (cf. plus loin, p. 86) ; elle est d’ailleurs en contradiction avec le plan
de YÊthique à Eudèm e, dans laquelle lé traité de la continence faisait partie
du logos consacré à la sagesse, tandis que le traité du plaisir formait un nou­
veau logos, consacré à la critique de la vie de jouissance (cf. plus loin, p. 77-
7 9 ), aussi bien qu’avec le plan de YEthique à Nicomaque, dans lequel le
traité de la continence se rattache au traité de la vertu comme un appendice
parce qu’il traite de la demi-vertu, et doit être immédiatement suivi, comme
d’un second appendice, du traité de l’amitié, qui traite d’une suite de la vertu
(cf. plus loin, p. 79-81); il est donc nécessaire de passer directement de
1152 a 36 à 1155 a 3, du traité de la continence au traité de l’amitié, et
l’insertion à cet endroit du traité du plaisir ne peut être que le fait d’un édi­
teur maladroit. On notera qu’Aristote, dans son sommaire de X , 6, 1175 b
30-31 et 10, 1179 a 33-34, ne fait aucune allusion au premier traité du plaisir.
(22) Cf. plus loin, p. 84, avec la n. 45.
74 LA COM POSITION D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

maque une couche plus ancienne, il ne semble pas pour l’instant qu’on
puisse avec une suffisante probabilité déceler dans YÊthique à Nicoma-
que d’autres couches de date plus ancienne. Sans doute, bien des hy­
pothèses ont-elles été avancées, depuis celle de R. Eucken qui, dès
1866, proposait, pour des raisons de style (l’emploi de t e sans corré­
latif, de ejiel, etc.), de placer les livres V III, IX et X à une date plus
tardive que les livres I à VII (2?), jusqu’à celle de M. Verbeke qui, en
1948, conjecturait que les livres I et X formaient primitivement un
traité unique, de date plus ancienne que le reste de YÊthique à Nico-
maque, antérieur même à YÊthique à Eudème, et tout proche du Pro-
treptique (24). Ce ne sont là, jusqu’à nouvel ordre, que des hypothèses
qui auraient besoin d’être appuyées sur de nouvelles études pour pou­
voir s’imposer.

Doubles rédactions

En dehors des livres V, VI et VII, il n’est donc pas possible actuel­


lement de reconnaître avec quelque certitude dans YÊthique à Nicoma-
que des couches appartenant à des périodes diverses de l’activité lit­
téraire d’Aristote. Il reste toutefois que, même en dehors de ces livres,
on y a depuis longtemps reconnu, — H. Rassow notamment fit beau­
coup en ce sens, — un assez grand nombre de doublets, c’est-à-dire
de passages dans lesquels une pensée sensiblement identique est re­
prise en des termes différents, mais souvent très proches. Le fait pou­
vait surprendre tant que l’on voyait dans YÊthique à Nicomaque un

(23) R. E ucken , D e Aristotelis dicendi ratione, I, Observationes de particu-


larum m u , Diss. Goettingue, 1866, p. 14 et 75-77.
(24) G. V e rb e k e , L ’évolution de la psychologie d ’Aristote, dans Revue philos,
de Louvain, 46 (1948), p. 343-345; j’incline à admettre qu’au moins les cha­
pitres 7-9 du livre X ont été empruntés par Aristote à un écrit plus ancien
pour être insérés, plus ou moins remaniés, dans son cours; cf. plus loin, t. H,
p. 873-899, notamment p. 874-875, 893-896, 898 (plus généralement, cf. t. II,
Table alphab., s.v. chronologie). Je n’ai pu prendre connaissance des travaux
de M. H . Th. Vollenhoven; mais le tableau des résultats auxquels il est par­
venu, tel que le trace son élève M. H. E . R u n n er, T h e Developm ent of Aris-
totle Illustrated front the Earliest Books of the Physics, diss. Amsterdam, 1951,
m’enlève tout regret de cette lacune; l’étrangeté de ces résultats ne permet
guère de faire à la méthode de M. Vollenhoven quelque crédit; c ’est ainsi,
par exemple, que le bloc des livres V I I I - I X de l’Éthique à Nicomaque, dont
la coupure en deux livres est sans aucun doute artificielle, se voit écartelé, le
livre V III étant daté de 366-364, le livre I X de env. 333-327!
D OUBLES RÉDACTIONS ET NOTES 75

livre proprement dit, auquel son auteur avait mis la dernière main et
qu’il avait lui-même édité. Mais, dès lors que nous y voyons le cahier
de notes dont Aristote se servait pour faire ses cours, il ne peut plus
nous apparaître que comme tout à fait normal, surtout si nous son­
geons que, entre 334 et 330, Aristote a pu donner plusieurs fois, en
se servant du même cahier de notes, son cours de morale: il était natu­
rel que, en le reprenant, il rédige à nouveau quelques passages dont
il était moins satisfait. Ces nouvelles rédactions prenaient place sur
des feuilles surajoutées, ou simplement dans les marges laissées libres
par la première rédaction, et l’éditeur du cahier ainsi surchargé les
a insérées de son mieux, avant ou après la rédaction primitive, mais
quelquefois aussi hors de place (25).

Notes

Les doubles rédactions sont généralement faciles à reconnaître. Les


notes posent un problème plus délicat. Comme l’a justement fait re­
marquer le P. Festugière, «les anciens ne connaissaient pas nos notes
au bas de la page» (20). Il leur fallait donc bien insérer dans le cours
même du texte des notes qui en rompent la continuité. Il ne suffit
donc pas, pour dire qu’une note a été ajoutée à une date postérieure à
la rédaction du texte, de constater qu’elle rompt l’enchaînement des
idées: il peut, même en ce cas, s’agir d’une note contemporaine au tex­
te. Il est toutefois normal de penser qu’Aristote, en redonnant un cours,

(23) Cf., au livre I: 1095 a 31 - b 14 et 1098 a 26-b 8 ( = 1094 b 11-1095 a


1 1 ); 1098 a 12-15 ( = 1098 a 7-12); au livre III: 1110 b 1-15 ( = 1110 a 2-
b 1 + 1 111a 24-b 3) ; au livre IV: 1120 b 27-1121 a 1 ( = 1 1 2 0 a 2 3 -b 4 ); 1 126a
31-b 9 ( = II, 9, 1109 b 14-26); au livre V : 1130 b 8-18 et 1130b 18-29 ( =
1130 a 14-b 8 ); 1132b 12-20 ( = 1132 a 10-19); 1133 a 25-b 14 et 1133 b 14-28
( = 1133 a 19-25); 1133 b 2 9 -1 1 3 4 a 23 ( = 1135 a 16-1136a 9 ) ; 1137 b 27-32
( = 1 1 3 7 a 19-27); au livre V I: 1142 b 12-13 ( = 1142 b 16 ); au livre V II:
1146 b 14-23 ( = 1146 b 8-14); 1148 a 22-b 14 + 1150 a 27-31 et 21-22 ( =
1147b 21-1148 a 2 2 ); 1 1 5 0 a 9-16 ( = 1 150a 16-b 1 6 ); 1 1 52a 28-33 ( = 1151 a
1-5); au livre V III: 1156 b 17-24 ( = 1156 b 11-17); 1158 a 10-18 ( = 1156 b
24-32); 1157b 25-1158a 1 ( = 1156b 33-35); 1 158a 18-27 ( = 1 1 57a 1-16);
1 1 5 8 a 28-36 ( = 1 1 5 7 a 33-b 1 ); 1157b 1-5 ( = 1 157a 1 6 -20,25-33); 1 158a 1-10
( = 1 1 5 7 b 14-24); 1 1 6 0 a 19-23 ( = 1 160a 18 + 23-30); au livre I X : 1 164a 22-b
21 ( = V III, 1163 a 9-23); au livre X : 1178 a 24-b 7 ( = 1177 a 27-b 1 +
1178 b 33-1179 a 2 2 ); 1177 b 15 ( = 1177 b 1 4 ); 1179 b 20-31 ( = 1179 b 4-20).
(20) Cf. A.-J. F e s tu g iè r e , Sur le texte de la Poétique d ‘Aristote, dans R evus
des études grecques, 47 (1954), p. 253.
76 LA COM POSITION D E L ’ËTH IQ U E A NICOM AQUE

a dû y ajouter des notes nouvelles; mais il est difficile de distinguer


les notes surajoutées des notes primitives (27).

Fragments de rédaction littéraire

Si dans son ensemble YÊthique à Nicomaque n’est qu’un cahier de


cours qui, n’étant destiné qu’à jouer le rôle d’aide-mémoire pour le
professeur et ses élèves, s’accommode d’un style négligé et d’une rédac­
tion sommaire, souvent déconcertante par sa concision, — la parole
du maître devait y suppléer, —- cela n’empêche pas qu’on y trouve

p ) Cf. par exemple: 1097 a 24-25; 1112 a 28-29 + 34; 1112 b 10-11;
1112b 28-31; 1114b 30-1115a 3; 1 1 3 7 a 26-30; 1139b 5-11; 1 1 4 2 a 11-23;
1144 a 9-11; 1147 b 6-9; 1150 b 16-19; 1157 a 20-25; 1158 b 5-11; 1166 a
19-23; 1170 a 8-11; 22-23; 1154 a 31-b 2.
J. W a r r i n g t o n , Aristotle’s Ethics (Everyman’s Library), New York, 1963, a
pris le parti de rejeter en bas de pages les passages qu’il considère comme des
notes d’Aristote; on ne peut que l’en féliciter. Pour notre part, nous avons
essayé de bien distinguer les doublets et les notes et de remettre à leur vraie
place les passages déplacés. Nous savons que cette façon de faire ne peut
plaire à tous; elle rend certainement plus difficile le repérage rapide d’un texte
(que nous avons cependant rendu possible en signalant à sa place tradition­
nelle l’endroit où nous avons reporté un texte déplacé), et n’aura donc pas
l’agrément du lecteur qui n’a en vue qu’une consultation superficielle. Par
contre, c’est la seule façon d’introduire le lecteur à une véritable intelligence du
texte, et nous espérons avoir le suffrage de quiconque désire vraiment com­
prendre Aristote. Que les autres nous critiquent, nous nous y résignons d’au­
tant plus volontiers qu’il y a des critiques qui sont des perles. Par exemple,
A. P le b e , dans Rivista di filologia classica, N.S., 39 (1 9 6 1 ), p. 79-82, rendant
compte de la première édition de notre ouvrage, dénonce ce qu’il y a dans
notre présentation de «comique»: pour lui, la disposition des fins de chapitre
ou de livre en colophon est «une présentation à la Mallarmé» (p. 80) ! C ’est
à se demander si ce «critique» a jamais regardé un manuscrit ou une édition
ancienne de l'Éthique à Nicom aque: il aurait vu que cette présentation est
celle, par exemple, de Mb au XV ° siècle, ou de Van Giffen en 1608, tous
auteurs qui n’avaient pas lu Mallarmé (moi non plus, du re s te !). Si M. Plebe
a voulu faire rire, il a réussi (au reste M. Plebe est coutumier de ces critiques
qui ne manifestent que l’ignorance de leur auteur; cf. mon compte rendu
de sa traduction de YÊthique à Nicom aque, dans Bull, thomiste, 10, 1957-59,
p. 125-16). Justifions cependant cette présentation en colophon: elle n’a pas
d’autre but que de montrer que les clausules ainsi disposées tiennent lieu des
artifices typographiques qui dans nos livres modernes (sauf en Allemagne)
aèrent le texte et rendent apparente la composition d’un ouvrage. — Cf. plus loin,
p. 86-87.
L E PLAN 77

de ci dé là, notamment au livre I et au livre X, mais aussi ailleurs


(qu’on songe par exemple au portrait du magnanime, au livre IV),
des passages d’une forme achevée, qui peuvent être des emprunts
d’Aristote à l’une ou l’autre de ses œuvres littéraires, mais qui peu­
vent aussi avoir été écrits sous cette forme par Aristote pour son cours
même: on remarquera qu’il s’agit en général de sujets délicats et qui
devaient être particulièrement à cœur à Aristote: il n’aura pas voulu
s’en remettre ici à l’improvisation et aura rédigé à l’avance plus
soigneusement son cours; phénomène courant, et dont tout professeur
peut trouver dans son expérience des exemples !

La réunion en un cours unique (pragmateia) des diverses séries de cours


(logoï) qui composent l’Êthique à Nicomaque: le plan de l’Éthique
à Nicomaque

Quelle que soit l’origine des diverses parties qui composent l'Éthique
à Nicomaque et la date à laquelle elles ont été rédigées, il est certain
qu’elles ont été réunies par Aristote lui-même en un tout unique, en
un grand cours de morale parfaitement organisé et dont il nous faut
maintenant essayer de découvrir le plan.
W. Jaeger, ici encore, a montré la voie à suivre: puisque l'Éthique à
Eudème constitue le premier cours de morale d’Aristote, c’est d’elle
qu’il faut partir, si l’on veut saisir en leur état natif les schémas autour
desquels s’est organisée la pensée morale d’Aristote (2S). L’état dans
lequel nous est parvenue VÊthique à Eudème rend, il est vrai, l’entre­
prise assez hasardeuse; il semble pourtant que des résultats substantiels
peuvent être acquis avec une certitude suffisante, et notamment qu’il
est possible de dégager le principe qui a présidé à toute la constitu­
tion du cours. Ce principe, c’est celui que Platon a posé dans le Phi-
lèbe: le bonheur n’est ni, comme le prétendent les uns, sagesse toute
seule, ni, comme le veulent les autres, plaisir tout seul; il est un mix­
te qui intègre sagesse et plaisir. Le bonheur est un mixte, et la tâche
du moraliste, qui prétend conduire les hommes au bonheur, est d’en
dégager les composantes, voilà la première idée qui commande la re­
cherche d’Aristote moraliste. Seulement, au schéma bipartite du Phi-
lèbe, sagesse-plaisir, il substitue le schéma tripartite, d’origine platoni­
cienne lui aussi, qui avait fini par s’imposer dans l’Académie: sagesse,
vertu, plaisir. C’est que la vie de jouissance, qui met son idéal dans le
plaisir, et la vie d’étude, qui met le sien dans la sagesse, ne sont pas
les seules à se disputer la faveur des hommes: il faut faire place à côté

(M) W . J a e g e r , Aristoteles, p. 247-248.


78 LA COM POSITION D E L ’ÊTH IQ U E A NICOMAQUE

d’elles à la vie politique, qui, si on la comprend comme le fait l’hom­


me politique ordinaire, met son idéal dans les honneurs, mais qui, si
on la comprend comme le fait le véritable politique, met son idéal
dans la pratique de la: vertu. Nous tenons dès lors le principe organisa­
teur qui va présider au plan de YÉthique à Eudème: il s’agit de soumet­
tre les trois genres de vie, — vie politique, vie d’étude et vie de jouissan­
ce, -— à un examen critique qui dégagera de chacune d’elles la compo­
sante qu’elle apporte à la constitution du mixte qu’est le bonheur. Nous
aurons ainsi, après une série de cours d’introduction (EE, livre I),
une série de cours sur la vertu (EE, livres II, III et IV = EN, V).,
une série de cours sur la sagesse (EE, livres V-VI, 1 1 = EN, VI-VII,
11), et une série de cours sur le plaisir (EE, VI, 12-15 = EN, VII,
12-15). Jusqu’ici tout est clair, et solidement attesté (2B). Il est plus diffi­
cile d’expliquer comment viennent s’adjoindre à ce plan les livres VII et
V III de YÉthique à Eudème. Il est probable toutefois que le livre VII
(ch. 1-13, traité de l’amitié) constituait primitivement une série de
cours indépendante, que ne reliait au reste du cours de morale qu’un
lien assez lâche. Quant au livre V III (ou, selon une autre manière
de compter, au livre VII, ch. 14-15), on peut y voir, avec Jaeger, la
conclusion des trois séries de cours sur la vertu, sur la sagesse et. sur
le plaisir, destinée à faire la synthèse des éléments du bonheur dégagés
en chacun d’eux. :Mais il est plus probable, comme le voulait déjà
Spengel et comme Font soutenu Susemihl et récemment encore M. Mar­
guerite, que le livre V III de. YÉthique à Eudème doit prendre place
avant le livre VII, et même qu’il ne s’agit pas là d’un «livre», c’est-à-
dire d’une série de cours indépendante, mais simplement de fragments
de la rédaction primitive du livre V ( = EN, VI) c’est-à-dire de. la
série de cours sur la sagesse, rejetés en appendice précisément à cause
de leur caractère fragmentaire (30). On aboutit, ainsi, pour YÉthique, à
Eudème au plan suivant:

(2B) Cf. E E , I, 5, 1216 a 37-38; Aristote vient de mentionner les trois vies',
vie politique, vie philosophique et vie -de jouissance. (1216 a. 28-29) et de
préciser. quels sont les problèmes :que soulève la vie de jouissance (1216 a
30-36); il continue alors; «Mais de ces problèmes, c ’est après qu’il nous faudra
faire l’examen; c’est-- de' la -vertu et -de- la---sagesse qu!il- nous -faut en premier
lieu traiter». - - - - - • • • . .............. - - - .- - -
• -C3?) .Cette-opinion, soutenue..-par.L. Spengel,- Ober. d ie .u n te r d en t N.amea
des. Aristoteles erhaltenen eihischen .Schriftën,. p. 499-5Q4, qui s’appuie notam­
ment sur l’ordre .suiyi. par l a .G rande éthique, IL,' 7, 1206 a 36 ss, ‘a ’ été com­
battue’ par" Fritzsche, Brandis et E . Z e l l e R j 'D/e Philosophie der Griechen*.
Leipzig, 1879, II, 2, p. 875, suite de la note 3 de la p. 874; mais elle a été
défendue par Susem ihl, Aristotelis quae feruntur Magna Moralia, coll. Teub-
ner, Leipzig, 1883, intr., p. xiv-xv; [Aristotelis Ethica Eudem ia] Eudem ii Rhodii
L E PLA N 79

Série de cours d’introduction: le bonheur en


général I
Série de cours sur la vertu (c’est-à-dire sur
l’élément de bonheur que révèle la vie
politique) II, III. IV ( = EN, V)
Série de cours sur la sagesse (c’est-à-dire sur
l’élément de bonheur que révèle la vie
d’étude) V-VI ( = EN, VI-VII)
( + VIII)
Série de cours sur le plaisir (c’est-à-dire sur
l’élément de bonheur que révèle la vie
de jouissance) VI ( = EN, VII) 12-15
Hors plan: série de cours sur l’amitié VII

L’économie générale de l’Éthique à Nicomaque diffère assez profon­


dément de celle de VÉthique à Eudème, mais ce changement tient à la
maturation même des idées d’Aristote. Plus nettement qu’il ne l’avait
fait au moment où il enseignait VÉthique à Eudème, il a pris conscien­
ce, au moment où il enseigne VÉthique à Nicomaque, de son propos,
qui est moins de faire la critique des trois vies, vie politique, vie d’étude
et vie de jouissance, que de dégager de chacune de ces trois vies ce
qu’elles nous révèlent de valable et d’intégrer chacune des valeurs ainsi
découvertes dans le tout que sera le bonheur. Ce changement de pers­
pective est très net de l’un à l’autre des deux traités du plaisir: tandis
que le premier, le traité eudémien du livre VII, 12-15, s’applique pour
une large part à la critique des plaisirs corporels, le second, le traité
nicomachéen du livre X , 1-5, ne se soucie que de séparer des autres
les plaisirs purs qui entreront dans la vie heureuse. D’autre part, en
enseignant les cours qui constituent l ’Éthique à Eudème, Aristote
a séparé de la phronèsis, sagesse pratique liée aux vertus morales, qui
ne peuvent exister sans elle et sans lesquelles elle ne peut exister, la so-
phia, c’est-à-dire la philosophie, principe de la vie contemplative, et
il a montré en elle la fin en vue de laquelle la sagesse pratique orga-

Ethica, coll. Teubner, Leipzig, 1884, ifltr., p. x ii-x v ii; reprise par H .' vûn A rn im ;
D ie drei aristotelischen Ethiken, Vienne, 1924,- p. 96, elle a été combattue pàf
E . Kapp, dans son compte rendu du mémoire de v o n A rn im , Gnomon, 3 (1927).
p. 19 ss (cf. A . M an sio n , Autour des É thiques..., dans R evue Néoscol., 33,
1931, p. 88-89), mais maintenue par v o n A rn im , D ie Echtheit der Grossen
Ethik des Aristoteles, dans Rheinisches M useum, 76 (1927), p. 113-137 (ibid.,
p. 93) et admise par H . M a r g u e r i t t e , dans Revue d ’hist. de la philos., 4
(1930), p. 103.
80 LA CO M POSITION D E L ’ËTH IQ U E A NICOM AQUE

nise la vie (EE, V III, 3). Il devait donc être amené à dissocier l’étude
de ces deux valeurs, à faire rentrer celle de la sagesse pratique dans
la série de cours consacrée aux vertus morales dont elle ne saurait se
séparer, et à rejeter à la fin la série de cours consacrée à la philosophie
et à la vie spéculative, fin de la vie humaine (31). Enfin, Aristote a trou­
vé le moyen d’intégrer à son plan d’ensemble l’étude de la continence
et celle de l’amitié: toutes deux se rattachent à l’étude de la vertu, car
la continence est une demi-vertu (32) et l’amitié est une vertu, ou un
épanouissement de la vertu (3S).

(31) II y a là sans aucun doute un ordre conscient et voulu; cf. t. II, comm.
sur I, 3, 1096 a 4-5 et I, 5, 1097 a 28-30. On notera aussi les remarques de
R . O. B rin k , Stil und Form der pseudoaristotelischen Magna Moralia, Ohlau
i. SchL, 1933, p. 77-83, notamment p. 78; M. Brink montre bien que le rejet
en fin de cours du traité du bonheur contemplatif est expressément annoncé
et justifié par Aristote, et il trace le tableau suivant:

B Bonheur = activité de l’âme selon la v e r tu ... la plus achevée


(I, 6, 1098 a 16-17). Puisque le bonheur est une activité de l’âme
selon la vertu achevée, il nous faut maintenant traiter de la vertu:
O n ’est-ce pas la meilleure manière de parvenir en fin de compte
à savoir ce qu’est le bonheur lui-même (it&gl ti'iç EÙôuuioviaç
N OecügriaaïuEv: annonce de X , 6-9) (I, 13, 1102 a 5-7).

Traité de la vertu
Traité de la continence
Traité de l’amitié
Traité du plaisir

H Après avoir dit ce que nous avions à dire des différentes espèces
E de vertus, d’amitiés et de plaisirs, il nous reste à esquisser une
U description du bonheur (itegi Etiôaijioviaç) ... (X , 6, 1176 a
R 30-31).

(32) ' Il est possible, comme le soutient M . M a r g u e r i t t e , Revue d'hist. de


la philos., 4 (1 930), p. 103-104, que dans YÉthique à E udèm e le traité de la
continence ait fait partie du traité de la sagesse, parce que la continence est
le règne de la raison assuré, même sur un appétit non rectifié, par le seul
pouvoir dominateur de l’intellect; mais dans sa rédaction actuelle, remaniée
pour YÉthique à Nicomaque, le lien des idées semble être celui que nous
indiquons; cf. E N , IV , 15, 1128 b 33-35.
(33) Cf. t. II, commentaire sur E N , V III, 1, 1155 a 3-4; la forme de la
référence employée par Aristote, V III, 11, 1159 b 25, «comme nous l’avons
dit en commençant», êv agxtj, pour renvoyer au début du traité de l’amitié,
V III, 1, 1155 a 22-28, n’implique pas que le traité de l’amitié de YÉthique à
Nicom aque ait d’abord existé à l’état séparé; même intégrée à l’ensemble du
L E PLAN 81

Nous obtenons ainsi le plan suivant:

Le bonheur
Prélude I, 1
Esquisse de la notion du bonheur I, 2-12
Analyse de la notion du bonheur (ou les composantes
du bonheur)
Le bonheur que nous révèle la vie politique:
La vertu î, 13-VI
Appendices: La demi-vertu: lacontinence VII, 1-11
La suite de la vertu: l’amitié VIII-IX
Le bonheur que nous révèle la vie de jouissance:
Le plaisir X, 1-5
Le bonheur que nous révèle la vie d’étude:
La contemplation X, 6-9
Conclusion X, 10

Il est essentiel pour une bonne intelligence de YÊthique à Nicoma-


que de bien comprendre la nature de ce plan. C’est faute notamment
d’avoir compris que, s’il a pris son point de départ dans une réflexion
sur les trois vies, il a complètement fait éclater ce schéma en réunis­
sant en un seul tout les valeurs qu’il sépare, qu’on a souvent mé­
connu l’unité foncière de la morale aristotélicienne. C’est presque
un lieu commun de dire qu’il y a dans YÊthique à Nicomaque deux
morales, celle de la vertu et celle de la contemplation, personnifiées
l’une dans le magnanime du livre IV et l’autre dans le philosophe
du livre X. M. L. Tatarkiewicz a fait un pas de plus; pour lui, ce n’est
pas deux morales que contient YÊthique à Nicomaque, mais bien
trois; à la morale de la vie contemplative, fondée sur l’intelligence
(livre X), et à la morale de la vie active régie selon le principe du
juste milieu, fondée sur la volonté (livres I-IV), il faut en effet ajou­
ter la morale de l’amitié, fondée sur le sentiment (livres VIII-IX) (34).
Il n’y a aucune raison de s’arrêter en si beau chemin: pourquoi ne pas
reconnaître aussi dans YÊthique à Nicomaque une morale du plaisir
et ne pas ranger, à côté du magnanime, de l’ami et du philosophe,
le jouisseur, — un jouisseur raffiné, bien sûr, épris de plaisirs purs,
mais enfin de plaisirs, — qu’évoquent les cinq premiers chapitres

cours de m orale, une série de cours com m e celle-ci conserve une certaine
individualité.
(34) L. T a t a r k i e w i c z , Les trois morales d ’Aristote, dans Séances et travaux
de l’Académ ie des sciences morales et politiques, NS. 91 (1 ), 1931 (prem ier
sem estre), p. 489-503.
82 L ’ED ITIO N D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

du livre X ? Les procédés littéraires d’Aristote, il est vrai, favorisent


ces errements. Plutôt que de décrire des vertus, dont on verrait de
suite qu’elles sont des abstractions, il préfère tracer des portraits de
vertueux, que son art réussit souvent à faire vivre. C’est naturelle­
ment pour lui un simple procédé littéraire. Lui n’en est pas dupe (35).
Mais malheureusement ses exégètes le sont lorsqu’ils se laissent ainsi
aller à prendre pour des personnages distincts, sinon tous les ver­
tueux dont Aristote trace le portrait, au moins ceux dont les portraits
sont les mieux réussis et les plus vivants. On ne saurait trop réagir
contre cette illusion, en se rappelant sans cesse que tous ces vertueux
sont en réalité pour Aristote un seul et même personnage, vu sous
des angles différents; le courageux et le tempérant du livre III,
le libéral, le magnifique, le magnanime, le placide, l’homme vrai,
affable et enjoué du livre IV, le juste du livre V, le sage du livre VI,
l'ami des livres V III et IX , l’amateur des plaisirs purs des premiers
chapitres du livre X , tous ces hommes sont en réalité un seul homme,
le philosophe des derniers chapitres du livre X, le seul à se repaître
de plaisirs merveilleux de pureté et de stabilité (X, 7, 1177 a 23-27),
le seul en qui la sagesse pratique, qui organise toute la vie ver­
tueuse pour la contemplation (VI, 13, 1145 a 6-11), atteigne son but,
le seul qui, possédant la vertu en sa totalité (IV, 7, 1124 a 4, 27-28),
puisse être réellement magnanime, le seul, en un mot, qui, lorsqu’il
consent à faire l’homme (X, 8, 1178b 7), soit capable de mener à
plein, en l’enracinant dans ce qui est sa fin, sa raison d’être et son
couronnement, la contemplation, cette activité vertueuse qui, chez tous
les autres que lui, est décapitée et vidée de ce qui lui donne son sens.
On voit dès lors qu’il n’y a chez Aristote qu’une morale, et que c’est
trahir son intention la plus ferme que de séparer des biens dont il a
proclamé l’indissolubilité (I, 9, 1099 a 22-31) (35bl‘).

L ’ED ITIO N D E L ’E TH IQ U E A N IC O M A Q U E

Lorsqu’Aristote mourut en 322, VÊthique à Nicomaque n’était en­


core qu’un cahier de notes. Sans doute, des copies avaient pu en être
faites, toutes les fois qu’Aristote avait donné son cours de morale, à
l’usage des élèves qui suivaient ce cours. Mais Aristote avait toujours
pu après cela corriger, compléter, remanier plus ou moins profondé­
ment ses notes. L’édition définitive de son cours restait à faire.

(M) Cf. E N , IV , 7, 1123 a 35 - b 1; V I, 5, 1140 a 24-25.


(asus) K e a rn e y , H appiness and the Unity of the Nie. Ethics Recon-
sidered, dans Proceedings of the Am erican cath. philos, ass., 40 (1966), p. 135-
143.
L ’ED ITIO N D E NICOM AQUE 83

L ’édition de Nicomaque (vers 310-300 avant J.-C.)

Il semble bien que ce fut au fils même d’Aristote, Nicomaque, que


revint l’honneur de cette tâche. L’honneur, disons-nous: Nicomaque,
en effet, fut tué à la guerre alors qu’il était encore un tout jeune hom­
me (38); il est donc peu probable qu’il ait pu mener seul à bien une
tâche qui, nous allons y insister, était délicate. Mais nous savons que
l’éducation de Nicomaque fut dirigée par Théophraste, successeur
d’Aristote à la tête du Lycée et dépositaire de ses cahiers (37). Il est
donc permis de supposer que Théophraste dirigea le travail de son
jeune élève, tout en lui en laissant l’honneur. Cependant, et quelle que
soit la part qu’on fasse à Théophraste, comme à la mort d’Aristote en
322 Nicomaque n’était encore qu’un petit enfant, il ne put guère songer
à éditer le dernier cours de morale de son père avant les dernières
années du IVe siècle, et la première édition de YÊthique à Nicomaque
ne put paraître que très peu de temps avant l’année 300 avant J.-C. (3S).
Le fait de cette première édition et la part qu’y prit Nicomaque sem­
blent solidement attestés par le titre même que la tradition donne à
notre Éthique: H0IKA NIKOMAXEIA. Sans doute une exégèse qui
semble être née dans les écoles néoplatoniciennes à la fin du VF siè­
cle après J.-C. (39) et qui a encore aujourd’hui ses partisans (40) pré­
tend-elle que ce titre signifie Éthique dédiée à Nicomaque, et c’est de
cette interprétation que dérive la traduction, devenue classique en
France, d’Éthique à Nicomaque (41). Mais, comme l’a montré notam-
(30) Aristoclès, dans E usèb e, Praepar. evcmg., X V , 2 (éd. D ü rin g , Aristotle...,
p. 3 7 6 ).
(37) Aristoclès, ibid.; cf. D io g èn e L a ë r c e , V , 39 (éd. H. S. Long, Diogenis
Laertii Vitae Philosophorum, Oxford, 1964, t. I, p. 215-216) et la notice de
Suidas (éd. D ü rin g , A ristotle..., p. 26 5 ).
(“ ) W . Ja e g e r, Diolcles von Karystos. D ie griechische Medizin und die
Schule des Aristoteles, Berlin, 1938, p. 56.
(39) S im pliciu s, In Cat., éd. Kalbfleisch, Comm. in Ar. Graeca, t. V III,
p. 4, 26-27, l’ignore encore; par contre on la trouve dans les Vies néopla­
toniciennes: Vita vulgata (éd. Düring, Aristotle..., p. 131, § 1; cf. Elias, Proieg.,
éd. A. Busse, Comm. in A r. Graeca, t. X V III, 1, p. 32, 34-33, 2, et Intr. aux
Cat. ibid., p. 116, 15-19); Vita latina (éd. D ü rin g , p. 151, § 2 ) ; Vita marciana
(éd. Düring, p. 96, § 2; éd. Gigon, p. 1, 12-13, avec le commentaire, p. 28-29).
C’est de là qu’elle a passé à Eustrate, In I Eth., éd. G. H e y lb u t, Comm. in
Ar. Graeca, t. X X , p. 1, 11 et 4, 17-21..
(4°) Par ex.-K . von F r it z , art. Nikomachos 19, dans Real-Encycl. de Pauly-
Wissowa, t. X V II, Stuttgart, 1936. Une nouvelle forme de cette théorie est
proposée par I. D üring , Aristoteles, p. 455: YÊthique à N icom aque aurait été
dédiée à la mémoire de Nicomaque après sa mort.
• (41) L ’expression semble remonter à la traduction latine d’Eustrate par Ro-
84 L ’ED ITIO N D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

ment Jaeger ("), c’est là une explication insoutenable: il ne serait pas


venu à l’idée d’Aristote de dédier à qui que ce soit un cahier de notes
qu’il ne songeait nullement à publier, et surtout pas à son fils, qui,
à sa mort, était encore un petit enfant; et, depuis que Jaeger écrivait
ces pages, la chronologie de M. Nuyens est venue porter à l’hypothèse
de la dédicace à Nicomaque de YÉthique un coup sans doute décisif:
au moment où Aristote composait son cours de morale, au début de
son enseignement athénien, entre 334 et 330, Nicomaque n’était pro­
bablement pas né J Reste donc que H0IKA NIKOMAXEIA signifie
Éthique de Nicomaque, c’est-à-dire Éthique éditée par Nicomaque.
Il est vrai que ce titre même ne nous est formellement attesté qu’au
deuxième siècle de notre ère (4a). Mais il est certainement beaucoup
plus ancien, car seul il peut expliquer une erreur déjà répandue du
temps de Cicéron, qui voulait voir en Nicomaque non plus seulement
l’éditeur, mais l’auteur même de YÉthique qui porte son nom (44); in­
soutenable elle aussi, cette interprétation a du moins l’intérêt de nous
assurer que dès cette époque le titre d’HGIKA NIKOMAXEIA était
en usage. On peut donc considérer comme certain que YÉthique à
Nicomaque, — nous continuerons d’employer ce nom classique, mais
sans nous méprendre sur sa portée, — a été éditée peu avant 300 par
le fils d’Aristote, Nicomaque, de même que YÉthique à Eudème a été
éditée, probablement après cette date, par le disciple d’Aristote, Eudè­
me de Rhodes (45).

bert Grosseteste: «Nicomachea autem dicuntur, quia ad quemdam Nicomachum


prolata sunt... Ethica autem (id est moralia vel consuetudinalia) nominantur
ab hoc nomine ethos...» (éd. H . P. F. M e rc k e n , Aristóteles over de tnense-
lijke volkomenheid, Bruxelles, 1964, p. 5, 15-16 et 19-20). Le pluriel neutre
Ethica a été pris pour un singulier féminin (déjà par saint Albert, Comm. in
Eth., éd. Borgnet, Opera omnia, V II, p. 16) et dès la fin du X I I I e siècle nous
trouvons le titre devenu classique: «Titulus, ut dicit Eustratius, talis est: ln-
cipit Ethica Aristotelis Tragelite ad Nichomacum» ( R a o u l R enaud ( ? ), Ques­
tiones supra librum Ethicorum, Vat. lat. 832, f. lrb ).
('-) Aristóteles, p. 239.
(43) Le témoignage le plus ancien est celui d’Atticus, philosophe du temps
de Marc-Aurèle, conservé dans Eusèb e, Praepar. evang., X V , 4 (éd. D ü rin g ,
Aristotle..., p. 32 6 ).
(44) C ic é ro n , D e jinibus, V, 5, 12; cf. D io g èn e L a ë r c e , V III, 88. Si la
source de Cicéron est ici Antiochus d’Ascalon, comme on le pense généralement,
le titre d’H 0 IK A N IK O M A XEIA remonterait au moins à la première moitié
du Ier siècle avant J.-C.; il semble en tout cas assuré par ce texte de Cicéron
qu'il est antérieur à l’édition d’Andronicus, que Cicéron ne semble pas avoir
connue.
( « ) Que l’édition d’Eudème soit postérieure à celle de Nicomaque, cela res­
sort, me semble-t-il, de l’omission par Eudème des livres communs; cette omis-
L ’ED ITION D E NICOMAQUE 85

C’est, selon toute vraisemblance, à Nicomaque lui-même, — ou à son


maître Théophraste, — qu’il faut attribuer le travail rédactionnel dont
l’éditeur d’un cahier de notes que son auteur n’avait pas préparé pour
l’édition ne pouvait se dispenser (40). Il ne faut pas toutefois tomber
dans une exagération dont les critiques du X IX e siècle n’ont pas tou­
jours su se garder, en faisant à ce rédacteur-éditeur une part beaucoup
trop grande. De tous les ouvrages scientifiques d’Aristote, YÊthique à
Nicomaque est sans doute celui qui laissait le moins à l’initiative de

sion est attestée dès la fin du 111° siècle avant J.-C. par le catalogue d’Ariston (cf.
P. M o ra u x , Les listes anciennes..., p . 80-81; l’explication différente de M . Mar-
gueritte, dans Revue d ’hist. de la philos., 4, 1930, 104, semble bien forcée) et
elle a donc bien des chances d etre primitive; et si Eudème a omis d’éditer
les livres IV-VI, surtout le traité du plaisir de £ £ V I ( = E N V II, 12-15), c’est
sans doute parce que Nicomaque les avait déjà édités.
L ’attribution à Nicomaque de la première édition de YÊthique qui porte son
nom, généralement admise par les critiques, a cependant été niée par des
savants de marque, tels par exemple que Fr. Susem ihl, Z ur Politik des Aris­
toteles, dans N eue Jahrbücher fü r Philologie und Paedagogik, 149 (1894), p.
806-807; mais les arguments de Susemihl sont très faibles; est-il vraisemblable,
dit-il, que le Lycée ait attendu si longtemps l’édition d’un des principaux cours
d’Aristote? E t faut-il croire qu’on aura confié à un tout jeune homme l’édition
d’un traité dont Aristote disait, E N , I, 1, 1095 a 2-11, qu’il n’est pas fait pour
les jeunes gens? En fait, avant même l’édition de Nicomaque, le cours d’Aristote,
conservé dans la bibliothèque du Lycée, était accessible et il devait en circuler
des copies privées; ce n’est qu’à la longue que le besoin d’une édition se sera
fait sentir. L ’objection la plus forte contre l’interprétation: Éthique éditée par
N icom aque, était en réalité, tant qu’on attribuait YÊthique à E udèm e à Eudè­
me lui-même, le titre parallèle de YEthique à Eudèm e, qu’il fallait alors inter­
préter: Éthique écrite par E u dèm e; mais cette objection est tombée maintenant
que l’on reconnaît l’authenticité de YÊthique à E udèm e et qu’on peut dès
lors interpréter son titre exactement comme celui de YÊthique à Nicomaque.
(46) Mais, nous allons y insister, ce travail rédactionnel a été très limité.
Nous ne saurions adopter la thèse qu’a plusieurs fois soutenue O. Gigon, selon
qui il y aurait eu dans les archives du Lycée un amas de notes, sorte de fonds
commun d’où trois rédacteurs auraient tiré trois recensions incomplètes, qui
seraient YÊthique à Nicomaque, YÊthique à Eudèm e, et la Grande éthique,
thèse acceptée par C. L ib riz z i, La morale di Aristotele, Padoue, 1960, p. 17,
mais justement rejetée par Fr. D ir lm e ie r , Zum gegenwärtigen Stand der Aris-
toteles-Forschung, dans W iener Studien, 76 (1963), p. 58-59. — Quant à la
thèse de J. Z ü r c h e r , Aristoteles’ W erk und Geist, Paderborn, 1952, qui vou­
lait attribuer à Théophraste non seulement YÊthique à Nicomaque, mais encore
la plus grande partie de l’œuvre d’Aristote, c’est à peine s’il est utile d’en faire
mémoire; il suffit de renvoyer à E. J. S c h ä c h e r, Ist das Corpus Aristotelicum
r.ach-aristotelisch? (Salzburger Studien zur Philosophie, 2 ) , Munich, 1963, où
l'on trouvera la bibliographie d’un débat qui peut être considéré comme clos.
86 L ’ED ITIO N D E L ’ETH IQ U E A NICOMAQUE

l’éditeur: le plan, dans ses grandes lignes, en avait été nettement mar­
qué par Aristote lui-même, et aucun travail de regroupement n’était ici
nécessaire, comme il le sera par exemple pour la' Métaphysique. La par­
tie la plus délicate de l’œuvre de l’éditeur fut sans doute de résoudre
le problème des livres V-VII; si l’insertion des livres IV, V et VI,
ch. 1-11, de l’ancien cours de morale d’Aristote dans son nouveau
cours, celui qu’éditait Nicomaque, dont ils forment les livres V, VI
et VII, ch. 1-11, avait été faite par Aristote lui-même, l’ancien traité
du plaisir, entièrement récrit pour former le livre X, ch. 1-5, restait
en souffrance, et c’est vraisemblablement Nicomaque qui eut la fâ­
cheuse idée de l’insérer dans le cours qu’il éditait pour en faire le
livre VII, ch. 12-15. C’est encore, sans doute, Nicomaque qui divisa
l’œuvre en livres, division tout artificielle, fondée uniquement sur la
nécessité matérielle de découper l’édition en rouleaux de longueur sen­
siblement égale, et qui aboutit à masquer les articulations naturelles
du cours d’Aristote: par exemple, la fin du livre I (ch. 13) est en réa­
lité l’introduction de la section suivante, qui devrait grouper en un
seul bloc au moins la fin du livre I (ch. 13), le livre II et les huit pre­
miers chapitres du livre III (c’est l’étude de la vertu en général); la
séparation des livres V III et IX coupe en deux le traité de l’amitié,
et d’une façon particulièrement malheureuse; par contre, le livre X
réunit en un seul tout deux logoï distincts, celui du plaisir (ch. 1-5)
et celui de la contemplation (ch. 6-9). A cette division de l’œuvre en
livres se rattache naturellement la rédaction des clausules qui marquent
cette division, clausules dont Aristote ne saurait être l’auteur (47).
Enfin, Nicomaque eut à résoudre le problème des rédactions multiples,
des notes, du désordre inévitable dans un cahier de notes tel que celui
qu’il éditait. Il est un mérite qu’on doit lui reconnaître, c’est qu’il
s’appliqua à ne rien laisser perdre. Mais ü faut bien avouer que c’est
à peu près son seul mérite. Peut-être d’ailleurs les moyens dont-il dis­
posait ne lui permettaient-ils pas de résoudre de façon satisfaisante
le problème en face duquel il se trouvait: il n’avait pas à sa disposition
nos procédés typographiques actuels et il lui fallait bien notamment
transcrire à la file les doublets; c’est ce qu’il fit, tantôt en les plaçant
l’un à la suite de l’autre (4S), tantôt en les rejetant en appendice à la
fin de l’exposé ('“). Mais il lui arriva aussi de ne pas en reconnaître

(47) Cf. plus haut, p. 73, note 21; sont inauthentiques à tout le moins les
clausules de V II, 15, 1154 b 32-34; V III, 16, 1163 b 27-28; IX , 12, 1172 a 14-15.
(48) par exemple au livre I, 6, 1098 a 7-12 et 12-15; au livre V, 8, 1133 a
19-25, 1133 a 25-b 14, 1133 b 14-28; au livre V III, 1156 b 11-17 et 17-24;
au livre X , 10, 1179 b 4-20 et 20-31.
(40) Le meilleur exemple en est le ch. 7 du livre V III, 1157 b 25-1158 a 36.
L ’ED ITIO N D’ANDRONICUS 87

la nature et de les insérer maladroitement à des endroits où ils n’ont


que faire (5°). Il est bien évident que l’éditeur moderne n’est pas tenu
de respecter ces erreurs et qu’il a le droit, et même le devoir, de repren­
dre sur nouveaux frais le problème de l’ordre à mettre dans les notes
laissées en vrac par Aristote. Encore doit-il être reconnaissant à Nico-
maque de lui avoir transmis fidèlement les pièces du dossier.
Il est possible que l’édition de YÉthique par Nicomaque soit restée
une édition privée, destinée à l’usage de l’école péripatéticienne; mais,
même en ce cas, elle a pu exercer une réelle influence. C’est ainsi que,
connaissant les liens qui unissaient au chef de l’école, Théophraste,
le plus grand des poètes comiques grecs après Aristophane, Ménandre,
on ne s’étonnera pas de trouver dans son œuvre des échos de YÉthique
d’Aristote, et si d’autres comiques, tel Philémon, semblent avoir eux
aussi subi l’influence de YÉthique, il faudra bien admettre que l’édition
de Nicomaque a connu une certaine diffusion, ou tout au moins qu’elle
était facilement accessible à la bibliothèque du Lycée (51).

L ’édition d’Andronicus de Rhodes (entre 40 et 20 avant J.-C.)

Il semble toutefois qu’après avoir eu un certain rayonnement du


temps de Nicomaque et de Théophraste, YÉthique soit tombée assez tôt
dans l’oubli. On connaît la légende de la disparition des œuvres scien­
tifiques d’Aristote. Nous n’avons pas à nous étendre ici sur cette lé-

où Nicomaque semble avoir réuni une série de doublets et de notes détachées


qu’il ne savait exactement où placer.
(50) p ar exemple au livre I, se trouvent insérés au ch. 2, 1095 a 31-b 13,
et au ch. 7, 1098 a 26-b 8, des doublets de l’exposé méthodologique du ch. 1,
1094 b 11-1095 a 11; ils sont là tout à fait hors de place; au livre III, la fin
de la rédaction longue correspondant à la rédaction brève 1110 b 1-17, rédaction
longue qui commence en 1110 a 2 - b 1, a été s’égarer au ch. 3, 1111 a 24-b 3; etc.
(51) Cf. R. W a l z e r , Zum Hautontimonnnenos des Terenz, dans Hermes, 70
(1935), p. 197-202; T . B. L. W e b s te r , Studies in M enander (Publ. of the Uni­
versity of Manchester 209; Classical series V II), Manchester, 1950, p. 195-212:
du même, Studies in Later G reek Comedy, Manchester, 1953, p. 176, 179-180:
Fr. Z u c k e r, Freundschaftsbewährung in der neuen attischen Komödie. Ein
Kapitel hellenistischer Ethik und Humanität (Berichte über die Verhandl. der
Sächsischen Ak. d. W . zur Leipzig. Philol.-hist. Kl. Bd. 98, H. 1, Berlin, 1950;
K. G a is e r , M enander und der Peripatos, dans Antike und Abendland, 13 (1967),
p. 8-40.
Il semble bien qu’à la même époque Epicure ait lui aussi connu VÊthiqm
à N icom aque; cf. Ph. M e r la n , Studies in Epicurus and Aristotle, Wiesbaden.
1960, p. 31; D. J. F u r l e y , Tw o Studies in the G reek Atom ists..., Study I I :
Aristotle and Epicurus on Voluntary Action, Princeton, 1967, p. 159-237.
88 L'ED ITIO N D E L'ETH IQ U E A N ICOM AQUE

gende, qui a naguère encore trouvé des défenseurs (“ ), mais que son
dernier historien, A.-H. Chroust, qualifie à bon droit de «mythe fan­
taisiste»^53). En effet, I. Düring a montré que, dès avant l’édition
d’Andronicus, il a existé au moins deux éditions alexandrines des écrits
biologiques C54). Surtout M. P. Moraux a entrepris une enquête d’en­
semble qui n’en est qu’à son début, mais dont les premiers résultats,
ceux que donne l’examen des catalogues des œuvres d’Aristote, sont
nettement défavorables à l’historicité de la légende (5S). M. P. Moraux
a en effet établi que le plus ancien catalogue des œuvres d’Aristote
remonte à Ariston de Céos, qui fut à la tête du Lycée à partir de 226/4
avant J.-C. (56). Or, il résulte de Fexamen de ce catalogue que plusieurs
des ouvrages qui, à en croire la légende, auraient alors été enfouis dans
la cave de Skepsis, existaient à Athènes au moment où il a été rédigé.
On y note entre autres la présence d’une Éthique en cinq livres qui
est presque certainement 1’ Éthique à Eudème. Mais YÊthique à Nico-
maque, elle, est absente du catalogue (57), ce qui prouve qu’Ariston
l’ignorait. L’explication la plus vraisemblable qu’on puisse donner de
cette ignorance, d’autant plus étrange qu’Ariston a écrit des traités
de morale qui semblent dénoter une assez bonne connaissance d’Aris­
tote (“ ), c’est, non pas que YÊthique à Nicomaque était enfouie dans

(52) Par exemple O. R egenbogen, dans l’art. Theophrastos de la Real-Encycl


de Pauly-Wissowa, Suppl. Bd. V II, Stuttgart, 1940, col. 1374-1380; J. B id ez, Un
singulier naufrage littéraire dans l’Antiquité, Bruxelles, 1943. F . G r a y e f f , T he
Problem of the Genesis of Aristotle’s Text, dans Phronesis, 1 (1955-56), p.
105-122, prend prétexte de cette légende pour soutenir que ce qu’Andronicus
édita dans le Corpus Aristotelicum, c ’était toute la bibliothèque retrouvée à
Skepsis, c ’est-à-dire à la fois la bibliothèque d’Aristote et celle de Théophraste;
I. D ü rin g , Aristotle..., p. 393, a raison de ne pas prendre cette interprétation
au sérieux.
(M) A.-H. C h ro u s t, T h e Miraculous Disappearance and Recovery of the
Corpus Aristotelicum, dans Classica et Mediaevalia, 23 (1962), p. 50-67 (l’ex­
pression «a fantastic myth» est à la p. 56 ).
(54) I. D ü rin g , Notes on the History of the Transmission of Aristotle’s Wri-
tings, Göteborg, 1950.
(55) P. M o ra u x , Les listes anciennes des ouvrages d ’Aristote, Louvain, 1951.
(5B) Cf. plus haut, p. 6-7, avec les notes 4 et 5.
(57) P. M o ra u x , L es listes anciennes..., p. 80-81 (cf. plus haut, n. 4 5 );
p. 313, 320.
(sa) c f . R.-A. G a u th ie r, M agnanim ité..., p. 118, note, et 408; le texte d’Aris-
ton peut très bien s’expliquer par le seul usage de YÊthique à Eudèm e, III, 5,
1232 a 38-b 10. — Cependant M . S c h ä f e r , D iogenes als Mittelstoiker, dans
Philologus, 91 (1936), p. 190, croit trouver un écho de YÊthique à Nicomaque,
X , ch. 1-4, dans les fragments de Diogène de Babylone ( 1 " moitié du IIe siècle
avant J.-C.) conservés par Philodème.
L ’ÉD ITIO N D ’ANDRONICUS 89

la cave de Skepsis, — même si cela était vrai du manuscrit d’Aristote,


il y avait dû y avoir plus d’une copie de l’édition de Nicomaque à
échapper à ce sort ! — c’est que les générations péripatéticiennes posté­
rieures à Théophraste se sont désintéressées de l’éthique et que les
exemplaires de l’édition de Nicomaque sont devenus rarissimes, au
point de manquer même dans la bibliothèque du Lycée.
Si donc, comme le veut M. Robin, et jusqu’à nouvel ordre il semble
bien qu’il ait raison, on doit faire remonter la légende de la dispari­
tion des écrits scientifiques d’Aristote à Andronicus de Rhodes lui-
même, et n’y rien voir d’autre que le «prospectus» fantaisiste par le­
quel il s’efforcait d’authentifier son édition des œuvres d’Aristote et
de mettre en lumière les difficultés et l’importance de son travail (50),
il reste que l ’Êthique à Nicomaque, pour ne parler que d’elle, lui doit
beaucoup. Sans doute Andronicus, malgré ses vanteries, n’a pas eu en­
tre les mains le manuscrit d’Aristote lui-même, mais une simple copie
de l’édition de Nicomaque, et il n’a eu qu’à la reproduire. Mais sans
lui cette édition aurait peut-être disparu et c’est déjà beaucoup pour
sa gloire de nous l’avoir conservée (60).

(5B) L . R obin, Aristote, P aris, 1944, p. 11.


(00) La date de l’édition d’Andronicus demeure incertaine; je me rallie à
l’opinion de M. D ü rin g , Note on the history..., p. 66, qui la place entre 40
et 20 avant J.-C. — Il est probable qu’il faut attribuer à Andronicus une bonne
part des références qui renvoient de l’un à l’autre des écrits du Corpus aristo­
télicien; aussi ne saurait-on être trop prudent dans l’emploi de ces références
pour fixer la chronologie comparée des écrits du Corpus; cf. Ja e g e r, Aristote-
les, p. 309-310; N uyen s, L ’évolution de la psychologie d’Aristote, p. 108-110
et 168-169. Une tentative comme celle de M. P. T h i e ls c h e r , D ie relative Chro­
nologie der erhaltenen Schriften des Aristoteles nach den bestimmten Selbsi-
zitaten, dans Philologus, 97 (1948), p. 229-265, ne mérite pas de retenir l’atten­
tion: l’auteur est négligent au point d’admettre sans plus que la référence de
Mét., A, 1, 981 b 25 l’autorise à placer VÉthique à Nicom aque avant le livre
A de la Métaphysique; même si elle est authentique, — ce qui est bien douteux,
— cette référence ne peut renvoyer qu’à la version eudém ienne du livre V I de
l’Êthique.
Sans doute est-ce à l’édition d’Andronicus que YÊthique à Nicomaque doit
d’avoir pu exercer une influence directe sur certains auteurs du 1er siècle
après J.-C.; c ’est ainsi que J .A . C o u lter , n&oi “Y fo u ç 3, 3-4, and Aristotle’s
Theory of the M ean, dans G reek, Roman an Byzantine Studies 5 (1964), p.
197-213, croit reconnaître l’influence des livres II et IV de YÊthique sur le
Ps.-Longin, qui applique à la vertu du style la théorie du juste milieu.
CHAPITRE III

L’EXÉGÈSE DE
L ’ÉTHIQUE A NICOMAQUE

ESSAI D’HISTOIRE LITTÉRAIRE

L’Éthique à Nicomaque ne nous est pas parvenue isolée. Elle a très


tôt exercé une influence, suscité des imitations et des commentaires. Il
ne nous est pas possible de la comprendre sans connaître cette tradi­
tion qui, même et peut-être surtout si nous n’en avons pas conscience,
pèse sur l’intelligence que nous avons du texte d’Aristote. En nous
reliant au passé par une chaîne presque ininterrompue, elle peut nous
être une aide précieuse pour pénétrer le sens d’une œuvre dont tant de
siècles nous séparent; mais, en substituant aux pensées d’Aristote, par
une lente et mystérieuse germination, des interprétations dont la nou­
veauté risque de nous échapper, elle peut aussi constituer un obstacle
insurmontabie qui nous empêche de saisir la teneur authentique de sa
philosophie morale. Nous essaierons donc d’abord de recenser un
certain nombre au moins des innombrables interprètes de YÊthique à
Nicomaque (car il serait assurément tout à fait prématuré de préten­
dre être exhaustif !); puis, dans le chapitre suivant, nous tâcherons
de dégager les principaux thèmes par où la morale «aristotélicienne»,
telle qu’elle s’est bâtie au cours des siècles, se distingue de la morale
d’Aristote, telle qu’elle était dans son jaillissement primitif.

L ’É TH IQ U E A N IC O M A Q U E DANS L ’ANTIQUITË

Le développement de la morale péripatéticienne

Théophraste, le compagnon fidèle d’Àristote et son successeur à la


tête du Lycée, semble avoir consacré à la morale une part importante
de son activité encyclopédique; de ses nombreux ouvrages de morale, il
ne nous reste malheureusement presque rien, en dehors de ses Carac­
tères, dont La Bruyère a assuré la célébrité. C’est d’autant plus re­
grettable pour nous que Théophraste semble être resté fidèle aux inspi­
rations foncières de YÊthique à Nicomaque et que, à en juger par les
92 L ’EXÉG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

bribes que nous en ont conservées scholiastes et commentateurs, il en


suivait le texte de très près; nous apprenons ainsi qu’il proclamait avec
le livre I de YÊthique à Nicomaque la nécessité pour le bonheur des
biens extérieurs 0), qu’il expliquait comme le livre VI les rapports de
la sagesse pratique et de la philosophie (2), qu’il reprenait les termes
mêmes du livre VII sur la manière dont le plaisir chasse la peine C),
qu’il divisait l’amitié comme, le fait le livre V III (4), qu’il avait enfin
défendu contre Dicéarque la primauté de la vie contemplative affir­
mée au livre X (5). Ce n’est pas toutefois que l’œuvre morale de
Théophraste ait été dépourvue de toute originalité; ses Caractères com­
plètent heureusement la galerie de portraits de vertueux que nous trace
YÊthique à Nicomaque par une galerie de portraits de vicieux d’un
art qui a peut-être souffert de la comparaison avec celui de La Bruyère,
mais qui n’est pas à dédaigner. Il semble toutefois que Fr. Dirlmeier
ait fait trop d’honneur à Théophraste en lui attribuant le mérite d’avoir
poussé plus loin qu’Aristote la réflexion sur les principes mêmes de
la morale: le premier il aurait donné à la morale ses bases métaphysi­
ques en l’enracinant dans la Nature; il aurait découvert l’unité non seu­
lement de la race humaine, mais du monde vivant en montrant dans
l’aspiration au bien l’épanouissement de l’instinct de conservation qui
est le principe même de la vie, l’un comme l’autre n’étant que des
manifestations de la tendance à réaliser ce quelque chose qui lui est
propre (oiv.eTov) par où se définit la nature. Il est sans doute plus juste
de dire avec C. O. Brink que la théorie de l’instinct reste confinée chez
Théophraste au plan biologique et qu’il est difficile d’évaluer les ré­
percussions qu’elle a pu avoir sur son éthique; rien n’indique que
Théophraste ait su abolir la ligne de démarcation fort stricte qu’Aristote
avait tracée entre biologie et morale et qu’il ait identifié le sens biolo­
gique et le sens normatif du mot nature: pour lui comme pour Aris-
tote, dire que l’action morale est conforme à la nature, c’est dire
qu’elle est conforme à la norme qu’énonce la raison, ce n’est pas dire
qu’elle est conforme à la nature de l’homme-animal: il n’y a toujours

(*) C ic é ro n , Tusc., V , ix , 2 4 ; D e finibus, V , v , 12-13.


(2) Cf. t. II, notre commentaire sur EN , V I, 13, 1145 a 6-11, p. 56 3 .
(3) Cf. A sp asiu s, In Eth., V II, 15, 1154 b 13 ss; Comm, in A r. Graeca,
X I X , 1, p. 1 56, 16-20; on notera toutefois que M . C. M . M u lv an y , A Supposed
Fragm ent o f Theophrastus, dans T h e Classical Review, 33 (1 9 1 9 ), p. 18-19, nie
que ce soit là la citation de Théophraste qu’annonce Aspasius; celle-ci serait
tombée par suite d’une lacune dans nos manuscrits.
(4) A sp asiu s, I n Eth., V III, 8 , 1158 b 23-28; ibid., p. 178, 3.
(5) C ic é ro n , Lettres, A d Att., II, 16.
LES PREM IERS PERIPATETICIEN S 93

rien de commun entre la cpûaiç du moraliste et la cpucaç du naturaliste,


et c’est aux Stoïciens qu’il appartiendra de les rapprocher (°).
Les Péripatéticiens de la première génération, contemporains de
Théophraste, semblent s’être encore intéressés à la morale: Eudème
de Rhodes édite YÊthique qui porte son nom, Démétrius de Phalère
écrit des traités, notamment un traité De la magnanimité (7), dont on
ne saurait trop regretter la disparition; Dicéarque surtout se distingue
par sa polémique contre Théophraste, resté fidèle à l’idéal de la vie
contemplative, à laquelle il préfère, lui, la vie active (8). Mais dès la
deuxième génération péripatéticienne, l’intérêt pour la morale, comme
en général pour les sciences spéculatives, semble avoir disparu; l’école
se spécialisa dans l’érudition et la rhétorique. Il faut toutefois inscrire
à l’actif d’Ariston de Céos (scolarque à partir de 226/4 avant J.-C.) un
traité en forme de lettre Sur la manière de guérir l’orgueil^ qui, s’il
s’inspire des Caractères de Théophraste (“), semble dénoter aussi un
contact personnel avec YÊthique d’Aristote, sans doute avec YÊthique
à Eudème, la seule qu’Ariston semble avoir connue (“).
Cicéron, qui lui ne s’intéresse guère qu’à la morale, a bien noté cette
dégénérescence de l’école péripatéticienne, non toutefois sans quelque
injustice pour Ariston(“). Il a noté avec surprise qu’on ne pouvait
plus guère voir un péripatéticien dans un Hiéronyme de Rhodes (IIF
siècle avant J.-C.) qui fait consister le souverain bien dans l’absence
de douleur. Mais il a noté aussi le renouveau, qui, bien timidement
encore, s’affirme avec Critolaos ( l re moitié du IIe siècle avant J.-C.)
et son disciple Diodore de Tyr (milieu du IIe siècle avant J.-C.) qui fait
consister le souverain bien dans la vertu, suivantla thèse traditionnelle,
mais en y ajoutant, à la suite de HiéronymedeRhodes, l’absence de
douleur.
C’est sans doute à ce renouveau de la morale péripatéticienne qu’il
faut rattacher la parution de la Grande éthique, dont P. L. Donirii,

(a) Cf. Fr. D ir lm e ie r , D ie Oikeiosis-Lehre Theophrasts, Philologus, Suppl.


Bd X X X , Heft 1, Leipzig, 1937; C. O. B rin k , OixEÎcooiç and oiy.eiôtriç. Theo-
phrastus and Zeno on Nature in moral theory, dans Phronesis, 1 (1955-56), p.
124-145. Cf. aussi A.-H. C h ro u s t, Som e Historical Observations on Natural
Law and «According to Nature», dans Emerita, 31 (1963), p. 285-298. — Sur
la doctrine des vertus attribuée à Théophraste, cf. plus loin, note 34.
(7) Cf. D io g èn e L a ë r c e , V, 81.
(8) Cf. Fr. W e h r l i , D ie Scinde des Aristoteles, I, Dikaiarchos, Bâle, 1944,
fr. 2 5 4 6 , p. 18-22, avec le commentaire, p. 50-55.
(9) Cf. O. N a v a r r e , Théophraste, Caractères, Commentaire, coll. Budé,
Paris, 1924, p. X I I et X IV . . . .
(10) Cf. plus haut, p. 88-89.
(“ ) D e jinibus, V , v, 13-14.
94 L ’E XEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

couronnant en philosophe les travaux de plusieurs générations de philo­


logues, vient de montrer qu’elle n’est ni un commentaire ni un résu­
mé de la morale d’Aristote, mais une œuvre personnelle: il y a une
«morale de la Grande éthique», morale originale qui se distingue de
la morale d’Aristote par l’oubli ou l’appauvrissement des thèmes qui
étaient les principes organisateurs de la morale aristotélicienne et par
l’introduction de thèmes nouveaux, indices d’un nouvel esprit (“ ).

( 12) P . L . D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, T u rin , 1965.


Le responsable de l’attribution à Aristote de la G rande éthique semble être
Andronicus de Rhodes, qui la fit entrer dans le Corpus aristotelicum. Le prin­
cipal défenseur de son authenticité est aujourd’hui Fr. D ir lm e ie r , Aristoteles.
Magna Moralia (Aristoteles. Werke in deutscher Übersetzung, Bd 8 ), Berlin,
1958 (2em° éd., 1966), chez qui l’on trouvera une bibliographie exhaustive.
Il faut cependant ajouter au moins A. P le b e , La posizione storica dell’ «Etica
Eudemia» e dei «Magna moralia», dans Rivista critica di storia délia filosofia,
16 (1961), p. 131-152. Bien entendu, il ne peut être question de soutenir l’au­
thenticité pure et simple de la G rande éthique; il est sûr que sa forme au moins
est tardive. Mais on prétend que son fond est aristotélicien. Pour Dirlmeier,
elle serait l’écho du prem ier cours de morale d’Aristote, antérieur à YÊthique
à E udèm e et à YÊthique à Nicomaque, mais que Dirlmeier semble pourtant
dater d’après 342; Ph. Merlan, tout en se défendant de prendre position sur
le problème de l’authenticité, a montré les difficultés que soulève cette chro­
nologie (Studies in Epicurus and Aristotle, Wiesbaden, I960, p. 81-93), et
I. Düring, tout en se ralliant à la conclusion de Dirlmeier sur l’authenticité,
a avancé la date de la G rande éthique jusque vers 360-355: elle serait anté­
rieure même à YEudèm e et au Protreptique (c.r. de Dirlmeier, dans Gnomon,
33, 1961, p. 547-557; Aristotle's Protrepticus, p. 2 8 7 ). Pour A. Plebe au con­
traire, la G rande éthique est l’écho d’un cours intermédiaire entre YÊthique à
E udèm e et YÊthique à Nicom aque (thèse qui avait déjà trouvé un défenseur
en W . Theiler, dont on ne sait s’il faut le ranger parmi les partisans de
l’authenticité de fond de la G rande éthique, ou les partisans de son inauthen­
ticité de fo rm e...).
Mise en doute pour la première fois par W . G. Tennem ann, Bem erkungen
über die sogenannte Grosse Ethik des Aristoteles, dans Abh. der Kurfürstlich-
Mainzischen Ak. nützlicher Wiss. zu Erfurt, I, 1799, p. 209-232, l’authentici­
té de la Grande éthique fut niée en 1841 par L. S p en gel, Über die unter dem
Namen des Aristoteles erhaltenen ethischen Schriften; dès lors son inauthen-
ticité fut généralement tenue pour acquise (mentionnons le petit livre de A.
I. G. R am sau er, Z ur Charakteristik der aristotelischen Magna Moralia, Olden­
burg, 1858, dont Fr. Dirlmeier a donné une 2""’ édition, Stuttgart, 1964), jus­
qu’en 1924, date à laquelle l’authenticité fut soutenue par H. von Arnim. La
thèse de l’inauthenticité fut alors établie sur nouveaux frais par R . W a l z e r ,
Magna Moralia und aristotelische Ethik, Berlin, 1929, et confirmée par K. O.
B rin k , Stil und Form der Pseudo-aristotelischen Magna Moralia, diss. Ohlau,
1933; K. B e r g , D ie Zeit der Magna Moralia, dans W iener Studien, 52 (1934),
LA GRANDE ETH IQ U E 95

M. Donini ne se prononce pas nettement sur la date de la Grande


éthique. Il ne nous en montre pas moins en elle l’œuvre tournante qui,
fompant avec le vieil aristotélisme, — celui d’Aristote, — inaugure ce
qui va être aux yeux des générations suivantes, la version «moderne»
de la morale péripatéticienne (13). C’est cette position charnière qui,
plus que les détails que l’on avait depuis longtemps ïelevés, nous
oblige à la situer à la fin du IF siècle ou à l’aube du Ier siècle avant
J.-C. On avait depuis longtemps remarqué que la langue de la Grande
éthique est tardive et fait place à plusieurs termes techniques dont
l’origine stoïcienne est incontestable (14), et que sa doctrine s’appuie
à l’œuvre non seulement d’Aristote, mais de Théophraste. L’auteur
de la Grande éthique, s’il suit habituellement YÊthique à Eudème,
connaît aussi YÊthique à Nicomaque: il la cite littéralement, non pas
comme son œuvre propre, mais comme l’œuvre du maître dont il
s’inspire (15), et qu’il ne comprend pas toujours: on a pu le prendre
en flagrant délit de contresens (10) ! Il lui arrive au moins une fois de
citer un passage de Théophraste (n). C’était déjà beaucoup d’avoir
décelé ces sources; M. Donini fait un pas de plus: il prouve que, de
si près qu’il suive le texte de ses modèles, l’auteur de la Grande éthique
est loin d’eux par l’esprit: il imite la forme, mais il renie le fond (1S).
Jaeger avait cru voir dans le texte de la Grande éthique qui, contraire­
ment à l’enseignement d’Aristote, refuse à la philosophie et à la sagesse
la louange due à la vertu, un écho de la polémique de Dicéarque contre

p. 142-147. J ’aurai l’occasion de citer quelques autres études dans les notes
suivantes.
(13) L ’expression est de D. J. A l l a n , Magna Moralia and Nicomacheun
Ethics, dans T he Journal of H ellenic Studies, 77,1 (1957), p. 11.
(14) Ce point a été' établi par W . Ja e g e r , U eber Ursprung und Kreislauf des
philosophischen Lebensideals, 192S, repris dans Scripta minora, Rome, I960,
t. I, p. 365-368 (en n ote), par K. O. Brink, K. Berg, Fr. Dirlmeier (dans son
article cité à la note 2 1 ).
( 15) C ’est ce qu’à établi D. J. A l l a n , Magna Moralia and Nicomachean
Ethics, dans T he Journal o} H ellenic Studies, 77, 1 (1957), p. 7-11; cf. P. L.
D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, Turin, 1965, p. 168, n. 31.
(10) K. D e ic h g ra b e r, Original und Nachahmung, Zu Ps.-Aristoteles Magna
M oralia..., dans Hernies, 70 (1935), p. 106 (cf. plus loin, t. II, p. 604-605).
Fr. D ir lm e ie r , Aristoteles. Magna Moralia, p. 379, n’admet pas que la Grande
éthique se soit ici trompée, mais les textes qu’il cite vont à rencontre dé son
but: c ’est ainsi que dans la Métaphysique, F , 3, 1005 b 24-26, Aristote ne
dit pas qu’Héraclite croyait dur comme fer à ses opinions; il dit au contraire
qu’il ne pensait pas un mot de ce qu’il disait!
(17) Cf. W . Ja e g e r , Ein Theophrastzitat in der Grossen Ethik, 1929, repris
dans Scripta minora, Rome, 1960, t. II, p. 27-31.
(1S) P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 136-137, 143-146.
96 L ’EXBG ËSE D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

le primat de la vie contemplative (10); ,M. Donini fait plus: il prouve


que la notion même de contemplation a disparu de la Grande éthique
et que le célèbre passage dans lequel son auteur ridiculise la doctrine
du livre A de la Métaphysique sur la contemplation de Dieu, «Pensée
de la Pensée», n’est que la conclusion logique de ce reniement qui
creuse un abîme entre lui et toute l’œuvre d’Aristote (20). Fr. Dirlmeier
avait cru découvrir dans la Grande éthique une allusion à la théorie
de Diodore de Tyr qui, pour composer le bonheur, ajoutait à la vertu,
sinon le plaisir, au moins l’absence de douleur (2l); M. Donini ne ca­
che pas son scepticisme devant une exégèse aussi singulière (“ ), mais,
beaucoup plus profondément, il met en lumière dans la Grande éthique
toute une doctrine du bonheur comme «somme des biens» dont il a
raison de dire qu’elle est très loin de la vraie doctrine d’Aristote (2S), et
dont il faut bien avouer qu’elle est proche par son inspiration de la
pensée de Diodore.
M. Donini est aussi prudent lorsqu’il s’agit de se prononcer sur les
rapports de la Grande éthique avec le Stoïcisme C24). On comprend,
certes, cette prudence: il pouvait paraître impertinent de contredire
le maître ès-Stoïcisme, H. von Arnim, qui ilia toute influence du Stoï­
cisme sur la Grande éthique (25). Mais, maintenant que, au lieu de se
borner à une analyse matérielle des textes, M. Donini a restitué le sens
profond des thèses, comment ne pas voir que ces thèses propres à la
Grande éthique portent en creux la marque des thèses stoïciennes dont
elles prennent le contre-pied ? Ici encore, M. Donini apporte une écla-

(19) W . Ja e g e r , U eber U rsprung..., dans Scripta minora, Rome, 1960, t. I,


p. 376-380.
(20) P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 143; voir tout le ch. 8.
p. 129-146.
(21) Fr. D ir lm e ie r , D ie Zeit der Grossen Ethik, dans Rheinisches M useum,
88 (1939), p. 214-243, notamment p. 240-242. C’était là le Dirlmeier première
manière, dont le nouveau Dirlmeier est l’adversaire le plus résolu ! Dirlmeier
rapprochait Cicéron, D e fin., II iii 8; vi 19; V v 14, de la G rande éthique,
B, 7, 1204 a 23-24.
(22) P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 63-64, n. 6.
(M) P. L . D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 27-35. l ’avoue que l’exégèse
de Fr. Dirlmeier, une fois replacée dans le contexte si bien mis en lumière
par M. Donini et compte tenu des nombreux rapprochements entre la Grande
éthique et l’exposé de morale péripatéticienne du livre V du D e finibus, ne me
paraît pas si singulière.
(-*) P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 225-227.
(25) Notamment dans son mémoire D ie drei aristotelischen Ethiken (Ak. d.
W . in Wien. Philos-hist. Kl. Sitzungsberichte, 202 Bb, 2. A bh.), Vienne et
Leipzig, 1924.
LA GRANDE ETHIQUE 97

tante confirmation à l’intuition de M. Alian qui voyait dans la Grande


éthique un écrit de controverse, une réfutation de la morale stoïcien­
ne (20). N ’est-ce pas pour mieux s’opposer aux Stoïciens, qui niaient
que les biens extérieurs soient des biens, que la Grande éthique a
élaboré sa doctrine, étrangère à Aristote, du bonheur-composé dont les
biens extérieurs sont une partie (27) ? N ’est-ce pas pour faire pièce à
la conception stoïcienne du Summum (réloç) qu’elle a substitué à la
conception dynamique de la fin qui était celle d’Aristote et qui s’ex­
primait dans le concept de «fin à laquelle tendent les objets de nos
actions» (téXog tcov ngay.Tœv), la conception statique du «Sommet des
biens» (téàoç tcov àya&cûv) (28) ? N’est-ce pas pour se mettre au niveau
de la morale stoïcienne qu’elle a fait une place privilégiée au concept
étranger à Aristote d’«appétit naturel» (qro<n.wr| ôq|it)) (29) ? N’est-ce pas
surtout par réaction contre le Stoïcisme qui les condamnait qu’elle a
réhabilité les passions ? Dans sa rage de contredire les Stoïciens, l’au­
teur de la Grande éthique ne se contente pas de faire de la vertu une
harmonie de la passion et de la raison (30), non, c’est à la passion qu’il
donne le premier rôle: c ’est la passion, naturellement bonne, et non
la raison qui est le principe de la vertu (31). Pas de courage, par exem­
ple, sans passion (“ ), car ce sont les «peurs mesurées» qui engendrent
le courage i33): c ’est alors qu’à la doctrine aristotélicienne du «juste mi-

(2S) D. J. A l l a n , Magna Moralia and Nicomachean Ethics, dans T h e Jour­


nal of H ellenic Studies, 77, 1 (1957), p. 7.
(27) Cf. P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 27-35 et 97-100.
(®) Cf. P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 35-40. On notera que
l’expression de la G rande éthique, té?.'oç tojv àyati&v (A, 2, 1184 a 14, et 3,
1184 b 7 ), a son exacte transcription dans l’expression de Cicéron: «finis
bonorum» (D e fin., V ix 2 4 ). On considère généralement le «bonorum», dans
cette expression familière à Cicéron, comme explétif, l’expression traduisant,
pense-t-on, le simple xéXaç stoïcien; n ’est-ce pas plutôt la traduction de l’ex­
pression de la G rande éthique, reprise par Antiochus?
(20) Cf. P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 197-207 (l’expression
tpuoixri ÔQi-iT) se trouve A, 34, 1098 a 7-8, 9; B, 3, 1200 a 4-5). Chacun sait,
bien entendu, que le mot de ÔQf.tf| n’est pas étranger à Aristote (cf. infra, t.
II, p. 9 5 ); mais le concept joue chez lui un rôle effacé et n’a rien de com­
parable avec le concept à'appetitus élaboré par la G rande éthique, et qu’on
retrouve en bonne place dans l’exposé de morale péripatéticienne du livre V
du D e finibus (V ix 24; cf. V vi 17).
(30) Cf. P. L. D on in i, L ’etica dei Magna Moralia, p. 179-207, notamment p.
189-191.
(31) B, 7, 1206 b 17-19; cf. D on in i, p. 188.
P ) A , 2 0 , 1191 a 2 2 ; cf. D on in i, p. 196-198.
(30) A , 5, 1185 b 29; cf. D on in i, p. 169-171. — Ici encore, on notera la
parenté de cette doctrine des passions avec la doctrine «péripatéticienne» des
98 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

lieu» (qui est tout autre chose !) se substitue cette doctrine matérielle
de la «médiocrité», qu’on prendra longtemps pour celle d’Aristote (34)-
Le rôle de la raison, dès lors, se réduit à peu de chose; tout ce qu’a à
faire la sagesse, la phronèsis, c’est de «contenir et modérer les pas­
sions» (3S). M. Donini a certainement raison de dire que l’auteur de la
Grande éthique est dépourvu de génie philosophique. Mais si son œuvre
donne l’impression d’une accumulation de détails auxquels manque
un principe d’organisation interne, cela s’explique peut-être par un
défaut d’esprit de synthèse chez son auteur, mais cela s’explique sur­
tout par la préoccupation polémique qui le fait s’intéresser moins aux
principes propres qui animent du dedans la morale d’Aristote qu’aux
éléments qu’habilement sollicitée elle peut fournir pour contredire une
autre morale, celle des Stoïciens. L’influence du Stoïcisme sur la
Grande éthique apparaît ainsi décisive, encore que toute négative.
Si médiocre qu’elle soit en elle-même, la pensée de l’auteur de la
Grande éthique, parce qu’elle répondait aux besoins du temps, s?est

passions telle qu’elle est exposée dans les Tuscitlanes de Cicéron (IV x v i-x x
3 8 4 6 ) ; il y a longtem ps égalem ent qu’on a rem arqué que la doctrine de la
colère indispensable à la vertu , telle qu’elle est attribuée à A ristote p ar Sénè­
que, D e ira, I ix 2, ne cad re pas av ec l’enseignement beaucoup plus nuancé
de l’Êthique à Nicomaque (cf. A . B o u rg e r y , Sénèque. Dialogues, t. I : D e ira,
C o ll... Budé, P aris, 1922, In tr., p .x v i i -x v m ,) ; m ais elle est en p arfait acco rd
avec la m orale «péripatéticienne» inaugurée p ar la Grande éthique. — Il est à
peine utile de rappeler ici que l ’attribution de ces passages de C icéron et de
Sénèque à un dialogue de jeunesse d ’A ristote, en l’occu rren ce le Politique, est
purem ent arb itraire; cf. A .-H . C h r o u s t, Aristotle’s Politicus: A Lost Dialogue,
dans Rheinisches M uséum, N . F ., 108, 1965, p. 3 5 3 ; cependant cette attribution
était logique de la p art de V . R o s e , Aristoteles fragmenta, Leipzig, 1 886, p. 82-
8 4 , fr. 8 0 ; il ne croyait pas à l’authenticité des dialogues et voyait en eu x des
apocrypTies tard ifs; on s’étonne au co n traire de la v o ir retenue p ar W . D. R o ss,.
Aristotelis Fragmenta selecta, O xfo rd , 1954, p. 64-66; R . W a l z e r , Aristotelis
Dialogorum fragm enta..., F lo ren ce, 1934, p. 9 9, av ait été m ieux inspiré en ne
retenant com m e fragm ent authentique du Politique que le seul texte qui lui soit
expressém ent attribué, celui que cite Syrianus (cf. plus h au t, p. 12, n. 2 5 ) .
(34) J ’ai montré dans mon livre Magnanimité, Paris, 1951, p. 117, n.2, à
quel point la doctrine de la magnanimité telle que la professe la G rande éthique
trahit la pensée d’Aristote en ramenant le «juste milieu» aristotélicien à une
médiocrité qui en est la caricature. Par contre, je ne pense plus que le résumé
d’Arius Didyme, qui contient la même conception d’une magnanimité dégéné­
rée, reproduise l’enseignement de Théophraste: non, c ’est la pensée de la
Grande éthique qu’il a fait sienne (même s’il a eu sous les yeux un texte
de Théophraste: il en a alors dénaturé le contenu).
(35) Ce sont les derniers mots du livre A , 3 4 , 1198 b 19-20. Cf. D on in i, p.
144-145.
LES D ERNIERS PBRIPATËTICIEN S 99

imposée à ses successeurs. C’est déjà vrai pour Antiochus d’Ascalon.


Antiochus, sans doute, est un éclectique: tout en se réclamant de
l’Académie, il prétend reconnaître chez Platon, chez Aristote, et mê­
me chez les Stoïciens, une unique morale. Mais, lorsqu’il se met en tête
d’exposer la morale «péripatéticienne», c’est la morale de la Grande
éthique qu’il expose, si du moins, comme on l’admet généralement,
c’est de lui que Cicéron tient l’exposé de la morale «péripatéticienne»
qu’il a inséré au livre V de son De finibus, exposé qui surprend qui­
conque a lu l’Éthique à Nicomaque, tant il est loin de la vraie morale
d’Aristote. C’est plus vrai encore d’Arius Didyme, le professeur et l’ami
d’Auguste: son abrégé de la morale péripatéticienne, qui nous a été
conservé par Stobée, s’inspire avant tout de la Grande éthique (3S).
Mentionnons pour en finir avec cette période le petit traité pseudo­
aristotélicien Des vertus et des vices, recueil de définitions d’inspira­
tion éclectique (37), qui doit dater du Ier siècle avant ou après J.-C.,
ainsi que le traité Des passions du pseudo-Andronicus, qui en reprend
la matière et lui incorpore une série de définitions stoïciennes (3S).

(30) Cf. H. v o n â rn im , Arius Didymus’ Abriss dsr peripatetischen Ethik,


(Ak. d. W . in Wien. Philos.-hist. Kl. Sitzungsberichte, 204. Bd, 3. A bh.), Vien­
ne et Leipzig, 1926; H. von Arnim fait cependant la part trop belle à Théo-
phraste, cf. O. Regenbogen, art. Theophrastos, dans la Real-Encycl., Suppl. Bd
V II, 1940, col. 1492-1494; cf. aussi Fr. D ir lm e y e r, Aristoteles, Magna Moralia,
p. 100-102.
(3Î) Edité par Fr. Susemihl, en appendice à son édition de YÉthique à
Eudèm e, Leipzig, 1884 (dans le Corpus aristotelicum de Bekker: 1249 a 2 6 -
1251 b 3 7 ); traduit en allemand (p. 5-10) avec un commentaire (p. 13-141)
par E . A. S chm idt, Aristoteles. Über die Tugend (Aristoteles Werke, Bd 18, 1),
Berlin, 1965. M. Schmidt situe le D es vertus aux confins du IV e et du IIIe siècle
avant J.C.; il ne m’a pas convaincu: voir dans une œuvrette dont la platitude
et l’indigence sautent aux yeux la source de doctrines aussi profondes que,
par exemple, la doctrine stoïcienne de la subordination des vertus, c ’est, à mon
avis, commettre une faute de goût qu’aucune érudition ne saurait racheter, pas
même celle de M. Schmidt, pourtant énorme (un commentaire de YÉthique
à Nicomaque, pour être aussi abondant, devrait compter plus de 5000 pages ! ) .
(38) Le texte de F . A. M h lla c h , Fragmenta philosophorum graecorum, t.
III (Coll. Classiques grecs D idot), Paris, 1881, p. 570-578, est médiocre; une
édition critique a été donnée, pour la première partie, par X . K r e u t t n e r .
A ndronici qui fertur libelli n&oi îtaftc&v pars prior de affectibus, Diss. Heidel-
berg, 1885; pour la seconde partie, par K . S ch u ch h a rd t, Andronici Rhodii qui
fertur libelli n&oi jtaüwv pars altéra de virtutibus et vitiis, Diss. Heidelberg,
Darmstadt, 1883, mais ces deux dissertations sont difficilement accessibles;
une nouvelle édition du Efagl itaftcov serait la bienvenue, et le texte pourrait
sans doute être amélioré par l’utilisation de la traduction latine médiévale,
due sans doute à Robert Grosseteste. Cette traduction, faite sur un ms. très
100 L ’EXEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

Les commentateurs anciens

Avec Aspasius, maître de l’école d’Athènes au début du II6 siècle


après J.-C., s’ouvre la lignée des commentateurs d’Aristote. Aspasius
avait commenté les Catégories, le traité De l’interprétation, la Physique,
le traité Du ciel, la Métaphysique; tous ces commentaires sont aujour­
d’hui perdus et nous ne les connaissons que par les allusions des com­
mentateurs postérieurs (3I>). Mais nous avons conservé le commentaire
d’Aspasius sur les livres I à IV, sur une partie du livre VII et sur le
livre V III de l’Éthique à Nicomaque (40), et c’est là ce que l’antiquité
nous a légué de plus précieux pour l’intelligence de la morale d’Aris­
tote. Aspasius non seulement nous est le témoin d’un état du texte de
l ’Èthique antérieur à celui que nous attestent les manuscrits, dont le
plus ancien ne date que du X e siècle, mais sa culture et les liens qui le
rattachent à la tradition péripatéticienne lui ont souvent permis de
comprendre exactement la pensée d’Aristote. Il faut toutefois se rap­
peler qu’il a profondément subi l’influence de la morale stoïcienne
et que, malgré tout, cinq siècles le séparent déjà de son maître: son
autorité ne saurait jamais être sans appel.
Alexandre d’Aphrodise, le plus grand des commentateurs d’Aristote,
qui enseigna sous Septime Sévère (193-211), n’a pas commenté YÉthi-

proche de Paris B. N . Coisl. 120, f. 241 v - 247 r, du X e siècle, le meilleur ms. du


ITsgl itaüôsv, a été coupée en deux, par suite d’un hasard malheureux; la
première partie, D e passionibus, est conservée en quatre mss (elle a été éditée
récemment par L. T ro p ia , La versione latina medievale del IIeqî jtaûûv dello
Pseudo-Andronico, dans A evum , 26, 1952, p. 97-112); la seconde partie, connue
au moyen âge sous le nom de D e laudabilibus bonis, est conservée en quatorze
mss; le plus souvent anonyme, elle est attribuée quelquefois à Aristote
et quelquefois à Théophraste; mais elle circulait aussi sous sa véritable (si j’ose
d ire...) attribution, comme le montrent les citations qu’en fait saint Thomas
(cf. R evue philos, de Louvain, 56, 1958, p. 619; Aristoteles latinus. Codices, t. I,
n° 505; R ech. de théol. anc. et m éd., 18, 1951, p. 93-98).
(3B) On en trouvera les références dans E . Z e l l e r , D ie Philosophie der
G riechen3, III, 1, p. 780.
C40) Il a été édité par G. H e y lb u t, Comm. in Ar. Graeca, t. X I X , 1, Berlin,
1889. L ’édition est d’ailleurs médiocre, et l’on a regretté que G. Heylbut n’ait
pas édité les longs passages du livre V III conservés en traduction latine et
qui n’ont pas leur parallèle dans nos manuscrits grecs; cf. A. P e l z e r , Les
Versions latines..., dans Études d ’histoire littéraire sur la scolastique médié­
vale, Louvain, 1964, p. 157 et 165-166; j ’incline à penser au contraire qu’Heyl-
but a suffisamment justifié l’omission de ces passages en montrant (p. viii)
qu’ils ont été écrits par un auteur chrétien qui cite la Bible, saint Basile et
saint Grégoire...
LES COM M ENTATEURS ANCIENS 101

que à Nicomaque, mais ses traités De l’âme et Du destin contien­


nent des notations utiles pour l’exégèse de la psychologie de l’acte hu­
main qu’Aristote développe au livre III de YÊthique (4l). On lui a aus­
si attribué, il est vrai, un recueil de Difficultés et réponses dont le livre
IV, consacré aux Problèmes moraux, renferme des commentaires sur
de nombreux passages de YÊthique (4a), et un second traité De l’âme
(De anima libri mantissa) dont une partie traite de questions mora­
les (43); mais il semble bien qu’il s’agisse dans l’un et l’autre cas de la
réunion artificielle par un éditeur inexpérimenté de pièces disparates
empruntées à des auteurs divers qui, s’ils s’inspirent généralement
d’Alexandre, ne le comprennent pas toujours et s’écartent souvent
de sa vraie doctrine (44).
Dans la seconde moitié du IIF siècle, Porphyre, le célèbre disciple
de Plotin, commenta YÊthique à Nicomaque. Le texte grec de son
commentaire est perdu, mais il avait été traduit en arabe; le bibliogra­
phe Ibn al Nadim le mentionne et les moraliste arabes, notamment
al-‘Amirî et Miskawaih, l’ont largement utilisé (45).
Il est impossible, pour l’instant, de préciser la date du commentaire
anonyme sur les livres II à IV de YÊthique, et il n’est peut-être pas
exclu qu’il appartienne encore à l’âge d’or des commentateurs, le VF
siècle. Il ne trahit en tout cas aucune influence chrétienne et possède
une excellente connaissance de la littérature grecque. Ses notes préci­
ses et documentées sont souvent fort utiles (45).

(41) Ed. I. Bruns, Alexandri Aphrodisiensis praeter commentaria Scripta


minora. Supplementum aristotelicum (à l’édition de Berlin des commentateurs
grecs d’A ristote), t. II, première partie, Berlin, 1887, p. 1-100: D e l’âm e; se­
conde partie, Berlin, 1892, p. 164-212: D u destin.
C2) Éd. I. B ru n s, Alexandri Aphrodisiensis... Scripta minora, Suppl. aris­
totelicum, t. II, seconde partie, p. 117-163.
C13) Éd. I. Bruns, Alexandri Aphrodisiensis... Scripta minora, Suppl. aris­
totelicum, t. II, première partie, p. 101-186; voir notamment sur la morale les
pp. 150-168.
(44) M. P. Moraux l’a établi en ce qui concerne les Difficultés et réponses
physiques (livres I-III) et le second traité D e l’âm e; cf. P. M o ra u x , Alexandre
d'Aphrodise exégète de la N oétique d ’Aristote, Liège et Paris, 1942, p. 19-28;
mais ses conclusions valent sans doute aussi pour les Difficultés morales, qui
forment un recueil de contexture identique (cf. I. B ru n s, intr. à son édition,
p. x iv ). Quoi qu’il en soit, ces recueils étaient achevés avant le Ve siècle,
puisqu’ils sont cités par Philopon.
(45) Cf. R. W a lzer , art. Furfûriyûs, dans Encyclopédie de l’Islam (nou­
velle éd .), t. II (Livr. 3 7 ), Leyde-Paris, 1964, p. 971 a. Cf. plus loin, p.
108-110.
(40) É d . G. H e y lb u t, Comm. in A r. Graeca, t. X X , Berlin, 1892.
102 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

L'Éthique à Nicomaque et tes Pères grecs

On sait assez l’hostilité des Pères de l’Église grecque envers Aristote,


le logicien qui fournit aux hérétiques les vaines arguties avec lesquel­
les ils défendent leurs erreurs, le métaphysicien qui a nié la Providence,
le psychologue qui a rejeté l’immortalité de l’âme. Pourtant, il semble
qu’assez tôt, mais sans qu’ils l’osent avouer, ceux des Pères qui se
souciaient davantage de corriger les mœurs que de défendre la doctrine
aient vu le parti qu’ils pouvaient tirer de YÊthique à Nicomaque. Un
saint Jean Chrysostome semble bien l’avoir lue et s’en souvenir quelque­
fois, et la chose est presque certaine pour son disciple saint Isidore de
Péluse(47). Mais le pas décisif est fait au Ve siècle par l’évêque
d’Émèse, Némésius; son traité De la nature de l’homme (4S) fait sienne
toute l’analyse de l’acte humain du livre III de YÊthique, et grâce à
lui, sinon directement, c’est YÊthique à Nicomaque qui fournira au
V IIe siècle à saint Maxime le Confesseur une bonne partie des prin­
cipes de psychologie qui lui permettront de triompher du monothélis-
me (40). On trouverait aussi sans doute bien des traces de l’influence
de YÊthique dans la tradition des écrivains ascétiques.

Les commentateurs byzantins

Il faut toutefois attendre la renaissance de la philosophie antique dans


la Constantinople du X Ie siècle pour que YÊthique à Nicomaque retrou­
ve une place en quelque sorte officielle dans l’enseignement et voie
reconnaître son droit à inspirer la conduite même d’un chrétien. C’est

( i7) Les gloses sur YÊthique à Nicomaque, que le célèbre faussaire Con­
stantin Palaeocappa attribue à saint Basile et qu’il a copiées de sa main dans
les marges de l’exemplaire de l’édition d’Aristote, Venise 1498, conservé à la
Bibliothèque nationale (Imprimés, Rés. *E 3 ) , ne sont évidemment pas une
oeuvre authentique de l’évêque de Césarée: ce sont des extraits des commen­
tateurs grecs, d’Aspasius à Eustrate (par exemple, la première, f. 2r dans la
marge inférieure, semble empruntée assez librement à Aspasius, Comm. in
Ar. Graeca, t. X I X , 1, p. 3, 18-29). La lettre de Théophylacte à Photin, que
Palaeocappa cite à l’appui de son attribution, a tout l’air d’être de sa fabrica­
tion. Cf. H .W . C h a n d le r, A Catalogue of Editions o} Aristotle’s Nicomachean
Ethics and of W orks illustrative of them printed in the Fifteenth Century...,
Oxford, 1868, p. 11-13; Aristotelis Opéra omnia, vol. II, Paris, 1883 (éd. D idot),
Praefatio, p. iv; infra, p. 106 avec la note 72. — Je remercie le R.P. F. J. Leroy,
S.J., qui a attiré mon attention sur ces gloses.
(<s) P. G ., 40, 479-844.
(4B) Cf. R.-A. G authier , Saint M axime le Confesseur et la psychologie de
l’acte humain, dans Rech. de théol. anc. et m éd., 21 (1 954), p. 51-100.
M IC H EL D ’EPHESE 103

à Michel d’Éphèse qu’il appartient de lui avoir rendu ce rang(5°).


Nous ne savons, aujourd’hui encore, presque rien de la personnalité
de Michel d’Êphèse. Il n’est toutefois plus permis, comme l’avait fait
au X V IIe siècle L. Allatius, de l’identifier avec Michel Ducas Parapina-
kès, empereur de Constantinople de 1071 à 1078, qui devint évêque
d’Éphèse après son abdication. Originaire d’Éphèse, Michel fut profes­
seur à Constantinople dans la première moitié du XP siècle; la plupart
de ses commentaires sur Aristote étaient écrits avant 1040. Bien loin
par conséquent d’avoir été l’élève de Michel Psellos ou d’avoir enseigné
à l’Académie fondée par Constantin IX Monomaque, il fut un de ces
professeurs privés qui préparèrent la renaissance que devrait illustrer
Psellos. De ses nombreux commentaires sur Aristote, beaucoup sont
perdus. Nous avons cependant conservé une partie de son commentaire
sur la Métaphysique (51), ses commentaires sur les traités De la géné­
ration des animaux (“ ), Des parties des animaux, Du mouvement des
animaux, De la marche des animaux (53), sur les Petits traités d’his­
toire naturelle (M), sur les Réfutations des sophismes (55), tous écrits
avant 1040; de ses cours sur YÊthique, qui sont peut-être postérieurs
à cette date, nous avons conservé le commentaire du livre V (5S) et
celui des livres IX et X (57), et de ses cours sur la Politique, postérieurs
à ses cours sur YÊthique, nous n’avons conservé que des bribes, sous
forme de scholies (5S). Dans son explication du livre V de YÊthique,

(50) Sur Michel d’Éphèse, on consultera: K . P r a e c h t e r , compte rendu de


Michaelis Ephesii In libros D e partibus animalium etc., Comm. in Ar. graeca,
X X I I (2 ), dans Gôttingische gelehrle Anzeigen, 168 (1906), p. 861-907; compte
rendu de la collection des commentateurs grecs de Berlin, dans Byzantinische
Zeitschrift, 18 (1909), p. 535-537; enfin Michael von Ephesos uncl Psellos, dans
Byzantinische Zeitschrift, 31 (1 931), p. 1-12.
(51) Faussement attribuée à Alexandre d’Aplirodise; Comm. in Ar. Graeca,
t. I, p. 440 ss.
(52) Faussement attribué à Philopon, Comm. in Ar. Graeca, t. X IV , 3.
(53) Comm. in Ar. G raeca, t. X X I I , 2 ; cf. G. M e r c a t i , Fra i commentatori
greci di Aristotele, dans Opere minori, t. III, Studi e testi 78, Rome, 1937, p.
467-478.
(51) Comm. in Ar. Graeca, t. X X I I , 1.
(55) Faussement attribué à Alexandre d’Aphrodise; Comm. in A r. Graeca, t.
II, 3.
(56) Éd. M. H ayd u ck , Comm. in A r. Graeca, t. X X I I , 3, Berlin, 1901.
(57) É d . G . H e y lb u t, Com m . in A r. G raeca, t. X X ; cf. G . M e r c a t i , Fra i
commentatori greci di Aristotele, dans O pere minori, t. III, Studi e testi 78,
R o m e, 1937, p . 4 5 8 4 6 4 . M gr M ercati m on tre que les éditions de H eylbut e t
H ayduck sont m édiocres et pourraient être notablem ent am éliorées.
(5B) Ces scholies ont été découvertes et éditées par O. I mmisch , Aristoteles,
Politica, coll. Teubner, Leipzig, 1909, p. X V -X X et 294-341.
104 L ’E XËG ESE D E L ’ËTH IQ U E: H ISTO IR E LIT T E R A IR E

Michel ne fait guère que démarquer le commentateur anonyme (59);


dans celle des livres IX et X, il n’est que de peu de secours pour l’exé­
gèse du texte d’Aristote.
Eustrate, qui nous a laissé un commentaire sur les livres I et VI de
l’Êthique, fut de son temps un personnage assez en vue(60). Né vers
1050, il avait été l’élève du célèbre Jean Italos, successeur de Psel-
los dans la charge de consul des philosophes (61). En 1082, «diacre en­
core et principal de l’école de Saint-Théodore de Sporakion, il avait
échappé de justesse à la condamnation dans laquelle les adversaires
d’Italos cherchaient à englober le maître et les disciples. Il a su con­
tinuer son enseignement, et même se concilier la faveur d’Alexis Com-
nène, en défendant dans deux traités sur les icônes le point de vue de
l’empereur dans l’affaire de Léon de Chalcédoine (1086). C’est sans
doute à la faveur de l’empereur qu’il doit d’être nommé métropolite
de Nicée. Théologien officiel de la cour, il expose avec Phurnès le
point de vue byzantin dans la controverse gréco-latine contre Pierre
Grossolan en 1110; il accompagne Alexis à la résidence d’été de Phi-
lippopoli pour seconder l’action de l’empereur contre les hérésies
des Manichéens et des Arméniens. C’est alors, vers 1114, qu’il écrivit
contre ces derniers, d’abord un discours dialectique, modèle du genre,
sur les deiix natures du Christ contre l’arménien Tigrane, puis le sché­
ma de deux traités sur le même sujet, appuyés autant sur la raison
que sur des citations abondantes de saint Cyrille d’Alexandrie, l’autorité
par excellence des monophysites. Mais l’imprudence de son langage
qui scandalisa les Arméniens donna à ses adversaires l’occasion atten­
due pour l’attaquer ouvertement: ils dérobèrent les deux traités ébau-
(so) Le fait a été reconnu par V . R o se , Über die griecli. Kom mentare zur
Ethik des Aristoteles, dans Hernies, 5 (1871), p. 71, et confirmé par K.
P r a e c h t e r , dans Gôttingische gelehrte Anzeigen, 168 (1 906), p. 899-901, qui
note cependant que Michel devait utiliser un texte de l’Anonyme meilleur que
le nôtre.
(60) Sur Eustrate, on consultera: J. D ra s e k e , Zu Eustratios von Nikaa, dans
Byzantinische Zeitschrift, 5 (1 896), p. 319-336; S. S a l a v i l l e , Philosophie et
théologie ou épisodes scolastiques à Byzance de 1059 à 1117, dans Échos
d ’Orient, 29 (1 930), p. 132-156, notamment p. 150-156; P. Joan nou , Eustrate
de N icée, Trois pièces inédites de son procès, dans R evue des Études Byzan­
tines, X (1 952), p. 24-34; Id., D ie Définition des Seins bei Eustratios voiu
Nikaia. D ie Universalienlehre in der byzantinischen Theologie im X I. Jh., dans
Byzantinische Zeitschrift, 47 (1 954), p. 358-368; Id., D er Nominalismus und
die menschliche Psychologie Christi. Das Semeioma gegen Eustratios von Nikaia
(1117), ibid., p. 369-378; Id., L e sort des évêques hérétiques réconciliés. Un
discours inédit de Nicétas de Serres contre Eustrate de N icée, dans Byzantion.
28 (1 958), p. 1-30.
(61) Cf. P. É . S tep han ou, Jean Italos, Philosophe et humaniste, Rome, 1949.
EU STRA TE 105

chés et commencèrent une campagne d’accusations contre lui» (aa).


En dépit des manœuvres de l’empereur Alexis pour sauver son pro­
tégé, cette campagne devait aboutir à sa perte. Si, à la session du
Synode du 11 avril 1117, il réussit, par une humble rétractation, à évi­
ter la condamnation, l’acharnement de ses adversaires provoqua une
seconde session du Synode, et cette fois Eustrate ne put échapper à la
sentence: il fut condamné à la suspense à vie. Il mourut peu après, vers
1120. C’était, nous dit Anne Comnène dans son Alexiade, «un homme
savant dans les sciences sacrées et profanes, plus fort en dialectique
que ceux qui fréquentaient le Portique ou l’Académie»'(63); ses ad­
versaires seraient sans doute tombés d’accord au moins sur ce dernier
point, car leur principal grief contre l’évêque de Nicée était précisé­
ment d’avoir indûment introduit le syllogisme dans la théologie. C’est
donc Aristote qui causa la ruine de son commentateur, — Eustrate,
outre YÊthique, avait précisément commenté le second livre des der­
niers Analytiques (04). — Eustrate n’est pourtant pas un véritable Aris­
totélicien; ses préférences vont au Platonisme, et il ne manque pas,
notamment dans son commentaire sur le chapitre 4 du premier livre
de YÊthique, de prendre longuement la défense de Platon attaqué in­
justement à son gré par Aristote (fl3). On a souvent répété le jugement
favorable porté sur ses commentaires d’Aristote par Schleiermacher (68);
j ’avoue avoir peine à y souscrire: filandreux et diffus, Eustrate n’ap­
porte que bien rarement à l’exégèse du texte d’Aristote une contri­
bution valable et il est à la source d’une foule d’inexactitudes devenues
traditionnelles (67).
Le commentateur anonyme du livre VII semble être de date tardive;
il est possible qu’il doive se situer à la fin du X IIe siècle ou au com­
mencement du X IIF siècle (oa).
Professeur à Constantinople après sa reconquête par les Grecs en
1261, Georges Pachymère (1242-vers 1310) est l’auteur d’une Para-

(02) P . Joan nou , Eustrate de N icé e..., p. 24-25.


(°3) A nn e Comnène, Alexiade, X IV , viii, 9; trad. B. Leib, coll. Byzantine
Budé, Paris, 1945, p. 182.
(6J) Comm. in A r. Graeca, t. X X I , 1.
C13) Cf. K. G io c a r in is , Eustratius o f Nicaea’s D efense o f the Doctrine o f
Ideas, dans Franciscan Studios, 24 (1964), p. 159-204.
(66) Cf. S. S a l a v i l l e , Philosophie et théologie..., p. 154-155, reproduit par
B. T a ta jcis , La philosophie Byzantine, dans Histoire de la Philosophie par Ë.
Bréhier, Deuxième fasc. suppl., Paris, 1949, p. 217.
(07) L ’édition de G. Heylbut, Comm. in Ar. Graeca, t. X X , est médiocre;
cf. G. M er c a t i , Fra i commentatori greci di Aristotele, dans O pere Minori,
t. III, Studi e testi 78, p. 464-467-
(6S) Comm. in A r. Graeca, t. X X .
106 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

phrase de toute la philosophie d’Aristote en douze livres, dont le livre


XI est un résumé de YÊthique à Nicomaque, résumé assez fidèle sauf
la curieuse inconséquence qui a fait omettre le livre VI, pourtant indis­
pensable à l’équilibre de la morale d’Aristote; la Paraphrase de Pachy-
mère est inédite, au moins en grec, car elle a été publiée en traduc­
tion latine en 1560 à Bâle (08bls).
Nous en arrivons enfin à la paraphrase complète de YÊthique à
Nicomaque (“), qui a tour à tour été attribuée à Andronicus de Rho­
des, à l’empereur Jean VI Cantacuzène et à Héliodore de Pruse, sans
qu’aucune de ces attributions mérite quelque crédit. L’attribution à
Andronicus, lancée par D. Heinsius dans sa deuxième édition de la
paraphrase en 1617 et qui se lit encore dans l’édition de Mullach en
1881 (70), ne repose que sur une annotation tardive du ms. de Leyde,
répétée par le ms. Paris B. N. lat. 6251, et ne souffre pas la discussion.
L’attribution à l’empereur Jean VI Cantacuzène, qu’on s’étonne de
rencontrer encore de nos jours (?1), n’a d’autre fondement que la
note du ms. Florence Laur. 80, 3 qui dit seulement que cet empereur,
devenu le moine Ioasaph, fit faire en 1367 une copie des six premiers
livres. Enfin l’attribution à Héliodore de Pruse, personnage par ailleurs
totalement inconnu, se lit dans un unique ms., Paris B. N. grec 1870;
or, ce ms. est l’œuvre de Constantin Palaeocappa, un scribe dont nous
savons par ailleurs qu’il était sans scrupule et ne reculait pas devant
une supercherie: il n’y a donc pas lieu d’y ajouter foi (72). Reste donc

(esbls) J ’ai consulté le ms. du texte grec Paris B.N. grec 1930, f. 195v-223v
pour YÊthique, ainsi que la traduction latine: G eorgii Pachymerii Hieromne-
monis, In vniversam fe re Aristotelis philosophiam, epitom e... è Graeco in
Latinum sermonem nunc prim um summa fide ac diligentia conusrsa, à Clariss.
vîro D . Philippo Bechio, Philosopha, M edico atque inclytae Academiae Basi-
liensis prof essore Dialectico ordinario..., Basileae, M .D .LX, in fol., 372 pages
pour l’œuvre de Pachymère (Éthique, p. 294-337) ; l’exemplaire de la B.N. porte
la cote R . 179.
(00) Éditée par G. Heylbut, Comm. in Ar. Graeca, t. X I X , 2, Berlin, 1889.
(70) F . G. A. M u lla c h , Fragmenta philosophorum graecorum, t. III (coll.
Classiques grecs Didot), Paris, 1881.
(n ) Par exemple dans M. De W u lf, Histoire de la philosophie médiévale,
t. III, Louvain, 1947, p. 12.
(7=) Cf. L. Cohn, Heliodoros von Prusa, eine E rfindung Palaokappas, dans
Berliner philologische W ochenschrift, 9 (1889), col. 1419-1420. Constantin Pa­
laeocappa, scribe originaire de Crète, avait d’abord été moine dans les couvents
de l’Athos; sa première copie est datée de 1539; après avoir passé par l’Italie,
il vint en France où il fut d’abord, vers 1552, au service du Cardinal Charles
de Lorraine, d’où il passa au service du cardinal de Granvelle, puis de Nicolas
Pellevé; il travailla aussi avec Ange Vergèce au catalogue des manuscrits de
Fontainebleau; sa dernière copie datée est de 1561. Cf. H. O m ont, Catalogue
L E M O YEN A G E ARABE 107

que l’œuvre est d’un auteur inconnu. Et, il faut l’ajouter, de date
inconnue: car la date qu’on lui attribue ordinairement, 1367, provient
elle aussi d’un contresens sur la note du ms. Florence Laur. 80, 3 que
nous avons déjà signalée, note qui ne parle pas de la date de l’œuvre,
mais de la date de la copie qu’en fit faire l’ancien empereur Jean VI;
tout ce que nous pouvons dire est que la paraphrase est antérieure à
la date de cette copie, donc antérieure à 1367 (73) . Inconnu, le para-
phraste n’en mérite pas moins de retenir l’attention; il est bref et clair
et son exégèse est souvent intéressante.

L ’Ë TH IQ U E A N IC O M A Q U E DANS L E M O YEN AGE ARABE

Comme les autres parties de l’œuvre d’Aristote, l’Êthique à Nicoma-


que a joué un rôle considérable dans le monde arabe, ou plus lar­
gement dans le monde musulman, surtout parmi les philosophes; mais
l'histoire de son influence commence à peine à sortir de l’ombre (74).

d e manuscrits grecs copiés à Paris au X V I e siècle par Constantin Palaecappa,


dans Annuaire de l’Association pour l'encouragement des études grecques en
France, 20 (1886), p. 241-279; Id., Un nouveau ms. copié par Constantin Pa-
laeocappa (vers 1560), dans Revue des Bibliothèques, 3 (1893), p. 185-187
[le ms. Lyon B.m. 615]; Id., Liste des mss grecs de la Bibliothèque Vaticane
par Constantin Palaeocappa, dans R evue des Bibliothèques, 19 (1909), p. 432-
438; M. Ju gie, Une nouvelle invention au compte de Constantin Palaeocappa:
Samonas de Gaza et son dialogue sur l’Eucharistie, dans Miscellanea Giovanni
Mercati, t. III (Studi e testi, 123), Rome, 1946, p. 342-359; A . Dain, Copistes
grecs de la Renaissance, dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, Qua­
trième série, n° 3, oct. 1963, p. 358-359.
(7a) Cf. L. Cohn, loc. cit. — La date du ms. de Florence exclut aussi l’attri­
bution de la Paraphrase à Andronicus Callisto (dit aussi Andronicus de By­
zance ou de Thessalonique), attribution retenue, par exemple, par J. W alter,
D ie L eh re von der praktischen V ernunft in der griechischen Philosophie, Iéna,
1874, p. 28, n. 1; Andronicus Callisto, né à Constantinople au début du X V '
siècle, fait partie de l’équipe de savants qui après la chute de Constantinople
enseignèrent le grec en Italie; on le trouve à Padoue en 1461, à Bologne en
1464, à Florence en 1471-75; de là il passe à Londres en 1476, et il meurt entre
1476 et 1487 (cf. G. C am m elli, Andronico Callisto, dans La Rinascita, 5, 1942,
p. 104-121 et 174-214) ; il n’a donc pu écrire la Paraphrase, dont il reste un
ms. de 1367, pas plus que le jtegl xuûœv, qu’on avait également voulu lui attri­
buer et dont il reste un ms. du X e siècle ! Cf. Addenda, p. 333.
(74) La meilleure vue d’ensemble est celle de R. W a l z e r , art. Akhlâk, II.
Éthique philosophique, dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle éd .), t. I, Leyde-
Paris, 1960, p. 337-339 (cf. aussi Id., art. Aristûtâlis, ibid., p. 651-654 et Ara-
bische Übersetzungen aus den Griechischen, dans Antike und Orient itn Mittel-
108 L ’EXEG E S E DE L ’ÉT H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

La première traduction arabe de VÉthique à Nicomaque semble être


le Kitâb al-akhlâk en X II livres dû à Ishâk ben Hunain (mort en 910-
911), dans lequel était jointe à la traduction de YÊthique la traduction
du commentaire de Porphyre (73). D’autres traductions de YÊthique
parurent sans doute par la suite; il est possible qu’il faille en attribuer
une à Abû ’1 Khair al Hasan ibn Suwâr, dit Ibn al Khammâr, né en
942 et mort après 1017 (70). Il ne nous reste aujourd’hui, en texte
arabe, que la seconde moitié (livres VII-X) de l’une de ces traductions,
naguère découverte par M. Arberry(77).
Ibn al Kifti (1172-1248) mentionne dans sa Chronique des savants
un résumé, Ikhti'sar, du Kitâb ai-akhlâk, résumé qu’il faut sans doute
identifier avec un texte qui ne nous a été conservé que partiellement
en arabe, mais dont nous possédons une traduction latine intitulée
Compendium ou Summa quorundam Alexandrinorum; ce résumé doit
être antérieur au milieu du X P siècle, car il semble avoir été utilisé
vers 1053 par Abû ’1 Wafa al Mubashshir dans son Livre de la sagesse
et des dits admirables (78). On y trouve, inséré après le livre VI de

alter... hg. von P. Wilpert, Berlin, 1962, p. 179-195, notamment p. 182-187).


On trouvera aussi des indications précises et une bibliographie dans la thèse
de Fr. Ed. P e t e r s , Aristoteles A rabus: T h e Oriental Translations and Comtnen-
taries on the Aristotelian Corpus (accessible seulement en microfilm ou en
xero x), Ann Arbor, 1961, p. 134-136 [publiée: Leyde-New York, 1968].
(75) Cf. M. S te in s c h n e id e r, D ie arabischen Übersetzungen aus dem Grie-
chischen, Beihefte zum Centralblatt für Bibliothekswesen X I I , Leipzig, 1893,
p. 69-70; P e t e r s , Aristoteles A rab us..., p. 134. La traduction est attribuée à
Ishâk par Ibn al Nadim dans son Fihrist; al Kifti l’attribue à Hunain ben
Ishâk, père du précédent et fondateur de l’école de traduction de Bagdad,
mais c ’est là sans doute un effet du phénomène qui a fait attribuer au fonda­
teur tout le travail de l’école.
(76) Le Fihrist lui attribue un Kitâb fi’l Akhlâk; il n’est pas nécessaire
d’en conclure que l’œuvre serait antérieure à 987-988, date de composition du
Fihrist, car celui-ci semble comporter des additions ultérieures; cf. M. S tein -
& chneider. D ie arabischen Ü bersetzungen..., p. 70-71. Sur Ibn al Khammâr,
cf. R . W a l z e r , G reek into Arabie. Essays on Islamic Philosophy (Oriental
Studies, I ) , Oxford, 1963, p. 66 avec l’add. de la p. 111.
(77) Cf. A . J. A r b e r r y , T h e Nicomachean Ethics in Arabie, dans Bulletin
of the School of Oriental and African Studies, 17 (1 9 5 5 ), p. 1-9; M. C. L yo n s,
A G reek Ethical Treatise, dans Oriens, 13-14 (1 961), p. 35-57. Le ms., aujour­
d’hui conservé à Fez, est daté du 18 juin 1232; outre la traduction des livres
V II-X de l’Ethique à Nicomaque, il contient une introduction éclectique à la
philosophie morale et un fragment (livre III, 1116 a 17 - début du livre V)
de paraphrase ou d’abrégé de YÊthique.
(7S) Le texte arabe des livres I, V II et V III a été découvert dans le ms.
du Caire Taymûr Pasha akhlâk 290, n° 16; cf. P. K raus , Bulletin of the Fa-
L E M O YEN AG E ARABE 109

r Éthique, un livre intercalaire qui reprend toute la matière des livres


IV et V de l’jÉthique, c’est-à-dire l’étude des vertus morales en parti­
culier; la raison d’être de ce doublet est obscure.
Le premier commentateur arabe de YÉthique semble avoir été Abû
Nasr Muhammed ben Muhammed ben Tarkhân al F â r â b î , mort assez
âgé en 950. Il avait écrit, semble-t-il, un commentaire sur certaines
parties de l’Éthique à Nicomaque, aujourd’hui perdu, mais que citent
Ibn Bâjjah (mort en 1138), Ibn Tufayl (mort en 1185), Averroës et
Maïmonide; il est possible qu’il y ait eu au X IIP siècle une traduction
latine de ce commentaire, qu’aurait connue saint Albert (79). Il nous
reste en tout cas d’al Fârâbî, tant en texte arabe (8-°) qu’en traduction
latine (81), un Rappel de la voie du bonheur qui semble avoir été un
cours inaugural à l’étude de la logique, dont la première partie est
un résumé, rapide et assez libre, de YÉthique à Nicomaque.
Ce n’est que récemment qu’a été tiré de l’obscurité Abû ’1 Hasan
Muhammed ben Yûsuf al ‘Amirî (mort en 992), dont le F i 1-sa‘âdah
wa-l-is‘âd cite nommément quatre fois le commentaire de Porphyre sur
YÉthique à Nicomaque, mais s’en inspire sans doute beaucoup plus
souvent (82).
Le livre qui a le plus fait pour répandre dans le monde musulman
l’influence de la morale d’Aristote est sans conteste le traité de morale,
plusieurs fois édité de nos jours, d’Abû ‘Ali Ahmed ben Muhammed

culty of Arts of the University of Egypt, 5 (1937 ), section arabe, p. V. Pour


le texte latin, cf. plus loin, p. 114. Sur l’utilisation de ce résumé par al
Mubashshir, cf. E. F ra n c e s c h in i, Il L iber philosophorum moralium antiquo­
rum, dans M emorie délia R. Accademia naz. dei Lincei, Cl. di Sc. morali,
storiche e filol., ser. 6, vol. 3, Rome, 1930, p. 364-369.
(79) Cf. M. S te in s c h n e id e r, Al-Farabi (Alpharabius), D es arabischen Phi-
losophen L eben und Schrlften, Extrait des Mémoires de l’Académie impériale
des sciences de Saint-Petersbourg, V IIo série, t. X II I, n° 4, St Petersbourg,
1869, p. 60-61; D. Salm an, T h e Medioeval Latin Translations of Alfarabi's
Works, dans T h e N ew Scholasticism, 13 (1939), p. 246-251. ' '
(8°) Ce texte arabe a été édité: Kitâb al-taiibîh ‘alâ sabîl al sa'âda, Hayda-
rabab, 1326 (de l’Hégire = 1908 de notre è re ); cf. R . W a l z e r , art. al-Fârâbî,
dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle éd .), t. II, Leyde-Paris, 1964, p. 799 a.
(81) L iber ex[sr]citationis ad uiam felicitatis, éd. D. Salm an, dans R ech er­
ches de thêol. anc. et m éd., 12 (1 940), p. 33-48; M.-Th. d’ALVERNY, Un témoin
muet des luttes doctrinales du X l i r siècle, dans A rch. d ’hist. doctr. et litt. du '
M oyen A ge, 17 (1 949), p. 240-245, a signalé deux nouveaux mss partiels de-
cette traduction et en a corrigé le titre: il faut lire excitationis et non exer-
citationis; cf. aussi R.-A. G a u th ie r, Magnanimité, Paris, 1951, p. 444, n : 3.
(83) Cf. P e t e r s , Aristóteles A rab us..., p. 135; R. W a l z e r , art. Furfûriyûs,
dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle éd .), t. II (Iivr. 3 7 ), Leyde-Paris, 1964
p. 971 a.
110 L ’EXEG ESE D E L ’ËT H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

ben Ya'kub Ibn Miskawaih (mort en 1030), intitulé Tahdhîb al-Akhlâk


wa-Ta’thîr al A‘râk. Au début du chapitre 3 de son ouvrage, Miska­
waih cite nommément Porphyre, et il est probable que le commentateur
néoplatonicien de YÉthique qu’il cite abondamment dans les chapitres
3 à 5 est ce même Porphyre: on s’explique ainsi que Miskawaih ac­
centue fortement les éléments platoniciens contenus dans YÉthique et
fasse d’Aristote un platonicien plus catégorique qu’il n’était en réa­
lité (83).
A la même époque, le plus grand des philosophes arabes, Abû ‘Ali al
Husain ben ‘Abd Allâh Ibn Sîna, connu sous le nom d’Avicenne (980-
1037), connaît bien YÉthique à Nicomaque; nous aurons l’occasion
de voir qu’il avait compris avec profondeur la doctrine aristotélicienne
de la magnanimité (84).
De même, un auteur aussi religieux que Abû Hâmid Muhammed ben
Muhammed al Tûsi al Shâfi‘î al G hazâlî (1058-1111) a contribué
à intégrer à la tradition religieuse musulmane des éléments qui pro­
viennent de la morale d’Aristote: c’est qu’il a subi l’influence de Mis­
kawaih, dont il considérait le traité comme «raisonnable en soi et
étayé par des preuves», et dont il admettait que la doctrine «ne con­
tredisait ni le Livre ni la Sunna» (83).
D’une tout autre veine est l’œuvre de Abû’l Walid Muhammed ben
Ahmed ben Muhammed Ibn Rushd, connu sous le nom d’Averroès.
Il acheva le 27 mai 1177, peut-être à Cordoue, son commentaire moyen
sur YÉthique à Nicomaque, dont le texte, perdu en arabe, nous a été

(83) L a dernière édition du traité de M iskaw aih est celle du C aire, 1329
(de l’H égire; 1911 de notre è re ). Sur les sources de M iskaw aih, on p ourra
lire: S. P in e s, Un texte inconnu d ’Aristote en version arabe, dans A rch. d ’hist.
doctr. et litt. du M oyen A ge, 31 (1 9 5 6 ), p. 5-43; Id ., Un texte inconnu d’Aris-
tote en version arabe, Addenda et corrigenda, ibid., 3 4 (1 9 5 9 ), p. 295-299; M .
Pines cro it trouver dans M iskaw aih une citation d ’un traité perdu d ’A ristote;
R. W a l z e r , art. Aristûtâlis, dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle é d .), t. I,
p. 653 b, se dem ande s’il ne s’agirait pas d ’un fragm ent du. Protreptique ; avec
P . M o ra u x , L e Dialogue «Sur la Justice», L ouvain, 1957, p . xii, je crois qu’il
ne peut s’agir que d ’un pseudo-Aristote de date tardive, cf. Bulletin thomiste,
10 (1 9 5 7 -5 9 ), p. 135-137; p ar con tre M . Pines a justem ent attiré l ’attention sur
la citation de Porphyre, et c ’est du cô té de Porphyre que s’oriente de plus
en plus la rech erch e; cf. R. W a l z e r , art. Akhlâk et Furfûriyûs, dans Encyclo­
pédie de l’Islam (nouvelle é d .),-1 . I, p. 338 b, et t. II, p. 971 a (où l ’on trou­
vera d ’au tres références au x trav au x antérieurs de W a lz e r): je cite les con­
clusions de W alzer.
(81) Cf. plus loin, t. II , p. 291-292.
(8S) R. W a l z e r , art. Akhlâk, dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle é d .),
t. I, p. 3 3 9 a.
L E M O YEN A G E LATIN 111

conservé en traduction latine et en traduction hébraïque (88). Averroès


lui-même nous apprend qu’il a eu beaucoup de peine à le composer:
pendant longtemps il n’a pu se procurer que la traduction des quatre
premiers livres de l’Éthique, et ce n’est qu’au dévouement de son ami
Abû Amr Ibn Martin (tout au moins est-ce ce nom de Martin, bien
peu arabe ! que nous a conservé le latin) qu’il a dû de pouvoir enfin
en obtenir un texte complet. Son commentaire, selon les normes du
commentaire moyen, suit le texte d’Aristote paragraphe par paragra­
phe; après une citation du texte d’Aristote, introduite par le mot Dixit,
vient une brève paraphrase.
Enfin le Shî‘ite avicennien Abû Dja'far Nâsir al Din Muhammed
ben Muhammed al Hasan al Tûsi (1201-1274), qui devait devenir
célèbre comme astronome et homme politique auprès du conquérant
mongol Hulâgû, composa en 1233, alors qu’il était encore au service
du gourverneur ismaïlien de Sertakht, Nâsir al Din ‘Abd al Rahîm ben
Abî Mansûr, auquel il dédia son travail, ses Akhlâk-i Nâsirî. C’est pour
une large part une traduction en persan de l’œuvre de Miskawaih,
envers lequel al Tûsi reconnaît d’ailleurs volontiers sa dette (87). Le
livre d’al Tûsi devait connaître un succès durable: on le lit encore
aujourd’hui (8S).

L 'ÉT H IQ U E A N IC O M A Q U E DANS L E M O YEN A G E LATIN

L ’Antiquior translatio et ses commentaires

La première traduction latine de YÊthique à Nicomaque, que nous


proposons d’appeler YAntiquior translatio, pose de délicats problèmes,

(86) Sur la traduction latine, cf. plus loin, p. 114; sur la traduction hébraï­
que, œuvre de Samuel ben Jehuda de Marseille, achevée à Beaucaire le 9 février
1321, cf. M. S te in s c h n e id e r, D ie H ebräischen Übersetzungen des Mittelalters,
Berlin, 1893, p. 217.
(87) Cf. R. W a lzer , art. Akhlâk, dans Encyclopédie de l’Islam (nouvelle
éd .), t. I, p. 339 a; S. P in es , Un texte inconnu..., dans Arch. d ’hist.doctr. et
litt, du M oyen A ge, 31 (1 956), p. 7.
(88) Il a été édité à Lahore en 1265 H. ( = 1849), à Bombay en 1267 H.
( = 1851), et souvent depuis. — On peut encore mentionner, pour en finir avec
l’influence de YÊthique à N icom aque sur le moyen âge. oriental, l’œuvre de Gré­
goire Abû ’1 Farag, surnommé Bar Hebraeus (Ibn al-‘Ib ri), juif converti et évêque
jacobite (1226-1286); dans- sa grande encyclopédie, la Crèm e de la ■science,-
il inclut un résumé de YÊthique à■Nicomaque, qui forme le début du 2e traité •
de la IIIe partie. — Il y eut aussi, au début du X V e siècle,- une traduction
hébraïque de YÊthique à Nicomaque, mais faite-su r-le latin, œuvre de Meïr
Alguadez ben Salomo, qui donna naissance à plusieurs commentaires, dont
112 L’E XEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

qui ne sont pas encore entièrement résolus (a°). Il semble qu’elle se


soit faite en deux étapes. Un premier traducteur, resté anonyme, tra­
duisit vers la fin du X IP siècle, sans qu’il soit possible de préciser
davantage (ea), les livres II et III de YÉthique (ce dernier jusqu’à 1119
a 34 seulement: «...ad puerilia peccata transferimus»: c’est Y«editio
breuior» de YEthica uetus), sous le titre de: «Ethice Nicomachice liber
secundus», et «Ethice Nicomachice liber tercius». Il se servit d’un
manuscrit grec appartenant à une famille dont notre manuscrit 0” sera
au XIVe siècle un descendant déjà détérioré, mais il semble avoir eu
à sa disposition au moins un autre manuscrit, dont il notait les variantes
en marge de son texte, en même temps que ses remarques personnel­
les. Au début du X IIP siècle, un autre traducteur, dont la langue est
assez différente, compléta YAntiquior translatio en traduisant le livre I,

le premier fut celui de Josef ben Schemtob, achevé le 20 mars 1455 à Ségovie;
cf. M. S te in s c h n e id e r, D ie H ebraischen Ü bersetzungen..., p . 209-215 et 218-219.
(50) Nous en avons préparé l’édition critique, ainsi que celle de la traduction
de Grosseteste et de sa révision, pour VAristoteles latinus, t. X X V I; nous
résumons dans les lignes qui suivent les conclusions auxquelles nous sommes
parvenu, et qu’on trouvera exposées plus au long et avec preuves à l’appui
dans la préface de notre édition.
(8°) Les textes sur lesquels on a voulu s’appuyer pour préciser ne résistent
pas à l’examen. La bourde la plus amusante est celle de Mgr Grabmann, qui,
trouvant dans la préface de Burgundio de Pise à sa traduction des Homélies
de saint Jean Chrysostome sur saint Jean, préface datée de 1173, la mention
d’une traduction de l’Arithmétique de Nicomaque de Gerasa, livre pourtant
bien connu, voulait corriger le texte: au lieu de lire «Nicomachum in Arisme-
ticis», il aurait fallu lire: «ad Nicomachum in Ethicis», et il s’agirait là de
l’Ethica uetus (Mittelalterliches Geistesleben, t. III, Munich, 1956, p. 73-74
et 91-92) ; il ne serait même pas utile de mentionner cette distraction, si elle
n’avait été prise au sérieux par nombre d’auteurs, dont le dernier en date
semble être R . P alacz, Bezposrednia recepcja Arystotelizmu iv Metalogiconie
Jana z Salisbury, dans Studia mediewistyczne, 5 (1 964), p. 217. Plus sérieux:
à première vue est le texte relevé par H . K an to ro w icz, T h e Poetical Serm on
o] a Mediaeval Jurist: Placentinus and his «Serm o de Legibus», dans Journal
of the W arburg Institute, 2 (1 9 3 8 ), p. 22-41: dans ce discours daté du mois
d’octobre 1186, Placentinus aurait dit, après avoir mentionné la castitas, la
largitas et la fortitudo: «T rès enirn predicfe existentes in mëdio sunt uirtutes,
ut in ueteri Ethica Philosophus attestatur»; M. Kantorowicz a bien senti la
difficulté que soulève le mot «ueteri», qui suppose l’apparition de YEthica '
nôtia; il aurait dû noter aussi que le mot de «largitas» (de même que le m o t
d’«auaricia», dont le texte se sert pour désigner l’un des vices opposés à la
«largitas») est étranger à YEthica uetus: c ’est le vocabulaire d’Hermann l’Alle­
mand; il y a donc tout lieu de croire que le texte est, à tout le moins, inter­
polé (il n’est conservé que par un manuscrit du X IV e siècle).
L'A N TIQ U IO R TRANSLATIO 113

la fin du livre III (1119 a 34 - b 18) (91), et les livres IV-X. Malheureu­
sement, l’œuvre de ce second traducteur est en grande partie perdue.
Nous en avons conservé, d’abord, le livre I, qui fut assez répandu,
mais dans une recension très corrompue; son titre original semble
avoir été «Primus liber Ethice Aristotilis philosophi», mais on lui don­
na très tôt le nom d’«Ethica noua», par opposition aux livres II et III,
plus anciennement connus, qui reçurent alors le nom à ’«Ethica uetus».
-L’Ethica noua et YEthica uetus furent souvent réunies pour former un
Liber Ethicorum en trois ou quatre livres (les ch. 1-8 du livre III
formant le troisième livre, et ses chapitres 9-15 le quatrième livre) (°2).
Outre le livre I, nous avons conservé de l’œuvre du second traduc­
teur des fragments du livre VII et le premier tiers du livre V III (jus­
qu’au ch. 6, 1157 b 17: «concupiscere autem quod delectabile»):
c’est ce qu’on a appelé Y«Ethica borghesiana», du nom de l’unique
manuscrit qui nous l’a conservée, le manuscrit de la Bibliothèque va-
ticane Borgh. 108; ce texte n’a été que très peu répandu: saint Albert
toutefois le cite largement et ses citations permettent plus d’une fois de
corriger le texte de notre manuscrit (°3). Encore que le livre I ait été
traduit sur un manuscrit de la famille 0 “ et le livre V III sur un ma­
nuscrit de la famille Nb, l’unité de langue montre que le traducteur
de YEthica noua et de YEthica borghesiana sont un seul et même per­
sonnage. Du reste de son œuvre, — fin du livre III, livres IV-VI,
VIII,7-X, — il ne nous reste que quelques phrases et un certain nombre

(91) Il ne s’agit pas ici de la traduction arabo-latine de ces 18 lignes qui


sera ajoutée à YEthica uetus pour former Yeditio longior (je vais y revenir
dans un instant), mais d’une traduction gréco-latine dont une seule phrase,
1119 b 14-15 (phrase omise par Robert Grosseteste) nous a été conservée.
(92) Cette division, qui se trouve en plusieurs manuscrits, est également
attestée par plusieurs commentateurs, notamment par l’aide-mémoire du can­
didat aux examens; mais il n’y a sans doute pas lieu d’invoquer ici le statut
de la Faculté des arts du 19 mars 1255: «Ethicas, quantum ad quatuor libros»
{Chartularium Univ. Par., t. I, p. 2 7 8 ), car à cette date il doit déjà s’agir
des quatre premiers livres de la traduction de Grosseteste, ce que confirme
le ms. Paris B.N. lat. 6308, f. 28v, dans lequel le scribe a écrit après le livre IV:
«Expliciunt libri ethicorum consueti legi», ce qu’un usager, témoin d’une cou­
tume postérieure, a corrigé: «Nota quod leguntur decem libri ethicorum ...»
(cette seconde note datée de 1459).
(93) L ’Ethica borghesiana a été découverte en 1921 par Mgr P e l z e r , Les
Versions latines..., reproduit dans Études d ’histoire littéraire sur la scolastique
médiévale, Louvain-Paris, 1964, p. 135-141; son utilisation par saint Albert a
été signalé par Dom O . Lottin en 1935: Saint Albert le Grand et l’Êthique à
Nicomaque, repris dans Psychologie et morale aux X I Ie et X I I I e siècles, t. V I,
Gembloux, 1960, p. 315-331.
114 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

de mots, conservés de-ci de-là par de rares témoins dont le principal


est le ms. Harvard Univ. Typ233H. Un manuscrit de YEthica noua
nous assure que son traducteur fut Michel Scot(04), à qui il faudrait
en ce cas attribuer l’achèvement de YAntiquior translatio. La chose
n’est pas absolument impossible, car Michel Scot est le seul auteur
qui semble avoir connu YAntiquior translatio en son entier (9S), et il
peut avoir fait ce travail en Italie, entre 1217, date à laquelle il était
encore en Espagne* et 1220, date à laquelle sa présence est attestée
à Bologne: pas plus tard, car YEthica noua sera citée dès les environs de
1220, et il suffirait qu’on en trouve une citation antérieure pour ruiner
l’attribution à Michel Scot(°a).
Il faut ici ouvrir une parenthèse dans l’histoire des traductions gréco-
latines de YÉthique à Nicomaque pour dire un mot de ses traductions
arabo-latines. Hermann l’Allemand, mort évêque d’Astorga en 1272,
acheva le 3 juin 1240 à Tolède la traduction latine du commentaire
d’Averroès sur YÉthique à Nicomaque (quelquefois citée sous le nom de
Translatio hispanica). Le 8 avril 1243 ou 1244, il terminait la traduc­
tion latine du Résumé alexandrin (connue sous le nom de Summa
Alexandrinorum ou de Translatio alexandrina) (97). Son œuvre cepen­
dant ne se borne pas là: il semble en effet que ce soit à l’activité d’Her-
mann qu’il faille rattacher la traduction, faite sur le texte de l’ancienne
traduction arabe de YÉthique, de quelques fragments qui manquaient
dans YEthica noua, ou dont la traduction lui avait paru peu satisfai­
sante, et surtout la traduction des 18 dernières lignes du livre III (1119
a 34 — b 18), qui s’ajouteront à YEthica uetus pour en faire Y«editio
longior», qui doit donc être postérieure aux années 124044.
A peine parues, ces diverses - traductions ont retenu l’attention.

(D4) Ms. Saint-Oiner Bibl. ¡mm. 620, f. lv : «ExpHrit noua ethica Aristotilis
quam transtulit magister michael scotus de greco eloquio In Latinum». Cette
attribution, qui a retenu l’attention des anciens auteurs (Wüstenfeld, Vacant,
Brown, M andonnet), est quelque peu oubliée aujourd’hui. L. T h o rn d ik e , Mi­
chael Scot, Londres, 1965, n’en souffle pas mot.
(°5) Cf. Ch. H . H ask in s, Studies in the History of Mediaeval Science, 2"“
éd., Cambridge (M ass.), 1927, p. 284, n. 78, à compléter par R.-A. G a u th ie r,
Arnoul de P ro vence..., dans R evue du Moyen A ge Latin, 19 (1963), p. 135,
n. 2 1 (où l’on corrigera la référence au livre V I, 7, 1141 b 2-3, et non a 18-19).
(ao) On ne saurait invoquer le statut de Robert de Courson en 1215: l'ex­
pression qu’il emploie: «et ethicam», peut fort bien désigner la seule Ethica
vêtus; cf. plus loin, n. 103.
(°7) Cf. A. P e l z e r , Les Versions latines, dans Etudes d ’histoire littéraire sur
la scolastique médiévale, Louvain-Paris, 1964, p. 142-149; G . Lacom be, Aris-
toteles latinus. Codices, t. I, Rome, 1939, p. 68-69, 110-111.
LES COM M ENTAIRES D E L ’ETH IC A NOUA E T UETUS 115

L ’Ethica uetus est citée dès avant 1210 par les juristes (88), dès 1215-
1220 par le théologien Gui d’Orchelles, en 1217 par Alfred de Sareshel
dans son De motu cor dis. L’Ethica noua est citée pour la première
fois par Guillaume d’Auxerre dans sa Summa aurea vers 1220. Après
cette date, YEthica noua et YEthica uetus deviennent familières aux
théologiens: Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Haies, Philippe le
Chancelier, Jean de Trévise, Roland de Crémone, Jean de la Rochelle,
Vincent de Beauvais, tous enfin, les citent, et certains de leurs textes
entreront si profondément dans l’usage qu’ils viendront encore tout
spontanément sous la plume de saint Thomas d’Aquin, bien après la
parution de la traduction de Robert Grosseteste. Les traductions d’Her-
mann elles-mêmes semblent avoir été assez lues: saint Albert les con­
naît et les utilise ("); Roger Bacon, qui connaissait personnellement
Hermann, ne semble pas utiliser d’autres traductions que les siennes
dans la septième partie de son Opus maius consacrée à la Moralis phi-
losophia, écrite pourtant en 1267, donc bien après la parution de la
traduction de Robert Grosseteste (10D); dans le dernier quart du X IIIo
siècle, une des principales sources de la philosophie morale du poète
Guittone d’Arezzo est le Compendium traduit par Hermann: le poète
toscan semble avoir étudié directement le texte latin d’Hermann, dont
il s’est fait une traduction personnelle (101); enfin les commentateurs
de YÊthique à Nicomaque, à la fin du X IIIe et au début du XIVe siècle,
citeront encore couramment, et par son nom, Hermannus (102).
Mais ce qu’il importe surtout de noter, c’est que, dès l’aube du X IIP

(s8) S. K u t t n f .r , Répertoriant der Kanonistik (1140-1234). Prodromus Cor-


poris Glossarum (Studi e Testi, 7 1 ), Cité du Vatican, 1937, p. 36, relève dans
des Gloses contenues dans le ms. Évreux 106, f. 126r-135-v, plusieurs citations
d’Aristote «m ethicis», «in secundo libro ethice»; or il pense que ces gloses,
d’origine française, sont antérieures à 1 2 1 0 .
(°°) Cf. A. P e l z e r , Études d'histoire littéraire sur la scolastique médiévale,
Louvain-Paris, 1964, p. 287, n. 34, et p. 290, n. 46; R.-A. G a u th ie r, Magnani­
mité, Paris, 1951, p. 300, n. 2.
(îoo) Particulièrement caractéristique à cet égard est le tableau des vertus
qu’on lit pars tertia, dist. 1, 3-7 (éd. E. M assa, Rogeris Baconis Moralis Philo-
sophia, Turin, 1953, p. 48-49); on y retrouve le vocabulaire d’Hermann, avec
des expressions empruntées littéralement les unes au commentaire d’Averroès,
les autres au résumé alexandrin.
( lül) Cf. Cl. M a rg u e ro n , R echerches sur Guittone d ’Arezzo (Publ. de la
Fac. des Lettres et sc. humaines de Paris-Sorbonne, Série «Recherches, 3 1 ),
Paris, 1966, p. 318-332.
(io2) c f . par. exemple R a o u l R en aud ( ? ), Questiones supra librum Ethico­
rum, dans Vat. lat. 832, f. 8 ra: «per H erm annum in abbreuiacione libri ethi­
corum »; f. 22vb: «vt dicit Hermannus in abbreuiacione sua».
116 L ’E XEG ESE DE L 'ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

siècle, YÉthique à Nicomaque est devenue un texte scolaire. Au mois


d’août 1215 le cardinal légat Robert de Courson promulgue un statut
par lequel il réorganise les études à la Faculté des arts: il prévoit, les
jours de fête, un cours facultatif sur YÉthique (10S). Ce cours finit,
semble-t-il, par s’imposer: le maître qui entre 1240 et 1250 composa
un aide-mémoire pour les candidats aux examens ne manque pas de
mettre au nombre des livres de classe YEthica noua et YEthica
uetus O04). De fait, plusieurs des cours sur YÉthique donnés par les
maîtres de la Faculté des arts sont parvenus jusqu’à nous: nous en
connaissons aujourd’hui au moins six (10S).
Le commentaire d’Avranches est ainsi appelé parce qu’il ne nous
a été conservé que par un seul manuscrit aujourd’hui déposé à la Bi­
bliothèque de la ville d’Avranches sous la cote 232. Après un prologue
(Inc.: «Omnis doctrina alicuius boni esse operatrix videtur, et iterum:
Omnis doctrina aliquod bonum exoptat...», f. 90r) qui nous donne
une division de YÉthique où le livre I est inclu et cité, l’auteur com­
mente seulement YEthica uetus-, l’explication commence avec le début
du livre II («Duplici autem etc. Determinatur in I libro de uirtute ordi-
nata ad felicitatem et de differenciis eiusj consequenter in hac parte...»,
f. 91r), et elle tourne court avec une question sur le livre III, ch. 11,
1116 a 1 0 — 1117 a 28 («Deinde potest queri de ordine modorum
jortitudinis... ergo per deffectum sumitur ordo in istis modis», f. 123r
20); le reste, nous allons y revenir à l’instant, appartient à un autre
commentaire (108).
Le commentaire du pseudo-Pecham a joui d’une plus large audience:
il est conservé au complet en deux manuscrits, Florence Naz. conv.

( 103) c f . H. D e n i f l e et Aem. C h a te la in , Chartularium Universitatis Pari-


siensis, t. I, Paris, 1899, p. 78: «Non legant in jestivis diebus nisi philosophas
et rhetoricas, et quadruvalia, et barbarismum, et ethicam, si placet, et quartum
topichorum».
(1M) Ms. Barcelona A rch. de la Corona de Aragon Ripoll 109, f. 135vb,
cité (avec beaucoup de fautes) par M. G rabm ann, Mittelalterliches Geistes-
leben, t. II, Munich, 1936, p. 193.
(105) Sans parler des gloses plus ou moins abondantes contenues en plusieurs
manuscrits, dont certaines au moins semblent témoigner de l’existence de
commentaires perdus; par exemple le prologue sur YEthica noua et YEthica
uetus contenu dans Paris B.N. lat. 11116, f. 123v, et dans Wien Nat. 2370,
f. 156r.
(io8) c f . note suiv. — Ce commentaire d’Avranches a été signalé pour la
première fois en 1928 par A. B irk en m ajer, L e rôle joué par les médecins et
les naturalistes dans la réception d ’Aristote aux X i r et X I I I e siècles (Extrait
de La Pologne au V Ie congrès international des sc. hist., Oslo, 1928), Varsovie,
1930, p. 8 .
LES COM M ENTAIRES DE L ’ETH IC A NOUA E T UETUS 117

soppr. G 4 853, f. lra-77va, et Oxford Bodl. lat. mise. c. 71, f. 2ra-


52rb, auxquels il faut ajouter deux témoins partiels, le ms. Prague Univ.
I I I F 10, f. 12ra-23va, qui lui a emprunté l’explication littérale (à l’ex­
clusion des questions) des livres II et III, et le ms. d’Avranches, dont
nous venons de parler, dont le scribe a complété le commentaire in­
achevé qu’il copiait par des extraits de celui-ci (107). Quoi qu’on en
ait dit, l’auteur de ce commentaire n’est ni le franciscain Jean Pecham,
ni le théologien Gérard d’Abbeville, mais un maître de la faculté des
arts de Paris, qui écrivait certainement après 1240, car il cite souvent la
traduction du commentaire d’Averroès par Hermann l’Allemand; il
commente YEthica nom et YEthica uetus (editio breuior), c’est-à-dire
les livres I-III jusqu’à 1119 a 34; «ad puerilia peccata transferi-
mus» (10S).
Le commentaire attribué à Robert Kilwardby a lui aussi connu un
certain succès, car nous en avons deux témoins; il est en effet contenu
en entier dans le ms. Cambridge Peterhouse 206, f. 285ra-307vb, et le
ms. Prague Univ. I I I F 10, f. lra-llvb, lui a emprunté son premier
livre. Ce commentaire embrasse lui aussi YEthica noua et YEthica uetus,
mais il commente de cette dernière Yeditio longior: c’est dire qu’il
ne saurait guère être antérieur à 1245. Robert Kilwardby l’a-t-il écrit
avant d’entrer chez les frères prêcheurs, alors qu’il était maître ès-arts

(I07) A partir du f. 123r 21, où se lisent des fragments de l’explication


littérale du ch. 11 de F , f. 73ra-73va, et O, f. 50rb-50va, jusqu’à 125v, où le
commentaire s’achève par une question sur 1119 a 16, Avranches 232, f.
125v = F, f. 77ra = O, f. 52ra: « ... ad sanitatem uel bonam habitudinem
gracia boni simpliciter, hec uero (A; non F O !) addicio tamquam communis
in omni uirtute intelUgitur. Exposicio autem littere habetur alias (A ; est hec
F O )» ; l’explication de la lettre, qui suit dans FO , est supprimée dans A. On
remarquera que, contrairement à ce qu’a écrit O. L o t t i n , Psychologie et morale
aux X I P et X I I I e siècles, 1 .1 , Louvain-Gembloux, 19.42, p. 506, n. 2, le manus­
crit d’Avranches mène ainsi l’explication de YEthica uetus à son terme (dans
Yeditio breuior) ; mais, et c ’est ce qui a trompé Dom Lottin, après avoir achevé
l’explication de la lettre jusqu’à 1119 a 34, à son f. 125r 8 : «Et sic terminatur
hec pars que est de castitate» ( = F , f. 76rb; O, f. 51vb ), il revient en arrière
pour examiner les questions que pose la lettre.
(ton) c f . H . S pettm ann, D er Ethikkommentar des Johannes Pecham (Bei­
träge z. Gesch. d. Philos. d. Mittelalters, Suppl. Bd. 2) Munster, 1923, p.
221-242; V. D o u c e t, Notulae bibliographicae d e quibusdam operibus jr. Joannis
Pecham O.F.M ., dans Antonianum, 8 (1 933), p. 435-440; P. G lo r ie u x , Pour
une édition de G érard d ’Abbeville, dans Rech. de théol. anc. et m éd., 9 (1937),
p . 82-84; O. L o t t i n , Psychologie et morale aux X I Ie et X I11° siècles, t. V I,
Gembloux, 1960, p. 230-235; R.-A. G a u th ie r , Arnoul de P ro vence..., - dans
R evue du M oyen A ge Latin, 19 (1963), p. 146, n. 42, et p . 170.
118 L ’EXÉG Ê S E D E L ’ËTH IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

à Paris ? Ce n’est pas absolument impossible, mais cela aurait besoin


d’être confirmé.
Le commentaire que l’on a quelquefois appelé le commentaire de
Paris est contenu dans le ms. Paris B.N. lat. 3804 A, f. 140ra-143va,
152ra-159vb, 241ra-274vb. C’est lui aussi un commentaire sur l’Ethica
noua et YEthica uetus, mais incomplet: du commentaire de YEthica
noua, le premier cahier est perdu, et le scribe s’est lassé avant de
l’achever; il ne va ainsi que de 1095 a 2 4 à 1097 a 14; quant au com­
mentaire sur YEthica uetus, le scribe l’a laissé en route à 1107b 4-6.
C’est dommage, car ce commentaire, assez abondant, est souvent inté­
ressant en ce qu’il suit la lettre de très près (10B).
Un cinquième commentaire, qui n’a guère été remarqué, est contenu
dans Paris B.N. lat. 3572, f. 186ra-187ra et 226ra-235ra. Le scribe là
encore s’est montré paresseux: il s’est arrêté de son plein gré au f. 187ra
dans l’explication du livre II, ch. 3, 1104 b 3; le texte reprend ex
abrupto au f. 226ra dans l’explication du livre II, ch. 8, 1107 a 33 —
b 4, et s’arrête définitivement dans l’explication du livre III, ch. 5,
1113 a 12. Quoique ce commentaire, tel qu’il est parvenu jusqu’à nous,
ne porte que sur YEthica uetus, son auteur n’en connaît pas moins
YEthica noua qu’il cite («in libro nouo precedenti», f. 186ra), et j ’in­
cline à le considérer comme assez tardif, car il .néglige l'explication
littérale au profit de questions de la pire subtilité scolastique.
Enfin, un sixième commentaire, le commentaire de Naples, Bibl. naz.
V III G 8, f. 4ra-9vb 1, est très fragmentaire: il ne comporte que l’ex­
plication du milieu de YEthica noua (1095 b 13 — 1100 a 8), que le
scribe a dû emprunter à un texte plus complet pour combler une lacune
de ce manuscrit complexe (110).

(10B) Ce commentaire a été signalé pour la première fois en 1934 par O.


L o t t i n , Un commentaire sur ¡’Ethica vêtus des environs de 1230-1240, repris
dans Psychologie et m orale..., t. V I, Gembloux, 1960, p. 225-230. Toutefois
Dom Lottin n’avait pas remarqué le fragment de commentaire sur l’Ethica
noua contenu dans le même manuscrit et que l’identité de facture montre
être du même auteur; pour la date, je dirais plutôt 1240-1250, mais ce n’est
qu’une impression...
(110) Ce commentaire a été signalé en 1935 par G . M eerssem an , Un comm en­
taire sur l’Ethica nova, appendice à son étude L es manuscrits du cours inédit
d ’A lbert le Grand sur la Morale à Nicomaque, dans R evue Néoscol. de philos.,
38 (1935), p. 80-83; on trouvera là la description du ms. de Naples (p. 70-79),
à compléter par Sancti Thom ae de Aquino Sententia Libri Ethicorum (Opéra
omnia, Ed. Léonine), Rome, 1969, Praef., p . 22-23. — On pourra lire sur la
doctrine de quelques-uns de ces commentaires: O. L o t t i n , Psychologie et mo­
ra le..., t. I, p. 503-534; M. Grabm ann, Mittelalterliches Geistesleben, t. III,
p. 128-141.
LES COM M ENTAIRES D E L ’ETH ICA NOUA E T UETUS 119

La plupart de ces commentaires, sinon tous (car les attributions


qu’on trouve pour l’un ou l’autre sont ou fausses ou suspectes) sont
anonymes. Nous connaissons cependant le nom d’un commentateur
de YÊthique de cette époque: c’est cet Alexandre dont la Sentencia
super nouam et ueterem ethicam était conservée dans la bibliothèque
du collège de Sorbonne en 1338 sous la cote LIIII, 2, comme l’atteste
le catalogue rédigé à cette date (in). S’agit-il d’un des commentaires
que nous venons de citer, ou d’un autre, aujourd’hui perdu ? Nous
l’ignorons.
La masse assez importante de ces cours sur YÊthique nous explique
non seulement son utilisation par. les théologiens, qui avaient appris
tout jeunes à la connaître (cela semble le cas de saint Thomas d’Aquin),
mais encore le nombre des œuvres secondaires qui s’en inspirent. Telles
les Diffiniciones uirtutum et uiciorum du ms. Paris B.N. lat. 16153,
f. 25vb-26va. Telle la Pars V: De moralibus de l’encyclopédie d’Ar-
noldus Saxo, écrite entre 1230 et 1240, qui cite abondamment non
seulement YEthica uetus, mais aussi YEthica noua (112). Tel le Compen­
dium philosophie dont le livre V III, De moralibus, inclut une «plena
et plana compilacio de ueteri ethica» (dans son editio longior, ce qui
date l’œuvre de 1245-1250), suivie d’un compilation semblable de
YEthica noua (113). Plus importantes sans doute que ces florilèges sont
les œuvres qui témoignent d’une réflexion personnelle, parfois curieuse,
telle YIntroduction à la philosophie qu’écrivit vers 1250 un maître,
alors réputé, de la Faculté des arts de Paris, Amoul de Provence: nous
y voyons la fronesis aristotélicienne se hisser, par dessus la sagesse
augustinienne, au rang de vertu mystique suprême, celle qui par un
amour enflammé nous unit à Dieu (U4) !

(m ) Cf. L. D e l i s l e , L e Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque natio­


nale, t. III, Paris, 1881, p. 64.
(112) Cf. E. S tan g e, D ie Enzyklopädie des Arnoldus Saxo zum erstenmal
nach einem Erfurter C odex hg. Programm, Erfurt, 1905-1907; Pars V : D e mo­
ralibus, Erfurt, 1907; les extraits de YEthica noua sont groupés au ch. 4 du livre
I, De beatitudine, p. 94-95.
(113) Je cite le ms. Paris B.N. lat. 15879, f. 168ra (début de la compilation
de YEthica uetus), et f. 172ra (commentaire de la finale de Yeditio longior
de la uetus, début de la compilation de la Noua, qui s’achève au f. 174va;
suivent quelques extraits d’un commentateur de YEthica uetus, qui lui aussi
commente Yeditio longior). Cf. M. G rabm ann, M ethoden und Hilfsmittel des
Aristotelesstudiums im Mittelalter (Sitzungsberichte der Bayer. Ak. d. W ., Phi-
los.-hist. Abt., 1939, 5 ) , Munich, 1939, p. 105-111; on trouvera dans ce mémoire
l’indication de plusieurs abrégés et florilèges de YEthica noua et uetus.
(1U) Cf. R.-A. G auth ier , Arnoul de Provence et la doctrine de la frone-
120 L ’EXEG ESE D E L ’ETH IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

Anticipons un peu pour mentionner ici la plus ancienne traduction


française de YÊthique à Nicomaque, si toutefois on peut! la considérer
comme telle: c’est la traduction française de l’abrégé arabe du texte
grec, faite sur la traduction latine de Hermann l’Allemand par l’Ita­
lien Brunetto Latini (qui en fit aussi une traduction italienne); ce
chef-d’œuvre de traduction en cascade forme la première partie du
deuxième livre du Livres dou Trésor, la grande encyclopédie que Bru­
netto fit paraître en 1267 et dont on sait l’immense succès au moyen
âge: c’est certainement là que le grand public cultivé du royaume de
France commença à connaître YÊthique à Nicomaque (115).

La «Translatio lincolniensis» et les commentaires de St. Albert


Le règne de YÊthique à Nicomaque sur la morale médiévale ne s’ins-
taure pourtant définitivement que vers le milieu du X IIP siècle, grâce
à Robert Grosseteste. Maître ès-arts à Oxford entre 1200 et 1209, Ro­
bert Grosseteste part faire ses études de théologie à Paris; rentré à
Oxford à une date qu’il est difficile de préciser, il y enseigne au cou­
vent des franciscains de 1229/30 à 1233; en 1235 il devient évêque de
Lincoln et il meurt en 1253. C’est vers 1230 qu’il commence à étudier
le grec, mais ce n’est que pendant son épiscopat qu’il entreprend sa
grande œuvre de traduction d’auteurs tant ecclésiastiques que profanes,
œuvre qu’il mène à bien avec l’aide d’une équipe de spécialistes recru­
tés surtout dans l’Italie du Sud, dont le plus célèbre est Nicolas de
Sicile (llfl). En 1246-47 (117) Robert fit paraître une œuvre complexe

sis, vertu mystique suprêm e, dans Revue du M oyen A ge Latin, 19 (1963), p.


129-170.
( us) Cf. L i livres dou Trésor de Brunetto Latini, éd. critique par Fr. J. Car-
mody, Berkeley et Los Angeles, 1948. — Le Livres dou Trésor fut traduit en
italien par Bono Giamboni; depuis Marchesi, on attribue aussi une traduction
italienne de YÊthique à Taddeo Alderotto; je l’ai fait moi-même, Magnanimité,
p. 300, et M. Bruno Nardi, N ote p e r una storia dell’Averroismo latino. V.
L ’Averroismo bolognese nel secolo X I II e Taddeo Alderotto, dans Rivista di
Storia délia Filosojia, 4 (1 949), p. 11-22, le fait également; mais M. Carmody,
p. xxviii, n. 2, nous assure que cette prétendue traduction de Taddeo n’est
rien d’autre que YEtica extraite du Tesoro italien et faussement attribuée à
Taddeo, qui n’y est pour rien.
(no) CL Robert Grosseteste Scholar and Bishop. Essays in Commémoration
of the Seventh Centenary of his Death, ed. by D. A. Callus, Oxford, 1955;
J. C. R u s s e l l, Som e Notes upon the Career of Robert Grosseteste, dans T he
Harvard Theological Review, 48 (1955), p. 197-211; avec mon c.r. dans Bul­
letin thomiste, 10 (1957-59), p. 224-227.
(m ) Date précisée par D. A. C a l lu s , T h e Date of Grosseteste’s Transla-
LA TRAN SLATIO LINCOLNIEN SIS 121

dont le triple contenu devait directement ou indirectement commander


toute l’exégèse médiévale de YÉthique. C’est ' d’abord une traduction
complète, ou plutôt une révision de l’ancienne traduction complète que
Robert Grosseteste semble avoir possédée en son entier; cette révision
fut faite à l’aide d’au moins deux manuscrits grecs de YÉthique à Nico-
maque, dont l’un était très proche de notre ms. P” et l’autre de notre
ms. Nb: le texte de Robert Grosseteste reflète ainsi en général les le­
çons d’au moins trois manuscrits grecs: Ob (ou plutôt un de ses an­
cêtres), manuscrit de base de la plus grande partie de YAntiquior
translado, dont Robert Grosseteste n’a pas toujours corrigé les leçons,
même aberrantes, Ph et N" (ou leurs frères). Cette traduction de l’évê-
que de Lincoln sera souvent citée au moyen âge sous le nom de Trans-
latio lincolniensis (nous proposons de la désigner par le sigle L). A
cette traduction de YÉthique à Nicomaque était jointe la traduction
d’un recueil de commentaires grecs, recueil formé sans doute à Con­
stantinople à la fin du X IIo ou au début du X IIIe siècle; il se compo­
sait des commentaires d’Eustrate sur le livre I, de l’Anonyme ancien
sur les livres II à V, de Michel d’Éphèse sur le livre V (dont il y avait
ainsi deux commentaires), d’Eustrate à nouveau sur le livre VI, de
l’Anonyme récent sur le livre VII, d’Aspasius (en une version remaniée,
peut-être par Michel d’Éphèse) sur le livre VIII, et enfin de Michel
d’Éphèse encore sur les livres IX et X (118). Enfin venaient des Notule
de Robert Grosseteste lui-même; malheureusement ces notes, écrites
sans doute dans les marges du manuscrit de Grosseteste, ne nous sont

fions and Commentaries on Pseudo-Dionysius and the Nicomachean Ethics,


dans Rech. de théol. anc. et méd., 14 (1 947), p. 200-209.
(118) La publication de cette traduction des commentateurs grecs de YÉthique
par Robert Grosseteste est en cours; sont déjà parus: les livres I et II et les
livres V III et IX : H. P. F . M eu cken , Aristóteles over de menselijke Volkomen-
h eid ... (Verhandelingen van de K. Vlaamse A c. voor Wetenschappen, letteren
en schone Kunsten van België, Kl. der Letteren, X X V I, 1964, n. 5 3 ), Bruxelles,
1964 (livres I et I I ) ; W . S tin is s e n o.c.d., Aristóteles over de Vriendschap...
(ibid., n. 4 5 ), Bruxelles, 1963 [livres V III-IX ]. Le travail des éditeurs, en
particulier celui de M. Mercken, est fort soigné; on ne saurait trop regretter
le compte rendu qu’en a donné F . P. dans le Bull, de théol. anc. et m éd., 10
(1966), n° 194, p. 74-75: comme c ’est souvent le cas, la sévérité du recenseur
ne prouve que son incompétence; il n’a pas compris que la tradition manus­
crite de l’œuvre de Grosseteste constitue un cas particulier auquel ne sau­
raient s’appliquer telles quelles les règles générales de la critique. L a seule
chose qui me peine dans le livre de M. Mercken, c ’est la langue de sa préface,
«N esciaque est uocis quod barbara lingua latinae»... Si, dans la suite de la
publication, daigne <dlle latina uoce loqui, certe gratior huius erit»! (O v id e,
Tristes, V , 3 et III, 12; éd. Bâle, 1549).
122 L ’EXEG E S E D E L ’ÉTH IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

parvenues que de façon très fragmentaire: la plupart des scribes les


négligèrent et le texte courant de l’œuvre de Grosseteste n’en com­
porte qu’un tout petit nombre, généralement passées dans le texte de
sa traduction des commentateurs grecs dont rien ne les distingue; seuls
quelques rares copistes en reproduisirent, au gré de leur caprice,
un nombre plus ou moins grand, ceux-ci les unes, ceux-là les autres,
et il faut aujourd’hui un patient labeur pour les recueillir et s’en faire
une idée d’ensemble. Cela est d’autant plus regrettable que ces notes,
qui restèrent ainsi le plus souvent lettre morte pour les commenta­
teurs médiévaux à qui elles étaient inaccessibles, constituent un vrai
commentaire de YÊthique à Nicomaque, non pas suivi sans doute,
mais cependant abondant sur les points essentiels, et que ce commen­
taire, le seul des commentaires médiévaux à avoir été fait directe­
ment sur le grec, est aussi le seul à être vraiment scientifique et à
mériter l’attention de l’exégète d’Aristote: on n’y trouve pas seule­
ment des prises de position personnelles de Robert Grosseteste, sou­
vent lucide dans son opposition au paganisme de la morale aristotéli­
cienne (uo), mais aussi des discussions de critique textuelle, des remar­
ques lexicographiques et grammaticales qui expliquent et justifient
la traduction du texte, des analyses souvent très poussées qui en mon­
trent la construction et l’enchaînement, enfin tout ce que nous atten­
dons aujourd’hui d’un commentateur d’Aristote (12°).
L’œuvre de Robert Grosseteste était à peine parue qu’elle trouva
dans la personne de saint Albert le maître qui devait en exploiter
les richesses, — du moins ce qui lui en était accessible, car Albert
ne disposait que du texte courant de Robert Grosseteste, donc d’une
faible partie seulement de ses notes, — et les monnayer à l’usage du
public des écoles. C’est en effet à Cologne, entre 1248 et 1252, que
saint Albert professa son Cours sur l’Êthique, recueilli avec une fidé-

(uo) On en trouvera des exemples plus loin, t. II, p. 156, 356; Robert est
plus conciliant à l’occasion, cf. ibid., p. 692.
(120) Cf. S. H . Thom son, T h e «Notule» of Grosseteste on the Nicomachean
Ethics, dans Proceedings of the British Academy, 19 (1933), p. 195-218; cf.
plus loin, t. II, p. 175, 310, 765; je cite un grand nombre de ces notes dans
mon édition de la traduction de Grosseteste (cf. plus haut, p. 112, note 89 ).
Il serait vivement à souhaiter que les Notes de Robert Grosseteste aient enfin
les honneurs d’une édition, quel que soit le travail exigé: elles le méritent. On
pourra se faire une idée du texte universitaire parisien de l’œuvre de Grosse­
teste en consultant les mss Reims Bibl. mun. 876 et Paris B.N. lat. 17832 (pièces
m arquées); ce texte ne comporte pas les Notes de Robert Grosseteste (à
l’exception de celles qui étaient passées dans le texte de la traduction des com­
mentateurs grecs), mais il en retient pourtant l’indication d’un assez grand
nombre de variantes.
LES COM M ENTAIRES D E S. A LBERT 123

lité scrupuleuse par saint Thomas, alors son élève (m)- Ce cours, con­
formément à la méthode traditionnelle dont les commentaires sur
YÊthique des maîtres de la faculté des arts de Paris dans la première
moitié du X IIIo siècle nous ont conservé des exemples, se compose de
deux parties: une exposicio littere, qui suit pas à pas le texte d’Aris-
tote pour en marquer les articulations et en fixer le sens immédiat, et
des questiones, qui résolvent suivant le schéma classique, — objec­
tions, solutions, réponses aux objections, — toutes les difficultés que
pouvait poser à un lecteur du moyen âge le texte d’Aristote. Ce cours,
en partie encore inédit, est sans doute digne d’être à jamais re­
gardé comme le modèle de l’exégèse latine (Robert Grosseteste, qui,
lui, commentait le texte grec, étant mis à part). C’est un chef-d’œu­
vre d’érudition et de travail consciencieux: Albert y exploite avec sa­
gacité toutes les ressources dont il pouvait disposer, celles, bien sûr,
que lui offrait Robert Grosseteste, traduction de YÊthique, traduction
des commentaires et celles des notes personnelles de Robert qui lui
étaient accessibles, mais il ne s’en tient pas là: il a recours aussi aux
autres traductions, à YEthica noua et à YEthica uetus, au résumé
alexandrin et au commentaire d’Averroès traduits par Hermann. Tout
cela fait du premier cours d’Albert le Grand sur YÊthique le meilleur,
et de beaucoup, des innombrables commentaires sur YÊthique que nous
a légués le moyen âge (122). Quelques années plus tard, sans doute entre
1263 et 1267 (12s), saint Albert en reprit la substance pour composer,

(m ) Cf. A. P e l z e r , Études d ’histoire littéraire sur la scolastique médiévale,


Louvain-Paris, 1964, ch. 9: Le cours inédit d’Albert le Grand sur la Morale
à Nicomaque recueilli et rédigé par S. Thomas d’Aquin, p. 272-335.
(122) A l b e r t i M a g n i... Opera O m nia... curavit Institutum Alberti Magni
C oloniense..., t. X IV , Pars I, fase. 1: A l b e r t i M agni, Super Ethica Commen-
tum et Quaestiones. T res libros priores primum ed. W . Kübel, Munster, 1968,
X IV + 219 p.; tout en admirant le travail fourni pour cette édition, on regrette
qu’une œuvre aussi importante n’ait pas été l’objet d’un traitement plus scien­
tifique: la préface critique est inexistante, le texte est massacré par une ortho­
graphe de fantaisie sans rapport avec celle de l’auteur, et j’aurais souhaité, pour
ma part, voir conserver le titre, commode et traditionnel, de Lectura. — le cite
le commentaire (encore inédit) de saint Albert sur 1142 b 31-33: « ... planum
erit quod hec est diffinicio eubülie, scilicet rectitudo que est secundum coñfe-
rens, id est utile, ad quendàm fin e m ,s iu e sit finis simpliciter siue non, cuius,
scilicet finis, prudencia est uera suspicio, id est estimado, quia prudentis est
secundum ueram racionem eligere illud quod eubulia preconsiliatum est et pre­
determ inare finem » (Ms. Cambridge Gonv. and Caius Coll. 510/388, f. 97vb;
V a t .l a t .7 2 2 , f. 126rb).
(123) La datation tardive (1269-1274) jadis proposée par le P. Mandonnet ,
Albert le Grand et les Économ iques d ’Aristote, dans Arch. d’hist. doctr. et
124 L ’EXÉG ÉSE D E L ’ÉT H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

mais cette fois sous forme de paraphrase, son second commentaire sur
YÉthique (I24). Ces deux œuvres de saint Albert firent de lui le rival
d’Eustrate et des commentateurs grecs traduits par Robert Grosse­
teste: après eux, c’est lui dont le nom est le plus souvent cité par
les exégètes médiévaux de YÊthique, et dont l’autorité est la plus
grande (123).

litt. du M oyen A ge, 8 (1 9 3 3 ), p. 29-36, est insoutenable; elle ne repose que


sur u ne éton n ante accum ulation d ’erreurs; cf. R .-A . G a u th ie r, D eu x témoi­
gnages sur la date de la prem ière traduction latine des Économiques, dans
R evue philos, de Louvain, 5 0 ( 1 9 5 2 ), p. 273-283, à com p léter p ar Bulletin tho­
miste, 9 (1 9 5 4 -5 6 ), p. 958-960. L a datation (1268-70) proposée p ar le P . P e l s t e r ,
Um die Datierung von Alberts des Grossen Aristotelesparaphrase, dans Philo-
sophisches Jahrbuch, 4 8 (1 9 3 5 ), p . 4 5 8 4 6 1 , et Z u r Datierung der Aristoteles­
paraphrase des Kl. Albert des Grossen, dans Zeitschrijt fü r kathol. Theol., 56
(1 9 3 2 ), p . 433 -434, repose presque entièrem ent su r la date assignée p a r lui au
D e animalibus (pas avant 1 2 6 8 ). O r on s’acco rd e aujourd’hui p ou r reculer
cette date jusque vers 1 258; cf. A . D on d ain e, Secrétaires de saint Thomas,
Rom e, 1956, p. 185-198; si l’on adm et avec B . G e y e r, Alberti M agni... Meta-
physica (A lb ert M ag n i... O péra om nia, t. X V I ), M unster, 1960, Prolegom ena,
p. vii-viii, qu’A lbert a écrit sa Metaphysica vers 1262-63, il sem ble raisonnable
de penser qu’il a écrit son Ethica dans les années suivantes: si elle était term inée
en 1267, le texte de R oger B acon su r lequel A . D ondaine, p . 190, a attiré
l ’attention s’explique m ieux. E t il fau t ajouter qu’A lb ert ignore le texte révisé
de YÊthique: nous allons y reven ir, n. 126.
(m ) B. A l b e r t i m agn i... Opéra omnia, ... cura ac labore A. Borgnet, t. V II,
Paris, 1891; je cite le commentaire de 1142 b 31-33, p. 449 b: «Eubulia enim
utique erit rectitudo, quae est secundum utile et conferens, dirigens ad finem
simpliciter vel ad quendam finem , cujus prudentia vera suspicatio est. Omnis
enim eubulia finem habet talem, cujus prudentia vera suspicatio sive conceptio
est...» — Sur les deux commentaires de saint Albert, cf. ]. Dunbabin, T h e Two
Commentaries of Albertus Magnus on the Nicomachean Ethics, dans Rech. de
théol. anc. et m êd., 30 (1 9 6 3 ), p. 232-250.
(125) Cf. M. Grabm ann, Mittelalterliches Geistesleben, t. II, Munich, 1936,
p. 322 et 397-398; R.-A. G a u th ie r , D eu x tém oignages..., p. 273, n. 2 ; Trois
commentaires «averroïstes» sur l’Éthique à Nicomaque, dans Arch. d ’hist. doctr.
et litt. du M. A . 16 (1 9 4 7 4 8 ), p. 269-270; R a o u l R en au d ( ? ), Vat. lat. 832,
cite le nom dA lb ertu s dix-huit fois, dont 17 se rapportent à l’un ou l’autre de
ses commentaires sur YÊthique, une expressément au premier cours: Albertus in
lectura sua (f. 1 va) ; Henri d’Allemagne, après avoir rapporté une interpréta­
tion d’Eustrate et d’Albert, et une interprétation différente de saint Thomas,
ajoute: «prima expositio melior est, in qua etiam uterque commentator con­
sentit» (Toulouse 242, f. 197vb). Signalons enfin le sixième livre du D e summo
bono d’Ulrich de Strasbourg (vers 1270): c ’est une paraphrase de YÊthique à
Nicomaque qui démarque celle d’Albert.
L E T E X T E REVISE 125

Le texte révisé et le commentaire de saint Thomas

Cependant, peu avant 1260 sans doute (12°), commença à se répandre


une nouvelle recension de la traduction de YÊthique par Robert Gros-
seteste. C’était cette fois un texte de YÊthique seule, sans la traduction
des commentateurs grecs, ni les notes de Robert Grosseteste, mais un
texte révisé, légèrement différent de celui que présentent les manuscrits
de l’œuvre complète de Grosseteste. M. Franceschini, qui a découvert
en 1934 le fait de cette révision, a voulu y voir l’œuvre de Guillaume
de Moerbeke, et il a rallié à sa thèse des savants aussi avertis que le
P. Pelster, le P. Salman, Mgr Mansion, le P. A. Dondaine et Mgr Grab-
mann(127). Cependant M. L. Minio-Paluello reste sceptique: «Il est
difficile, écrit-il, de décider si les corrections de YÊthique à Nicoma-
que que Franceschini a relevées... appartiennent vraiment, comme il
le veut, à Guillaume de Moerbeke (12a). Il n’y a en effet, croyons-nous,
aucune raison d’attribuer à Guillaume de Moerbeke la parenté d’un

(ias) j e parle ici du texte révisé proprement dit (R ), et non de Yeditio


m inor de Grosseteste (L 2) qui lui a servi de base. La date de l’apparition de
cette révision est incertaine. Saint Albert l’ignore dans son second Commentaire,
entre 1263 et 1267 (cf. note 123). Saint Thomas la cite à partir de 1271 dans
la IM Ia°, q. 32, a. 7, ad 2, et la prend en 1271-72 comme texte de son
commentaire; elle devait déjà alors dater de quelques années, car le texte uti­
lisé par saint Thomas est très corrompu. Jusqu’à meilleur avis, il semble donc
qu’on puisse la faire apparaître entre 1267 et 1270.
(127) Cf. E . F ra n c e s c h in i, Aristotele nel M edioevo latino (E stratto dagli
A tti dei IX Congresso N azionale di Filosofia, Padova 20-33 Settembre 1934),
Padoue, 1935, p. 13; S. Tommaso e l’Etica Nicomachea, dans Rivista di Filo­
sofia Neo-Scol., 28 (1 936), p. 313-328; La revisione moerbekana délia translatio
lincolniensis dell’Etica Nicomachea, dans Riv. di Filos. Neo-Scol., 30 (1938),
p. 150-162; Una nuova testimonianza su Roberto Grossatesta, traduttore dell’
Etica a Nicomaco, dans Aevum , 27 (1 953), p. 370-371; Leonardo Bruni e il
«vêtus interpres» dell’Etica a Nicomaco, dans Medioevo e rinascimento, Studi
in onore di Bruno Nardi, F lorence, 1955, t. I, p. 297-319; F r. P e l s t e r , dans
Scholastik, 12 (1 937), p. 438; D . Salm an, dans Bulletin thomiste, 5 (1937),
p. 97-99; A . M an sion , La version médiévale de ¡'Éthique à Nicomaque, dans
R evue NéoscoL, 41 (1 938), p. 401-427; A . D on d ain e, dans Bulletin thomiste,
6 (1 9 4 0 4 2 ), p. 90-94; M . Grabm ann, Guglielmo di M oerbeke O.P., il traduttore
delle opere di Aristotele (M iscellanea H istoriae Pontificiae X I , 2 0 ), Rome, 1946,
p. 105-111.
(12a) L. M in io -P a lu e llo , H enri Aristippe, Guillaume de M oerbeke et les
traductions latines médiévales des Météorologiques et du D e generatione et
corruptione d ’Aristote, dans Revue philos, de Louvain, 45 (1947), p. 231; cf.
Aristóteles latinus. Çodiçes, t. II, Cambridge, 1955, p. 786, où la mention
«Guillelmi» est suivie d’un point d’interrogation.
126 L ’EXEG ESE D E L ’ËTH IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

texte dont l’origine est d’ailleurs comptexe. Il semble en effet que,


pour comprendre les problèmes que pose le texte révisé, il faut distin­
guer dans sa formation trois étapes.
Il y a eu d’abord ce que nous pourrions appeler une «editio minor»
du texte de Grosseteste (que je propose d’appeler L2, par opposition
au texte de YÊthique contenu dans la grande édition qui sera L1).
Cette editio minor ne comprenait que le texte de YÊthique, sans les
commentateurs grecs et sans les Notule de Grosseteste, et elle nous a
été conservée par un assez grand nombre de manuscrits, dont le plus
ancien semble avoir été écrit vers 1260 (128), ce qui nous fixe sur sa
date. Il est probable qu’elle a été procurée par un simple scribe, en
tout cas par une homme peu cultivé; son texte, s’il comporte quel­
ques variantes valables, qui s’expliquent par l’introduction dans le
texte de variantes notées en marge ou en interligne par Robert Grosse­
teste, se distingue surtout par un nombre considérable de variantes
qui ne sont autre chose que les fautes habituelles aux scribes: omis­
sions, inversions, fautes de lecture et distractions diverses: il ne sup­
pose en tout cas aucun recours au grec, et même il l’exclut.
C’est alors qu’intervient, — deuxième étape, — la révision: un sa­
vant, qui avait à sa disposition le texte L2, l’a révisé pour établir un
nouveau texte plus correct (que je propose d’appeler R). Il a donc
collationné le texte L2, d’abord avec YAntiquior translatio, mais aussi
et surtout avec deux manuscrits grecs (130). Il a ainsi traduit sur nou­
veaux frais quelques phrases omises dans L2, et qui présentent du coup
avec les mêmes phrases telles que les contient L1 de menues variantes
qui ont longtemps dérouté les philologues (131); il a traduit différem-

P ° ) C’est le ms. Rouen Bibl. de la ville I 40 (9 2 2 ), f. lr-77v (cf. G.


Lacom be, Aristoteles latinus. Codices, t. I, Rome, 1939, p. 599, n° 7 4 5 ). Je
note comme témoins de L 2: Paris B.N. lat. 12954; Naples Naz. V III G 27; Cra-
covie Jagiell. 501; Vat. Ottob. lat. 2524; Vat. lat. 2995; etc.
(lai) C’est ce qui ressort notamment de la glose du Réviseur sur 1133 b 1.
Robert Grosseteste avait traduit: « /« jiguram autem proporcionalitatis oportet
ducere»; or, après proporcionalitatis le texte révisé parisien ajoute: «opéra non
secundum duos libros grecos»; laissons de côté opéra, qui est une glose; mais
non correspond au texte de tous les mss grecs que nous avons vus: o ù ô e î ,
et c’est ce qui nous permet de conjecturer que le Réviseur n’a consulté que
les deux manuscrits grecs qu’il mentionne; s’il en avait consulté un troisième,
celui-ci aurait sans doute eu lui aussi non, dont l’omission tout accidentelle
n’est attestée que par la traduction de Robert Grosseteste.
(m ) C’est ainsi qu’on a beaucoup discuté sur les raisons qui ont pu amener
le Réviseur à remplacer au livre IV , ch. 10, 1125 b 8-9, les mots de Robert
Grosseteste: «Amatorem enim honoris» par «Philotimum enim »: c’est tout sim­
ple! L 2 avait omis, par suite d’un homéotéleute, les mots: «et minus et unde
LE T E X T E REVISÉ 127

ment quelques passages, ou simplement quelques mots, à son avis mal


rendus par Robert Grosseteste; il a surtout noté certaines des varian­
tes par lesquelles ses manuscrits grecs différaient de ceux qui étaient
à la base de la traduction de Grosseteste. Ainsi ajouta-t-il à son ma­
nuscrit du teixte L2 une sorte d’apparat critique, qui devait en occuper
les marges et les interlignes. L’archétype du texte R ainsi constitué est
malheureusement disparu.
Enfin, — troisième étape, — intervinrent les scribes qui prirent des
copies de l’archétype du texte R, copies d’où dérivent les manuscrits
qui sont parvenus jusqu’à nous. A l’origine de toute notre tradition
du texte R, il faut sans doute mettre deux copies de l’archétype, d’où
dérivent une tradition parisienne et une tradition italienne. La tradition
parisienne est de beaucoup la mieux représentée: à elle se rattachent
la masse de nos manuscrits. C’est que, à une date qu’il est difficile
de préciser, mais que je situerais volontiers vers 1270, un ma­
nuscrit de cette famille servit à la confection des Exemplaria univer­
sitaires parisiens en 17 petiae: il y eut probablement en usage un seul
Exemplar authentique en deux jeux de pièces, déposé chez le station-
naire André de Sens en 1304, et un Exemplar frauduleux qui est
aujourd’hui encore conservé à la Bibliothèque nationale (132). Le texte
révisé de Paris (que je propose d’appeler Rp) est à la fois le pire et
le meilleur de nos témoins du texte révisé: lé pire, car il est déparé
par un grand nombre de fautes, le meilleur parce que c’est lui qui a
conservé le plus grand nombre des corrections du réviseur: sa situation
s’explique si l’on admet qu’il descend d’un bon témoin, mais par un
grand nombre d’intermédiaires. Très proche du texte parisien est le
texte du manuscrit que saint Thomas a utilisé pour écrire son com­
mentaire (que j ’appelle T): il a en commun avec lui beaucoup de
fautes; il semble cependant plus ancien, car il n’a pas encore nombre
de fautes qui s’introduiront dans le texte parisien, et il semble aussi
nettement contaminé, abandonnant souvent le texte révisé pour le texte
de Grosseteste ou même pour celui de l’Antiquior translatio. En face
de cette tradition parisienne, nous avons une tradition italienne, dont
je n’ai trouvé jusqu’à ce jour qu’un seul témoin: le ms. Tolède Bibl,
du Chapitre 47/9, f. 2ra-96rb (j’ai donc proposé de l’appeler Rt);

non oportet et ut oportet. Amatorem enirn honoris vituperamus ut magis quant


oportet»; le Réviseur a retraduit ces mots sur le grec et s’est rencontré avec
Robert Grosseteste sur tous les mots (ce n’est pas merveille, étant donné le
littéralisme des traductions de l’époque), sauf justement sur les mots qui font
problème, et qui ne sont que sa signature, tout accidentelle.
(«a) C’est le ms. Paris B.N. lat. 16584; son texte est très inférieur à celui
de YExem plar autorisé, mais il n’en a pas moins laissé une nombreuse descen­
dance.
128 L ’EXEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

nous savons en effet que ce manuscrit à été copié à Viterbe en 1279


pour Févêque de Tolède (133) . Le texte révisé de Tolède est à la fois
meilleur et pire que le texte révisé parisien: il est moins fautif, mais
il a laissé tomber nombre de corrections du réviseur; il en contient
cependant plusieurs que le texte parisien n’a pas conservées, dont
quelques-unes sont également attestées par saint Thomas tandis que
d’autres ne sont appuyées que par lui seul. Mais, qu’il s’agisse de la
recension parisienne ou de la recension italienne, le texte révisé doit
aux scribes une altération: ils ont fait passer dans le texte les anno­
tations du Réviseur. Cette transposition n’est peut-être pas toujours
justifiée: que penserait-on aujourd’hui du lecteur qui ferait passer
dans le texte l’apparat critique d’une édition ? Or, il semble bien que
l’intention du Réviseur ait souvent été de noter des variantes, sans
que cela implique une préférence. Mais, ce qui est plus grave, cette
transposition n’a pas toujours été correctement exécutée: elle a en­
gendré juxtapositions (on écrit le nouveau texte à côté de l’ancien),
omissions (on barre l’ancien texte, mais on oublie d’écrire le nouveau),
déplacements (on insère la correction en mauvaise place, quelquefois
à une colonne d’intervalle !). Le texte révisé tel qu’il se présente dans
les manuscrits est ainsi en fin de compte un texte complexe: il com­
porte des fautes qui remontent à L2, de bonnes corrections dues au
Réviseur en personne, et de mauvaises interprétations des corrections,
dues aux scribes (134).
Nous venons de dire que c’est en se basant sur un manuscrit assez
proche de celui qui donnera naissance au texte parisien que saint
Thomas d’Aquin composa en 1271-1272 à Paris (13S) sa Sententia Libri

(123) ii figure dans ]e catalogue des livres de l’évêque dressé en 1280 (Ms.
Madrid Nac. 13022, f. 163r-166v), et plusieurs des mss que l’évêque se fit alors
copier sont datés de Viterbe en 1279. Il y a tout lieu de penser que c ’est
aussi le lieu de copie et la date du nôtre.
(134) Je simplifie le problème à l’extrême: il faudrait ajouter que plusieurs
pièces de YExem plar autorisé ont été refaites et corrigées sur L1, que la pièce
5 de YExem plar frauduleux a été copiée sur un texte L 1 et corrigée sur un
texte R, et qu’enfin nombre de manuscrits suivent leur voie propre: il y eut
plusieurs «éditions» de L (traduction seule) différentes de L'-; bien des ma­
nuscrits dépendent indirectement du texte parisien Rp, mais plus ou moins
contaminé.
(135) 0 f_ r_ _ a . G a u th ie r, La date du Commentaire de saint Thomas sur
l’Êthique à Nicom aque, dans Rech. de théol. anc. et m éd., 18 (1951), p. 66-105;
A . M an sio n , A utour de la date du commentaire de saint Thomas sur l’Êthique
à Nicomaque, dans R evue philos, de Louvain, 50 (1 952), p. 460-471. — G .
V e rb e k e , dans R evue philos, de Louvain, 56 (1 9 5 8 ), p. 620, s’est demandé
pourquoi je place le commentaire de saint Thomas en 1271-72, alors que dans
l e s étapes des traductions latines
de YÉ th iq u e à N ic o m a q u e

Rp
Rt

(Les lignes en pointillé m arquent la contamination).

Ethicorum (”8) . Ce titre même dit bien ce que saint Thomas enten­
dait faire: un commentaire qui donne le sens littéral du livre d’Aris-
l ’article cité j’avais proposé 1270-1271; il n’a pas trouvé la réponse, faute
d’avoir lu ce que j’écrivais p. 104 (deux dernières lignes) et p. 105 (6 pre­
mières lignes); mon avis est que le commentaire est contemporain de la I I “
Pars; j’ai eu un moment quelque indulgence pour la chronologie de Mgr Glo­
rieux qui datait la Ia-Hae de 1270, d’où mon hésitation; revenu à de meilleurs
sentiments, je place maintenant la I“-II00, à la suite de Dom Lottin, en 1271,
et donc le commentaire sur Y Éthique en 1271-1272.
(136) Avec la collaboration de tous les instants du P. Gils, et l’aide de
toute la Commission Léonine, j’ai préparé l’édition critique de cette œuvre qui
130 L ’EXÉG ÊSE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

tote, mais sans entrer dans le détail de l’analyse grammaticale et en


s’attachant surtout à en exprimer brièvement le contenu doctrinal. On
a souvent de nos jours voulu faire de saint Thomas un exégète mo­
derne, un critique à l’affût des meilleurs textes, un érudit soucieux d’in­
formation exhaustive, l’ami enfin de Guillaume de Moerbeke qui à
sa demande et pour lui aurait traduit ou révisé tous les livres d’Aris-
tote et lui aurait fourni nombre de renseignements oraux sur l’inter­
prétation des termes grecs. Ce sont là légendes qui ne résistent pas à
l’examen. Il est sûr, en tout cas, qu’au moment où il écrivait sa Senten-
tia Libri Ethicorum saint Thomas n’avait en mains qu’un seul ma­
nuscrit du texte révisé, manuscrit déjà corrompu et contaminé. Certes
saint Thomas disposait pour commenter l’Éthique d’une bonne for­
mation préalable: il avait suivi le cours de saint Albert et l’avait pris
par écrit; c’est à ses souvenirs de ce cours qu’il doit le meilleur de
son information et c’est par lui qu’il se relie à la tradition des com­
mentateurs grecs. Il semble aussi que saint Thomas ait connu et con­
sulté occasionnellement le second commentaire de saint Albert (m).
Mais si une chose semble certaine, c’est que saint Thomas, au contraire
de saint Albert, n’a pas eu recours de façon suivie aux multiples in­
struments de travail dont disposait à son époque l’exégète de YÉthique:
son commentaire présente tous les caractères d’une œuvre rapide, faite,
si j ’ose dire, «de chic». Bien des explications peuvent être proposées
de ce fait; il est possible, — mais nous n’avons aucune raison de
l'affirmer, et nous en avons par contre de bonnes d’en douter, — que
le commentaire de saint Thomas soit un cours, et que cei cours ait été

paraîtra prochainement (en 1969) dans les Opéra omnia de saint Thomas,
édition léonine. Les règles (absurdes) suivies par cette collection m ’ont con­
traint, bien malgré moi et en dépit de mes efforts pour les faire modifier, à
adopter dans cette édition l’orthographe scolaire élémentaire, qui n’est plus
suivie par aucune édition sérieuse des auteurs classiques, et qui est encore
moins excusable dans l’édition d’un auteur médiéval, puisqu’elle s’écarte des
usages médiévaux plus encore que des usages classiques. L ’attachement de
certains milieux ecclésiastiques aux habitudes des petites classes est d’autant
plus déplorable qu’il ne fait que manifester le niveau navrant auquel est tombé
dans ces milieux la culture latine.
(137) Il le cite, Sent, libri Eth., I, 1, lin. 142-145: «Non facit autem mentio-
nem de prudentia, que est in ratione practica sicut et ars, quia per prudentiam
proprie dirigitur electio»; cf. S a in t A l b e r t , Comm., éd. Borgnet, V II, p. 34:
«Sed tune quaeritur de prudentia, quare non ponatur? Sed ad hoc dicendum
est quod prudentia secundum quod est ratio perficiens electionem ex parte
electionis se tenet, sicut régula recti est in recto»; on ne trouve rien de tel
dans le premier cours.
LE COM M ENTAIRE D E S. THOMAS 131

destiné à de tout jeunes débutants (138), ce qui expliquerait son parti-


pris de simplification et de clarté (de cette clarté qui, comme dit un
humoriste, est l’art de masquer les problèmes); il est possible aussi
que saint Thomas, qui, au moment même où il rédigeait son explica­
tion littérale de YÉthique, composait la Seconde Partie de la Somme
de théologie, ait réservé pour cette dernière la discussion des problè­
mes; au fait, la Seconde Partie constitue elle aussi un commentaire de
YÉthique, le commentaire par questiones qui devait normalement
compléter Yexposicio littere, et les commentateurs de la fin du X IIIo
siècle ne s’y sont pas trompés: c’est de la Seconde partie, plutôt que
de la Sententia sur YÉthique, qu’ils s’inspirent (139). Quoi qu’il en soit,
le commentaire de saint Thomas sur YÉthique, envisagé du point de
vue de l’exégèse aristotélicienne, est une œuvre manquée et de nul
secours; il n’est utile que pour comprendre la pensée même de saint
Thomas et notamment la Seconde partie, mais là il est indispensa­
ble (14°).

(138) L ’Éthique était expliquée à la faculté des arts en première année (cf.
J. Is a a c , L e Péri H erm eneias en O ccident de Boèce à saint Thomas, Paris, 1953,
p. 8 3 ); il n’est pas absolument impossible que saint Thomas l’ait expliquée
aux jeunes frères qui étaient entrés en religion sans avoir suivi les cours de la
faculté des arts, mais c’eût été là une dérogation aux usages, le rôle du maître
en théologie étant d’expliquer la Sainte Écriture; c’est arbitrairement que les
éditions appellent les subdivisions des livres dans le commentaire de saint
Thomas «lectiones», leçons, ce qui suppose que le commentaire était un cours:
les mss (à l’exception d’un ou deux mss tardifs) n’emploient pas cette appella­
tion; ils se contentent généralement d’un chiffre.
(13B) Cf. Dom O. L o t t i n , Psychologie et morale aux XII" et X I IIe siècles,
t. IV, Louvain, 1954, p. 521-548. — C’est le genre littéraire même dont relève
la Sententia Libri Ethicorum qui rend compte de la difficulté qui empêche
Dom Lottin, ibid., p. 541 et 864, n. 4, de souscrire à notre chronologie de
ce commentaire: la doctrine de la loi naturelle dans la I a / / “' est plus riche
et plus évoluée que dans la Sententia. C’est normal, puisque de par sa nature
même la Sententia est un exposé condensé et simplifié, la discussion approfondie
des problèmes relevant d’un autre genre littéraire, celui des Questiones, auquel
justement appartient la Som m e de théologie. Au reste, saint Thomas commen­
tateur d’Aristote a fait preuve de bon sens en n’ajoutant au texte de son auteur
que le strict minimum, qui dépasse déjà de loin lesi perspectives du Philosophe !
(14°) Il est sans doute nécessaire d’y insister, puisque ces lignes ont été mal
comprises: si je dis que le commentaire de saint Thomas est une oeuvre
manquée, c ’est uniquement du point de vue de l’exégèse historique, celle qui
cherche à dégager la pensée de l’Aristote authentique. Du point de vue de
l’exégèse doctrinale, celle qui cherche à construire sur le texte d’Aristote une
morale valable pour notre temps (et peu importe qu’elle n’ait rien à voir avec
132 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

La crise «averroïste»

A la différence de Robert Grosseteste, saint Albert et saint Thomas


s’étaient efforcés de masquer le caractère foncièrement païen de la
morale d’Aristote et de donner une interprétation acceptable, si for­
cée soit-elle, de ses affirmations les plus radicalement incompatibles
avec la doctrine chrétienne. L’entreprise était désespérée et elle ne
pouvait qu’échoüer. De fait, le mouvement d’interprétation littérale
d’Aristote qui se développe à la faculté des arts de Paris à partir de
1260 ne manqua pas de rendre à la morale d’Aristote son sens vérita­
ble. Un Siger de Brabant dans ses cinq Questions morales et dans son
Traité du Bonheur, un Boèce de Dacie dans son traité Du souverain
bien ou de la vie du Philosophe, un Gilles d’Orléans dans ses Ques­
tions sur l’Éthique exaltent le bonheur que trouve dès ici-bas dans
la vie de la raison le philosophe avec un enthousiasme qui ne laisse
guère de place à l’espérance d’un autre bonheur et au goût de la vie
de foi; ils méprisent l’humilité, vertu des médiocres, à laquelle ils pré­
fèrent la magnanimité, vertu des parfaits; même un Jacques de Douai,
maître pourtant connu pour sa modération, se laisse entraîner, peut-
être par rancune de séculier contre les mendiants, à professer avec
Aristote que la pauvreté est un obstacle et non une aide à la vraie vie
vertueuse, celle du philosophe.
On comprend dès lors la violente réaction qui s’amorce dès 1273
par le réquisitoire contre YÉthique à Nicomaque et la morale d’Aris­
tote que contiennent les Conférences sur l’œuvre des six jours de saint
Bonaventure, et qui aboutit le 7 mars 1277 à la condamnation par
}’évêque de Paris, Êtienne Tempier, de l’aristotélisme, et notamment
de sa morale, telle que les maîtres de la faculté des arts l’avaient dé­
gagée de YÉthique à Nicomaque (141) .

ce que pensa Aristote au IV e siècle avant J.C .!), on peut encore souscrire
au jugement de Heinrich Julius S c h e u r l, Bibliographia moralis, Helmstedt,
1648 (l’édition n’est pas paginée; dans la 2 ime éd. parue en 1686 le texte est
à' la p. 48) : «Opus auro contra aestimandum, et quo vix ullum (si paucas
hallucinationes circa nomina propria et derivationes graecarum vocarum exci-
pias) hoc tempore absolutius extare nobis persuademus».
( 1« ) pour ]es ¿ eux paragraphes précédents, cf. R.-A. G a u th ie r , Trois com­
mentaires «averro'istes» sur l’Éthique à Nicomaque, dans Arclï. d ’hist. doctr. et
litt. du M . A ., 16 (1947-48), p. 187-336, en complétant et corrigeant par: O.
L o t t i n , A propos de la date de certains commentaires sur l’Éthique, dans Rech.
de théol. anc. et m éd., 17 (1950), p. 127-133; Id., Psychologie et m orale..., t. III,
p. 621-650; t. IV , p. 521-548; R.-A. G â u th ie r , dans Bulletin thomiste, 8 , (1947-
5 3 ), p. 75-85 et 1242-1244; Id., Magnanimité, Paris, 1951, p. 4 6 6 4 8 8 ; Id., dans
Bulletin thomiste, 9 (1954-56), p. 216-218 (le ms. de Florence dont il est ques-
LA FIN DU X I I I 8 SIECLE 133

La condamnation de 1277 fut d’ailleurs impuissante à arrêter la


montée de l’aristotélisme et à ébranler le règne de l’Éthique à Nico-
maque. Les deux premières parties du premier livre du traité de Gilles
de Rome, De la manière dont doivent se conduire les princes, écrit
entre 1277 et 1279 pour le futur Philippe le Bel, ne font guère que
la démarquer, et dès la fin du X IIF siècle le flot des commentaires
déborde. Sans doute faut-il situer entre 1280 et 1295 le choix de
questions sur l’Éthique contenu dans le ms. Paris B.N. lat. 16110,
f. 277vb-281vb (“2), ainsi que les questions incomplètes sur les trois
premiers livres, conservées dans le ms. Paris B.N. lat. 16089, f. 171rb-
180rb (U3). A la fin du X IIIo siècle doivent appartenir encore les
questions sur les deux premiers livres de YÉthique attribuées à Pierre
d’Auvergne (144), ainsi que les questions sur les livres I-VII et X, œuvre
peut-être de Raoul Renaud qui, avant de passer à la théologie et de
devenir l’un des premiers critiques de Duns Scot, avait été un maître
ès-arts très actif (145). Pour brève qu’elle soit, la question De felicítate

tion p. 217, n. 3, est en réalité le ms. Naz. conv. soppr. E I 252; il contient aux
f. 141ra-149rb les questions de Gilles d’Orléans sur le D e generatione; cf. plus
loin, note 145); Id., D eu x tém oignages..., dans Revue philos, de Louvain, 50
(1 952), p. 273-276; K. G io c a r in is , A n Unpublished Late Thirteenth-Century
Commentary on the Nicomachean Ethics of Aristotle, dans Traditio, 15 (1959),
p. 299-306, avec mon c.r. dans Bulletin thomiste, 10 (1957-59), p. 875-876 (on
trouvera là mention d’un autre livre sur lequel je n’insiste pas, car je ne le
prends pas au sérieux).
(112) Cf. R.-A. G a u th ie r , D eux témoignages..., dans Revue philos, de Lou­
vain, 50 (1952), p. 276-279. — Je suis incapable de situer exactement les
questions sur YÉthique contenues dans le même ms. Paris B.N. lat. 16110,
f. 236ra-276ra.
(143) Cf. R.-A. G a u th ie r , dans Bulletin thomiste, 9 (1954-56), p. 959, n. 2;
j’ajoute l’incipit de ce commentaire, à demi effacé et très difficile à lire: Dicit
Seneca sic (?) secunda epístola [quarti libri = 31, 10] ad Lucilium : H oc phi-
losophia promittit quod m e deo parem facit. In qua proposicione Seneca tangit
d u o ...
(144) Cf. R.-A. G a u th ie r , Les Questiones supra librum Ethicorum de Pierre
d ’A uvergne, dans Revue du Moyen A ge latin (à paraître).
(145) Cf. note 141. — La notice de P. G lo r ie u x , Répertoire des maîtres en
théologie de Paris au X III° siècle, Paris, 1933, t. I, p. 453-456, sur Raoul Re­
naud est inexacte et incomplète; signalons au moins qu’il faut rayer les ques­
tions sur la Métaphysique (p. 455, l), qui ïo n t de Pierre d’Auvergne, et ajou­
ter des Questions sur les Météores, contenues dans Florence Naz.' E I 252, f.
104ra-140vb; Paris B.N. lat. 15805, f. 36vb-39vb, et Osimo Coll. Campana 39,
tertio loco. — Raoul Renaud est d’accord avec Scot pour défendre l’immaculée
Conception, cf. V. D o u c e t, Raoul le Breton défenseur d e l’im m aculée Conception.
Simple rectification, dans Archiv. franc, hist., 47 (1954), p. 447-450, mais il
134 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

que Jacques de Pistoie écrivit à Bologne et dédia au poète Gui


Cavalcanti (mort le 29 août 1300) n’en est pas moins intéressante:
c’est peut-être le premier texte de l’école de Bologne et elle annonce
l’orientation «averroïste» de l’école, car Jacques y expose la doctrine
aristotélicienne du bonheur, sans se soucier de savoir si elle est con­
forme ou non à la foi (146).

Le XIV’ siècle

Au XIVe siècle, il y a presse pour commenter VÊthique: les théolo­


giens de tous ordres font concurrence aux maîtres de la faculté des
arts. Voici d’abord l’augustin Henri de Friemar, dont le commentaire,
écrit entre 1302 et 1310, joint explication littérale et questions (147).
Chez les carmes, le commentaire de l’anglais Jean Baconthorp est per­
du, mais nous avons conservé celui qu’écrivit vers 1313 le catalan
Guiu Terrena, qui deviendra prieur général, évêque de Majorque et
d’Elme (148). Chez les franciscains, c’est un français, Guiral Ot, né à

attaqué Scot dans ses questions théologiques contenues dans le ms. Vat. lat.
1086, par exemple dans sa question Utrum D eus sub eadem racione sit obiec-
tum dileccionis naturalis et supematuralis, f. 156va-157va, et dans sa question
Utrum dileccio naturalis et meritoria respectu eiusdem obiecti sint idem actus se-
cundum speciem, f. 195ra-196rb (cf. S c o t, Quodlibet, qu. 17, Vivès, t. 2 6 ).
(m ) Cf. P .O . K r i s t e l l e r , A Philosophical Treatise from Bologna Dedicated
to Guido Cavalcanti: Magister Jacobus de Pistorio and his «Questio de Feli-
citate», dans M edioevo e Rinascimento. Studi in onore di Bruno Nardi, Flo­
rence, 1955, t. I, p. 425-463, avec mon c.r. dans Bulletin thomiste, 9 (1954-56),
p. 933. — Le Satis morale commentum super decim um Ethicorum contenu
dans le ms. Londres British M useum Cot. D om. A X I, f. 154r-155r (de la
nouvelle foliotation), que G. P o s t, dans Spéculum, 12 (1 937), p. 345-349, place
avant 1290, n’est en réalité qu’un prologue à un traité de logique.
(I47) Cf. C. S tr o i c k , H einrich von Friemar. L eben, W erke, philosophisch­
theologische Stellung in der Scholastik (Freiburger theol. Studien 6 8 ), Fri­
bourg en Br., 1954, à compléter par le c.r. de la R evue des sç. philos et théol.,
41 (1 9 5 7 ), p. 165, n. 117; ajoutez encore à la liste des mss: M unich Univ. 2°
566, f. 3r-196r; Prague Univ. X F 15 (1941), 193 ff. — Je cite le commentaire
de Henri de Friem ar sur 1142 b 31-33: «Omnis enim eubulia finem habet ta-
lem, cuius prudencia uera suspicacio siue concepcio est» (ms. Toulouse 242, f.
2 9 5 r); on reconnaît le texte de S. Albert cité plus haut, n. 124.
(14S) Cf. B.-M. X i b e r t a , G uiu Terrena, Carmelita de Perpinyà, Barcelone,
1932, p. 49 sq.; le commentaire est incomplet; dans Paris B.N. lat. 3228, f.
lra-59vb, on a les livres I, II, III, IV et V I; dans Vat. Borghes. 328, f. lra-42vb,
on a les livres IIIj IV (incomplet), V I, I, II et V ; je n’ai pas vu Bologne Univ.
845 (1625), f. lr-60v, qui a les livres I-VI (IV incomplet comme dans Borghes.
LE X I V ' SIECLE 135

Camboülit et fils du couvent de Figeac, qui, avant d’être élu ministre


général en 1329, rédigea des questions sur YÊthique, dont l’une est
consacrée à prouver le parfait accord de la morale d’Aristote et de
la morale chrétienne (uo). Quelques années plus tard, un compatriote
de Guiral Ot, Pierre Coruheda (?) ou Cornethi (?), dédie à Bernard
d’Albi, alors évêque de Rodez (1336-1338), la Sentencia declarata
super librum ethicorum et les Auctoritates notabiles libri ethicorum
qu’il avait composées pour le jeune Pierre, fils du baron de Barrière
et futur cardinal, originaire de Rodez (150). Les dominicains, bien en­
tendu, ne restaient pas en arrière: le chapitre provincial de la province
de Provence, tenu à Auvillar le 15 août 1335, prescrivait formelle­
ment aux frères l’étude de YÊthique à Nicomaque: «Et quia moralis
philosophia admodum est utilis et necessaria et diuine sciencie multurn
acomoda et propinqua, uolumus et ordinamus quod liber Ethicorum
in qualibet combinatione, hoc est anno quolibet, habeatur pro secunda
lectione; et, si necesse fuerit, libri consueti consequenter legantur. Qui
uero huius ordinationis fuerint transgressores, ipso facto suis lectioni-
bus sint priuati» (151); mais c’est naturellement à travers saint Thomas
que les frères d’ordinaire abordaient Aristote; en tout cas, c’est le
commentaire de saint Thomas sur YÊthique que résument au début
du XIVe siècle Conrad d’Ascoli, professeur à Bologne et prieur pro­
vincial de Lombardie inférieure, et, vers 1324-1330, Guido Vernani
de Rimini, qui défendit contre Dante la suprématie du pape sur l’em­
pereur (152). Gui de Rimini aurait pourtant pu se réconcilier avec son

32 8 ). — B. M. X i b e r t a , D e scriptoribus scholasticis saeculi X I V ex ordine


Carmeîitarum, Louvain, 1931, signale le commentaire perdu de Baconthorp (p.
188-189), et le commentaire attribué, sans doute à tort, à Michel Aiguani de
Bologne (p. 356-357).
(14B) Cf. Ch. V. L a n g lo is , Guiral Ot (Geraldus Odonis), frère mineur, dans
Histoire littéraire de la France, t. 36, 1, Paris, 1924, p. 203-225; R.-A. G a u th ie r,
Trois com m entaires... (déjà cité plus haut à la note 141), p. 263, n. 4.
(lso) Cf. A. P e l z e r , Études d’histoire littéraire sur la scolastique médiévale,
Louvain-Paris, 1964, p. 151-153. Dans le ms. Vat. Urb. lat. 222, l’auteur se
nomme: «ego petrus coruheda» (cf. Pelzer, p. 152) ; dans le ms. Bordeaux Bibl.
m un. 169, f. Ira, il se nomme: «ego cornethi» (le même ms. lit strenuo, au
lieu à’astemio lu par Pelzer dans le ms. du Vatican, p. 152, ligne 10 de la note) ;
on a aux environs de Rodez uni bourg nommé Corn: est-ce la patrie de notre
Pierre (on peut aussi penser à Cornus, au sud de Rodez, mais plus éloigné) ?
(151) Cf. C. D o u ais, L es frères prêcheurs en Gascogne au X I IIe et au X I V e
siècle... Prem ière partie: Chapitres (Archives historiques de la Gascogne, fasc.
septième), Paris-Auch, 1885, p. 224.
(152) Cf. R.-A. G a u th ie r , dans Sancti Thom ae de Aquino Sententia Libri
Ethicorum (éd. Léonine), Rome, 1969, Praefatio, p. 4 3 4 5 (Conrad d’Ascoli)
et 37-43 (Gui de Rim ini). Ce sera peut-être rendre service à un lecteur curieux
136 L ’EXËG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

adversaire politique dans un commun amour de VÊthique à Nicoma-


que, s’il est vrai que celle-ci inspira pour une part le poème de Dan­
te (I33). Dès avant 1330, le théologien anglais Richard de Chillington
avait écrit ses Questiones supra librum Ethicorum, qui ne sont pas un
commentaire suivi, mais l’examen approfondi de quelques problèmes
particuliers (1M). Entre 1333 et 1345, Walter Burley déjà âgé dédia à
l’évêque de Durham, Richard de Bury, l’édition définitive de son
commentaire sur VÊthique-, il y cite abondamment les Notule de Ro­
bert Grosseteste, qu’il a peut-être consultées directement sur les ma­
nuscrits autographes de l’évêque de Lincoln, alors conservés au cou­
vent des franciscains d’Oxford (I55). Vers la même date se situe le com­
mentaire par questions du maître ès-arts, plusieurs fois recteur de
l’Université de Paris, Jean Buridan: personne n’a jamais pu trouver
dans les nombreux manuscrits et les multiples éditions de son com­
mentaire sur l’Éthique l’apologue, qui l’a rendu célèbre, de l’âne de
Buridan, et il semble qu’on ait mal compris sa doctrine du libre arbi­
tre: s’il nie qu’on en puisse donner une démonstration proprement dite,
Buridan fonde la croyance au libre arbitre non seulement sur l’affir­
mation de la foi chrétienne, mais encore sur notre expérience intime
et sur les exigences de la responsabilité morale (156). Au milieu du

que de signaler que le Guy de Strasbourg signalé par A. P e l z e r , Éludes ...


(cf. n. 150), p. 187, est en réalité Gui de Rimini (Ariminensis transformé en
Argentinensis, erreur dont d’ailleurs Mgr Pelzer n’est pas responsable, mais
bien sa source, en l’occurence Laurent Pignon par l’intermédiaire de Quétif-
Échard, cf. Laurenti Pignon catalogi et chronica... cura G. M eerssem an , Rome,
1936, p. 31, n° 97, avec la table, p. 127).
(I33) Cf. G. B u s n e lli, L ’Etica Nicomachea e l’ordinamento morale dell’
«Inferno» di D ante... (Bibl. storico-critica délia Letteratiira Dantesca, ser. II»,
IV ), Bologne, 1907; F . F o r t i , Il limbo dantesco e i «megalopsichoi» dell’
«Etica nicomachea», dans Giornale storico délia Letteratura italiana, 138 (1961),
p. 329-364.
(154) Cf. R.-A. G auth ier , dans Bulletin thomiste, 9 (1954-56), p. 909.
(155) Cf. A. P e l z e r , Étud es... (cf. note 150), p. 168-174; S. H. Thomson,
T h e «Notule» of Grosseteste on the Nicomachean Ethics, dans Proceedings
of the British Academy, 19 (1933), p. 195-218.
( I50) Cf. E . F a r a l , Jean Buridan, dans Hist. lilt. de la France, t. 38, Paris,
1949, p. 462-605, notamment p. 577-591; I d ., Jean Buridan. Notes sur les ma­
nuscrits, les éditions et le contenu de ses oeuvres, dans A rch. d’hist. doctr. et
litt. du M .A., 15 (1946), p. 1-53, commentaire sur VÊthique, -p. 40-48 (on pour­
rait ajouter bien des mss, par ex. W ien Nat. 4634, Tours 746, f. l-58v, livres
I-III); J. J. W a ls h , Is Buridan a sceptic about free will?, dans Vivarium, 2
(1964), p. 50-61; I d ., Buridan and Seneca, dans Journal of the History of
Ideas, 27 (1 966), p. 2 3 4 0 : M. Walsh note l’intérêt particulier porté par Buridan
à Sénèque, qu’il cite 186 fois dans ses questions sur l’Éthique (à titre de
L E X IV e SIECLE 137

siècle, Albert de Saxe qui, après avoir été maître ès-arts à Paris fut en
1365 le premier recteur de l’Université de Vienne et mourut en 1390
évêque d’Halberstadt, ne se cache pas de mettre en forme brève et
claire l’enseignement trop diffus à son gré de ses prédécesseurs; en
fait, c’est surtout le commentaire de Burley qu’il pille (157). Heinrich
Totting von Oyta, maître ès-arts à Prague entre 1355 et 1371, y lit
une bonne partie de l’œuvre d’Aristote: ses leçons sur YÊthique sont
contenues (jusqu’au livre VI) dans le ms. Leipzig Univ. 1413, fol.
172ra-202r C58). Il faut encore signaler le Milleloquium philosophie
siue manipulus philosophie m ordis du bénédictin Jean Bernier de
Fayt, qui devint en 1350 abbé de Saint-Bavon de Gand; c’est une table
alphabétique de toutes les œuvres «morales» d’Aristote, Éthique,
Politique, Économique, éclairées par leurs commentateurs, d’Eustrate
et Robert Grosseteste à saint Thomas et Walter Burley (l59). Enfin en

comparaison, je note que les questions de Raoul Renaud [?], cf. plus haut, note
145, citent Sénèque 16 fois); Id., NominaUsm and the Ethics: Som e Remarks
about Buridan’s Commentary, dans Journal of the History of Philosophy, 4
(1966), p. 1-13.
(157) Cf. G. H e jd in g s fe ld e r, Albert von Sachsen. Sein Lebensgang und sein
Kommentar zur Nikomachischen Ethik des Aristoteles (Beiträge z. Gesch. d.
Philos. und Theol. des Mittelalters, Bd X X I I , 3 4 ) , Munster, 1925. Aux 9
mss signalés par Fauteur, on pourra ajouter: Bâle F I I 3, f. 2r-76r; Bruges Ville
496, f. 223r-226; Paris B.N. lat. 6464, f. 84ra-156va; Innsbruck Univ. 159; Milan
Am br. G 47 Inf.
(l5B) Cf. A. L a n g , H einrich Totting von Oyta (Beiträge z. Gesch. d. Philos,
u. Theol. d. Mittelalters, Bd X X X I I I , 4-5), Munster, 1937, p. 133.
(159) Cf. M. Grabm ann, M ethoden und Hilfsmittel des Aristotelesstudiums
im Mittelalter (Sitzungsber, d. Bayer. Ak. d. W ., Philos.-hist. Abt., 1939, 5 ),
Munich, 1939, p. 139-149. — Au X IV “ siècle appartiennent encore peut-être
le commentaire, inspiré de saint Thomas, contenu dans Cambridge Gonv. and
Caius 611 (341), f. 146-181v, et Oxford Oriel Coll. 33, f. 336-382; le commen­
taire d’un frère Roger, peut-être fr. Roger Roseth, O. F. M. (cf. Sancti Thomae
de Aquino Sententia Libri Ethicorum , éd. Léonine, Praef., p. 27, n. 47) ; le
commentaire du dominicain Guido de Guezzis, qui enseignait à Bologne à la
fin du X IV e siècle (cf. ibid., p. 44, n. 139); le résumé de YÊthique du domini­
cain Jean Krosbein (cf. M. Grabmann, M ethoden und Hilfsm ittel..., p. 92-95).
Par contre, si le ms. Sêlestat Bibl. mun. 113 contient aux f. 129ra-207 les ques­
tions de Marsile d’Inghem sur les Parva naturalia, ce n’est pas une raison
suffisante pour attribuer à ce même Marsile les textes complexes qui précèdent
dans le ms.: ( 1 ) des questions sur les livres I-VI de YÊthique (f. l-63rb ), qui
s'inspirent souvent d'assez près de Guiral O t; (2 ) une question Utrum men-
dacium sit peccatum mortale (f. 63v-64v); (3) des questions sur les livres
I-III de YEthique (f. 65r-113ra; le livre III est inachevé; suivent des questions
isolées sur les livres III, V et V III, f. 113v-115v); (4) des Auctoritates totius
138 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

1370 paraît la première véritable traduction française de l’Éthique à


Nicomaque: c’est en effet à cette date que, à la demande du roi de
France Charles V, maître Nicole Oresme traduisit en français, en
l’agrémentant de brèves gloses, la traduction latine de Grosseteste; il
semble que son texte de base ait été ün témoin de la recension pari­
sienne (Rp) du texte révisé de la traduction de Grosseteste, mais il
s'aide de plusieurs commentaires, notamment de celui de saint Tho­
mas, et souvent il rend le sens, tel qu’il se dégage des commentaires,
plutôt que le texte même dans sa teneur littérale (160).

Les commentaires de la traduction médiévale au XVe siècle

Le XVe siècle appartient encore pour une part au Moyen Age, car
il voit se prolonger l’ancienne tradition des commentateurs de la tra­
duction latine de Grosseteste.
A cette tradition médiévale se rattache Paul Nicoletti d’Udine, dit
Paul de Venise, ermite augustin qui enseigne dès avant 1408 à Padoue
où il se fait le champion de l’averroïsme; son commentaire sur YÉthi-

moralis philosophie... (f. 117r-126va), Metaphysice (f. 126v). — On a égale­


ment attribué des commentaires sur YÉthique, aujourd’hui perdus, au francis­
cain anglais Robert Crowche (cf. F a b r ic iu s , Bibl. latina mediae et infimae
aetatis, éd. de Florence, 1858-59, t. V, p. 397-8), aux augustins John Wilton
(ibid., t. IV , p. 451) et Giovanni de Fabriano (ibid., t. III, p. 3 6 1 ), au cister­
cien William Slade (ibid., t. III, p. 156; cf. Emden, A Biographical Register of
the University of O xford to A .D . 1500, t. II, Oxford, 1959, p. 1711-1712).
(xoo) M aistre N ic o l e O resm e, L e livre de Ethiques d ’Aristote, éd. A . D.
M enut, N ew Y o rk , 1940; cf. J. P . H . Knops, Études sur la traduction française
d e la morale à Nicomache d ’Aristote par N icole O resm e (th è se ), L a H aye,
[1 9 5 2 ]; on est stupéfait de v o ir cet auteur se livrer à une étude minutieuse
de la traduction d ’O resm e en p renant com m e base le texte de la traduction
latine de G rosseteste tel qu’il est contenu dans l ’édition du C om m entaire de
saint Thom as p ar A . M . P iro tta, T u rin , 1934: c ’est la plus m auvaise rep ro­
duction qui puisse exister d ’une édition déjà m édiocre ! D onnons au moins
un ou d eux exem ples des problèm es qui se posent. E n 1159 b 2 8 , on lit dans
O resm e (ed. M enut, p. 4 3 2 , 1 -2 ): «ceuls qui com m uniquent ensem ble p ar
m ariage»: c ’est qu’O resm e trad uit le texte de R p : «coniugatores», au lieu du
«connauigatores» ( = amiTtXouç) de G rosseteste; en 1123 b 3 1 , O resm e (ed.
M enut, p. 2 5 0 , 1) traduit le texte de saint T h om as: « com monentem » : «celui qui
le adm oneste en raison», m ais il m entionne dans sa glose le v rai texte de
G rosseteste, « com mouentem »: «celuy qui le esconvient ou m en ace» (cf. S a n c ti
Thom ae d e A quino, Sententia Libri Ethicorum, éd. L éonine, R om e, 1969, P ré­
face, p. 1 5 1 -1 5 2 ).
L E X V e SIÈCLE M EDIEVAL 139

que à Nicomaque (Ms. Vat. lat. 2125) ne veut qu’exposer clairement


les «conclusions» d’Aristote en suivant les commentateurs «approu­
vés»: c’est dire qu’il n’y faut chercher rien de neuf (160b'“). Ermite
augustin lui aussi, Agostino dei Favaroni (Augustin de Rome) donne
en 1416 à Florence des cours sur YÊthique à Nicomaque dont les mss
Florence Laur. S. Croce Plut. X III sin. cod 1 et 2 nous ont conservé
les deux premiers livres (101).
Mais c’est surtout en Allemagne et en Autriche que se multiplient
à cette époque les commentaires. Nous en possédons un de Konrad
Koler de Susato (de Soest, ou de Süss ?), recteur de l’Université d’Hei-
delberg, puis évêque de Ratisbonne, mort en 1437 (1<B). La bibliothè­
que de l’abbaye de Melk conserve le commentaire sur les cinq pre­
miers livres de YÊthique du maître autrichien Sebaldus de Walsee (163).
Les professeurs de l’Université de Vienne rivalisent d’ardeur à expli­
quer YÊthique-. Thomas Ebendorfer von Haselbach (1387-1464), cé­
lèbre par ses travaux historiques, son intervention dans le drame hus-
site et son activité au concile de Bâle, n’en trouve pas moins le temps
d’écrire un commentaire sur YÊthique dont nous avons conservé l’auto­
graphe, daté de 1424; Urbain de Melk, professeur à Vienne depuis
1413, recteur en 1427 et 1435, laisse lui aussi un commentaire sur

(isobiB) s u r Paul de V enise, cf. A. R . P e r r e i a h , A biographical introduction


to Paul o f Venics, dans Augustiniana, 17 (1 967), p. 45 0 4 6 1 .
(101) Cf. A. M. B an d in iu s, Catalogus codicum latinorum Bibliothecae M edi■
ceae Laurentianae, t. IV , Florence, 1777, col. 99-101; voici d’après Bandini
l’incipit du commentaire; «Omnis ars et omnis doctrina etc. Beatus Augustinus
octavo libro de Civitate D ei refert Pliilosophum, universam Philosophiam di-
visisse in très pa rtes...»; sur le personnage, cf. art. Favaroni, dans D/cf. d ’hist.
et de géogr. ecclés., t. 16, fasc. 92, Paris, 1966, col. 749, où l’on trouvera la
bibliographie.
(iss) c es questions sur YÊthique sont contenues dans au moins trois m a­
nuscrits; cf. Charles H . L o h r , S.J., M édiéval Latin Aristotle Commentaries:
Authors A-F, dans Traditio, 23 (1 967), p. 396; on précisera toutefois que le
ms. qui se trouvait autrefois à Ingolstadt est aujourd’hui le ms. M unich Univ.
2° 565, f. Ir4 9 9 v , comme l’a signalé P. R u f, D er älteste Handschriftenbestand
der Ingolstädter Artistenfakultät, dans A us der Geisteswelt des Mittelalters
(Beiträge z. Gesch. d. Philos. u. Theol. d. M., Bd. III, 1 ), Munster, 1935, p. 97-
98.
(163) ]y[s M elk 59 (5 4 8 ), f. 1-229; l’explicit du livre III est daté: «in die
festiuitatis S. Georgii 1417»; l’incipit est: «Philosophia moralis est noticia phi-
losophica que animum format, uitam disponit...»; cette phrase de Sénèque,
Lettres à Lucilius, 16, 3 (éd. Reynolds, Oxford, 1965, t. I, p. 42) était égale­
ment invoquée au début de son prologue par Gilles d’Orléans: pareilles ren­
contres sont fréquentes!
140 L ’E XEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

YÉthique; Thomas von Wuldersdorf, professeur à Vienne depuis 1424,


recteur en 1442, 1457 et 1463 (il meurt en 1478), explique les cinq
premiers livres; Andréas von Schârding, professeur depuis 1441, s’en
tient lui aussi en 1460 aux cinq premiers livres, mais plutôt que le
texte d’Aristote, c’est le commentaire de Buridan qu’il commente (1M);
c’est aussi à Vienne, semble-t-il, que Andréas Wall de Walczheim (?)
en Souabe écrit à une date inconnue ses Questiones quinque librorum
Ethicorum, puisqu’il croit bon de nous préciser (ce qui nous explique
les limites de. son commentaire et des précédents) que, selon la cou­
tume de l’université de Vienne, seuls les cinq premiers livres fournis­
saient la matière des questions disputées par les bacheliers, même si
l’on expliquait en cours les six premiers livres (I04bls). Professeur à
Leipzig de 1439 à 1496, date de sa mort, Andréas Rüdiger de Gôrlitz,
avant de passer à la faculté de théologie dont il fut doyen et où il se
fit le défenseur du thomisme, enseigna à la faculté des arts: c’est alors
qu’il écrivit avant 1459 ses Questiones in decem libros Ethicorum (104ter).
En France, il faut d’abord nommer Jean Letourneur, normand ori­
ginaire des environs de Falaise, prêtre du diocèse de Sées, maître ès-
arts à Paris en 1435, qui refusa le 15 décembre 1449 la charge de
recteur de l’Université, mais l’accepta le 23 juin 1458 et qui apparaît
encore comme, maître ès-arts à Paris en 1478 et 1482; son neveu, qu’il
avait fait venir à Paris, fonda une famille de magistrats qui furent long­
temps en vue, les de Versoris (16S); Jean Letourneur, bien connu pour
sa fidélité thomiste, avait écrit dès avant 1446 ses questions sur les
six premiers livres de YÊthique à Nicomaque, qui connurent une large

(164) Cf. M. G rabm ann, Mittelalterliches Geistesleben, t. III, Munich, 1956,


p. 226 et 4 4 9 4 5 0 . — Pour Ebendorfer, voyez la bibliographie dans Dict. de
Spiritualité, t. IV , 1, Paris, 1960, col. 29-30.
(lai«») c f . C h. H . L o h r , S .J., M édiéval Latin Aristotle Comm., dans Traditio,
23 (1 9 6 7 ), p. 3 6 0 .
(I94ter) Cf. Ch. H. L o h r , loc. laud., p. 359; M. G rabm ann, Mittelalterliches
Geistesleben, t. III, Munich, 1956, p. 401.
( 10S) Cf. L . M o r é r i, L e grand dictionnaire historique..., P aris, 1732, t. V I,
s.v. V ersoris; P . B a y le , Dict. historique et critique, 3e éd ., R otterdam , 1720, t.
V I, p . 2 8 1 1 , s.v. V ersoris; H . D e n i f l e et E . C h a te la in , Chartularium univ.
Paris., t. IV , h° 2 4 5 8 ; Auctarium Chart. univ. Paris., t. II, col. 788-789, 9 2 0 ;
Ch. Sam aran et E . V an M oé, A uctarium ..., 1 .111, col. 130, 2 1 7 , 3 5 3 ; t. IV , col.
3 3 1 , n. 4 , et 3 3 2 , 5 ; A . L . G a b r ie l et G . C. B o y ce, A uctarium ..., t. V I, col. 305
n, 2 ; A . F r a n k lin , Les anciennes bibliothèques de Paris, P aris, 1867, t. II,
p. 83-84. — M . Grabm ann, D ie mittelalterlichen Kom mentare zur Politik des
Aristoteles (Sitzungsberichte d. B ayer. A k . d. W ., Philos.-hist. A b t., 1941,
B d II, H eft 1 0 ) , M u nich, 1941, p. 65-68, avait déjà senti que la tradition qui
faisait de Jean L etou rn eur un allem and, professeur à Cologne, est sans fon­
dement.
L E X V e SIECLE M EDIEVAL 141

diffusion (166). C’est par contre en un seul manuscrit que nous avons
conservé, grâce à Eudes Charlier qui la fit copier en 1486, l’explica­
tion littérale de l ’Éthique d’un autre normand, Pierre Foliot; maître
ès-arts, procureur de la nation normande, Pierre Foliot fut élu en 1481
lecteur d’éthique pour la même nation et le resta jusqu’en 1483, avant
de devenir en 1484 recteur de l’Université, puis maître en théolo­
gie (167); Pierre Foliot occupe, dans la longue lignée des commentateurs
de YÉthique à Nicomaque, une place à part: le premier, et peut-être
le seul avant Walter, il a hésité à attribuer à Aristote en 1142 b 31-33
l’affirmation que l’appréhension de la fin ultime de la vie humaine
relève de la vertu de «prudence» (loa). Le frère mineur Nicolas d’Or-
vault (Dorbellus, d’Orbelles), mort entre 1472 et 1475, écrivit un
exposé de la philosophie d’Aristote en trois parties: philosophie «ra­
tionnelle», philosophie «réelle» et philosophie pratique; en fait c’est
un commentaire de l’ensemble de l’œuvre d’Aristote: les traités de

(16G) La date est assurée par le ms. Paris B.N. lat. 6445, copié à Paris en
1446 par Jean Quarret (cf. Ch. S am aran et R. M a r i c h a l, Catalogue des ma­
nuscrits en écriture latine portant des indications de date, de lieu ou de copiste,
t. II, Paris, 1962, p. 3 4 5 ); il contient aux f. 91ra-169vb les questions de Le-
tourneur sur YÊthique (jusqu’à la qu. 7 du livre V I). Autres mss: Avignon
M usée Calvet 1099, f. 148-179 (daté de 1450-51); Reims Bibl. murt. 897, f.
74-144 (daté de 1451); Prague Metrop. M L X X X I, f. lv-71r (daté de 1454);
M unich Clm 520, f. 13r-174r (daté de 1472) ; Cologne Archiv. mun. G. B. f.
200, f. 80ra-154va (daté de 1480) ; Paris B. N . lat. 6691, f. 152ra-215v (daté
de 1483? Cf. plus loin, note 170); Bâle Univ. F II 14, f. 37r-75r ( ? ) ; Prague
Metrop. M L X X X II, f. 382r-447r ( ? ). La première édition parut à Cologne
en 1491; j’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque municipale de Grenoble
coté I 285, et sur microfilm l’exemplaire de la Bibliothèque Vaticane Stamp.
Ross. 470 (1 ); je ne sais ce qu’il faut penser de l’authenticité des questions
sur les livres V II-X , qui n’existent pas dans les mss que j’ai consultés (celles
du ms. de Prague Metrop. M L X X X I, f. 74r-87r, sont différentes, et d’ailleurs
datées, si je ne me trompe, de 1422). L ’édition de Cologne 1494 vient d’être
reproduite en réédition photographique, Francfort, 1966 .
(167) Ms. Paris Univ. 570, f. 14r-128v; cf. Aristoteles latinus. Codices, Pars
prior, Rome, 1939, n° 730, p. 592. L ’incipit du commentaire est inspiré d’Albert
de Saxe: «Iste est liber ethicorum Aristotilis in quo determinatur de his que
pertinent ad regimen unius hom inis...», mais la coïncidence cesse vite; l’ex-
plicit, f. 128v, est: «Et sic sufficiant scripta ad litteram sub uenerabili uiro
petro foliot lectore eth. pro Odone Carliero». — Sur Pierre Foliot, cf. Aucta-
rium Chartularii Univ. Paris., t. IV, Paris, 1938, col. 279, n. 4 ; col. 310-11, 420.
(16S) Rencontrant en effet le texte d’Aristote, 1142 b 32-33: «Eubulia erit
utique rectitudo que secundum conferens ad finem cuius prudencia uera sus-
picio (!) est», il note au dessus du mot «cuius»: «finis uel conferentis» (Paris
Univ. 570, f. 77v ). Cf. plus loin, t. II, p. 518-519.
142 L ’E X EG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

logique pour la philosophie rationnelle, les traités de philosophie na­


turelle et la Métaphysique pour la philosophie réelle, et, pour la phi­
losophie pratique, YÉthique à Nicomaque-, Nicolas d’Orvaux promet
d’être bref, mais tient mal sa promesse et son explication de YÉthique
ne mérite guère le nom ds «résumé» qu’on lui a parfois donné: elle
est aussi abondante qu’une autre; on peut se fier au contraire au frère
mineur lorsqu’il promet d’expliquer Aristote «secundum mentem doc-
tons subtilis Scoti (1G0). On trouvé la même promesse dans un com­
mentaire inédit écrit sans doute quelques années plus tard: les Questio­
nes sex librorum Ethicorum secundum viam scotistam, scilicet tum
seu Scoti uel suorum sequacium, contenues dans le ms. Paris B.N. lat.
6691, f. 2ra-151vb, questions que l’étudiant parisien Claude Vernet
atteste avoir étudiées entre 1485 et 1488 (170).
Vers 1476, un imprimeur inconnu publia une édition de la traduc­
tion latine de YÉthique à Nicomaque par Robert Grosseteste, édi­
tion qui, même s’il n’est pas sûr qu’elle ait droit au titre d’édition
princeps, qui lui a longtemps été reconnu, n’en conserve pas moins un

(16B) Le cours de philosophie de Nicolas d’Orvaux a été édité à Bâle en


1494 par Michel Furter en deux volumes: le premier volume, intitulé Summule
philosophie rationalis: seu logica, contient la première partie; le deuxième vo­
lume, intitulé Cursus librorum philosophie naturalis secundum viam Scoti, con­
tient en réalité la deuxième et la troisième partie; le volume n’est pas folioté,
mais l'éthique commence au recto du cinquième folio du cahier marqué q
( = f. 117r de ce second volum e): on a là le titre: «Sequuntur libri ethicorum.
secundum viam doctoris subtilis scoti»; le texte débute au verso; je cite le
commentaire de 1142 b 31-33 (au f. y2 recto b) : «C unque prudentis sit bene
consiliari oportet quod eubulia simpliciter dicta sit rectitudo consilii in ordine
ad ilium finem circa quant veram estimationem habet prudentia simpliciter
dicta, que est circa totum bene viuere hominis»; il y a en tout 64 folios (j’ai
consulté sur microfilm l’exemplaire de la Bibliothèque de l’Université de
Liège, cote: XV<= s. C .31). — G. H e id in g s fe ld e r, Albert von Sachsen... (cité
à la n. 157), p. 57 et 64, cite un ms. du commentaire de Nicolas d’Orvaux
sur YÉthique écrit en 1472-73 à Paris.
( 170) Voici l’incipit de ces questions: «Circa primitm librum ethicorum Aris-
totelis mouetur talis questio. Primo vtrum de virtutibus moralibus sit sciencia ?
E t arguitur primo qüod non. Noticia que habetur de virtutibus moralibus est
prudencia. Ergo non est sciencia. Consequertcia tenet, quia sciencia et pruden-
cia sunt habïtus distincti specie». — Le même ms. contient aux f. 152ra-215v
d’autres questions sur les six premiers livres de YÉthique, copiées en 1483
(? la date est peu lisible) de la main de Claude Vernet, alors étudiant à Paris
«sub venerabili viro magistro galthero de Walma actu parisius regens In collegio
burgundio»; ceci ne veut pas dire que ces questions ont pour auteur maître
Gauthier de Baume, comme l’a cru l’ancien catalogue de la Bibliothèque
royale: ce sont en effet les questions de Jean Letourneur (cf. note 166), et
L E X V e SIECLE M EDIEVAL 143

intérêt par le rôle qu’elle a joué; le texte qu’elle offrait aux lecteurs,
texte déjà attesté par le ms. Paris Sainte-Geneviève 257, manuscrit de
provenance sans doute italienne et qui doit dater du milieu du XVe
siècle, était fort mauvais; c’était un texte contaminé et corrompu, qui
mélange toutes les recensions antérieures et présente en outre un grand
nombre de variantes propres (171). C’est peut-être pourtant la paru­
tion de cette édition qui prolongea quelques années encore l’influencé
de la traduction de Grosseteste. Entre 1491 et 1496, Claude Félix de
Langres, en donna une réédition, imprimée à Paris par André Bocard
pour Jean Petit: c’est la fameuse édition du Textus Ethicorum Aristo-
telis ad Nicomachum iuxta antiquam translationem, dans laquelle la
traduction de Grosseteste est pour la première fois attribuée au do­
minicain imaginaire Henri Krosbein, erreur appelée à un long suc­
cès; Claude Félix avait corrigé le texte de la traduction et lui avait
joint un commentaire littéral dont il avoue ignorer l’auteur, ainsi que
des questions qu’il déclare avoir empruntées pour la plus grande part
à Buridan et à Martin Lemaître (172). C’est ce Textus Ethicorum que
dès 1497 Lefèvre d’Étapies reproduisit sans scrupules, en le modi­
fiant à peine, dans ses Très conuersiones, dont nous allons parler à

elles lui sont expressément attribuées: Questiones Versoris super sex libros
ethicorum (f. 152ra, in marg. sup .).
(m ) On ne connaît de cette édition que deux exemplaires, l’un au British
Muséum, l’autre à la Bibliothèque Sainte-Gêneviève (cote: X V e s. 4° sup. 7;
l’exemplaire est incomplet du début, mais il ne manque que les Capitula des­
livres I-V; le texte proprement dit est com plet). Sur la foi d’une certaine res­
semblance des caractères, on attribuait autrefois cette édition à Pierre César
et Jean Stol, et on la datait de 1474; on a depuis relevé des différences de
caractères qui ont fait abandonner cette attribution et on se contente généra­
lement de dater l’édition des environs de 1476 (cf. Catalogue of Boolcs Printed
in the X V th Century m the British M uséum, Part V III, rééd., Londres, 1949,
p. 10; Gesamtkatalog der W iegendrucke, Bd II, Leipzig, 1926, col. 601, n° 2375).
Il n’est donc pas sûr que cette édition soit antérieure à l’édition de Louvain,
chez Conrad Braem en 1476 (qui se trouve à la Bibliothèque nationale sous
la cote Rés. R. 3 3 2 ), mais l’édition de Louvain, qui donne le texte parisien
tardif (Rp3) assez pur, même si elle peut rivaliser avec celle qui nous intéresse
pour la date, ne semble pas pouvoir rivaliser avec elle pour l’influence.
(172) J’ai consulté l’exemplaire de cette édition conservé à' la Bibliothèque
nationale sous la cote Rés. m.R. 66 (cet exemplaire,'acquis après 1900, c’est-
à-dire après l’impression du tome du catalogue imprimé qui contient l’article
Aristote,- est ' resté ignoré des répertoires). L ’édition - n’est pas datée, et on la
situe généralement entre 1496 et 1500 (cf. Gesamtkatalog der W iegendrucke
Bd II, col. 602, n° 2377) ; je crois devoir reculer sa date et la placer entre
1491 (date du début de l’activité d’André Bocard) et 1496, car, comme je
144 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

l’instant. Il se peut aussi que le texte de l’édition de 1476 ait servi


de base aux leçons sur YÉthique de Pierre Tartaret; ce suisse, origi­
naire du diocèse de Lausanne, fut recteur de l’université de Paris en
1490, docteur en théologie en 1500 et mourut en 1522; il s’est acquis
la réputation d’un fidèle scotiste; je n’ai pu voir la première édition
de ses questions sur les six premiers livres de YÉthique, qui parut le
15 mars 1497 (1496 selon l’ancien style); mais dès 1498, dans la
deuxième ou troisième édition, des extraits du texte de YÉthique, em­
pruntés à l’édition de 1476, étaient joints aux questions (173). Le Tex­
tes Ethicorum fut réimprimé une deuxième fois sans changements
notables le 26 septembre 1500 à Paris, cette fois encore par André
Bocard pour Jean Petit (174), puis une troisième fois en 1509 à Paris

vais le dire, il semble que c’est de cette édition que dépend l’édition de
Lefèvre d’Étaples parue le 12 avril 1497: en effet, dans les lignes 1094 a 1 -
1098 b 22, j’ai compté 110 fautes propres à l’édition de 1476; de ces 110 fau­
tes, 66 se retrouvent tant dans le Textus de 1491-1496 que chez Lefèvre d’Éta­
ples; mais le Textus en a conservé six autres qui ne sont plus dans Lefèvre,
ce qui semble assurer sa priorité; 4 fautes nouvelles sont communes au
Textus et à Lefèvre; en 1095 a 23, l’édition de 1476 lit, avec le ms. Sainte-
G eneviève 257, le texte L : aliter; le Textus de 1491-1496 lit le texte R : aliud;
Lefèvre omet le mot; en 1095 b 10, au lieu du texte R : «qui ipse omnia intel-
lexerit», texte omis dans L, le ms. Sainte G eneviève 257 lit: «qui omnia intelligit
ex se», l’édition de 1476 et le Textus de 1491-1496 lisent: «qui omnia intelliget
ex se», tandis que Lefèvre a: «qui ipse omnia intellexerit ex se», lectio con-
flata qui trahit sa dépendance. — Sur Henri Krosbein, cf. A. P e l z e r , Études
d ’histoire littéraire sur la scolastique médiévale, Louvain-Paris, 1964, p. 178-
183. — Martin Lemaître, docteur en 1473, confesseur du roi Louis X I , mort,
en 1482, avait écrit notamment des questions D e fortitudine et D e temperantia,
qui furent imprimées à Paris en 1489 et 1490; il critiquait saint Thomas et
sera à son tour pourfendu par Cajetan.
(173) Sur les éditions de Tartaret, cf. Ph. R e n o u a rd , Bibliographie des
impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, im primeur et humaniste
(1462-1535), t. III, p. 274-276; D. R e ic h lin g , Appendices ad Hainii-Copingeri
Repertorium bibliographicum ..., Milan, 1933, fasc. V I, p. 66 , n° 1877. J ’ai con­
sulté l’édition de la Bibliothèque municipale de Grenoble (cote: I 237, première
pièce), dont le colophon au f. 53v est: H ic desinunt ethicorum questiones breues
ac perlucide super sex libris artis ethice: ex ojficina magistri Pétri tatereti
excellentis doctrina viri sacre theologie professons acutissimi perfecte. qui qui-
dem textum aristotelis singulis in locis prout decens erat interseruit. Impressor
vero nomine Andréas: cognomine autem bocard studiosam dédit operam vt
codices fidelissime scriptis mandarentur. Id qu e parisiis actum est. A nno M-
X C V III (!) E x die X I I maij.
(174) J’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque nationale conservé sous
L E X V e SIECLE MEDIEVAL 145

par A. Bonemere pour Denys Roce, mais dans cette troisième édition
furent ajoutées des questions sur les livres VII-X de FÉthique, ques­
tions dues à l’écossais Gilbert Crab et au champenois Nicolas Dupuy,
originaire de Troyes, tous deux professeurs à Paris au collège 'de
Bourgogne (17S).
D’autres éditions de la traduction médiévale de YÉthique avaient
pourtant paru: en 1481, à Venise, avec le commentaire de Burley,
en 1483, à Venise encore, avec le commentaire d’Averroès, en 1491
à Cologne avec le commentaire de Jean Letoumeur, en 1500 à Venise
avec le commentaire de Guiral Ot (170). Seule mérite une mention spé­
ciale l’édition qui parut en 1505 à Venise avec le commentaire de
saint Thomas: le dominicain Eugenio Bruto eut en effet l’idée d’ajouter
à cette troisième édition du commentaire de saint Thomas le texte
d’Aristote, que ne comportaient pas les deux premières; malheureuse­
ment, le texte qu’il publia ainsi non seulement était un texte com­
posite (L2 contaminé par Rp), mais encore comportait de nombreuses
variantes propres, dont quelques-unes seront corrigées par le domini­
cain Paulin de Lucques dans l’édition qu’il procura à Venise en 1519,
mais dont la plupart ont passé dans les éditions successives du com­
mentaire de saint Thomas: or, c’est à ce texte que se réfèrent aujour-

la cote Rés. R. 345 (2 ), exemplaire qui a appartenu autrefois au couvent do­


minicain de Saint-Jacques.
(175) J ’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale sous
la cote Rés. *E 307, exemplaire qui provient du couvent dominicain de Saint-
Honoré (il est cité par Q u é tif -Ê c h a rd , Scriptores ordinis Praedicatorum, t. I,
p. 469 b ) . — Par contre je n’ai pas eu le loisir de consulter l’édition de Lyon,
1517, dans laquelle les questions de Gilbert Crab sont jointes à la traduction
d’Argyropoulos, cf. In d ex Aureliensis, Pars prima, A / 6 , n° 107.841. — Sur
Gilbert Crab et Nicolas Dupuy, cf. P. A. F o r d , T h e College oj Burgimdy at
the Mediaeval University of Paris. History, Topography, and Chartulary (thèse
de l’Université de Notre Dame, 1964, en microfilm à l’Universily Microfilms sous
le n° 64-11, 67 2 ), p. 108-112.
(n0) L ’édition de Burley, Venise, 1481, se trouve à la Bibliothèque Mazarine
(Inc. 2 7 6 ); le texte d’Aristote qu’elle contient est un texte contaminé (L 2 con­
taminé par R p ); l’édition d’Averroès parue à Venise chez Torresani en 1483
est complexe (cf. Hain, 1660; Pellechet, 1178); j’ai consulté un exemplaire du
volume qui contient YÉthique à la Bibliothèque nationale (cote: Rés. *E 54) ;
le texte de la traduction médiévale y occupe les 25 premiers folios: c ’est le texte
révisé parisien tardif (Rp3) ; l’édition de Jean Letoumeur (cf. plus haut, note
166) contient elle aussi le texte révisé parisien tardif; la première édition du
commentaire de Guiral O t (Brescia, 1482) ne contient pas le texte d’Aristote,
mais il est ajouté par la deuxième, Venise 1500 (Bibliothèque Mazarine, Inc.
1097), peut-être d’après l’édition d’Averroès de 1483.
146 L ’EXEG ESE D E L ’É T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

d’hui encore le plus souvent ceux qui veulent connaître la traduction


latine médiévale de YÉthique (m).
( 177) l ’ai consulté l’édition d ’Eugenio Bruto, Venise, 1505, dans l’exem plaire
de la Bibliothèque m unicipale de B esançon (le seul que je connaisse) ; l ’édition
de Paulin de Lucq ues, V enise, 1519, dans l’exem plaire de la Bibliothèque na­
tionale V ittorio Em anuele II de R om e (où il a la co te 6 8 .1 1 .G .1 3 .2 ); su r ces
éditions, cf. S a n c ti Thom ae d e A quino, Sententia Libri Ethicorum (éd. léo n in e),
R om e, 1969, P raefatio , p . 55 e t 51-52. V o ici d eux exem ples des variantes p ro­
pres d ’Eugenio B ru to: en 1096 a 2 6 , il lit: et in tem pore mora, au lieu de tem-
pus-, cette varian te (qui p eut v en ir de la trad uction d ’A rgyropoulos) a passé
dans les éditions suivantes; en 1124 b 7 , il lit: N on est autem picnocindynos;
cette variante (qui vient soit d ’un recou rs au g rec, soit d ’une contam ination
p ar VAntiquior translatio) a été corrigée p ar Paulin de Lucq ues, qui lit: micro-
chindinos.
Je n ’ai pu atteindre les com m entaires sur Y É thique du dom inicain G iovanni
de R iccio, sicilien qui dédia son oeuvre, conservée dans le m s. Florence Laur.
Plut. L X X V I I cod. 19, au cardinal Julien de Saint-A nge, ce qui la date des
années 1430-1435 (cf. Dict. d ’hist. et de géogr. eccl., t. X I I , P aris, 1953, col.
221 et 2 3 9 4 0 ) ; il est m entionné p ar Q u é tif -Ê c h a rd , Scriptores ordinis Praed.,
t. I, 791 a. - Q uant au D edacus ou Didacus qui a écrit les questions sur YÉthi-
qiie des m ss Cambridge Gonv. and Caius 369, O xford Balliol 93 et 117,
W orcester Cathedral F 86, questions qui furent im primées à O xford en 1518, il
reste m ystérieux: le P . D ou cet, dans Archiv. Francise, hist., 4 6 (1 9 5 3 ), p. 109,
propose la candidature de D idacus Portugalensis, O .F .M .; c ’est bien risqué;
cf. A . B . Emden, A Biographical Register o f the Univ, o f O xford to A . D.
1500, O xfo rd , 1957, t. I, p. 5 5 5 , s.v. Joh n D edecus; il s’agit en tou t cas d ’une
oeuvre tou te scolastique. — O n attribue aussi u n com m entaire sur Y Éthique
à H enri de G orkum , professeur à Cologne de 1419 à 1431 (cf. M . G rabmann,
Mittelalterliches Geistesleben, B d I I I , M unich, 1956, p. 2 2 9 ) ; un Compendium
Ethicorum Aristotelis à H eym eric van de V elde (1 3 9 5 -1 4 6 0 ), chef de file de
Falbertism e à Cologne à p artir de 1422, professeur à L ou vain à p artir de
1433 (cf. J. N . P a q u o t, M émoires pour servir à l’hist. litt. des dix-sept provin­
ces des Pays-Bas, de la principauté de Liège et de quelques contrées voisines,
t. I, Lou vain , 1 765, p . 47 8 b) ; un com m entaire In libros ethicorum Aristotelis
à H enri L oen (1 4 0 6 -1 4 8 1 ), qui se fit ch artreu x en 1441 (cf. P aq u o t, t. II ,
Louvain, 1 768, p. 4 - 5 ); enfin Jean de H asselt, titulaire de la chaire de m orale
à Louvain en 1444, aurait «laissé au x chanoines réguliers de S. M artin à L ou ­
vain un exem plaire des cahiers qu’il avait dictés In Ethicam Aristotelis»
(P a q u o t, ibid., p. 4 8 7 ) ; toutes ces oeuvres sont perdues. Il en va de m êm e,
s’ils ont existé, des com m entaires su r YÉthique attribués a u x augustins Pierre
de V ena ( f 1419) et A nd réa Biglia de M ilan (1 3 9 8 -1 4 3 5 ), cf. F a b r ic iu s , Bibl.
latina m ediae et infimae aetatis, t. I , éd. de F lo ren ce, 1858, p. 8 7 ; des études
les plus récentes su r Biglia, il ressort que si ce dernier a bien fait des cours sur
YÉthique, ces cou rs n e sem blent pas avoir été publiés; cf. R . A rbesm ann, O .S .A .,
D er Augustiner-Eremitenorden und der Beginn der humanistischen Bewegung,
W urzbourg, 1965, p . 122-141, n otam m ent p . 125.
LA RENAISSANCE 147

L’ETHIQUE A NICOMAQUE E T LA RENAISSANCE

Quoique la tradition de l’exégèse médiévale se soit prolongée jus­


qu’à l’aube du XVI0 siècle, il y avait alors près d’un siècle qu’un cou­
rant nouveau était né: avec la Renaissance italienne étaient apparues
d’abord des traductions nouvelles, puis les premières éditions du texte
grec, et sur ces nouvelles bases, l’exégèse n’avait pas tardé à se vér
nover (17S).

Les nouvelles traductions

Le coup d’envoi fut donné par Leonardo Bruni d’Arezzo, dit l’Aré-
tin (1374-1444), qui acheva vers 1416-1417 (170) une nouvelle tra­
duction latine de YÊthique à Nicomaque, qui n’était à vrai dire qu’une
révision sur le grec de la traduction de Grosseteste (18°), ce qui n’empê­
cha pas l’Arétin de dénoncer en termes sévères la vieille traduction:
ce n’est pas en latin, mais en barbare qu’elle avait traduit Aristote (IS1).
Ce fut le signal d’une belle polémique: dès que la nouvelle traduction
parvint en Espagne, vers 1430, Alonso Garcia de Carthagène, juif
converti, brillant écrivain castillan, théologien en vue au concile de
Bâle, qui deviendra en 1435 évêque de Burgos, se leva pour défendre
l’ancienne dans son Liber contra Leonardum inuehentem contra libros

(l7S) Pour tout ce paragraphe, cf. E. G a rin , Noterelle sulla filosofia del
Rinascimento, dans Rinascimento, 2 (1 951): III. L a fortuna delFEtica aristo-
telica nel 400, p. 321-334; Id., L e traduzioni umanistiche di Aristotele nel
secolo X V (dagli Atti deU’Accademia Fiorentina di Sc. Morali «La Colom-
baria», V III, anno 1950), Florence, 1951.
(179) Cf. H. B a ro n , Leonardo Bruni Aretino. Humanistich-philosophische
Schriften mit einer Chronologie seiner W erke und Briefe (Quellen zur Geistes-
geschichte des Mittelalters und der Renaissance, I. B d ), Leipzig-Berlin, 1928,
p. 164.
(18°) Comme l’a fait remarquer E. G a rin , L e traduzioni..., p. 11. On en
jugera par ses premières lignes (je mets en italiques les mots qui s’écartent
de la traduction de Grosseteste) : «Omnis ars omnisque doctrina similiter autem
et actus et electio: bonum quoddam appetere videtur. Quapropter bene osten-
derunt summum bonum: quod omnia appetunt. Uidetur autem inter fines diffe-
rentia quedam. alii nam que sunt operationes alii preter eas opéra aliqua»; citons
aussi la traduction de 1142 b 31-33: «Si igitur prudentum est bene considéré:
erit vtique bene considéré directio secundum vtilitatem ad finem cuius pru-
dentia vera existimatio est» (je cite l’édition de Lefèvre d’Étaples, cf. plus loin,
note 2 1 8 ).
(1B1) Cf. B a ro n , Leonardo Bruni A retino..., p. 76: «quia sic traducti erant,
ut barbari magis quam Latini effecti viderentur».
148 L ’E XEG ESE DE L ’ÊT H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

Ethicorum Aristotelis-, mais l’espagnol avoue candidement qu’il ne


sait pas le grec, et il semble que ce qu’il goûte dans l’ancienne tra­
duction, c’est justement son latin médiéval, plus proche du génie
de la langue castillane ! L’Arétin avait beau jeu pour répondre, et
il ne s’en priva pas: la querelle pourtant resta courtoise (182). Au reste,
Alonso Garcia ne tarda pas à reconnaître son erreur: nous avons con­
servé la traduction castillane qu’il fit de YÊthique, et elle est faite sur
la traduction de l’Arétin (i83) ! Longtemps après la mort de l’Arétin,
sa traduction devait trouver un détracteur plus violent: vers 1481-
1484, le dominicain Battista de’ Giudici, évêque de Vintimille, écrivit
son Apologia traductionis antique libri Ethicorum Aristotelis contra
inuectiuam traductionemque Leonardi Aretini; le dominicain, qui
croyait rompre une lance en faveur de son confrère Guillaume de
Moerbeke, accusait Léonard de trahir, par souci de l’élégance du style,
la vérité philosophique: c’est le combat des philologues et des philo­
sophes qui commence (184). Ces critiques n’arrêtèrent pas la marche
triomphale de la traduction de l’Arétin: elle se répandit partout en
manuscrits (185), on essaya de lui adapter le commentaire de saint Tho­
mas d’Aquin (18a), don Carlos d’Aragon, prince de Viane, qui mourut

(182) Cf. A. B irk e n m a je r, Verm ischte Untersuchungen zur Geschiclite der


mittelalterlichen Philosophie (Beitrage z. Gesch. d. Philos, u. Theol. d. Mittel-
alters, Bd X X , Heft 5 ), Munster, 1922: V. Der Streit des Alonso von Cartagena
mit Leonardo Bruni Aretino, p. 129-210 et 226-235.
(18a) Cf. P. O. K r i s t e l l e r , Studies in Renaissance Thought and Letters,
Rome, 1956, p. 340, n. 11. — G. L. B o a rin o , Alonso de Cartagena's «Doctrinal
de los caballeros». Text, Tradition and Sources (cf. Dissert. Abstracts, 26,
1965-66, p. 2723) a souligné l’influence de YÊthique d’Aristote sur ce traité
castillan d’Alonso Garcia.
(1B1) Cf. M. G rabm ann, Mittelalterliches Geistesleben, Bd I, Munich, 1926:
Ch. X I I I : Eine ungedruckte Verteidigungsschrift der scholastischen Überset-
sung der Nikomachischen Ethik gegenüber dem Humanisten Lionardo Bruni,
p. 4 4 0 4 4 8 . — Pour une mise au point moderne, cf. S. T r o i l o , D ue traduttori
dell’Etica Nicomachea, Roberto di Lincoln e Leonardo Bruni, dans Atti del
Istituto Veneto di Scienze, Lettere, Arti, 1932, p. 275-307.
(185) Ces manuscrits n’ont pas encore été recensés; il importe toutefois de
ne pas les confondre avec les témoins des traductions médiévales, comme le
fait par exemple A. P a t t i n , Notes sur quelques manuscrits, dans R ech. de
thêol. anc. et m êd., 31 (1 964), p. 134; le ms. d’Orvieto n0 2713-IX-D .l n’est
pas à ajouter à YAristoteles latinus, c ’est la traduction de l’Arétin! C’est égale­
ment la traduction de l’Arétin que contient le ms. Chapin Library no. 27 (signa­
lé dans YAristoteles latinus. Codices. Suppl. altéra, Bruges-Paris, 1961, p. 229,
n. A. 2 5 ) ; je remercie M. H . Richard Archer, conservateur de cette bibliothè­
que, qui a bien voulu me renseigner sur ce point.
(1S8) Cf. S a n c ti Thom ae d e A quino, Sententia Libri Ethicorum (éd. Léo-
LA RENAISSANCE 149

en 1461 à Barcelone, la traduisit en catalan (187); elle fut enfin im­


primée à Strasbourg avant le 10 avril 1469 (I8S), à Rome en 1473, à
Louvain en 1475, à Oxford en 1479, à Paris par les soins de Lefèvre
d’Étaples en 1496, et bien souvent encore par la suite.
Cependant d’autres traductions de YÉthique à Nicomaque avaient
vu le jour. Gianozzo Manetti (1396-1458) avait coutume de dire
qu’il savait par cœur, à force de les lire, trois livres: le premier était
les Êpîtres de saint Paul, le deuxième la Cité de Dieu de saint Augustin,
le troisième celui d’un païen, YÉthique d’Aristote (18°). Il traduisit de
fait en latin les trois Éthiques attribuées à Alistóte, mais sa traduc­
tion, conservée dans le ms. Vat. Urb. lat. 223, semble n’avoir connu
qu’une faible diffusion (1M).
Il en va tout autrement de la traduction du byzantin Jean Argyro-
poulos (1415-1487 ?), qui commença le 4 février 1457 à Florence ses
cours sur YÉthique à Nicomaque: plus originale que celle de l’Arétin,
elle connut elle aussi une large diffusion manuscrite avant d’être im­
primée, vers 1480, à Florence (101).

n in e ), R o m e, 1 969, P ra e f., p . 3 (co d . C3) , p. 6 (cod . L o ) , p. 20 (cod . C8) ,


p . 4 8 , § 6.
( 1BÏ) C ette trad uction fu t éditée en 1509: La Philosofia moral del Aristóteles:
es a saber Ethica; Polithicas; y Econom icas; en Romance por D. Carlos prin­
cipe de Uiana primogénito de Navarra. C arago ça, p or G eorge C oci A lem án. ■ —
C f. P . B oh igas i B a la g u e r , E l manuscrit de Lisboa de la traduccio de l’Etica
d ’Aristotil del Princeps de Viana, dans Revista da Universidade d e Coimbra,
11 (1 9 3 3 ), p. 450-456. — Je ne sais à quelle tradition se rattach e le Compendio
breue de los X libros delà Ethica de Aristotil com posé p ar le bachelier D e la
T o rre et publié à Saragosse en 1489 (cf. Gesamtkatalog der W iegendrucke, B d
I I , Leipzig, 1926, col. 6 0 5 ) .
(18S) L ’édition n ’est pas datée; m ais cf. Gesamtkatalog der W iegendrucke,
Bd II , Leipzig, 1 926, co l. 596-597.
( 18s) C ’est ce que racon te son biographe, Vespasiano da B isticci, Vite di
uomini illustri del secolo X V , a cu ra di P . d ’A ncona ed E . A eschlim ann, Mi­
lan, 1951, p. 2 60.
(190) ç f g G a rin , L e traduzioni..., p . 17-18. — V oici les prem ières lignes de
la traduction de YÉthique à N icom aque: «Omnis ars omnisque doctrina, simi-
liter autem et actus et electio bonum quoddam appetere videtur. Quo circa
bene enunciaverunt ipsum bonum quod omnia appetunt».
(101) L ’édition n ’est pas datée: Opus Aristotelis de moribus ad Nicomachum
a Joanne Argyropylo Byzantio: causa ... Cosmae Medicis florentini patris pa-
triae traductum — Finit p er m e Nicolaum. Florentiae, N icolaus L aurentii de
A lem ania. S.a., in-fol. — V o ici le début de la trad uction : «Omnis ars omnisque
doctrina atque actus itidem et electio: bonum quoddam appetere videtur. Qua-
propter bene veteres bonum ipsum id esse dixerunt: quod omnia appetunt»;
et voici la traduction de 1142 b 31-33: « Quod si bene consultare prudentium
150 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

Les premières éditions du texte grec

Enfin parurent les premières éditions du texte grec de YÊthique à


Nicomaque. La plus ancienne fut publiée à part à une date ignorée.
La deuxième fut incluse dans l’édition princeps des œuvres complè­
tes d’Aristote imprimée par Aide Manuce de 1495 à 1498: YÊthique
à Nicomaque se trouve dans le tome V, daté de juin 1498; son texte
semble devoir beaucoup au ms. de Venise N\ soigneusement revu et
corrigé à cette occasion (192).

La nouvelle exégèse

Cet effort de traduction et d’édition s’accompagne d’un effort paral­


lèle d’exégèse. L’Arétin lui-même, outre les écrits justificatifs de sa
traduction (notamment son De interpretatione recta, qui date de 1420),
avait composé entre 1421 et 1424 son Isagogicon moralis philosophiae
(ou Dialogus de moribus), dédié à Galeotto Ricasoli (103). Il n’est pas
sûr que le médecin-philosophe Ugo Benzi (1376-1439) ait fait entre
1421 et 1428 un cours de philosophie morale basé sur la traduction
de l’Arétin; en tout cas, il écrivit à Leonardo Bruni pour lui soumet­
tre ses doutes sur la traduction de Tàycc&ôv par «summum bonum» (IM).
Par contre en 1461 Niccolô Tignosi de Foligno, médecin et philo­
sophe, maître de Marsile Ficin, se sert de la traduction de l’Arétin
pour écrire son commentaire sur YÊthique d**). Jean Argyropoulos
trouva un disciple enthousiaste en la personne de Donato Acciaiuoli,

est: consultatio bona rectitudo est ea qua ratione conferentis ad aliquem per-
gitur finem : cuius ipsa prudentia est existimatio vera» (je cite l’édition de
Lefèvre d’Etaples, cf. infra, n. 2 1 8 ).
(1B2) Cf. H . Jack so n , T h e Fifth Book of the Nicomachean Ethics of Aris-
totle, Cambridge, 1879, Intr., p. X ; si l’utilisation de N1’ par l’Aldine semble
hors de doute, il n’en est pas moins sûr qu’elle a d’autres sources.
(ma) ii est édité par B a r o n , Leonardo Bruni A retino..., p. 2 0 4 1 ; pour la
date, cf. ibid., p. 168-169 (le D e interpretatione recta se lit aussi dans B a ro n ,
p. 81-96).
(I<M) Cf. D. P. L o ck w o o d , Ugo Benzi, M édiéval Philosopher and Physician
(1376-1439), Chicago, 1951, p. 185-187.
(iss) c f . E . G a rin , N oterelle..., dans Rinascimento, 2 (1 9 5 1 ), p. 325 avec
la note 1. — Je ne sais à quelle tradition il faut rattacher le commentaire de
l’augustin Guglielmo Becchi, qui sera évêque de Fiesole de 1470 à 1487 et
mourra en 1 4 9 1 /6 : écrit en 1465, ce commentaire est conservé dans le ms. de
Florence, Laur. A ed. Flor. Eccl. 152; cf. E . G a rin , ibid., p . 3 3 4 , n. 2 ; L e tra­
duzioni..., p . 17, n . 1.
L A RENAISSANCE 151

qui tira de ses cours une Expositio super librum Ethicorum Aristotelis
in nouarn traductionem Argiropyli Bizantij, qui circula manuscrite
avant d’être imprimée en 1478 à Florence et souvent par la suite (10°).
Nous avons d’autres témoignages de l’estime que ne cessèrent d’avoir
pour l’Éthique les humanistes italiens (107). En 1436, Ugolino Pisani
glose le texte de la traduction de Grosseteste (recension Rp) contenu
dans le ms. de Milan, Ambr. F 141 sup. (108). Francesco Filelfo (1398-
1481) fait l’éloge de YÊthique à Nicomaque, sans toutefois s’astreindre
à la suivre de trop près: dans son De morali disciplina, écrit sur la fin
de sa vie, il fait profession d’éclectisme (™). Ermolao Barbaro, né à
Venise le 21 mai 1454, avait à peine dépassé ses vingt ans lorsqu’en
1474-1475 il donna à Padoue des cours sur YÊthique à Nicomaque,
dont au fur et à mesure il dédia les résumés au cardinal Pietro Fosca-
ri; à sa mort, survenue prématurément à Rome en 1493, il laissa iné­
dite cette œuvre de jeunesse, mais elle sera publiée à Venise en 1544
par Dianele Barbaro, qui la dédicacera au cardinal Alexandre Farnèse
sous le titre de Compendium Ethicorum librorum (200). Agostino Nifo
(1472/3-1546) lui aussi n’aura guère plus de vingt ans lorsqu’en 1494
à Padoue encore, il donnera de son propre chef pendant deux ans des

(1S8) Sur les rapports de Donato Acciaiuoli et d’Argyropoulos, cf. E. G arin ,


La giovinezza cli Donato Acciaiuoli (1429-1456), dans Rinascimento, 1 (1950),
p. 43-70. Je cite le ms. Vat. Urb. lat. 200, f. lr-289r (le ms. de Paris B.N. lat.
6460, f. l-90v, est incomplet: il s’arrête au milieu du livre IV dans l’explication
de la vertu de magnanimité); on trouvera une liste de mss dans Ch. H . L o h r
(art. déjà cité à la note 162), p. 401.
(io7) c f . P . O. K r i s t e l l e r , T h e Moral Thought of Renaissance Humanism,
dans Chapters in W estern Civilisation, 3" éd., New York, 1961, t. I, p. 289-335,
notamment p. 302.
(1DS) Cf. R. S abbadini, Classici e Umanisti cia codici ambrosiani (Fontes
Ambrosiana I I ) , Florence, 1933, ch. V III, p. 113-119.
(îao) j«a} consulté l’édition des D e morali disciplina libri quinque procurée
en 1552 à Venise par Fr. Robortellus; pour Y«Oratio habita Florentiae in prin-
cipio Ethicorum », cf. G. Z ip p e l , Il Filelfo a Firenze, Rome, 1899.
(-00) Com pendium ethicorum librorum H e rm o la i B a r b a r i P.V. Con gratia
et privilegio... Venetijs. Apud Cominum de Tridino Montisferrati. M.D. X L IIII
(1 vol. 16 X 11, 40 fo l.); j’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque Mazarine
(cote: 28.516, 2me pièce). La dédicace du livre I est datée du 30 novembre
1474; celle du livre II du 2 janvier 1475 (f. 9v) ; celle du livre III du 29 jan­
vier 1474 (!) (f. 13v ); celle du livre IV du 15 mars 1475 (f. 2 1 r); celle du
livre V dtii 1er mai (lire avril ?) 1475 (f. 27v) ; celle du livre VI du 22 avril
1475 (f. 35r) ; l’ouvrage se termine au f. 40r avec la fin du livre VI (je note
le résumé de 1142 b 31-33: «finis autem ad hanc virtutem idem qui et ad
prudentiam Totam videlicet spectans hum ane vite vtilitatem»). Les rééditions
sont nombreuses; j ’ai consulté celle de 1554: Hermolai Barbari Patricij Veneti
152 L ’EXEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

cours sur YÊthique, qu’il ne publiera pas (201); pourtant le maître vieilli
s’intéressait encore à la philosophie morale d’Aristote, et ses propos
seront recueillis en 1544 par Galeazzo Florimonte, alors évêque
d’Aquino (202). Lors de la conversion philosophique qui marque ses
dernières années, le poète Angelo Poliziano (1454-1494) fait en 1490-
1491 à Florence un cours sut .YÊthique à Nicomaque (203).
Nous avons dit que la traduction de l’Arétin s’était très vite large­
ment répandue hors de l’Italie. On a attribué au frère mineur Pierre de
Castrovol l’honneur d’avoir le premier abandonné l’ancienne traduc­
tion de Grosseteste pour celle de l’Arétin. Cet honneur revient en

Compendium scientiae de vita et moribus, e x Aristotele. Parisiis. Apud Thomam


Richardum (24 fol. in 4 ° ) , qui se trouve à la Bibliothèque Mazarine (cote:
A 11.459, 9e pièce) et à la Bibliothèque de l’Arsenal (cote: 4 S 249 [3 ]). Cf.
M.-Th. D is d ie r , dans Diet, d’hist. et gêogr. eccl., t. VI, Paris, 1932, col. 585-586;
P. O. K r is t e l l e r , Studies in Renaissance Thought and Letters, Rome, 1956,
p. 337-353: Un codice padovano di Aristotele postillato da Francesco ed Er-
molao Barbaro: il manoscritto Plimpton 17 della Columbia University Library
(notamment p. 348 avec la note 39: les gloses d’Ermolao Barbaro sur YÊthique
sont moins nombreuses, mais généralement plus longues et plus intéressantes
que celles de Francesco).
(»oí) c f . g . N a rd i, Saggi sull'aristotelismo padovano dal secolo X I V al X V I,
Florence, 1958, p. 161.
(-0-) I Ragionamente di M . Agostino da Sessa, A ll’illustriss. S. Principe di
Salerno, sopra la filosofía morale d ’Aristotele. Raccolti dal Reueren. Monsig.
Galeazzo Florimontio, Vescouo d’Aquino, E t nuouamente mandati in luce da
Girolamo Rvscelli... In Venetia, per Plinio Pietrasanta, M D LIIII. 151 pages.
— J ’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque du couvent d’études
des dominicains du Saulchoir, sous la cote 185 D 76.
(203) g b IGi, La cultura del Poliziano, dans Belfagor, 9 (1 9 5 4 ), p. 633-653.
L a leçon d ’introduction du cou rs de Poliziano su r YÊthique a été publiée sous
le titre de Panepistemon (à V enise, s.d .; 2 èmo éd. à Trévise en 1483, e t c .) ; m al­
heureusem ent, sous p rétexte d’introduire à YÊthique, Poliziano y brosse un
tableau général de la division de la philosophie; il y est donc question de tout,
sauf de la m orale d’A risto te; cf. Tertius tomus O perum A n g e lí P o l i t i a n i , eius-
dem Praelectiones, Orationes et Epigrammata com plectens... A pud Seb. Gry-
phium , Lugduni, 1533, p . 28-55.
Je ne sais à quelle tradition se rattache le commentaire de l’aventurier Angelo
Catone de Bénévent, qui fut médecin de Louis X I , archevêque de Vienne en
Dauphiné en 1482 et mourut à Bénévent en 1495: «Super decem morales Aris­
totelis libros doctissimus Angelus egregie conscripsit commentaria, quae Pa­
risiis die 7a julii 1487 incepta, Romae absolvit m ense augusto 1493, ut ipse
eodem in opere indigitavit»; cf. T . De M a rin is , Nota su Angelo Catone di
Benevento, dans Miscellanea di scritti di bibliografía ed erudizione in memoria
di Luigi Ferrari, Florence, 1952, p. 227-231, notamment p. 228, n. 3.
LA RENAISSANCE 153

réalité au professeur de Salamanque, fâcheusement célèbre par ses


démélés avec l’Inquisition et sa condamnation par le Pape Sixte IV,
Pedro Martínez d’Osma, dont le commentaire sur YÊthique paraîtra
après celui de Pierre de Castrovol, mais avait été écrit avant lui, peut-
être dès 1457-1463, lorsque Pierre d’Osma enseignait encore la phi­
losophie; non content de suivre la traduction de l’Arétin, Pierre d’Os­
ma commente avec enthousiasme sa préface et il a lu ses lettres; avec
lui, il raille le «dominicain breton», auteur de l’ancienne traduction,
que sa langue suffit à trahir (204). Il est toutefois probable que Pierre
de Castrovol ignorait l’initiative de Pierre d’Osma lorsque, à son tour,
il prit la traduction de l’Arétin pour texte des cours sur YÊthique
qu’il donna du 25 avril 1479 au 20 septembre 1480; ces cours seront
publiés le 2 avril 1489 à Lérida par les soins de son confrère Gaspard
Cascant. L’emploi qu’il fait de la traduction de l’Arétin est d’ailleurs
la seule nouveauté que se soit permise Pierre de Castrovol: il fait
profession du scotisme le plus strict, et sa méthode est toute scolasti-
que; après avoir divisé le texte, il dégage les «conclusions» d’Aristote
et en administre la preuve suivant la technique traditionnelle de la
question (2Mbl8).

( 2°4) j ’a ; consulté l ’exem plaire con servé à la Bibliothèque nationale sous


la co te R és. g. R . 2 2 : P é t r i O sm ensis clarissim i philosophi sacraru m litterarum
magistri a c Salm anticensis academ ie professon s In ethicorum aristotelis libros
com m entarii...; f. 194r: Explicit liber Ethicorum cum commenta magistri osmen­
sis correctum per reuerendum magistrum de Roa cathedratico in studio Salman­
tino. A nno domini M. CCCC. X C V I. Im pressum Salmantice. — V oici le com ­
m entaire de 1142 b 31-3 2 : Cum igitur prudentium sit bene consulere: erit utique
bene consulere directio secundum utilitatem, id est secundum id quod oportet
ad eu m jinem cuius prudentia uera existimatio est, id est ad quem prudentia
uere existimando directe consulit. et hic est finis totius vite hum ane... — F lo ­
rencio M a rc o s , Algunos datos biográficos y testamento del maestro Pedro Mar­
tínez de Ostna, dans Salmanticensis, 2 (1 9 5 5 ), p. 691-706, notam m ent p. 6 9 8 , a
établi avec certitude la date de la m ort de P ierre d ’O sm a: le 16 avril 1 480; pou r
une plus am ple bibliographie, cf. F . S te g m ü lle r , dans Lexicón fü r Theol. u.
K irche, t. 8, Fribourg-en-Brisgau, 1963, col. 374.
(204&IS) j>ai consulté (sur microfilm) l’exemplaire de la Bibliothèque Vaticane,
Stamp. Ross. 2 2 1 8 (208 fol. non foliotés): Incipit scriptum seu commentum
super libros ethicorum philosophi aristotilis factum per fratrem petrum de cas-
trouol ordinis fratrum m inorum: ac sacre theologie magistrum natione hyspa-
num de regno legionensi: et de villa vocata mayorga quod quidem scriptum
seu commentum factum est super nouam translationem leonardi aretini (les
dates sont données par le colophon); je cite la profession de foi de Pierre
de Castrovol: «quantum potero mentem doctoris subtilis iohannis scoti et suo-
rum sequentium sequar. Et aliorum doctorum dicta tanquam consona dictis
iohannis scoti hic conscribam» (f. a ij recto a ) ; voici son commentaire de
1142 b 31-3 3 : «Et dicit quod si prudentium sit omnino bene consiliari, virtus
154 L ’EXEG ESE D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

En France, le premier effort d’acclimatation de la nouvelle exégèse


fut l’œuvre d’un néerlandais, Gilles de Delft, docteur de Sorbonne
et recteur de l’Université en 1486-87 (il mourut le 25 avril 1524): il
publia, une première fois en 1488 et une seconde fois en 1493, la
traduction de l’Éthique à Nicomaque d’Argyropoulos, en l’annotant
brièvement (2°5). Mais son œuvre fut éclipsée par celle du grand hu­
maniste français Jacques Lefèvre d’Étaples. Dès le 13 juin 1494,
Lefèvre d’Étaples inaugurait ses travaux sur l’éthique d’Aristote en
publiant une introduction à l'Éthique à Nicomaque, petit volume de
16 folios, mais qui devait connaître un succès durable, avec des avatars
qui ont dérouté jusqu’à nos jours les érudits les plus avertis. L’édi­
tion princeps de cette introduction, celle de 1494, est en effet assez
rare (encore qu’elle se trouve en France dans les bibliothèques muni­
cipales de Chaumont, de Nantes et de Reims (20°), et à Londres au
British Muséum sous la cote IA. 39414), ce qui explique le nombre
de ceux qui en parlent sans l’avoir vue. En outre, son titre est trom­
peur: si la page de titre et la dédicace à Germain dd Ganay «Dignis-
sime vir» l’intitule simplement Ars moralis, en tête de la préface «Bo-
num humanum», ce titre est complété de la manière suivante: «ars
moralis in magna moralia Aristotelis introductoria», ce qui a amené
des gens trop pressés à conclure qu’il s’agissait d’une introduction,
non à l’Éthique à Nicomaque, mais aux Magna moralia C07). Il suffit

bene consilitiva (!) simpliciter est rectificatio seu rectitudo consilii in ordine
ad ilium finem circa quem veram existimationem habet prudentia simpliciter
dicta vel prudens simpliciter» (f. p iiij verso b) ; sur Pierre de Castrovol, cf.
A. T eet a er t , dans Dict. de théol. cath., t. X I I , Paris, 1933, col. 1896.
(205) Opus Aristotelis de moribus, a Iohanne Argyropylo traductum ...; f. 119:
... quorum materiam Aegidius delfus socius sorbonicus breuiter explicauit:
quantum Aristotelis mentem, que intérim obscura est, perspicere potuit. Finitur
per Egidium delfum socium sorbonicum atque impressum p er Iohannem Higman
in intersignio leonum : prop e scholas decretorum. A nno millesimo CCCC°
L X X X V III die X X V I mensis martii. — Cf. A . R e n a u d e t, Préréform e et
humanisme à Paris pendant les prem ières guerres d ’Italie (1494-1517), Paris,
1916, p. 129-130; H. É l i e , Quelques maîtres de l’université d é Paris vers l’an
1500, dans Arch. d ’hist. doctr. et litt. du M A ., 18 (1950-51), p. 200-201.
(206) cf. M. P e l l e c h e t , Catalogue général des incunables des Bibliothèques
publiques de France, t. III, Paris, 1909, p. 356, n° 4717. — Je remercie bien
vivement Mme Luce Courville, Bibliothécaire, qui a bien voulu me procurer
la photocopie de l’exemplaire de la Bibliothèque municipale de Nantes (lMrs
moralis de Lefèvre se trouve relié en cinquième lieu dans le ms. Nantes Bibl.
mun. 109).
(207) cf. E . Amann, dans Dict. de théol. cath., t. IX , col. 133: «En 1494,
introduction aux Magna moralia» (j’ai moi-même suivi cet exposé d’Amann dans
la première éd. de cet ouvrage, t. I, intr., p. 8 6 * ).
L EFEV R E D’ETAPLES 155

pourtant de prendre le temps de la lire pour s’assurer que c’est bien


à l’Éthique à Nicomaque que YArs moralis de Lefèvre veut nous in­
troduire, et plus précisément encore, à YÊthique à Nicomaque traduite
par Jean Argyropoulos: c’est là en effet le seul texte de YÊthique
qu’elle cite, et souvent littéralement. D’où vient alors la mention des
«magna moralia» ? Peut-être tout simplement d’une confusion de
Lefèvre d’Étaples. Trois ans plus tard en effet, lorsqu’en 1497 il dé­
dicacera à Guillaume Budé sa réédition de la traduction latine des
Magna moralia par Giorgio Valla, Lefèvre avouera que ce texte n’est
parvenu entre les mains de Jean Étienne Ferrero, évêque coadjuteùr
de Verceil, qui le lui a communiqué, que peu de jours auparavant (20S).
Il est donc permis de penser qu’en 1494 Lefèvre n’avait pas encore
lu les Magna moralia, et que tout naïvement il pensait que ce titre ne
pouvait s’appliquer qu’à YÊthique à Nicomaque (200). Ce qui achève de
donner à cette hypothèse quelque vraisemblance, c’est que, dès la
deuxième édition de son introduction, en 1496, Lefèvre, qui venait de
prendre connaissance des véritables Magna moralia, s’empressa de la
corriger pour supprimer l’équivoque dont maintenant il avait conscien­
ce. Car c’est bien la même œuvre qu’en 1496 Lefèvre réédite en un
cahier de 10 folios intercalé entre la première et la deuxième partie de
sa grande œuvre, les Très conversiones dont nous allons parler à l’in­
stant. Les changements sont peu nombreux, mais ils sont significatifs.
D’abord, dans le titre même toute mention des «magna moralia» est
supprimée pour être en fin de compte remplacée par la mention des
dix livres moraux d’Aristote, qui ne peuvent être que les dix livres
de YÊthique à Nicomaque-, on lit en effet en tête de la dédicace «Dignis-
sime vir» ce nouveau titre: «Introductio in Ethicen Aristotelis» (f. lv),
puis, en tête d’une préface nouvelle «Artes introductorie», le titre:
«Introductio moralis in Ethicen Aristotelis (f. 2r), et enfin dans le
colophon qui termine l’œuvre: «Artificialis introductio In decem libros

( 208) D ecem librorum Moralium Aristotelis très conuersiones, Paris, 1497


(cf. infra, note 2 1 8 ), f. o.i. recto: «Euenit ergo proximis superioribus diebus
vt magna Aristotelis philosophi moralia perlata deuentarint in manus Reuerendi
patris Joannis Stephani designati presulis Uersellarum: que (vt humanus est)
mihi protinus communia fecit». — Le jeune coadjuteur de Verceil était alors
étudiant à Paris, cf. Dict. d ’hist. et de géogr. eccl., t. X V I, col. 1263-1264.
(son) L ’édition de 1494 est reproduite sans changement dans l’édition de
l’Ârs moralis de Paris «Ira Bellouisu per Magistrum Guidonem Mercatorem.
Anno christi saluatoris: virtutum autoris ac domini. M .C C CC .X C IX . die.X IX .
februarij» (c’est-à-dire en nouveau style, le 19 février 1500), 14 folios. Cf.
Pellechet, n° 4718. Cette édition de 1499/1500 se trouve en France à Besançon,
Inc. 431 (c’est l’exemplaire que j’ai examiné sur microfilm), et à Sélestat,
Bibl. mun. Inc. 193; en Belgique à Averbode, à Londres au British Muséum.
156 L ’E X ÊG E S E D E L ’ÉT H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

morales Aristotelis» (f. lOv). Autre nouveauté, non moins significati­


ve: à la fin de la dédicace «Dignissime vir» se trouvent insérées quel­
ques lignes par lesquelles Lefèvre annonce que, en marge de chacun
des chapitres de son introduction, il a ajouté des chiffres qui renvoient
aux livres des Morales d’Aristote auxquels son texte sert d’introduc­
tion: or, ce sont les livres de YÊthique à Nicomaque C10). Sept ans ne
s’étaient pas écoulés que l’introduction de Lefèvre subissait une nou­
velle métamorphose: le 7 mai 1502 en effet, un des élèves préférés
de Lefèvre, Josse Clichtove, en donnait une nouvelle édition, mais en
ajoutant au texte de Lefèvre, par ailleurs fidèlement reproduit, des
commentaires de son cru. Josse Clichtove n’entendait d’ailleurs trom­
per personne: le titre de son édition fait expressément mention des
commentaires qu’il a ajoutés, ceux-ci, dans le corps du livre, se distin­
guent parfaitement du texte de Lefèvre qui est imprimé en caractères
plus gros, et dans sa dédicace à Pierre Briçonnet, Clichtove caracté­
rise lui-même excellement son oeuvre: il a voulu éclairer le texte de
Lefèvre par des commentaires qui en respecteraient la brièveté (de
sorte qu’on puisse encore apprendre l’introduction par cœur sans trop
de peine !); il a intercalé ici ou là des exemples empruntés aux meil­
leurs historiens, et il n’a point omis d’insérer aux bons endroits de
beaux vers de poètes latins... En fin de compte, la longueur de l’in­
troduction est au moins triplée: elle passe à quelque 60 folios (2U).
Telle quelle, l’œuvre du disciple n’était sans doute pas indigne du

(210) «Et num eri ad latus adiecti, libros Moralium Aristotelis (ad quos irt-
troductionum capita introducunt) désignant» (f. a i).
(211) L a Bibliothèque municipale de Sélestat possède deux exemplaires de
cette édition de 1502 {In Aim a Parhisiorum academia p er Vvolffgangum hopi-
lium et H enricum Stephanum in formularia litterarum arte socios. Anno ab
incarnatione domini virtutum 1502. septima Maii, 58 fo l.), n°s 648 et 662 du
catalogue; le n° 662 a appartenu à Beatus Rhenanus. J’ai examiné les rééditions
(inchangées) de Paris 1517/18 (Bibliothèque nationale, Rés. R 184, troisième
pièce) et de Paris 1545 (Dijon Bibl. mun., cote: 10.259). Je cite l’édition
de 1517/18 (qui est la plus fréquemment utilisée); en voici le titre: Artificialis
introductio p e r m odum epitomatis in decem libros Ethicorum Aristotelis: adiec-
tis elucidata commentariis qui post primam aeditionem nonnullis additis: ac-
cessionem crem entum que hac in tertia recognitione ceperunt; suit un quatrain
de Beatus Rhenanus: Lectori B e n e /A g e re JA c c ip e moralem lector studiose li-
bellutn Qui breuibus facilem pandit ad alta viam ./ H u n e m eus ingenua nuper
Clichtoueus arte/ Auxit: subnectens optima quaeque. V ale; vient ensuite, f.
lv , la dédicace: Iv d o cv s C l io h to v e v s N e o p o rtv e n s is Petro Briconeto... (ce
Pierre Briçonnet est le frère de Guillaume Briçonnet, cardinal de Saint-Malo,
et l’oncle de Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux; il avait confié l’éduca­
tion de son fils François à Lefèvre d’Étaples, et c’est pour cet élève que Clich­
tove réédita l’introduction de L efèvre).
LEFEV R E D ’ETAPLES 157

maître, puisqu’un des meilleurs spécialistes modernes de cette épo­


que, qui admire dans l’introduction de Lefèvre un «des beaux livres
de la Renaissance», ne cite guère, pour montrer «le souci de l’expres­
sion littéraire, le sentiment de l’harmonie profonde entre la poésie, la
philosophie et l’Écriture» qui sont les qualités maîtresses de Lefèvre,
que des textes de Clichtove (2I2) ! Mais, après avoir suivi la carrière
de l’introduction de Lefèvre (qui, sous l’une ou l’autre de ses formes,
aura durant toute la première moitié du XVIe siècle de nombreuses
rééditions), il nous faut revenir en arrière pour parler de son œuvre
principale dans le domaine de l’éthique aristotélicienne: les Decem
librorum Moralium Aristotelis très conuersiones, qui parurent le 12
avril 1497 à Paris. Ce gros volume (212 folios de 28 X 21 cm.), dans
lequel Lefèvre a réuni tout un ensemble de textes destinés à faciliter
l’intelligence de la morale d’Aristote, est d’une composition assez com­
plexe. La première partie est la plus importante; elle se compose de
16 cahiers numérotés de a à q (a8 ... p8q8, soit 126 folios); la pièce
maîtresse en est la traduction de YÊthique à Nicomaque d’Argyro-
poulos, accompagnée d’un commentaire de Lefèvre d’Étaples qui mé­
rite mieux qu’elle les louanges qui ont été adressées à son introduc­
tion à YÊthique-. il est la principale contribution de Lefèvre d’Étaples
à l’exégèse de YÊthique à Nicomaque (2ia); en appendice à cette pre­
mière partie (cahiers o à q) on lit la traduction des Magna moralia
de Giorgio Valla (2U) et le Dialogus de moribus de l’Arétin (215); l’im­
pression de cette première partie fut achevée en 1497. Ici s’insère le
cahier (noté a) de 10 folios qui contient la deuxième édition de l’in­
troduction à YÊthique, dont nous venons de parler, cahier imprimé en
1496 (ce qui peut vouloir dire entre le 1er janvier et le 24 mars
1497) (218). Puis vient la deuxième partie, cinq cahiers (a8b8c8d8e\ soit
36 folios), imprimée elle aussi en 1496, qui contient la traduction de

( 212) c f . J. D agens, Humanisme et évangélisme chez L efèvre d’Etaples, dans


Courants religieux et humanisme à la fin du X V * et au début du X V Ie siècle
(Colloque de Strasbourg, 9-11 mai 1957), Paris, 1959, p. 121-134, notamment
p. 122-125; le texte cité p. 124 avec la n. 2 est bien de Lefèvre et se lit dès
l’édition de 1494; mais appartiennent à Clichtove les textes cités p. 122-123 avec
la n. 1; p. 123 avec la n. 3 et la n. 2 ; p. 125 avec la n. 3.
(2W) je cite le commentaire de Lefèvre sur 1142 b 31-33; «Quo fit vt si
bene consultare prudentium est (est etenim ) vt botta consultatio ea rectitudo
consilii sit: qua conferentis habita ratione ad aliquem proficiscitur finem : cuius
ipsa prudentia vera rectaque existimatio est» (f. i.i., recto).
(214) Elle avait été publiée à Florence en 1488.
(215) c f. plus h au t, p . 150, avec la n ote 193.
(216) Dans l’exemplaire de la Bibliothèque municipale de Dijon, ce cahier se
trouve en fin du volume; c’est là sans aucun doute une erreur de reliure, car
158 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

YÊthique à Nicomaque de l’Arétin. Enfin la troisième partie (cinq


cahiers: A8B8C8D8 EG, soit 38 folios) contient YAntiqua traductio, c’est-
à-dire la traduction de Grosseteste, reprise du Textus Ethicorum de
1491-1496, légèrement corrigé par Lefèvre d’Étaples: celui-ci a rec­
tifié l’orthographe, notamment des mots grecs, et semble en outre
avoir consulté un manuscrit de la recension Rp; mais cet effort de
correction reste très limité, et le texte si caractéristique du Textus
Ethicorum demeure parfaitement reconnaissable (m); cette troisième
partie se termine par une table des matières qui garantit l’ordre voulu
par Lefèvre, et par un colophon qui date l’achèvement du volume du
12 avril 1497 (2I8). Important par les matériaux qu’il met à la dispo­
sition des lecteurs, ce livre l’est plus encore par la contribution per­
sonnelle de Lefèvre d’Étaples (son introduction et son commentaire):
il réconciliait: la philosophie d’Aristote tout ensemble avec les belles-
lettres et avec la religion chrétienne, en unissant à la pureté de la lan­
gue et à l’érudition classique la ferveur du sentiment religieux.
A la charnière des XVe et XV F siècles se situe Virgile Wellen-
dôrffer, originaire de Salzbourg, mais professeur à Leipzig; son Tri-
logium de mirifico verbo parut pour la première fois en 1495, mais
fut réédité en 1504, et c’est dans les premières années du XVIe siècle

l’ordre voulu par Lefèvre est attesté par la table, cf. note 218. Je ne sais si ce
cahier se trouve aussi à l’état isolé; en tout cas, il n’y pas lieu de croire,
comme semble le faire E . Amann, Dict. de Thêol. cath., t. IX , col. 133, qu’il
existe deux introductions différentes à l’éthique, publiées l’une en 1496 et
l’autre en 1497: c ’est le cahier daté de 1496 qui est partie intégrante de l’édi­
tion achevée en 1497.
(217) Cf. plus haut, p. 143, avec la note 172.
(218) j ’ai consulté les exemplaires de la Bibliothèque de la Ville d’Angers
(cote: S 422) et de la Bibliothèque municipale de Dijon (cote: 20.363). Voici
le titre général: D ecem librorum Moralium Aristotelis très conuersiones: Prima
Argyropili Byzantij secunda Leonardi Aretini tertia vero Antiqua p er Capita
et num éros conciliate: com m uai ¡amiliariqua commentario ad Argyropilum
adiecto; E t voici la table: H ec opéra hic continentur: ad inuicem hoc ordine
conciliata. Primo. D ecem libri Ethicorum Aristotelis ex Traductione Argyropili
Byzantini. Commentarius in eundem . Secundo. Magna Moralia Aristotelis In ­
terprété Georgio Ualla Placentino. Tertio. Dialogus Aretini ex paruis moralibus
Aristotelis ad Eudem ium . Quarto. Artificialis introductio p er modum Epito-
matis In decem libros Ethicorum Aristotelis. Quinto. D ecem Ethicorum Aris­
totelis ex traductione Leonardi Aretini. Sexto. Iidem Ethicorum libri decem
ex Antiqua traductione. Omnia vno volumine com prehensa et diligentissime
recognita: quo ad beate viuendum nullum desit studiosis présidium ... Et ab-
soluta sunt impensis, sumptibus et diligentia Joannis Higmani et Uolgangi
Hopilii in hac litterarum formularia arte sociorum: Jn almo Parhisiensium
studio A nno ab incarnatione domini virtutum 1497 12 Aprilis.
L E X V Ie SIECLE 159

que furent imprimées la plupart de ses œuvres, notamment celle qui


nous intéresse ici, son Moralogium ex Aristotelis Ethicorum libris
Commentatorumque lecturis, publié à Leipzig en 1509. Wellendôrf-
fer utilise la traduction de l’Éthique d’Argyropoulos, qu’il déclare
préférer à toutes les autres, et, parmi les commentateurs, Eustrate et
Averroès, Albert et Thomas, Henri d’Allemagne, Burley et Buridan,
mais aussi Acciaiuoli et Lefèvre d’Étaples; sa méthode consiste à in­
troduire le texte par un bref «prélude», à le condenser ensuite en une
conclusion versifiée, destinée à être apprise par cœur, puis à l’expli­
quer à l’aide des commentateurs; malgré son étendue, l’ouvrage de
Wellendôrffer n’a d’autre ambition que de mettre l’éthique d’Aristote
à la portée des «novices» (219).

L ’E T H IQ U E A N IC O M A Q U E AU X V Ie SIECLE

Le XV I0 siècle voit se multiplier les éditions du texte grec de YÉthi­


que à Nicomaque: il n’en paraît pas moins de vingt. Les unes sont
parties intégrantes des éditions des œuvres complètes, dont nous ne

(21°) J ’ai consulté sur microfilm l’exemplaire du Moralogium qui a appartenu


à H .W . Chandler et est aujourd’hui conservé dans la bibliothèque de Pembroke
College à Oxford: Moralogium e x Aristotelis Ethicorum libris Commentato­
rum que lecturis iniciatum et authorisatum. Quingentis atque triginta conclusio-
nibus moralibus et rhythmisatis studiose contextum. Preludiis Summariis Epi-
logis et Alphabeticis repertoriis candide vestitum... à la fin se lit le colophon:
Moralogium ex Aristotelis moralium siue Ethicorum Libris officiose exerptum,
nouitiorum gratia compilatum. In aima Lipsensium Academ ia scholasticis gratis
cum nonnullis additionibus repetitum et absolutum. P er discretum Baccalau-
reum Vuolfgangum Sto°ckel M onacen. Calchographum impressum et effigiatum.
Anno domini 1509 vigesima quinta mensis septembris ad dei laudem principa-
liter finitum et consumatum; 1 vol., 32 X 21, 170 fol. + indices. A titre d’exem­
ple, je cite les deux premières conclusions:
Omnia bonum appetunt,
Ut verba philozophi tradunt.
In rebus humanis atque sîngulis, finis intenditur,
Cuius gratia vnumquodque, agere asseritur.
ainsi que le commentaire de 1142 b 31-33: «Sic igitur de vtroque scilicet parti-
culari et simpliciter fin e potest esse bona consultatio. que nihil aliud est quam
rectitudo consilii quia (! lire: qua) vtilitatis, id est boni, causa; quis assequitur
aliquem finem cuius prudentia est vera existimatio» (fol. 9 4 r). Sur Wellen-
dorffer, cf. F a b r ic iu s , Bibl. latina..., t. V I, Florence, 1859, p. 592, et pour l’édi­
tion de 1495 du Trilogium, H axn, n° 16156. — On attribue encore des com­
mentaires sur l’É thique à Bernard de Sienne, professeur à Ferrare vers 1459;
à Conrad Hensel de Cassel, curé à Francfort (1474-1509; cf. F a briciu s , Bibl.
latina..., t. I, Florence, 1858, p . 38 3 ).
160 L ’EXEG ESE D E L ’ÉTH IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

citerons que les principales: celle de l’allemand Simon Grynaeus, pré­


facée par Érasme qui la dédia au jeune fils de saint Thomas More
(Bâle, 1531); celle du hessois Friedrich Sylburg (Francfort, 1584-
1587); celle du genevois Isaac Casaubon, qui suit en règle générale
Sylburg, mais a cependant introduit dans le texte ou noté dans ses
marginalia nombre de leçons empruntées soit à des manuscrits, soit
aux versions latines, soit aux éditions antérieures; YÉthique à Nicoma­
que y est accompagnée de la traduction latine de Lambin ( - “); celle
enfin de l’italien Julio Pacio, qui suit Casaubon, mais remplace en face
de YÊthique à Nicomaque la traduction de Lambin par celle de Feli-
ciano (221). Parmi les éditions de YÊthique à Nicomaque à part, il faut
mentionner celle de Pietro Vettori à Florence en 1547, reproduite par
Adrien Turnèbe (Turnebus) en 1554 à Paris (222); celle de Theodor

( 220) c f . J. G lu c k e r , Casaubon’s Aristotle, dans Classica et Mediaevalia,


25 (1964), p. 274-296. — L a première édition de YAristote de Casaubon parut
à Lyon, Apud Guillelmum Laemarium, en 1590; la deuxième à Genève en un

volume in folio chez Pierre de la Rovière en 1605. — Notons au moins l’un


des marginalia de Casaubon: en 1142 b 32-33, Casaubon conserve le texte qui
était courant depuis l’Aldine (car Susemihl se trompe en attribuant à l’Aldine
la leçon jtgôç t ô xéX'oç, comme j’ai pu le vérifier sur l’exemplaire conservé à
la Bibliothèque nationale sous la cote Rés. *E 3) : noôç xi xéXoç, mais il note
en marge: 7 0 . jtgôç t ô xéXoç; il n’a pas emprunté cette leçon (qui est la bonne)
au ms. K b, qu’il ne connaissait pas, mais à quelque autre ms. grec: c ’est en
effet une erreur de dire, comme on le fait souvent, que la leçon j i q o ç t i t é X o ç
est celle de «tous les manuscrits sauf Kb»; il faut dire qu’elle est celle des
cinq ou six mss consultés par les éditeurs, notamment de L bMbOb, auxquels on
peut ajouter P^C^N0; itçôç tô xèloç se lit dans le ms. Ob sous la plume du
correcteur, et semble avoir été lu par le réviseur de Grosseteste et par l’Arétin
(plus haut, n. 180). La note de Casaubon est évidemment reproduite par Guil­
laume Duval (cf. plus loin, p. 210 avec la note 3 5 0 ). Grâce à celle, le texte
correct du passage sera donc largement connu dès avant Bywater (cf. plus
loin, t. II, p. 51 8 ).
(221) La première édition de YAristote de Pacio parut à Genève chez Lay-
marie en un vol. in fol. en 1596; la deuxième chez le même Laymarie à Ge­
nève en deux vol. in 8 ° en 1597 (cf. P. C haix , A . D ufo u r et G. M o eck li , Les
livres imprimés à G enève de 1550 à 1600, nouv. éd. revue et augmentée par
G. Moeckli, Genève, 1966); j’ai en mains la troisième édition en deux vol. in
8°, le t. I daté de 1607 et le t. II de 1606, parue chez Pierre de la Rovière à
Genève. U Éthique à Nicom aque se lit en tête du t. II; à en croire la table
(p. 2) la traduction latine de YÊthique serait donnée «Ioanne Bernardo Febri-
ano interprete»; M. Glucker (cf. note préc.) a corrigé Febrianus en Fabricius
(p. 285, n. 2 5 ) ; il s’agit en réalité de Feliciano (cf. plus loin, p. 173).
( 222) L ’édition de Turnèbe n’ajoute à celle de Vettori que 3 pages de cri­
tique textuelle, introduites par les lignes suivantes: «Lectori. Codices veteres,
L E DEBUT DU X V Ie SIECLE EN IT A L IE 161

Zwinger à Bâle en 1566, de Matthias Berg à Francfort en 1591, d’An­


tonio Riccoboni, professeur à Padoue (1541-1597/9), mais dont l’édi­
tion parut à Francfort en 1596.

Prolongation du courant de la Renaissance

Entre la fin du XVe siècle et le début du XVI0 siècle, il n’y a pas


de rupture: la Renaissance continue. En Italie, le même mouvement
d’intérêt porte vers YÉthique d’Aristote les hommes les plus divers.
Francesco di Zanobi Cattani de Diacceto, élève de Marsile Ficin, nom­
mé en 1502 à la chaire de philosophie morale du Studio de Florence,
fait un cours sur YÉthique à Nicomaque dont nous avons conservé la
leçon d’introduction (223). Raffaele Maffei de Volterra (1451-1522)
compose des sommaires des dix livres de YÉthique (°-*). Celio Cal-
cagnini (1479-1541) écrit une Paraphrasis in pritnum librum Ethico-
rum Aristotelis, dans laquelle il fait naïvement coïncider bonheur
aristotélicien et béatitude chrétienne (223)- Plus importante est l’œuvre

quibus his Aristotelis libris D e M oribus excudendis vsi sumus vt plurimum


consentientes cum Victorianis, ita non nunquam dissidentes deprehendimus.
Quae igitur aliter scripta nostri habuerunt, hic in studiosorum gratiam adscri-
benda duximus». Turnèbe était le fils d’un garde du corps écossais, émigré en
France, dont les français n’arrivaient pas à prononcer le nom de Turnbull, dont
il firent Tournebeu ou Tournebou, qui deviendra Turnèbe, par l’intermédiaire
du latin Turnebus...; cf. W . F o rb e s L e it h , Bibliographie des livres publiés à
Paris et à Lyon par les savants écossais réfugiés en France au X IV ° siècle,
dans R evue des Bibliothèques, 21 (1 911), p. 241-268, notamment p. 263, n. 3.
(223) cf. P . O. K r i s t e l l e r , Studies in Renaissance Thought and Letters,
Rome, 1956, p. 287-336, notamment p. 298; la leçon d’introduction à YÉthique
se lit dans les Opera omnia, Bâle, 1563, p. 319-323.
(22J) On peut les lire par exemple dans -.Aristotelis Stagiritae Ethicorum ad
N icom achum libri decem . Raphaelis Volaterrani argumenta in eosdem. Ioanne
Bernardo Feliciano interprete. Venetiis, apud Hieronymum Scotum. 1542 (Bibl.
nationale: *E 1422). Les résumés de Raffaele Maffei sont très brefs: celui
du livre I occupe les fol. 3v-4v, celui du livre II les fol. 22r-23r, etc.
(223) C a e lii C a lca g n in i Ferrariensis, protonotarii apostolici, Opera aliquot..,
Bâle, 1544, p. 453-457: Paraphrasis in prim um librum Ethicorum Aristotelis,
Caelio Calcagnino authore, ad Antonium Musam Brasauolum. Le début du
texte en donne le ton: «Non ea solum quae à deo protinus rerum omnium
authore proficiscuntur, neque ea quae proxime a natura pendent, suum ordi-
nem tuentur: et ad authorem suum, in quo uoti summa reposita est, et ex
quo omnis boni origo permanat, conuertentur: sed et nulla est pars uitae, quae
hoc boni agendum desiderio uacet...».
162 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L IT T ER A IR E

du dominicain Chrysostome Javelli de Casale Monferrato; maître


des études, puis régent au couvent de Bologne de 1507 à 1519, il
renonça ensuite à toute charge pour se consacrer exclusivement à la
rédaction d’ouvrages qui comprennent une In decem Ethicorum libros
epitome et surtout une Christiana philosophia seu ethica, datée de 1538
et qui est sans doute sa dernière œuvre; il mourut peu après: penseur
non dépourvu d’originalité, Javelli lit Aristote en platonicien et en
chrétien (226). Il ne serait pas utile de mentionner ici les Problemata
quibusom nes librorum decem Aristotelis de morali philosophia loci
difficiliores excutiuntur, parus à Mantoue en 1538, si ce faux éhonté
n’expliquait la mention, qu’on trouvera maintes fois par la suite, d’une
liste de commentateurs de YÊthique tout imaginaires; faux éhonté, di­
sions-nous: le corps du volume (f. 3r-206) ne contient rien d’autre en
effet que les questions sur YÊthique de Buridan, avec en tête la table
des questions à partir des questions du livre VI, le tout en caractères
gothiques; les seuls éléments nouveaux du volume' sont les deux pre­
miers folios et un colophon ajouté au bas du f. 206rb, cette fois en
caractères romains, ce qui rend le faux manifeste; au f . 2, on a la table
des questions des livres I-V, calculée pour enchaîner avec le f. 3, et
au f. 1, le titre menteur: les questions qui suivent auraient été ex­
traites, à grand labeur, d’une multitude de commentaires de YÊthique:
ceux de Henri de Friemar, de Michel Aiguani, de Pierre de Spire,
d’Augustin de Rome, de Thomas de Walden, de Nicolas d’Orvault, de
Donatd Acciaiuoli, de Giorgio Valla, sans parler de l’introduction et
des notes de Lefèvre d’Étaples, et surtout du traité d’Henri de Northeim
sur le conflit des vertus et des vices i227) !

(226) c f . J. Q u é t if et J. É c h a r d , Scriptores ordinis Praedicatorum, t. II, Pa­


ris, 1721, p. 104-105; N. B a l t h a s a r , L a réalité de la relation finie d ’après saint
Thomas d’A quin [critique de l’interprétation de Javelli], dans R evue néo-scol.
de philos., 31 (1 929), p. 397-414; Id., lavellus com m e exêgète de S. Thomas,
dans Philosophia perennis (Festgabe J. Geyser), Ratisbonne, 1930, t. I, p. 149-
158; M.-D. Chenu, dans Dict. de thêol. cath., t. V III, 1, Paris, 1924, col. 535-
537; Id., Note pour l’histoire de la notion de philosophie chrétienne, dans
R evue des sc. philos, et thêol., 21 (1 932), p. 231-235; G . H e id in g s fe ld e r, Zum
Unsterblichkeitsstreit in der Renaissance, dans A us der Geisteswelt des Mittel-
alters (Beitrage z. Gesch. d. Philos, u. Theol. d. Mittelalters, Suppl. B d .'I II)
Munster, 1935, t. II, p. 1270 et 1282-83; M. Grabm ann, Mittelalterliches Geistes-
leben, t. III, Munich, 1956, p. 395-96 [influence de Capréolus sur Javelli];
E . G a rin , Utopisti italiani del’ 500, dans Città di Vita, 1 (1 946), p. 89-94.
P 7) J’ai consulté l’exemplaire de cette édition conservé à la Bibliothèque
de l’Arsenal sous la cote: Fol. S 164 (2ème p artie): Problemata quibus omnes
librorum decem Aristotelis de morali philosophia loci difficiliores excutiuntur,
atque ita vt inde literae totius haberi facile possit ad veritatem explicatio quodque
L E DEBUT DU X V I0 SIECLE EN FRAN CE 163

La Renaissance se prolonge également en France par toute une série


de commentaires de la traduction de YÉthique d’Argyropoulos. Le 28
novembre 1517, Antoine Silvestre, de Briançon, dédiait à l’évêque de
Langres une réédition d’Argyropoulos, «cum familiari explanatione seu
familiaribus admodum annotationibus: ad planum Aristotelis sensum
habendum, plurimum (vt speratur) conducturis» C228). Le 15 avril 1523,
l’espagnol Juan de Celaya publiait à Paris son Aurea expositio... in
decem libros Ethicorum Aristotelis: c’est lui aussi le texte d’Argyro­
poulos qu’il commente en théologien fidèle à la tradition scolastique:
s’il ne peut nier par exemple qu’en 1142 b 31-33 Aristote fasse relever
là fin de la vertu de prudence, il distingue: tandis que Veubulia cherche
la fin, la prudence la détermine (112vb); le théologien répugne en ef­
fet à dire que la prudence, vertu pratique, connaît la fin, qui est Dieu;

cum Aristotelica et Christiana foelicitate conueniat. Selecta sunt autem non


sine labore ex plurimorum commentariis acl Aristotelis Ethica. Nimirum Hen-
rici de Frimaria, Michaelis angirani, Pétri de Spira, Augustini rhomani, Tho-
mae valdensis, Nicolai dorbelli, Donati acciaioli, Georgii vallae, tum ex scholiis
lacobi Fabri Stapulensis et introductione eiusdem, maxime vero ex morali opere
Henrici northeymensis de virtutum et vitiorum conflictu; v oici le colophon,
f. 2 0 6 rb : Absolvendum hoc problematum et quaestionum opus recensque typis
excudendum curduit Mantuae Ioannes praetor bibliopola suis impensis Ioannes
rauot calcographum. anno salutis nostrae tricesimo octauo supra sesquimilesi-
mum. — Sur H enri de F riem ar, cf. plus h aut, p. 134 av ec la note 147; sur
M ichel A iguani, cf. n ote 148; sur P ierre de Spire, augustin du début du X V 8
siècle, cf. F a briciu s , Bibl. latina m ediae et infimae aetatis, éd. de F lo ren ce,
1858-59, t. V , p. 2 6 6 ; su r Augustin de R om e, cf. plus h aut p. 139 avec la note
16 1 ; sur Thom as N etter de W aiden, cf. F a b r ic iu s , ibid., t. V , p. 94-95; Biblio-
theca carmelitana, nouv. éd. p ar C. de V illiers, R om e, 1927, t. II , col. 8 3 9 ;
sur N icolas d ’O rvault, cf. plus h aut, p. 141; sur D onato A cciaiu oli, p . 150;
sur G iorgio V alla, p . 155; su r L efèv re d ’E taples, p. 154-158; sur H enri d s
N ortheim , cf. F a b r ic iu s , ibid., t. I I I , p. 2 1 0 , et L . H ain , Repertorium biblio-
graphicum ..., n° 11910: il s’agit de sa Dimetromachia de virtutibus et vitiorum
conflictu.
(228 ) c f . Ph. R enouard , Bibliographie des impressions et des oeuvres de
fosse Badius A scensius..., t. II , P aris, 1908, p. 46-47. J ’ai consulté l’exem plaire
de la Bibliothèque M azarine (co te: 2 7 .7 1 3 ) ; voici le com m entaire de 1142 b
31-3 3 : «Set bene consiliari est prudentum . igitur eubulia est adeptiua finis quem
prudentes intendunt secundum siiam prudentiam» (f. 1 6 4 r). — Sur A ntoine
Silvestre, cf. H . É l i e , Quelques m aîtres... (art. déjà cité n. 2 0 5 ) , p . 2 3 0 ; C.
P rantl , Geschichte der Logik im Abendlande, Bd IV , Leipzig, 1870, p . '2 3 8 ,
fait m ou rir A ntoine Silvestre en 1515; bien à tort, puisqu’il passa la licen ce
en théologie le 2 2 m ars 1524; cf. H . B . M aîtjre, L es «thêologastres» de l’Uni­
versité de Paris au temps d’Érasme et d e Rabelais (1496-1536), dans Bibl.
d’humanisme et renaissance, 27 (1 9 6 5 ), p. 263.
164 L ’E XEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

elle ne peut que déterminer l’homme à la poursuivre (22B). Le 4 juin


1530, c’était au tour de l’écossais John Mair (Major) de faire paraître
un commentaire d’Argyropoulos; dans sa dédicace à l’archevêque
d’York, Thomas Wolsey, John Mair exalte encore en termes enthou­
siastes l’accord de la philosophie morale d’Aristote «cum syncerissi-
ma catholicae ac vere christianae persuasionis integritate»: Aristote af­
firme le libre arbitre, il condamne le suicide comme une lâcheté, il
distingue les plaisirs purs des plaisirs grossiers chers aux Turcs, il place
le bonheur dans la pratique des vertus héroïques, il reconnaît, ô mer­
veille, les deux vies active et contemplative, que symbolisaient chez les
juifs Rachel et Lia et chez nous Marthe et Madeleine ! En un mot,
c’est à peine si dans une œuvre aussi vaste on peut trouver une pen­
sée qui soit indigne d’un chrétien (230). C’est encore à la traduction
d’Argyropoulos que s’en tient Hector Forest, jurisconsulte né à Vaison-
la-Romaine, qui, après avoir étudié à Pavie sous Alciat, s’était fixé
en Avignon; il dicta dès 1541, pour Paleantomo de Gadagne (1509-

(229) j>ai consuité l’exemplaire de la Bibilothèque Mazarine (cote: 3.6 1 8 ):


A urea expositio clarissimi artium et Theologie professons magistri Jaannis
de Celaya valentini: doctoris Parisiensis in decem libros Ethicorum Aristotelis.
Argyropilo byzantio traductore. cum questionibus atque dubijs varias difficul-
tates morales et theologicas enodantibus. Venumdatur in aedibus Hedmondi
lefebure et Pétri viart. in via ad diuum Jacobum sitis. Cum Privilegio (privi­
lège daté: le ij Davril l’an de grâce M CCCCC X X I I avant Pasques). Page de
titre + dédicace + 182 fol.; f. 182v: Expliciunt Commentaria Dotnini Joannis
de Celaya doctoris theologi In libros Ethicorum Aristotelis Parrhisiis Opera
et impensis H em ondi le feb u re et Pétri viart. Anno domini millesimo quingen­
tésimo vigésimo tertio. D ie vero X V Aprilis. — Sur Juan de Celaya, cf. R. G.
V illoslada , S. I ., La Universidad de Paris durante los estudios de Francisco
de Vitoria O. P. (1507-1522) (Analecta Gregoriana vol. X I V ), Rome, 1938,
p. 180-215, notamment p. 207-208; M. L. R o ure , L e traité «Des propositions in­
solubles» de Jean de Celaya, dans A rch. d’hist. doctr. et litt. du M oyen A ge, 29
(1962), p. 235-338.
(230) j>a} consulté les exemplaires de la Bibliothèque Mazarine (cote: 3619,
1ère pièce) et de la Bibliothèque Vaticane (Stamp. Barb. J IV 6 7 ); cf. Ph.
R enouard , loc. cit. (à la n. 2 2 8 ), p. 47. L a dédicace se trouve au verso de
la page de titre; suit la table; après ces 8 folios liminaires commence le texte,
fol. 1: Aristotelis Ethica, id est opus de moribus ad Nicom achum f ilium, ab
loanne Argyropylo Bizantio traductum, et a Ioanne M aiore Hadingronano elu-
cidatum, qui s’achève au f. 170r. Sur 1142 b 31-33, John Mair écrit: «Si igitur
prudentium est ben e consulere, ea est directio secundum vtilitatem aliquem ad
finem , cuius prudentia est directrix» (f. lOOv) : toujours l’hésitation à parler
ici de connaissance! — Sur John Mair, cf. V illoslada , loc. cit. (à la n. p réc.),
p. 127-164; H . É l i e , Quelques maîtres... (cf. n. 2 0 5 ), p. 205-212.
LA CRISE D E LA REFORM E 165

1566), membre de l’illustre famille des Gadagne établi en Avignon (2M),


ses cours sur YÉthique, mais il ne se décida à les publier que quelques
années plus tard; il fit d’abord paraître à part, à cause de son impor­
tance, le livre V (la préface en est datée du 28 novembre 1549), puis
les autres livres (dont l’avis au lecteur est daté de Mazan, le 30 avril
1550); l’information d’Hector Forest est courte; il cite Lefèvre d’Éta-
ples, mais avoue ignorer Clichtove; au reste il n’entend pas donner
de YÉthique une explication philologique, mais un simple résumé doc­
trinal (232).

La crise de la Réforme: l’Éthique condamnée par Luther, réhabilitée


par Mélanchthon

On put croire un moment que la Réforme allait donner un coup


d’arrêt à l’Aristotélisme (2M). Luther, qui en 1508-1509 avait inaugu­
ré son activité professorale à Wittenberg par un cours sur YÉthique à
Nicomaque, fait preuve envers Aristote, à partir de 1509, d’une hosti­
lité qui culmine en août 1520 dans son appel A la noblesse chrétienne
de la nation allemande; Luther ne veut rien de moins que chasser des
universités le maudit païen qui y a été introduit par le Malin: n’est-ce
pas un mauvais livre que le traité De l’âme, qui a enseigné que l’âme
est mortelle aussi bien que le corps ? «Ceci vaut encore pour le livre

(S31) Cf. le Comte de C h a rp in -F e u g e ro lle s , Les Florentins à Lyon, Lyon,


1894, p. 108.
i232) H e c to ris F o r e s ti V a sio n e n sis ad magnificum Paulum Antonium a
Guadagnis In Quintum Ethicorum Aristotelis Domesticae praelectiones. Apud
Seb. Gryphium. Lugduni. 1550 (94 pages). — H e c t o r i s F o r e s t i V asio n en sis
iurium doctoris In Ethica Aristotelis Ad Paulum Antonium à Guadagnis, Do­
mesticae praelectiones. Apud Seb. Gryphium, Lugduni, 1550 (328 pages) ■ —
J’ai utilisé l’exemplaire conservé à la Bibliothèque de la ville de Chambéry
sous la cote 3939; le volume comporte en outre le commentaire d’H ector Fo­
rest sur les Économ iques, dédié à Jean Sade et François Claret, nobles d’Avi­
gnon (l’exemplaire de la Bibliothèque de l’Arsenal est incomplet; je n’ai pas vu
celui de la Bibliothèque municipale de Lyon). — On évitera de traduire
L ugduni par London, comme le fait W . J. B a rtlin g , Megalopsychia. A n Inter­
prétation of Aristotle’s Ethical Idéal, thèse de la Northwestern University,
Evanston (Illinois), 1963, p. 114, n. 1, et p. 262: mais on pardonnera volon­
tiers à W . J. Bartling: citer Forest n’est pas chose commune!
(233) Je dois beaucoup pour tout ce qui concerne l’histoire de l’aristotélisme
dans l’Allemagne protestante au livre de P . P e te r s e n , Geschichte der aristo-
telischen Philosophie im protestantischen Deutschland, Leipzig, 1921 (2 8 éd.,
Stuttgart-Bad Cannstatt, 1964).
166 L ’E XEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

de YÊthique, pire qu’aucun autre livre, directement opposé à la grâcë


divine et aux vertus chrétiennes et qui pourtant passe encore pour un
de ses meilleurs. Ah ! Qu’on écarte donc ses livres de tous les Chré­
tiens !» (234). C’est cependant ce même livre de YÊthique que Luther
vieilli finira par déclarer remarquable et utile: Mélanchthon était passé
par là !
Aux yeux de Philipp Mélanchthon en effet l’Aristotélisme était pour
la jeûne Église protestante une nécessité vitale: il représentait un re­
tour aux sources qui était libération de la scolastique, et il offrait néan­
moins un système clair qui était rempart contre le doute; là était no­
tamment la supériorité d’Aristote sur Platon: Platon pose trop de
questions, il est trop flou pour rien fonder de solide. Il est possible
que Mélanchthon ait trouvé dans YÊthique, telle qu’il la comprenait,
la doctrine du libre arbitre dont il avait besoin pour adoucir la rigueur
du serf arbitre luthérien; il lui découvre en tout cas maintes utilités:
une fois qu’on a bien distingué Évangile et philosophie morale, on ne
saurait nier que l’Évangile donne à la philosophie morale sa caution;
l’éthique est en effet partie intégrante de la loi naturelle, et cette loi
naturelle, Dieu veut que nous la connaissions; Dieu veut aussi que les
mœurs soient régies par les lois qu’édicte le Pouvoir civil; or, l’éthique
est le fondement des lois; enfin l’Église même emprunte à l’éthique
une bonne partie de son enseignement sur les contrats, les pouvoirs
civils, les vertus et les lois (235). On ne s’étonnera donc pas de voir

F 4) Je cite la traduction de M. G ra v ier , Luther. Les Grands écrits réfor­


mateurs (Coll. bilingue des classiques allemands), Paris, 1944, p. 217. — La
condamnation de Luther ne dépassait d’ailleurs pas en violence celle que por­
taient déjà contre YÊthique un saint Bonaventure et, au X IV ° siècle, un Hu-
golin d’Orvieto: «D e Ethica dico, quod superflua est fidelibu s...' secundo dico
quod pro maiori parte ethica est falsa doctrina et pro tota parte qua non est
falsa, est diminuta et inutilis, quoniam nec uirtutem cognouit Aristotiles, set simu-
lacra uirtutum, nec régulas d éd it...» (In Sent., Prologue, qu. IV, a .l ) ; cf. A.
Z um keller , H ugolin von Orvieto und seine theologische Erkenntnislehre (Cas-
siciacum, Bd I X ) , Wurzbourg, 1941, p. 376; Id., D ie Augustinertheologen Si­
mon Fidati von Cascia und Hugolin von Orvieto uiid M. Luthers Kritik an
Arisioteles, dans Archiv fü r Reformationsgeschichte, 54 (1 963), p. 15-37.
i235) «Utilitates philosophiae moralis. 1. Vtilis est collatio cum Euangelio. et
Lege Dei, ac- illustrât- généra doctrinae. Tenendum enim est discrimen Legis
et. Euangelij: et sciendum, Efhicam doctrinam esse partëm Legis . diuinae de
ciuilibus moribus. II. ‘Quia Ethica doctrina pars est legis naturae, et quia
Deus uult legem naturae cognosci, certe hae disputationes prosunt, quae per
signa et demonstrationes colligunt leges naturae et ordinem monstrant. II I:
Cùm uelit Deus legibus Magistratuum régi ciuiles mores, etiam hanc doctrinam
approbat, quae legum fons est... IV. Etiam in Ecclesia, in disputationibus de
M ELANCHTHON 167

Mélanchthon revenir à maintes reprises à l’étude de YÊthique à Nico­


maque: dès 1529 il publie à Wittenberg son In Ethica Aristotelis
commentarius, réimprimé en 1530 à Haguenau, qui ne porte encore
que sur les livres I et II de YÊthique à Nicomaque; en 1532, toujours
à Wittenberg, il publie ses In primum, secundum, tertium et quintum
Ethicorum commentarii, qui ajoutent aux livres I et II une brève ex­
plication du livre III et une traduction avec commentaire du livre V;
ce volume est réédité à Strasbourg en 1535 (avec un commentaire de
la Politique); enfin en 1545 Mélanchthon publie l’édition définitive:
Enarratio aliquot librorum Ethicorum Aristotelis primi, secundi, ter-
tii et quinti, ad intelligendum Aristotelem utilis (suivie d’un De con-
tractibus et d’un De arbore consanguinitatis); cette édition de Witten­
berg 1545 est reproduite à Lyon en 1548 et plusieurs fois par la sui­
te (23G). Helléniste, Mélanchthon se défend (sauf pour le livre V, qu’il
admirait particulièrement et jugeait sans doute devoir rendre acces­
sible au plus grand nombre) de renvoyer ses étudiants à un texte la­
tin: c’est au texte grec qu’il entend se référer, et c’est le texte grec
qu’il entend expliquer en toute liberté d’esprit, sans se soucier des
gloses scolastiques. Et il faut avouer qu’il lui est arrivé de pénétrer
la pensée d’Aristote avec une lucidité qu’on souhaiterait à bien des
exégètes modernes, par exemple lorsqu’il dénonce le grossier con­
tresens que s’obstinent aujourd’hui encore à commettre tous ceux qui
attribuent à Aristote la subordination de l’éthique à la politique: lors-
qu’Aristote, au chapitre 1 du livre I de YÊthique à Nicomaque, dit
que la fin de l’homme relève de la «politique», il prend le mot de
«politique» non en son sens étroit, mais au sens très général de scien­
ce pratique; et ce qu’il nous dit, c’est que c’est l’éthique elle-même
qui est, en ce sens, la «politique», c’est-à-dire la science pratique uni-

ciuilibus officiis et moribus, tnulta sumuntur ex hac doctrina, uidelicet ex lege


naturae: ut cum de contractibus, de officiis Magistratuum, de uirtutibus pie-
risque, de legibus humanis disseritur. E t maiori dexteritate explicare taies ma-
terias possunt, qui recte instituti sunt in hac philosophia» (Ethicorum Aristo­
telis... enarratio, Lyon, 1548, p. 26; cf. plus bas, n. 23 6 ).
(236) c f . Corpus Reformatorum. Vol. X V I, Halis Saxônum," 1850: Philippi
Melanthonis O pera... vol. X V I, Praefatio (on trouve là : Philosophiae mora-
lis epitomes libri duo, col. 21-164; Ethicae doctrinae elementorum libri duo,
col. 165-276; Enarrationes aliquot librorum Ethicorum Aristotelis, c o l..277-416) .'
— Je cite l’édition de Lyon, 1548 (que j’ai consultée, à la Bibliothèque munici­
pale de Grenoble; cote: F 51 7 3 ): Ethicorum Aristotelis primi, II, III, et V
librorum enarratio p er Philippum Melanch. Accesserunt eiusdem oratio de
Aristotele. Collatio Actionum forensium Atticarum, et Romanarum. In Politicos
aliquot Aristotelis libros Commentaria. Lugduni. Apud Seb. Gryphium. 1548;
168 L ’EXËG ESE DE L ’ËT H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

versellé qui commande à la «politique» au sens étroit du terme (237).


Mélanchthon cependant ne s’est pas contenté d’être un exégète lucide
du texte de YÊthique à Nicomaque; il a voulu en condenser et en ap­
profondir la doctrine: en 1538, il publia à Strasbourg sa Philosophiae
moralis epitome, et en 1550 à Wittenberg ses Ethicae doctrinae ele-
menta; durable et étendue devait être l’influence de ces abrégés, tout
pleins de la doctrine de cette Éthique d’Aristote dans laquelle maître
Philippe n’hésitait pas à célébrer «un délicieux sermonnaire et une
exquise nouvelle Bible» (238); les esprits chagrins leur reprochèrent
pourtant d’avoir détourné de l’étude du texte même d’Aristote trop
d’étudiants paresseux: tous les manuels en sont là.
Dans le sillage de Mélanchthon, il faut mentionner deux apologies
de YÊthique d’Aristote. D’abord, celle du suisse Otto Werdmüller, de
Zurich: De dignitate, usii et methodo Philosophiae moralis, Quam Aris­
toteles ad Nicomachum filium conscripsit, parue en 1545: dédié à l’évê-
que Henri Bullinger, successeur de Zwingli à Zurich, l’ouvrage se
préoccupe avant tout de montrer l’utilité de l’éthique pour la théologie
et la vie chrétienne, et Werdmüller ne se cache pas de reprendre à son
compte les thèses de son maître Mélanchthon: «D. Philippus Melanch-
thon, praeceptor meus» (p. 25); comme Mélanchthon, il estime que le
tout est de bien distinguer théologie et philosophie: la philosophie mo­
rale, si on la distingue bien de l’Évangile, est infiniment utile à la vie
chrétienne, tandis que si on la confond avec l’Évangile, elle le cor­
rompt; mais cette faute, ce fut celle non d’Aristote, mais de Scot et
gens de même farine, et ce sont eux qui ont fait passer Aristote pour

Oratio: p. 3-18; dédicace du comm. sur YÊthique: p. 19-26; comm. du livre I:


p. 26-59; du livre II: p. 59-84; du livre III: p. 84-121; du livre V : p. 122-173;
Alia eiusdem libri (V ) per eundem enarratio: p. 174-248; De contractibus:
p. 249-263; De arbore cons.: p. 274; Collatio..., p. 276; In Pol.: p. 299-341.
(237) «Quod hic ait Aristoteles, finem hominis pertinere ad Politicam doc­
trinam seu sapientiam Politicam, Phrasis est ex Platone sumpta. Nec intelligatur
Pollitica tantum de administratiöne Magistratuum, sicut infra nomine politices
utitur Aristoteles in libris Politicorum. Hic uero more Platonis loquitur, qui
in genere Politicam uocat communem quandam doctrinam, quae alioqui uoca-
tur generali nomine Practica, quae uidelicet efficit honestos uiros, bonos ciues
et gubematores. E t quaerit Plato, an hanc tradant Oratores aut Philosophi. —
Aristoteles hoc loco admonet, hanc ipsam Ethicen uere esse Politicam, seu Prac-
ticam, quae principaliter priuatos mores, et publica officia régit, et attribuit
Philosophis hanc doctrinam sicut Plato, ac partes facit Gubernationem priua-
torum morum, Senatoriam sapientiam, forensem artem» (Ethicorum Aristotelis...
enarratio, Lyon, 1548, p. 3 0 ).
C238) «ein köstlich Predigtbuch und ein fein neue Bibel», cité par P. P e t e r -
sen , Geschichte der aristotelischen Philosophie..., p. 8 8 .
LA CRISE RAM ISTE 169

un imposteur, un sophiste et un ennemi de l’Évangile (23s). De la même


veine est le livre de Pierre de la Place, premier président à la cour
des Aides à Paris, dédié en 1562 au chancelier Michel de l’Hospital:
Du droict Vsage de la philosophie morale auec la doctrine chrestien-
ne; la philosophie morale que défend Pierre de la Place est en effet
celle d’Aristote, et son livre est un petit résumé de l’Êthique à Nico-
maque mise en harmonie avec la foi chrétienne (24°).

La crise ramiste: l’Êthique condamnée par Orner Talon, défendue par


Nicolas Boucher

On sait combien profondément la crise ramiste, dont Pierre de la


Ramée donna le signal en 1536 en dénonçant la dialectique d’Aristote,
secoua les Universités en France et en Allemagne jusqu’à la fin du
XV F siècle. Cependant, ce n’est pas Pierre de la Ramée lui-même qui
nous intéresse ici, mais son collègue et ami, Omer Talon (1510-1562),
qui porta l’attaque sur le terrain de l’éthique. Les usages de l’Université
de Paris imposaient à Talon d’expliquer à ses élèves l’Éthique à Nico-
maque-. il s’acquitta de ce devoir, mais en revendiquant son droit de
philosophe à la liberté dans la recherche de la vérité (241). Cette recher­
che critique, nous pouvons la saisir en pleine action, car Talon a fait
publier une dispute académique tenue le 27 novembre 1548 par ses

(239) D e dignitate, usu et methodo Philosophiae moralis, Quam Aristoteles


ad Nicomachum filium conscripsit, Libri duo, nunc prim um ab Othone Vuerd-
mullero Tigurino in lucem editi. Basileae M D X L IIII; mais à la fin du regis-
trum, on lit: Basileae Per Hieronymum Curionem M D X L V (170 X 105, 317 p) ;
j’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque nationale (cote: R 10817). Le
livre I (De dignitate et usu) montre en citant à l’appui de nombreux passages
de l'Êthique dans le texte grec, son utilité non seulement pour la théologie
et la vie chrétienne, mais aussi pour la médecine, la littérature, la vie publi­
que, l’éloquence, la dialectique... Le livre II (De methodo) est une brève
explication des dix livres de l’Éthique. Voici le texte auquel je fais allusion
(p. 88 ) : «Quod enirn inepti quidam, audito nomine philosophi aut Aristotelis,
imaginantur impostorem, sophistam, inimicum Euangelij, non est Aristotelis, sed
Scoti, et huius farinae hom inum culpa».
(240) j 'ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque nationale (cote: R 20.873;
autre exemplaire sous la cote Rés. R 2 1 2 1 ); il y eut une deuxième édition
en 1658.
(M1) «cum ... primum Aristotelis Ethicum librum ad Nicomachum, ex Aca-
demiae Parisiensis instituto discipulis meis praelegerem, non solum Dialecti-
cam lucem, sed etiam philosophicam libertatem in vero falsoque et exquiren-
do et aestimando adhibui...» {In Primum Aristotelis Ethicum librum expli-
catio, Paris, 1550, p. 3 ).
170 L 'EX E G E SE DE L ’ETH IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

élèves: là sont mises en question deux thèses centrales de VÉthique,


la définition du bonheur et la doctrine de la vertu, chacune tour à tour
défendue, puis attaquée par un élève, avant qu’un cinquième ne tire
la conclusion du débat: la philosophie d’Aristote est en contradiction
avec la. foi chrétienne; il ne faut pourtant pas la rejeter en bloc, mais
la corriger, car, de même qu’un aveugle de naissance peut par hasard
dire quelque chose de valable en parlant des couleurs, ainsi Aristote
a pu par hasard énoncer quelque vérité (242). Cette relative modération,
que lui imposait peut-être le cadre d’un exercice scolaire, disparaît
lorsque, deux ans plus tard, Talon publie à Paris en 1550 son Iti pri-
tnum Aristotelis Ethicum librum explicatio, dédiée à Charles de Lor­
raine, cardinal de Guise C”). Il n’y a plus rien cette fois dans l’exposé
d’Aristote qui trouve grâce aux yeux de Talon. Le catalogue des erreurs
d’Aristote dans lequel Talon lui-même a résumé ses conclusions offre
un répertoire fourni des mots dont le latin dispose pour flétrir la sot­
tise et le mensonge: «insipienter», «stoîide», «vana», «jaîsa», «menda-
citer», «captiose», «impie», «nugatorie», «stulta», «stulte et inepte»,

(242) Quinque Orationes D e morali philosophia Aristotelis a quinque dis-


cipulis Àudomari Talaei habitae Parisiis, iti scholis Picardorum, quinto Ca-
lend. D ecem b. 1548. Parisiis, E Typographa Matthaei Dauîdis..., 1548 (1 vol.
in 4° de 30 p.; Bibliothèque nationale, cote: R 5897; il manque les p. 17-24).
Voici les titres des cinq discours: 1. Quod Félicitas ab Aristotele rectè definia-
tur, Oratio prima Pétri Masparautij (p. 1-8); 2. Quod Aristoteles non rectè
Felicitatem definiat, Oratio secunda Francisci Seitini (p. 8-12); 3. Quod Aris­
totelis doctrina de Virtute sit légitima et vera, Oratio tertia Am brosii Ballerii
(p. 13-15); 4. Quod Aristotelis doctrina de Virtute n ec légitima, n ec uera sit,
Oratio quarta Antonii Fouquelini (p. 16-26) ; 5. Qualis sit Aristotelis doctrina
de moribus, Oratio quinta Claudii Dambranei (p. 27-30).
P 3) A udomari T alaei In primum Aristotelis Ethicum librum explicatio,
ad Carolum Lotharingum Cardinalem Güisianum. Parisiis. E x typographia Mat­
thaei Dauîdis..., 1550 (1 vol. 205 X 145, 80 p .). J’ai consulté l’exemplaire de
la Bibliothèque municipale de Troyes (je remercie M. le Bibliothécaire qui a
eu l’amabilité de prêter ce volume à notre Bibliothèque du Saulchoir) et celui
de la Bibliothèque municipale de Dijon (cote: D 14.152); autres exemplaires
à la Bibliothèque municipale de Lyon, à la Bibliothèque publique de la ville
de Genève, etc. On peut également lire l’opuscule de Talon dans les éditions
de ses œuvres complètes, dont la première est: A udomari T alaei Quem Pétri
Rami Theseum dicere iure possis Opéra, Basileae, E x officina Pétri Pernae,
1575 (B. N., cote: X 5 8 3 1 ): V II. In Ethic. Aristotelis ad Nicomachum, p. 647-
706 (cf. W . J. O ng, S. J., Ramus and Talon Inventory, Cambridge [Mass.],
1958, p. 4 3 ). On notera que le livre comporte une traduction du livre I de
VEthique, dont voici le début: «Omnis ars, om nisque doctrina, omnis actio,
pariter et deliberatio, ad aliquod bonum referri videtur. Itaque praeclarè ve-
teres bonum definiebant, quô rejeruntur omnia» (p. 5 ).
LA CRISE RAM ISTE 171

«leuis et vana» (j’en passe !), le tout en deux pages (2H). Il n’y a pas
un chapitre d’Aristote qui ne contienne une ou plusieurs erreurs peti­
tes ou grandes, de la faute de méthode à la doctrine perverse. Mais
laissons les détails; si Talon a pris pour sujet le premier livre de
YÊthique à Nicomaque, c’est parce que ce livre lui permet d’aller d’un
coup au fond du problème. Il traite en effet du Souverain Bien. Si la
doctrine d’Aristote était juste, de quel bienfait l’humanité ne lui se­
rait-elle pas redevable ! Mais elle est fausse et, sous couleur de Sou­
verain Bien, elle nous précipite dans le Souverain mal ! Car du Souve­
rain Bien, le païen Aristote ignore le principe et la fin: le principe,
Dieu créateur qu’il nie en proclamant le monde éternel, et la fin, Dieu
possédé dans l’autre vie, qu’il nie en proclamant qu’après la mort il
n’y a rien. Le chemin que trace à l’homme Aristote est âpre, sinueux,
glissant: qu’on s’y engage, et c’est la chute la plus périlleuse, celle qui
nous fait tomber dans le malheur éternel; le suivre, ce n’est pas seu­
lement témérité, c’est impiété (24s). Quel scandale donc que de voir des
chrétiens vénérer l’autorité du Philosophe au point de la tenir pour
l’unique fondement de la religion, alors qu’elle est la ruine et la perte
de la vraie piété (ï4°) !
Quelques années plus tard, un jeune professeur de philosophie à

(244) lit primum Aristotelis Ethicum librum explicatio, P aris, 1550, p . 77-78.
(245) i bicL: Praefatio, p. 3-4.
(M0) Ibid., p. 8 0: «Quamobrem valde mirandum est hominis huius authori-
tatem tam sanctam grauém que esse, vt quae ruinam et exitium verae pietatis
adfert, pro vnico religionis fundamento à Christianis hominibtis habeatur». —
A peu près au m êm e m om ent, Pierre de la Ram ée, en traçan t le program m e
d ’études qu’il voudrait v o ir suivre à P aris, m arquait son acco rd av ec T alo n :
«Ethica disciplina secundo curriculi philosophici anno per legem instituitur,
nec tarnen omnes ethici Aristotelis libri, sed quatuor duntaxat imperantur.
Huius philosophiae doctrinam, si mihi fuerit optandum quod assequi velim,
malim pueris ex Euangelio per eruditum aliquem, probatisque moribus Theolo-
gum, quam ex Aristotele per philosophum tradi. Puer impietates multas e x
Aristotele discet, quas verendum ne nimis sera dediscat, beatitudinis princi-
pium e x homitte oriri, beatitudinis jinem in Itontine terminari, virtutes omnes
hominis jacultate penitus contineri, eas ex hominis et natura et arte et indu-
stria comparari, D eum ad haec opera, quamuis magna et diuina, tamen vel
adiutorem vel artificem nusquam adhiberi, diuinam prouidentiam ttullam pro-
poni, de iustitia diuina verbum nullum fieri, animos mortales esse, vel certe
id Aristotelis probation videri, ideoque ab eo beatitudinem hominis in hac ca-
duca vita constitui...» P e t r i Rami V ero m an d i, Pro philosophica Parisiensis
Academ iae disciplina Oratio A d Carolum Lotharingum Cardinalem, Parisiis,
E x typographia M atthaei D au id is..., 1551, p. 4 0 4 1 ; la dédicace est datée du
2 0 février 1550 (1551 nouveau sty le).
172 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

l’Académie de Reims, chargé, comme le voulaient les statuts, d’ensei­


gner YÊthique à Nicomaque aux élèves de la deuxième année de philo­
sophie, se mit en quête d’ouvrages qui l’aideraient à préparer son cours,
et tomba sur le livre de Talon; il le dévora, mais quelle ne fut pas sa
déception ! Il avait été un moment séduit par ce qu’apportaient de po­
sitif les manuels de Pierre de la Ramée et d’Omer Talon; leurs atta­
ques toutes négatives contre Aristote le rebutèrent et le rejetèrent dans
le camp de la tradition. Au moment où il abandonnait la philosophie,
qu’il avait enseignée pendant 9 ans, pour se consacrer à la théologie,
le futur évêque de Verdun, Nicolas Boucher (1528-1593) se décida à
rendre publiques les raisons de son retour à Aristote en publiant à
Reims en 1562 son Apologia adversus Audomari Talaei explicationem
in primum Aristotelis Ethicum librum (247). La réponse de Boucher
à Talon se ramène pour l’essentiel à une distinction, celle dont déjà
avait joué Mélanchthon (que Boucher semble avoir lu, encore qu’il
se garde de le citer): la distinction de la philosophie et de la théolo­
gie. L’argumentation de Talon, dit-il, tient en un syllogisme: La phi­
losophie morale n’est vraie que si elle proclame la félicité céleste pro­
mise par l’Évangile; or, la philosophie morale d’Aristote ignore cette
félicité; donc elle est fausse (24B). C’est vouloir faire du philosophe un
théologien (248). Il existe en réalité une double félicité: la félicité céles­
te définie par l’Évangile et la félicité naturelle définie par la loi de
nature (23C); or, Aristote dans ses Éthiques dispute non de la félicité
céleste, mais de la félicité naturelle (251)- Si donc le problème du rap­
port de la philosophie morale avec la foi chrétienne peut se résoudre
en un syllogisme, ce n’est pas celui de Talon, mais bien celui-ci: La loi

(247) N ico la i B och erii Rhemi Apologia adversus Audomari Talaei expli­
cationem in primum Aristotelis Ethicum librum, ad Carolum Lotharingum
Cardinalem et Principem illustrissimum. In Rhemorum Academia, Excudebat
Ioannes Fognaeus..., 1562. J’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque muni­
cipale de Troyes (autres exemplaires: Bibliothèque Mazarine, cote: 14.321;
Bibliothèque municipale d’A lençon), 1 vol. 23 X 16, 8 + 144 + 4 p. Les
confidences de Boucher se lisent notamment aux p. 18-19. — Sur Nicolas
Boucher, cf. Dict. d ’hist. et de géogr. eccl., t. I X , Paris, 1937, col. 1460-1462.
(24S) A pologia..., p. 24: «Ea demum philosophiae moralis descriptio vera
est, quae caelestem et diuinam foelicitatem in euangelio nobis à Deo per filium
promissam définit, et explicat: quae contrà, falsa. — A t philosophiae moralis
descriptio nobis ab Aristotele proposita, caelestem illam et diuinam foelicita­
tem non définit. — Quare philosophia moralis ab Aristotele proposita falsa est».
P B) A pologia..., p. 27: «Philosophum eundem cum Theologo facis».
(25°) Apologia..., p. 28-37.
( 2si) Apologia..., p. 110: «Aristoteles de caelesti foelicitate in his Ethicis non
disputât, sed de naturali».
LES N O U VELLES TRADUCTIONS 173

naturelle n’est pas en contradiction, mais en harmonie avec la loi di­


vine; or, la morale d’Aristote suit en tout la nature; donc la morale
d’Aristote n’est pas en désaccord, mais en harmonie avec la loi divi­
ne C252). La partie faible du «syllogisme» de Nicolas Boucher, c’est
évidemment sa mineure. Distinguer loi naturelle et loi divine, philoso­
phie et théologie, c’est parfait, et le théologien est tout prêt à applau­
dir Boucher; mais voir dans la philosophie d’Aristote l’incarnation de
la loi naturelle, c’est tout autre chose, et lorsque Nicolas Boucher est
acculé, pour y parvenir, à lire dans Aristote l’affirmation d’un Dieu
créateur, de la providence, de l’immortalité de l’âme C253), l’exégète de
YÉthique à Nicomaque ne peut que se ranger aux côtés de Talon.

L ’essor des nouvelles traductions vers le milieu du XVI' siècle


Les traductions latines

Heureusement dénouées l’une et l’autre, la crise de la Réforme-et la


crise ramiste n’empêchèrent pas l’étude de YÉthique à Nicomaque de
connaître vers le milieu du XVIe siècle un extraordinaire essor, favo­
risé par une abondance de traductions nouvelles, tant en latin que
dans les langues nationales.
Particulièrement importante est l’œuvre de Giovanni Bernardo Fe-
liciano, parue pour la première fois à Venise en 1541 et dédiée au
cardinal Alexandre Farnèse: Feliciano nous y propose non seulement
une nouvelle traduction latine de YÉthique à Nicomaque, mais encore
une traduction latine nouvelle du Corpus des commentateurs grecs de
YÉthique qu’avait déjà traduit Robert Grosseteste; malheureusement,
sa traduction est assez libre et il ne se cache pas des libertés qu’il a
prises avec le texte grec; en outre, il attribue à Eustrate le commen­
taire de l’Anonyme sur le livre II et les commentaires de Michel
d’Éphèse sur les livres IX et X (tout en avouant que d’autres les don­
nent à Michel); ce qui est plus grave, il présente comme l’œuvre d’As-
pasius le commentaire de l’Anonyme récent sur le livre VII (2S4).

(252) A pologia..., p. 140: «Lex naturae legi diuinae non répugnât, sed con­
sentit. — Aristotelis doctrina de moribus in descriptione summi boni et virtu-
tum naturam ducem sequitur. — Aristotelis igitur doctrina de moribus Euan-
gelio non répugnât, sed consentit».
( 253) c f . notamment A pologia..., p. 119-127.
C234) Je n’ai pu atteindre l’édition de Venise, 1541. Outre l’édition citée à
la note 224 (qui ne comporte que la traduction du texte de YEthique), j’ai
consulté: Aristotelis Stagiritae Moralia Nicomachia cum Eustratii, Aspasii,
Michaelis Ephesini, nonnullorumque aliorum graecorum explanationibus, N uper
174 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

- C’est cependant en France qu’allaient surtout se multiplier les traduc­


tions latines. A partir de 1540 apparaissent trois rivaux dont les dé­
mêlés allaient jeter le trouble dans la république des lettres: dom Joa-
chim Périon (1499-1559), moine bénédictin de l’abbaye de Cormery
en Touraine, Jacques Louis d’Estrebay (dit Strebaeus) (1481-1549),
et Nicolas de Grouchy (1509-1572), de Rouen (25S). Dom Joachim Pé­
rion était féru dé beau latin: sa traduction de YÉthique à Nicomaque,
publiée à Paris en 1540 et dédiée à l’évêque de Saint-Malo, François
Bohier, prétendait avant tout à la pureté d’un style tout cicéronien;
elle était accompagnée d’un volume justificatif, publié la même année
à Paris: De optimo genere interpretandi Commentarii C56). Hélas !
Dom Joachim n’allait pas tarder à se faire un ennemi: de son propre
mouvement, il rendit visite à Reims à Jacques Louis d’Estrebay, qui
préparait alors une traduction de la Politique d’Aristote et en était
arrivé au livre V; naïf, le rémois montra au bénédictin son manus­
crit, et il fut stupéfait lorsqu’en 1542 dom Périon publia une tra­
duction de la Politique, alors que lui ne parvint à faire publier la
sienne qu’en 1547 ! Mais dès 1543 il avait exposé au public ses
griefs, et relevé toutes les erreurs de son concurrent trop pressé, qui

a loanne Bernardo Feliciano latinitate donata, et cum antiquo codice collatione,


suae ihtegritate restituta. Parisiis, apud J. Roigny, 1543. Voici les premières
lignes de la traduction de l’Éthique: «Omnis ars, om nisque discendi uia, actio
item, atque electio bonum quoddam expetere uidetur. quapropter bene id esse
bonum ipsum asseuerunt quod omttia expetunt»; et voici la traduction de 1142 b
31-33: «Si igitur prudentium est bene consultare, bona consultatio rectitudo ea
esse uideretur, quae secundum utilitatem ad quendam finem spectat, cuius pru-
dentia uera existimatio est».
(255) cf. Le Vicomte de G ro u c h y ... et E. T r a v e r s , Étude sur Nicolas de
Grouchy (Nicolaus Gruchius Rothomagensis) et son fils Tim othêe de Grouchy,
Sieur de La Rivière, Paris-Caen, 1878. D’abord professeur au collège de Guyen­
ne à Bordeaux (où il eut Montaigne pour élève), Grouchy enseigna à Coïmbre
de 1547 jusqu’au début de 1550, rentra en Normandie sur ses terres de La
Cauchie, puis enseigna au collège protestant de La Rochelle.
(mo) j e n’a; pas vu ]a première édition, qui est celle de Paris, 1540, décrite
dans l’In dex Aureliensis, Prima Pars, A / 6 , p. 34, sous les n°s 107.991 et 107.994:
c ’est là en effet une seule et même édition, mais tandis que la page de titre
du D e optimo généré interpretandi porte: A p ud Sim onem Colinaeum, M D X L,
on lit à la fin. du voulme: Excudèbat ] . L. Tiletanus. L ’édition de Paris fut co­
piée à Bâle dès la même année 1540 (In dex Aureliensis, Prima Pars, A / 6 , p. 34,
n° 107.989), puis en 1542 (ibid., n° 108.034), en 1545 (ibid., n° 108.097)1 La
traduction de Périon parut encore à Cologne en 1545 (ibid., n° 108.100), à Lyon
en 1548 (ibid., n° 108.141), à Paris en 1548 (ibid., n° 108.148), etc. J’ai con­
sulté cette dernière édition dans l’exemplaire de la Bibliothèque nationale
(cote: R 5829-5830). Si je ne m ’abuse, seul le premier volume, c’est-à-dire la
LES N O U VELLES TRADUCTIONS 175

finit par lui donner la réplique en 1552 (237). Jacques Louis d’Estrebay
qui, outre la Politique, avait traduit les Économiques, crut de son
devoir de compléter sa traduction de la philosophie pratique d’Aris-
tote en donnant au public une nouvelle traduction de YÊthique à
Nicomaque, et il se mit courageusement au travail, malgré une san­
té déficiente; sentant venir la mort, il eut soin de mettre la dernière
main au moins à la traduction, accompagnée d’un abondant com­
mentaire, des trois premiers livres; mais il ne laissa, sur les autres
livres, que des notes trop imparfaites pour pouvoir être publiées; c’est
ce que nous apprend, le 20 septembre 1549, son éditeur, Michel
Vascosan, en publiant cette œuvre posthume, qui parut à Paris en
1550; humaniste, d’Estrebay est avant tout soucieux d’éclairer le
texte d’Aristote à la lumière des classiques, notamment de Cicé-
ron C58). En 1552 enfin entra en lice Nicolas de Grouchy: élégantes
peut-être, les traductions de dom Périon lui paraissaient peu fidèles,

traduction proprement dite, a été réédité; le second volume, le D e optimo


genere interpretandi, est dans l'édition de 1540 (2 vol. in 4°; 100 + 232 p ).
Je cite les premières lignes de la traduction: «Oninis ars, omnis doctrina, ornnis
actio, om ne studium et institutum, ad bonum aliquod refertur. Itaque probe
veteres summum bonum definierunt, id ad quod omnia referuntur»; et la tra­
duction de 1142 b 31-32 (p. 3 5 ): «Q uod si prudentis est, bona consilia inire,
verutn consilium sit necesse est recta via et ratio ad finem aliquem conse-
quendum vtilis, cuius sit vera existimatio in prudentia».
( 257) [S tre b a e u s ], Quid inter Lodoicum Strebaevm et Ioachimvm Perionium
non conueniat in Politicien Aristotelis interpretatione. Parisiis, E x officina Mi-
chaëlis Vascosani... M D X L III; Ioachim i P e r io n is Benedictini Cormoeriaceni,
Oratio in Iacobum Lodoicum Strebaeum, qua eius calumniis et conuitiis res-
pondet. Parisiis, Apud Thomam Richarddum, M DLI, IIII Cal. Febr. [ = 29 jan­
vier 1552]; les deux volumes sont reliés ensemble à la Bibliothèque nationale
sous la cote *E 234.
(238) Aristotelis Stagiritae Moralium Nicomachiorum libri decem , ab Iacobo
Lodoico Strebaeo et Io. Bernardo Feliciano à graeco in latinum conuersi. Eius-
dem Strebaei in très priores Aristotelis libros TIihv.cDV NizoïiaxEicov Comtnen-
taria. Parisiis. Apud Vascosanum... MDL. L ’ouvrage se compose de deux
parties: 1. La traduction (IV + 124 fol.) qui comprend la traduction des
trois premiers livres par d’Estrebay (fol. l-36v4), complétée par la traduction
des livres IV -X de Feliciano (fol. 36-124) ; 2. Le commentaire des trois premiers
livres avec un nouveau titre: Iacobi Lodoici Strebaei in très priores libros .Aris­
totelis ’H 0IK Q N NIKOMAXEIQN commentaria. Parisiis. Apud Vascosa­
num ..., M D X L IX , et une nouvelle foliotation (164 fol.). Les deux parties sont
souvent séparées: la Bibliothèque nationale de Paris et la Bibliothèque publique
de Genève ne possèdent que la seconde partie (je remercie M. le Conserva­
teur de la Bibliothèque publique de la ville de Genève, qui m ’a procuré une
photographie du volume, légué à la bibliothèque par Pietro Martire Vermigli) ;
176 L ’EXEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

et s’il rendait hommage à son latin, il doutait de sa connaissance du


grec; plus méticuleux que scrupuleux, il entreprit donc de publier
des éditions corrigées des traductions de Périon, sans avoir au préa­
lable demandé l’avis du bénédictin, qui dès 1554 dénonça dans un
libelle l’impudence de son correcteur Cela n’arrêta point le suc­
cès de l’entreprise de Grouchy: sa traduction de YÉthique revue et
corrigée, publiée pour la première fois en 1552, eut de très nom­
breuses éditions dans les années suivantes (2“°).
Bien vaines d’ailleurs étaient les disputes des trois rivaux. La pal­
me de la meilleure traduction de YÉthique leur fut ravie par un

la Bibliothèque municipale et universitaire de Bordeaux ne possède au con­


traire que la première partie (je remercie M. le Conservateur qui a bien voulu
m ’envoyer ce livre en prêt à la Bibliothèque nationale) ; le livre est entier à la
Bibliothèque municipale de Limoges (je n’ai pas vu l’exemplaire de la Biblio­
thèque municipale de Chalon-sur-Saône); cf. In d ex Aureliensis, Pars prima,
A /6 , p. 55, n° 108.192. Je cite le début de la traduction: «Omnis ars omtiîsque
doctrina, omnis item actio atque delectus aliquod petere bonum videtur. Itaque
recte censuerunt id esse bonum, quod omnia concupiscunt. N on nulla autem
uidetur in finibus differentia. Alii quidem sunt actiones, alii uero praeter eas
opéra quaedam». — Sur d’Estrebay, cf. B o u l l i o t (l’abbé), Biographie arden-
naise, Paris, 1830, t. I, p. 3 9 5 4 0 6 ; le minuscule hameau d’Estrebay (dépar­
tement des Ardennes, canton de Rumigny, 149 habitants!), où Jacques-Louis
était né et d’où il prit le nom d’Estrebay, faisait partie du diocèse de Reims.
i239) Ioach im i P e r io n ii Benedictini Cormoeriaceni Oratio, qua Nicolai
Groscii calumnias atque iniurias ostendit et refellit. Parisiis, Apud Thomam
Richardum, M D LIV ; c ’est à dessein que Périon transforme le nom «barbare»
de Grouchius en celui, plus latin à son gré, de «Groscius»: cela donne une
idée de la qualité de ses prétentions à l’élégance! Cf. P. F e r e t , La Faculté de
théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres. É poque moderne, t. II,
Paris, 1901, p. 325-326.
( übo) L ’In d ex Aureliensis, Pars prima, A /6 , en cite un bon nombre: n°3

108.239, 108.284, 108.293, 108.301, 108.420, 108.449, 108.452, 108.462, 108.511,


108.575, 108.576, 108.592, 108.593, 108.606; le relevé n’est pas complet; on
peut ajouter: Aristotelis ad Nicom achum {ilium de moribus, quae Ethica no-
minantur, libri decem Ioachimo Perionio interprete, p er Nicolaum Grouchium
correcti et emendati. Parisiis, ex typographia Thomae Richardi, 1557 (Biblio­
thèque Mazarine; cote: A 11.459, pièce 10 ); Aristotelis... G ruchium correcti
et emendati. Additis ab eodem in singulos libros annotationibus... Parisiis,
Apud Thomam Brum m ennium ...,. 1584 (Séminaire de la Société de Jésus à
Lyon [Fourvière], cote: 30.157). Les notes apparaissent dans l’édition de Paris,
1566: Additis nunc prim um ..., dont j’ai consulté l’exemplaire conservé à la
Bibliothèque nationale sous la cote Rés. R 789 (il provient du couvent des
dominicains de Saint-Jacques); mais cette édition comportant une dédicace
datée du 1er octobre 1561, elle doit être la reproduction d’une édition de 1561,
non signalée. — Voici le début de là traduction (je souligne les mots qui
LES N O U V ELLES TRADUCTIONS 177

quatrième larron, le lecteur royal (201) Denis Lambin (1516-1572) (m),


dont la traduction parut en 1558, d’abord à Venise, puis à Paris (2i3);
Lambin s’excuse d’oser traduire YÊthique à Nicomaque après Périon;
mais quoi, Périon lui-même n’a-t-il pas osé la traduire après Argyro-
poulos ? Toutefois, Lambin se défend de vouloir se faire, comme Ni­
colas de Grouchy, le «correcteur de Périon»: il a préféré reprendre
l’œuvre de traduction ab ovo; sans doute fit-il bien, car sa traduction
connut un franc succès et fit longtemps autorité; à la traduction
étaient joints d’abondants Scholia (°u).

diffèrent de ceux de Périon, cf. plus haut, note 256) : «Omnis ars, atque adeo
omnis quae via et ratione procedit cognitio: itemque omnis actio et omne
agendi consilium, bonum aliquod sibi proponere idque appetere videtur»; et
voici la traduction de. 1142 b 31-33: «Quod si prudentis est, bona consilia
inire, bona deliberatio sit necesse est recta via et ratio, quae singulis in rebus
quid vtile sit, spectans, ad eum finem perducit, cuius sit vera existimatio in
prudentia» (p. 8 1 ). — Je cite l’édition de 1566; dans les éditions antérieures,
les corrections sont moins nombreuses; le début du texte, par exemple, est en­
core identique à celui de Périon.
( 2Gi) Notons ici qu’un autre lecteur royal, Francesco Vimercato de Milan,
a laissé des commentaires inédits sur YEthique à Nicom aque; cf. N. W . G il ­
b e r t , Francesco Vimercato of Milan: A Bio-Bibliography, dans Studies in the
Renaissance, 12 (1 965), p. 188-217, notamment p. 200 et 216; cette oeuvre
date probablement du temps où Vimercato était lecteur royal à Paris, entre
1542 et 1561; la traduction commentée par Vimercato est-elle son oeuvre pro­
pre, ou est-ce une des traductions existantes? M. Gilbert ne nous l’apprend
pas.
(262) Sur Denis Lambin, cf. L. C. S te v e n s, Denis Lam bin: Humanist, Cour­
tier, Philologist, and L ecteur Royal, dans Studies in the Renaissance, 9 (1962),
p. 234-241.
(263) Aristotelis de moribus ad Nicomachum libri decem . Ntinc primum è
G raeco et Latinius et fidelius aliquanto quàm anteà à Dionysio Lambino ex-
pressi. Eiusdem Dionys. Lambini in eosdem libros annotationes... Parisiis, E x
officina Ioannis Foucherii sub Scuta Florentiae in via D. Jacobi, 1558; in
4°, 160 + 78 folios. Se trouve à la bibliothèque municipale de Sélestat (cf.
Index Aureliensis, Pars Prima, A / 6, n° 108.350). Je n’ai pas vu cette édition.
— Dans la dédicace de la seconde édition de sa traduction, Aristotelis D e mori­
bus ad Nicomachum libri decem Olim e Graeco longe et latinius et fidelius
quam vnquam anteà, a Dion. Lambino Monstroliensi expressi: nunc de inte-
gro ab eodem recogniti: et multis locis correcti... Lutetiae, Apud viduam Guil.
M orelij... M .D.LXV (à la Bibliothèque nationale, cote: *E 2 4 0 ), Lambin rap­
pelle qu’il se trouvait à Venise huit ans auparavant lorsqu’il publia dans cette
ville sa première édition, et se plaint que, en son absence et sans son aveu,
elle ait été reproduite quelques mois plus tard à Paris.
(204) Aristotelis de moribus ad Nicomachum libri decem . N unc primum e
graeco et latinè et fideliter, quod vtrunque querebantur om nes pràestitisse ad-
178 L ’EXEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

Les traductions en langues nationales

La traduction anglaise de John Wilkinson, The Ethiques o f Aristotle,


that is to saye, preceptes o f good behauoure and perfighte honestie,
now newly translated into English, parue à Londres en 1547, mérite
à peine d’être mentionné ici, car c’est encore une traduction du Com­
pendium de Brunetto Latini (!8S).
En Italie au contraire, plusieurs paraphrases et traductions valables
voient le jour coup sur coup. Felice Figliucci de Sienne écrivit, avant
son entrée au convent des dominicains de Saint-Marc de Florence en
1556, ses Delia Filosofia morale libri d ied sopra i d ied libri dell’etica
d’Aristotile, qui furent publiés à Rome en 1551 et à Venise en 1552;
la paraphrase de Figliucci est d’ailleurs très libre et pourrait tout aussi
bien être considérée comme une œuvre personnelle; elle se présente
sous la forme d’un dialogue entre jeunes nobles vénitiens (206). La tra­
duction en langue «florentine» de Bernardo Segni, publiée en 1550
à Florence et en 1551 à Venise (267), est, elle, une traduction littérale et
est encore aujourd’hui appréciée en Italie (2ea). Mentionnons dès main-

huc neminem, à Dionysio Lam bino expressi. Eiusdem Dionys. Lambini in


eosdem libros annotationes... Venetiis, E x officina Erasmiana, apud Vincen-
tium Valgrisium, M C L V III. La préface et l’avis au lecteur sont datés de
Venise, le 15 avril 1558. Je cite cette édition, dont je possède un exemplaire.
Voici les premières lignes: Omnis ars, et omnis docendi uia et ratio,' itemque
actio, et consilium bonum aliquod appetere uidetur. Itaque pulchrè ueteres id
esse summum bonum pronuntiarunt, quod omnia appetunt»; et voici la tra­
duction de 1142 b 31-33: «Quod si bene consultare prudentium est, bona con-
sultatio rectum quoddam consultationis erit ad utilitatem accommodatum < j i d
aliquem finem relatuni^>, cuius uera existimatio est prudentia» (p. 151); les
mots ad aliquem finem relatum sont omis par l’édition de Venise, 1558; ils se
lisent dans l’édition de Paris, 1565 (cf. note préc.) au fol. 67v: c ’est sûrement
Lambin qui a rétabli là ces mots tombés par accident dans l’édition de 1558.
(205) Cf_ i n¿ e x Aureliensis, Prima pars, A /6 , n° 108.125.
(2oo) j 'a¡ consulté l’édition de Venise, 1552 (In Vinegia, per Giovanmaria
Bonelli, M D L U ; 1 vol. 15 X 10, 521 folios + tables) à la Bibliothèque du
Saulchoir (cote: 185 E 17) et à la Bibliothèque municipale de Dijon. ■ —
Sur Figliucci, cf. S. M. B e r t u c c i , dans Dict. d'hist. et de géogr. eccl., t. X V I,
col. 1460-1463.
(207) L ’Ethica d ’Aristotile, tradotta in lingua vulgare florentina et comen-
tata p er Bernardo Segni. Florence, L. Torrentino, 1550; 1 vol. in 4 “ de 558 p.
(B.N.: *E 242 et R 1711); cf. In d ex Aureliensis, Prima pars, A /6 , n“ 108.176 et
108.221.
(sos) cf. A . P le b e , Aristotele. Etica Nicomachea (Filosofi antichi e medie-
vali), Bari, 1957, Prefazione, p. L I.
LES N O U V ELLES TRADUCTIONS 179

tenant, quoiqu’elle soit un peu plus tardive, la. paraphrase italienne,


accompagnée de notes, que publiera en 1574 à Rome Antonio Scaino,
originaire de Salo (petite ville sur la côte ouest du lac de Garde), clerc
du diocèse de Brescia et maître en théologie (269),
En France, l’imprimeur parisien Pierre Sergent publiait en 1537 les
Dialogues des vertus morales, contenant les Éthiques de Aristote, avec
les vertus adjoutées par figures et exemples de ceux qui en icelles ont
versé, ensemble aucunes sentences et réponses facétieuses des anciens
philosophes, translatées du latin en françois par Claude Grivel de Ver-
dun-sur-Saône; en fait, Claude Grivel, dont on ne sait rien par ailleurs,
ne donne dans ce livre qu’un bref résumé de YÊthique à Nicomaque,
fait, comme l’indique son titre, sur une traduction latine, peut-être
celle de l’Arétin (27°). En 1553 parut à Paris la première traduction
française de YÊthique à Nicomaque faite directement sur le grec, celle
de Philipe Le Plessis: Les Éthiques d’Aristote Stagirite à son filz Nico-
mache, nouvellement traduittes de grec en françois, par le P.L., gen­
tilhomme de la maison de Monsieur le conte d’Aran (chez M. de Vasco-
san, in 4°, xii -)- 92 folios); la traduction ne comprend que les cinq
premiers livres, et c’est regrettable, car elle est excellente (2n).

(sea) L ’Ethicà di Aristotile a Nicomacho, ridutta in modo, di Earafrasi dal


Reuerendo M. Antonio S cain o , Con varie annotationi, et diuersi dubbi, All’Il-
lustrissimo et Eccellentissimo S. Giacomo Boncompagni Gouematore Géné­
rale di Santa Chiesa... In Roma, Appresso Gioseppe degli Angeli, 1574. In
4 °, 218 pages pour la paraphrase et 179 pages pour les notes (sans compter
les tables). J ’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque de la ville de Lyon
(cote: 380.385): on en trouve également un exemplaire à la Bibliothèque de
l’Arsenal.
(270) c f j.-C h. B r u n e t, Manuel du libraire et de l’amateur de livres, Sup­
plém ent... par P. Deschamps et G. Brunet, t. I, col. 60; A . D. M en u t, Maistre
Nicole Oresme. L e livre de Ethiques d ’Aristote, New York, 1940, Intr., p. 42-
43; A. D. M e n u t, A Renaissance Translation... (cf. note suiv.) dit que le
seul exemplaire connu de ce livre se trouve à la Bibliothèque royale de
La Haye; je n’ai pu le voir.
(271) J ’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale sous
la cote R. 5843. — Sur cette traduction, cf. A. D. M en u t, A Renaissance
Translation of the Nicomachean Ethics Reveals a Forgotten Sonnet by Thomas
Sebillet, dans T h e Romantic Review, 25 (1934), p. 39-44; I d ., Maistre N ico­
le O resm e... (cf. note p réc.), Intr., p. 43. — On attribue aussi une traduction
française de YEthique à Nicom aque, qui aurait été publiée en un vol. in 4°
en 1578, à Pontus de Tyard, le poète-philosophe, évêque de Chalon-sur-Saône
en 1578, mort le 23 septembre 1605; M . Menut, loc. cit., n’a pu mettre la main
sur cette traduction; je n’ai pas été plus heureux.
180 L ’EXEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

L ’étude de l’Êthique dans la seconde moitié du XVIe siècle

La vogue dont jouit alors la morale d’Aristote en Italie (272) est at­
testée par l’œuvre du comte Giulio Landi, noble de Plaisance, parue
à Venise en 1564: utilisant la traduction de Segni et l’introduction de
Lefèvre d’Étaples, Giulio Landi met l ’Êthique à la portée des hommes
du monde dans des dialogues dont les principaux personnages sont
Lefèvre, Clichtove et le gentilhomme florentin Lorenzo Bartolini C273).
C’est aussi à la vulgarisation de la morale d’Aristote que travaille Ales-
sandro Gregorio Piccolomini, professeur de morale à Padoue en 1540
avant de devenir archevêque titulaire de Patras et auxiliaire de Sienne,
de 1571 à sa mort, survenue en 1578; son Institution morale, parue en
italien à Venise en 1569, sera traduite en français en 1581 par Pierre
de Larivey (274). Le discours sur la première proposition du livre d’Aris­
tote qui traite des mœurs, que Francesco Maria Vialardi avait pronon-
çé à l’Académie de Savone et qu’il publia à Parme en 1578, ne man­
que pas d’intérêt, car c’est du fondement même de la morale d’Aris­
tote qu’il traite; ce fondement, c’est, s’il faut en croire Vialardi, la
proposition universelle: «Toutes choses désirent le bien», mais il est
amusant de constater que, pris de repentir, Vialardi attribue cette for­
mule, qu’en effet on chercherait en vain au début de l’Êthique à Nico-
maque, à une erreur d’impression: il faut lire, bien sûr: «Le bien, c’est
ce que toutes choses désirent»; quoi qu’il en soit, c’est bien sur la

(-1-) On attribue des Commentaria super libros... Ethicorum au dominicain


Pietro Paolo Giannerini, provincial de la province Romaine en 1549, maître
du Sacré Palais de 1553 à 1558, date de sa m ort; cf. J. Q u é t if et J. Échard,
Scriptores ordinis Praedicatorum, t. II, p. 166-167; I. T a u ris a n o , Hierarchia
ordinis Praedicatorum, 2 e éd., Rome, 1916, Pars prima, p. 53, n° 45. ■ — J-3
n’ai pu atteindre l’oeuvre du médecin de Vérone, Giuseppe Valdagno, Praefa-
tiones in Aristotelis Ethica et Topica, de usu moralis philosophiae et logices,
publiée à Venise (ou à Brescia ?) en J 5 6 7 (cf. P . B o ld u a n u s, Bibliotheca phi-
losophica, Iéna, 1616, p. 392 et 466; G. D ra u d iu s, Bibliotheca classica...,
Francfort-sur-le-Main, 1625, p. 1368; M. Lipen, Bibliotheca realis philosophica,
Francfort, 1682, t. I, p. 4 8 3 ).
(-73) L e Attioni morali dell’illust. sig. Conte Giulio L an d i Piacentino, Nelle
quali, oltra la facile e spedita introdvttione all’ethica d’Aristotile, si discorre
molto risolvtamente intorno al Duelo; si regolano in esso molto abusi; si tratta
del modo di far le paci; e s’ha piena cognitione del uero procéder del Gen-
tilhuomo, del Caualiere e del Principe. In Vinegia... M D L X IIII (tables +
512 p .). Se trouve à la Bibliothèque nationale (cote: R . 6011).
(274) J ’ai consulté la traduction française: L ’institution morale du Seigneur
A lexandre Piccolomini, mise en françois par Pierre de Lariuey Champenois,
Paris M D L X X X I (Bibliothèque nationale, cote: R. 1845).
LA FIN DU X V I0 SIECLE EN IT A L IE 181

proposition: «Toutes choses désirent le bien» que Vialardi entend fon­


der la morale, mais il ne peut le faire qu’au prix d’une transposition
qui nous fait passer de l’Aristotélisme au Platonisme, sinon au mysti­
cisme chrétien; car Vialardi avoue que chez Aristote la proposition:
«Toutes choses désirent le bien», a une portée trop générale pour fon­
der une conduite spécifiquement humaine: «Toutes choses», c’est la
plante et l’animal comme c’est l’homme, et «le bien», c’est l’intérêt
et c’est le plaisir comme c’est l’«honnête» (sans parler des quelques
250 conceptions du Souverain Bien dénombrées par Varron !); pour
qu’il puisse engendrer une morale, il faut que le désir naturel du bien
se transfigure en un Vouloir Dieu: l’âme intellective, parce qu’elle a
une opération qui s’exerce sans le corps, atteint l’être en son essence
et du coup connaît Dieu et veut le posséder: tel est le principe d’une
vie proprement humaine, mais ici ce n’est plus d’Aristote que se réclame
Vialardi, c’est du grand saint Thomas d’Aquin et du philosophe plato­
nicien espagnol Sébastian Fox Morcillo (275). Après cet intéressant dis­
cours, nous retombons en 1587 dans la banalité avec le génois Gene-
sio Malfante, qui fait alors paraître à Padoue son Civilis philosophiae
compendium, dont la première partie est un résumé de l’Êthique à

(275) Discorso D el Sig. Francesco Maria V ia la rd i Fatto A ll’Academia di


Sauona, Sopra la prima propositione de i libri d ’Aristotile, che trattano de i
costumi. Con licenza de’Superiori. In Parma, M .D .L X X V III. Apresso Seth
Vioto (1 vol. 17 X 12, IV + 11 folios); j’ai consulté sur microfilm l’exem­
plaire conservé au British Muséum sous la cote 520 d 8 (2 ). — Sur S. Fox
Morcillo, cité au f. l l r , cf. Enciclopedia filosofica, Venise-Rome, 1957, t. II,
col. 513. L ’étude fondamentale reste U. G onzalez de l a C a lle , Sébastian Fox
Morcillo. Estudio histôrico-crîtico de sus doctrinas, Madrid, 1903; F o x Morcillo
(1528-1560) écrivit en 1552 un résumé d’éthique, dont la première édition parut
à Bâle en 1554; comme Gonzales de la Calle, je n’ai vu que la deuxième édi­
tion: Ethices philosophiae compendium, ex Platone, Aristotele, aliisque optimis
quibusque auctoribus collectum à Sebastiano Fo xio M o r z illo Hispalensi, Hei-
delberg, 1561, 1 vol. 16 X 10, X V I + 296 p. (à la Bibl. n a t, cote: R. 19829);
comme son maître de Louvain, Cornélius Wauters (Valerius, 1512-1578), dans
sa Brevis et perspicua totius ethicae, seu de moribus, philosophiae descriptio
(les deux œuvres seront éditées ensemble à Bâle, s.d.; exemplaire à la Bibl.
nat., cote: R. 19830), F o x Morcillo fait expressément profession d’éclectisme:
«nullius auctoritati adhaerendum mihi esse existimavi, sed ■eam de bonorum
fine, humanisque actionibus sententiam tueri, quae religioni nostrae quam maxi­
m e consentiret». Cependant, prié par ses élèves de faire un résumé de son gros
commentaire sur YÉthique à Nicomaque, Johannes Magirus (cf. plus loin,
p. 188) se contentera de rééditer le C ompendium de Fox Morcillo, sous le titre
D e moribus et inculpata vita, Quam morum philosophiam vacant, libri très, ab
interitu et iniuria vindicati; l’édition de Francfort, 1608 (1 vol., 17 X 10, 300 p.)
est posthume; elle se trouve à la Bibl. nat. sous la cote R . 42525.
182 L ’EXEG ESE D E L ’ETH IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

Nicomaque d’inspiration encore bien scolastique (278). C’est sans doute


ici qu’il convient de mentionner le français Marc Antoine Muret, dont
l’activité dans le domaine des études aristotéliciennes s’est développée
tout entière en Italie. Né à Muret près de Limoges en 1526, Muret
enseigna d’abord en 1545 à Poitiers, en 1547-48 à Bordeaux où il eut
Montaigne pour élève, en 1548-50 à Auch, avant de venir au début de
1551 à Paris où il connut la célébrité, mais d’où il dut s’enfuir en 1553
sous le coup d’une accusation de pédérastie; le refuge de Toulouse
s’étant avéré peu sûr, il partit à Venise (277), où il séjourna de 1554 à
1559, puis à Ferrare où il fut le secrétaire du cardinal Hippolyte d’Es-
te, qui le fit nommer en 1563 professeur de philosophie morale à Ro­
me: c’est là que Muret se mit à faire des cours sur YÊthique à Nico­
maque; après la mort du cardinal d’Este en 1572, il se fit prêtre et
jouit de la faveur de Grégoire X III jusqu’à sa mort qui survint à Rome
le 4 juin 1585. L’œuvre de Marc Antoine Muret est immense et cou­
vre tout le champ des lettres classiques; il publia notamment à Venise
en 1559 un recueil de critique textuelle, Variarum Lectionum libri VIII,
dans lequel il essaie de corriger quelques passages du livre V de
YÊthique à Nicomaque, en 1565 à Rome une traduction du livre V de
YÊthique i278), enfin en 1583 à Venise un commentaire complet de
YÊthique, attentif à la critique textuelle et plein d’érudition, qui eut de
nombreuses rééditions (279). Nous avons déjà mentionné l’édition du tex­
te grec de YÊthique à Nicomaque donnée en. 1547 à Florence par Pie-

( 27a) G e n e sii M a l f a n ti i philosophi et medici Genuensis Civilis philosophiae


com pendium in quo quidquid in libris Ethicorum, Politicorum et Oeconomic.
disseruit Aristoteles, dilucide perstringitur, et ad eorum librorum intelligentiam
jacilis ui (! lire: uia) paratur. Patavii, Apud Paulum Meietum, M D L X X X V II.
Prima Pars: De morali institutione, f. 1-32 (Bibliothèque nationale, cote:
R. 5958).
( 277) c f . R. T r in q u e t, R echerches chronologiques sur la jeunesse de Marc-
Antoine M uret, dans Bibliothèque d ’humanisme et renaissance, 27 (1965),
p. 272-285.
(278) Aristotelis Ethicorum ad Nicomachum liber quintus. In quo de ius-
titia et iure accuratissime disputatur. M. Antonio M ureto interprete. Romae,
Apud Antonium Bladum Impressorem Cameralem. Anno M .D .LXV . 17 folios
non numérotés. Préface datée du l “r mars 1565. J ’ai consulté l’exemplaire de
la Bibliothèque Mazarine (cote: 143.16, première p ièce); cf. In d ex Aurelien-
sis, Prima pars, A /6 , n° 108.498. La traduction du livre V de YEthique a été
souvent rééditée en appendice aux éditions des Orationes de Muret: Venise,
1571, 1576; Paris, 1578; Lyon, 1586; Ingolstadt, 1595.
(270) j>aj consulté l’édition d’Ingolstadt: M . A n to n ii M u r e t i, Commentarii
in Aristotelis libros Ethicorum ad Nicomachum et in Oeconomica, Ingolstadt,
1602.
LA FIN DU X V Ie SIECLE EN IT A L IE 183

tro Vettori (1499-1585); en 1584, peu avant sa mort, Pietro Vettori


donna une nouvelle édition du texte grec, mais en lui ajoutant cette
fois une traduction latine et un abondant commentaire (2S0). De même,
l’élève de Muret, Antonio Riccoboni, né en 1541 à Rovigo, professeur
à Padoue, mort vers 1597-99, joint à son édition du texte grec, publiée
en 1596 à Francfort, une tradition latine et un commentaire (2B1). Ori­
ginaire de Sonnino (bourg situé à quelque soixante km. au sud de Ro­
me), Lelio Peregrino fut professeur de philosophie morale dans la Ville
éternelle: en 1587, il inaugura par une leçon Sur l’utilité de la philo­
sophie morale un cours sur YÊthique à Nicomaque qu’il ne publiera
en son intégralité qu’au début de l’année 1600 (la préface est datée du
1" février); chaque chapitre comprend une paraphrase du texte, qui
s’inspire librement de la traduction de Lambin, et des scholia, dans

( 280) A P I 2 T 0 T E A 0 Y 2 TO r/.ùv Niy.oitay.EÎcov B IB A lA AEKA. ARISTO -


T E L IS D e moribus ad Nicomachum filium libri decem . Florentiae, Apud Iunc-
tas. M .D .X LV II; le texte grec occupe les f. 3r-68r; aux f. supplémentaires
Ir-Vv on a des notes de critique textuelle, et aux f. Vv-VIr les errata. —
P e t r i V i c t o r i i Commentat'd in X libros Aristotelis D e moribus ad Nicoma­
chum. Positis ante singulas declarationes Graecis verbis auctoris: iisdemque
ad verbum Latine expressis. Accessit Rerum et verborum memorabilium Index
plenissimus. Florentiae, E x officina Iunctarum, M .D .L X X X IIII (616 p. +
Index). Voici le début de la traduction: « Omnis ars, atque omnis ratio, ac
via: similiterque actio, et electio bonum aliquod appetere videtur. Quapropter
bene enuntiarunt summum bonum esse id, quod omnia appetunt»; voici la
traduction de 1142 b 31-33: «Si iam bene consultare prudentium est, bona con-
sultatio erit rectitudo, quae se gerit, vt id, quod conducit, monet, ad aliquem
finem : cuius prudentia vera existimatio est», avec le commentaire des derniers
mots (p. 3 5 1 ): «cuius finis prudentia, sine ilia scilicet accurata deliberatione,
est existimatio vera: hoc autem valere arbitror posteriora haec verba, tamquam
dicat auctor, si quis e prudente viro quaesisset, quid sendret de ea re, ipsum
responsurum subito fuisse ilium ipsum, quod aliquis indagat longiore itinere,
ac diligenter consultando, quia ipsum in animo conceptum haberet».
( 281) ’A olototéIouç fiftixmv Nixoj.iaxËÎcüv Bi|5Ma bév.a. Aristotelis Ethicorum
ad Nicomachum libri decem ab Antonio Riccobono Latine conuersi. capitum
partitionibus, ac periochis distincd: illustrissimo ac Reuerendissimo Marco
Cornelio, patricio Veneto, Patauij Episcopo, cum Commentariis d ica d ..., Fran-
cofurti, Apud heredes And. Wecheli, Claudium Marnium et loan. Aubrium,
M D XCV I. Voici le début de la traduction: «Omnis ars, et omnis docendi ratio,
similiter autem et actio, et prçelectio appetere bonum aliquod videtur. Itaque
egregie definiuerunt bonum, quod omnia appetunt»; voici la traduction de
1142 b 31-33: «Iam si prudentium est bene consultare, bona consultado erit
rectitudo, secundum id quod vtile est ad aliquem finem, cuius vera existimatio
prudentia est»; le commentaire, p. 666, précise: «et ad aliquem finem relata,
cuius ipsa prudentia est vera existimatio».
184 L ’EXEG E S E D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

lesquels l’auteur s’attache surtout à faire preuve de sa culture classi­


que, mais se réfère aussi à saint Thomas, Burley et Buridan (281bls).
On a quelquefois attribué un commentaire sur YÊthique au trop
célèbre aristotélicien espagnol Juan Gines de Sepulveda (1490-1573),
qui poussa la fidélité au Philosophe jusqu’à se faire le champion de
l’esclavage: il appliquait aux Indiens la théorie grecque de l’esclave
par nature (M2). Il est certain, que, au moment où Sepulveda travail­
lait à sa traduction de la Politique d’Aristote, qui paraîtra à Paris en
1548, l’évêque de Vérone, Gian Matteo Giberti, lui fit observer qu’il
était bien sot de perdre son temps à une étude aussi vaine que celle
de la politique, et l’invita à consacrer son talent à YÊthique: Sepulveda
promit en 1534 de tenir compte des conseils de l’évêque, mais en 1535
il s’excusait de n’avoir pu encore mener à bien l’œuvre demandée;
dans ses commentaires inédits sur la Politique, il cite pourtant son ex­
plication du ch. 7 du livre V III de YÊthique-, ce qui est sûr, c’est que
le travail de Sepulveda sur YÊthique n’a pas été édité (283). Par contre,
Pedro Serrano, professeur de morale à l’Université d’Alcala, publia en
1556 dans cette ville ses Commentaria in primum librum Ethicorum
Aristotelis ad Nicomachum (284). Au Portugal, le jésuite Manoel de

(asi«*) L a ieç0n inaugurale se trouve à la Bibliothèque nationale sous la


cote X . 3753: L a e li i P e r e g r i n i Artium et Sacrae theologiae doctoris Oratio
habita in Alm o Vrbis Gymnasio de Vtilitate Moralis Philosophiae, cum Ethico­
rum Aristotelis explicationem aggrederetur. A nno M .D .L X X X V II. Romae.
Apud Alexandrum Gardanum, et Franciscum Coattinum Socios. 1587 (6 pages) ;
le cours à Oxford, dans la bibliothèque de Pembroke College: D e moribus
libri decem iis, qui Aristotelis A d Nicomachum inscribuntur, ordine perpetuo,
atque sententia respondentes ad Cosmum M edicem Etruriae principem. Auctore
L a e li o P e r e g r i n o Somninate Philosophiae Moralis in Romano Gymnasio Pro-
fessore. Romae. Apud Aloysium Zanettum. M.DC; 1 vol., 22 X 16, pièces lim.
+ 380 p. + Index. — Je cite la paraphrase de 1142 b 31-33: «Cum vero bene
consultare viri prudentis sit, sequitur e x hiis, quç hactenus dicta sunt, bonam
consultationem esse consultationis rectum quoddam ad vtilitatem accommodatum,
ad aliquem finem relatum, cuius vir prudens foret existimator» (p. 2 4 1 ).
(282) C f. p s . A l le n , Opus Epistolarum Des. Erasmi Roterodami, t. X ,
Oxford, 1941, p. 4 ; L. H an k e, Colonisation et conscience chrétienne au X V I a
siècle, Paris, 1957, p. 165-202; F r a y B a r to lo m é d e l a s C asas, Tratado de Indias
y el doctor Sepulveda... (Fuentes para la historia colonial de Venezuela. Bibl.
de la Academia nacional de la historia, 5 6 ), Caracas, 1962.
(283) Jo a n n is G en esii S ep u lv e d a e C o rd u b en sis Opera cum edita, twn
inédita, accurante Regia Historiae Academia, t. I, Madrid, 1780: De vita et
scriptis Jo. Genesii Sepulvedae cordubensis Commentarius, p. cix-cx; t. III,
Epistolarum liber I, lettres IX -X , p. 97-100.
(284) c f . Luis Rey Altuna, Repercusiones del Aristotelismo P aduano en la
filosofía española del Renacimiento, dans Aristotelismo Padovano e filosofía
LA FIN DU X V Ie SIÈCLE EN A LLEM AG N E 185

Goes, mort le 13 février 1593, écrivit les disputes sur YÊthique à


Nicomaque, qui forment la deuxième partie du tome II du célèbre
commentaire sur Aristote du collège de Coïmbre; il y traite successive­
ment du bien, de la fin, de la félicité, des trois principes des actes
humains, de la moralité des actes humains, des passions, des vertus
en général, de la prudence et des autres vertus, mais sa doctrine doit
plus à la Somme de théologie de saint Thomas commentée par Cajetan
qu’à l’Aristote historique (285).
En Allemagne, le professeur de Tubingue Jakob Degen, dit Scheg-
kius (1511-1587), répudie la tradition des manuels inspirés de Mé-
lanchthon et revient à l’exégèse littérale du texte d’Aristote dans ses
In X libros Ethicorum annotationes, publiées en 1550 à Bâle(286).
Veit Trolmann, dit Amerbach (1503-1557), qui fut d’abord élève de
Mélanchthon et professeur à Wittenberg, puis revint au catholicis­
me et enseigna à Ingolstadt à partir de 1543, publia en 1554 à Bâle
un commentaire des Magna moralia, auquel était jointe une traduc­
tion annotée du livre V de YÊthique à Nicomaque (287). L’italien Si-

aristotelica (Atti del X I I Congresso Internazionale de Filosofia, Venezia, 11-18


Settembre 1958), Florence, 1960, p. 207-219, notamment p. 215. — Peut-être
est-ce ici le lieu de rappeler qu’on a attribué des commentaires sur YÊthique
à deux professeurs de l’Université d’Alcala dans la première moitié du X V Ie
siècle, Pierre de Lerma ( f 1541) et Alphonse de Cordoue (f l 5 4 2 ) , mais ces
commentaires ne furent pas édités; cf. P. F e r e t , La Faculté de théologie de
Paris..., É poque moderne, t. II, Paris, 1901, p. 67 et 387.
(2S5) In libros Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum, aliquot conimbricensis
cursus disputationes, in quibus praecipua quaedam ethicae disciplinae capita
continentur. Olisipone, E x officina Simonis Lopesij. Anno M.D. X C III (ap­
probation de l’évêque du 20 mai 1593, des inquisiteurs du 22 et 23 juin, du
Sénat royal le 25 juin), 1 vol. de 95 p. (se trouve à la Bibliothèque du Saul-
choir, cote: 184 C 13). L ’In d ex Aureliensis, Pars Prima, A /6 , n° 108.725, cite
une édition de Lyon, 1593; nombreuses éditions dans les années suivantes:
Lyon 1594, Cologne 1596, Lyon 1598, Cologne 1600; j’ai également vu l’édition
de Venise, Apud Andream Baba, M D CXVI (Bibliothèque du Séminaire de
la Société de Jésus à Fourvière).
(2B0) Ja co b i S ch eggij ( !) S c h o r n d o r f f e n s is . In reliquos naturalium Aris­
totelis libros commentaria plane philosophica, nunc prim um in lucem édita...
Item, eiusdem in X libros Ethicorum annotationes longe doctissimae. Basileae,
per Ioannem Heruagium, Anno 1550 Mense Martio. In fol. A la page 422
commencent les notes sur YÊthique: lacobi Schegkii Schorndorffensis anna-
tationum in prim um Ethicorum Aristotelis librum Praefatio, et elles se pour­
suivent jusqu’à la p. 539. — Sur Schegk, cf. P e te r s e n , Geschichte der aristote-
lischen Philosophie..., p. 147-148.
(287) Magnarum Ethicarum disputationum Aristotelis duo libri, ex interpre-
tatione Viti Am erpachii: cum Enarrationis additae ab eodem libérions totidem
186 L ’EXEG E S E D E L ’ETH IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

mon Simoni, né à Lucques, professeur à Genève, à Heidelberg, à


Leipzig, avant de passer en Pologne où il adhère à la secte socinienne,
publie en 1567 à Genève ses commentaires sur le premier livre de
YÊthique-, l’esprit chagrin qui le brouilla avec tout le monde et le
chassa de ville en ville se manifeste dans sa sévérité pour ses devan­
ciers: on rougit, dit-il, d’avoir à nommer Figliucci et Acciaiuoli, ces
singes d’Eustrate; Thomas d’Aquin nous prend pour des enfants à
qui il faut expliquer le b a ba; Albert et Burley, bons naturalistes,
sont médiocres moralistes; Javelli a une excuse: moine, il ne pouvait
suivre la voie de la raison tracée par Âristote ! Averroès a du bon,
ainsi qu’Eustrate, mais notre Pietro Martire manque d’ordre; parmi
les traducteurs, le meilleur est Lambin, il ne faut pas négliger Tur-
nèbe, mais Périon n’a jamais rien compris à Aristote (288). Après
avoir enseigné à Nuremberg et à Tubingue, l’ami de Mélanchthon,
Joachim Liebhard de Bamberg, dit Camerarius (12 avril 1500 —
17 avril 1574), enseigna, à partir de 1541, à Leipzig; ses fils publiè­
rent après sa mort son Ethicorum Aristotelis Nicomachiorum expli-
catio accuratissima, qui mêle à l’aristotélisme beaucoup de stoïcis­
me i289). Professeur à Leipzig, puis à Iéna, Viktorin Strigel (1524-

libri, ad Ferdinandutn Rom. Caesarem: et uno breuioris explicationis Quinti


libri Nicomachiorum Ethicorum ac dispuiatione... de usuris. Basileae, per Ioan-
nem Oporinum [1554]. A la page 433 se lit la dédicace du livre V de YÊthique
à l’évêque de Passau, Wolfgang von Salm, datée du 15 février 1554; le texte
commence à la p. 441 et se poursuit jusqu’à la p. 516. — Sur Amerbach, cf.
Th. F re u d e n b e r g e r, dans Lexicon fü r Theol. und K irche, t. I, Fribourg-en-
Brisgau, 1957, col. 433-434.
(28a) Simonis Simonii L v c e n sIs, doct. med. et phil., Commentariorum in
Ethica Aristotelis ad Nicomachum liber primus In quo, omnia fere argumenta
ad Politicam hominis Foelicitatem proponendam pertinentia, tractantur. Ad
illustriss. Principem D. Christophorum Palatinum, Illustriss. atque Excellentiss.
Principis D. Friderici Comitis et Electoris, Filium, Bauariae Ducem, etc. Gene-
vae, Apud Ioannem Crispinum, 1567. Le commentaire comporte 205 pages;
voici le début de la traduction (p. 13) : «Omnis ars, om nisque methodus, omnis
item actio et electio, bonum aliquod appetere videtur. Quapropter recte ipsum
definierunt, id quod omnia appetunt». J’ai consulté l’exemplaire de la Biblio­
thèque Vaticane, Stamp. Pal. IV 1271.
(289) Ethicorum Aristotelis Nicomachiorum explicatio accuratissima Ioachim i
C a m e ra rii P ab ep erg en sis, nunc primum post eius obitum à filiis in lucem
édita. F ran co fu rti. A pud A ndream W echelum . M .D .L X X V III. 1 vol. X I I +
494 p. + In d ex. (Bibliothèque nationale, cote: R. 5 8 4 2 ). Cf. P e te r s e n , Ce-
schichte der aristotelischen Philosophie..., p. 111-112; pour la bibliographie de
Cam erarius, cf. E . I s e r l o c h , dans Lexicon fü r Theol. und K irche, Bd I I , Fri-
bourg-en-Brisgau, 1958, col. 903-904; je n ’ai pu atteindre l’article de H. W en-
d o r f , Joachim Camerarius, dans Jahrb. fü r deutsche Kirchengeschichte, 1957,
LA FIN DU X V I0 SIECLE EN A LLEM AGNE 187

1569) publia des manuels inspirés des résumés d’éthique de Mélanch-


thon; il laissait à sa mort une traduction latine de l’Éthique à Nico-
maque, dont l’édition posthume paraîtra en 1572 à Leipzig (29°). Né à
Vaihingen dans le duché de Wurtemberg vers 1519, pasteur à Bâle,
puis professeur d’éthique à Tubingue, Samuel Heiland nous donne
une image de ses cours dans ses Aristotelis Ethicorum ad Nicomachum
libri decem, in gratiam et usum Studiosorum breuiter et perspicue, per
Quaestiones, expositi: préfacé par Jakob Schegk le 13 décembre 1578,
c’est une sorte de petit catéchisme de l’Éthique à Nicomaque, qui en
mémorise le contenu par questions et réponses; il n’en parut pas moins
de cinq éditions avant la mort de Heiland en 1592, et une troisième
après sa mort en 1594; c’est dire la faveur avec laquelle les élèves
accueillirent ce mémento (2n). C’est également aux écoliers que s’adres­
se en 1585 Owen Günther, professeur de philosophie à Helmstedt:
ce disciple de Mélanchthon est persuadé que l’éthique aristotélicien­
ne garde sa valeur pour toute société civilisée: seuls pourraient la
mépriser, et encore à leur grand dam, les plus sauvages des noma­
des; et c’est enfant qu’il convient d’en apprendre les voies, dans les­
quelles pourtant on ne pourra progresser que vieux. Pour rendre ac­
cessible aux «enfants» le texte de ŸÉthique à Nicomaque, qu’il suit
pas à pas en se référant au grec, Günther le découpe en brèves «thè­
ses», qui le paraphrasent ou l’élucident en mettant en jeu l’arsenal des
distinctions de la scolastique (2Mbls). Le belge Andréas Gerhard, né en

cité par É. G. L é o n a rd , Histoire générale du protestantisme, t. I, Paris, 1961,


p. 88, n. 2.
(2no) Aristotelis ad filium Nicomachum, de vita et moribus scripti libri X .
Conversi de graeco in sermonem latinum, et argum entis..., tum scholiis quoque
illustr. à V i c t o r i n o S t r i g e l i o , Lipsiae, 1572, in 8° de 758 p .; 2ême éd. en 1583
(cf. In d ex Aureliensis, P ars p rim a, A / 6 , n°5 108.572 et 108.660) ; cf. P e te r s e n
Geschichte der aristotelischen Philosophie..., p. 140-141.
(2nl) Je n’ai pas vu les premières éditions, mais seulement la cinquième:
Aristotelis Ethicorum ad Nicomachum libri decem , in gratiam, et vsum Studio­
sorum breuiter et perspicue, per Quaestiones, expositi p er Samuelem H e ila n -
dum, Tubigensis Scholae Professorem Ethices. Tubingae. Excudebat Georgius
Gruppenbachius. M .D .X C II; 1 vol., pièces lim. + 220 p. (Bibliothèque na­
tionale, cote: R. 38275; exemplaire qui provient du couvent des dominicains
de Saint-Honoré); pour l’éd. de 1594, cf. In d ex Aureliensis, Pars prima, A /6,
n° 108.730; pour les éd. de Tubingue, 1578, 1580, 1588 et Leipzig 1590, cf.
P e te r s e n , Geschichte der aristotelischen Philosophie..., p. 169.
(sbiwb) j ’ai consulté sur microfilm l’exemplaire de la bibliothèque de Pem
broke College à Oxford: Aristotelis Stageritae Ethicorum ad Nicomachum libri
X . Latinis Thesibus, disputationum exercitio accommodatissimis, perspicue et
iistinctè com prehensi: in vsum studiosae iuuentutis Academ iae Iuliae editi,
188 L 'EX É G È SE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

1511 à Ypres (d’où sont surnom d’Hyperius), passé au protestantisme,


enseigna à Marbourg; il mourut en 1564, mais son commentaire sur
VÉthique ne sera édité qu’en 1586 à Bâte (202). C’est également à Mar­
bourg qu’enseigna l’éthique Wilhelm Adolf Scribonius; en 1584 il pu­
blia à Lemgo un petit livre qui fait écho aux cours qu’il avait don­
nés les années précédentes: ramiste (il avait publié un Triumphus
logicae Rameae), Scribonius trouve que ce qu’il y a de plus mauvais
chez Aristote, c’est la logique; YÉthique à Nicomaque est déparée par
un complet manque de méthode, il faut l’élaguer de tout ce qu’elle
contient d’inutile et exposer ce qu’elle contient de bon dans un ordre
rationnel; il ne reste pas grand-chose, et ce pas grand-chose est mis en
questions, réponses et syllogismes (203). Après ce petit livre, c’est à un
momumental commentaire que l’Université de Marbourg donna le jour:
celui de Johannes Magirus; mais cet ouvrage du professeur de Mar­
bourg ne fut publié à Francfort-sur-le Main qu’après la mort de son
auteur (1596); la préface de l’éditeur est datée du 1er avril 1601; mal­
gré ses dimensions, le livre eut d’autres éditions, en 1614 et 1628 à
Francfort et en 1663 à Paris (201). Plus modeste est la contribution du

Opéra, et studio M. Oveni G untheri, Philosophiae Aristotelicae Professons


ibidem publici. Helmstadii. Excudebat Iacobus Lucius. Anno M .D .L X X X V ;
1 vol., 19 X 15, Préface + 132 fol. (numérotés de 1 à 133, mais on passe du
fol. 123 au fol. 125; il y a 22 cahiers de 6 fol.).
(282) In Aristotelis Ethica Nicomachica Annotationes haud mutiles, A n d ré a
a H y p e rio authore, Basileae, E x officina Oporiniana, 1586; 1 vol. 555 p. +
Index (Bibliothèque nationale, cote R . 10408). — Sur Hyperius, cf. Lexicon
fü r Theol. und K irche, t. V, Fribourg-en-Brisgau, 1960, col. 575.
(293) phîlosophia ethica ex Aristotele et aliis m ethodice repetita, studio
G u l ie l . A d o lph i S cr ib o n ii Marpurgensis. Cui additur M enon Platonis sive
Dialogus de virtute, ab eodem autore brevissimê illustratus. Lem goviae, Apud
C onradum G rothenium . M .D .L X X X IIII, 1 v ol. 16 X 11, X IV + 130 p . (p.
83-130: M e n o n ); j ’ai consulté l’exem plaire conservé à la Bibliothèque m unici­
pale de N antes; je rem ercie M me la Bibliothécaire, qui a bien voulu au toriser
le p rêt du volum e à n otre Bibliothèque du S aulchoir. L e Triumphus logicae
Rameae, p aru à Bâle en 1584, la Rerum naturalium doctrina methodica, parue
à Bâle en 1585, et YIdea medicinae secundum logicas leges informandae et
conscribendae, parue à Lem go en 1584, tous ouvrages du m êm e Scribonius,
sont reliés dans le m êm e volum e de la Bibliothèque m unicipale de N antes.
(294) Je n’ai pu atteindre l’édition de 1601 (qui se trouve au British Mu­
séum ); j’ai consulté l’exemplaire de l’édition de 1614 conservé à la Biblio­
thèque nationale sous la cote R. 42527, qui provient du couvent des domini­
cains de Saint-Honoré: DN. Io an n is M a g iri Philosophiae professons in Aca-
demia M arpurgensi inclyti, Corona virtutum moralium, universam Aristotelis
ium mi philosophi ethicen exacte enucleans variasque enodationes, quaestiones,
ibiectiones, et dilutiones, si qui vnquam, iucundiores et utiliores ceteris ethicis
LA FIN DU X V Ie SIECLE EN A N G LETERRE 189

silésien. Jakob Schickfuss, qui avait été à Strasbourg l’élève de Johan-


nes Ludwig Hawenreuter; professeur à l’Université de Francfort-sur-
l’Oder dans la marche de Brandebourg, il publie en 1599 les thèses
sur l’Êthique qu’avaient soutenues ses élèves (20S).
L’Angleterre ne reste pas à l’écart du grand courant de l’exégèse de
YÊthique à Nicomaque. Évêque de Londres, puis de Durham, fort mêlé
aux luttes religieuses de son temps, Cuthbert Tunstal (1474-1559) pro­
fita peut-être de sa réclusion momentanée à la Tour de Londres, où il
fut enfermé en décembre 1551 à cause de son opposition à la politique
religieuse d’Édouard VI, pour écrire le résumé de VÉthique que, libéré
et rétabli sur son siège épiscopal en 1553, il fit publier en. 1554 à Pa-

commentariis omnibus proponens. Adiecto ubique Aristotelis contextu Graeco-


Latino. N unc primum em enda, legenda, pendenda Proponiiur. In collegio Mu-
sarum Paltheniano Francofurti. Anno M.DC X IV ; 1 vol. de 1014 p. — L ’édi­
tion de 1628 est à la Bibliothèque Mazarine (cote: 27 .7 7 2 ); l’édition de Paris,
1663, est très répandue; on la trouve par exemple à Amiens, à Angers, etc. —
Sur Johannes Magirus, cf. plus haut, n. 275, in fine, et L. T h o rn d ik e , A History
of M agic and Expérim ental Science, vol. V II, New York, 1958, p. 417, n. 209.
(295) Ethica p er aphorismos, sive theses conscripta: in qua textibus concor­
dantes loci ex Aristotele et aliis authoribus sunt additj. Auditoribus suis pro-
posita in illustri Academiû Electorali Marchicâ à M. Iaco b o S ch ick fu s io
S vib vsien se Silesio, Academ iae Francofurtanae Notario, Anno M CIC. Sum-
tibus ac typis Friderici Hartm anni... excusa; 1 vol. de 160 p. Schickfuss ne
manque pas d’érudition; on remarquera qu’il cite notamment souvent les pro­
fesseurs de Strasbourg, Goll et Hawenreuter.
Je n’ai pu atteindre le livre de Johannes Chessel, dit Çaselius (1533-1613),
Prooemium in Ethicam Aristotelis, Rostochii, 1569, cité par Bolduanus, Biblio-
theca philosophica, léna, 1616, p. 397.
Ludovicus C a rb o n e a C o s t a c c i a r o , Introductionis in universam philoso-
phiam libri quattuor, Venise, 1599, dans l’appendice: Catalogus expositorum
omnium librorum uniuersae Philosophiae Aristotelis, écrit: «Ioan. Thom . Fre-
gius lib. ethi. perbelle exposuit per qq. Addidit carmina ethica e x poetis col­
lecta ad mores pertinentia»; j’ai cherché en vain cette oeuvre du ramiste Jo­
hannes Thomas Freige, de Fribourg-en-Brisgau, professeur à Fribourg, Bâle et
Altdorf, mort à Bâle en .1583. — On attribue également des commentaires
sur YÊthique à Nicolaus Cisner, professeur à Heidelberg (1529-1583). — N.
P a q u o t, M ém oires... (cf. plus haut, n. 17 7 ), t. II, p. 424 b, attribue aussi des
Ethica à Corneille Martini, d’Anvers, professeur à Helmstedt, (1567-1621), mais
il ajoute: «Je ne sais quand cet ouvrage a paru»; il ne l’a donc pas vu, et
je ne l’ai pas trouvé non plus. — Le jésuite français Jacques Nivelle (1565-
1598), professeur à Wurzbourg, aurait laissé des commentaires In Aristote­
lis Etliicorum libros, datés de 1592 et conservés en manuscrit à la bibliothèque
du couvent des frères mineurs de Wurzbourg; cf. Bibliothèque de la Compagnie
de Jésus, nouvelle éd. par C. Sommervogel, t. V, 1894, col. 1777.
190 L ’EXEG E S E DE L ’ETH IQ U E: H ISTO IR E LITTERA IRE

ris (!88). Cependant, l’œuvre capitale est celle de John Case; né à


Woodstock, John Case fit d’abord carrière au St John’s College d’Ox-
ford; il y fut boursier en 1564, bachelier en 1568, maître ès-arts et
fellow en 1572; mais en 1582, il en fut expulsé à cause de ses sympa­
thies pour l’Église Romaine et ouvrit dès lors sa propre école de philo­
sophie à Oxford, où il mourut en 1600. Célèbre par son The Praise of
Musicke, qu’il dédia en 1586 à Sir Walter Raleigh, il n’en fut pas
moins un fécond commentateur d’Aristote; le 7 mars 1585, il dédia
au favori de la reine Elisabeth, Robert Dudley, comte de Leicester,
son Spéculum quaestionum moralium in universam Aristotelis philo-
sophi summi Ethicen. Dans une Peroratio (p. 532-533), John Case nous
indique ses sources, qu’il divise en cinq catégories: 1) Thomas, Eustrate
et Boèce; 2) Lefèvre d’Étaples, Buridan et Martin Borrhaus (qui avait
publié en 1545 un commentaire sur la Politique d’Aristote); 3) Guiral
Ot, Burley et Donato Acciaiuoli; 4) Juan de Celaya, Jean Duns Scot
et Gilbert Crab; 5) Pietro Martire Vermigli, Lambert Daneau (théolo­
gien calviniste qui publia en 1577 à Genève ses Ethices christianae
libri très) et Theodor Zwinger. John Case s’excuse du reste d’avoir cité
les auteurs de la première catégorie, «spinosos, barbaros et obscuros» !
En particulier, ajoute-t-il, il y a des gens qui, au seul nom de Thomas,
froncent les sourcils; et pourtant, si l’on secoue bien fort la paille de
son langage barbare, on trouve parfois le bon grain d’heureuses pen­
sées (207). Sans doute faut-il encore nommer ici Edward Brerewood
(1565-1613), né à Chester, étudiant à Oxford à Brasenose College,
professeur d’astronomie depuis 1596 au Gresham College de Londres,
dont pourtant le commentaire sur les quatre premiers livres de YÊthi-
que (jusqu’au chapitre sur la magnanimité inclus) ne sera publié à

(28°) Compendium et SYN O W IS in decem libros Ethicorum Aristotelis, à


C u th e b e r toT o n s t a l l o edituiu, Lutetiae, E x officina Michaëlis Vascosani,
1554 (103 pages). Je cite le résumé de 1142 b 31-33: «Prudentum est con-
sultare: atque ideo ea consultatio bona est, qua recta uia ad aliquem finem
consequendum pergimus, cuius in ipsa prudentia sit uera existimatio» (p. 49-50).
— Sur Tunstal, cf. E.mden A .B., A Biographical Register of the Univ. of Ox­
ford to A .D . 1500, Oxford, 1959, t. III, p. 1913-15.
(297) J ’ai consulté la deuxième édition, parue en 1596, dans laquelle au
commentaire sur l’Éthique à N icom aque se trouve joint un commentaire de
la Grande éthique (Bibliothèque nationale, R. 10831-10832): S pecvlvm quaes-
tio n v m m o raliv m in universam Aristotelis philosophi summi Ethicen, cui ad-
ditur brevis commentarius in Magna Moralia Aristotelis, qui ab Authore Re-
flexus speculi moralis nominatur, Ioh ann e C aso Oxoniensi D octore in medi-
cina olim Collegii praecursoris Socio authore, N un c denuo recognitum et a
mendis plerisque repurgatum, cum ind ice..., Oxonie, E x officina Typographica
Josephi Bamesii, 1596. Il y eut encore une édition à Francfort en 1604.
LA FIN DU X V P SIECLE EN FRANCE 191

Oxford qu’en 1640. Thomas Sixesmith, qui en procura l’édition d’après


l’autographe de l’auteur, nous assure que Brerewood se montre à lui
seul plus exact et plus solide que toute l ’école «Loyolitique», cepen­
dant fort subtile: sa philosophie, modeste, orthodoxe et innocente,
est pure des niaiseries et sornettes barbares des Scolastiques, des
impostures jésuitiques, du venin socinien. Il suffit, hélas, d’un coup
d’œil pour voir que Brerewood a extrait la quintessence de ce qu’il
y a, chez les Scolastiques et les Jésuites, de pire: son livre n’est que
tableaux synoptiques où, à grand renfort d’accolades, s’entassent di­
visions sur divisions; je n’en connais pas de plus illisible (207b,s).
En France, nous rencontrons d’abord le poète, philosophe et théolo­
gien, Jacques Boürlé. Né à Longmesnil dans le diocèse de Beauvais vers
1524, Jacques Bourlé déploya le meilleur de son activité à Paris au sein
de la Sorbonne: il en était hôte dès 1563, il en devint prieur en 1566,
docteur en 1568, et il en fut procureur de 1578 à 1586; il mourut en
1587. En 1565, Bourlé avait publié une Institutio in disciplinam mo-
raîem grâce à laquelle chacun pouvait, à l’en croire, comprendre sans
peine tout ce qu’Aristote enseigne dans les dix livres de YÉthique;
nous ne pouvons malheureusement plus juger des mérites de cette
«Éthique sans larmes», car le seul exemplaire que nous en connais­
sions a été détruit (20S). Il reste au contraire nombre d’exemplaires de

(-97hl!i) J ’ai consulté sur microfilm l’exemplaire de la Bibliothèque Bodléienne


(cote: 4° C 82 Art. 1 ): Tractatus ethici: sive Commentarii in aliquot Aristo-
telis libros ad Nichomachum, D e M oribus: A Celeberrimo Philosopho E dvard o
B rerew o o d A rt. Mag. è Colleg. Aenea-nasensi, olim conscripti. Iam primùm
ex authoris ipsius Autographo, summâ fide, nec minori curâ castigati, et publici
iuris facti: Per T < T io m a m > S < ix e s m ith ;> , S.S. Theolog. Bacchalaureum,
et Colleg. Aenea-nasens. apud O xon Socium. Oxoniae, Excudebat Guilielmus
Turner, Impensis Edvardi Forrest, 1640; 1 vol., 19 X 13, pièces lim. + 245 p.
(autres exemplaires à Cambridge, Dublin, Durham et Philadelphie; cf. A. W .
P o lla rd , A Short-Title Catalogue of Books Printed in England, Scotland and
Ireland (1475-1640), Londres, 1926, p. 78, n° 3627; L .W . R il e y , Aristotle.
Texts and Commentaries to 1700 in the University of Pennsylvania Library,
A Catalogue, Philadelphie, 1961, p. 63, n° 2 8 2 ).
(aos) ] Acobi B u r l a e i Belvacensis, Institutio in disciplinam moralem, qua fa­
cile et compendiose quivis intelligere possit quaecum que ab Aristotele docen-
tur in decent libris Ethicorum. Parisiis. Th. Richardi, 1565; je cite d’après
Bibliothèque de la ville de Reims. Catalogue des imprimés. Sciences philoso­
phiques et sociales. 1TB partie, Reims, 1878, p. 118, n° 506; ce livre fait en effet
partie des milliers de livres qui ont été brûlés pendant la guerre de 1914-1918, ain­
si que M. le Conservateur de la Bibliothèque municipale de Reims a bien voulu
m’en informer. — Sur Jacques Bourlé, cf. P. F e r e t , La Faculté de théologie
de Paris..., Époque moderne, t. II, p. 55-58; Diet, d ’hist. et de géogr. eccl.,
192 L 'EX EG ESE D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

l’œuvre curieuse que sont les Antitopiae de Pierre Noiset (288). Né vers
1550 en Thiérache dans le diocèse de Reims, Noiset inaugura le 16 oc­
tobre 1580 son enseignement de la philosophie au collège des Bons-En-
fants de Reims par un discours dans lequel il rendait responsable du
peu de progrès que font les jeunes gens dans l’étude de la philoso­
phie leur goût pour les sottes lectures, d’Eulenspiegel à Rabelais (300).
Docteur en droit, recteur de l’Académie de Reims en 1586, il renonça
la même année à l’enseignement et se retira au collège des Ecrevés; c’est
là qu’il rédigea ses Antitopiae, dont il signa la dédicace à Louis de
Lorraine, cardinal de Guise, le 17 décembre 1588 (ce qui explique que
pour Noiset, le type du magnanime aristotélicien, c’est le duc de Gui­
se) (301). Noiset n’est pas peu fier de son œuvre: n’a-t-il pas réussi à
découvrir dans VÊthique à Nicomaque (qu’il lisait dans la traduction
de Nicolas de Grouchy) 300 passages qui à première vue semblent
contredire d’autres passages d’Aristote, et à montrer comment en réa­
lité ils sont d’accord ? Le programme nous fait frémir; pourtant, à la
lecture, on doit avouer que Noiset possède bien les qualités que lui
reconnaissait l’abbé Cauly: «Une vaste connaissance d’Aristote, une
heureuse subtilité, un jugement sûr et prompt» (302). Les difficultés
qu’M soulève sont généralement réelles, la solution qu’il leur apporte
est sobre; son guide préféré est saint Thomas d’Aquin (3M).
t. X , Paris, 1938, col. 235-237; aucun de ces auteurs ne mentionne VInstitutiô
in disciplinant moralem.
p u ) P é t r i N o iset Terasci Rhem ensis iur. utr. doct. et, in Rhem orum Aca-
demia, ordinarii Professons, Antitopiae [id est locorum contrarietates] de Mo-
rali Aristotelis philosophia. Rhemis, Excudebat Ioannes Cousin, prope portam
Bazeam habitans, 1589; 1 vol. in 16 de X V I + 351 p. J ’ai consulté l’exemplaire
de la Bibliothèque de la ville de Bordeaux (cote: S. 4 5 2 6 ), que je remercie
M. i e . Conservateur d’avoir bien voulu m ’envoyer en prêt à la Bibliothèque
nationale; le livre se trouve aussi à la Bibliothèque Mazarine (cote: 27.730) ;
l'exemplaire de la Bibliothèque de Reims a été brûlé (cf. note p réc.). — Sur
Noiset, cf. B o u llio t, Biographie ardennaise, Paris, 1830, t. II, p. 284-286, et
surtout E . C auly (l’abbé), Histoire du collège des Bons-Enfants de l’Université
de Reims, Reims, 1885, p. 279-288.
(a°°) «qui veteriores poetriarum fabellas rursum fingunt, ineptias refricant:
qui manibus ferme terunt libros Vvespieglii, Rolandi, Augerii, Rabellaii, Bo-
catii, Amadisi, Antonii de Arena, Pantagruelis, Gaudichonii: de quibus nihil
tu, riisi tum amorum tum facetiarum quasi calculos subducere discas» (p. 31 7 ).
(soi) Antitopiae, p. 89. Le duc et le cardinal seront assassinés les 23 et 24 dé­
cembre 1588.
(a°2) E . Cauly, Histoire du collège des Bons-Enfants..., p. 288.
(soi) Qu'on me permette au moins, à titre d’exemple, de citer en partie
YAntitopia que Noiset consacre à la question toujours débattue: la fin ultime
et le Souverain bien relèvent-ils de l’éthique ou de la politique?
« E n u n c ia tio . Finis sum m um ue bonum est politicae scientiae.
LA FIN DU X V Ie SIECLE EN FRANCE 193

Pourtant, plus que ces œuvres scolaires, ce qui retient l’attention


dans la France de la fin du XVP siècle, c’est l’intérêt porté à la morale
d’Aristote par le grand public. Montaigne semble avoir lu YÊthique
à Nicomaque entre 1588 et 1592, comme en témoignent les citations
qu’il ajoute alors de sa main sur son exemplaire de l’édition de 1588
des Essais, citations qui seront intégrées dans le texte de l’édition post­
hume que procura en 1595 Mademoiselle de Gournayf04). Mais c’est

O b ie c tio . Alii nobis ethici, alii politic! libri ab Aristotele perscribuntur. et


in 7 Politic, cap. 1 cum idem ille quandam ethicae doctrinae summam repetit,
ait: Sed haec hactenus prooemii loco. Neque enim ea praeterire potui, neque
earum rationes accommodatae ac propriae exponi potuerunt. Neque enim sunt
huius disputationis. Quod perinde quidem est, ac si diceret, ethicam doctrinam
in politicis alienam esse, et alieno loco tractari. Aristotelis igitur iudicio, duae
disciplinae videantur, politica et ethica, et praeceptis distinctae. Vt hinc sciri
potest, nequaquam esse politicae scentiae munus, explicare quid sit summum
bonum: quandoquidem id ars ethica explicat libr. I et 10 Ethic.
C o n c il ia t i o . Politicae ciuilisue scientiae nomine (quam loquitur enunciatio)
vniuersam moralem philosophiam putamus intelligi: vnde et doctrina ista po­
litica nominatur. Id hinc perspici potest, quod ad extremum eiusdem capitis
2 lib. I Eth. ethica vocetur ciuilis siue politica quaedam scientia. Sic enim le-
gitur: Atque haec quidem methodus, quoniam politica quaedam est, hoc, id
est summum bonum, expetit. Eodem accedit D. Thomae sententia, ad politi-
cam scilicet pertinere vltimi extremique finis humani considerationem, vt in
enunciatione diximus: et tamen hoc in ethico opere (quemadmodum in obiec-
tionis fine dictum est) extremum humanae vitae finem tractari, quod ethica
disciplina comprehendit prima politicae scientiae elementa... Sed... dicet ali-
quis, summum bonum finem esse ethici Viri, non politici. quo posito nullus
in philosophando exercitatus scientiae politicae vltimum rerum agendarum fi­
nem subiecerit. Responsio. Idem est viri politici et ethici finis: sed ille bonum
spectat latius in politica scientia: hic vero strictius et angustius in ethica»
(p. 11-12; le passage que j ’ai omis est signalé par Noiset lui-même comme une
digression).
On admirera la simplicité de la solution de Noiset (fort proche de celle
de Mélanchthon) : la «Politique» qui a pour objet le Souverain bien, c ’est
tout simplement la philosophie morale, et ce qui justifie cet emploi du mot
de «politique», c ’est le grand principe aristotélicien: «Le bien commun et
le bien individuel sont identiques»; mais on admirera aussi la subtilité avec
laquelle Noiset ramène à la position d’Aristote la position de saint Thomas,
fondée en réalité sur le principe diamétralement opposé: «Le bien commun et
le bien individuel sont spécifiquement distincts» (Sommé de théol. II* II*"
qu. 58, a. 7, ad 2 ) .
(3M) Cf. P. V i l l e y , Les sources et l’évolution des Essais, deuxième éd.,
Paris, 1933, t. I, p. 72, et le tableau en appendice; t. II, p. 519; à corriger
par A. D. M e n u t, Montaigne and the Nicomachean Ethics, dans M odem Phi-
194 L ’EXEG ESE DE L 'ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTERA IRE

surtout la Cour qui s’éprit alors de YÉthique: dans les années 1580,
l’Académie du Palais, qui groupait autour du.roi de France Henri III
poètes et moralistes, se passionnait pour les grands problèmes de l’éthi­
que aristotélicienne..Un curieux témoignage de cet engouement nous
est fourni par le livre de Bartolomeo Del Bene, noble florentin établi
à la cour de France et membre de l’Académie du Palais, composé vers
1580 pour Henri III, mais qui sera publié en 1609, avec une nouvelle
dédicace à Henri IV, par le petit-nevcu de Bartolomeo, Alphonse Del
Bene (ou d’Elbène), évêque d’Albi (il venait de succéder sur le siège
épiscopal à son oncle Alphonse, fils de Bartolomeo, mort le 8 février
1608); pour l’instruction et le plaisir des gens de cour, la morale
d’Aristote se trouve là mise en vers et illustrée de gravures de Thomas
de Leu, qui font aujourd’hui le prix du livre aux yeux des bibliophi­
les (305). Plus sérieuses sont les discussions qui mirent aux prises devant
le roi, sur la supériorité des vertus morales ou intellectuelles, Ronsard,
Desportes et Amadis Jamyn: à notre vif étonnement, Ronsard tient pour
la supériorité de la vie active, tandis que la thèse aristotélicienne clas­
sique de la supériorité de la vie contemplative est soutenue par Despor­
tes et Jamyn (3<w). Intéressante aussi est la contribution apportée à ces
études aristotéliciennes de cour par Jacques-Davy Du Perron. Né le
25 novembre 1556 dans le canton de Berne d’une famille normande
passée au protestantisme, Du Perron, présenté à Henri III dès 1576,
se convertit au catholicisme; devenu lecteur royal et membre de l’Aca-

lology, 31 (1 934), p. 225-242; M. Menut complète la liste des emprunts de.


Montaigne et souligne à juste titre qu’il n’est guère possible de savoir à la­
quelle des traductions latines existantes Montaigne a puisé.
(305) j ’ai consulté l’exemplaire de la Bibliothèque nationale (cote: R. 8 3 6 ),
qui provient de la bibliothèque du couvent des dominicains de Saint-Honoré:
Civitas veri sive morum B a rth o lo m e i D e l Bene, Patricii Florentini. A d Chris-
tianissimum H enricum II I Francorum et Poloniae regem. Aristotelis de moribus
doctrina, carminé et picturis complexa et illustrata Coinmentariis Theodori
Marcilii, Professons eloquentiae Regii. Parisiis, 1609. Cf. aussi B r u n e t, M anuel
du libraire... Supplément, col. 358. — Sur la famille Del Bene, cf. dom Ed­
mond B e r n a r d e t , O.S.B., Un abbé d ’H autecombe, ami de Ronsard, Alphonse
Deltiène, évêque d'Albi, 1538-1608, Grenoble, 1937; sur Bartolomeo, p. 18-19,
avec la note 7.
(309) cf. R. Bady, L ’hom m e et son «Institution» de Montaigne à Bérulle
(1580-1625) (Annales de l’Université de Lyon. Troisième série. Lettres. Fasc.
3 8 ), Paris, 1964, p. 133-137; mais il faut toujours se reporter à l’ouvrage de
E. Frém y, Origines de l’Académ ie Française. L ’Académ ie des D erniers Valois.
Académ ie de Poésie et de m usique (1570-1576). Académ ie du Palais (1576-1585),
d ’après des documents nouveaux et inédits, Paris, s.d. [1887], p. 206-214, avec
l’édition des discours, p. 221ss.
LA FIN DU X V Ie SIÈCLE EN FRANCE 195

démie du Palais, il prononce à ce titre plusieurs discours en 1584 et


1585, et en 1586 l’éloge funèbre de Ronsard; c’est probablement aussi
de cette époque que datent ses œuvres aristotéliciennes: d’abord une
Traduction du premier livre des Éthiques d’Aristote, puis un Traicté
des vertus morales, qui ne seront publiés qu’après la mort du cardinal,
survenue le 5 septembre 1618 à Paris (3°7).
Ces disputes de cour seront rouvertes quelques années plus tard,
du fond de sa retraite, par un magistrat qui avait tenu un rôle de pre­
mier plan, Jean Bodin. C’est en effet vers la fin de sa vie que Jean
Bodin (1530-1596) rédigea d’abord en latin en 1594, puis traduisit en
français au début de 1596, un petit livre qui sera publié après sa mort
par ses héritiers en 1598: Le Paradoxe de Jean Bodin, Angevin, Qu’il
n’y a pas une seule vertu en médiocrité, ny au milieu de deux vices,
traduit du latin en français et augmenté en plusieurs lieux (Paris, Du
Val, 1598; 99 pages in 8°). Le titre limité de l’opuscule ne doit pas
nous induire, en erreur: c’est toute la morale d’Aristote qui est ici re­
mise en question, car il ne s’agit de rien de moins, en ce petit «catéchis­
me moral» que du «souverain bien et des vertus auxquelles vous estes
cstroictement obligé» (p. 3). Au réquisitoire de Bodin, trop porté à
confondre juste milieu et médiocrité, Du Perron avait par avance fort
bien répondu dans son Traicté des vertus morales (que Bodin ne pou­
vait d’ailleurs connaître, puisqu’il était encore inédit), en montrant
que le juste milieu d’Aristote n’est pas moyenne quantitative, mais
mesure rationnelle. Cependant les protestations indignées de Bodin
comme les sagaces explications de Du Perron furent incapables «d’em­
pêcher la conception de la vertu d’évoluer, sous prétexte de modéra­
tion, vers une théorie de l’«honnête moyenne», à laquelle Montaigne
ne refuse pas son patronage» (30S).

(30T) Les diverses oeuvres de l'illustrissime cardinal Du P erron , archeves-


que de Sens, primat des Gaules et de Germanie, et grand Aumosnier de Fran­
c e ... A Paris, par Antoine Estienne..., 1622. La traduction du premier livre
de YÉthique est aux p. 805-824; le Traicté des vertus morales aüx p. 783-804.
Je cite le début de la traduction de YÉthique-. «Tout Art, toute Profession,
toute Action, et tout Dessein, semble se proposer quelque Bien, auquel il tend:
Et pour ceste cause les Anciens ont eu raison de dire, que le Bien estoit ce
que toutes choses desiroient: Mais les fins que nous-nous proposons sont diffe­
rentes: Les vues sont simples opérations, les autres sont des effects qui de­
meurent après les opérations». — Sur Du Perron, cf. Dict. d ’hist. et de gêogr.
eccl., t. X IV , Paris, 1960, col. 1130-1136.
(308) R. Bady, L ’hom m e et son «Institution» de Montaigne à Bêrulle, p.
1 40; cf. P . M e sn a rd , Jean Bodin et la critique de la morale d’Aristote, dans
R evue thomiste, 57° année, t. 49 (1 9 4 9 ), p . 542-562.
196 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

L ’Éthique à Nicomaque à l’Académie de Strasbourg

Strasbourg, dont le Gymnase, ouvert en 1537 par Johannes Sturm,


fut érigé en Académie en 1566 avant de devenir Université en 1621,
mérite une place à part dans l’histoire de l’exégèse de YÊthique à Ni-
comaque à la fin du XVI° siècle: plusieurs des titulaires de ses deux
chaires d’éthique ont laissé des œuvres importantes ou ont assuré par
leur enseignement le rayonnement de YÊthique d’Aristote. Le fonda­
teur du Gymnase et l’organisateur de l’Académie, Johannes Sturm,
avait lui-même, dès les débuts de son enseignement, publié en 1540 à
Strasbourg une édition du texte grec de YÊthique à Nicomaque qui
eut de nombreuses rééditions (30°). Manquant de spécialistes qualifiés,
il dut faire appel au début, pour expliquer YÊthique, à des théologiens:
c'est ainsi qu’à deux reprises, de 1542 à 1547 et de 1554 à 1556,
le Gymnase eut pour professeur d’éthique l’italien Pietro Martire Ver-
migli (310). Né à Florence en 1500, d’abord chanoine régulier de Saint
Augustin, Pietro Martire, pour l’appeler du nom sous lequel il est le
plus souvent cité, avait adhéré à la doctrine de Zwingli et s’était enfui
en Suisse; c’est de là qu’il vint à Strasbourg; son enseignement fut in­
terrompu de 1547 à 1554 par un séjour en Angleterre où, nommé
professeur royal à Oxford, U joua un rôle important dans l’établisse­
ment du Prayer Book; après 1556, il se retira à Zurich où il mourut
en 1562. L’écho de ses cours de Strasbourg nous est conservé par ses
commentaires sur les trois premiers livres de YÊthique à Nicomaque,
qui après sa mort seront publiés en 1563 à Zurich (31‘).

(3o») E n 1545, 1549, 1554, 1556 et 1563; cf. In d ex Aureliensis, Pars prima,
A /6, n»s 107.996, 108.107, 108.170, 108.288, 108.337 et 108.463. — Sur J. Sturm,
l’ouvrage de base reste Ch. S chmidt , La vie et les travaux de Jean Sturm,
prem ier recteur du Gymnase et de l'Académie de Strasbourg, Strasbourg, 1855;
compléter la bibliographie par Lexicon für Theol. und Kirche, t. IX , Fribourg-
en-Brisgau, 1964, col. 1126-1127.
(J1°) C f. P e te r s e n , G eschichte der aristotelischen Philosophie..., p. 121-122.
(su) In primum , secundum et initium tertii libri ethicorum Aristotelis ad
Nicomachum, clariss. et doctiss. viri D . P e t r i M a r t y r is V e r m il ij , Florentini,
Sacrarum literarum schola Tigiirina Professons, Commentarius doctissimus.
T iguri, Excudebat Christophorus Froschouerus Iu n ior, m ense A ugusto, anno
M .D .L X III; 1 vol. 436 p. + In d ex (Bibliothèque nationale, co te: R. 5838;
provient du cou ven t des dom inicains de S ain t-H on oré). L e dernier passage
traduit e t com m enté est 1112 a 5-7. L a traduction latine qui p récèd e chaque
section du com m entaire sem ble être l’oeuvre p ropre d e P ietro M artire; en
voici le d ébu t: «Omnis ars, omnis methodus, omnis actio et electio bonum
d iq u o d expetere uidetur. Propterea pulchre dixerunt ipsum bonum quod omnia
L ’ËTH IQ U E A L ’ACADEMIE DE STRASBOURG 197

Le premier titulaire d’une des chaires d’éthique qui fasse grande


figure est Obert Van Giffen, dit Giphanius. Ce néerlandais, né en 1534
à Buren, petite ville du duché de Gueldre (à quelques kilomètres au
sud de Wijk), après des séjours en France et en Italie, fut pendant de
longues années professeur à Strasbourg; titulaire d’une chaire de droit
dès 1568, il lui ajouta, au moins de 1572 à 1574, une des deux chai­
res d’éthique, puis il semble s’être de nouveau consacré exclusivement
au droit jusqu’à la fin de 1581 (312); il quitta alors Strasbourg pour
aller enseigner le droit à Altdorf près de Nuremberg, puis se convertit
au catholicisme et enseigna le droit, à partir de 1590, à l’Université
d’Ingolstadt; il mourut à Prague le 26 juillet 1604. Ce n’est qu’après
sa mort que ses commentaires sur les dix livres de l’Éthique à Nico-
maque seront publiés à Francfort en 1608 par les soins du libraire stras-
bourgeois Lazare Zetzner (313). Il est pourtant hors de doute que ces
commentaires avaient été écrits en 1572-1574, alors que Van Giffen
était professeur d’éthique à l’Académie de Strasbourg: les allusions
qu’ils contiennent permettent en effet de les localiser et de les dater
avec certitude. Dès le prologue de son œuvre, Van Giffen nous dé­
clare que son seul souci est de découvrir la pensée d’Aristote «nue et
pure», suivant la technique d’Alexandre d’Aphrodise, «qui est en
honneur dans cette Académie», celle de Strasbourg évidemment, puis­
que Van Giffen précise ailleurs qu’il s’adresse à des «Allemands du

appetunt». — Sur Pietro Martire, cf. Dict. de théol. cath., t. X V , 2, Paris,


1948, col. 2693-2699; Lexicon fiir Theol. und Kirche, t. 10, Fribourg-en-Brisgau,
1965, col. 717-118; Ph. M c N air , Peter Martyr in Italy: A n Anatomy of Apos-
tasy, Oxford, 1967.
(312) Cf. O. B erg er -L ev ra ult , Annales des professeurs des Académies et
Universités alsaciennes 1523-1871, Nancy, 1892, p. 87; M. F o urn ier , Les sta­
tuts et privilèges des Universités françaises depuis leur fondation jusqu'en 1789.
Deuxième partie, t. IV, fasc. 1: Gymnase, Académie, Université de Strasbourg,
par M. F o u r n ier et Ch. E ngel , Paris, 1894, p. 160, 170, 179, 187, 193, 212,
233, 234, 235, 236.
(sis) O b e r t i G iph a n ii philosophi et iurisconsulti clarissimi Commentarij in
decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum, post sat bene longam
suppressionem, boni publici gratia, iam prim um in lucem editi... Francofurti,
Impensis Lazari Zetzneri Bibliopolae. M .DCVIII; 1 vol. 165 X 105, xvi +
840 + xxxi p. (Je possède un exemplaire de cet ouvrage). Voici le commen­
taire de Van Giffen sur 1142 b 31-33: «Docet Aristateles Eubuliae finem non
esse singularem sed com m unem , qui idem et est prudentiae, vt supra dictum
cap. 5 initio, ôoxeï Ôrj (pgovinou, id est Eubuliae finis ad totam vitam bene
beateque transigendum pertinet, vt et de prudentia ibi dictum. Recte igitur
Aristoteles extremo capite, tandem Eubuliam définit esse rectum quoddam ad
finem eum , cuius prudentia est vera existimatio, id est, cuius et ipsa est pru­
dentia, assequendum, non ad singularem» (p. 503) .
198 L ’EXEG ESE DE L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTERA IRE

Rhin» comme lui (3I4). Quelques allusions, d’ailleurs discrètes, nous


montrent que Van Giffen était encore bon protestant (315). Mais c’est
surtout grâce à-son érudition, qui est remarquable, que l’on peut da­
ter le commentaire de Van Giffen. Il cite à peu près tous les traduc­
teurs et commentateurs de YÊthique à Nicomaque, plus quelques autres
qui y avaient touché occasionnellement: l’ancienne traduction et Tho­
mas d’Aquin, l’Arétin, Argyropoulos et Donato Acciaiuoli (p. 189, 645),
Ermolao Barbara (p. 332), Giangioviano Pontano dont le De magnani-
mitate avait exalté cette vertu aristotélicienne et luan Luis Vives dont
le De causis corruptarum artium l’avait critiquée (p. 282), Francesco
Patrizi (1413-1494), dont le De regno avait été imprimé en 1519, Phi-
lipp Mélanchthon, dont il n’hésite pas d’ailleurs à se séparer (p. 103,
112, 373, 405, 443, 520), dom Périon et son correcteur Nicolas de
Grouchy, Jacob Schegk, Amerbach (p. 282, 373, 376, 384), Feliciano,
Figliucci (p. 4, 384), un Florentin qui doit être Bernardo Segni (p. 4),
Turnèbe et Lambin, Pietro Martire Vermigli et Theodor Zwinger
(dont l’édition de YÊthique était parue en 1566), la traduction du livre
V par Muret, parue en 1565, et celle du livre I par Simoni, parue en
1567 (3l6): l’information de Van Giffen s’arrête donc en 1567; c’est
normal pour des cours donnés en 1572-1574, tandis qu’on s’explique-

(314) Cf. P e t e r s e n , G eschichte der arislolelischen Philosophie..., p. 170.


Petersen a bien remarqué le texte du prologue, p. 4: «quae quidem et in hac
Academia vsitata est», mais il n’a pas su le préciser par le texte de la p. 392:
«Ciuilis Romae est toga; pallium Graecis, Rheno Germanis, nostra vestis vêtus»;
cf. aussi p. 682: «In Germania quid, et in hac vrbe m axime notum».
(au) v an Giffen réfute, fort pertinemment, le théologien français qui avait
malencontreusement voulu s’appuyer sur le mot «Facile» pour prouver que
la Messe est un sacrifice (p. 376; ce théologien est Josse Clichtove, dans son
Antilutherus, Paris, 1524, f. 80v; sur les limites de Clichtove théologien, cf.
R . D esreum aux , Une réputation surfaite? Josse Clichtove, dans Mélanges de
science religieuse, 6, 1949, p. 253-276); Van Giffen lance une petite pointe
contre les moines, à propos des mots d’Aristote: «vel sunt DU, vol beluae»,
en ajoutant: «Vtrum et hoc de Monachis iam dici possit, iudicetur» (p. 5 6 3 );
il loue les martyrs protestants: «Sic hodie, qui firm iter institut’, in praeceptis
verae religionis, mille mortes malunt perpeti. Pontificii statim discedunt, malunt
viuere confessores, quam mori martyres» (p. 584) ; il raille le luxe des cérémo­
nies romaines: «In Papatu semel itur ad coenam magno cum fastu et pompa,
non pietatis». (p. 701).
(3i8) Cf. p. 4: «Sunt et qui aliquot tantum libros verterunt, Muretus, Martyr
et Simonius»; à la p. 822, Van Giffen cite les Variarum lectionum libri V III
de Muret, parus en 1559; il cite également les Variarum lectionum libri
X X X V II I de Pietro Vettori (p. 287, le livre 29; p. 617, le livre 21; p. 714, le
livre 23; p. 767, sans indication de livre); mais si l’édition complète ne fut
donnée à Florence qu’en 1582, les livres I-X X V avaient paru à Florence en
L ’ETH IQ U E A L ’ACADÉMIE D E STRASBOURG 199

rait mal qu’une érudition aussi riche tourne court, s’ils avaient été
donnés plus tard.
Dès 1572, le strasbourgeois Theophilus Goll l’ancien (1528-1600)
était titulaire d’une des deux chaires d’éthique (l’autre étant occupée
par Van Giffen) et il la gardera durant de nombreuses années (317);
cependant, à partir de 1590 au moins, il partagera l’enseignement de la
philosophie pratique avec son fils Theophilus Goll le jeune (1561-
1611); le père semble s’être réservé l’explication de la Politique tan­
dis que le fils expliquait l’Éthique à Nicomaque. Le 1er septembre 1592,
Theophilus Goll l’ancien dédiait au baron Gondacher de Tanberg,
seigneur en Auroltzmünster, Offenberg et autres lieux, son Epitome
doctrinae moralis, ex decem libris Ethicorum Aristotelis ad Nicoma-
chum collecta pro Academia Argentinensi; ce mot d’«epitome» ne doit
d’ailleurs pas nous tromper: le «résumé» de Goll ne compte pas moins
de 377 pages, sans compter l’Index (318).
Lui aussi strasbourgeois, Johannes Ludwig Hawenreuter (1548-1618)
fut avant tout professeur de physique. Cependant, à sa chaire de phy-.
sique, il joignit quelque temps, au moins en 1588-1589, une des chai­
res d’éthique (319). A cette occasion il publia en 1588 à Strasbourg
chez l’imprimeur de l’Université Antoine Bertram son Analysis libri
quinti Ethicorum Aristotelis de iusdtia et iure (32°). C’est aussi au titre

1553 et les livres X X V I-X X X V 1I en 1569. — Quelques références à Muret


font, à première vue, difficulté; en fait, elles sont empruntées aux notes de
Lambin dans l’édition de 1558 de sa traduction, et Lambin lui-même nous
apprend qu’il s’agit de notes qu’il avait prises au cours de Muret à Venise;
Van Giffen cite ainsi Muret, p. 147, d’après Lambin, p. 308; p. 219, d’après
Lambin, p. 325; p. 339, d’après Lambin, p. 346; p. 484, d’après Lambin, p. 370.
(an) Cf. O. B erg er -L ev ra ult , A nnales... (déjà cité à la n. 31 2 ), p. 90;
M. F o urn ier , Les statuts... (déjà cité à la n. 3 1 2 ), p. 83, 104, 107, 109, 122,
130, 131, 179, 180, 187, 193, 196, 198, 2 0 1 ,2 3 3 ,2 3 4 ,2 3 5 , 2 4 1 ,2 4 3 ,2 4 9 et 364; F r.
Ed. S itzmann , Dictionnaire de biographie des hommes célèbres de l’Alsace,
Rixheim, 1909-1910, t. I, p. 625; P et e r s en , Geschichte der aristotelischen Philo­
sophie, p. 122, n. 2. On notera que les documents de l’époque, même rédigés en
allemand, emploient la forme Theophilus (et non Gottlieb).
(31S) Epitom e... Argentinensi, per T h eophilum G olium Ethices ibidem pro-
{essorem. Argentorati, Typis Iosiae Rihelij, s.a. [1592]. J ’ai consulté l’exemplaire
de la Bibliothèque nationale (cote: R. 37437-8). Il y eut une deuxième édition,
non datée, et une troisième, Type I. Rihelii haeredum, 1621.
(ai») Q o . B erg er -L evrault , Annales... (déjà cité à la n. 31 2 ), p. 101;
M. F o urn ier , L es statuts... (déjà cité à la n. 3 1 2 ), p. 170, 187, 192, 201, 217,
218, 234, 235, 244, 248, 256, 257, 260, 269, 346, 360, 361, 371, 378; F r. Ed.
S itzmann, D ictionnaire... (déjà cité à la n . 31 7 ), t. I, p. 717-718.
(320) Je n’ai pu atteindre ce livre qui ne se trouve ni à la Bibliothèque
nationale, ni au British Muséum, ni à la Bibliothèque nationale et universitaire
200 L ’EXEG E S E DE L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

de professeur d’éthique qu’il patronna la thèse soutenue le 25 janvier.


1589 par le hongrois Georges Deidrich sur le livre VI de YÊthique à
Nicomaque Cu). Pour occasionnel qu’il ait été, l’enseignement de l’éthi­
que par Hawenreuter semble avoir marqué ses élèves et contribué à
propager l’étude de YÊthique-, nous avons vu un Schickfuss mettre sous
le patronage de son ancien maître ses propres études aristotélicien­
nes O22).
C’est aussi d’Hawenreuter que se réclame le professeur de Strasbourg
Laurent-Thomas Walliser (1569-1631) (3ä3). Professeur de métaphysi­
que en 1595, Walliser fut en 1597-1598, président du Séminaire d’éthi­
que (Collegii ethici praeses)-, les disputes sur YÊthique à Nicomaque
que ses élèves soutinrent sous sa présidence du mois d’avril 1597 au
mois de février 1598 furent publiées au fur et à mesure en petits ca­
hiers de 12 à 32 pages par l’imprimeur de l’Académie A. Bertram et
réunies en un gros volume de 900 pages, avec une lettre préface
d’Hawenreuter. Malgré sa masse, le volume n’a d’autre intérêt que de
nous faire saisir sur le vif ce qu’était alors l’enseignement de l’éthique;

de Strasbourg. Il est cité par les bibliographes: Ludovicus C arbone a C osta -


cciaro , Introductions in universam philosophiam libri quattuor, Venise, 1599,
dans l’appendice: Catalogus expositorum omnium librorum uniuersae Philoso-
phiae Aristotelis; P. B olduanus, Bibliotheca philosophica, Iéna, 1616, p. 466;
G. D raudius , Bibliotheca classica, Francfort-sur-le-Main, 1625, p. 1367.
(aai) Je n’ai pu atteindre ce livre; en voici au moins le titre exact, d’après
Régi Magyar Kônyvtâr. III -dik Kôtet. Budapest, 1896, p. 232, Nr 788 (réfé­
rence qui m ’a été aimablement communiquée par le Dr. Fr. Rennhofer, direc­
teur du service du catalogue à la Bibliothèque nationale de Vienne): Analysis
Libri Sexti Ethicorum Aristotelis A d Nicomachum, D e Qvinqve Habitibus Intel-
lectvs: Arte, Scientia, Prvdentia, Sapientia, E t Intelligentia: In Inclyta Argen-
toratensivm Academia ad 8. Kalend. F eb ru : publicè ad disputandum proposita:
Praeside loanne Lvdovico H aw enrevlero D. Respondente Georgio Deidricio
Teckensi Transylvano. Argentorati. Excvdebat Carolus Kieffer. M .D .L X X X IX .
4r».
(322) c f . plus haut, p. 189 avec la n. 295. — On relève dans Schickfuss
des références telles que: H a w en r eu t er , Disp. X in lib. Ethic. 2, cap. 6 ; je
suppose que Schickfuss renvoie ainsi à un ouvrage d’Hawenreuter autre que
son Analysis libri quinti, mais que je n’ai pas non plus pu trouver; c ’est égale­
ment à ce second ouvrage de Hawenreuter que doit renvoyer Johann Conrad
Dürr dans sa Philosophia moralis (cf. plus loin, note 387b1*), p. 116: «Quae et
attributa Magnanimi àlia latiùs persecutus est disp. peculiari Philosophus cl.
]. Ludov. H aw enreuter».
( 323) c f . O. B e r g e r - L e v r a u l t , A nnales... (cité . à la n. 3 1 2 ), p. 238; M.
F o u r n i e r , L es statuts... (cité à la n. 3 1 2 ), p . 269, 277, 289, 360, 371, 377,
380, 381, 392; F r. Ed. Sitzm ann, D ictionnaire... (cité à la n. 3 1 7 ), t. II, p. 946 b.
L ’ETH IQ U E A L ’ACADEMIE DE STRASBOURG 201

il ne faut chercher dans ces «thèses» scolaires aucune originalité ni


même aucune profondeur (324). On nous permettra de franchir les limi­
tes du XVIe siècle pour suivre la carrière de Walliser: titulaire d’une
chaire d’éthique en 1604, il était en 1617 professeur de philosophie
pratique. C’est à ce titre qu’il présida la troisième des disputes tenues
par la Faculté de philosophie dans le cadre des solennités qui marquè­
rent la célébration par l’Université du Jubilé de la Réformation, c’est-
à-dire du centenaire de Luther. La dispute avait été annoncée dans
le programme des fêtes sous cette forme alléchante: «In Facultate phi-
losophica. Dn. M. Walliserus a-u^xTiaei publica disquiret, quomodo
accipiendum illud B. Lutheri, quod Ethicam Aristotelis reprobavit,
quod Aristotelem purum putum Epicureum esse dixit et quae surit alia
huius generis» ( ). La dispute, telle que la tint sous la présidence de
Laürent-Thomas Walliser le «répondant» Jean-Pierre-Thomas Walli­
ser;. est moins haute en couleur, mais ne manque pas d’intérêt; en
huit brèves questions, se trouve bien dégagé ce qui dans l’humanisme
aristotélicien heurte la doctrine luthérienne de la grâce: la confiance
faite au libre arbitre pour acquérir vertu et bonheur; la conciliation,
— car bien entendu il ne pouvait être question de renier ni Aristote
ni Luther ! — est celle de Mélanchthon, de Werdmüller (pour ne pas
parler de Boucher): philosophe, Aristote ne traite que de la félicité
civile et humaine, à ce plan il est irréprochable; seuls furent coupables
les docteurs scolastiques, les Scot, lés Occam, les Thomas, qui appli­
quèrent à la Béatitude spirituelle et céleste ce qu’Aristote avait dit de

(32-i) A N A A Y 2 I2 aristotelicae doctrinae de M oribus: libris decem ad Nico-


machum filium scriptis, com prehensae, Instituta dEXiwoç per M. Laurentium
Thomam Wallisserum, Argentoratensem, et quadraginta redacta in av^r\-zr\auç,
Aristoteleo obseruato ordine, Priuati Exercitii causa, in Inclytâ Academiâ Pa-
triâ, ad disserendum proposita. Cui adiuncta quoque sunt in fine odÇt)tt|cîêq)ç
cuiusque itÙQEQva quaedam, quaestiones continentia, non minus vtiles cognitu
quam iucundas: ad tpuauAoviav et ogya-vov Aristotelis accommodatas opprime.
Excusa typis Antonii Bertrami Academiae Argentinensis Typographi M .D.XCVII
[M.D. X C V III]. J’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque de la
ville de Grenoble sous la cote C 8 6 2 . — Je n’ai pas vu la Disputatio ethica
de Beatitudine, soutenue à Strasbourg en 1596 par Raphaël comte de Leszno,
ancêtre de la famille royale des Leszcynski, signalée par H. de C helminska ,
Sturm et la Pologne, dans Association Guillaume Budê. Congrès de Strasbourg
20-22 avril 1938. L ’H um anism e en Alsace, Paris, 1939, p. 6 0 ; par contre, Mmc
de Chelminska ne semble pas avoir connu l’ouvrage de Walliser, qui lui aurait
permis d’ajouter à la liste des étudiants polonais de Strasbourg Petrus Borkows-
ki a Borkowice, polanus.
(325) M . F o u r n i e r , Les statuts... (déjà cité à la n. 3 1 2 ) , p. 3 6 0 , n° 2 165.
202 L ’EXEG ESE DE L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTERA IRE

la félicité civile et humaine; ce que Luther condamne, ce n’est donc


pas la philosophie en soi, celle d’Aristote, qui est bonne, c’est la phi­
losophie confondue avec la théologie par les Papistes (328).

L ’ETH IQ U E A N IC O M A Q U E AU X V II' SIECLE

Morale d’Aristote et morale chrétienne

Dans sa Centuria quaestionum ethicarum, publiée à Giessen en 1620,


Heinrich Velsten, qui avait été professeur de philosophie morale à
Wittenberg, se pose la même question que Walliser: «Faut-il condam­
ner et répudier la doctrine de l’Éthique sous prétexte que le bienheu­
reux Luther a écrit quelque part qu’elle est la pire ennemie de la
grâce ?», et il y fait la même réponse: Luther n’a pas condamné l’usa­
ge de l’Éthique, mais l’abus qu’en faisaient les théologiens qui con­
fondaient félicité philosophique et félicité spirituelle; mis en paix
avec sa conscience par cette pointe classique contre les théologiens,
Velsten n’a aucun scrupule à suivre de très près la lettre d’Aristote,
et il n’hésite même pas à s’inspirer pour l’expliquer non seulement d’un

(328) Jubilaeum Lutheranum Academiae Argentoratensis sive acta saecu-


laris gaudii Quod in honorem aeterni pat ris lum inum ..., et gratum memoriatn,
mirabiliter ante hos centum aimos ministerio B. Martini Lutheri, Electi D ei
organi, restitutae Evangelii Lucis Argentoratensis Academia devotâ pietate
celebravit anno M .D C .X V II. Excusa Argentorati, Impensis Pauli Ledertz Bi-
bliopolae, typis verô Theodosii Rihelii et Nicolai Wyrioth Chalcographorum.
J ’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale et universitaire
de Strasbourg sous la cote M. 11828; la première partie contient les discours
académiques; les disputes académiques sont contenues dans la seconde partie:
Actorum Academiae Argentoratensis in Jubilaeo Lutherano Anno M .D C .X V II.
Pars altéra: continens disputationes theologicas, juridicas et philosophicas:
publice solenniterque jubilaei causa habitas; Secundum Facultatum Ordinem
collectas. Argentorati. Excudebat Nicolaus VVyriot, Impensis Pauli Ledertz
Bibliopolae. Anno M .D C .XV III; la dispute des Walliser commence au f.
marqué cc3 et compte 18 pages; en voici le titre: Dlsputationum Philosophica-
rum III, Enneas quaestionum miscellanearum, ad Ethicae aristotelicae defen-
sionem, et quorundam locorum in scriptis B. Lutheri qui occurrunt, verum ac
genuinum intellectum, pertinentium-, de la «Neuvaine» de questions annoncées,
la première concerne le Tim êe de Platon; à la dispute des Walliser fait suite
une dispute du vieil Hawenreuter, consacrée elle aussi à la défense d’Aristote,
mais surtout de sa physique. Je remercie M. le Conservateur de la Bibliothèque
nationale et universitaire de Strasbourg qui a bien voulu prêter ce volume à
notre Bibliothèque du Saulchoir.
M ORALE D ’A RISTO TE E T M O RALE CH R ETIEN NE 203

Mélanchthon, d’un Donaldson ou d’un Keckermann, mais aussi de


Thomas d’Aquin et des Conimbricenses (327).
Plus original est sans doute le petit livre que publie à Leyde en la
même année 1620 le théologien calviniste Antoine Van Waele, né le
3 octobre 1573 à Gand, professeur à l’Université de Middelbourg où
il enseigna la philosophie et le grec, puis à partir de 1619 à l’Univer­
sité de Leyde où il enseigna la théologie, recteur de l’Université le 6
février 1639, mort le 9 juillet de la même année 1639: Compendium
Ethicae Aristotelicae ad Normam Veritatis Christianae revocatum.
Dans sa préface, datée du 2 septembre 1620, Van Waele explique
clairement son propos: sans doute faut-il plier l’éthique d’Aristote
à la règle de la vérité chrétienne, et non l’inverse, comme on le fait
trop souvent; mais il faut aussi garder les matières traitées par le Phi­
losophe dans Éthique ci Nicomaque et l’ordre dans lequel il les a trai­
tées; c’est ce que n’ont pas fait Mélanchthon et Daneau, et c’est pour­
quoi leurs traités d’éthique, excellents au plan'théologique, sont peu
utiles à qui veut étudier Aristote. C’est donc bien l’éthique d’Aristote
que Van Waele se propose de résumer, mais en la purgeant de ses er­
reurs: Aristote a ignoré l’Évangile et les vertus évangéliques; il n’a
énoncé que fort imparfaitement les préceptes de la loi morale, puisqu’il
a passé sous silence les commandements relatifs à nos devoirs envers
Dieu et qu’il n’a pas mis au nombre des vices les premiers mouve­
ments des passions, qui sont pourtant prohibés par le dixième com­
mandement; il a enfin méconnu la vraie fin des vertus, qui est la gloi­
re de Dieu et la félicité future (32B).

(3-7) M. H en r ic i V e l s t e n ii Philosophiae moralis quondam in Acad. Witteb.


Professons publici, Centuria Quaestionum Ethicarum. D e natura Ethices: D e
summo bono: D e virtute morali in genere eiusque obieclo et causa efficiente:
atque in specie etc. citm auctuario geminae decadis quaestionum miscellenea-
rum Ethicarum. Gissae, apud Gasparum Chemlinum, M.DC. X X (1 vol. 15 X
10, 279 p .); à la Bibliothèque nationale, cote: R. 19767. Il s’agit d’exercices
scolaires présidés par Velsten, chacun avec son répondant; le texte que je
cite se trouve à la p. 14.
(3M) je n’ai pas vu la première édition du Compendium de Van Waele, pa­
rue chez les Elzevier de Leyde en 1620, mais bien la deuxième: Compendium
cthicae aristotelicae ad Norman veritatis christianae revocatum, ab Antonio
W allaeo , SS Theologiac, in Academia Lugdunensi, D octore ac Professore.
Secunda editio, auctior et emendatior, e x postrema Autoris recognitione. Lug-
cluni Batavorum, Im pensis Asingae Elhardi Frisij: Bibliopolae, 1625... p. 262:
Lugduni Batavorum. E xcu deba i Johannes Corneli Wourdanus. Anno M D C
X X V (se trouve à la Bibliothèque municipale de Grenoble, sous la cote F
6 9 1 0 ); le texte que je résume (discrimen ethicç christiàn§ et aristotelicae) se
lit aux p. 10-12, Le Compendium fut réédité en 1627, 1629, 1636 (Bibl. nat.,
204 L ’EXEG ESE DE L ’ETH IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

Le même souci qui inspire Van Waele inspire également un autre


théologien protestant, Johannes Crell, né le 26 juillet 1590 à Helmetz-
heim près de Nuremberg, mort le 11 juin 1633 à Cracovie après avoir
été recteur de l’école socinienne de Rakow; il entend lui aussi ramener
la morale d’Aristote à la norme des Saintes Écritures, ce qui lui permet
d’ajouter à l ’éthique aristotélicienne une éthique chrétienne qui l’achè­
ve sans la contredire (32°).
A un Van Waele et à un Crell, qui posent lucidement le problème
des rapports de la morale d’Aristote et de la morale chrétienne, mais
s’efforcent de le résoudre, s’opposent à la fois ceux qui nient le pro­
blème et ceux qui le déclarent insoluble. Au nombre des premiers,
il faut mettre par exemple un Hieronymus Weixelberger, dans la cour­
te introduction à YÊthique à Nicomaque qu’il publie à Nuremberg en
1627; laissons-lui la parole: «Les ennemis d’Aristote crient d’une
voix de Stentor: Aristote fut un païen ! Bel argument ! J ’ai peine à
m’empêcher de rire ! Que fut, dis-moi, Justinien ? Et Galien ? Et
Hippocrate ? Et Avicenne ? Tous des païens, n’est-ce pas ! Faut-il donc
renoncer à enseigner dans les écoles et à pratiquer dans les cités la
médecine et le droit ? Tu as un peu d’esprit de finesse ? Alors re­
connais que, si Aristote fut païen, ce n’est pas une raison pour que
sa doctrine soit païenne !» (330). Des esprits plus sérieux défendent la

cote: Rés. R. 2 7 2 1 ), 1644 (B.N., cote: R. 53836), ainsi que dans les Opera
omnia de Van W aele: A ntonii W a l a e i ... Omnium operum tomus secundus.
Qui continet... Compendium Etliicae Aristotelicae A d Norman Veritatis Chris-
tianae revocatum (p. 257-292), Lugduni Batavorum, E x officina Francis«
Hackii, Anno M .D C .X LIII; dans les éditions de 1627, 1636, 1644 et dans les
Opera omnia est joint au Com pendium un résumé en vers de Theodor Schre-
velius: Ethica D . Antonii Walaei Metaphrasi Poética Iam bici carminis adum-
brata Authore D. Theod. Schrevelio (Opera omnia, t. II, p. 293-297). — Sur
Antoine Van Waele, cf. N. P aquot, M ém oires... (cité plus haut à la n. 177),
t. I, p. 157-159.
(320) J. C r e l l i i F ran ci, Ethica aristotélica A d Sacrarum Literarum normam
emendata. Eiusdem Ethica Christiana seu explicatio virtutum et vitiorum quo­
rum in sacris literis fit mentio. H uic Editioni praeter praefixam Auctoris Vi-
tam, accedit Catechesis ecclesiarum polonicarum. Cosmopoli, per Eugenium
Philalethem, M .D C .L X X X I (Bibliothèque nationale, cote: R . . 7241) ; YEthica
aristotélica occupe les p. 1-248; YEthica Christiana suit avec une nouvelle
pagination, p. 1-622; la Catechesis porte comme nom de lieu: Stauropoli (Cos­
mopolis comme Stauropolis sont des noms fictifs, qui cachent Amsterdam; une
I e” éd. était parue en 1650). Cf. plus loin, p. 283 avec la note 118.
(33°) Brevis introductio in libros D ecem Aristotelis Ethicos Nicomachios,
Auctore M . Hieronymo W eixelbergero, Welsensi Austríaco, olirn Ecclesiae
Steirensis Ministro, jam ab eadem Exulante. Noriberge, Cura Simonis Halb-
M ORALE D ’A RISTO TE ET M O RA LE CH R ETIENN E 205

même conclusion. Le médecin-philosophe Fortunio Liceti (1577-1657)


écrit en 1645, alors qu’il est professeur de philosophie à l’Université
de Bologne, ses De pietate Aristotelis erga Deum et homines libri duo:
Aristote, à ses yeux, fut un maître ès charité chrétienne, non seule­
ment par sa doctrine, mais encore par sa vie (331). En 1661, le philo­
sophe d’Iéna, Johann Zeisold (1599-1667) consacre tout un livre à
étudier l’accord réel et le désaccord apparent entre la philosophie
d’Aristote et l’enseignement des Saintes Écritures; mais, si Zeisold, au
début de son ouvrage, nous annonce cinq parties, dont la cinquième,
après la théologie, la cosmologie, l’anthropologie et la psychologie,
doit être l’éthique, c’est en vain qu’on cherchera cette cinquième par­
tie: le philosophe nous explique gravement qu’il a renoncé à la traiter;
à quoi bon, puisque l’accord entre la morale d’Aristote et la doctrine
scripturaire est complet et évident (332).
Les adversaires irréductibles de la morale d’Aristote avaient trouvé
au début du siècle un protagoniste de marque en la personne de Lau-
rentius Paulinus, dont YAntipraktikon parut en 1616 (333). Après avoir

mayeri, M .D C .XXV II (1 vol. 13 X 8, 72 p .); à la Bibliothèque nationale, cote:


R. 19771. Je cite la préface, datée de Ratisbonne, le 21 décembre 1626: « ...
Sterttorea voce exclament: Aristoteles fuit Ethnicus. Egregia ratio. Vix risum
cohibeo. Quis quaeso fuit Justinianus? Quis Galenus? Quis Hippocrates? Quis
Avicenna? Annon Ethnici? Ergo nec illi ferendi in Scholis et Politiis? Acutus
es. Ethnicus fuit Aristoteles, anne propterea scripta eius Etlmica?».
( 331) j 'ai consulté l’édition d’Udine, 1645, 1 vol. in 4° de 222 p. (à la Biblio­
thèque nationale, cote: R . 29 2 0 ); sur Fortunio Liceti, cf. Enciclopedia filo-
sofica, Venise-Rome, 1957, t. III, col. 45-46.
(M2) J ohannis Z e is o l d i . D e Aristotelis in illis, quae ex lumine Naturae
innotescunt, cum Scriptura sacra C onsensu , ab eaque apparente d issen su ,
tractatus in duas partes distributus. Jenae, Typis Johannis Nisii, Anno M .D C .
L X I; 1 vol. de 2 8 / p.; j’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque
nationale sous la cote R. 3458, qui provient de la Bibliothèque du couvent
des dominicains de l’Annonciation; il y eut une seconde édition en 1667 (à
la Bibliothèque nationale, cote: Rés. R. 969 [2 ]). — Le texte qui nous intéres­
se est à la p. 176: «Anim us erat, sicut et in limine huius tractatus promisimus,
i]f)oXovLav quoque Aristotelicam subjungere, in eaque consensum Aristotelis
cum Scriptura Sacrâ ostendere; verûm quia lum en naturae, ad quod Aristoteles
Ethicos suos Libb. conformavit et conscripsit, lümini revelationis neutiquam con-
trariari, sed alterum alteri quàm amicissimè respondere tàm certum sit, quàm
quod certissimum, insuperque cunctis qui Ethicos Aristotelis Libros lustrarunt,
satis notum, hac de re aliquid in m edium proponere supervacaneum duximus».
(333) A NTH3PAKTIKÔ N. L. P a u lin i G o th i, Episcopi Strengnensis. Scholae
ethicae, seu animadversiones piae ac solidae, in impiam defensionem, à Prac-
tico quodam Ubsaliensi, in Causa Ethicae Gentilis, inconsideraté susceptam.
Contra invictum illud Problema: Ethicam Aristotelis in scholis Christianorum
206 L ’EXEG ESE D E L ’É T H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

étudié en Allemagne à Helmstedt, Paulinus était revenu en Suède où


il avait enseigné la philosophie, notamment la logique et les mathéma­
tiques, avant de se consacrer à la théologie (33i) et de devenir évêque
luthérien de Vasterâs, puis de Strangnâs. Il était évêque de Strangnâs
lorsque, le 17 juillet 1613, il fut chargé par un consistoire tenu à Stock­
holm de travailler à la réforme de l’Université d’Upsal (33S). La racine
des maux dont souffrait alors l’Université était, aux yeux de Pauli­
nus, la création,en 1609 de nouvelles chaires dont les titulaires de­
vaient enseigner l’éthique et la politique d’Aristote, et le remède à ces
maux était le retour au programme d’études jadis tracé par Pierre de
la Ramée, prince et coryphée de toute vraie philosophie; il fallait
notamment, avec Pierre de la Ramée et Omer Talon, exclure du
cycle des études l’enseignement de l’éthique aristotélicienne (33G). Dès
1614, Paulinus rendait publiques ses vues dans un Problema qui propo­
sait de chasser des écoles chrétiennes la morale païenne. Hélas ! En dé­
pit de l’appui accordé à Paulinus par l’archevêque d’Upsal, l’Univer­
sité se montra rétive, et en particulier le professeur de philosophie
pratique récemment nommé, qui sentait menacé son gagne-pain, pu­
blia à son tour des thèses dans lesquelles il prenait la défense de
VÉthique d’Aristote (337). Mal lui en prit: l’évêque de Strangnâs, in­
digné de l’impudence de ce novice, écrivit ab irato une longue et vio­
lente réplique, dont, le 25 février 1616 il signa à Strangnâs la dédicace
aux pouvoirs civils et ecclésiastiques de Suède: il réclamait leur in­
tervention pour exterminer Aristote. Paulinus se défend pourtant
d’avoir voulu, avec le professeur d’Helmstedt Daniel Hofmann (1538-
1611), dont il assure n’avoir point suivi les cours, condamner en bloc
la philosophie (338): c’est uniquement à la morale païenne, c’est-à-dire

Juventuti non esse proponendam : Complectentes: I. Rejutationem falscie opi-


nionis, D e Ethicae Gentilis adprobatione, à Practico injeliciter propugnatae;
II. Adsertionem verae sententicie, D e Ethicae Gentilis rejectione, ab Eodem
frustra im pugnatae... Praelo Reusneriano, Anno M .D C.XV I (1 vol. in 4° de
16 + 164 pages non numérotées; j’ai consulté sur microfilm l’exemplaire con­
servé au British Muséum sous la cote 1353 .e 27 [3 ]). G. D ra u d iu s, Bibliotheca
classica, Francfort-sur-le-Main, 1625, p. 1367, signale une édition publiée Ros-
tochii, apud Hallerford.
(334) Antipraktikon, 4 ” *- fol. du cahier B, recto et verso.
( 335) Antipraktikon, 1 er fol. du cahier bb, recto et verso.
(330) Antipraktikon, fol. marqué A 3, recto; surtout fol. marqué M 3, recto
et verso; fol. P 2 recto; fol. X 1 recto.
(337) Antipraktikon, fol. bb 2, recto.
(sas) Antipraktikon, fol. C 1 recto; sur Daniel Hofmann, cf. J. Jan ssen ,
L ’Allemagne et la Réform e. V II. La civilisation en Allem agne depuis la fin
du M oyen A ge jusqu’au com m encem ent de la guerre de trente ans, complété
M O RALE D ’A RISTO TE ET M O RA LE CH R ETIENN E 207

à l’éthiqüe d’Aristote (c’est tout un pour lui) qu’il s’en prend. Et ici
même, il nuance quelque peu sa position: il ne refuse pas à YÉthique
d’Aristote une réelle valeur théorique, ce qu’il nie, c’est sa valeur pra­
tique (M0), et encore, pour les chrétiens; la morale d’Aristote a pu gui­
der la vie des païens vers une certaine honnêteté, au moins extérieu­
re, elle ne peut en aucune façon guider la jeunesse chrétienne qui doit
orienter toute sa vie vers le vrai Dieu (M0). Certes, Paulinus n’ignore
pas l’identification qu’avait faite Mélanchthon, dont se réclamait son
adversaire, entre l’éthique d’Aristote et la loi naturelle; mais, s’il ex­
cuse Mélanchthon d’avoir cédé à la pression des circonstances, il n’en
rejette pas moins sa doctrine (341): il y a un monde entre la loi inscrite
par Dieu dans le cœur des hommes, qui est excellente, et les règles
de conduite de YÉthique d’Aristote, qui sont vicieuses (342); en effet,
la raison corrompue par le péché ne peut connaître la loi naturelle
dans son intégrité, et la connaîtrait-elle qu’elle en ignorerait encore l’es­
sentiel, car ce qui fait le prix de la loi naturelle, ce n’est pas de régler
la vie civile, c’est de rendre témoignage à Dieu (343). Voir dans l’éthi-

et publié par L. Pastor, traduit... par E. Paris, 1906, p. 438-439; P . P et e r s en ,


Geschichte der aristotelischen Philosophie..., p. 263.
(330) Antipraktikon, fol. D 1 verso: «Ita vides Aristotelem quo ad Specu-
lationem, Ethicum egregium ; in Praxi verô nullum fuisse».
(340) Antipraktikon, fol. A 1 verso: «Sed in hoc solùm Cardo controversiae
vertitur, Ethicam nimiro Gentilem, ex solâ L ege naturae extructam, Ethnicis
quidem esse ductricem ad virtutes et vitae honestatem quandam externam ; ...
At verô eam, tanquam Disciplinam virtutum, et moruin rectricem, juventuti,
in Scholis Christianorum, nequaquam esse proponendam »; fol. A 2 recto: «Ita
duplicem etiam esse Ethicam, unam e x solâ L ege naturae extructam, quae Gen-
tilis et Aristotelica à nobis dicitur; altérant e x divinis mandatis emtam, et so-
lenniter in monte1 Sinai, inter stupenda tonitrua et fulgura, per Mosen populo
D ei traditam, quant idcircô Divinam, et respectu N. Testamenti Christianam
recte adpellamus. Ethicam autem quando è Scholis Christianorum exterminan-
dam suademus, non indiscriminatim omnem de Virtutibus praeceptionem in-
telligimus,... sed mancam illam atque inanem, è Ratione hominis depravatâ
oriundam, ex Ecclesia et Scholis proscribendam ; in illius verô locum, Divinam
hanc certissimam, lucidissimam et perfectissimam introducendam docemus et
satagimus».
(341) Antipraktikon, fol. B 1 recto et surtout fol. M 1 verso.
( 342) Antipraktikon, fol. Q 3 verso: «Disce, amabo, nu nc tandem distinguere
inter L egem naturae à D eo hominibus inditam, in se optimam atque utilissi-
mam; Et viciosam praxin Ethicam, quant impossibile est omîtes omnino homi-
nes, luce V erbi Divini destitutos, non usurpare».
( 343) Antipraktikon, fol. D 1 verso et D 2 recto: «Non enim Divinitùs insita
est L e x naturae hominum mentibus eâ propter solùm, ut monstret Doctrinam
honestorum et turpium, et sit rectrix vitae civilis; Sed multô maximê, ut sit
208 L ’E X ÉG Ê S E D E L ’ÉTH IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

que d’Aristote, irrémédiablement tronquée et impuissante, une prépa­


ration à la théologie, c’est donc tomber dans l’erreur des Papes, des
moines et des Jésuites (341). Non, cette éthique-là, il faut impitoyable­
ment la proscrire des écoles chrétiennes, pour enseigner à sa place
une autre éthique, l’éthique chrétienne fondée sur les commande­
ments de Dieu (34S). Quoiqu’il soit devenu archevêque d’Upsal et
prochancelier de l’Université, Laurentius Paulinus ne semble pas
avoir réussi à barrer la route à l’enseignement de l’éthique d’Aris­
tote: la thèse publiée en 1655 à Upsal par Simon H. Skragge, ANHP
<DP0NIM02 seu de viro prvdente diatriba, nous le montre solide­
ment implanté dans l’Université; sans doute chercherait-on en vain,
dans les 37 pages de cette thèse pour l’obtention du doctorat en phi­
losophie, une idée originale ou simplement un aperçu pénétrant; bien
plus que de dégager les traits distinctifs de la doctrine aristotéli­
cienne de la phronèsis, l’auteur s’efforce d’extraire d’Aristote les
«thèses» d’une sagesse commune qui réconcilie dans la banalité Aris-
tote, Cicéron, Sénèque, toute la tradition classique en un mot, et
au besoin la tradition biblique elle-même; mais, à défaut de talent,
cet ouvrage scolaire témoigne d’un enthousiasme confiant pour
l'Éthique du Philosophe, et il a au moins le mérite de son sujet:
ANHP <DP0NIM02, le titre était beau, et la thèse reste à faire (34a).
S’il ne fut pas prophète en son pays, Paulinus eut cependant une
postérité à la fin du siècle en Allemagne. Johannes Kelp, dans la thèse
qu’il soutint en 1690 à Altdorf, ne le cite pas, mais il est difficile
d’imaginer qu’il ne l’ait pas lu, tant ses pensées sont proches; pour
lui aussi, le moraliste païen n’est pas apte a être le guide de la jeu­
nesse chrétienne; le jeune chrétien est en effet appelé à trop haute
perfection, — la vie en Dieu, — pour que la morale d’Aristote, qui
ignore Dieu, la providence, l’immortalité de l’âme, puisse lui pro-

testimonium de Deo, quo occasianem, manuductionemque haberet homo, De-


um quaerendi, eique debitum cultum exliibendi...».
( 344) Antipraktikon, fol. G 2 verso et fol. M 1 verso.
(345) Qf supra, note 340.
(310) Auspice Deo. ANHP «& P0N IM 02 seu de viro prvdente diatriba. Quam
praecipuè ex lib: Arist: ad Nicom. et Politicorum residuis Decerptam, Cen-
sente venerabili Philosoph: Collegio cum Henricus Ausius in A cad: Svec:
Vbsal. Graec. Ling. Professor Publicus; suoq; merito aetatèm honoratiss: Prae-
ceptor moderatur. Pro privilegio in Philosophia et honesto testimonio; sub
publicum Examen Defendendàm mitto. Comitissae Leijonhufvud: Stip: Simon
H . Skragge. Upsaliae, Excudit Johannes Pauli Academiae Typographus. L ’ou­
vrage est dédié à la mémoire du comte Axel Oxenstiern (1583-1654). — Je
remercie la bibliothèque de l’Université d’Upsala, qui m ’a procuré la photo­
graphie de cette thèse.
M ORALE D ’A RISTO TE E T M O RA LE CHRÉTIENNE 209

poser un souverain bien et des vertus dignes de lui (que la magna­


nimité aristotélicienne, par exemple, est loin de l’idéal chrétien !);
il faut, avec Luther, la chasser des écoles et puiser l’éthique vraie
à la seule source d’où elle découle: la Bible (347). Même verdict dans
la thèse soutenue en 1698 à Halle, sous la présidence de Johann
Franz Budde, qui était alors professeur de morale à l’Université, par
Martin Kipsch; le propos de Kipsch est de mettre en lumière les ta­
ches qui déparent l’éthique d’Aristote, notamment sa doctrine du
souverain bien et sa doctrine des vertus; comme Kelp, il note que
la fin assignée à l’homme par Aristote est en bien des points con­
traire à la fin que poursuivent les chrétiens, et que la magnanimité
chrétienne tient une conduite toute contraire à celle du magnanime
aristotélicien (3,e). Cette opposition de la magnanimité aristotéli­
cienne à la modestie chrétienne et aux vraies vertus avait déjà été mise
en relief par Heinrich Deichmann, dans une thèse soutenue en avril
1690 à Kiel sous la présidence du célèbre théologien piétiste Christian
Kortholt (1633-1694), alors pro-recteur de l’Université de Kiel, thèse
qui, par un rare honneur, sera réimprimée en 1704; assez bien in­
formé de l’histoire de l’exégèse de YÊthique, — il cite Acciaiuoli,
Lefèvre d’Étaples, Vettori, Riccoboni, Goll, Magirus, Heider, — Deich­
mann ne pardonne pas aux théologiens catholiques, un Thomas
d’Aquin ou un Arriaga, leur indulgence pour l’orgueil païen, qui mépri­
se les autres et fait de l’honneur le but de la vertu, en contradiction

(347) Ethicus ethnicus ineptus Christianae Juventutis Hodegus, sive plenior


Inquisitio A n Juvenis Christianus sit idoneus Auditor Ethices Aristotelicae.
Quam benigno consensu amplissimae Facultatis philosophicae publico examini
sistunt M. Johannes K e l p iu s Daliâ-Transylvanus Saxo, et Johannes Ericius
M ezgerus Ratisbonensis. Altdorfi, Literis Henrici Meyeri Universit. Typogr.
Anno M .DC.XC (98 pages); j’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothè­
que nationale sous la cote Rz. 2308 (entre les p. 96 et 97, on trouve une
autre page de titre. Inquisitio an Ethicus ethnicus aptus sit Christianae Juven­
tutis H odegus sive a n ..., et au lieu de Mezger, l’associé de Kelp est ici Baltha­
sar B lo siu s Noribergensis). Je cite les titres des chapitres: 1. De Perfectione
Juveni christiano necessaria; II. De erroneis Hypothesibus Ethicae Aristoteli­
cae; III. De erronea Summi boni Sciagraphia; IV . De erroneis virtutum cau-
sis; V . De vitiosis virtutibus; V I. De erroribus circa Summum Bonum in spe­
cie; V II. De defectibus ethicae aristotelicae; V III. Quo demonstrator infor-
mandis juvenibus christianis Ethicam aristotelicam ineptam esse; IX . De fon-
tibus Ethicae verae.
(348) T heses philosophicae D e naevis ethicae aristotelicae. Praeside DN Joh.
Francisco Buddeo... autor et respondens Martinus Kipsch. Janv. M .DC.XCVIII.
Halae Magdeb. (à la Bibliothèque nationale, cote: R. 2573).
210 L ’EXEG ESE D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

avec l’enseignement des Saintes Écritures (348b,s). A l’aube du X V IIIe


siècle, Matthias Bützer, dans sa thèse sur l’insuffisance de l’éthique
d’Aristote, soutenue en 1706 à Kiel sous la présidence de Sébastien
Kortholt (fils de Christian Kortholt), se réclame expressément de Kelp
et regrette que Mélanchthon ait succombé à l’erreur de son siècle; ü
accorde pourtant que la morale d’Aristote n’est tout de même pas
diabolique... (340).

L ’étude de l’Êthique en France

Le XV IIo siècle voit encore paraître en France une grande édition


des œuvres complètes d’Aristote (mais qui ne fait guère que repro­
duire le Casaubon de 1605), celle que procure à Paris en 1619 Guil­
laume Duval, né à Pontoise en 1572, professeur de philosophie au
Collège Royal et médecin du roi, mort en 1646; rééditée en 1629,
1639 et 1654, elle sera pendant longtemps le texte courant d’Aris­
tote (3S0). Il paraît également encore, au début du siècle, un gros com­
mentaire de l’Éthique à Nicomaque, celui de Robert Balfour; né vers
1550, cet écossais, après avoir étudié à l’Université de St. Andrews,
était venu compléter sa formation à l’Université de Paris; appelé à
Bordeaux par l’archevêque Antoine Prévost de Sansac, il fit carrière
au collège de Guyenne; il y enseigna le grec, puis en devint principal
vers 1586; il mourut vers 1625. Son commentaire sur l’Êthique, ache­
vé en 1614 au plus tard (le privilège du Roi est daté du 28 février
1615) appartient à la meilleure tradition des commentaires littéraux;
il suit le texte d’Aristote pas à pas, en citant pour chaque section, outre
le texte grec, la traduction latine de Nicolas de Grouchy, mais en
n’hésitant pas à faire appel aux théologiens, aux dominicains Thomas
d’Aquin et Paul Barbo de Soncino (f 1494), comme aux jésuites ses

(348iiia) j>ai consulté la seconde édition, conservée à la Bibliothèque nationale


sous la cote Rz. 1160: D e magnanimitate aristotélica, christianae modestiae
aliisque veris virtutibus inimica; dissertatio. Quant in Academia Holsatorum
Christian-Albertina, praeside C hristiano K ortholt , S. Theol. D. Pro-Cance-
lario. et Professore Primario, publice discutiendam sistit A d diem ... Aprilis
M. D CC. X C (!) H en ricus J ohannes D eichmann , Einbecca Hannoveranus. De-
nuo recusa M .D C C .IV ; 20 X 15, 44 p.
(340) Dissertatio inauguralis de insufficiencia ethices Aristotelis. Specim en
primum. Praeside Sebastiano Kortholto. Auctor et respondens Matthias Bützer.
Die 28 Decembr. M.DCC.VI. Kiloni (16 pages; à la Bibliothèque nationale,
cote: R. 2572).
(350) c f . j, G lu ck er, Casaubon's Aristotle, dans Classica et Mediaevalia,
25 (1 964), p. 287.
L ’ETH IQ U E EN FRANCE A U X V IIe SIECLE 211

contemporains, Pedro da Fonseca (1528-1599), Grégoire de Valence


(1549-1603) et Francisco Suarez (1548-1617) (35°b,s).
Plus que des commentaires, le X V II8 siècle est en France le siècle
des manuels et des cours, en latin ou en français, dont beaucoup
dorment inédits dans nos bibliothèques. Nous n’en nommerons que
quelques-uns parmi les plus caractéristiques.
Nous commencerons par Walter Donaldson, encore que ce soit
peut-être un abus que de mentionner ici cet écossais, né vers 1575 à
Aberdeen, étudiant à Heidelberg, professeur de philosophie pratique
à l’Académie calviniste fondée dans la principauté de Sedan par
Toussaint Berchet (351). Encore étudiant, Walter Donaldson avait don­
né à Heidelberg un cours privé d’éthique, qui sera publié sans son
aveu en 1604 à Francfort (352), et, à en croire les plaintes de l’auteur,
maladroitement plagié par Keckermann (3sa). Professeur à Sedan, Do­
naldson présidera en 1604-1605 des disputes sur YÊthique à Nico-
maque qui furent publiées au fur et à mesure et plus tard réunies
en un volume publié en 1610 à Hanau (354). Avant de quitter Sedan,

(35ot|ta) r . B a l f o v r e i Scoti, Commentariorum in lib. Arist. de Philosophia.


tomus secundus. Quo post Organum îogicum, quaecum que in libris Ethicorum
occurrunt difficilia, dilucidè explicantur. Burdigalae..., 1620 (mais en fin du
volume on lit: A cheuê d ’imprimer le 23 septembre 16 1 5 ); 1 vol. 23 X 17,
X II + 634 p. + Index. J ’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque
nationale sous la cote R. 1910, qui provient de la bibliothèque du couvent des
dominicains de Saint-Honoré. Voici le commentaire de 1142 b 31-33: «Nam
cum prudentium proprium sit ben e consultare, oportet bonam consultationem
simpliciter finem ilium spsctare, quem vir prudens spectare solet, et ad quem
omne consilium suum refert; hoc est, vt loquitur supra c. 5 icoàç -tù ev Çfjv 6?.ov
ad vitam omnino bene beateque instituendam: hune enim com munem et simpli­
citer consiliorum suorum finem existimat vir prudens» (p. 35 0 ).
(331) Cf. P. M e llo n , Toussaint Berchet ( f 1605), dans la Revue chrétienne,
58e année, t. I, 1911, p. 107-121; après la mort de Berchet, c ’est Donaldson
qui dressera en 1607 le catalogue de sa bibliothèque, riche de 800 volumes.
(352) G u a l t e r i D o n a ld so n i S c o ti , Synopseos philosophiae moralis lib. 3,
Francof. 1604, cité par P. B o ld u an u s, Bibliotheca philosophica, Iéna, 1616,
p. 360; Synopseos Philosophiae Moralis libri très affabre limati, politi et levi-
gati, a G u a l t e r o D o n a ld so n o S c o to professore Sedanensi, Francofurti, Ty-
pis W . Hofmanni, 1631, in 8° (autrefois à Reims, cf. Bibliothèque de la ville
d e Reims. Catalogue des imprimés. Sciences philosophiques et sociales. l le
partie, Reims, 1878, p. 127, n° 54 3 ).
( 353) c f . P. B a y le , Dict. historique et critique, 3'“ éd., Rotterdam, 1720,
t. II, p. 1013.
(354) Une partie des disputes présidées par Donaldson se trouve à la Biblio­
thèque mazarine dans le volume coté 13.163; j’en relève les titres: Disputatio
tertia: quae est de principiis actionum humanarum: ex quinque prioribus ca-
212 L ’EXBG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

nous pouvons signaler l’œuvre de Pierre du Moulin (1568-1658);


après avoir étudié à Leyde, du Moulin devint en 1598 pasteur cal­
viniste à Charenton, mais, pour avoir intrigué contre Louis X III, il
dut en 1621 s’enfuir et se réfugier à Sedan, où il enseigna jusqu’à
sa mort; la troisième partie de son livre La philosophie mise en fran-
çois..., publié à Paris en 1644, est YÊthique ou science m orale(355).
Né à Langres, professeur de philosophie au collège Sainte-Barbe
pendant 30 ans avant de mourir le 14 août 1616, Jean Crassot, le
bien-nommé, a frappé l’esprit de ses contemporains par sa saleté, sa
barbe hirsute, ses cheveux mal peignés et son gros ventre, sans par­
ler de son art de remuer les oreilles; son élève Pierre Boulanger
publia en 1617 après sa mort son cours de morale; le titre du livre:
La science morale d’Aristote réduite en abrégé, fort méthodiquement

pitib. I. 3 eth. A rist... praeside Gualtero Donaldsono... proponit Johannes


Brazyus (le mercredi 6 octobre 1604; en 2 exemplaires) ; Disputatio sexta ex
postremis septem capitibus lib. 4 Nicomachiorum Arist. desumpta, quae est de
magnanimitate, modestia, mansiietudine, affabilitate, veracitate et urbanitate
virtutibus, ac de affectu verecundiae... Praeside G .D ... prop. Johannes Buben-
dorfferus (le 2 mars 1605; en 2 exemplaires); Disp. de virtutibus intellectua-
libus. E x lib. 6 N icom achiorum ... Praeside G .D ... prop. Antonius Genevensius
(le mercredi 25 mai 1605: ce doit être la dispute huitième); Disp. septima.
Centuriam Thesium de iustitia ex lib. 5 Nicomachiorum Arist. Complexa.
Praeside G.D. propugnabit Jacobus de Moranviller (le mercredi 6 avril 1605);
Disp. nona quae est de habitibus moralibus imperfectis eorum que materia
voluptate scilicet et dolore, ex libro septimo Ethicorum Nicomachiorum. Praes.
G .D .... tuere conabitur Stephanus Bouchardus (le samedi 3 septembre 1605;
en 2 exemplaires, le premier sans le titre); Disp. décima Quae est de amicitia
ex libro 8 Ethicorum Arist. excerpta. Praes. G .D ... Paulus Madratius (le mer­
credi 14 décembre 1605). — P. Bolduanus, Bibliotheca philosophica, Iéna,
1616, p. 395, signale l’édition de Hanau: G u a lte r i D onaldsoni S co ti, Moralis
disciplinae summa ex 10 libris Aristotelis ad Nicomachum X I I disputationibus
comprehensa, Hanoviae, 1610. — Le volume de la Mazarine contient aussi
une Disputatio politica, quae est de jamilia primo reipublicae jundam ento...
Praeside G .D .... examinanda prop. Conradus Ruys, datée de 1606, qui montre
que Donaldson, professeur de philosophie civile, expliquait, après YÊthique,
la Politique.
(355) i a philosophie mise en jrançois et diuisêe en trois Parties sçauoir ...
YEthique ou Science Morale, par Pierre du Moulin, Paris, 1644; j’ai consulté
l’exemplaire conservé en notre Bibliothèque du Saulchoir sous la cote 186 D
171; la troisième partie, Ethique ou Science morale Comprise en dix livres,
316 pages in 16, suit un ordre propre: les dix livres ne correspondent pas aux
dix livres de YÊthique à Nicomaque. — Ce livre reprend le livre antérieur de
Pierre du Moulin, Les éléments de la philosophie morale, traduits du latin de
P. de M ., Sedan, 1624 (à la Bibl. nat.; cote R. 18420).
L ’ETH IQ U E EN FRANCE AU X V II0 SIECLE 213

expliquée, en dit assez le contenu: un résumé systématique, fort in­


différent à l’Aristote historique, mais qui n’en trouve pas moins
quelquefois la formule percutante; nous en donnerons plus loin un
exemple C58). C’est en latin qu’Eustache Asseline, en religion Eus-
tache de Saint-Paul (1573-1640), docteur de Sorbonne en 1604, en­
tré chez les feuillants en 1605, expose l’éthique aristotélicienne dans
la deuxième partie de sa Summa philosophiae quadripartita, dont la
première édition parut en 1609, mais fut suivie d’une trentaine d’au­
tres (357). En 1609 aussi parut la première édition de la quatrième
partie du Cours de philosophie de Scipion Dupleix (les trois premiè­
res parties étaient parues en 1602), L ’Éthique ou philosophie morale,
qui fut publiée à part en 1617 dans une édition revue et corrigée
par l’auteur (en fait sans grands changements) C38). «Scipion Dupleix,
né en 1569, mort en 1661 à Condom, fut d’abord avocat et maître
des requêtes de la reine Marguerite, qu’il suivit à Paris en 1605.
Professeur de philosophie d’Antoine de Bourbon, fils naturel d’Hen­
ri IV, puis historiographe de France en 1619 et conseiller d’État, il
retourna dans sa province à la mort de Richelieu... Il est tout ac­
quis à Aristote, sauf pourtant à reconnaître ses insuffisances du point
de vue chrétien, par exemple à propos de la notion de création...
et en s’efforçant de montrer, toutes les fois qu’il le croit possible,
l’accord de ses théories avec la pensée chrétienne. Ainsi au début de
YÊthique, au sujet du Souverain Bien» (359). Protestant converti de­
venu un controversiste féroce, Théophraste Bouju, sieur de Beau-
lieu, conseiller et aumônier ordinaire du roi, est surtout connu par
ses polémiques contre les théologiens calvinistes; mais il publia aussi
en 1614 un Corps de toute la philosophie, dont la seconde partie com­
prend un traité De la morale ou éthique, contenue en huict livres;
il ne s’agit pas d’un commentaire de YÊthique à Nicomaque, car
Bouju suit un ordre propre et sa doctrine, plus que celle d’Aristote,
est celle des théologiens scolastiques, mais Bouju ne s’en réclame pas
moins de l’autorité d’Aristote et avant chacun de ses chapitres il

(358) c f . plus loin, ch. IV , p. 280; sur Crassot, cf. H. B usson , La pensée
religieuse française de Charron à Pascal, Paris, 1933, p. 239.
(357) Cf. Maur Standaert , Eustache de Saint-Paul Asseline, dans Dict. de
Spiritualité, t. IV (2m" partie), Paris, 1961, col. 1701-1705.
( 358) L ’Ethique ou Philosophie morale, par M. Scipion du P le i x , conseil­
ler du Roy et Lieutenant particulier assesseur criminel du siège Présidial d e
Condom, et Maistre des Requestes ordinaire de la Roine Marguerite. Reviie
et corrigée par l’Auteur. P aris..., 1617 (915 pages).
( 350) r . Bady, L ’hom m e et son «Institution» de Montaigne à Bérulle (1580-
1625), Paris, 1964, p. 269, note 23.
214 L ’EXEG ESE D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

cite en grec et en latin les passages de YÊthique à Nicomaque qui


l’appuient (3“°).
Pendant toute la durée du siècle, les collèges des Jésuites seront
un des bastions de la philosophie aristotélicienne. Les cours donnés
par le P. François Gandillon au collège de la Flèche, conservés en
manuscrit à la Bibliothèque municipale de Tours (3S1), ont particuliè­
rement retenu l’attention, parce qu’on a cru un moment que c’était
les cours suivis par Descartes; la chronologie malheureusement s’y
oppose, car Descartes quitta le collège de la Flèche au plus tard en
1614, tandis que le P. Gandillon commença ses cours en 1619 avec
la logique et la morale, pour les continuer avec la physique en 1620,
la métaphysique en 1621-22 et la théologie en 1623; les cours du
P. Gandillon n’en donnent pas moins une idée de l’enseignement
que reçut peu auparavant Descartes: ils ne s’écartent guère d’Aristote
et de saint Thomas (3(E). De l’enseignement de l’éthique par les Jésui­
tes, il nous reste un monument remarquable: YEthica seu Philosophia
moralis juxta principia Aristotelis du P. Jacques Channevelle, pa-

(3oo) Corps de toute la philosophie divisé en d eux parties... La seconde


contient tout ce qui appartient à la Prudence, à sçauoir, la Morale, l’Oecono-
m ique et la Politique. L e tout par démonstration et auctorite d’Aristote, auec
éclaircissement de sa doctrine par lui-même, par Maistre Theophraste Bouju,
sieur de Beaulieu, conseiller et Aumosnier ordinaire du Roy. A Paris, chez
Charles Chastelain... M .DC.XIV (In fol.; la première partie, pièces lim., 1037 p.
+ tables; la seconde partie, 480 pages + tables); la morale occupe les p. 3-
241 de la seconde partie. — Sur Bouju, cf. Dict. d ’hist. et de géogr. eccl., t. X ,
Paris, 1938, col. 49-50.
(soi) L a morale est contenue dans le ms. Tours Bibl. mun. 714, pages 405-
494; ce ms. a heureusement échappé aux destructions de la dernière guerre,
cf. Catalogue général des Mss des Bibl. publiques de France, t. L U I, Ma­
nuscrits des Bibl. sinistrées de 1940 à 1944, Paris, 1962, p. 10.
( 302) ç f . Camille de R o ch em o n teix, Un collège de Jésuites aux X V I I e et
X V I I I e siècles. L e collège H enri I V de la Flèche, Le Mans, 1889, t. IV , p. 27-
30; Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, nouv. éd. par C. Sommervogel,
Bruxelles-Paris, t. III, 1892. — Le cours professé à Paris au collège de Cler-
mont en 1629-1631 par le P. Claude Boucher est conservé dans le Ms. M ou­
lins Bibl. mun. 23 (cf. Bibl. de la compagnie de Jésus, t. I, col. 1863, et
t. V III, col. 1884). — Les Jésuites n’étaient évidemment pas les seuls à enseigner
YÊthique ! Citons par exemple le cours donné à Paris en 1617 au collège d’Har-
court par D. Padet et conservé dans le ms. Paris B.N. lat. 6663: après la
logique, qui en constitue la première partie, on lit: Secunda pars Biennii Phi-
losophici siue Moralis-, cette seconde partie est foliotée à part, de 1 à l l l v ;
au f. 7, après une Disputatio proemialis, on lit: In decem Libros Ethicorum
Praefatio: le cours se présente donc expressément comme un cours sur Y Ê th i
que. Il est écrit de la main de G. Naudé.
L ’ETH IQ U E EN FR A N C E AU X V IIe SIECLE 215

rue à Paris en 1666, deux volumes comptant ensemble 1382 pages


pour la seule ethica universalis; il nous suffira,pour montrer en Chan-
nevelle un partisan sans réticences de l’Aristote chrétien, de fciter
ces quelques lignes: «Adeo enim fidei nostrae consentanea videntur
omnia (si pauca excipias) quae de matériel morutn scripsit ipse fidei
expers, ita porro christianae disciplinae consona, vt in Christianorum
Scholis putares institutum» (363).
Groupons ici quelques traductions de VÊthique à Nicomaque.
D’abord celle que fit paraître en 1615 à Paris Hiérosme de Bénévent,
conseiller du roi, trésorier de France et général des finances de sa
majesté en Berry (mort avant 1621), sous le titre de Paraphrase sur
les dix livres de l’Ethique ou Morale a Nicomaque: c’est en réalité
une traduction française assez littérale de VÊthique, dans laquelle
sont enchâssées de brèves gloses; il en paraîtra une deuxième édition
à Paris en 1635 et une troisième en 1644 à Rouen (3M). La même
année 1644 Charles Catel publiait à Toulouse la première traduction
française complète littérale, faite directement sur le grec, de VÊthi­
que à Nicomaque (303). En 1659, Pierre Vattier, conseiller et méde-

(283) Ethica seu Philosophia Moralis Juxta principia Aristotelis. Authore


P. Jac. C han nevelle , Societatis Iesu Sacerdote. Parisiis, M .D C .LXV I, p. 17.
(304) p araphrase sur les dix livres de l’Ethique ou Morale d ’Aristote, a Ni­
com aque divisée en deux parties. A Paris, chez Iean de Heuqueuille, riie
Sainct Iacques, à la Paix. M .DC.XV (à la Bibliothèque nationale, cote: R .
5 8 4 8 ); d’autres exemplaires portent: A Paris, chez Claude Morel riie Sainct
Iacques à la Fontaine M .DC.XV (exemplaire dans la Bibliothèque du Sémi­
naire de la Société de Jésus à Laval) ; c’est la même édition, imprimée con­
jointement par les deux libraires, comme l’atteste le privilège royal; la première
partie comprend les livres I-V (8 + 251 p .); la seconde les livres V I-X
(259 p. + tables). Je cite les premières lignes, en mettant les gloses entre
crochets: «Il n ’y a point d ’art, ny de doctrine, ny pareillement d’action ou d e
dessein, qui ne tende à quelque fin: C'est pourquoi l’on a tresbien dit, que
le Bien est ce à quoy toutes choses tendent, [ou par cognoissance, comme les
hom mes et les animaux, ou par instinct naturel, com me toutes les autres cho­
ses insensibles]. Ainsi il n ’y a sorte d ’action qui ne tende à quelque fin, mais
diuerse: car l’vne tend à vne fin qui consiste en elle mesme, [comme l'action
du danseur, qui ne tend qu’à danser], l’autre en vne fin qui en est separêe, et
qui subsiste après qu’elle n ’est plus [com m e l’action de l’architecte, qui ne
tend qu’à bastir vne maison, qui est chose separee de son action, et qui sub­
siste encore qu’il n ’y trauaille plus]»; Je cite aussi la traduction de 1142 b
31-33, seconde partie, p. 29: «Ainsi, puis qu’il n ’y a que les prudens qui con­
sultent bien, nous disons que de toutes les consultations il n'y en a poinct de
bonnes, que celle, qui par de bons moyens nous conduit à quelque fin, que
la prudence iuge estre bonne et honneste».
(ans) j e ne sajs pourquoi A. D. M enut , Maistre Nicole Oresme. L e livre
216 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

cin du duc d’Orléans, dédiait à Mazarin une traduction du livre


V III de YÊthique à Nicomaque, qui traite de l’amitié, avec des re­
marques ou réflexions qui peuvent servir de commentaire (30fl).
Reprenons maintenant la liste des cours. Jacques de Goasmoal, né
à Saint-Pol-de-Léon, fit profession chez les Carmes à Rennes le 17

de Ethiques d’Aristote, New York, 1940, Intr., p. 43, dit que cette traduction
a été composée par Guillaume Catel et publiée par son neveu Charles Catel.
S'il est vrai que Charles Catel a publié les M émoires du Languedoc de son
oncle, il s’attribue sans ambages la traduction de YÊthique; cf. La morale
d’Aristote. Tradvction novvelle. A Tolose, par Pierre Bosc, 1644. A Monsei­
gneur Segvier, Chancelier de France. M onseigneur. L ’accueil que vous
fîtes aux M ém oires du Languedoc que ¡’eus l’honneur de vous présenter
pour feu M onsieur Catel m on Oncle, m e donna dès-lors la pensée de vous
offrir quelque chose de m oy ...». — Je cite la traduction de 1142 b 31-33, aussi
équivoque que le grec: «Si donc le bien consulter est le propre de l’homme,
que nous avons appelé Prudent, il semble que la bonne consultation doiue
aspirer a quelque fin touchant l’vtilité, dont la Prudence soit le lu ge» (p. 2 6 7 ).
(380) Aristote D e l’Amitié, livre prem ier, Huictiesme de la Morale à Nico-
machus, Traduit fidellement sur le G rec. A u ec des Rem arques ou Reflexions,
qui peuuent seruir de Com mentaire; Suivant la doctrine des Nouvelles Pensées
sur la Nature des Passions, par Me Pierre Vattier, Conseiller et Medecin de
Monseigneur le Duc d’Orléans. A Paris, chez l’Autheur, rüe Dauphine au
Point du Iour: E t chez Iean Hvart rüe S. Iacques, au dessous de S. Benoist,
à l’Aigle d’Or. M.DC. L I X ; la traduction occupe les p. 1-87, les remarques les
p. 88-91. — Il semble que Germain Habert, abbé de Notre Dame de Cérisy,
bel esprit aujourd’hui bien oublié, mais qui fut un des premiers membre de
l’Académie française, avait entrepris une traduction française de YÊthique à
N icomaque, traduction qui ne parut point, mais lui valut les railleries de Gilles
Ménage, dans sa Requeste présentée par les dictionnaires à Messieurs de 1’Aca­
dém ie pour la reformation de la langue françoise:

Sans nous Habert n ’entendoit notte


Dans la Morale d’Aristote,
C’est à dire en la version
Qu’auec beaucoup d’attention
E t non faite en langue Latine,
De gens d’eminente doctrine:
Car quant au texte. Vt dicitur
Graecus is est, non legitur.

(Je cite l’édition parue sous le titre L e Parnasse alarmé, A Paris 1649, p. 13;
il me semble qu’au vers 5 on devrait lire, au lieu de E t non, quelque chose
comme ont: Ménage veut dire qu’Habert a bien de la peine à comprendre, à
grands coups de dictionnaires, la version latine de YÊthique, mais qu’il n’est
pas question pour lui de lire le texte grec !).
L ’ËTH IQ U E EN FRAN CE AU X V IIe SIECLE 217

septembre 1634 et reçut le nom d’Irénée de Saint-Jacques; il enseigna


la philosophie aux religieux de son ordre à Paris et mourut le 3 sep­
tembre 1676. Son cours de philosophie eut deux éditions, la première
en 1655 sous le nom de Philosophiae cursus et la seconde en 1663
sous le nom de Musaeum philosophorum, seu P. Irenaeus carmelita
docens logicam, physicam, metaphysicam, et moralem-, la quatrième
partie, intitulée Aristotelis decem in libros Ethicorum ad Nicoma-
chum, se présente expressément comme un commentaire de l’Éthique
à Nicomaque; cependant c’est du commentaire de saint Thomas sur
YÉthique, dans l’édition publiée à Paris chez Moreau en 1644, plu­
tôt que du texte même d’Aristote, que le P. Irénée s’inspire, et il
n’hésite jamais à compléter la philosophie d’Aristote par la théologie
de la Somme de saint Thomas: au moins a-t-il l’honnêteté de préve­
nir le lecteur de ces «compléments» (307). Il en va de même d’Étienne
de Melles, professeur au collège du Plessis-Sorbonne, qui donne à l’im­
pression en 1665 son cours de philosophie, dont la quatrième partie,
consacrée à la morale, s’intitule, après une introduction générale,
Ethica generalis in decem libros Aristotelis ad Nicomachum (p. 37):
Étienne de Melles nous prévient expressément qu’il suivra l’ordre non
pas d’Aristote, mais de saint Thomas (p. 39), et il n’hésite pas, après
avoir décrit avec Aristote la félicité naturelle, celle dont l’homme
peut jouir en cette vie, et dont il aurait aussi joui dans l’autre si Dieu
l’avait créé dans l’état de nature pure (p. 120), à décrire avec les
théologiens la félicité chrétienne (367b"). C’est à peine s’il est néces­
saire de mentionner ici la Philosophia academica du P. Claude Fras-
sen, cordelier, dont la quatrième partie traite de la science morale:
si le P. Frassen se réclame conjointement d’Aristote et de Scot, il

(367) j>ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque municipale de


Laval sous la cote 4063 (la page de titre manque, mais je suppose qu’il s’agit
de l’édition de 1663); le volume in fol. comprend 208 pages pour la logique,
190 pour la Physique, 240 pour le D e caelo et les Météorologiques, 416 pages
enfin pour la dernière partie: D e anima (p. 1-209), Métaphysique (p. 211-251),
É thique (p. 2 4 3 4 1 6 ). — Sur Irénée de Saint-Jacques, cf. Dict. de théol. cath.,
t. V II, col. 2536-37.
( 367«») S tep h. d e M e l l e s in Plessaeo Sorbonae philosophiae nuper profes­
son s... N ovum totius philosophiae syntagma in IV . Partes distributum ad usurn
scholae. Opus styli venustioris, e x Sanctioribus S.S. Patrum effatis, receptiori-
bus praestantissimorum M edicorum placitis, acutioribus subtiliorum Scholasti-
corum argumentis contextum, Pars de moribus. Parisiis, Apud Dionysium Thier­
ry ... M .D C .L X IX (le privilège du Roi est daté du 24 février 1665), 1 vol. in 12,
pièces lim. + 603 p. (à la Bibliothèque nationale, cote: R. 9738). Etienne de
Melles a aussi publié une Ethica particularis, sans rapport avec Aristote, et un
abrégé de son grand cours, Selecta opuscula philosophica.
218 L ’EXEG E S E D E L ’ÉT H IQ U E: H ISTO IR E L ITTÉR A IR E

doit en réalité beaucoup à Scot, et fort peu à Aristote (36B). Elève du


grand Arnaud, régent de philosophie au collège de Presles-Beauvais,
Pierre Barbay a beau répéter, après saint Thomas, qu’en philosophie
raison passe avant autorité, il ne s’en montre pas moins dans son
commentaire sur la philosophie morale d’Aristote, dont la première
édition parut à Paris en 1674, le plus classique des aristotéliciens
à la mode scolastique: il suit ordinairement saint Thomas qu’il cite
abondamment, même s’il lui arrive d’abandonner les «thomistes» au
profit des Scotistes, par exemple, comme le faisait aussi Étienne de
Melles, dans la dispute sur l’unité de la prudence (3G0).
Et nous en arrivons à un commentateur de YÊthique à Nicomaque
qui est illustre, quoique non pas par son commentaire, qui vient tout
juste d’être tiré de l’oubli: Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704). Dès
1656, Bossuet jetait sur le papier quelques notes tirées de YÊthique
à Nicomaque, brefs extraits en français ou en grec; mais c’est à l’épo­
que de son préceptorat, aux environs de 1679, qu’il se remit sérieu­
sement à l’étude d’Aristote: pour préparer les cours qu’il devait
donner au Dauphin, il relut les œuvres d’Aristote dans l’édition de
Guillaume Duval, en prenant des notes abondantes; ses notes sur
YÊthique à Nicomaque forment un véritable petit commentaire,
dans lequel Bossuet fait preuve à l’égard d’Aristote d’un jugement
assez libre, ne craignant pas de le reprendre et de le corriger con-

(a68) j ’a j consulté la deuxièm e édition (j’ignore quand est parue la prem ière,
qu’aucun des auteurs qui parlent du P . Frassen ne sem ble avoir v u e ). Philo-
sophia academica quant ex selectissimis Aristotelis et doctoris svbtilis Scoti
rationibus ac sententiis ht omnium philosophiae studiosorum, maxime F F Iuue-
num Franciscanorum Parisiensium gratiam, Brevi quidem, sed perspicua Me-
thodo ordinauit F. ac P. Claudius F rassen , M inor Peronensis, et Sacrae Facul-
tatis Parisiensis D octor Theologus. Secunda editio priori longe foecundior. Pa-
risiis, A pud Edm vndvm C o v te ro t... 1668. L a quatrièm e partie, D e scientia
morali, com pte 210 pages. — S u r Frassen, cf. J u l ie n -E ymard d ’A ngers , dans
Catholicisme, t. IV , P aris, 1956, col. 1566-1567.
( 389) Commentarius in Aristotelis Moralem. A uctore Magistro Petro B arb ay
celeberrima quondam in Academia Parisiensi Philosophiae Professore. Editio
Quinta. Parisiis, Apud Georgium et Ludovicum Josse, 1696 (la première édi­
tion est de 1674). Après une introduction, l’ouvrage se divise en trois parties:
1) L iber Primus. D e morali generica seu monastica in decem libros Aristotelis
ad filium suum Nicom achum (p. 34-438); 2) L iber Secundus. D e Oeconomica
(p. 439-502); 3) L iber Ultimus. D e politica in octo libros Aristotelis D e repu-
blica (p. 503-580). Le texte sur la prudence est à la p. 294. — Sur Barbay,
cf. H. B usson , La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, 1933,
p. 153, qui pourtant se fait des illusions sur l’indépendance d’esprit du pro­
fesseur.
L E X V IIe SIECLE DANS LES PAYS-BAS 219

formément aux exigences de la morale chrétienne; de ces notes, Bos-


suet tira un Abrégé de la morale d’Aristote, qui représente sans doute
les cours mêmes qu’il dicta au Dauphin et que celui-ci écrivit, au
moins en partie, de sa main (370). Bossuet n’a d’ailleurs pas été le
seul des grands écrivains du X V II0 siècle à s’intéresser à YÊthique à
Nicomaque: la Bibliothèque nationale possède un exemplaire de
l'édition du texte grec de YÊthique procurée par Pietro Vettori, dans
la réimpression de Paris, chez G. Morel, 1560, dans lequel on lit des
notes de la main de Jean Racine (1639-1699); la plupart sont en
latin, quelques-unes en français; elles s’arrêtent au livre IV, au cha­
pitre sur la magnanimité; hasard, ou preuve que pour Racine la
morale d’Aristote atteint là son sommet (371) ?

L ’étude de l’Êthique dans les Pays-Bas

Eerryk de Putte (Erycius Puteanus), né le 4 novembre 1574 à Ven-


lo, mort à Louvain le 17 septembre 1646, publia en 1611 alors qu’il
était professeur à Louvain une traduction latine du De virtutibus et
vitiis pseudo-aristotélicien, qu’il réédita en 1620 sous le titre à ’Enchi-
ridium ethicum (372). Le professeur de Louvain sait assurément que
le traité n’est pas d’Aristote et que son auteur est inconnu, mais peu
importe, ajoute-t-il, il fut grand et son résumé de la morale aristo­
télicienne, pour bref qu’il soit, est utile. Il est vrai qu’Eerryk de
Putte, même s’il ne fut pas. épicurien comme on l’en accusa, fut un
des premiers à Louvain à s’élever «contre l’autorité exclusive d’Aris­
tote en philosophie» (373); ce qu’il apprécie dans le De virtutibus et
vitiis, c’est peut-être justement son éclectisme, car il ne retient des

(370) c f . Th. G o y e t, J.-B. Bossuet. Platon et Aristote. Notes de lecture (Étu­


des et commentaires, L V I), Paris, 1964. Les notes de 1656 occupent les pages
311-316; les notes de 1679 les pages 192-222; l’A brégé les pages 317-343.
(371) Cet exemplaire de l’Êthique est conservé à la Bibliothèque nationale
sous la cote Rés. R. 784: les notes de Racine sont au reste de simples résumés,
qui ne trahissent aucune réaction personnelle.
( 372) cf. Bibliotheca Belgica, 2 mB éd., t. IV, Bruxelles, 1964, p. 770. — J ’ai
consulté l’exemplaire de la deuxième édition conservé à la Bibilothèque maza-
rine sous la cote 28.013 (pièce): Enchiridium ethicum, ex Aristotele olim col-
lectum: N unc latinè versum ab E r y c i o P u te a n o . Lovanii, Typis Philippi Dor-
malii, M .D C .X X (1 vol. 16 X 11, pièces lim. + 25 p. + Index).
(373) x h . S im ar, Étude sur Erycius Puteanus (1574-1646) considéré spéciale­
ment dans l’histoire de la philologie belge et dans son enseignement à l’Uni­
versité de Louvain (Univ. de Louvain. Recueil de Travaux publiés par les
membres des conf. d’hist. et de philol., 23° fasc.), Louvain, 1909, p. 221.
220 L 'EX E G E SE D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

systèmes de morale antiques que leur fonds commun de naturalisme


intellectualiste: «il croit à l’identité de la vertu et de la science et
conséquemment à la supériorité morale dé l’homme cultivé, du sage,
sur l’ignorant et l’illettré. Il met la prudence (cpQÔvriaiç) d’Aristote
et de Platon en tête des vertus cardinales et voit dans la justice l’abou­
tissement et le couronnement de toute sagesse. La philosophie en­
seigne à l’homme le bonheur de ce monde, bonheur qui ne peut s’ac­
quérir que par l’empire souverain de la raison sur les affections sen­
sibles C74). Les cours professés à Anvers par le P. Jacques Joneau,
S.J. (1588-1625) en 1617 sont conservés en manuscrit à la Bibliothè­
que de Donaueschingen (375). Durant toute la première moitié du X V IIe
siècle, l’enseignement philosophique des universités hollandaises reste
basé sur Aristote; en morale, le texte de rigueur est toujours VÊthi-
que à Nicomaque. L’exemple de cette fidélité au Philosophe est donné
dès ses origines par l’Université de Leyde. Débarqué à Middelbourg
en septembre 1594, l’étudiant polonais Christian Spendler soutint au
printemps suivant une dispute sur le livre V de YÊthique (376). Titu­
laire de la chaire d’éthique au Collège des États en 1595, puis, après
une interruption, pendant plusieurs années à partir de 1599, Pierre
Berts (Bertius) se montre un strict péripatéticien; la bibliothèque de
l’Université de Leyde et la Bibliothèque nationale de Paris conservent
une série de disputes consacrées à YÊthique à Nicomaque et soute­
nues au Collège de 1597 à 1606 sous sa présidence (376t,l°). Mais le plus
brillant représentant de l’aristotélisme à Leyde fut sans conteste Franco
Burgersdijk (1590-1635); nommé titulaire de la chaire d’éthique le
9 novembre 1620, il publie dès 1623 son Idea philosophiae moralis,
dans laquelle, face à un Antoine Van Waele, il revendique la pleine
autonomie de l’éthique philosophique et exalte sans réserve en Aristote
le professeur de morale: qui l’a lu n’a pas besoin d’un autre profes­
seur, mais seulement de quelqu’un qui, comme le font Plutarque,
Sénèque et Épictète, l’exhorte à mettre en pratique ce qu’Aristote
lui a appris: Aristote l’a fait plus savant, eux le feront plus ver-

F 4) Ibid., p. 45.
(375) c f . Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, nouv. éd. par C. Sommer-
vogel, Bruxelles-Paris, t. IV , 1893, col. 813.
(378) c f . P. D ibon , La Philosophie néerlandaise au siècle d’or. Tom e I. L ’en­
seignement philosophique dans les Universités à l’époque précartésienne (1575-
1650), Paris-Amsterdam-Londres-New York, 1954, p. 16 avec la note 49.
(376t>n) cf. P. D ibon , loc. laud., p. 30 et p. 59-64; la Bibliothèque nationale
possède les disputes d’Arnold Andréas Pagius, Theses ethicae de spontaneo
et invito (cote: Rz. 2 4 6 2 ), et d’Adriaan Guilielmius, Theses ethicae d e virtutum
distributione (cote: Rz. 2 4 6 1 ), toutes deux présidées par Berts.
L E X V IIe SIECLE DANS LES PAYS-BAS 221

tueux(377). Après Burgersdijk, Daniel Sinapius, titulaire de la chaire


d’éthique de 1635 à 1638, et surtout Adriaan Heereboord continuent
à emprunter à YÉthique à Nicomaque le fond de leur enseignement
moral; cela est d’autant plus remarquable que Heereboord fit scandale
par une adhésion brouillonne au Cartésianisme, dont on a d’ailleurs
suspecté la profondeur et la sincérité; il est certain que le lecteur de
son Collegium ethicum et de ses Exercitationes ethicae découvre à
première vue ses emprunts à Aristote, tandis qu’il faudrait une étude
approfondie pour déceler dans sa morale l’influence du cartésianis-
me (,77“s). A l’Université de Franeken, Isbrandi adopte contre Aris­
tote la doctrine de Platon sur le Souverain bien et celle des Stoïciens
sur le juste milieu des vertus, qu’il rejette avec eux, tandis que Wil­
liam Ames proclame la supériorité de la morale scripturaire sur la
morale païenne; cependant en 1686 encore le professeur d’histoire
et de droit Ulrich Huber fera voisiner dans son Specimen philoso-
phiae civilis une résumé de YÉthique à Nicomaque et une traduction

(377) Idea Philosophiae Moralis, E x Aristotele maxima parte excerpta, et


methodice disposita, a M . Francone B ukgersdicio , in Academiâ Lugduno-Ba-
tavâ, Logices et Ethices Professore ordinario. Lugduni Batavorum, E x officina
Elzeviriana, Anno M .D C .X X III (1 vol. 12,5 X 8, pièces lim. + 348 p .). Voici
le texte de la préface que je résume: «Aristoteles à Theoretica quidem philo-
sophia non abstinuit, sed et Practicam tam accurate tradidit, ut nullo jam opus
alio doctore videatur, sed monitore tantum. N em o melius virtutes et vitia dé­
finit, dividit, atque delineat, quam Aristoteles. Plutarchus, Seneca, Epictetus
aliique magis movent et incitant ad virtutis studium; ille lectorem dimittit
doctiorem, hi, meliorem. Quare legendus est ante omnia Aristoteles». (A la
Bibliothèque nationale: R . 10633). Le livre a été réédité en 1640 et 1644. Sur
Burgersdijk, cf. P. D ibon , loc. laud., p. 90-107; L . T horndike , A History o f Magic
and Expérim ental Science, vol. V II, New York, 1958, p. 402-407.
(37,bl‘) Cf. P. Dibon, loc. laud., p. 107ss. — Les Dissertationes ethicae de
Daniel Sinapius ont été publiées à Leyde en 1645 par Heereboord (1 vol. 13 X
8; 175 p.) ; Sinapius ne craint pas de citer souvent saint Thomas et même Cajetan,
sans parler de Grégoire de Valence et de Balfour. L a morale de Heereboord
est incluse dans la grande œuvre: A driani H eereb oord , Professons Philosophi,
in Academiâ patriâ, Ordinarii, Meletemata philosophia, in q uibus... tota Ethica
y.aTaoKETjaaTiKœç x al àvaajcEuaa-uxœç explicatur... Editio novissima prioribus
emendatior, et sexaginta tribus Ethicis, atque aliquot Miscellaneis, Disputatio-
nibus auctior. Neomagi, E x officinâ Andreae ab Hoogenhuysen, M .D C .LXIV
(B.N., cote: R . 2400-2401) ; le Collegium ethicum compte 136 p. et les E xerci­
tationes ethicae 248 p.; notons que dans la dispute 47 Heereboord approuve
avec saint Thomas la doctrine aristotélicienne de la magnanimité: «neque existi-
mandum est, virtutes morales, et Aristotelicas, pugnare cum virtutibus Christia-
nis, et spiritualibus: quin potius ab iis perficiuntur, et iis subordinantur: quod,
semel in genere monitum volo, et teneri recte debet» (p. 182-185).
222 L ’EXËG ESE D E L ’É T H IQ U E: H ISTO IR E LITTÉR A IR E

du Traité des passions de Descartes (377" r). A l’Université de Groningue,


William Macdowell, professeur d’éthique à partir de 1620, puis Mat­
thias Pasor, professeur d’éthique à partir de 1629, restent fidèles à
Aristote, fidélité dont témoignent les disputes sur YÊthique à Nico­
maque soutenues sous leur présidence; nous avons conservé celles
du premier pour les années 1623 à 1626, et celles du second pour les
années 1647 et 1649-1651. Professeur à Harderwijk à partir de 1648,
Gisbert Van Isendoorn publie en 1659 son Ethica peripatética (378).
A l’Université d’Utrecht, Daniel Berckringer (1598-1667), dans ses
huit disputes soutenues en 1642, puis dans ses Institutiones et exer-
citationes ethicae, parues à partir de 1654 et condensées en 1653 dans
ses Institutiones ethicae, se réclame avant tout, quoique non pas ex­
clusivement, d’Aristote (378bls). Parmi les tenants de la tradition aristo­
télicienne, il faut enfin nommer Arnold Senguerd, qui enseigna à
Utrecht, puis à Amsterdam, où il présida en 1653 une série de thèses
sur YÊthique à Nicomaque (37at“r).

(377«') cf. P. D ibon, loc.Iaud.; C. Louise T h ijsse n -S ch o u te , L e Cartésianisme


aux Pays-Bas, dans Descartes et le cartésianisme hollandais. Études et docu­
ments (Publ. de l’Institut français d’Amsterdam. Maison Descartes), Paris-
Amsterdam, 1950, p. 251 avec la note 247.
(37S) Cf. P. D ibon , loc. laud.; je n’ai pu atteindre l’Ethica peripatética de
van Isendoorn, qui ne se trouve pas à la Bibliothèque nationale; on la trouvera,
par exemple, à la bibliothèque de Pembroke College à Oxford.
(378bia) c f . p. D ibon , loc. laud., p. 206-210. — La Bibliothèque nationale
possède les œuvres de Berckringer: ’Oyôoàç Prima disputationum ethico-
aristotelicarum de Sum m o Bono Philosophico Publicae Opponentium diligen-
tiae ad ventilandum propositarum sub praesidio ac m oderamine D a n iel is
B erck r in g eri , U ltrajecti... Anno 1642; D a n ie l is B er c k r in g er i Institutionum
et exercitationum ethicarum Academico-Peripatetico-Stoico-Scholasticarum liber
primus... Trajecti ad Rhenum, M .D C .L IV ; libri secundi ... sectio prima (1662)
libri secundi... sectio secunda (1 6 6 8 ); 1 vol. 14 X 8 de 1126 pages (l’exem­
plaire de la Bibliothèque nationale provient de la bibliothèque du couvent des
dominicains de Saint-Honoré; il y manque les p. 457-482, c’est-à-dire la pre­
mière section du livre II, dont seule subsiste la page de titre; le livre I traite
du bonheur, le livre II des vertus); D a n ie l is B er c k r in g er i Institutiones Ethi-
cae-Oeconomicae-Politicae, sive D e Moribus, Familia et República, Trajecti ad
Rhenum ... Anno 1663; en réalité sous ce titre commun il y a trois volumes
indépendants (l’exemplaire de la Bibliothèque nationale, sous la cote R . 20840-
20841, contient les Institutiones oeconomicae, puis les Institutiones ethicae, qui
forment un vol. 14 X 8 de 816 pages; les Institutiones politicae manquent).
(378ter) l 3 Bibliothèque nationale en possède deux: Disputationum ethicarum
vigésima sexta, D e virtutibus intellectualibus. Q uam ... sub praesidio... D . Ar-
noldi S en g uerd ii L.A.M . et in illustri Amstelodamensium Gymnasio Philoso­
phiae Professons primarii, Publicè tueri conabitur S amuel L amber , Amstel-Batav.
L E X V IIe SIECLE EN ALLEM AG N E 223

L ’êtudè de l’Êthique en Allemagne

Plus que partout ailleurs, c’est en Allemagne que l’étude de


l'Éthique à Nicomaque demeure florissante au X V IIe siècle (37D). En
1605, le hollandais Pierre Gilkens, né à Roermond dans le Limbourg
en 1558, que ses études conduisirent de Louvain à Douai puis en
Italie et qui enseigna quelque temps à Louvain avant de devenir

D ie 18. Iulii, horâ locoque solitis. Amstelodami, Apud Ioannem Banningium...


Anno M .D C.LIII (cote: Rz 9 0 1 ); Disp. eth. trigesima prima D e voluptate.
Q uam ... sub praesidio... D . A rnoldi S en g u e r d ii ... Publico exam ine excutiendam
proponet C h ristia nus W ittew ro n g el , Renessâ-Zeel. A d diem 13 D ecem b.
horâ locoque solitis. Amstelodami... Anno M .D C.LIII (cote: Rz 9 1 7 ). Ces
courtes thèses (10 et 6 pages) n’ont d’autre intérêt que de proclamer leur at­
tachement à Aristote, «cujus exem plum nobis visuin fuit imitari». — Cf. P. Di-
bon , loc. laud., p. 244-245.
(a79) Les bibliothèques de France sont malheureusement fort pauvres en
ouvrages allemands de cette époque. Je cite ici ceux qu’il ne m’a pas été
possible d’attteindre et que je ne connais que par les bibliographes, notamment
P. B olduanus, Bibliotheca philosophica, Iéna, 1616; G. D raudius , Bibliotheca
classica, Francfort-sur-le-Main, 1625; M. L ip e n iu s , Bibliotheca realis philoso­
phica, Francfort-sur-le-Main, 1682 (je ne cite évidemment que les ouvrages
qui se réfèrent expressément à Aristote, à l’exclusion des traités d’éthique
systématiques) :
V eit M üller, adjoint d ’H eiland à Tubingue, publie une nouvelle édition,
augm entée de notes de son cru , des questions d’H eiland: Quaestiones etliicae
breves argumentis ac notis a Vito M ullero ita auctae, ut vicem commentarii
com plere possint. Tubingue, 1604 et 1613; on trouve ensuite: A e n e tii (Theo-
p h ili), Disputationes X X I I in Arist. doctrinam de moribus, H alae S a x ., 1604;
L aborator (A n d réas), Disp. X I ethicae e x libris Aristotelis, Tubingue, Apud
Cellium , 1604; B u iic h a rt (A n to n ), Disp. X I V quibus X libri Aristotelis ethici
dilucide et compendiose exponuntur, Stettin 1609; M ajo r (Jo h an n es), N ucléus
philosophiae moralis e x Ethicis Aristotelis desumptus, Leipzig, 1610 (Johannes
M aior était professeur à I é n a ); E b e r t i (T h eo d erici) , Spéculum morale, sive
Ethica Aristotelis in très ogdoadas partita, Francfort-sur-l’O der, typis H artm an-
nianis, 1614; R omani (M . A d a m i), Hortus prudentiae, ex Aristotelis Ethica
ad Nicomachum adornatus, Francfort-sur-l’O der, A pud F rid . H artm annum , 1614;
M o l l e r i (M . Io a ch im i) , Fasciculus ethices libri Aristotelis X Ethic. Nicomach.
comprehensae primus, decades eiusdem erotematicas priores I V exhibens, captui
et vsui discipulorum accommodatas, Francfort-sur-l’O der, typis et sumptibus
H artm annianis, 1615; M a rt in i (Ja k o b ), Disp. ethicae, omîtes X libros Ethico-
rum Aristotelis breuiter resoluentes, W ittenb erg, apud Paulum H elw ig, 1624;
A venariu s (Jo h an n es), Selectarum Philosophiae Practicae Quaestionum D e­
cades X V I I ad seriem X librorum Aristotelis Nicom acheorum accommodatae,
W ittenberg, 1626; H ippius (F a b ian u s), Sciagraphia Ethicae Aristoteleae ad
224 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

professeur de droit à l’Université de Wurtzbourg, publie un commen­


taire sur le livre V de l‘Éthique à Nicomaque: pour chaque section
du texte, on trouve là le texte grec encadré de la traduction latine
d’ArgyropouIos et de celle de Zwinger (c’est-à-diiæ de celle de Lam­
bin, empruntée à l’édition qu’en avait donnée Zwinger) et suivi du
commentaire de Gilkens, commentaire d’un juriste avant tout sou­
cieux d’unir philosophe et droit, mais capable aussi de citer à l’oc­
casion la Somme de théologie de saint Thomas d’Aquin (3B0). A
Dantzig enseignait au début du siècle Bartholomäus Keckermann
(1571-1609), fervent d’Aristote qu’il défend contre Ramus et grand
admirateur de Mélanchthon; quoiqu’il soit mort prématurément à
l’âge de 38 ans, il laissa de nombreux ouvrages, mais ce sont des
exposés systématiques et non des explications du texte d’Aristote,
tels son Apparatus practicus paru à Hanau en 1609 et surtout son

Nicomachum quaestionibus certis comprehensa, Leipzig, 1626; B ambamius


(M a r t .) , Tyrocinium ethicum Aristotelicum, Stettin, 1636 et 1648; W en ten iu s
(G e o rg ) , Collegii ethici exercitationes X ex libris X Aristotelis ad Nicomachum
natae, M arbourg, 1640; H ermann (M ichel, S .J.), Tractatus in Ethicam Aristo­
telis. 2 4 maii 1641 Viennae (cf. Bibl. de la Compagnie de Jésus, t. IV, col. 3 0 1 );
K o ja lo w ic z (W ijuk A lbert, S . J . ) , Compendium Ethices Aristotelicae, V ilna,
1645 (cf. ibid., t. IV , col. 1166, n° 11; je m ’excu se de m entionner ici c e lithua­
n ie n ...); E ic h el von R autenkron (Jo h an n es), Programma quo ad publicam
disquisitionem operis Nicom achici de moribus civilis sapientiae cultores in­
vitât, H elm stedt, 1654 (se trouve au British M useum sous la co te 8409 d 41 [1]) ;
T homasius (Ja k o b ), Breviarium Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum, Leip­
zig, 1658 (cf. P et e r s en , Gesch. der arist. Philosophie..., p . 169; la Bibliothè­
que n ationale ne possède de Thom asius que la Philosophia practica, Leipzig,
1661, sous la co te: R és. R . 175 [5 ]); R ach elius (S am u el), Aristotelis Ethicorum
ad Nicomachum libri decem , H elm stedt, 1660 (surtout im portant p ar la p ré­
face dans laquelle R achelius s’efforce de retrou ver chez Aristote la doctrine
du droit naturel de G rotius, cf. P e t e r s e n , ibid., p . 182).
(38°) In Ethicorum Aristotelis librum V Commentaria absolutíssima, Quibus
omnia eiusdem Philosophi praecepta, nedum ad leges et constitutiones Iusti-
niani, nec non canonum exiguntur, sed exemplis illustrata ad rationis et aequi-
tatis limites reuocantur, cum necessaria multarum quaestionum eodem pertinen-
tium decisione. Opvs plane novvm et pro concordi ivrisprudentiae atque Phi-
losophiae interpretatione nedum vtilissimum, sed etiam necessarium. Auctore
claríssimo viro Petro G ilk en io I.V .D . in Florentissima Ducatus Franconiae et
W irceburgensis ciuitatis Academia Codicis ordinário Projessore et S.C. Consi-
liario. M.DC.V. Prostat in Nobilis Francofurti Paltheniano (1 vol. in 4° de
IV + 239 pages). — L ’avis au lecteur est daté de Wurtzbourg, le 18 mars
1605. J ’ai consulté sur microfilm l’exemplaire conservé au British Museum
sous la cote 519 e 24 (2 ). — Sur Gilkens, cf. P aquot, M émoires (déjà cité
à la note 177), t. II, p. 152-153.
L E X V II0 SIECLE EN A LLEM AGN E 225

Systema ethicae paru au même lieu en 1610 (3S1). A Dantzig également


avait enseigné l’écossais Andréas Aidius, qui, après avoir abandonné
son enseignement, écrivit en 1614 à Heidelberg sa Clavis philosophiae
moralis, publiée la même année à Oppenheim; c’est un gros commen­
taire de l’Éthique à Nicomaque, riche en érudition classique et assez
bien informé de l’exégèse médiévale et récente: il cite les scolastiques,
saint Thomas et Duns Scot, Buridan, Thomas More et John Case,
Pierre Martyr, les Conimbricenses, et bien entendu Keckermann, qu’on
l’accusa d’avoir plagié, bien à tort, d’abord parce qu’il le cite nom­
mément et surtout parce que son explication du texte d’Aristote est
bien supérieure aux résumés systématiques de Keckermann (3B2). Im­
portant lui aussi, au moins par sa masse, est le Philosophiae moralis
systema du professeur d’éthique de l’Université d’Iéna, Wolfgang Hei-
der (1558-1626), paru en 1629; son propos est d’exposer la doctrine
morale d’Aristote en montrant ses rapports avec celle des autres philo­
sophes et des théologiens (383).
Durant tout le cours du siècle paraissent des ouvrages dont Walli-
ser et Donaldson nous ont déjà donné des exemples: ce sont les dispu­
tes soutenues par leurs élèves sous leur présidence que publient les
professeurs. Ce genre d’ouvrage n’a guère d’autre mérite, en général,
que de nous mettre sous les yeux les exercices scolaires de l’époque.
C’est ainsi que le professeur d’Helmstedt, Konrad Hom (1590-1649),
groupe dans le petit livre qu’il publie en 1617, et qui sera réédité en

(381) Systema ethicae tribus libris adomatum et publicis praeiectionibus tra-


ditum in gymnasio Dantiscano a Bartholomaeo Keckermanno Dantiscano, Phi­
losophiae ibidem Professore. Hanoviae, M.DC. X (à la Bibl. nat., cote: R.
39967). — Sur Keckermann, cf. P. 13a y le, Dict. historique et critique, 3™ éd.,
Rotterdam, 1720, t. II, p. 1608; Enciclopedia filosofica, Venise-Rome, 1957,
t. II, col. 1683-1684.
(382) clavis philosophiae moralis sive In Aristotelis Nicomacheia Commen-
tarius In quo praeter textus Analysin, Axiomata Ethica-Politica seliguntur,
Questiones et Dubia discutiuntur, exem plisque et usu ad praesentis seculi sta-
tum omnia accommodantur Operâ et studio A ndreae A idii Scoto-Britanni Phi­
losophiae in Gymnasio Dantiscano quondam Professons. In Nobili Oppen-
heimio. Sumtibus ac Typis Hieronymi Galleri. M .DC.XIV (pièces lim. +
943 pages; livres I-VI: p. 1-855; livre V II-X , p. 856-943). J ’ai consulté l’exem­
plaire de la Bibliothèque nationale (cote: R. 19766).
(383) Wolfgangi H e id e r i Philosophi et Philologi celeberr. Philosophiae
moralis systema seu Commentationes in Universam Aristotelis Ethicen. Ienae,
Impensis Iohannis Peiffenbergeri, Anno M .D C .X X IX (1 vol. 185 X 155mm,
1024 pages + In d ex). J ’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque
nationale sous la cote R . 5840, qui provient du couvent dominicain de Saint-
Honoré.
226 L ’EXËG É S E D E L ’ËT H IQ U E: H ISTO IR E LIT T É R A IR E

1629 et en 1648, les disputes que ses élèves avaient soutenues du­
rant les années précédentes (l’une d’elles est datée du 20 avril 1614):
la matière de YÊthique à Nicomaque est répartie en dix disputes, une
pour chaque livre (m ). Les disputes publiées en 1630 par le professeur
de Brème Balthasar Wille (t 1656) forment au contraire un gros volu­
me de plus de mille pages; dans sa préface, Wille se réclame de Mé-
lanchthon et proclame bien haut qu’il ne cherche pas la nouveauté et
ne vise qu’à donner une pleine intelligence du texte d’Aristote; il fait
pourtant preuve à l’occasion de lucidité et sait distinguer de l’ensei­
gnement authentique d’Aristote les «compléments» qui lui furent ap­
portés par les scolastiques (385). En 1660, c’est au tour de Friedrich
Cahlenus de publier sous le titre de Medulla moralis aristotelica les
exercices scolaires qu’il avait présidés au gymnase de Halle; une se­
conde édition paraîtra en 1662 à Leipzig (386). Puis le professeur de
Helmstedt Gebhard Theodor Meier fait paraître une première fois à
une date que je n’ai pu préciser et une seconde fois en 1670 les «thè­
ses» dans lesquelles il avait découpé YÊthique à Nicomaque pour la
faire expliquer à ses élèves (387). Enfin, Johann Conrad Diirr, qui

(3W) Je n’ai pas vu l ’édition de 1617; l’édition de 1629 se trouve à la Biblio­


thèque mazarine sous le cote 28013 (pièce); l’édition de 1648 est à la Biblio­
thèque nationale sous la cote R . 10505; je cite cette dernière: Conradi H o r-
n e i i Brunsuicensis Disputationes Ethicae X Deprotntae e x Eth. Aristot. ad
N icom achum et habitae itt il!. Acad. Ivlia; Quibus omnia quae apud Philoso-
phum fuse pertractantur breuiter comprehensa surit, ea tamen perspicuitate, vt
etiam vice commentarii esse in locis obscurioribus possint. D enuo editae cum
disp. praeliminari de philosophia in genere. Accessit ejusdem disputatio vna
ex prima philosophia de natura boni et tnali. Cum indice Disputationum Ethi-
carum. Francofurti, Impensis Iohannis Pressii, M .D C .XLV III (1 vol. in 12,
pièces lim. + 193 p .).
(ass) praecepta ethicae peripateticae, ex Aristotele et optimis quibusvis
scriptoribus veteribus ac recentioribus concinnata, commentationibus perspicuis
explicata, et gnomis, sententiis exemplisque, ex probatissimis historicis illustrata,
Auctore M. Balthasare W i l l i o , philosophiae practicae in illustri schola Bre-
mensi professore. Bremae, Typis Bertholdi de Villiers, schol. typogr., Anno
M .D C .X X X (1 vol. 16 X 10, 1025 pages). J’ai consulté l’exemplaire conservé
à la Bibliothèque nationale sous la cote R . 54065, qui provient du couvent do­
minicain de Saint-Honoré; — Cf. plus loin, p. 278, n. 104.
(3S0) M edulla moralis Aristotelica: sive Exercitationes ethicae X II, ad libros
X Aristotelis ad Nicomachum fil. p er Thesin et ezOeaiv totum contextum sy-
noptiàè continentes cum àvaîWcrEt ad singulos libros. In gymnasio Hallensi Bono
literatae juventutis ventilatae. Editio secunda auctior et correctior a Friderico
C ahleno , M. et P.L.C.lt. Rectore. Lipsiae, Apud Johannem Brendelium, M.DC.
L X II (1 vol. 13 X 8, pièces lim. + 389 p ). A la Bibl. nat., cote: R. 19794.
(as?) Aristotelis Ethicorum ad Nicomachum Analysis ac Expositio usibus
L E X V IIe SIECLE EN A LLEM AG NE 227

enseignait la morale à Altdorf depuis 1659, publie en 1669 les dispu­


tes académiques de ses étudiants: elles couvrent tout le champ de la
philosophie morale et font appel, pour expliquer le texte de YÊthique
à Nicomaque, aux «meilleurs auteurs»: Heider en premier lieu, mais
aussi Thomas d’Aquin, les Conimbricenses et Galluzzi, Mélanchthon
et Camérarius, Zwinger, Muret et Van Giffen, Goll et Hawenreuter,
Heiland, Magirus, Donaldson et Aidius (387Ws).
C’est aussi un ouvrage scolaire que les Principia ethicae de Johannes
Held, professeur au gymnase de Nuremberg, préfacés par le directeur
du gymnase Johann Michael Dilher, mais qui rappelle plutôt l’œuvre
de Heiland: comme elle, c’est une sorte de petit catéchisme de YÊthi­
que, qui en résume la doctrine par questions et réponses, avec le but
avoué de maintenir la vieille, vraie et authentique méthode de la phi­
losophie, celle d’Aristote (38S). La Synopsis philosophiae moralis de
Mark Anton Itter, dont la première édition parut en 1661 et qui en
était en 1666 à sa quatrième édition, est un exposé systématique, mais
bien au courant de l’histoire de l’exégèse de YÊthique à Nicomaque:
il cite Juan de Celaya, John Case, B. Keckermann, Andréas Aidius,

studiosorum Helmstadienslum consécrala à Gebhardo Theodora M e i e r , Pro-


fessore Académico. Editio secunda, plurimis locis aucta et emendata. Helmstadi,
Typis ac sumtibus Henningi Mulleri, Anno M .D C .L X X (1 vol. 21 X 18, pièces
lim. + 444 p .). A la Bibi, nat., cote: *E 231.
( 387bis) jvi_ j o i j Conradi D ü r r i i , Prof. publ. Philosophia moralis X II. Dispu-
tationibus ordine analytico e x Aristotele et optimis aliis autoribus proposita, in-
dicatis sub'mde fontibus, unde em ergentium dubiorum solutio peti queat..., In
Acad. Altdorffina... A nno... M .D C .L IX ; 1 vol. Pièces lim. + 117 pages (à la
Bibi, nat.; cote R. 19788). On peut encore citer la Synopsis philosophiae mora­
lis, autore Joh. Conrado D ü r r i o . . . editio auctior et emendatior, Altdorffi...
Anno M .D C .LX (1 vol. in 12 de 46 p .), et surtout les Institutiones ethicae, in
tres partes secundum normam ordinis analytici digestae, in quibus juxta cum
praeceptis dubia et controversiae in doctrina morum agitari solitae tùm praeci-
pue e x Aristotele tùm ex optimis quibusque aliis prisci et nostri aevi Philosophis
plenius explicantur. Autore M. Joh. Conr. D ü r r i o , Altdorffi, M .DC.LXI (1 vol.
Pièces lim. + 425 p. + Index) ; à la p. 202, Dürr cite Marcantonio Natta, «is
ipse qui alias magnanimitatem Aristotelicam indignam Christiano iudicat»;
j’àvoue n’avoir pu repérer cette citation dans les Opera de Natta, parus à V e­
nise en 1564. — Sur Dürr, cf. P e t e r s e n , Gesch. der arist. Philosophie, p. 168.
( 388) jV /. Johannis H e l d i i Gymnasii Rectoris, Principia Ethicae, ex Aristotele
adeoque màximam partem ipso G raeco textu, pro Gymnasio Norimbergensi,
eruta... Accedit Praefatio, et Gnomologia ethica, ex variis Autoribus, Iohan-
nis Michaelis D i l h e r r i , P. ac P.P. ut et Gymnasii directoris. Norimbergae,
Typis Michaelis Endteri, Anno M .D C .LX. A la Bibi, nat., cote: R . 19793.
228 L ’EXEG E S E D E L ’ËT H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

Konrad Horn, d’autres encore (380). Le professeur d’Helmstedt Hermatm


Conring (1606-1681) est un spécialiste! non de YÊthique, mais de la
Politique d’Aristote; cependant dans son De civili prudentia liber unus,
publié en 1662, il est amené à traiter plusieurs problèmes posés par
YÊthique, notamment celui des rapports de l’éthique et de la politique;
sa réponse ne manque pas de piquant: il est incontestable qu’Aristote
a fait de l’éthique une partie de la politique, mais non moins incontes­
table qu’il a eu tort; nous ne devons pas hésiter à affirmer qu’il y a
entre éthique et politique une différence spécifique, en nous appuyant
sur cet argument irréfutable que l’homme peut atteindre au bonheur,
sinon en dehors de toute société, au moins en dehors de la société
civile, dont il ne dépend que par accident (3“°). Toujours à Helmstedt,
l’étudiant Daniel Lippius soutint le 20 juin 1668 sous la présidence
du professeur Heinrich Uffelmann (1641-1680) une thèse sur la supé­
riorité de la morale aristotélicienne comparée aux morales de Platon,
d’Épicure et des Stoïciens (301).
Le problème posé par la doctrine aristotélicienne du juste milieu, qui
avait déjà fait couler beaucoup d’encre, fut remis à l’ordre du jour par

(aso) Synopsis philosophiae moralis seu Praecepta Ethica, com pendióse tra-
dita et explicata, illustrioribus virtutum, vitiorumque exem plis aucia, nervosa-
que quaestionum praecipuarum decisione, axiomatum evolutione, ventilationis
exercitio accommodata, a M. Antonio I ttero Langensi, Triquernate. Editio
quarta denuo révisa et aucta. Francofurti, Sumptibus Caspari Waechtleri, Typis
Balthasaris Christophori Wustii, Anno M.DC. L X V I (A la Bibi, nat., cote:
R . 10554); 1 vol. de 231 p. + Indices; l’auteur dit lui-même dans sa dédicace
qu’il s’est écoulé cinq ans depuis la première édition. — Je n’ai pas vu la
Philosophia moralis, Leipzig, 1655, du même auteur, citée par P et e r s en , Gesch.
d er arist. Philosophie..., p. 169, avec la n. 2; cf. p. 175, n. 2.
(390) Hermann C o n rin g , D e civili prudentia liber unus, Helmstedt, 1662
(1 vol. in 4° de X V I + 372 p.; à la Bibi, nat., cote: G. 3933 [2 ]), c. V I,
p. 93-99.
(soi) Exercitatio philosophica D e Platonis, Aristotelis, Stoicorum, et Epicuri
philosophia m orum, doctrinaeque aristoteleae praerogativa, Praeside Henrico
Vffelmanno... Daniel Lippius Lübecens. ad diem X X jun. anni M .D C .L X IIX .
Helmstadi (à la Bibi, nat., cote: R . 25 7 1 ). — Mentionnons ici, encore qu’elle
sorte des limites du siècle, une autre thèse d’histoire de la philosophie: Virum
prudentem aristotelicum cutn sapiente stoici collatum, dissertatione historico
morali, sub praesidio viri celebratissimi Magni Danielis Omèisii in aima No-
ricorum Vniversitate d. 28 Februar. A.D.R. M .D C C.IV ... Erhardus R eusch , C o-
burgo-Francus (à la Bibi, nat., cote: R. 2 5 6 3 ): la comparaison ne manque
pas de finesse, et E . Reusch note bien en particulier parmi les points com­
muns du Prudent d’Aristote et du Sage stoïcien leur prétention à l’infaillibilité:
L E X V IIe SIECLE EN IT A L IE 229

les critiques de Grotius (Hugo de Groot, 1583-1641), dans le De iure


belli et pacis parut à Paris en 1625. Dans la seconde moitié du XV IIo
siècle, de nombreux étudiants des Universités allemandes prennent
pour sujet de thèse la défense de la doctrine aristotélicienne du juste
milieu; ils se réclament volontiers de Mélanchthon et reprochent à Gro­
tius de n’avoir pas su distinguer philosophie et théologie: Aristote
définit par la notion de juste milieu les vertus civiles, alors que Gro­
tius, pour rejeter le juste milieu, invoque l’amour chrétien de Dieu,
qui est sans limite; ainsi parlent Heinrich Meibomius, dans sa thèse
soutenue le 2 mai 1657 à Helmstedt (392), Martin Butzer, dans sa dis­
sertation présentée en 1670 à l’Université de Kiel (383), Johannes Kehr
dans sa thèse soutenue le 14 août 1675 à Iéna (3B4), Johannes Christian
Geier, dans sa thèse soutenue le 26 septembre 1683 à Leipzig (3M).

L ’étude de l’Êthique en Italie

L’étude de YÊthique semble nettement en baisse en Italie. Les œuvres


en langue vulgaire sont rares. Nous pouvons cependant mentionner les
Discorsi Sopra le Morali di Aristotile A Nicomaco de Francesco Pona,
parus en 1627 à Venise: c’est un commentaire littéral des premiers
chapitres du livre I de YÊthique (jusqu’à 1096 b 8) dans la traduction
d’Argyropouîos (396). Plus importante est l’œuvre de vulgarisation du

«Conveniunt... Vir Prudcns et Sapiens in Erroris, ut ita loquar, carentia sive


infallibilitate» (p. 13).
(302) Disputatio moralis de Fundamentis Peripateticorum Quibus Aristoteles
doctrinam de moribus superstruxit, n ec non stoicorum et aliorum recentiorum
inter se collatis... sub praesidio DN. Iohannis Eicheln Henricus Meibomius
Lübecensis ad diem II maii. Helmstadi, Typis Henningi Mulleri Acad. Typ.
M .DC.LVII (Bibi, nat., cote: R. 25 7 0 ). — Sur Meibomius, cf. Nouveau sup­
plém ent au grand dict. hist... de M. L. M o r e r i , t. II, Paris, 1749, p. 94.
( 393) Dissertatio ethica de causis et ratione formali virtutis moralis in genere.
Quam praeside M. Adamo Tribbechovio... ad diem ... Aprilis publico examini
subjiciet Martinus Butzer Kilon. Hoef. Autor et Respondens. Kiloni, M .D C .L X X
(Bibi, nat., cote: Rz. 2143).
(304) fo rm a le virtutis e x Moralibus Aristotelis principiis assertum et a non-
nüllorum exceptionibus vindicatum, praeside Valentino Velthen... submittet
Johannes Kehrius, Brunswigas Autor, ad d. 14 Aug. A.D.R. M .D C .LXXV . Ienae,
Typis Johannis Wertheri (Bibi, nat., cote: Rz. 2216).
(395) Dissertatio ethica de Mediocritate virtutis moralis. Quam Inclitae Fa-
cultatis in Academia Lipsiensi Philosophicae permissu, praeside Jacobo Tho-
m asio... subjicit Johannes Christianus Geier lips. (Bibi, nat., cote: Rz. 2 300).
(396) Discorsi Sopra le Morali di Aristotele A Nicomaco, di Francesco P ona
Dottor M edico Filosofo l’insatiabile Academ ico Filarmonico A l Molto Illustre,
230 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

comte Emanuele Tesauro (1591-1675), noble de Turin plus connu


comme historien et critique littéraire: La filosofia morale derivata
dall’alto fonte del grande Aristotele Stagirita; elle eut de nombreuses
éditions (la première est de 1670) et fut même traduite en espagnol (3B7).
Nous voyons cependant s’intéresser à l'Éthique d’Aristote le sa­
vant padouan Antonio Querengo (1546-1633), et surtout son neveu
Flavio Querengo, à qui Antonio fixé à Rome avait donné en 1607
son canonicat de Padoue; de 1624 à 1646 (il mourut en 1647), Flavio
enseigna à l’Université de Padoue la philosophie morale en suivant
la doctrine d’Aristote; entre autres ouvrages, il publia en 1641 une
brève Introductio In Philosophiam Moralem Aristotelis, résumé de ses
cours sur les livres I à III de YÉthique à Nicomaque (397,"s).
Mais ce sont surtout les Jésuites qui en Italie se firent les cham­
pions de PAristotélisme. Le P. Francesco Pavone, né en 1569 à Catan-
zaro, mort le 25 février 1637 à Naples, professeur de philosophie
avant de se consacrer à l’exégèse biblique, publie en 1617 à Naples
sa Summa ethicae, sive commentarius in libros Ethicorum Aristotelis,
qui sera rééditée en 1620 à Lyon (3"8). Le P. Tarquino Galluzzi (1579-
1649), professeur à Rome au Collège romain où il enseigne la rhétori-

et Reverendiss. Monsig. Cozza Cozza, Arciprete di Verona. In Venetia, M.DC.


X X V II. Presso Christoforo Tomasini ( î opuscule de 40 p .); à la Bibliothèque
mazarine, sous la cote 14316 (26mo pièce). — Sur F r. Pona, cf. Nouveau sup­
plément au grand dict. hist... de M. L. M o r e r i , t. II, Paris, 1749, p. 294-295.
(307) La filosofia..., dal Conte, et cavalier gran croce Don Emanuele Tesauro,
Patritio Torinense, in Torino, 1670 (1 vol. in fol. de 532 p. + Index). —
Sur Tesauro, cf. Enciclopedia filosofica, Venise-Rome, 1957, t. IV , col. 1174.
(•i97f>i») F l a v ii Q uaerengi Poiaghi Comitis et C anonici Patavini Introduc­
tio In Philosophiam Moralem Aristotelis ad serenissimum Odoardum Farne-
sium Parmae, et Plac. D ucem , Patavii et F lo ren tiae.. ., 1641 (1 vol. 16 X 10,
V II I + 46 p .; YIntroductio n ’o ccu p e en fait que les p . 1-32; à la Bibl. n at.,
co te : R . 33916). — Sur A ntonio Q uerengo, cf. Nouveau supplém ent au grand
dict. hist. de M . L. M o r e r i . .., t. I I , P aris, 1749, p . 321-322; on n otera dans
la liste des ouvrages d’A ntonio le traité D e unicâ totius politicae disciplinae
methodo, et Averroïs verâ sententiâ in explicatione subjectae materiae libro-
rum ad Nicomachum, que je n ’ai pu atteindre; sur Flav io Q uerengo, cf. ibid.,
et Enciclopedia filosofica, Venise-Rom e, 1957, t. I I I , col. 1799; je n ’ai pu at­
teindre le livre cité là, F la v ii Q uaereng i ... libri duo: umis Institutionum mo-
ralium epiiom e..., 1639.
(398) c f . Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, nouv. éd. par C. Sommer-”
vogel, Bruxelles-Paris, t. V I, col. 392; j’ai consulté la deuxième édition : Summa
ethicae Francisco P avonio Catacensi Theologo Societatis Iesu. Lugduni, M.DC.
X X (1 vol. de 202 p. + In d ex). — Le P. Nicolas-Marie Pallavicino (1621-
1692) laisse des Quaestiones in libros Ethicorum inédites, conservées dans le
ms. M unich Clin 26096 (Bibl. de la Comp. de Jésus, t. V I, col. 119).
L E X V IIe SIECLE EN ITA LIE 231

que de 1606 à 1617, puis la philosophie morale de 1617 à 1621 et en


1623-1624 (30l>), dresse en l’honneur de YÊthique à Nicomaque le mo­
nument le plus colossal qu’elle ait jamais inspiré: quiconque aura
manié l’énorme masse des quelque 2000 pages in folio de son œuvre
trouvera bien mesquins nos commentaires modernes (que d’aucuns
jugent pourtant trop gros !). On a là le texte grec de YÊthique à Nico­
maque, une traduction latine, une explication littérale et des questions
exhaustives sur tous les problèmes que pose au théologien le Philoso­
phe. Le tome I, qui contient les cinq premiers livres, parut à Paris en
1632, et le t. II, qui contient les cinq derniers livres, en 1645 seule­
ment: l’imprimeur, qui avait un peu traîné (cela ne date pas d’aujour­
d’hui) en fut quitte pour s’excuser: le Pape Urbain V III, auquel était
dédié l’ouvrage, n’avait pas attendu pour mourir qu’il soit paru (40°) !
Lui aussi italien, lui aussi jésuite, lui aussi professeur à Rome, Sil-
vestro Mauro (1619-1687) livre au public en 1668 le fruit de son en­
seignement au Collège romain: c’est une explication de tout le Corpus
aristotélicien en plusieurs volumes publiés à Rome; l’explication de
YÊthique à Nicomaque, faite sur la traduction latine de Denis Lambin,
est un exposé scolastique dont la clarté est toute de facilité; on en a
fait grand cas, mais bien à tort (401).

(3P!>) c f . R.G. V illoslada , S.J., Storict ciel Collegio Romano dal suo inizio
(1551) alla soppressione délia Compagnia di Gesù (1775) (Analecta Gregoria-
na vol. 6 6 ), Rome, 1954, p. 335 et 334 (cf. aussi p. 171 et 274).
(40°) Tarquinii G a l l u t ii Sabini e societate lesu In Aristotelis libros quinque
priores Moralium ad Nicomachum Nova interpretatio Commentant Quaestio-
nes. Parisiis, sumptibus Sebastiani Cramoisy, 1632; Tarquinii G a l l u t ii Sabini
e societate lesu In Aristotelis libros quinque posteriores Moralium ad Nicoma-
cum Nova interpretatio Commentarii Quaestiones. Parisiis, sumptibus Sebastia­
ni et Gabrielis Cramoisy, 1645 (à la Bibl. nat., cote: R. 907-909). Voici le
début de la traduction: «Omnis ars, omnisque doctrina, similiterque et actio
et electio bonum quoddam expetere videtur. Itaque praeclare definierunt bonum
id esse, quod omnia expetunt»; et voici la traduction de 1142 b 31-33: «Si ergo
prudentium est bene consultare, bona consultatio erit rectitudo secundum uti-
litatem ad quendam finem , cuius Prudentia vera existimatio est»; cette fin, pré­
cise le commentaire, est la fin ultime: «H ic enim est, ad quem Prudentia per-
fecta collimat [legend, collineat?], ac tendit»; on remarquera que Galluzzi at­
tribue à la -prudence non de connaître la fin, mais de tendre à elle: confor­
mément à la doctrine' scolastique, il réserve en effet la connaissance de la fin
à la syndérèse (t. II, p. 166-170). Cf. plus loin, p. 281.
(401) L ’édition la plus accessible est: Aristotelis Opera omnia quae extant
brevi paraphrasi et litterae perpetuo inhaerente expositione illustrata a Sil-
vestro Mauro, S.J. Editio juxta Romanam anni M.DC. L X V III denuo typis
descripta Opera Fr. Beringer, S.J. (Bibliotheca theologiae et philosophiae scho-
232 L ’EXEG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L IT T E R A IR E

Terminons le siècle par un grand nom: celui de José Saenz d’Aguir-


re. Né à Logroño le 24 mars 1630, il entre dans l’ordre de saint Benoit
en 1645, devient professeur à Salamanque, abbé de Saint-Vincent de
Salamanque, enfin cardinal en 1686 et meurt à Rome le 19 août 1699.
Son œuvre, tant historique que théologique, est immense; nous intéres­
sent ici sa Philosophia moralis ab Aristotele tradita decem libris Ethi­
corum ad Nicomachum, publiée à Salamanque en 1675 en deux volu­
mes in folio, et ses De virtutibus et vitiis disputationes ethicae, in qui-
bus disseritur quidquid spectat ad philosophiam moralem ab Aristo­
tele traditam, publiées à Salamanque en 1677 en un volume in folio,
œuvres que le cardinal corrigera et rééditera à Rome en 1697 et 1698.
José Saenz d’Aguirre s’en tient à la traduction de YÊthique d’Argyro-
poulos, non qu’il la juge meilleure que les autres, mais tout simple­
ment parce qu’elle est d’un usage plus commun dans les universités
d’Espagne; il n’en a pas moins consulté les 9 autres (il en compte 10,
en effet), ainsi que les commentateurs les plus récents, y compris Gal-
luzzi «interpres simul atque explanator excellens», sans parler des théo­
logiens auteurs de Questions de morale; mais cette incontestable éru­
dition ne l’empêche pas de rester quant au fond fidèle à l’interpréta­
tion thomiste de la morale d’Aristote (402).

L ’E T H IQ U E A N IC O M A Q U E AU X V IIIe SIECLE

Le X V IIIs siècle apporte dans l’établissement du texte de YÊthique


à Nicomaque une nouveauté: le premier l’anglais William Wilkinson,
dans son édition parue à Oxford en 1716, utilise le manuscrit de Flo­
rence K\ que la critique devait reconnaître pour le meilleur des ma-

lasticae selecta atque composita a Fr. Ehrle, S .J.), t. II, Paris, 1886; YÊthique
à Nicomaque est contenue dans les p. 4-296. Je cite la paraphrase de 1142 b
31-33: «Eubulia igitur est rectitudo consilii in ordine ad finem , circa quam
prudentia simpliciter dicta habet veram existimationem, ac proinde sicut pru-
dentia habet veram existimationem circa finem simpliciter, sic eubulia habet
veram rectitudinem consilii circa finem simpliciter» (p. 166). — Sur Silvestro
Màuro, cf. Enciclopedia filosofica, Venise-Rome, 1957, t. III, col. 437 4 3 8 .
( 402) c f . L . S e r r a n o , dans Dict. d ’hist. et de géogr. eccl., t. I, Paris, 1912,
col. 1071-1075. — l ’ai consulté l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale
sous la cote R . 317-318: Philosophia moralis ab Aristotele tradita D ecem libris
Ethicorum ad N icom achum A loanne Argyropilo Byzantino latine reddita. N unc
perpetuo commentario, litterali et scholastico, plenissime illustrata. A uctore
R.P. Fr. Iosepho S aens d e A g u i r r e .:. Salmanticae, Apud L . Perez, 1675 (2
vol. in fol. de X X X I I + 288 et X + 336 p .).
LE X V IIIe SIECLE EN A LLEM AG N E ET EN FRANCE 233

nuscrits grecs de YÊthique à Nicomaque et qui avait jusque là échappé


aux éditeurs (403).
Partout cependant l’étude de YÊthique d’Aristote est en déclin. Mê­
me en Allemagne, dès la fin du X V II' siècle, à mesure que l’influence
de Descartes pénétrait les universités, le prestige d’Aristote diminuait.
A plus forte raison le XV IIP siècle est trop occupé à élaborer une
philosophie nouvelle pour se soucier beaucoup de commenter le vieux
Philosophe. Leibniz et Christian Wolf jugent la morale d’Aristote in­
suffisante et s’emploient à la compléter; Immanuel Kant, plus radical,
la flétrit (avec toutes les autres) sous le nom de son invention d’«eudé-
monisme» et crée une nouvelle morale qui est à ses yeux la seule mo­
rale (404). Cependant, l’étude de YÊthique à Nicomaque connaît à la
fin du siècle un certain renouveau, mais inspiré par un souci qui mar­
que bien la rupture de la tradition exégétique: celui d’interpréter la
morale d’Aristote en fonction de la morale nouvelle. C’est ce souci
qui inspire Johann Friedrich Gottlieb Delbrück, élève du philologue
Fr. A. Wolf, qui fait paraître en 1790 son Aristotelis Ethicorum Nico-
macheorum adumbratio accommodate ad nostrae phiiosophiae ratio-
nem facta (405), et surtout Christian Garve (1742-1798), professeur de
philosophie à Leipzig, dont la traduction allemande commentée de
YÊthique à Nicomaque paraîtra en deux volumes à Breslau, sa ville
natale, le premier volume en 1798 et le second, posthume, en 1801 (40°).
L ’étude de YÊthique suit en France une courbe analogue. A l ’aube
du siècle un Jean du Hamel, qui avait enseigné pendant de longues
années à Paris, notamment au collège du Plessis-Sorbonne, fait encore
paraître un cours de philosophie traditionnel (bien qu’il fasse place
à l’examen du cartésianisme) dont le deuxième tome, qui comprend
la morale, se présente expressément comme un commentaire de VÉthi­
que à Nicomaque (4m). Mais de telles œuvres se font rares, et il faut

C 03) ’A q i o t o t é â o u ç iiih x û iv N i/ .o fta x e ic o v [hpXia ôéxa. Aristotelis Ethicorum


Nicomacheorum libri decem , codicum manuscriptorum collatione recogniti et
notis illustrati a Guillelmo Wilkinson. Oxonii, e theatro Sheldoniano, 1716, in
8° (rééditions en 1803, 1809, 1820). La traduction latine jointe au texte est
celle de Denis Lambin.
(404) Je reviendrai sur l’«eudémonisme» d’Aristote au ch. IV , p. 284-295.
(405 ) cf. P . P e te r s e n , Geschichte der aristotelischen Philosophie..., p . 462.
(4oo) cf. P . P e te r s e n , Geschichte der aristotelischen Philosophie..., p . 430,
454-456, 4 6 6 4 6 7 .
( 407) philosophia universalis, sive commentarius in universam Aristotelis phi-
losophiam ad usum scholarum com paratam... Tom us secundus, complectens
moralem. Authore Ai. Joanne du H amel, sacrae fac. Par. licenciato, socio sorbo-
nico, et in Academia Parisiensi Phiiosophiae Professore emerito. Lutetiae Pari-
siorum ..., 1705 (1 vol. in 12; Index + 358 p .); à la Bibliothèque nationale,
234 L ’EXEG E S E D E L ’E T H IQ U E: H ISTO IR E LIT T E R A IR E

attendre l’époque du Directoire et du Consulat pour assister à une cu­


rieuse réaction qui remet à l’honneur la philosophie d’Aristote: n’ap­
paraît-elle pas comme la philosophie de compromis dont le temps a
besoin, capable par son humanisme rationaliste de sauver les con­
quêtes de la Révolution, mais aussi par la fermeté de son système d’en­
diguer l’anarchie et de contribuer à la restauration de l’ordre ? C’est
au premier de ces deux aspects qu’est surtout sensible Jean-François
Champagne, Né le 1er juillet 1751 à Semur-en-Auxois, principal du
collège Louis-le-Grand, élu le 25 novembre 1797 membre de la classe
des sciences morales et politiques de l’Institut, il lit à la séance du
samedi 17 mars 1798 un mémoire sur la morale d’Aristote; Aristote
a été à ses yeux un précurseur du matérialisme des Gassendi, des Loc­
ke, des Condillac, et surtout d’Helvétius, mais sa métaphysique «était
une science trop forte pour ses commentateurs, qui, malheureusement,
vécurent presque tous dans les siècles de superstition et d’ignorance,
et l’obscurcirent en voulant l’expliquer»'; la morale d’Aristote, ap­
puyée sur cette métaphysique matérialiste, se recommande par deux
mérites principaux: en mettant la perfection dans le développement
de la nature, elle trouve son principe «sur la terre et dans l’homme-
même»; en soumettant la morale à la politique, elle montre que «la
morale entière, ses principes, ses conséquences, n’ont d’autre fin que
l’ordre parfait de la société» (40S). Précurseur de la Révolution aux yeux
de Champagne, Aristote est plutôt pour l’abbé J.M.L. Coupé, qui en
1799-1800 se décide à traduire le livre premier de YÊthique à Nico­
maque, un refuge contre elle. Mais laissons lui la parole: «Un savant
et vertueux magistrat m’engage à traduire la morale d’Aristote, comme
le plus utile de tous les ouvrages de la philosophie ancienne, sans en
excepter ceux que Platon et Cicéron nous ont donnés sur la vie civile.
J ’avoue toute l’étendue de cet éloge; mais la traduction qu’on me pro­
pose est bien difficile. La morale d’Aristote est le traité le plus méta­
physique que je connoisse: or, indépendamment des épines que la

cote: R. 25614. Après l’Index, à la p. 1, on lit le titre: Commentarius in decem


Aristotelis libros ad f ilium N icom achum ; Jean du Hamel adhère sans réserve
à la morale aristotélicienne, dont il proclame le parfait accord avec la foi chré­
tienne. — Sur Jean du Hamel et Descartes, cf. Ét. G ilso n , Études sur le rôle
de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien (Etudes de philo­
sophie médiévale, X I I I ) , Paris, 1930, p . 317-318.
(40S) [Jean-François C hampagne], Observations sur la morale d ’Aristote, et
traduction du chapitre ou traité de la libéralité, livre I V chap. 1, par le citoyen
Champagne, lu le 27 ventôse an 6 , dans M émoires de l’Institut national des
Sciences et des arts. Sciences morales et politiques, t. III, Prairial an I X [mai-
juin 1801], p. 80-101; les Observations occupent les p. 80-91; la traduction du
traité de la libéralité les p. 92-101; à la Bibl. nat., cote: R. 4249.
L ’E XEG ESE M OD ERNE 235

traduction m’offrira à chaque pas, quel lecteur aujourd’hui daigne


s’occuper de métaphysique ? On rejette la plus simple et la plus facile
morale, on se fait des systèmes nouveaux, et les plans de conduite
sont bien changés. Les grands principes du sage de Stagyre arriveront
trop tard, et paraîtront surannés à la jeunesse de ce temps. Néan­
moins, comme il est encore quelques esprits rassis et graves, je défé­
rerai à l’invitation que me fait le respectable magistrat de Riom» (409).

L ’EXEG ESE M ODERNE

C’est encore le dessein de refaire Aristote en fonction d’une nou­


velle philosophie qui anime le jeune Karl Ludwig Michelet (1801-
1893), mais cette fois il s’agit de la philosophie de Hegel dont Michelet
est l’élève: après une thèse de philosophie du droit inspirée par Hegel,
Michelet en vient à s’intéresser à l’Éthique à Nicomaque en fonction
de ses préoccupations juridiques et de sa philosophie hégélienne; le
livre qu’il publie à 26 ans Die Ethik des Aristoteles in ihrem Verhält­
nis zum Systeme der Moral (Berlin, 1827) est une sorte d’introduction
à l’édition et au commentaire de l’Éthique à Nicomaque qu’il don­
nera en deux volumes parus à Berlin en 1829 et 1835: il cherche à
dégager la signification de la morale d’Aristote dans une interprétation
systématique de l’histoire de la morale à la manière de Hegel (41°).

( 403) j m . L. Coupé, Les soirées littéraires..., t. X X , Paris, an V III [ = 1799-


1800]; le passage cité est tiré de la préface, p. III-IV ; suit à la p. 1 une Notice
sur Aristote, et tous ses ouvrages philosophiques; notons à la p. 55 ces lignes
qui montrent les limites de l’érudition de l’abbé Coupé: «Cet ouvrage [la Mo­
rale à Nicomaque] est fort abstrait et très difficile. C’est peut-être pour cette
raison qu’il n’a jamais été traduit, on me l’assure du moins ...» 1 (il existait en
réalité à cette époque au moins cinq traductions françaises du livre I: Oresme,
Le Plessis, Du Perron, de Bénévent et C atel); la traduction française du livre
I de YÉthique commence à la p. 59, sous le titre: La morale d ’Aristote à son
fils Nicomachus, Livre Premier, et elle s’achève à la p. 92 (p. 92-93: Post-
Scriptum) . — Il semble .que ce tome X X et dernier manque à la collection des
Soirées littéraires de la Bibliothèque nationale (tout au moins n’ai-je pas pu
en obtenir com m unication...); je l’ai consulté à la Bibliothèque municipale de
Laval (où il se trouve dans le volume 10, les X X tomes étant reliés en 10 vo­
lumes; cote: 31.079).
(410) Cf. P e t e r s e n , Geschichte der aristotelischen Philosophie..., p. 471, en
note; et surtout: W . M ood, H egel und die H egelsche Schule (Gesch. d. Philos, in
Einzeldarstellungen. Abt. V II. Die Philos, d. neuesten Zeit. I. Bd 3 2 /3 3 ) , Mu­
nich, 1930, p. 411-413. — Je note le titre de l’édition de Michelet: Aristotelis
Ethicorum N icom acheorum libri decem . A d codicum manuscriptorum et vete-
rum editionum fidem recensuit, commentariis illustravit, in usum scholarum
236 L ’EXËG ESE D E L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L IT T ER A IR E

Mais le X IX e siècle compte surtout pour nous parce que s’ouvre


avec lui une nouvelle ère d’étude critique des Éthiques d’Aristote. Nous
avons déjà eu l’occasion de faire allusion aux luttes qui s’engagèrent
autour de l’authenticité des trois Éthiques attribuées à Aristote (411).
II ne saurait être question de passer en revue l’abondante littérature
consacrée à la seule Éthique à Nicomaque au cours du X IX e siècle (412).
Disons simplement quelques mots des œuvres les plus importantes,
et qui sont encore couramment utilisées de nos jours. Né à Smyrne en
1748, le grec Diamant Coraïs (s’il faut traduire son nom !) fut envoyé
à Amsterdam en 1772 par son brave homme de père pour s’initier au
commerce; au lieu de cela, il ne tarda pas à aller étudier la médecine
à Montpellier et en 1788 il s’établit à Paris où il mourra en 1833: il
consacra sa vie à la libération de sa patrie, à laquelle il contribua sur­
tout par ses efforts pour le développement de la culture grecque an­
cienne et la rénovation de la langue grecque moderne; c’est dans ce
grand dessein que s’inscrit l’édition qu’il donna en 1822 de YÉthique
à Nicomaque; les conjectures, souvent ingénieuses, par lesquelles il
tâcha d’en améliorer le texte retiennent encore aujourd’hui l’atten­
tion (413). L’année 1831 est une année décisive, pour le texte de YÉthi­
que à Nicomaque comme pour le texte de tout le Corpus aristotélicien:
c’est alors en effet que parut la grande édition du Corpus de l’Acadé­
mie de Berlin, préparée par Immanuel Bekker (1781-1871); c’est une
œuvre immense et qu’on ne saurait trop admirer, mais les conditions
de travail qui étaient alors celles des éditeurs de textes font qu’elle
est très imparfaite: sa collation des manuscrits notamment est très fau­
tive et l’on ne peut plus aujourd’hui lui faire confiance (414). Le com­
mentaire de Sir Alexander Grant dont la première édition parut en

suarum edidit Car. Lud. Michelet. Berolini, impensis A. M. Schlesingeri, 2 vol.


in 8 ° : t. I, texte, 1829; t. II, commentaire, 1835. Réédition augmentée et corri­
gée, Berlin, Schlesinger, t. I, 1839, t. II, 1848.
(4U) Cf. plus haut, ch. III, note 12.
(412) On en trouvera un aperçu dans la Notifia litterariaplacée par O. Apelt
en tête de ses deux éditions: Aristotelis Ethica Nicomachea Recogn. Fr. Suse-
mihl. Editio altera curavit O. Apelt, Leipzig, 1903, p. X III-X X V III; Editio
tertia..., Leipzig, 1912, p .X I I I -X X I X .
C113) ’A@iOTOTé).ODç f|dty.à Nixo(.ià'/Eta, èxSiôovtoç xal ôiogdoûvxoç ’A. K.
[’Aôancmicm Koparj]. — ’Ev IXapiaíoiç, èx xfjç nuit. ’I. M. ’EpÊgàgtou, acoy.p'
[1822], in 8 ° ('E1At]vlxt| PifSXiofWixTi. — Tô[ioç tô’ [1 4 ]). — Sur Coraïs, on
pourra consulter: Ap. B. D askalakis , 'O ’A ôanàvnoç Koeaîjç xai ti èXeuûegia
tcûv 'EW,t|vcûv, Athènes, 1965; V. R otolo , A . Korais e la questione délia lingua
in Grecia (Quadem i dell’Istituto di filologia greca délia Université di Palerm o),
Païenne, 1965.
(4I4) le vais y revenir au ch. V , p. 307-309.
L ’EXEG ESE M ODERNE 237

1857, mais dont on utilise aujourd’hui la quatrième édition, parue en


1885, constitua un effort méritoire pour situer YÊthique en son temps
et notamment pour marquer ses rapports avec Platon; mais à peu près
tout ce qu’il contient de valable a été assimilé par les commentateurs
anglais postérieurs et il est rare qu’en s’y reportant on trouve à glaner
après eux (415). Il faut faire une place à part au petit livre d’Hermann
Rassow, paru en 1874 à Weimar, Forschungen über die Nikomachische
Ethik des Aristoteles-, c’est un des efforts les plus féconds qui aient
été faits pour assainir le texte de YÊthique, notamment en y décelant
doublets et interversions. L’édition de YÊthique de Susemihl a à peu
près entièrement assimilé cette œuvre de Rassow, mais il faut tou­
jours s’y reporter. On gagne également beaucoup à fréquenter assidû­
ment le commentaire de Ramsauer (410), mais il faut le fréquenter assi­
dûment, car comme le notait déjà Burnet (417) et malgré la protestation
de Susemihl (41S), son latin est bien obscur; Ramsauer, s’il est pauvre
en rapprochements historiques et s’il s’abstient systématiquement de
discuter les opinions de ses devanciers, a l’avantage de s’attacher, ce
qu’il est à peu près le seul à faire de façon continue, à mettre en lu­
mière la suite des idées d’Aristote, souvent difficile à saisir: les sous-
titres par lesquels nous avons essayé de marquer cet enchaînement des
idées d’Aristote lui doivent beaucoup. Les notes de Stewart (41°) restent
la mine de renseignements la plus riche qui ait été misé à la disposition
des fervents de YÊthique; on devra toujours y recourir. Mais le meil­
leur peut-être, en tous cas le plus suggestif des commentaires de YÊthi-
que, est celui de Burnet (420). Certes, on lui reproche bien des défauts,
et certains sont de taille: comme le notait déjà Susemihl (421), Burnet
est un conservateur, et son conservatisme est loin d’être toujours éclai­
ré; il connaît mal les travaux de la critique allemande; aussi son exé­
gèse représente-t-elle souvent un véritable recul par rapport à celle
d’un Rassow ou d’un Ramsauer; Burnet, par ailleurs, manque de sens
historique à un degré rarement atteint et sa logique intempérante ne

(« s ) Sir Alexander G rant , T h e Ethics o f Aristotle, illustrated with essays


and notes, 4e éd., Londres, 1885.
(41B) G . R amsauer Oldenburgensis, Aristotelis Ethica Nicomachea, edidit et
commentario continuo instruxit..., Leipzig, 1878.
(417) T h e Ethics of Aristotle, intr., p. X X .
(« s ) Dans son compte rendu de B urnet , Berliner philologische Wochen-
schrift, 20 (1900), col. 1505-1513.
(41°) J. A. St ew a r t , Notes on the Nicomachean Ethics, deux volumes, O x­
ford, 1892.
(420) J. B urnet , T h e Ethics of Aristotle, edited with an introduction and
notes, Londres, 1900.
(421) Dans son compte rendu déjà cité à la n. 418.
238 L ’EXEG E S E DE L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E LITTER A IR E

recule pas devant les hypothèses les plus absurdes; il le montra, lui
qui était un si bon connaisseur de Platon, en soutenant que les dialo­
gues «socratiques» de Platon ne sont que des sortes de reconstitutions
historiques où Platon ne laisse rien transparaître de ses idées à lui;
il le montre aussi en refusant systématiquement de reconnaître les dou­
blets de YÊthique, fût-ce la double rédaction du traité du plaisir, et
surtout en mettant à la base de son exégèse de YÊthique une idée a
priori que rien n’appuie: Aristote n’aurait pas voulu dans YÊthique
faire œuvre scientifique, mais seulement œuvre dialectique; en d’autres
termes, il n’aurait pas voulu établir des vérités auxquelles il aurait
personnellement cru, mais seulement analyser les croyances populai­
res et les vues du sens commun ! Certes, il y a dans YÊthique bien des
introductions et des discussions dialectiques, et c’est le mérite de Bur­
net de les avoir en bien des cas reconnues; mais c’est assurément un
paradoxe insoutenable que de vouloir faire de YÊthique tout entière
un exercice dialectique (4~). Mais ces défauts laissent subsister les mé­
rites de Burnet: platoiiisant averti, il a été le premier à instituer de
façon continue entre Aristote et Platon un parallèle qui éclaire souvent
le texte de YÊthique d’une façon définitive; excellent helléniste, et es­
prit très fin, il a su saisir, en une multitude de passages, des nuances
qui avaient échappé à ses prédécesseurs, si bien qu’en fin de compte il
n’est plus possible d’étudier YÊthique sans le consulter attentivement.
Nous n’en dirons pas autant des cours que Joachim, qui les donna entre
1902 et 1917, avait eu la sagesse de ne pas publier, et qu’on a cru mal­
heureusement devoir faire paraître en 1951 (423): étroitement dépen­
dants de Burnet, ils n’apprennent à peu près rien à qui l’a lu, sauf dans
les quelques cas où Joachim se sépare de son modèle; au reste, Joachim
manque d’esprit historique plus encore que Burnet et par surcroît ne
s’intéresse visiblement pas à la morale; c’est un pur logicien, et il n’est
à son aise que dans les digressions logiques que lui permet ici ou là le
texte de YÊthique.

(122) Cf. preface, p. V-VI: intr., p. X V I-X V II, X X X I-X L V I, et passim; ces
vues de Burnet ont été réfutées par Susemihl, dans son compte rendu déjà cité
à la n. 418; par L. H. G . G re e n w o o d , Aristotle N icomachean Ethics Book Six,
Cambridge, 1909, p. 127-144; elles ont été rejetées, dans l’application parti­
culière qu’en faisait Burnet au portrait du magnanime, par Sir David Ross
et W . Jaeger, cf. R.-A. G a u th ie r , Magnanimité, p. 8; cf. plut haut, p. 60,
et plus loin, t. II, notre commentaire sur les textes méthodologiques du livre I,
1, 1094 b 11 - 1095 a 11, avec les rédactions parallèles.
(423) Aristotle. T h e Nicomachean Ethics. A commentary by the late H. H.
Joachim , edited by D. A. R e e s, Oxford, 1951. O n.pourra lire le compte rendu
de F . E . S p a r s h o tt, dans Mind, 61 (1952), p. 4 1 3 4 1 6 .
L ’EXEG ÊSE M ODERNE 239

Nous avons dit plus haut comment la période vraiment «contempo­


raine» dans l’histoire de l’exégèse de YÉthique s’ouvre en 1923 avec
YAristoteles de W. Jaeger, et surtout en 1939 avec le livre de Fr.
Nuyens sur l’évolution de la psychologie d’Aristote. Le seul commen­
taire de YÊthique qui appartienne à cette période est celui de. Fr. Dirl-
meier (424). C’est une œuvre de premier plan par l’extraordinaire riches­
se de son information: Fr. Dirlmeier a lu tout ce qui a été écrit sur
YÊthique à Nicomaque, au moins en Allemagne (il connaît moins bien
la contribution, pourtant non négligeable, de l’Angleterre et de la Fran­
ce), et il connaît à fond la littérature grecque; notamment il pousse plus
loin encore que ne l’avait fait Burnet (et quelquefois trop loin, car il
lui suffit d’un mot pour conclure à un emprunt) la comparaison entre
Aristote et Platon, et il utilise au mieux pour l’exégèse de YÊthique à
Nicomaque les textes parallèles de YÊthique à Eudème et de la Gran­
de éthique, dont il est un des meilleurs connaisseurs. Pourquoi faut-il
que tant de documentation aboutisse à si peu d’esprit critique et de sens
historique ? Fr. Dirlmeier trahit, pour le conservatisme des commen­
tateurs anglais, la grande tradition de la critique allemande: il ignore
à peu près complètement la critique textuelle, n’admet ni doublets ni
interpolations, et préfère toujours une eixplication logique à une expli­
cation historique. Ajoutons qu’il méconnaît l’œuvre de Fr. Nuyens, et
qu’attentif à expliquer les mots de YÊthique, il semble souvent oublier
que ces mots expriment une pensée, si bien qu’en fin de compte son
travail considérable ne marque qu’un faible progrès dans l’exégèse
de YÊthique à Nicomaque. Au moins a-t-il ramassé des matériaux, et
c’est déjà beaucoup (425).

(424) Aristoteles’ W erke in deutscher Übersetzung, herausgegeben von E .


Grumach. Bd 6: Nikomachische Ethik, übersetzt von Fr. Dirlmeier, Berlin,
1956; la traduction occupe les p. 1-242, le commentaire les p. 243-606. Une
4 éme édition a paru en 1966.
(425) J’omets à dessein de citer ]. V o ilq u in , Aristote. Éthique de Nicoma­
que. Texte, traduction, préface et notes, Paris 1950 (avec, hélas, plusieurs réé­
ditions... Le texte est un plagiat de Susemihl, la traduction un long contre­
sens, la préface et les notes inexistantes) ; J. T r i c o t , Aristote. Éthique à N ico­
maque. Nouvelle traduction, avec introduction, notes et index, Paris, 1959 (cet
ouvrage n’a pas de tenue scientifique; je peux au moins garantir que c ’est
du travail bâclé: j’avais reçu de M. Tricot en 1955 l’assurance qu’il ne s’occu­
pait pas de l’Éthique à Nicomaque et n ’avait pas l’intention de s’en occuper:
trois ans, — car le dépôt légal est du prem ier trimestre 1959, — pour changer
d’avis, rédiger l’œuvre et la faire imprimer, on avouera que c ’est p e u ...). —
Par contre, on peut encore consulter avec fruit, malgré leur date ancienne, les
notes de L. Ollé-Laprune sur le livre V III (Aristote. Morale à Nicomaque.
Livre V III, D e l’amitié, texte grec avec une introduction, un commentaire suivi
240 L ’EXÉG Ê S E DE L ’ET H IQ U E: H ISTO IR E L ITTER A IR E

etc., Paris, 1882; traduction, Paris, 1883); de même qu'on gagnera toujours à
lire son Essai sur la morale d ’Aristote, Paris, 1881, chef d’œuvre de pénétration
et de délicatesse qui fait aimer la morale d’Aristote tout en la prolongeant dans
des perspectives chrétiennes; les éclaircissements de Rodier sur le livre X
(G . R o d ie r , Aristote. Éthique à Nicomaque. Livre X accompagné d’éclaircisse­
ments, Paris, 1897), encore qu’ils doivent beaucoup à Ramsauer et à Stewart,
apportent à l’exégèse de ce livre particulièrement important une contribution
qui n’est pas négligeable. Les commentaires des PP. J. Souilhé et G. Cruchon
(Aristote. L ’Éthique Nicom achéenne, livres I et II, dans Arch. de philosophie,
7, 1929) sur les deux premiers livres de YÊthique contiennent bien des ren­
seignements utiles, mais sont déparés par un esprit d’étroit conservatisme.
CHAPITRE IV

L’EXÉGÊSE DE
L ’ÉTHIQUE A NICOMAQUE

THÈMES DE LA MORALE «ARISTOTELICIENNE»

De l’histoire de l’exégèse de VÊthique à Nicomaque, un fait se dé­


gage: pendant quelque 23 siècles, disons pour fixer les idées de Théo-
phraste à la fin du IVe siècle avant J.C. jusqu’à Michelet au début du
X IX “ siècle (sans parler des attardés qui apparaissent encore de nos
jours) le souci des interprètes de l’Éthique à Nicomaque n’a pas été
souvent de dégager la pensée «nue et pure» de. l’Aristote historique (et
même lorsqu’ils s’en vantaient, ce n’était pas sans quelque illusion),
mais bien plutôt de se servir du texte d’Aristote pour édifier une mo­
rale qui réponde aux exigences de leur, raison ou de leur foi, et c’est
cette morale, par eux repensée, qu’ils appelaient la morale «aristoté­
licienne»'. L’exégèse moderne, au X IX e et au XX e siècle, s’est assigné
pour tâche de dégager de la gangue dont l’avait recouverte les siècles
la vraie morale d'Aristote. L’entreprise était ardue, et elle n’a pas en­
core été menée à bien. Il ne sera pas inutile de signaler ici les princi­
paux «thèmes de la morale aristotélicienne» C), qui font que justement
cette morale «aristotélicienne» n’est pas la morale d’Aristote.

L E THÈM E STO ÏCIEN D E LA «NATURE»

À l’aube du X X 0 siècle le P. Sertillanges résumait ainsi la démar­


che que suit (selon lui) Aristote, lorsqu’il entreprend dans l’Éthique à
Nicomaque de définir le bonheur de l’homme:

(>) C’est le titre d’un article de G. V e rb e k e , Thèm es de la morale aristo­


télicienne. A propos du Commentaire des PP. Gauthier et Jolif sur l ’Êthique
à Nicomaque, dans R evue philos, de Louvain, 61 (1963), p. 185-214; bien
entendu, je n’entends, pas insinuer par là que M. Verbeke tombe constamment
dans l ’erreur grossière d’attribuer à Aristote des thèmes post-aristotéliciens (ce
qui, après la bienveillance qu’il nous a témoignée, au P. Jolif et à moi, serait
impardonnable!); il me semble toutefois que malgré la finesse et l’érudition
dont il fait preuve, il n’évite pas toujours la tentation de lire Aristote en
thomiste, ou en néo-thomiste, ce qui excusera, je l’espère, l’emploi que je fais
de son titre.
242 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

«Tout être, dit-il, agit en vue d’une fin, et cette fin est le bien de l’activité
qui la cherche. Cela est vrai de toutes les activités naturelles. O r l’homme aussi
est nature; il tend vers une fin par un mouvement spontané, quant au fond;
mais c ’est la raison qui détermine l’objet en lequel cette fin se réalise. E t cette
détermination doit se faire, sous peine d’abandonner le point de départ, en
étudiant l’objet de nature qu’est l’homme, et en lui proposant ensuite ce qui
doit le faire parvenir à sa fin. L a recherche en question est donc entièrement
impersonnelle. Qu’il s’agisse de nous ou d’un autre, d’un homme ou d’un ob­
jet, d’un individu ou d’un peuple, toujours il s’agira, pour rencontrer le bien,
de pousser la nature vers le term e où elle tend, c’est-à-dire l'achèvement de
son oeuvre, l’épanouissement plein de ses ressources, la perfection des êtres
et des ensembles qu’elle régit. C’est à cela seulement que peut s’employer
à bon droit la raison; car la raison n’est qu’un outil naturel comme un autre.
Qui la ferait servir à contredire une tendance naturelle, au lieu de lui fournir
ses vrais objets, serait évidemment hors de sa loi. Le pouvoir que nous avons
de dévier notre nature ne nous autorise pas à le faire. Nous devons com­
prendre ce que la nature cherche en nous, ce que nous cherchons, au fond,
avec elle, et agir, dans le détail, en conséquence» (2) .

Le texte est beau, et il est sûr que le P. Sertillanges en l’écrivant n’a


pas inventé: nous en trouvons déjà l’équivalent dans l’exposé de mora­
le «péripatéticienne» que Cicéron a emprunté à Antiochus d’Ascalon:
«Tout animal s’aime lui-même et, dès sa naissance, agit de façon à se con­
server, parce que la première tendance (appetitus) dont l’ait doté la nature
pour la protection de son existence est une tendance à se conserver et à être
dans des conditions qui soient < p o u r l u i > les meilleures conditions possibles
conformément à la nature. Cette disposition, à l’origine, est confuse et incer­
taine: l'animal se borne à protéger son existence, quel qu’en soit le genre,
et ne se rend compte ni de ce qu’il est, ni de ce qu’il peut, ni de ce qu’est
sa nature propre. Quand il est un peu plus avancé,... il en vient... à avoir cons­
cience de lui-même et à comprendre pourquoi il a en lui-même la tendance
de l’âme dont j’ai parlé: dès ce moment il s’applique à se porter vers ce gui
convient à la nature et à repousser ce qui y est contraire... D ’un autre côté,
chaque être animé ayant une nature qui lui est propre, tous ont forcément
aussi pour fin de réaliser la plénitude de leur nature... De cela il faut conclure
que pour l’homme le terme ultime dans l’ordre des biens est de vivre selon
sa nature, ce qui doit s’entendre ainsi: vivre d’après une nature d ’homm e consi­
dérée dans le parfait développem ent de toutes ses parties, sans qu’il y manque
rien» (a) .

(-) A.-D. S e r t i l l a n g e s , Les bases de la morale et les récentes discussions


(2e article), dans R evue de philosophie, 3 (1902-1903), p. 143.
( 3) C i c é r o n , D es termes extrêm es des biens et des m aux (Collection... Budé),
Texte établi et traduit par J. Martha, Paris, 1930, t. II, p. 121-123 (De fin.,
V ix 24-26). — Les italiques, dans les deux textes, sont de moi.
L E TH EM E STOÏCIEN D E LA «NATURE» 243

La nature, fondement ultime de la moralité, voilà donc bien un thè­


me «aristotélicien» typique. Mais ce thème «aristotélicien», c’est en
vain que nous le chercherions dans YÊthique à Nicomaque. Certes,
Aristote avait développé, notamment au livre II de la Physique, une
théorie de la finalité naturelle; mais il avait élaboré aussi au livre I
de la Physique la théorie hylémorphiste, dont nous ne trouvons pas
trace dans YÊthique à Nicomaque et qu’il ne songera à appliquer à
l’âme humaine que dans le traité De l’âme. Il n’y a donc pas lieu de
trop s’étonner du rôle effacé que joue dans YÊthique à Nicomaque le
concept de nature; sans doute, le mot de «nature» n’y est-il pas rare,
mais il n’exprime jamais un concept philosophiquement élaboré; nous
en restons au plan pré-philosophique du «normal», du «naturel», tel
qu’on peut le trouver dans toute la littérature grecque contemporaine
chez ses représentants les moins philosophes. En tout cas, il est certain
que ce n’est pas sur sa doctrine de la finalité de la nature qu’Aristote
fonde son éthique: il ne commence pas son Éthique à Nicomaque en
disant «Tout être», ou «Tout animal», tend à un fin que lui a fixée
la nature, mais bien en disant: «Toute action tend à une fin», et bien
loin qu’il s’agisse là de fonder la morale sur un principe métaphysique,
il s’agit simplement de préparer le lecteur à en aborder l’étude par
une introduction dialectique qui exploite un lieu commun emprunté
à Platon; l’idée maîtresse du texte, ce n’est pas celle de nature (qui
n’apparaît pas), ni même celle de fin, c’est celle de hiérarchie: admet­
tons avec Platon que toute activité humaine tend à une fin (l’idée est
banale et au fond peu intéressante !); mais entre ces fins il y a une
hiérarchie, et la fin la plus haute, c’est celle qu’étudie la morale, c’est
le bien de l’homme (voilà qui encourage l’étudiant, et c’est tout le pro­
pos d’un prologue !).
On aura remarqué, à côté des traits communs incontestables qui rap­
prochent le thème de la nature chez le P. Sertillanges et chez le Péri-
patéticien de Cicéron, la nette divergence d’accent qui les oppose: tan­
dis que le P. Sertillanges, pour faire face au reproche d’égoïsme que
le kantisme adresse à la morale aristotélicienne, s’efforce de déper­
sonnaliser au maximum la recherche de la perfection de la nature, le
Péripatéticien de Cicéron s’efforce au contraire de la personnaliser
au maximum, et il se montre en cela beaucoup plus proche d’Aristote,
qui exprime clairement au chapitre 4 du livre I de YÊthique à Nico­
maque sa volonté de chercher non pas le bien universel (qui n’existe
pas), mais le bien de l’homme. Seulement, ce bien de l’homme, il suf­
fit à Aristote que la raison le connaisse. L’idée de pousser au delà, de
fournir à cette connaissance une justification, de légitimer sa force im-
pérative en l’enracinant dans l’ordre universel de la finalité naturelle,
cette idée n’est pas d’Aristote, et je pense même que l’expression du
244- THEM ES D E L A M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

P. Sertillanges qui réduit la raison à n’être qu’un outil naturel lui eût
paru blasphématoire: bien plutôt est-ce la nature qui n’est qu’un reflet
de la raison d’où elle tire sa force ! Il semble donc hors de doute que
le thème de la nature n’est pas un thème de la morale d’Aristote, et
s’il est bien un thème de la morale «aristotélicienne», c’est que celle-ci
l’a emprunté, peut-être dès l’époque de Théophraste, à la morale stoï­
cienne dont il était le thème majeur, thème dont l’originalité ne peut
être contestée (4).

L E THEM E STO ÏCIEN D E L ’«A PPETIT» (ôe itr|)

Il est certain que le but poursuivi par Aristote dans son analyse de
l’action, c’est de limiter l’intellectualisme socratique et de sauvegarder
la liberté en faisant intervenir au principe de nos décisions un élément
autre que la raison; car la raison se porte nécessairement vers ce qui
lui apparaît le meilleur. Mais il n’est pas moins certain que cet effort
d’Aristote se solde en définitive par un échec. Pourquoi ? Parce que
pour limiter efficacement la raison, cet autre élément doit être à son
niveau et lui être même, au moins d’une certaine manière, supérieur
pour pouvoir lui commander; il doit être puissance rationnelle, faculté
active, pouvoir de décision qui se détermine lui-même et n’est pas
déterminé par la raison: seule cette auto-détermination fait de lui un
élément vraiment «autre» que la raison et permet d’échapper au cercle
vicieux qui sans elle est inévitable. Or, l’«autre élément» d’Aristote
ne possède aucun de ces traits: il n’est que «désir», c’est-à-dire puis­
sance essentiellement irrationnelle, purement passive, dont c’est la na­
ture même d’être déterminée et non de déterminer. Certes, Aristote af­
firme que le désir apporte à la raison, d’elle-même statique, un élan.
Mais le sens de cet élan, ce n’est pas le désir qui le détermine, c’est la
connaissance: si cette connaissance est réfléchie et lui propose un bien
véritable, le désir est raisonnable, c’est le souhait; si la- connaissance
est irréfléchie et le bien apparent, lë désir est déraisonnable, c’est la
convoitise ou l’emportement. La différence de la convoitise et du sou­
hait n’est donc pas d’ordre naturel, elle est déjà morale: le désir de
manger est souhait s’il est raisonnable et le désir de savoir est convoiti­
se s’il est déraisonnable (5). Avant même que le désir ne prenne son

(4) Cf. supra, p. 93, avec la note 6.


(5) Cf. infra, t. II, p. 179, comm. sur 1111 a 31, et p. 192-194. — Il n’est pas
douteux que la logique de la pensée aristotélicienne conduisait à faire du sou­
hait un acte nécessairement bon et à le réserver au vertueux: c ’est la conclusion
que tireront les Stoïciens en faisant de la fjoiiXr)atç une E&tàdEia qui ne se
LE TH EM E STO ÏCIEN D E L ’«A PPETIT» 245

élan, sa qualité morale est donc déjà déterminée par l’attitude de la


raison. Et c’est pourquoi Aristote, malgré tous ses efforts, n’a pas réussi
à expliquer comment l’incontinent peut faire autre chose que ce que
sa raison a jugé lé meilleur; il ne peut qu’invoquer une démission de
la raison elle-même, mais expliquer cette démission de la raison, il ne
le peut pas, puisque au dessus de la raison il n’y a rien et puisque la
convoitise ne s’éveille que si déjà la raison a démissionné. Certes, Aris­
tote fait appel à la force de l’habitude, mais c’est reculer pour mieux
sauter. Car de mauvaises habitudes ne peuvent être engendrées que par
de mauvaises actions, et de ceËes-là, comment rendre compte ? Aris­
tote ne le peut pas, et il le sait (°)
On comprend dès lors que Chrysippe, qui fut au IIIo siècle avant
J.-C. le principal représentant de l’Ancien Stoïcisme, se soit engagé,
pour sauvegarder le libre arbitre dans lequel il voyait lui aussi une
condition indispensable de la morale, dans une voie diamétralement
opposée à celle qui n’avait pas réussi à Aristote: au lieu de chercher
à en rendre compte par la présence à côté de la raison d’un autre élé­
ment, le désir, il entreprit de l’expliquer exclusivement en termes de
raison.
C’est un dogme fondamental de la psychologie de Chrysippe que
l’unité absolue de l’âme, et c’est un corollaire de ce dogme que la ré­
duction à la raison seule de toute la psychologie humaine, car l’âme
humaine une et indivisible est tout entière raison et n’est que raison.
C’est donc un acte de la raison qui sera le principe du libre arbitre, et
cet acte, caractéristique de l’action humaine et qui la différencie de
l’action animale, c’est l’assentiment (ouyxaTâ'&eaiç). Pour expliquer
l’action de l’animal, il suffit en effet de reconnaître en son âme sensi­
ble une et indivisible deux fonctions qui s’exercent successivement: la
représentation (qpavratjia) et l’élan moteur (oQ^rj): dès que la représen­
tation a eu lieu, l’élan moteur se produit nécessairement et l’action
suit. Chez l’homme, il en va tout autrement: pour expliquer son ac-

trouve que chez le Sage (cf. V o n A rn im , Stoic. vet. fragm., III, n°3 173, 431,
432, 437 et 4 3 8 ). Cette conclusion, pourtant, Aristote ne l’a pas aperçue, et il
continue à appeler souhait le désir réfléchi et raisonné du mal qui caractérise
le vicieux; il a vu, toutefois, la difficulté que soulève ce vocabulaire, mais il
la résout au ch. 6 du livre III de YEthique à N icom aque en expliquant que le
souhait du vicieux est lui aussi raisonnable, non pas objectivement, mais sub­
jectivement: le vicieux comme le vertueux souhaite ce qu’il juge être le meil­
leur. Ce qui est sûr en tout cas, c ’est que, chez le vicieux comme chez le ver­
tueux, le désir s’élève au plan du souhait non pas parce qu’une connaissance
intellectuelle lui fournit un objet suprasensible, mais parce qu’un jugement mo­
ral lui présente un objet comme bon.
(«) Cf. infra, t. II, p. 215-216.
246 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

tion, c’est trois fonctions successives qu’il faut reconnaître à sa raison,


car, entre la représentation et l’élan moteur, vient s’intercaler l’acte
même qui est la source de sa liberté, l’assentiment. Que veut-on dire
en effet en disant que nous sommes libres, sinon que notre action n’est
pas, comme celle de l’animal, pure passivité, mais qu’elle suppose une
activité, une initiative dont nous sommes maîtres et qui engage notre
responsabilité ? Or, c’est précisément cette part faite à l’activité de
l’esprit qui s’exprime dans la notion d’assentiment: car c’est par une
réaction spontanée et une libre initiative que, répondant à la passion
qu’elle a subie dans la représentation, là raison lui donne son assenti­
ment (7). Et c’est seulement lorsque la raison a donné son assentiment
à la représentation que se produit chez l’homme l’élan moteur, qui
chez lui est un élan moteur de la raison (Xoy<.v.t| ÔQjxf\), auquel suit
l’action (8).
L’originalité de cette analyse de l’action, c’est donc d’en inscrire le
processus tout entier à l’intérieur de la pensée, sans faire intervenir
aucun facteur affectif, et cela est possible parce que Chrysippe, — et
c’est là son coup de génie, — a fait de la raison, non plus, comme le
faisait Aristote, une puissance passive, mais une faculté essentielle­
ment active et dynamique. Parce que la raison est une faculté active,
le libre arbitre peut résider dans la raison même: l’acte libre par excel­
lence, c’est le jugement, — l’assentiment n’est rien d’autre, — et c’est
la liberté du jugement qui assure la liberté de l’action humaine qui lui
est tout entière suspendue. Parce que la raison est essentiellement

(7) Cf. les excellentes pages de V. B r o c h a r d , D e assensione Stoici quid sen-


serint, Paris, 1879, p. 2-4.
(8) V. B r o c h a r d , D e assensione..., p. 33: «Viso oblato, ouYxaxa&Emç nas-
citur, tum appetitus, denique actio». Sénèque, il est vrai, défend un ordre diffé­
rent: «Omne rationale animal nihil agit, nisi primum specie alîcuius rei inrita-
tum est, deinde impetum cepit, deinde adsensio confirmavit hune impetum»
(Lettres à Lucilius, 113, 1 8 ): E. B r é h i e r , Chrysippe et l’Ancien Stoïcisme
(nouvelle éd .), Paris, 1951, p. 90, accepte l’ordre prôné par Sénèque; mais
M. M. P o h le n z , D ie Stoa, Goettingue, 1948, t. I, p. 91, souligne justement
que Sénèque trahit ici l’influence d’un enseignement postérieur à Chrysippe
dont s’inspirait sans doute déjà C ic é ro n , D e fato, x v n 40. En tous cas, de
nombreux textes assurent l’ordre: 1. cpavxaota; 2. auYxaxàôeaiç; 3. ôq[xt|;
4. jteâitç. Voyez par exemple: C ic é ro n ,, Ac. Pr., II, 108 ( = H v o n A rnim ,
Stoic. vet. jragm., II, n° 7 3 ); P lu ta r q u e , D e Stoicorum rep., 47 ( = von
A rnim , III, n° 177); A le x a n d r e d ’A p h ro d ise, D e fato, 14 ( = v o n A rnim ,
II, n° 980) ; et surtout A le x a n d r e d ’A p h ro d ise, D e anima, éd. I. B ru n s, p. 72,
lignes 15-16: K al ectxw êcpE§rjç xaûxa âv xû Çcpcp xfjv xd|iv Ë%ovxa- aïa{h]cnç
<pavxaoia cruYxaxâÜEcuç ÔQ[irj jcgâÇiç. Cf. encore ibid., p. 73, lignes 20-21;
D e anima libri mantissa, ibid., p. 105, lignes 30-31.
L E THEM E STOÏCIEN D E L ’«A PPÉTIT» 247

dynamique, l’impératif rationnel qu’est la ÔQ|xf| est moteur par lui-mê­


me. Point n’est besoin pour expliquer sa force motrice de faire appel,
comme le faisait Aristote, au désir du souhait qui l’anime: c’est à la
raison, et à la raison seule, qu’est ici dévolu le rôle moteur.
La ôpixr) de Chrysippe absorbe donc à la fois le souhait et la déci­
sion d’Aristote, et Chrysippe le dit expressément. Chrysippe en effet
ne s’est pas contenté de nous donner de la 0qj.it] une notion générale,
il en a analysé avec beaucoup de finesse les différentes structures. A
côté de la óq¡at) proprement dite, c’est-à-dire de l’attrait, qui est la
raison même en tant qu’elle nous commande de faire quelque chose,
ou, si l’on veut garder l’analogie avec le vocabulaire aristotélicien que
Chrysippe rencontre ici, en tant qu’elle impère l’action, il y a l’acpoefii],
c’est-à-dire le retrait, qui est la raison même en tant qu’elle nous
interdit de faire quelque chose (B). L’attrait lui-même peut revêtir une
multitude de formes diverses, dont les principales sont le propos, le
projet, la préparation, l’entreprise, la décision, l’intention, le souhait,
la volonté. Le propos est l’acte par lequel on prend note de quelque
chose à accomplir, le projet, un attrait antérieur à l’attrait définitif,
la préparation, une action antérieure à l’action définitive, l’entreprise,
un attrait qui nous pousse à faire quelque chose que nous avons déjà
sous la main, la décision, un souhait issu d’une réflexion, l’intention,
une décision antérieure à la décision définitive, le souhait, un désir
raisonnable, la volonté (úéhr¡oig), un souhait qu’on fait de son plein
gré (10).
Le Stoïcisme ne devait cependant pas rester fidèle à l’intellectua­
lisme radical de Chrysippe. Dès la seconde moitié du IIo siècle avant
J.-C., Panétius, le fondateur du Moyen Stoïcisme, abandonnait le dogme
de l’unité absolue de l’âme, ce qui devait entraîner dans sa conception
de la ÔQfxrj une profonde transformation: au lieu de voir en elle la
raison même dans sa fonction impérative, il voit en elle une puissance
de l’âme distincte de la raison, et par conséquent, — car pas plus
qu’Aristote, il ne conçoit l’idée d’un appétit rationnel, — une puis-

(°) Ifa l iu ]v f| Ô Q L i f i, y .a r ti y ’ aùxàv (sc. X g ù aiju to v ), ro v àvftg c îo t o u kôyoç


è a ti Jtg o o taü xtxàç aùxw toü jtoieïv, d>ç èv xà> itepl Nóuou yéygcn¡>ev. Oúxoüv
x a i f) acpooiAT] Xùyoç ân ayoQ B vn xôç... P lu ta r q u e , D e Stoicorum rep., 11 ( =
von A rn im , I I I, n° 1 7 5 ). C om parez la définition stoïcienne conservée p ar
Stobée, selon laquelle l ’attrait de la raison est un m ouvem ent d e la p en sée qui
s’approche vers l’un ou l’autre des objets de l’action, et le retrait un m ouve­
m ent de la pensée qui s’écarte de l’un ou l’autre de ces objets: nyv ôè Xayiv.iyi
ó[)u.i¡v ôsôvtm ç av xiç ¿(pooítoi/ro, Xèywv EÎvai cpogàv S iavoiaç ê«i xi xtôv
èv t c o jtoáiT E iv Taú;üf] ô ’ à v x v c t f t e c r f t a L àcpoQ(j.f]v, tpogàv xiva < ^ 8tav o iaç àîtô
xi/vos tcûv èv tw jtgàxxEiA r>; (= VON ArNIM, I I I , n° 1 6 9 ).
( 10) S t o bée , E cl., II ( = von A rnim , I I I , n° 1 7 3 ).
248 THÈM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

sance irrationnelle (”). Posidonius, qui adopte sur ce point les vues de
Panétius, y insiste fortement: la oç^t] de l’homme est exactement du
même type que celle de l’animal (I2). La ôç|xr| n’est donc plus pour le
Moyen Stoïcisme que ce qu’Aristote, dans les œuvres de sa maturité,
appelait le désir, oQstjiç, désigné simplement sous un nom auquel Aris-
tote, après l’avoir employé dans ses œuvres de jeunesse, avait renoncé,
mais dont le Moyen Stoïcisme allait assurer le succès définitif: c’est en
effet la ôqhï] grecque qui deviendra l’appetitus latin, et l’aristotélisme
médiéval a si bien adopté ce vocable qu’il nous faut aujourd’hui faire
effort pour bannir de l’exposé de la psychologie d’Aristote, comme il
l’avait fait lui-même, le terme d’appétit (I3).
L’élaboration de la notion d’appétit confère à l’analyse stoïcienne
de l’action, que par ailleurs le Moyen Stoïcisme conserve, un sens
nouveau. Tandis que pour Aristote le principe immédiat de l’action,
c’est la décision, c’est-à-dire le jugement de l’intellect pratique rendu
impératif par un désir antérieur, le souhait, tandis que pour Chrysippe
ce principe immédiat, c’est l’impératif de la raison, à l’exclusion de
tout facteur affectif, puisque c’est un tel impératif qui chez lui reçoit
le nom de ôqjxt], pour Panétius et Posidonius, le principe immédiat
de l’action, c’est ce qu’ils appellent, eux, la ôo|iri, c’est-à-dire l’appétit:
un désir postérieur à l’assentiment, c’est-à-dire au jugement de la rai­
son, et qui emprunte à ce jugement d’où il procède la liberté qui en
est la marque.
Le concept stoïcien d’« appétit» était certainement philosophique­
ment plus élaboré que le concept de désir dont s’était contenté Aris­
tote. Il n’est donc pas étonnant que les Péripatéticiens l’aient de bonne
heure emprunté aux Stoïciens: ici comme souvent, c’est la Grande éthi­
que qui marque le point de départ du nouvel aristotélisme par la place
qu’elle accorde à la notion d’«appétit naturel» (14), et il n’est pas impos-

(u ) Cf. C ic é ro n , D e officiis, I, 28, 101: «Duplex est enim vis animorum


atque naturae: una pars in appetitu posita est, quae est ôtnu) Graece, quae
hominem hue et illuc rapit, altéra in ratione, quae docet et explanat, quid
faciendum fugiendumque sit» ( = M. v an S t r a a t e n , Panaetii Rhodii fragm en­
ta, 3° éd., Leyde, 1962, n° 87, p. 29) ; cf. D e officiis, I, 36, 132 (ibid., n° 8 8 ).
Sur l’interprétation de ce texte et sur la portée de la rupture qu’il repré­
sente entre Panétius et Chrysippe, cf. M. P o h le n z , D ie Stoa, t. I, p. 198-199,
et surtout le compte rendu du livre de M. v an S t r a a t e n , Panétius, Amsterdam,
1946, par M. P o h le n z , dans Gnomon 21 (1949), p. 116-117 (dont les explica­
tions sont reprises dans M. P o h le n z , Stoa und Stoiker, Zurich, 1950, p. 21 7 ).
(12) Cf. P o h le n z , D ie Stoa, t. I, p. 228-229, et surtout Stoa und Stoiker,
p. 316 sv.
(13) Cf. plus loin, t. II, p. 95, comm. sur 1102 b 21.
(14) Cf. supra, p. 97 avec la note 29.
L E THEM E STO ÏCIEN D E L ’«A PPÉTIT» 249

sible qu’elle ait à son tour influencé la réinterprétation affective de l’ap­


pétit du Moyen Stoïcisme. Elle fut suivie par le Péripatéticien de Cicé-
ron (De fin., V ix 24) et par le résumé de morale péripatéticienne
d’Arius Didyme, qui remplace la «partie désirante» d’Aristote par une
«partie appétitive» (tô ôni.ii]ny.6v) (13). Mais ce sont surtout les com­
mentateurs grecs d’Aristote, Aspasius, au début du IF siècle après J.C.,
et Alexandre d’Aphrodise, au début du IIP, qui s’employèrent à con­
fronter l’analyse de l’action qu’ils lisaient dans Aristote avec l’ensei­
gnement des Stoïciens, et c’est le résultat de leurs réflexions que con­
signera au V° siècle Némésius (10).
L’intention des commentateurs d’Aristote est évidemment d’être fidè­
les à leur maître et, à première vue, c’est l’analyse aristotélicienne
de l’action qu’ils reproduisent telle quelle: on en retrouve chez eux
tous les éléments, souhait, délibération close par le jugement, décision.
Mais entre cette analyse aristotélicienne et l’analyse stoïcienne, ils ont
cru pouvoir faire des rapprochements et instituer des comparaisons.
Ils n’ont pas eu de peine tout d’abord, et il n’y a pas à y insister,
à identifier à la représentation stoïcienne le concept ou la représenta­
tion qui, d’après Aristote lui-même, précède le souhait.

(15) Cf. S to b ée, E d ., II, 117 W . Je ne puis plus admettre, comme je l’ai
fait autrefois (cf. R.-A. G a u th ie r, Saint M axime le Confesseur et la psycholo­
gie de l’acte humain, dans Rech. de théol. anc. et méd., 21, 1954, p. 67, n. 5 8 ),
la position de H. v o n A rnim , D ie drei aristotelischen Ethiken (Sitzungsber.
d. Akad. d. W. in Wien, Philos.-hist. Kl., 202. Bd, 2. A bh.), Vienne et Leipzig,
1924, p. 24-38, qui fait remonter jusqu’à Théophraste la substance de l’exposé
d’Arius Didyme; cf. supra, p. 98-99 avec les notes 34 et 36.
(1B) B. D om anski, D ie Psychologie des Nemesius (Beiträge z. Gesch. d.
Philos, d. Mittelalters, 3, I ) , Münster, 1900, et E . D o b le r , Nemesius von Emesa
und die Psychologie des menschlichen Aktes bei Thomas von A quin (S. T h.
P -IP 0, q q .6 -1 7 ). E ine quellenanalytische Studie, Werthenstein (L u z.), 1950,
ont signalé de nombreux rapprochements entre Némésius, Alexandre d’Aphro­
dise et Aspasius. Nous allons en noter quelques-uns. Relevons ici la définition
de l’action consignée dans Aspasius, Comm. in Arist. Graeca, X I X ( I ) , p. 3,
lignes 18-19: tt]v ôè ;tgâ!iV ëviot ¡ièv ànéàoaav èvègystav ?.oyiv.t|v y.atà ôè
toüto Xèyon’ fiv v.ai f| ftecogia jtgâ|iç- ivÉQyôia yào Xoyiv.i], et reproduite par
Alexandre d’Aphrodise, In Top., Comm. in Arist. Graeca, II (2 ), p. 264,
lignes 3-4: ectti ôè itgâ|ig zoivôteoov ^tèv itâaa koyiv.i] èvigyem , iôicaç ôè xat
xuolo'iteoov f| v.axà irgoalgeaiv. On aura remarqué qu’il s’agit là d’une défi­
nition très générale de l’action, pour autant q u ’elle englobe l’activité intellec­
tuelle: c ’est en ce sens que l’action est «une activité immanente rationnelle».
C’est ce que n’a pas compris Némésius, qui fait de cette définition une défini­
tion de l’action, non plus au sens large, mais au sens strict d’action volontaire,
D e natura hominis, 29 (PG 40, 717 C ); jtâv ézoimov êv itoàlei tivî è< m ...
jioâSiç ÈOTtv èvinyeia Xoyixt).
250 THEMES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

Plus délicat était le problème que leur posait le concept stoïcien


d’assentiment. Aspasius et Alexandre n’ont pourtant pas hésité à iden­
tifier l’assentiment stoïcien avec le jugement qui d’après Aristote clôt
la délibération (17). Mais Alexandre insiste sur la supériorité de l’ana­
lyse aristotélicienne, qui fait de ce jugement non pas un jugement quel­
conque, mais un jugement qui est le terme d’une délibération et qui
par elle se trouve sous la mouvance d’un désir, le souhait, principe
de l’intellect pratique. Ce n’est que dans un tel jugement que peut,
selon lui, résider la raison d’être du libre arbitre, qu’il reproche aux
Stoïciens d’avoir méconnu (18). En réalité, il ne voit pas que c’est aux
Stoïciens mêmes qu’il doit cette notion de la liberté du jugement, étran­
gère à Aristote, et que les Stoïciens la fondaient, beaucoup plus effi­
cacement qu’il ne le fait lui-même dans les hésitations de la délibéra­
tion, dans l’activité même de l’esprit.
Il ne fallait que suivre les indications formelles de Chrysippe pour
retrouver dans la ôqjat| stoïcienne la décision aristotélicienne, et nos
commentateurs n’y ont pas manqué (10). Mais cette assimilation, après

( 17) A sp asiu s, Comm. in Arist. Graeca, X IX ( I ) , p. 70-71; citons au moins


ces quelques lignes (p. 7 0 , 16-19) : jigoYivexai ye fj ô ô §a [itàariç ngoaigÉaEcog],
ngoyivexat ôè oütcoç, tw jigcbxmç xov Aoyianov avyxaxaxi$Ea$ai a>ç aigETCp
tiv i, (lExà ôè x a î x a xt|v o o eIw jtagaxoXouftEïv xoü avtav x a i ofixa) vîvecDcu
jteoaigEaiv. Cf. A le x a n d r e d ’A p h ro d ise , De anima (éd . I. B ru n s, p. 7 8 , lignes
1 0 -2 1 ); De jato, 14-15 (éd. I. B ru n s, p. 183, 5-186, 1 2 ). Il arrive cependant
à A lexand re d ’A phrodise (ou tout au m oins à ses élèves) d ’identifier l’assenti­
m ent à la décision elle-m êm e; m ais c ’est qu’alors il ne prend plus le m ot d ’as­
sentiment au sens stoïcien de jugem ent, qu’il con naît bien (cf. De anima,
loc, cit. ) , m ais au sens de désir né de ce jugem ent; cf. Quaestiones, I I I , 12
éd. I. B ru n s, p. 107, lignes 17-18) : •/.al ecm jinoaigEcnç f| toioujxt] auY’/.axciÛEaiç
8 (je 1 iç o îc r a P o u X e u tiz t|.
(ls) A l e x a n d r e d ’A p h ro d ise, De anima (éd. I. B ru n s, p. 7 3, lignes 7 -1 3 );
De fato, 14 (p. 184, lignes 1 1 -1 2 ): tô êcp’ tuxlv ê tm êv xf[ Xoviy.fj ( rationnelle,
au sens de réfléchie, délibérée) auvy.ataOÉaet, Tjxtç ô ià t o ü pouXeijEaOai v'ivEtai;
15 (p. 186, lignes 10-12) : 6 yàg 8 tà xov yivoM-evov itag ’ aüxoîç èv xm PouXEt'Eaüai
auXÂOYiauôv auYzaxaOÉ|.ievôç xm , aùtDç a ix ç xfjç auYî'.axadÉOECoç aïxio ç;
cf. Quaestiones, livre I I I , q. 13 (éd. I. B ru n s, p . 107 -1 0 8 ).
M . W ittm a n n , Die Ethik des hl. Thomas von Aquin, M unich, 1933, p . 112-
119, s’est entièrem ent m épris sur la portée de cette prise de position; elle
constitue non une aggravation, m ais une atténuation de l ’intellectualism e stoïcien
(il est v rai que M gr W ittm an n prend l’assentim ent et la ôqjxti stoïciennes pou r
des actes de volon té, et fait d ’A ristote lui-même un v o lo n tariste!).
(I9) A sp asiu s, Comm. in Arist Graeca, X I X ( I ) , p. 7 5 , lignes 3-5; cf. p . 7 4,
De fato, 12 (éd.
33-3 4 ; 7 1 , 8-9; A le x a n d r e d ’A p h ro d ise , I. B ru n s, p . 180,
lignes 8-9) : f) yào èitl xô ïtgox,gtôèv êx PouXrjç fiExà ôgé|Ecoçôg[if] itooaigEoiç;
N ém ésius, De natura hominis, 2 6 (P G 4 0 , 704 b) : xrjç ôè v.aO1 o@|.it)v xivT|crEcoç
L E THEM E STOÏCIEN D E L ’«APPËTIT» 251

l ’évolution que le Moyen Stoïcisme avait fait subir à la notion de la


oQj-iT], avait chez eux un tout autre sens que celui qu’elle avait chez
Chrysippe. Chez Chrysippe, elle représentait un gauchissement intel­
lectualiste de la notion aristotélicienne de décision, puisqu’elle faisait
de celle-ci un impératif purement rationnel, alors qu’Aristote en avait
fait un impératif qui n’était tel que sous l’influence d’un désir antérieur.
Chez nos commentateurs au contraire, elle représente un gauchisse­
ment, nous ne pouvons pas dire volontariste, puisqu’il n’est toujours
pas question de volonté, mais enfin un gauchissement en faveur de
l’appétit ou du désir, car faire de la décision une ôgjir|, c’est désormais
faire d’elle un appétit, c’est-à-dire un désir, qui n’est plus le désir
antérieur du souhait, mais un nouvel acte de désir, postérieur au juge­
ment qui clôt la délibération, et c’est de fait un point sur lequel Aspa-
sius, Alexandre et Némésius insistent expressément (20). Ils ont beau

= 7 05 A : xfjç ôè x a x à jrgoaioEaiv xivriaEtuc;; 27 (705 A ) : UTegl xîjç m fF ôqut)V


^ x a x à 3tgoauQE0i/v xi-vr|aea>ç, iixiç êaxl xoü ôsjexximoS. "E axiv ouv xîjç x a x à
jtooaÎQEaiv f) v.a-ft’ ôgar)v xwf|oe(oç àcr/j)...
(ao) Aspasius identifie la partie appétitive, xô ôp|.ir|xixôv, et la p artie dési­
ran te, xô ôgexxiy.ôv, la ôo[ir] et le désir (o,oeHiç) , p. 3 6 , 13 et 6 6 , 13; il fait
de la décision une ôgaf| ou un désir postérieur à l ’assentim ent, c ’est-à-dire au
jugem ent pratique, p. 7 0 , lignes 18-19 (cité note 1 7 ) ; lignes 30-31: ô ôè
fioij/.EUCTàuE-voç jtEQt xi-voç x a i auvxaxa{>É(.i.Evoç <ûç aifjExm, auvav.o/.ouOoia^ç
x.al xîjç ôqéIew ç, jtQoaiQEÏoOat /.É’/E xai aùxo; p. 7 1 , 8-10; p. 75, 3-5; 12.
A lexand re d ’A phrodise, lui aussi, identifie p artie appétitive et partie désirante,
D e anima, p. 73-80, et note que l ’appétit est postérieur à l’assentim ent, p. 73,
lignes 20-21, et cet appétit, c ’est la décision, p. 8 0, lignes 2-7; cf. Quaestiones,
éd. I . B ru n s, p. 160, lignes 23-25: où 7 Ù0 aûxàgxviç f| xq'ujiç itgôç x-qv ¡toà'Çiv
xû v xgiMvxcov, àXXà ôeï x a i ôqé|ecoç, ôiô xai f) .XDoaloEaiç Etvai XéyExai ode^iç
PouXeuxwt|. N ém ésius, lui aussi, identifie expressém ent la partie désirante
d’A ristote avec la p artie appétitive q u ’il em prunte à Panétius, D e natura ho-
minis, 16 (P G 4 0 , 672 A -B ); cf. 15 ( ibid., 669 A ) , et il souligne que, pou r
qu’il y ait décision, il faut qu’au jugem ent qui clô t la délibération vienne s ’a­
jou ter le désir, D e natura hominis, 3 3 (ibid., 736 A ) : x ô x e . jipoaioEaiç -/.ai
TrooaipExàv yiVExai xô jtooxgiDèv ex xfjç pou\% 8xav jtgoai.àPx) xt|V aoE§rv.
Cependant, au ch . 12 de son traité (ibid., 660 A -B ), Némésius attribue à la
p artie rationnelle (xô ôtavorjxiîtôv) aussi bien la décision que la délibération
(xô P odXedxixôv x a i jtoocaocxi.v'ôv) et aussi bien les ôouai que les assentim ents.
Ce passage sem ble en con tradiction av ec la tendance générale de l ’œ uvre
(cf. D om anski, p. 81-82) ; il s’explique sans doute p ar un em prunt à une source
qui était restée sous la dépendance de l ’intellectualism e de l’A ncien Stoïcism e
et de l ’A ristotélism e authentique, tandis que d’ordinaire Némésius suit Panétius
(cf. ch. 15 = v an S t r a a t e n , fragm . 8 6 ; le ch . 2 6 , que v an S t r a a t e n rattach e
aussi à l’enseignement de Panétius, fragm . 86a, n ’a rien à v o ir avec Panétius,
selon P o h le n z , dans Gnomon 2 1 , 1949, p . 117) et surtout Posidonius (cf. W .
252 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

dès lors souligner que la décision est un composé de jugement et de


désir, à la manière dont l’homme est un composé de corps et d’âme (21),
le sens de cette affirmation est chez eux tout autre que n’était le sens
de l’assertion d’Aristote selon laquelle la décision est la fusion du
désir et de la pensée: car chez Aristote la décision est la pénétration
dans le jugement qui clôt la délibération d’un désir antérieur qui en
fait un impératif, tandis que chez eux elle est l’éclosion sous la lumière
de ce jugement d’un désir postérieur qui lui doit sa liberté. D’Aristote,
ils ont gardé le mot de décision; mais ce qu’ils expriment par ce mot,
c’est le concept d’appétit, tel que l’avaient forgé Panétius et Posidonius.

L E THÈM E STO ÏCIEN DU «C H O IX » (èx.Xoyri)

La notion de choix semble avoir fait son apparition dans le Stoïcis­


me avec Diogène de Babylone, dans la l re moitié du IIe siècle avant
J.C. (22). Cependant, c’est surtout le disciple de Diogène de Babylone,
Antipater de Tarse, qui, dans la seconde moitié du IIo siècle avant J.C.,
l’élabora techniquement pour en faire l’œuvre propre de la sagesse
pratique qu’est la phronèsis (23).
Le choix de Diogène et d’Antipater, c’est l’âyloyf), que les Latins
traduiront par selectio, dilectus, mais aussi electio; choisir, c’est âx-
ÎÆYEcSai, en latin seligere, mais aussi eligere f 4). Le problème auquel
le concept de «choix» est appelé à apporter une solution, c’est le pro­
blème, rendu particulièrement aigu par la critique de Caméade, des
rapports, dans la conception du Bien suprême, entre la tendance sub-

W . Ja e g e r, Nemesios von Emesa, Quellenforschung zum Neuplatonismus und


seinen A nfängen bei Poseidonios, Berlin, 1914), ce qui explique la part qu’il
fait à l’appétit proprement dit.
(21) A sp asiu s, p. 75, lignes 9-10 et 13-15; N ém ésius, D e natura hominis, 33
(PG 40, 733 B-C) ; cf. M. W ittm a n n , D ie Ethilc des hl. Thomas von Aquin,
p. 102, et E . D o b le r , N em esius von Emesa, p. 105-108.
(22) Le texte d’Epictète, Entretiens, II vi 9, ( = von Arnim, III, n° 191),
qui semble l’attribuer à Chrysippe, n’est pas une citation littérale, mais traduit
la pensée de Chrysippe dans un vocabulaire postérieur (cf. la note de von
Arnim, ad lo c .).
P ) Cf. M. P o h l e n z , D ie Stoa, Goettingue, 1948, t. I, p. 186-188; t. II, p. 95.
(24) Selectio, seligere: cf. par exemple C ic é ro n , D e fin., III vi 22; ix 31
(cf. II x n i 4 3 ) ; dilectus: cf. par exemple C ic é ro n , D e fin., III x v 50; x v m 61;
M. F r o n to n is epistulae, ed. Naber, p. 143 ( = von Arnim, III, n° 19 6 );
eligere: C ic é ro n , D e fin., II x i 34; electio, eligere: M. F r o n to n is epistulae
( = von Arnim, III, n° 196).
L E TH EM E STO ÏCIEN DU «CH O IX» 253

jective de l’appétit et les objets extérieurs auxquels il tend. Pour le


Stoïcisme, les objets des tendances naturelles sont choses indifféren­
tes; le bien moral consiste exclusivement dans l’attitude subjective
du sujet qui poursuit ses objets. C’est ce que Diogène de Babylone et
Antipater de Tarse expriment en disant que le Bien suprême consiste
à se comporter rationnellement dans le choix des choses conforme à la
nature et dans le refus (àîtExXoyfi) des choses contraires à la nature (“ ).
Se comporter rationnellement, c’est une pure attitude subjective, c’est
l'action droite (xctTÔQftü)|ia) et c’est le bien moral; les choses conformes
ou contraires à la nature, santé ou maladie, richesse ou pauvreté, ce
sont les choses indifférentes; le choix fait le pont entre les deux, il est
une tâche ou une fonction (xcc&ïpiov, officium). On ne peut donc choi­
sir qu’entre des choses indifférentes; le terme de choisir implique une
adhésion beaucoup moins forte que celui de poursuivre ou d’adhérer
(caQeûr&cu, appetere), qui est réservé au bien moral, de même que le
terme de refuser (àjtEyJÆyeaflai) implique une aversion beaucoup moins
forte que celui de fuir (cpeiiYEiv), qui est réservé au mal moral (26). Mais,
du fait même que nous les choisissons, celles des choses indifférentes
qui sont conformes à la nature reçoivent une valeur de choix (lxX.exTi.xri
âÇia) C7). Il suit de là que, si l’action droite, le xaTÔO'Scojia qui carac­
térise la prudence, c’est d’adhérer au bien et de fuir le! mal (2S), sa tâ­
che, son môîjy.ov, c’est de choisir les choses conformes à la nature (20).
Tel est l’enseignement d’Antipater de Tarse. Le concept de choix
qu’il avait ainsi philosophiquement élaboré ne devait plus disparaître
de la philosophie occidentale, encore qu’il se soit peu à peu dépouillé
de ses éléments les plus typiquement stoïciens. Dès le Ier siècle avant

(25) Cf. VON A rn im , III, p. 219, n° 44-46; p. 252-253, n° 57-59; cf. aussi
p. 4 6 4 7 .
(M) Cf. C ic é ro n , D e fin. III vi 22 (= von A rnim , III, n° 18 ); D iogène
L a ë r c e , Vitae Philosophorum, V II, 104 (ed. H. S. Long, t. II, p. 341 = von
A rnim , III, n° 119).
(27) S to b ée, E d ., dans von Arnim, III, n° 124 (cf. n " 118, 128; t. I,
n° 192).
(2S) Cf. S. A u g u stin , Expos, quarundam propos, e x ep. ad Rom., x l i x (P L
35, 2073) : «Definitio enim prudentiae in appetendis bonis et uitandis malis
explicari solet»; cf. C ic é ro n , D e off., I x l i i i 153: «prudentiam enim, quam
Graeci tpgovr|aiv u ocant... quae est rerum expetendarum fugiendarumque seien-
tia»; Sénèque, Lettres à L udlius, 94, 12: «iudicium de fugiendis petendisque».
(20) C f. C ic é ro n , D e fin., III i x 31: «Q uid autem apertius quam , si selectio
nulla sit ab iis rebus quae con tra n atu ram sint, earum rerum quae sint secun­
dum natu ram , < fore ut ] > tollatur omnis ea quae q uaeratur laudeturque
prudentia?».
254 THÈM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

J.C., Antiochus d’Ascalon, s’il reprend à son compte la doctrine d’An-


tipater de Tarse, n’hésite pas à appeler les choses conformes et contrai­
res à la nature des biens et des maux: la tâche de la sagesse pratique
devient donc pour lui le choix entre les biens et les maux (30). C’est
cette doctrine édulcorée du choix que saint Augustin, par l’intermé­
diaire de Cicéron, fait sienne: Augustin cite en effet expressément un
texte de YHortensius perdu de Cicéron, texte que nous ne connaissons
que grâce à lui et qui est justement célèbre: Si après la mort il nous
était donné, comme le veut la légende, de passer dans les Iles des Bien­
heureux des vacances éternelles, qu’aurions nous besoin de vertu ? Que
faire de la force, là où il n’y a point de péril, de la justice, là où l’on
n’a pas à convoiter le bien d’autrui, de la tempérance, là où il n’y a
pas de passions à gouverner ? Et l’on n’aurait même pas besoin de
sagesse, puisqu’on n’y aurait pas l’occasion de faire un choix entre
les biens et les maux (31) ! Il semble bien que la source lointaine de ce
texte soit le Protreptique d’Aristote, mais qui avait certainement été
retraduit dans la langue d’Antiochus d’Ascalon (32). En tout cas, c’est
à ce texte de Cicéron que saint Augustin doit, semble-t-il, la concep-

(30) Cf. C ic é ro n , D e fin., V x x m 67: « ... proprium suum cuiusque munus


est, u t fortitudo in laboribus periculisque cem atu r... prudentia in dilectu bono­
rum et m alo ru m »; D e öff., II I x r a 71: «prudentia est en im lo ca ta in. dilectu
bonorum et m aloru m »; D e nat. deorum , III x v 38: «Q uid en im ? prudentiam ne
deo tribuem us, quae con stat e x scientia rerum bonarum et m alaru m , et nec
bonarum n ec m alarum ? Cui m ali nihil est n ec esse potest, quid h uic opus
est dilectu b onorum et m alo ru m ?»; dans ce dernier texte, Cicéron juxtapose
la définition classique de la phronèsis des A nciens Stoïciens (cf. von A m im ,
III, n°a 262, 266, 274) et sa définition éclectique; cf. P s.-C icé ro n , A d Heren-
nium, III il 3: «P ru den tia est calliditas quae ratione quadam potest dilectum
habere bonorum et m alorum ». D e C icéron dépend A m b ro ise, D e off. minis-
trorum, II i x 49 (P L , 16, 116 B) : «prudentia in delectu bonorum ».
(31) S. A ugustin , D e Trin., X IV ix 12 (P L, 42, 1046): «De omnibus tamen
quattuor (uirtutibus) magnus auctor eloquentiae Tullius in Hortensio dialogo
disputans: Si nobis, inquit, cum ex hac uita emigrauerimus, in beatorum in-
sulis immortale aeuum, ut fabulae ferunt, degere liceret, quid opus esset...
ipsis etiam uirtutibus? Nec enim fortitudine egeremus, nullo proposito aut
labore aut periculo; nec iustitia, cum esset nihil quod appeteretur alieni; nec
temperantia, quae regeret eas quae nullae essent libidines; nec prudentia
quidem egeremus, nullo delectu proposito bonorum et malorum» (cf. Enarr.
in Ps. S3, 11; P L , 37, 1066).
(32) Cf. R . W a l z e r , Aristotelis Dialogorum fragmenta, fr. 12, p . 52; la
critique de I. D ü rin g , Aristotle’s Protrepticus, p . 123-124 et 210-212, est peut-
être trop sévère dans son rejet du texte, m ais il est certain que, s’il dérive du
Protreptique, il a été altéré; cf. note 30, le texte du D e nat. deorum.
LE THEM E D E LA «VOLONTE» 255

tion de la prudence qu’il exprime dans un texte qui sera classique et


en assurera la diffusion: «La prudence est un amour qui sait choi­
sir» (33).
Lorsque, après quelques hésitations, les traducteurs médiévaux adop­
teront pour traduire le terme d’Aristote: «irooaÎQsaiç» le mot latin
d’«electio», qui était déjà chargé de toute l’histoire de r«è«XoYÎi» stoï­
cienne, la confusion devint inévitable de deux thèmes qui avaient été
originellement bien distincts, celui de la décision et celui du choix.
Le problème de la décision est un problème d’efficacité: il s’agit de
savoir si nous allons prendre le moyen de parvenir à la fin (et peu
importe qu’il n’y ait qu’un moyen, auquel cas il n’y a évidemment
pas de choix !). Le problème du choix est un problème de spécifica­
tion formelle: il s’agit de savoir ce) que nous allons faire, du bien ou
du mal qui se présentent à nous. Ce sont ces deux thèmes que saint
Thomas fondra pour créer sa doctrine complexe de Yelectio. Mais,
quelque admiration (ou l’inverse) qu’on professe pour cette doctrine,
il faut avouer qu’elle n’est pas celle d’Aristote: il est temps pour
l’historien de dégager celle-ci des apports stoïciens qui l’ont dénaturée
et de l’exposer dans sa simplicité native.

Le THEM E D E LA «V O LO N TE» (« é ^ o ig ) : SAINT M AXIM E

Pas plus que le mot grec de Potjàt|ctiç, le mot latin de uoluntas n’eut
à l’origine le sens technique de «volonté» (34). C’était un mot au' sens
très large qui pouvait désigner toutes sortes de sentiments ou de pen­
chants: bon plaisir ou bienveillance, ou tout simplement «état d’esprit»
(en ce sens mens et uoluntas seront souvent synonymes).
Les premiers emplois philosophiques du mot se trouvent chez Lu­
crèce (vers 99-55 avant J.C.). Mais, s’il est certain que Lucrèce intro­
duit la notion de uoluntas pour rendre compte de la liberté de notre
action, il n’en est pas moins sûr que cette notion reste chez lui très

(33) S. A u g u stin , D e moribus ecclesiae catholicae, I xv 25 (PL, 32, 1322):


«prudentia, amor ea quibus adiuuatur ab eis quibus impeditur sagaciter seli-
gens»; cf. Lettre 155, iv 13 et 16 (P L, 33, 671 et 6 7 3 ): Quamquam et in hac
uita uirtus non est nisi diligere quod diligendum est, id eligere prudentia est...
H oc qui sobria discretione eligit, prudens est». Cf. aussi M a cro b e , Comm, in
Somnium Scipionis, I viii 9 (ed. I. Willis, Leipzig, 1963, p. 3 8 ): «illic pru-
dentiae est diuina non quasi in electione praeferre, sed sola nosse».
(M) le dois beaucoup pour tout ce qui va suivre à l’article de Neal W .
G i l b e r t , T h e Concept of Will in Early Latin Philosophy, dans Journal of
the History of Philosophy, 1 (1963), p. 17-35.
256 THEM ES D E L A M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

floue. C’est la déclinaison des atomes qui engendre non pas seulement
dans l’homme mais en tout ce qui respire la liberté et cette
« ... fatis auolsa uoluntas
per quam progredimur quo ducit quemque uoluptas» (35) .

Tel est du moins le texte proposé par Denis Lambin et soutenu par
l’imitation qu’en fera Virgile: .
«... trahit sua quemque uoluptas! (30)

Les manuscrits de Lucrèce intervertissent les mots uoluntas et uolup­


tas, mais cette hésitation même n’est pas dépourvue d’enseignement: il
n’y a guère pour Lucrèce de différence entre le bon plaisir qu’est la
uoluntas et le plaisir qu’est la uoluptas; on peut donc traduire:
... ce bon plaisir arraché au destin
qui nous fait avancer dans le sens où nous tire notre plaisir!

De ce «bon plaisir», principe du mouvement de tous les animaux, —


et non pas seulement de l’homme, — M. Robin dit qu’il n’est autre
que «la tendance spontanée et naturelle de l’être», ce qui sans doute
est encore trop précis; en tout cas, il a raison d’ajouter qu’il ne s’agit
pas de volonté libre au sens que la philosophie classique donne à cette
expression (37). La uoluntas n’est pour Lucrèce qu’un mouvement ma­
tériel de l’esprit (mens ou animus) lui-même matériel, elle n’est que
l’ébranlement produit en tout animal par l’attrait du plaisir et sa liberté
n’est que la contingence commune à tout mouvement (38).
Si Cicéron semble avoir joué dans le développement de la notion de
volonté un rôle décisif, ce n’est pas par l’originalité de ses pensées, —
il ne fait guère que reproduire les analyses stoïciennes de l’action, —
c’est bien plutôt par la maladresse de ses traductions: uoluntas traduit
chez lui à la fois sv.'cov (uoluntate), (3oijXïi0iç et îtQocÛQeoiç, et uolunta-
rius êy.oimoç et jtçoaiQEtixôç; le concept latin de uoluntas en vient
ainsi à intégrer les concepts bien distincts en grec de spontanéité, de
décision, d’intention morale et de souhait raisonnable (30). Lorsque

(33) L u c r è c e , D e rentm naturel, II, 257-258.


(3e) V i r g i l e , Bucoliques, II, 65.
(37) L u c r è c e , D e rerum natura. Commentaire exégétique et critique..., par
A . Ernout et L . Robin (Coll... Budé), Paris, 1925, t. I, p. 250-251.
(3a) Cf. L u c r è c e , D e rerum natura, IV , 779-83 et 877-891, avec le commen­
taire de N.W . G i l b e r t , T h e Concept of Will in Early Latin Philosophy, p. 20.
(3D) Cf. M. P o lh e n z , D ie Stoa, t. II, p. 140; C. A t z e r t , M. Tulli Ciceronis...
D e officiis (3e éd .), Leipzig, 1949, Index rerum et vocabulorum memorabi-
lium, p. 189 b, s.v. voluntas; M. P o lh e n z , M. Tulli C iceronis... Tusculanae
disputationes (2e éd .), Leipzig, 1965, Index, p. 483 b, s.v. voluntas.
«UOLUNTAS» DANS LA PH ILO SO PH IE LA TIN E 257

Cicéron blâme les philosophes qui ne se décident à faire de la politique


que contraints, et déclare: «Ce serait meilleure justice que de le faire
volontairement (uoluntate), car l’action droite elle-même n’est juste
que si elle est volontaire (uoluntarium)» (40), un grec aurait dit êv.œv
et êy.oij0 ioç, «spontanément» et «spontanée». Lorsque Cicéron oppose
aux dons naturels les vertus «volontaires», Antiochus d’Ascalon dont
il s’inspire avait dû dire, conformément à la terminologie aristotéli­
cienne, que les vertus sont ngoaipetiwai, fruits de décisions et sources
de décisions (41). Par contre, c’est la notion stoïcienne de fSoxArioiç
(d’ailleurs très proche de la notion aristotélicienne) que Cicéron tra­
duit par uoluntas lorsque! dans les Tusculanes il explique que la uolun­
tas est un appétit raisonnable qui ne se trouve que chez le Sage (42).
La même remarque vaut pour Sénèque. Il est inutile de s’attarder
à ses analyses de l’action: elles sont stoïciennes (43). Mais chez lui aus­
si la uoluntas semble prendre une place démesurée, parce qu’il use de
ce seul mot latin pour exprimer l’idée d’intention morale, que les Grecs
rendaient par jtg o aip E criç, — par eixemple dans le De beneficiis, où il
ne se cache pas d’emprunter son bien à Cléanthe (4I), — l’idée de déci­
sion (jigoaÎQEoiç encore), — par exemple lorsqu’il écrit à Lucilius: «Pas
d’action droite sans volonté droite, car c’est de la volonté que pro-
( « ) C icéron , D e off., I ix 28: «Aeauius autem erat id uoluntate fieri; nam
hoc ipsum ita iustum est, quod recte fit, si est uoluntarium». Cf. D e fato,
xi 23: «quendam animi motum uoluntarium»; 25: «ad animorum motus
uoluntarios... motus uoluntarius»; x v n 39: «animorum motus uoluntarii»
(■'•) C icéron , D e fin., V x m 36: «Alterum autem genus est magnarum uera-
rumque uirtutum, quas appellamus uoluntarias, ut prudentiam, temperantiam,
fortitudinem. iustitiam et reliquas generis eiusdem»; cf. A rist o t e , EN , II, 1106
b 36, que VEthica uetus traduira: «Est igitur uirtus habitus uoluntarius», et
pour la phronèsis, cf. Grande éthique, I, 34, 1197 a 13-15, b 22-24 (cf. infra,
t. II, p. 531).
(42) C ic é ro n , Tusc., IV vi 12: «Quam ob rem simul obiecta species est
cuiuspiam quod bonum uideatur, ad id adipiscendum impellit ipsa natura.
Id cum constanter prudenterque fit, eius modi adpetitionem Stoici poi>Xr|0 iv
appellant, nos appellamus uoluntatem. Eam illi putant in solo esse sapiente,
quam sic definiunt: uoluntas est, quae quid cum ratione desiderat. Quae autem
ratione aduersa incitata est uehementius, ea libido est uel cupiditas effrenata,
quae in omnibus stultis inuenitur». Cf. J. H a tin g u a is , Sens et valeur de la vo­
lonté dans l'humanisme de Cicéron, dans Bull, de l’Ass. G. Budé, Suppl. Lettres
d'Humanité, 17 (1 958), p. 50-69, qui note bien le sens faible de voluntas, sim­
ple velléité, par opposition à consïlium, dessein arrêté.
(43) Cf. par exemple supra, p. 246, n. 8.
(44) Cf. N. W . G il b e r t , T h e Concept of Will in Early Latin Philosophy,
p. 25-26, et H . von A rnim , Stoic. vet. fragm., t. I, p. 130-131, notamment
n° 579 ( = D e ben., V I x 2 — xi 4, à comparer par ex. avec I v il 1; II xxxv
1, etc.).
258 THEMES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

cède l’action» (45), — l’idée surtout de responsabilité morale, que les


Grecs rendaient par ev.mv, ây.oi)aioç, ou par l’expression êtp’ fpïv, —
ainsi lorsqu’il explique que la colère est volontaire, parce qu’elle pré­
suppose l’assentiment (auYy.aT<r&eaiç) (46).
On a souvent parlé du «volontarisme» propre aux Romains (47): il
n’y a là sans doute qu’une illusion d’optique. Le concept «romain» de
uoluntas était trop flou et trop pauvre pour porter le poids de la Welt-
anschauung dont on veut le charger, et si le mot de uoluntas a fini par
prendre un sens plus plénier et par couvrir un domaine plus vaste qu’il
n’avait jamais fait en Grèce, c’est uniquement à la faveur des confu­
sions qui ont bloqué sous ce vocable unique des idées que les Grecs
exprimaient par plusieurs mots différents. Encore la transformation du
mot de uoluntas sera-t-elle longue à s’imposer. Rien de plus caracté­
ristique à cet égard que la critique qu’au début du IVe siècle de notre
ère Lactance adresse à la notion stoïcienne de uoluntas, telle qu’il la
lisait chez Cicéron. Les Stoïciens distinguent deux sortes d’appétit:
l’un raisonnable, qu’ils appellent uoluntas, et l’autre déréglé et exces­
sif, qu’ils appellent cupiditas: quelle sottise, s’écrie Lactance ! Comme
s’il ne valait pas mieux désirer le bien que le souhaiter: «Quasi uero
non multo sit praestabilius bonum cupere quant uelle». Il est clair que,
pour Lactance, uelle, ce n’est pas «vouloir», ¡et la uoluntas n’est pas la
«volonté»': c’est un état du désir infiniment moins fort que celui qu’ex­
prime le mot de cupiditas, c’est encore le souhait impuissant que dé­
crivait Aristote (4B).

(45) Sénèque, Lettres à Lucilius, 95, 57: «Actio recta non erit nisi recta
fuerit uoluntas; ab hac enim est actio»; cf. A r i s t o t e , EN , V I, 1139 a 31.
(46) Sénèque, De ira, II i-iv : la colère n’ose rien d’elle même: il lui faut
l’assentiment de l’esprit (animo adprobante, i 4 ) ; ses causes sont trop com­
plexes pour être le fait d’un élan (ô.gjxf|, impetus) qui s’élève en nous malgré
nous (sine uoluntate nostra, cbcoucricoç, i 4) ; elles ne peuvent se donner libre
cours que si l’esprit a donné son assentiment (assensus est, i 5) aux représen­
tations qui l’atteignent... Tous les mouvements qui se font en nous malgré nous
( qui non uoluntate nostra jiunt, ây.ovaioi, n 1) sont inévitables... L a colère,
elle, est mise en fuite par les préceptes de la morale: c’est qu’elle est un vice
de l’âme auquel nous nous laissons aller de notre plein gré et dont nous som­
mes responsables ( est enim uoluntarium [ = êxoûoiov] animi uitium, il 2) ... La
colère est un élan ( impetus = ôqht|); or, il n’y a jamais d’élan sans l’assen­
timent préalable de l’esprit ( m 4 ).
(47) Cf. M. P o h le n z , Die stoa, t. I, p. 274, 319.
(“ ) L a c ta n c e , Diuinarum institutionum liber VI, x v (P L , 6, col. 690 B );
cf. x v n (ibid., col. 695) : «Dicet fortasse Stoicus uoluntate opus esse ad haec
[caelestia] consequenda, non cupiditate; immo uero parum est uelle! Multi
enim uolunt, sed cum dolor uisceribus accesserit, uoluntas cedit, cupiditas
«UOLUNTAS» CH EZ S. AUGUSTIN 259

M. R. Schneider a justement fait remarquer qu’aucun des cham­


pions du «volontarisme» augustinien ne s’était soucié de définir ce
que saint Augustin entend par le mot de «uoluntas» (49). Cette caren­
ce n’est peut-être pas purement accidentelle et il est permis de pen­
ser que, si personne n’a jamais défini la conception augustinienne de
la volonté, c’est tout simplement parce que cette conception n’existe
pas: des traits de la «volonté» qu’on a relevés chez Augustin, il n’en
est pas un qui ne se trouve déjà chez les Stoïciens. Certes, Augus­
tin a fait sienne la critique cicéronienne de l’apathie stoïcienne,
mais il n’empêche que, comme Cicéron, c’est aux Stoïciens qu’il
doit toute sa psychologie de l’affectivité, que colore seul d’une tein­
te d’originalité l’abus qu’il fait du mot de «uoluntas» pour traduire
les multiples mots grecs qui avaient permis aux Stoïciens d’apporter
à leurs analyses des nuances désormais disparues. Le plus important
des emprunts ainsi faits par Augustin au Stoïcisme et celui qui a le
plus profondément marqué sa pensée, c’est celui de la notion de «con­
sentement» (approbatio, assensus, consensio, consensus), c’est-à-dire
de mjYxcn:<ï&£aiç. Augustin ne se contente pas d’utiliser la notion de
consentement aux fins qui étaient déjà celles des Stoïciens, par exemple
l'explication de l’erreur: il ne suffit pas pour qu’il y ait erreur que se
présente à moi une représentation fausse (par exemple celle de la rame
brisée dans l’eau), il faut encore que mon esprit accepte cette repré­
sentation comme vraie en lui donnant son consentement: l’erreur n’est
rien d’autre que le consentement par lequel l’esprit accepte le faux
comme vrai (50). Dépassant ce plan de la pensée philosophique, Augus-
perseverat...». — La pensée était d’ailleurs classique: Ovide avait déjà écrit:
«Tu le découvriras, si tu souhaites vraiment le trouver. Mais non, souhaiter,
c ’est trop peu! C’est désirer, si tu veux arriver à un résultat, qu’il faut!»
(Inuenies, uere si reperire uoles. Velle parum est: cupias, ut re potiaris,
oportet, Pontiques, III I 34-35); et Sénèque, Lettres à Lucilius, 16, 1: «Il faut
persévérer et à l’étude assidue ajouter la force d’âme, pour qu’en fin de compte
devienne bon état d’esprit ce qui n’est encore que bonne volonté (donec bona
mens sit quod bona uoluntas est)»: la «bonne volonté» n’est évidemment aux
yeux de Sénèque qu’un souhait impuissant d’être bon. M "c Christine M ohr-
mann, Études sur le latin des Chrétiens, t. III (Storia e Letteratura... 103),
Rome, 1965, p. 103, a noté que le traducteur latin de la lettre de saint Clément
aux Corinthiens, qui écrit au IIe siècle, traduit êîtdh)[üa par uoluntas: encore
une preuve que la uoluntas n’est encore à cette époque qu’une forme du désir,
ét n’a pas acquis son sens spécifique fort.
(49) R. S ch n e id e r, Seele u n d : Sein. Ontologie bei Augustin und Aristoteles,
Stuttgart, 1957, p. 214; cf. M. P o h le n z , D ie Stoa, t. II, p. 224.
(50) S. A u g u stin , Contra Acad., I iv 11: «Error mihi uidetur esse falsi
pro uero approbatio» (P L , 32, 9 1 2 ); cf. III XI 26 (ibid., 9 4 7 ); III xiv-xvi
30-36 (ibid. 949-954); D e libero arbitrio, x v m 52 (P L, 32, 1296); D e Trin.,
260 THEM ES D E LA M O R A LE «A RISTO TELICIEN N E»

tin n’hésite pas à employer la notion de consentement pour résoudre


des problèmes proprement théologiques, celui de la foi par exemple
ou celui du péché. Il définit la foi comme le consentement qui nous
fait accepter comme vrai ce que l’Église nous enseigne (31), et le péché
comme le consentement qui nous fait céder à la tentation et faire nô­
tre la concupiscence (32). Or, si saint Augustin ne craint pas à l’occasion
de faire du consentement, après Cicéron et Sénèque, un acte de l’es­
prit (53), il en fait plus souvent un acte de la volonté. On aurait tort
d'ailleurs de saluer dans ce «volontarisme» une altération consciente
et réfléchie de la doctrine stoïcienne et une pensée originale d’Augus­
tin; non, c’est tout simplement le résultat logique de la maladresse de
Cicéron traducteur. C’est en effet Cicéron qui avait traduit (et trahi)
la doctrine stoïcienne qui faisait de la auYxaTtrÔEaiç un jugement dont
nous sommes maîtres et donc responsables (âxoùaïoç) en disant que le
consentement est un acte «volontaire» (54), terminologie qu’avait déjà
reproduite au IF siècle Aulu Gelle (M), dans un texte qui était familier

I X xi 16 (P L, 42, 9 6 9 ): «error namque est pro alio alterius approbatio»;


Enchiridion, x v n 5 (P L, 40, 2 3 9 ); x ix 6 (ibid., 241 et 241-42).
(51) S. A u g u stin , D e spiritu et liftera, xx x i 54 (P L , 44, 2 3 5 ): «quid est
enim credere, nisi consentire uerum esse quod dicitur?». — Clément d’Alexan­
drie avait déjà défini la foi comme une auv'/.axâihaiç, cf. Th. C am elo t, Foi et
gnose. Introduction à l’étude de la connaissance mystique chez Clément d ’A ­
lexandrie, Paris, 1945, p. 28-32.
(52) S. A u g u stin , D e mendacio, ix 13-14 (PL, 40, 497-498) : Augustin dis­
tingue le «consentement» extérieur et fictif du véritable consentement intérieur;
x ix 40 (ibid., 5 1 4 ); D e continentia, il 3-5 (PL, 40, 350-352): «Ne declines
cor meum in verba maligna [Ps. 141, 4]. Declinatio cordis quid est, nisi con-
sensio? Nondum enim dixit, quisquís in corde occurrentibus suggestionibus
quorumque uisorum nulla cordis declinatione consentit...»; D e Trin., X II
x ii 17 (P L, 42, 1007-1008); Serm o 88, x v m 19-20; Serm o 104, iii 3; vi 8;
v u 9-10; v in 11; Serm o 105, ix 9; Serm o 156, IX 9-10 (P L , 38, col. 549-550;
834, 836-38; 846; 854-855).
(53) Cf. S. A u g u stin , D e ciuit. Dei, IX iv 2 (P L, 41, 2 5 9 ): «mentis assen-
sum»; Serm o 104, v u 9 (P L, 38, 837) : «Mente non consentio legi pecçati»;
Contra Iulianum libri sex. III xxv i 62 (P L, 44, 7 3 4 ): «quia non consentiente
sibi spiritu»; le consentement est aussi attribué plus vaguement au «coeur»:
D e continentia, ii 3 (P L, 40, 3 5 0 ); D e nuptiis et concupiscentia, I xxv ii 30
(P L, 44, 4 3 1 ): «cordis assensus».
(54) C ic é ro n , Acad. Post., I xi 40: «ad haec quae uisa sunt et quasi accepta
sensibus assensionem adiungit animorum, quam esse uult in nobis positam et
uoluntariam».
(35) A. G e l l i i , Noctium Atticarum libri X X , X I X i 15-16 (Aulu Gelle cite
et traduit en latin un passage perdu en grec des Entretiens d’Epictète) : «Uisa
animi, quas cpavtaaiaç philosophi appellant, quibus mens hominis prima
«UOLUNTAS» CH EZ S. AUGUSTIN 261

à saint Augustin (56). C’est donc certainement de cette erreur de tra­


duction que dérivent les textes de saint Augustin qui font du consen­
tement un acte de volonté (s7). Leur portée n’en est pas moins considé­
rable, car elle rend compte d’une doctrine qu’on regarde comme une
des plus caractéristiques du volontarisme augustinien (58); les Stoïciens
en effet avaient fait de la a u y y .a T â ik a iç le principe non seulement de
toute action, mais aussi de toute connaissance: l’objet extérieur et la
représentation n’engendrent une sensation que si au préalable intervient
le consentement par lequel l’esprit referme activement sa prise sur
l’objet, et à plus forte raison, sans le consentement, il n’y a ni mémoire,
ni science, ni art (5D); dès lors qu’Augustin avait fait du consentement
un acte de volonté, il ne faisait que traduire cette doctrine stoïcienne
en faisant entrer la volonté dans la contexture même de la connaissan­
ce. C’est une autre maladresse de traduction qui a permis à Augustin
d’élargir encore le champ de la volonté: il n’a pas craint de voir déjà
une uoluntas dans Yappetitus, c’est-à-dire dans la ÔQjxfi stoïcienne (60);
de là vient que dans les passions, qui étaient pour les Stoïciens des
ôçpiai, il voit des uoluntates (61), et que la notion de uoluntas en vient

statim specie accidentis ad animum rei pellitur, non uoluntatis sunt neque
arbitraria, sed ui quadam sua inferunt sese hominibus noscitanda; probationes
autem, quas auYHaxaûéaEi; uocant, quibus eadem uisa noscuntur, uoluntariae
sunt fiuntque hominum arbitratu».
(5S) Il le cite deux fois expressément: D e ciuit. Dei, I X iv 2 (P L, 41, 259) ;
Qu. in Heptateuchum, I x x x (PL, 34, 55 6 ).
(37) S. A u g u stin , D e m endado, x ix 40 (P L, 40, 5 1 4 ): «Pudicitiam corporis,
non consentiente ac permittente anima nemo uiolat... Tune enim consentimus,
cum approbamus et uolumus»; D e Gen. ad litt., I X xiv 25 (P L , 34, 402) : «Sed
anima rationalis uoluntatis arbitrio uel consentit uisis uel non consentit»; D e
spiritu et littera, x xxi 54 (P L, 44, 235) : «consensio autem utique uolentis est»;
xxxv i 60 (ibid., 2 4 0 ): «sed consentire uel dissentire propriae uoluntatis est...
consentire autem uocationi Dei uel ab ea dissentire, sicut dixi, propriae uolun­
tatis est»; Contra m endadum , ix 22 (P L , 40, 532) : «suae consensio uoluntatis»;
Contra Iulianum libri sex, III xxvi 62 (P L , 44, 734) : «nostrae uoluntatis assen-
sus»; Serm o 88, x v m 19 (P L, 38, 549) : «consortium uoluntatis uel approbatio-
nis».
(68) Cf. E. G ils o n , Introduction à l’étude de saint Augustin, 2 8 éd., Paris,
1943, p. 172.
(39) C f. par exemple (pour s’en tenir à un texte que saint Augustin a
sûrement lu ): C ic é ro n , Acad. pr. ( = L ucullus), II x n 37-39.
(ao) S. A u g u stin , D e Trin., I X x n 18 (P L , 42, 971-972): «Porro appetitus
ille, qui est in quaerendo... Qui appetitus, id est inquisitio... Nam uoluntas
iam dici potest, quia omnis qui quaerit inuenire uult...».
(61) S. A u g u stin , D e ciuit. Dei, X IV vi (P L, 41, 4 0 9 ): «Interest autem
qualis sit uoluntas hominis, quia si peruersa est, peruersos habebit motus...
262 THEM ES . D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

à désigner chez lui jusqu’à l’appétit de l’animal ■(“). Mais, en fin de


compte, cette extension même du concept de «volonté» affaiblit plus
qu’elle ne le renforce le «volontarisme» augustinien.. On le durcirait
outre mesure, si l’on voyait dans la «volonté» d’Augustin la «volonté»
des scolastiques, rigoureusement définie par sa double opposition à la
raison et à l'appétit sensible: la volonté n’est pas pour Augustin une
«faculté» appétitive rationnelle propre à l’homme, elle est un mouve­
ment de l’âme tout entière dont le concept reste très flou. Il ne semble
donc pas exact de dire que saint Augustin a franchi, sur la route qui
mène à la découverte de la notion de faculté volontaire, un pas déci­
sif (63).
Peut-être, en fin de compte, faut-il attribuer le mérite (si c’en est
un) d’avoir forgé la notion der volonté qui sera en honneur pendant les
siècles de la scolastique à saint Maxime le Confesseur, dans sa Dispute
avec Pyrrhus (juillet 645) et surtout dans sa première Lettre à Marin
(645-646). N’est-ce pas d’ailleurs précisément parce que le concept de
la volonté comme faculté rationnelle caractéristique de l’homme n’exis­
tait pas, que l’hérésie monothéliste, que combat saint Maxime, a pu
naître ? Et l’invention de cette faculté n’était-elle pas la seule réponse
qui puisse être faite à cette hérésie ? Les analyses de l’acte humain
élaborées par les philosophes, d’Aristote aux Stoïciens, se révélaient

Voluntas est quippe in omnibus, immo omnes nihil aliud quam uolurifates
sunt...»; tout le passage est d’inspiration stoïcienne et montre dans les passions
non seulement des uoluntates, mais des consentements; cf. v o n A rn im , Stoic,
vet. Fragm., III, p. 92; 94, 4 ; 95, 15; 99, 33; 113, 15; 130, 8; 111, 35. Il est
d’ailleurs possible que la «uoluntas in dissentione» par laquelle Augustin défi­
nit la tristesse et la crainte soit l’àcpfo(j|i.T| stoïcienne.
(°2) S. A u g u stin , D e ciuit. D ei, V ix 4 (P L , 41, 1 5 1 ): «Iam uero causae
uoluntariae aut Dei sunt aut angelorum aut hominum aut quorumque anima-
lium, si tamen uoluntates appellandae sunt animarum rationis expertium mo­
tus illi quibus aliqua faciunt secundum naturam suam, cum quid uel adpetunt
uel euitant»; conformément à la doctrine stoïcienne, Augustin distingue l’ap­
pétit de l’animal de celui de l’homme en ce que l’un suit immédiatement aux
représentations (uis/s), tandis que l’autre présuppose le consentement; cf. D e
gen. ad litt, I X x iv 25 (P L , 34, 402-403) :
(°3) Comme le fait encore N.W . G i l b e r t , T h e Concept of Will in Early
Latin Philosophy, dans Journal of the History of Philosophy, 1 (1963), p. 35.
— Nous appliquerions plus volontiers à la psychologie augustinienne - de la
volonté.ce que F.J. Thonnard dit de la psychologie augustinienne des passions,
dans Oeuvres de saint Augustin (Bibliothèque augustinienne), 3 5 , Cinquième
série, La cité de D ieu, livres X I-X IV , Paris, 1959, p. 539: «Pour bien com­
prendre cette psychologie, il ne faut pas la mettre sur le plan analytique avec
les distinctions nettes de la philosophie thomiste».
LA «VOLONTE» CH EZ S. M A XIM E 263

en effet insuffisantes au propos de saint Maxime: il en a soigneuse­


ment répertorié les données (°4), mais il lui a fallu les compléter. Le
but de saint Maxime, c’est en effet d’établir ces deux vérités complé­
mentaires: que, d’une part, le Christ possède une volonté humaine; et
que, d’autre part, il ne possède pas une volonté peccable. De là vient
que le thème central autour duquel s’organise sa pensée, c’est la dis­
tinction de deux types de vouloir, correspondant respectivement aux
deux vérités qu’il lui faut établir: le vouloir naturel (-ôé?.r|aa cpuar/.ôv),
correspondant à cette volonté humaine que le Christ doit posséder, et
le vouloir gnomique (-ôé/b^a y v c u |.u v .ô v ), correspondant à cette volonté
peccable qu’il faut lui refuser.
Le vouloir naturel, c’est sans doute le souhait aristotélicien. Mais,
au lieu de faire surgir, avec Aristote, ce souhait sur le fond indiffé­
rencié du désir, saint Maxime, et par là il dépasse de loin Aristote, le
fait surgir dans la î)é X t| 0iç , mot qu’Aristote ignorait comme il ignorait
la chose qu’il désigne (“ ). La -OéÀriaiç, ce n’est plus un désir raisonna-

(64) Cf. R.-A. G a u th ie r , Saint M axim e le Confesseur et la psychologie de


l’acte humain, dans R ech. de théol. anc. et m éd., 21 (1954), p. 71-77. J’em­
prunte à cet article les notations qui suivent.
(os) Les origines de la notion de OÉXrioiç restent obscures. Si le mot de
OÉXi^ia est attesté dès le V e siècle avant J.-C. chez Antiphon le Sophiste
(D ie ls -K r a n z , Fragm ente d er Vorsokratiker8, II, p .363, 17), il reste extrême­
ment rare dans la langue classique (le P s .-A r is t o t e , D e plantis, qui l’em­
ploie I, 1, 815 b 21, est un texte du moyen âge); le mot de MXriaiç, lui, n’appar­
tient pas à la langue classique; Aristote ne les emploie ni l’un ni l’autre (et
même au classique, mais poétique ftÉXoo, qu’il n’emploie que 33 fois, il préfère,
comme le fait la prose classique, ßoii/.otiai, qu’il emploie 235 fois; cf. R.
R ö d ig e r, ßoiAonai und èOéXûi, eine semasiologische Untersuchung, dans Glotta
8, 1917, p. 10-11). Le mot de OéXriaiç ne se trouve qu’une fois dans H . VON
A rn im , Stoic. Vet. fragm ., III, n° 173, encore est-ce dans un texte de Stobée;
il désigne le souhait libre, qui est un des modes de la ô.ojxr), donc un acte,
non une faculté. A partir du 1er siècle de notre ère, les rapports de fréquence
de fjouXoiuxi et de üéXcü dans la prose grecque se renversent; dans les Entre­
tiens d’Épictète, on note 433 ûéXco contre 42 ßoiXo|iai. Cependant, Épictète
ignore -ôÉXriua aussi bien que 0éXr|aiç.
L a langue chrétienne semble avoir joué dans le développement du concept
de i)é?.r|aiç un rôle décisif. La Septante emploie plus de 40 fois .§é?.rina, et
7 ou 8 fois ôéXtictlç, ordinairement pour traduire hêphès, penchant, inclination,
vouloir, et rasôn, bon plaisir, notamment de Dieu. Le Nouveau Testament
em ploie-56 fois ftéX-r)|ia (mais une fois seulement déXriotç, H ebr. 2 ,4 ); ici en­
core c’est surtout de la volonté de D ieu, principe régulateur de la vie chré­
tienne, qu’il s’agit (cf. G. S ch re n k , ôéXco, 0ÉXr|(ia, ôéXricriç, dans G. K i t t e l ;
Theologisches W örterbuch zum N euen Testament, t. III, Stuttgart, 1938, p. 43-
63; P. Joü on, Les verbes BOYAOM AI et 0E A Q dans le Nouveau Testament,
264 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

ble par accident, c’est un désir rationnel par nature, c’est une facul­
té (ôûva^iç), emportée par son propre élan, avant toute intervention
de la connaissance, vers ce même bien universel de la nature que la
raison est faite pour connaître (6G). Cette faculté est une propriété de
la nature humaine et c’est naturellement aussi que surgit en elle, dès
qu’intervient une représentation simple, exclusive de toute délibéra­
tion, l’acte qu’est le souhait, élevé ainsi pour la première fois à la digni­
té d’acte de la volonté (67). Quiconque reconnaît au Christ la nature
humaine doit lui reconnaître aussi le vouloir naturel humain, insépa­
rable de cette nature.
Le vouloir gnomique, c’est sans doute la décision aristotélicienne.

dans R echerches de Science rel., 30, 1940, p. 227-242). La notion d’une volonté
de D ieu devait être décisive pour l’élaboration du concept d’appétit rationnel;
en particulier, le texte de saint Luc, 22, 42: «Père... que ce ne soit pas ma
volonté C&ÉÀ.T||ia), mais la tienne qui se fasse» (cf. Mt. 26, 39; Me. 14, 36, qui
emploient le verbe fléi.o)), qui a joué dans la querelle monothéliste un rôle
décisif, commande le vocabulaire de saint Maxime et l’amène à reconnaître,
outre la ftéÂriaiç divine, une ftéXtiàiç humaine. Il semble bien, en définitive,
que ce soit saint Maxime qui ait élaboré le concept technique de tté/.ricriç;
sans doute a-t-il essayé de se trouver des répondants chez les Pères; mais le
recueil de textes qu’il a composé à cet effet est assez maigre et peu probant;
cf. PG 91, 276-277 (au reste, il ne mérite pas toujours pleine confiance; cf.
M. P o h le n z , D ie Stoa, II, p. 201 et 202, notes sur 417,9 et 419,27; on notera
que M. Pohlenz, qui dans son exposé du 1.1, p. 419, attribue à Clément d’Alexan­
drie sur la foi de saint Maxime une définition de la flé?.T)cn.ç, d’ailleurs encore
assez floue, semble reconnaître dans sa note ce que le texte a de suspect).
(m) Lettre à Marin, PG 91, 12 D - 1 3 A ; cf. PG 91, 153 A ; 280 A, etc.
Saint Maxime tient d’ailleurs d’Aristote, par le canal de N ém ésius, D e natura
hominis, 24 (PG 40, 740 A -B), une notion précise de la ôûvauLç, intermédiaire
entre la substance et l’action; cf. Lettre à Marin (PG 91, 33 B ).
(e7) Lettre à Marin (PG 91, 13 B ). Cette distinction de la volonté, -üéJ.ïiaiç,
qui est la faculté, et du souhait, PoijXtictiç, qui est son acte, a été comprise à
contresens par le moyen âge, par suite d’une hésitation de lecture, due sans
doute au traducteur de saint Jean Damascène, Burgundio de Pise. Celui-ci en
effet, à plusieurs reprises, a hésité entre la lecture correcte: PoijXriaiç, qu’il
traduit par voluntas, et la fausse lecture: Pot'Xsuoiç, qu’il traduit par consi-
liatio, et juxtaposé les deux traductions, ce qui a conduit les théologiens à
voir dans la fSot’Xrçcriç la volonté délibérée, ce qui est aux: antipodes de la pensée
de saint Maxime et de saint Jean Damascène. Cf. O. L o t t i n , Psychologie et
m orale..., 1.1, p. 398 et 399 sv. (c ’est faute d’avoir reconnu l’origine de la
leçon consiliatio que dom Lottin en refuse, probablement à tort, la paternité à
Burgundio de Pise, p. 401, n. 1; la leçon en tout cas ne peut guère provenir
que d’une hésitation entre PoiXtioiç et PoîiXeucjiç, et cette hésitation suppose
un recours au grec).
LA «VO LONTE» CH EZ S. M A XIM E 265.

Mais ici encore, tout l’effort de saint Maxime vise à découvrir, au


delà de l’acte décrit par Aristote, le principe d’où il découle. Ce prin­
cipe, c’était, pour le souhait, la faculté de volonté, et donc la nature
dont elle est la propriété; ce sera, pour la décision, la yvc! ) ^ . Qu’est-ce
donc que la yvc^ir) ? C’est un principe d’opération, mais un principe
d'opération qui se définit par opposition avec cet autre principe d’opé­
ration qu’est la nature: la yvclbuTi n’est pas une propriété essentielle
et inséparable de notre nature, elle est au contraire une certaine ma­
nière ( tq ô jio ç ) contingente d’en user(08), un mode de vie (xqôtïoç
Çco%) vertueux ou vicieux (GB); précisons en termes techniques: elle est
une disposition (ôictâeaiç) ou un habitus (eçiç) (70). Empressons-nous
d’ajouter, — c’est l’essentiel, — une disposition ou un habitus acquis,
et librement acquis. Lorsqu’en effet a naturellement surgi dans notre
volonté le souhait, nous ne sommes pas pour autant en mesure d’agir;
nous ignorons encore tout des conditions de réalisation de notre sou­
hait; il nous faut donc chercher ce que nous ignorons, délibérer sur
ce qui est pour nous obscur, juger des partis opposés qui s’offrent à
nous (71); or, nous cherchons librement, nous délibérons librement,
nous jugeons librement, et ce sont ces jugements libres qui engendrent
en notre volonté la disposition, l’habitus qu’est la y v ©(xti, habitus d’où
naîtra l’acte qu’est la décision (72). Nous sommes dès lors en mesure
de traduire le mot de yvcîîjxti: la yvciiirri, c’est notre caractère, pour,
autant que nous le façonnons librement par nos jugements quotidiens.
On comprend maintenant que le monde du vouloir gnomique appa­
raisse à saint Maxime comme le monde du libre arbitre, — entendons
de cette liberté de choix entre le bien et le mal qui inclut la pecca-

(68) ('H yvqî[ii]) Toojtoç ovaa '/,oÎ)cieûk, où X0705 (pûaËCDÇ (Dispute ai’ec
Pyrrhus, P G 9 1 , 30 8 D ).
(*») Ibid. (P G 9 1, 308 B ) .
(70) Lettre à Marin (P G 9 1, 17 C) ; cf. dans le traité De l'âme, égalem ent
attribué à saint G régoire le T haum aturge, et dont l’attribution à l ’un com m e
à l ’autre a été rejetée p ar J. L e b r e to n , Le traité de l’âme de saint Grégoire
le Thaumaturge, dans Bulletin de Littérature ecclésiastique 1906, p . 73-83, la
définition du tqôjtoç: e|iç iJmxTiç ë9ouç nEnoQioiiÉvt] (P G 9 1, 361 B ) ; o r
la 7 V(ôiiT], nous venons de le voir, est un tqôjtoç.
(n ) Dispute avec Pyrrhus (P G 9 1 , 3 2 9 D ) : f[ 7 yü)|j.t| xrâv àvTixEiui'vœv ea-ri
xgiTtxri x a l tcüy àvvooi)jiÉvcov Çt|tï|tihti x a i xmv àôr|?.cuv ¡3oiAEtmxT|.
(72) Lettre à Marin (P G 9 1, 17 C ) : AurreAeïaa v ào t| ooe^lç t o î ç y-giflElcriv
eh. Trjç PouXîjç, yvûhti ykyovE- ¡iEd’ tîv, y.uQLâitEQOv EÎjtEÏv, ê| îiç f| itooaÎQEaiç.
“E|ecoç o îv j-iqqç ivÉQyEiav eh é/ei l.oyov, tj 7 vibur] jTQÔç tï|v jtooaÎQEaiv. C o m ­
p arer cette définition de la 7 va')uri p ar S. Jean D am ascène, De fide orthodoxa, :
I I I , 14 (P G 9 4 , 1044 C) : 'H 7 vœu.ï| yào u etù rf|v jtE@l toü « 7 Voou|.iéyou tf|Tii0 iv
■/mi poi?.Ewaiv, i y t o i [3 o u î.t)v x a l y.giatv, Jtg ô ç t ô xotflév è o ti, ô i& d s a iç .
266 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

bilité, — mis en œuvre par la personne et s’opposant au monde de la


nature. On comprend qu’après avoir revendiqué pour le Christ le
vouloir naturel, il lui refuse le vouloir gnomique, son vouloir humain
à lui étant façonné (-njatotyievov)/ non pas, comme le nôtre, par le
caractère changeant que se donne notre personne humaine ignorante
et peccable, mais par l’immuable volonté divine que met en action
la personnalité du Verbe (73) . .
La conception de la volonté élaborée par saint Maxime, reprise par
saint Jean Damascène dans son De fide orthodoxa, s’est' imposée à la
théologie chrétienne, non seulement chez les Grecs, mais aussi chez
les Latins, et la force d’une longue habitude la fait paraître aujourd’hui
si naturelle aux esprits formés à l’école de la scolastique (à ceux-là seu­
lement, car elle est redevenue étrangère à la philosophie moderne)
qu’elle leur semble vérité de bon sens: qu’Aristote n’ait pas aperçu
cette évidence, voilà qui est pour eux impensable ! L’historien, lui, ne
peut oublier qu’il a fallu aux hommes, après Aristote, quelque onze
siècles de réflexions pour inventer la «volonté» (73bls).

(73) PG 91, 48 A-B; cf. Lettre à Marin (PG 91, 32 A ; 137 A ) . Le concept de
TÙrtcooig est stoïcien, cf. H. v o n A rn im , Stoic. vet. Jragm., I, nM 58, 141, 484;
II, n°s 53, 56, 59, 96; mais pour les Stoïciens, ce sont les objets extérieurs qui
«façonnent» (-n»tôco) l’âme, en marquant sur elle une empreinte, tùjiojoiç, qui
n’est rien d’autre que la représentation. Il ne faut pas confondre cette concep­
tion avec la conception biblique selon laquelle la volonté du Christ est le
«type» de la nôtre (cf. Dispute avec Pyrrhus, PG 91, 305 B-C; cf. ibid., 84 B-C;
196 D ).
On me fait remarquer que, au livre V III de la République, Platon
attribue expressément un «désir» (Èiuflup.ia) à chacune des trois parties de
l’âme, à la partie rationnelle comme à la partie concupiscible et à la partie
irascible (580 d 7-8) ; ce «désir» de la partie rationnelle, n’est-ce pas déjà la
«volonté» des scolastiques ? Non pas ! Il s’agit ici pour Platon de rendre
compte des plaisirs de l’esprit: si nous éprouvons, à connaître la vérité, un
plaisir, c ’est que notre intelligence est sans cesse tout entière tendue (TÉtaxai,
581 b 6) vers cette connaissance: le plaisir naît lorsque cette tendance est com­
blée. II semble donc clair que ce que Platon décrit ainsi, c ’est, en langage sco­
lastique, l’ordination de l’intellect à son objet, ordination qui est de l’essence
même de l’intellect, et n’a rien à voir avec la puissance distincte de l’intel­
lect qu’est la volonté; le mot même de «désir», que Platon emploie pour
désigner cette potentialité, est, aux yeux d’un scolastique, tout métaphori­
que, comme il l’est lorsqu’on parle du «désir» de la matière pour la forme.
Au reste, Aristote, qui lui non plus n’ignorait pas ce texte de Platon, l’a tour­
né en ridicule: que Platon en soit réduit à diviser le «désir», cela suffit, à
ses yeux, pour condamner la division tripartite de l’âme: «Si l’âme se divise
en trois parties, en chacune de ces parties il y aura un désir !» (D e l’âme,
III, 9, 432 b 6-7) ; conséquence absurde, car il est évident pour Aristote qu’il
L E THEM E SCO LASTIQUE D E LA «PRUDENCE» 267.

L E THEM E SCO LASTIQUE DE LA «PRUDENCE»

Permanence de la prudence-sagesse dans le latin classique et patristique

Lorsque Plaute, à la fin du IIIe ou au début du IF siècle avant J.C.,.


traduisit pour la première fois en latin le mot de phronèsis, il le tra­
duisit par «sapientia»: Dinarque, amant de la courtisane Phronésie,
se plaint qu’elle ait chassé de son cœur ce que signifie son nom: .
Nam mihi haec meretrix quae hic habet Phronesium
Suum nomen omne ex pectore exmouit meo
Phronesium; nam phronèsis est sapientia (Truculentus, 77-78b)

Au reste, Plaute n’avait sans doute pas le choix: si en effet le mot de


sapientia est un vieux mot latin (71), le terme de prudentia n’est pas
attesté avant l’époque de Cicéron. Il apparaît vers 86 avant J.C. dans
le De inventione de Cicéron (II l u i 160) et à peu près à la même
époque dans la Rhetorica ad Herennium (III h 3), dont l’auteur est
inconnu, et dans les deux cas c’est pour traduire le concept stoïcien
de la phronèsis. Pourtant, si Cicéron a un faible pour le mot de pru­
dentia (dont le sens est d’ailleurs chez lui très large: connaissance,
compétence, science, aussi bien que sagesse), ce n’est pas lui qu’il
emploie le plus ordinairement lorsqu’il traduit le grec phronèsis: dans
le fragment qui nous reste de sa traduction du Timée de Platon, i l .
traduit phronèsis une fois par sapientia et une fois par prudentia (75),

n’y a qu’une faculté désirante: la diversité des désirs vient de ce que, l’âme
humaine étant une, la faculté rationnelle et la faculté désirante peuvent se
compénétrer plus ou moins étroitement. Si donc on voulait voir dans le texte
de Platon un lointain pressentiment du concept scolastique de «volonté», il
faudrait ajouter que ce concept, qui paraît évident aux attardés de la sco­
lastique, a été rejeté par Aristote, et rejeté d’un mot, comme manifestement
absurde !
(74) Cf. H . H om eyer, Z u r Bedeutungsgeschichte von «Sapientia», dans L ’A n­
tiquité Classique, 25 (1 956), p. 301-318, notamment p. 302-306; G . G a rb a rin o ,
Evoluzione semantica dei termini sapiens e sapientia nei secoli I I I e I I a. C
dans Atti délia Accadem ia delle Scienze di T orin o..., II. Classe di Sc. Morali,
Storiche e Filol., vol. 100 (1965-66), p. 253-284, qui montre bien que le sens
tout pratique des vieux mots latins a dû se transfigurer pour qu’ils puissent
traduire le sophos et le sophia des philosophes grecs.
(75) Cf. M. T v l l i C ic e ro n is , Scripta quae manserunt omnia. Fasc. 48 D e
divinatione. D e fato. Timaeus, Ottonis Plasberg -j- schedis usus recogn. W . A x,
2" éd., Stuttgart, 1965, p. 176, 4 ( = Tim ée, 40 a 5) et p. 186, 15 ( —• Tim ée,
46 e 5 ) ; à la p. 186, 7, sapientia traduit éjucrniiiTi (Tim ée, 46 d 7 ) ; e^cpqcûv
est traduit deux fois par sapiens (p. 170, 27 et 186, 8 = Tim ée, 36 e 4 et
4 6 d 8 ).
268. THEM ES DE LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

mais le phronèsis de Platon dans le Phèdre 250 d 4 est traduit par


sapientia tant dans le De finibus (II xvi 52) que dans le De officiis
(I v 15), de même qu’est traduit par sapientia dans le De finibus
(V xxi 58) le phronèsis de Platon dans les Lois, II, 653 a 7. Les deux
mots étaient d’ailleurs certainement aux yeux de Cicéron à peu près
synonymes: vers 54 avant J.C., dans les Partitions oratoires, il déclare
expressément que la vertu qu’il, appelle prudentia peut aussi s’appeler
calliditas, habileté, ou, si l’on préfère un nom plus majestueux, sa­
pientia (70); quelque dix ans plus tard, dans le De finibus, achevé
en août 45 avant J.C., il donne, de la sapientia et de la prudentia,
la même définition: «sapientia, quae ars uiuendi putanda est» (I xm
42), et: «uiuendi ars est prudentia» (V vi 16); dans le même ouvrage,
il emploie le mot de sapientia dans un contexte où il décrit la phronè­
sis d’Antipater de Tarse (” ). Si donc, à la fin de 44 avant J.C., Ci­
céron s’est trouvé amené, dans son De officiis, à faire correspondre
la sapientia et la prudentia respectivement à la sophia et à la phronè­
sis de son modèle Panétius et à les opposer comme l’avait fait le phi­
losophe stoïcien, on ne peut voir dans cette spécialisation des deux
termes qu’un emploi technique contraire à l’usage de la langue latine,
et auquel Cicéron lui-même ne se tient ordinairement pas (78). Or,

(76) C ic é ro n , Part, orat., x x i 76: «prudentia, quae calliditas quaeque grauis-


simo nomme sapientia appellatur».
(77) C ic é ro n , D e fin., III x v 50: «neque ullum sapientiae mumis aut opus
inueniretur, cum inter res eas quae ad uitam degendam pertinerent, nihil
omnino interesset, neque ullum dilectum adhiberi oporteret»; cf. supra, p. 254
avec les notes 30-31.
(7B) Cf. P. A ubenque, La prud en ce chez Aristote, Paris, 1963, p. 36, n. 2. —
La distinction de la sapientia-sophia et de la prudentia-phronèsis est faite en
I x l i i i 153, mais non en I v 15-16; R. P o n c e l e t, Cicéron traducteur de Pla­
ton, Paris, 1953, p. 324-327, montre bien la complexité de la notion de «pru­
dentia» en ce dernier passage. — L ’équivalence sophia-sapientia avait été éta­
blie dès le début du 11° siècle avant J.C. par E n n iu s, Annales, 229-30 (éd. E . H.
W a rm in g to n , Remains oj Old Latin, t. I, Londres et Cambridge [Mass.], 3e éd.,
1961, p. 8 2 ):
nec quisquam sophiam (sapientia quae perhibetur)
in somnis uidit prius quam sam discere coepit.
Elle est reprise à la fin du 11° siècle par Afranius, cité par Sénèque, Lettres,
89, 7, et Aulu Gelle, Noctes Atticae, X I I I , v iii, qui note qu’il s’agit là d’un
«sapiens rerum ... humanarum». — Je viens de citer M. Aubenque; je dois
ajouter que, à l’endroit même que j’ai cité et quelques lignes plus haut (p. 35,
n. 2, qui se poursuit p. 3 6 ), ainsi que dans sa communication parue dans As-
sociatiori Guillaume Budé. V H P Congrès. Aix-en Provence, 1-6 avril 1963. Actes
du congrès, Paris, 1964, p. 291-293, M. Aubenque énonce des thèses si surpre­
nantes que j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour me convaincre que je ne
LA PRUDENCE-SAGESSE CH EZ LES LATINS 269

Cicéron ne cessera d’avoir des imitateurs qui comme lui et comme


Plaute, traduiront phronèsis par sapientia. Dans la seconde moitié
du IF siècle après J.C., Fronton, le maître de Marc-Aurèle, décrit
sous le nom de sapientia la phronèsis d’Antipater de Tarse (7B). Vers
la même époque, les premiers traducteurs chrétiens de la Bible, — qui
traduisent sur le grec, sur la Septante pour la Bible hébraïque (80), —
rendent phronèsis et phronimos par sapientia et par sapiens plus
volontiers que par prudentia et prudens (on peut d’ailleurs soupçon­
ner le cicéronien prudentia d’avoir été un mot trop savant pour eux).

rêvais pas: les Stoïciens, qui font l’économie du monde intelligible de Platon,
ignoreraient «évidemment» (!) le concept platonicien de sophia, et leur phronèsis
n’aurait aucun trait commun avec la phronèsis d’Aristote ! Les thèses de M. Au-
benque sont malheureusement trop mal appuyées pour pouvoir être utilement
discutées. Je me contenterai donc de dire que je n’hésite pas pour ma part à
en prendre exactement le contre-pied: la distinction de la sophia et de la phronè­
sis est une des pièces maîtresses du système stoïcien, et c ’est la distinction mê­
me d’Aristote. Comme Aristote, les Stoïciens font de la sophia une vertu spécu­
lative dont le domaine propre est celui de la «physique» (car les dieux, pour
eux, relèvent de la physique), tandis que la phronèsis est une vertu pratique
dont le domaine propre est celui de l’éthique, les actions humaines, les biens
et les maux, exactement comme pour Aristote; inutile de citer des textes: il y
en a trop ! Il suffit de consulter les Indices de von A rnim ... Non seulement
les Stoïciens n’ignorent pas la sophia (pas plus qu’Aristote ils n’ont besoin pour
y croire d’un monde intelligible à la Platon ! ) , mais si l’on me demandait de
caractériser tout le Stoïcisme en une seule thèse, la thèse que je choisirais, c ’est
précisément l’exaltation de la sophia, et qui n’en ferait autant ? Le Stoïcien,
c ’est le Sage, Sophos, et toute son originalité, c’est de faire découler, avec une
implacable rigueur, toute la conduite de la vie, jusqu’en ses plus infimes détails,
de la connaissance théorique (encore que physique et non pas métaphysique)
qu’est la sagesse-sophia (cf. ce que j’ai écrit dans mon livre Magnanimité, Paris,
1951, p. 150-156). Il est donc tout à fait vain de prétendre rattacher l’usage la­
tin au Stoïcisme; ce qui est vrai, c ’est que l’usage de la langue latine ne distin­
gue pas plus sapientia de prudentia que l’usage de la langue grecque ne distin­
guait sophia de phronèsis; ici comme là, les distinctions sont affaire de philo­
sophe, et les philosophes n’ont jamais tant plaisir à distinguer que lorsque les
autres ne le font p as...
(70) F r o n to n , Lettre à M arc-Aurèle: «Quis dubitat sapientem ab insipiente
uel praecipue consilio et dilectu rerum et opinione discem i... Proprium nam'que
sapientis officium est recte eligere» (dans v o n A rn im , III, n° 196); cf. supra,
p. 252 avec la note 24.
(80) La Septante elle-même avait plus d’une fois traduit par phronèsis les
mêmes mots qu’elle traduit par sophia; c ’est ainsi que le terme le plus usuel pour
désigner la sagesse, frokmâh, est traduit quelque 140 fois par sophia, mais une
douzaine de fois par phronèsis; binâh ou th’ bunâh, traduit 17 fois par phronèsis,
l'est 4 fois par sophia.
270 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

Par exemple, dans la Genèse, III, 1, on lit: «Le serpent était plus
sage que toutes les bêtes», texte qui devait donner bien du fil à re­
tordre aux commentateurs, surpris de voir appeler sagesse une si
méchante ruse (ai). Par contre, c’est bien la vertu grecque de phronè-
sis qui reçoit le nom de sapientia dans le livre de la Sagesse, V III, 7:
«Sobrietatem enim et sapientiam docet et iustitiam et uirtutem», texte
que saint Augustin commentera non sans humour: «Sobrietatem ap­
pelions temperantiam, prudentiae inponens nomen sapientiam, forti-
tudinem uero uirtutis uocabulo enuntians, solam iustitiam suo nomine
interpretatus est» (82) ! Dans l’évangile de saint Matthieu, VII, 24, la
Vulgate elle-même a gardé uiro sapienti pour ctvôgt cpQovi|iw; au cha­
pitre XXV, 2-9, dans la parabole des vierges «sages», le mot phroni-
moi, qui revient 4 fois, est traduit dans la Vulgate trois fois par pru­
dentes et une fois seulement par sapientes; mais l’ancienne traduction,
telle qu’elle est attestée par le Codex Bezae, avait partout sapientes,
comme elle a sapientes pour phronimoi en Matthieu, X, 16, sapiens
pour phronimos en Matthieu XXIV, 45 et Luc, X II, 42, sapienter et
sapientiores pour phronimôs et phronimôteroi en Luc, XVI, 8, et sa­
pientia pour phronèsis en Luc, I, 17 (a3). Dans les épîtres de saint Paul,
la Vulgate elle-même a gardé sapientes pour phronimoi dans YÉpître
aux Romains, XI, 25, et dans la seconde Êpître aux Coritithiens, XI,
19 (mais on a prudentes dans l’Êpître aux Romains, X II, 16, et dans la
première Êpître aux Corinthiens, IV, 10 et X, 15). Le traducteur latin
de saint Irénée semble rendre phronimos indifféremment par sapiens

(81) Cf. Vêtus latina. D ie Reste der Altlateinischen Bibel nach Petrus Sabatier
neu gesammelt und herausgegeben von der Erzabtei Beuron. 2. Genesis, hg. von
B. F is c h e r , Fribourg, 1951, p. 56: «serpens autem erat sapientior omnium bestia-
rum», avec les nombreux textes cités.
(82) S. A u g u stin , Retract., I vi 3 (rec. P. K n ö l l , dans C SEL, t. 36, Vienne-
Leipzig, 1902, p. 3 0 ). — Le mot phronèsis se lit 10 fois dans le livre de la Sa­
gesse; il est traduit 4 fois par sensus (IV , 9; V I, 16; V II, 7 ; V III, 6) et 6 fois
par sapientia (III, 15; V II, 16; V III, 7, 18, 20; X V II, 7 ) ; phronimos ne s’y
trouve qu’une fois et est rendu par sapiens, V I, 26; cf. Biblia sacra iuxta latinam
vulgatam versionem ... cura et studio monachorum abbatiae pontificiae sancti
Hieronymi in Urbe O.S.B. édita, t .X I I , Sapientia Salom onis..., Rome, 1964.
(83) c f . J. W o r d s w o r t h et H. J. W h ite , Nouum Testam entum ... Latine...
Pars prior. Quattuor Euangelia, Oxford, 1898, p. 146, 401, 422; A . J ü l ic h e r ,
Itala. Das neue Testament in altlateinischer Überlieferung. I. Matthäus-Evange-
lium, Berlin, 1938, p. 39, 182-183; Id ., Ibid., Pars I I I Lucas-Evangelium, Berlin,
1954, p. 152, 186; R. C. S to n e , T h e Language of the Latin T ext of C odex Bezae,
with an In d ex Verborum , Urbana (Illinois), 1946, p. 174b , s.v. sapientia, sapio,
sapiens. — Pour Luc, X V I, 8, cf. S. A u g u stin , D e G en. ad litt., X I , n , 4 (PL,
34, 4 3 1 ): «et dominus dicit sapientiores esse filios saeculi filiis lucis».
LA PRUDENCE-SAGESSE CH EZ LES LATINS 271

ou par prudens (81). On comprend dès lors que les Pères de l’Église
latine (sauf lorsqu’ils étaient, comme c’est le cas de saint Augustin et
de saint Jérôme, des cicéroniens, et plus cicéroniens que Cicéron lui-mê­
me !), n’aient généralement fait aucune distinction entre prudentia et
sapientia. Au IV° siècle, un saint Ambroise dans son De officiis mi-
nistromm passe constamment et, semble-t-il, sans en avoir seulement
conscience, de prudentia à sapientia (85), et il est suivi dans cette voie
par l’Ambrosiaster, qui va jusqu’à nommer prudens le sage stoïcien (m).
Pour Filastre de Brescia (mort vers 397), la prudentia et la sapientia
sont une seule et même connaissance, qu’il appelle aussi une science

(84) Cf. I r é n é e d e L yo n , Contre les hérésies. Livre IV , Edition critique...


sous la direction de A . Rousseau (Sources chrétiennes, 100), Paris, 1965, p. 726:
«Quis igitur erit fidelis actor, bonus et sapiens...» (c’est la traduction d’une cita­
tion de Matthieu, X X IV , 45 = Luc, X I I , 42, ou l’on a phronimos) ; cf. Ir é n é e
de L yon , Contre les hérésies. Livre III, Ed. F. Sagnard (Sources chrétiennes,
3 4 ), Paris, 1952, p. 100, 4-5: «dicentes se... apostolis existentes sapientiores
sinceram inuenisse ueritatem», et p. 240, 20-21: «se autem sinceriores et pru-
dentiores apostolis esse»; l’allusion à Matthieu, X , 16, semble sûre (âxéçaioi,
traduit simplices en Matthieu, avait été traduit sinceres dans la Uetus latina de
l’épitre aux Philippiens, II, 15).
(M) Com m e l ’a bien noté P . Aubenque, La prudence chez Aristote, P aris,
1963, p. 3 6 , n. 2. — C f. S. A m bro ise , D e off. min., I x x v 117-119 (P L , 16, 5 8 ) :
«N em o enim prudens qui D eum n escit. D enique insipiens dixit quia non est
D eus {Ps. x i n , 1]; nam sapiens non d iceret. Q uom odo enim sapiens qui non re-
quirit au ctorem su u m ... P rim i igitur nostri definierunt prudentiam in ueri con­
s i s t e r co g n itio n e... F u it sapientiae D eo c r e d e r e ...» ; il est vrai qu’A m broise est
ici scrupuleusem ent fidèle à sa source, C icéron , D e off., I v 16 et v i 18: «ex
ea p a rte ... in qua sapientiam et prudentiam ponim us, inest indagatio atque inuen-
tio u e ri... in ueri cognitione consistit». L a confusion sapientia-prudentia se
poursuit tout au cours du livre, et se retrou ve ailleurs ch ez saint A m broise,
p ar ex. D e excessu fratris sui Satyri, I 4 8 (P L , 16, 1307 A ) : «Nihil igitur ea
prudentia sapientius quae diuina et hum ana secernit»: cette «prudentia» est la
sophia stoïcienne, science des choses divines et hum aines.
(86) A m b ro s ia s te r, Comm, in ep. ad Col., iv (P L, 17, 439 B-C) : «Cui senten-
tiae ueteres assensere, ita ut définirent omnes prudentes esse liberos, stultos
autem omnes esse seruos» (saint Ambroise développe aussi ce thème stoïcien
classique, mais en employant le mot sapiens, Epist. 37, P L , 16, 1084-1095) ; cf.
aussi A m b ro s ia s te r, Comm, in ep. ad Cor. pr., I (P L, 17, 189-190): «Stulta
facta est sapientia huius mundi; putans enim se sapere, inuenta est im prudens...
et Graeci similiter uident Christum Dei esse sapientiam, illam autem mundanam,
quam prius putabant prudentiam, maximam esse stultitiam»; IV (ibid., 205 B) :
«prudens est m undo... sapiens uidetur mundanis»; In ep. ad. Cor. sec., X I (ibid.,
3 2 4 c -3 2 5 A ); In ep. ad E ph., I (ibid., 3 7 4 B ): «donum... sapientiae et pruden-
tiae rerum spiritualium».
272 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

céleste (57). A la fin du V° siècle, Pomerius, qui s’inspire étroitement


du De officiis de Cicéron, est encore plus explicite: la quatrième des
vertus cardinales mérite aussi bien le nom de sapieniia que celui de pru-
dentia, car les deux vertus sont si inextricablement imbriquées et sou­
dées qu’on ne peut songer à les séparer, et que ce qui est la tâche de
l’une est aussi la tâche de l’autre: la recherche et l’intelligence de la
vérité (8a). Revenons en arrière ,pour prendre à sa source un courant
que nous allons pouvoir suivre pendant plusieurs siècles: commentant,
au début du IIIe siècle, le texte de Matthieu, X, 16: «Estote prudentes
ut serpentes et simplices ut columbae», Tertullien y lit le commande­
ment d’allier à la simplicité la sagesse, sapientia (8"), tandis qu’au con­
traire, à la fin du VI° siècle, le pape saint Grégoire ne verra aucun
inconvénient à citer le texte de saint Paul dans YÊpître aux Romains,
XVI, 19: «uolo uos sapientes esse in bono et simplices in malo», sous
la forme: «Estote simplices in malo et prudentes in bono» (00); au début
du V II0 siècle, le pape Honorius 1er condensera dans l’épitaphe du
pape Dieudonné 1er cette union de la simplicité et de la sagesse:
simplicitas sapiens uiuax sollertia simplex
serpentina fuit simplicitate uigens,

(87) F ila s ï r e , Div. liereseon liber, CV [77], 3 (Corpus Christianorum, Series


latina IX , Turnhout, 1957, p. 2 6 8 ): « ... ilia caelestis scientia, id est linguarum
omnium prudentia et sapientia».
(8B) Ju lia n i P o m erii, D e vita contemplative, III x x i x 1 (P L , 59, 541 A -B):
«Prudentiam et sapientiam plerique in indagatione veri et inventione consti-
tuunt. Credo propterea quod nec sapiens rite dici possit, cui prudentia, nec
prudens cui sapientia desit. Quapropter si nihil aliud prudentiae ac sapientiae
munus accipitur, nisi inquisitio et comprehensio veritatis; qui veritatem pru-
denter quaerere et sapienter invenire potuerit, is prudens, is sapiens jure voca-
bitur. Hoc idcirco praemiserim, ut quidquid de prudentia fuerit disputatum, id
totum etiam de sapientia dictum possit intelligi. Quia ita sibi hae duae virtutes
implicatae sunt et unitae, et ita quaelibet earum sine altera non potest esse, ut
nec imprudens sapientia, nec insipiens possit dici prudentia». Cf. H. H ag en d ah l,
Latin Fathers and the Classics. A Study on the Apologists, Jerom e and Others
Christian Writers (A cta Univ. Gothoburgensis vol. 64, 1958, 2 ) , Göteborg, 1958,
p. 376-377,
(8B) T e r tu llie n , A dv. Valentinianos, ii-iii (Corpus Christianorum, Series
latina II, Turnhout, 1954, p. 754-755) ; noter en particulier il, 1: «Ideoque simpli­
ces notämur apud illos, ut hoc tantum, non etiam sapientes; quasi statim defi-
cere cogatur a simplicitate sapientia, domino utramque iungente: Estote pru­
dentes ut serpentes et simplices ut columbae».
(°°) S. G rég o ir e , Epist. V , 4 0 (P L, 7 7 , 765 B-C) ; n oter aussi l’expression
«prudentia sim plex», à laquelle fait pendant le «sim plicitas sapiens» du texte
suivant.
DEGRADATION TH EO LO G IQ U E D E LA PRUDENCE 273

l’allusion au serpent de Matthieu, X, 16, nous assurant que sapiens


est bien ici l’équivalent de prudens (01)- A la fin du X IIe siècle et au
début du X IIF siècle encore, les traducteurs de l’Ethica uetus et de
VEthica noua rendent les mots phronèsis et phronimos par sapientia et
sapiens plutôt que par prudentia et prudens (92). Il semble donc hors
de doute qu’en dépit des distinctions des philosophes l’usage n’ait
pas discerné la prudentia de la sapientia: celle-ci n’est-elle d’ailleurs
pas toujours restée pour les Latins maîtresse de vie: «sapientia, quae
esse bonorum operum solet magistra» (°3) ?

Les origines scolastiques de la notion moderne de «prudence»

La continuité qui existe entre le vocabulaire grec et le vocabulaire


latin de la sagesse se brise lorsqu’on passe au français. Sans doute, les
traducteurs forgèrent-ils sur le latin sapientia le vieux mot français de
«sapience» (°4), qui serait la seule bonne traduction du terme aristoté-

(91) Cf. O. H il tb r u n n e r , Latina Graeca. Semasiologische Studien über latei­


nische Wörter im H inblick au} ihr Verhältnis zu griechischen Vorbildern, Berne,
1958, p . 98-105.
(9ä) L ’Ethica uetus rend phronimos par sapiens en 1107 a 1; VEthica noua
rend phronèsis par sapientia en 1096 b 24 (mais par prudentia en 1098 b 24, à
cause de la proximité de sophia rendu par sapientia) et phronimos par sapiens
en 1095 b 28 (en 1103 a 6, il semble bien que fronesis, gardé dans le texte,
ait été expliqué par la glose interlinéaire prudentia); j’ai dit ailleurs l’embar­
ras causé aux commentateurs par ces hésitations de traduction; cf. R.-A. G au­
t h i e r , Arnoul de Provence et la doctrine de la fronesis, vertu mystique suprê­
me, dans R evue du M oyen A ge Latin, 19 (1 963), p. 129-170; S a n c ti Thom ae
d e A ouino, Sententia Libri Ethicorum (éd. Léonine), Rome, 1969, comm. sur
1107 a 1 (livre II ch. 7 lignes 72-74) avec l’apparat des sources; épinglons au
moins ici ce joli texte qui commente 1107 a 1: «Item queritur de qua sapiencia
loquitur auctor cum dicit: determinata racione prout sapiens determinabit. Ad
hoc dicendum est quod duplex est sapiencia: quedam est que est actus specula-
tiui intellectus, et hec sapiencia non est utüis ad uirtutem; et quedam est que
est per experienciam, et hec sapiencia est utilis ad uirtutem et de ista sapiencia
que est per experienciam loquitur hic auctor» (Paris B.N. lat. 3804 A , f . 24 6 v a ).
(°3) S. G r é g o ir e , Moralia in lob , X X I I x x 50 (P L, 76, 24 3 ).
(S4) Nicole Oresme, par exemple, ne traduit jamais sapientia autrement que
par sapience, et il explique: «Et sapience, c ’est la science de methaphisique qui
considéré les principes générais de toutes sciences et les causes principalx de
toutes choses et les meilleurs et plus dignes choses qui puissent estre, comme
sont Dieu et les Intelligences; et la science de teles choses qui sont simplement
neccessaires et inmuables, selon le philosophe, est très certaine quant est de soy
et selon nature» {L e livre de Ethiques d ’Aristote, éd. A . D. M en u t, New York,
274 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

licien de sophia, s’il était encore en usage; il n’a malheureusement pas


survécu. Reste le mot de «sagesse». Mais, justement, la continuité his­
torique fait ici défaut: sagesse no vient pas de sapientia, mais a été
formé vers le XIII° siècle sur le vieux mot français de «sage» (saige,
saive, save, savie), probablement dérivé du latin populaire «sapius».
Et, ce qui est plus grave, le mot français de «sagesse» ne peut être
employé pour traduire le terme aristotélicien de sophia que par un pur
contresens. Si en effet le mot «sage» a pu autrefois signifier «savant»,
il y a longtemps que «sage» et «sagesse» ont perdu en français cette
signification abstraite. Dans la langue d’aujourd’hui (sauf peut-être
dans le jargon des professionnels de la scolastique), la sagesse est, par
opposition à la science dont on redoute souvent la folie, un bon sens
concret, un savoir vivant, un équilibre moral, un principe d’action
sereine et profonde, ce qu’on ne peut exprimer autrement, en termes
aristotéliciens, qu’en disant qu’elle est, par opposition à la sophia, la
phronèsis (°3).
Pourtant, pour traduire le latin prudentia, qui avait pris le relais du
grec phronèsis, les traducteurs n’avaient-ils pas forgé le mot de «pru­
dence» (80) ? Sans doute. Mais le sens de ce mot s’est aujourd’hui telle­
ment affaibli qu’il n’a plus grand-chose à voir avec la prudentia latine
et avec la phronèsis grecque. Qu’est-ce que la prudence, pour un fran­
çais d’aujourd’hui, sinon l’art d’éviter les risques ? Qualité peut-être,
mais qualité subalterne à qui l’on ne pourrait plus demander d’être
maîtresse et guide de vie, comme l’étaient la prudentia et la phronè­
sis ! Or, cette déchéance de la «prudence», il semble qu’on puisse la
dater: elle a commencé au X IIIe siècle, et les responsables en sont les

1940, p. 34 1 ). Cf. F . G o d e fr o y , Dict. de l’ancienne langue française... (Nouveau


tirage), Paris, 1938, t.V I I , 314, et t . X , 628.
(95) Cf. O. B lo c h et W . von W a r t b u r g , Dict. étymologique de la langue fran­
çaise, 2 “ éd., Paris, 1950, p. 540, s.v. sage; G o d e fr o y , Dict. de l’ancienne langue
française, t.V I I , p .282, s.v. sage; t . X , p . 609; s.v. sagece; P . R o b e r t, Dict. al­
phabétique et analogique de la langue française, t. V I, Paris, 1964, s.v. sage,
sagesse (p. 299-300); «sagesse» et «sage» ont souvent un sens affaibli, qui les
rapproche de «prudence» et «prudent» (mais l’inverse n’est pas vrai) ; le fran­
çais «sagesse» peut aussi répondre au grec sôphrosynè, au sens de modération
ou de chasteté; cf. infra t. II, p. 463. — On pourra lire aussi sur l’évolution
générale du concept de sagesse l’étude de W . G e n t, D er Begriff des Weisen. E ine
historisch-kritische Untersuchung, dans Zeitschrift für philosophische Forschung,
20 (1966), p. 77-117.
(30) Cf. F. G o d e fr o y , Dict. de l’ancienne langue française..., t .X , p .441. Le
mot est apparu au X I I I 0 siècle: c ’est une formation savante. Pour l ’évolution
du sens, cf. P. R o b e r t , Dict. alphabétique et analogique de la langue française,
t. V , Paris, 1962, p. 669.
DEGRADATION TH ÉO LO G IQ U E DE LA PRUDENCE 275

théologiens, notamment un Thomas d’Aquin, précisément parce que,


théologiens, ils ont dû faire violence à la sagesse grecque pour la faire
tenir dans le lit de Procuste de leur système, d’où elle est sortie muti­
lée, et «prudence» (0T).
Saint Thomas n’a été, et n’a voulu être, qu’un théologien. Si, au mo­
ment même où il exposait dans la IIa Pars de la Somme de théologie
sa théologie morale, il a commenté VÉthique à Nicomaque, c’était uni­
quement parce qu’il voyait dans la philosophie morale d’Aristote l’in­
strument rationnel qui lui permettrait de rendre compte de ce que la
foi nous enseigne sur le sens de la vie humaine. Saint Thomas n’a
donc écrit ni une philosophie morale, ni une interprétation d’Aristote
pour Aristote; mais il n’en a que davantage marqué l’exégèse aristoté­
licienne, car, pour pouvoir utiliser la philosophie morale d’Aristote
dans une théologie animée par un esprit étranger à l’esprit d’Aristote
et construite selon des exigences étrangères aux exigences de la philo­
sophie, il lui a fallu en bouleverser le sens et l’équilibre; or, ce qu’on
lit bien souvent aujourd’hui chez Aristote, ce ne sont pas les pensées
d’Aristote, mais les réinterprétations thomistes, fussent-elles la néga­
tion de l’enseignement exprès de l’Aristote historique.
La morale de saint Thomas, du fait même qu’elle est théologie, est
une morale de Dieu. Certes, l’idée de Dieu n’est pas forcément absente
d’une philosophie morale, bien au contraire: la philosophie morale
n’est achevée que si elle s’élève jusqu’à Dieu. Mais, si Dieu est le der­
nier mot de la philosophie morale, de la théologie morale il est le pre­
mier, et c’est bien pourquoi le moraliste philosophe qui aborde la IIa
Pars de saint Thomas est si profondément dérouté. D’emblée, c’est de
Dieu que parle saint Thomas, sans qu’il ait été préalablement question
des thèmes qui sont pour le philosophe les thèmes premiers de la mo­
rale: le bien ou le devoir, la conscience ou la loi morale; tous ces thè­
mes, bien sûr, sont présents dans la théologie morale de saint Thomas,
mais ils n’apparaissent que subrepticement et comme par accident,
trop tardivement en tout cas aux yeux du philosophe. Sans doute, à
première vue, la construction thomiste semble-t-elle calquée sur celle
de YÊthique à Nicomaque: ici et là, n’est-ce pas le bonheur qui est
mis au principe de la morale ? Trompeuse apparence ! La construction
thomiste a son principe non pas chez Aristote, mais dans le Beati du
Sermon sur la montage; l’analyse aristotélicienne du bonheur ne four-
(07) Je n’ignore pas la réaction des thomistes contemporains contre la déva­
luation du mot de «prudence» (cf. par ex. Th. Deman, Saint Thomas d ’Aquin.
Som m e théologique. La prudence, 2e éd., Paris, 1949, p. 376-388; Le mot de
prudence) ; il n’est pourtant pas douteux, à mon avis, que la prudentia thomiste
n’ait fait le pas décisif dans la dégradation qui nous a fait passer de la pru-
dentia-sapientia à la prudence-précaution.
276 THEM ES D E L A M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

nit que l’instrument conceptuel qui sert à mieux mettre en relief la


béatitude évangélique: l’idée que le bonheur est fin et que la fin est
le principe de l’ordre moral (°8). Mais, pour pouvoir les utiliser dans
sa théologie morale, saint Thomas a dû faire subir à ces idées mêmes
une transmutation si profonde qu’il prend le contre-pied de ce qui était,
au delà des mots, l’essentiel de la pensée d’Aristote. La fin morale, qui
est pour Aristote réalité essentiellement contingente puisqu’elle est
action de l’homme, est pour saint Thomas la réalité la moins contin­
gente qui soit, car elle est Dieu même, non pas le dieu-objet des philo­
sophes, mais le Dieu-Personne des Chrétiens: la fin de l’homme n’est
pas dans une action de l’homme, pas même dans l’action quelle qu’elle
soit par laquelle il s’unit à Dieu, elle est dans une Personne qui est plus
lui-même que lui-même et dans laquelle il se trouve. De la théologie
morale de saint Thomas, c’est là le premier mot, et dèâ ce premier mot,
la philosophie morale d’Aristote est niée. Saint Thomas dès lors pour­
ra bien en garder des mots, des formules, jamais l’esprit.
Et c’est ainsi que, s’il a gardé le mot de «prudence» et s’il a utilisé
pour charpenter son traité de la «prudence» des formules «aristotéli­
ciennes», saint Thomas, à la suite des théologiens qui avant lui avaient
commencé à bâtir le traité chrétien de la prudence (89), a mis au point
une notion de la «prudence» qui est la négation de la phronèsis d’Aris­
tote.
Parce que la fin humaine est pour lui une action contingente, Aris­
tote en fait le principe d’un ordre pratique, séparé de l’ordre spécu­
latif qui est l’ordre du nécessaire; il est impensable pour lui que l’intel­
lect spéculatif et sa vertu la sophia puissent connaître la fin morale:
ils ne connaissent rien de contingent, rien qui soit du domaine de l’ac­
tion, rien qui se fasse (10°); la connaissance de la fin morale est réser­
vée à l’intellect pratique et à sa vertu la phronèsis, et parce qu’elle
connaît la fin morale, la phronèsis préside à toute la vie de l’homme.
En outre, parce qu’Aristote ignore la volonté et que la décision qui
commande l’action est pour lui un acte de l’intellect, la phronèsis,
principe de la décision, peut conduire l’action jusqu’à son terme con­
cret, la position effective de l’acte vertueux, sans que rien puisse faire
obstacle à son empire. Elle est dans son ordre, l’ordre pratique, non
seulement vertu suprême, mais vertu totale, et c’est pourquoi elle mé­
rite le nom de sagesse (101).
(°3) Cf. R.-A. G a u th ie r, Eudém onisme, dans Dict. de Spiritualité, t. IV , 2,
Paris, 1961, col. 1671-1674.
(”9) Cf. O. L o t t i n , Psychologie et morale aux X I I e et X I I I e siècles, t. III, se­
conde partie, p. 253-280; les débuts du traité de la prudence au moyen âge.
(100) Cf. supra, p. 18.
(101) Cf. infra, t. II, p. 563-578.
DEGRADATION TH EO LO G IQ U E D E LA PRUDENCE 277

Incompatible avec la théologie chrétienne, la sagesse d’Aristote l’est


par les deux bouts. Par en haut d’abord, par sa prétention à connaître
la fin de l’homme: en théologie chrétienne, puisque la fin c’est Dieu, la
connaissance de la fin est le privilège de ce qu’il y a dans l’intelligence
de plus haut, la foi avec le don de Sagesse et la contemplation qui en
procède; on ne peut même pas dire que cette connaissances est «spé­
culative»: elle est au delà de la distinction du spéculatif et du prati­
que et fonde une théologie à la fois spéculative et pratique dans son
unité; mais c’est cette sagesse contemplative qui est désormais seule
«sagesse», puisque seule elle atteint au principe de l’ordre moral com­
me de l’ordre spéculatif (I02). Et ce n’est pas seulement de la connais­
sance de la fin que saint Thomas prive la «prudence» ! Car la pruden­
ce ne s’articule pas immédiatement à la Sagesse contemplative: au des­
sus d’elle, saint Thomas, prisonnier d’une tradition théologique déjà
longue, place la «syndérèse», dont à la suite de saint Albert il fait un
«habitus» des premiers principes de l’ordre moral, ces premiers prin­
cipes universels (tel «Il faut faire le bien»), correspondants aux pre­
miers principes universels de l’ordre spéculatifs, dont l’ensemble forme
la «loi naturelle», selon une formule mise au point vers 1220 par
Guillaume d’Auxerre (103); syndérèse, premiers principes universels de
l'ordre moral, loi naturelle, autant de notions étrangères à Aristote et
auxquelles les théologiens n’avaient mis la dernière touche que durant
le X II“ siècle et la première moitié du X IIF siècle (104). Et ce n’est pas

(10-) Je ne pense pas que saint Thomas attribue directement à la sagesse la


connaissance de la fin ultime comme telle: le passage de l’ordre spéculatif à
l ’ordre pratique se fait par l’intermédiaire de la syndérèse, comme je vais le
dire. Cependant, il n’a pas manqué de disciples pour simplifier les choses, ainsi
Théophraste Bouju dans son Corps de toute la philosophie, Paris, 1614 (cf.
supra, p. 213-214 avec la n. 36 0 ), Seconde partie, p. 39: «Or voila assez de
preuues que la félicité humaine consiste és opérations de l’ame raisonnable se­
lon la sapience et la prudence parfaitte, desquelles celle-la considéré la vraye
fin de l’homme, et celle-cy les moyens et les actions pour y parvenir»; cf. p. 473:
c ’est de la sapience que la politique apprend la dernière fin de l’homme.
( 103) G u illa u m e d ’AuxERRE, Summa aurea (éd. Paris, 1500, f. 66ra) : «Quan-
doque dicitur intellectus cognitio principiorum in unaquaque facultate, secundum
quod dicit Aristotiles quod intellectus est acceptio immedia te propositionis, et
secundum hoc intellectus semper est uerus in speculatiuis; eodem modo sinde-
resis semper est uera quantum ad primam uiam in faciendis; quia sicut in spe­
culatiuis sunt quedam que per se sunt nota, que sunt pura natura speculationis,
ita in agendis sunt quedam principia agendi per se nota, in quibus ius nature
consistit».
(lm) Cf. O. L o t t i n , Psychologie et morale aux X I I e et X I I I e siècles, t. II, Pre­
mière partie, p. 69-100: L a loi naturelle depuis le début du X I I e siècle jusqu’à
saint Thomas d’Aquin; p. 101-349: Syndérèse et conscience aux X I I “ et X I I I e
278 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

encore tout ! Au-dessous de la syndérèse, mais au-dessus de la pruden­


ce, saint Thomas met encore la «science» morale, qui tire des premiers
principes, à un plan purement rationnel, des conclusions de portée
universelle (105). Ce n’est que presque au bas de l’échelle de la con­
naissance pratique, au plan de l'application aux cas concrets de règles
venues de plus haut, qu’apparaît cette modeste vertu qu’on fait bien

siècles. — Cf. infra, t. II, p. 536-37 et 564. — Sans p rétendre être com plet (la
littérature du sujet est in f in ie !) , signalons quelques études postérieures à celle
de D om L o ttin : J. d e B l i c S .J., Syndérèse ou conscience, dans Revue d ’ascéti­
que et de mystique, 25 (1 9 4 9 ), p . 146-157; A . P e t z a l l , La syndérèse. D e l’aigle
d ’Ezéchiel à la conscience morale par le commentaire de saint Jérôm e, dans
Theoria, 20 (1 954), p. 64-77; M .B. C r o w e , T h e T erm «Synderesis» and the
Scholastics, dans Irish Theol. Quart., 23 (1956), p. 151-164, 228-245; R. W . M u l­
lig a n , S .J., «Ratio inferior» and «Ratio superior» in St. Albert and St. Thomas,
dans T h e Thomist, 19 (1 956), p . 339-367; G. S a la , O.F.M ., II concetto di sinde-
resi in S. Bonaventura, dans Studi francescani, 54 (1 9 5 7 ), p . 3-11; M .B . C ro w e ,
Synderesis and the Notion of Law in saint Thomas, dans L ’hom m e et son destin
(A ctes du prem ier congrès int. de philos, m é d .), Louvain-Paris, 1960, p. 601-
609; J. A . G. Ju n ced a, La sindéresis en el pensamiento dé santo Tomás, dans
Augustinus, 6 (1961), p. 42 9 4 6 4 .
Il est à noter que si, jusqu’aux études historiques modernes, la plupart des
exégètes d’Aristote postérieurs au X I I I e siècle lui ont généreusement attribué la
doctrine de la syndérèse, quelques-uns cependant ont vu clair. Nous citerons
comme exemple des premiers les C o n i m b r i c e n s e s , In libros E thicorum ... (cf.
supra, ch. III, note 2 8 5 ), éd. de Lisbonne, 1593, p. 79: « ... sciendum primo est
prudentiam non praestituere finem virtutibus moralibus; id enim pertinet ad na-
turalem rationem, et synderesin, quae se habet ad prudentiam, vt intellectus prin-
cipiorum ad scientiam. Itaque prudentiae munus est per se de medijs tantum,
seu de ijs que ad finem sunt, disponere; dirigendo nimirum alias virtutes mo­
rales circa media ad earum fines obtinendos accommodata: vt docet Aristóteles
lib. 6 Eth. cap. 13 et D. Thomas in 2.2 q. 47 ar. 6 vbi lege Caietanum Scoto pro
D. Thoma respondentem». E t voici maintenant un exemple des seconds, dont on
ne saurait trop louer la perspicacité, en la personne de Balthasar W i l l e , Prae-
cepta ethicae peripateticae... (cf. supra, ch. III, note 3 8 5 ), Brème, 1630, p. 993:
«Synteresis est habitus practicus, quo principia moralia cognoscimus iisque as-
sentimus. Hune habitum peculiariter Arist. 6 Eth. non tradit, sed sub prudentia
comprehendit; attamen non inutiliter à scholasticis et recentioribus reliquis quin­
qué additur».
(105) Citons au moins ce texte par lequel saint Thomas démembre la phro-
nèsis d’Aristote: c ’est son commentaire sur 1141 b 29-33 (livre V I, ch. 7, lignes
87-95): «Est autem considerandum quod... prudentia non est in ratione solum,
sed habet aliquid in appetitu;: omnia ergo de quibus hic fit mentio in tantum
sunt species prudentie in quantum non in ratione sola consistunt, sed habent
aliquid in appetitu; in quantum enim sunt in sola ratione, dicuntur quedam
scientie practice, scilicet ethica, yconomica et política».
DEGRADATION THEO LO G IQ U E D E LA PRUDENCE 279

d’appeler «prudence», car elle n’a rien gardé de ce qui faisait de la


phronèsis d’Aristote une sagesse.
Décapitée de la connaissance de la fin qui faisait d’elle une vertu
suprême en son ordre, la phronèsis d’Aristote est en outre, en théolo­
gie chrétienne, dépossédée de l’aboutissement concret qui faisait d’el­
le une vertu totale. Sans doute saint Thomas ne fait-il de la «conscien­
ce» qu’un acte, dont on peut penser qu’il est à ses yeux l’acte de la
«synésis», partie de la prudence, alors que chez nombre de théologiens
la conscience, élevée au rang sinon de faculté au moins d’habitus,
tend à éclipser la prudence (10°). Mais, parce que le «choix» que dirige
la prudence (I07) est à ses yeux un acte de la volonté, la prudence ne
peut plus avoir pour saint Thomas qu’un rôle limité de régulation
formelle: l’efficacité lui est refusée. Elle reste pour l’action un guide,
elle n’est plus comme l’était la phronèsis d’Aristote maîtresse de vie.
C’est de la volonté et de la Grâce que dépendent désormais notre bon­
ne action ou notre péché, et il fallait que s’efface la sagesse d’Aristote
pour faire place à la puissance de Dieu et à la faiblesse de l’hom­
me (10B).

(106) Cf. plus haut, n. 104; Th. Deman, Saint Thomas d ’Aquin. Somm e théo­
logique. La prudence, Paris, 1949, p. 478-523: Prudence et conscience.
(107) Cf. R.-A. G a u th ie r, dans Bulletin thomiste, 8 (1947-53), p. 64-71; et
dans Rech. de théol. anc. et m êd., 21 (1 954), p. 87, n. 218; cf. aussi supra, p. 255.
(xo8) On notera que, si saint Thomas est contraint par les exigences de sa
théologie de donner à la formule d’Aristote «La sagesse nous fait faire les
moyens» un sens restrictif (cf. par ex. IIa II“e qu. 47 a. 6) qui sauvegarde la
prééminence de la syndérèse, alors qu’elle avait pour Aristote le sens contraire:
«La sagesse est une connaissance de la fin tellement forte et active qu’elle va
jusqu’à nous faire prendre les moyens de parvenir à la fin» (cf. t. II, p. 548-49
et 5 6 0 ), il n’en va pas pour autant jusqu’à dénaturer, lorsqu’il le commente,
le texte dans lequel Aristote attribue expressément à la phronèsis la connaissan­
ce de la fin; voici en effet son explication de 1142 b 31-33 (Sent. Libri Ethico-
rum, V I, ch. 8, lignes 184-189) : «Quia, cum prudentium sit bene consiliari, opor-
tet quod eubulia simpliciter sit rectitudo consilii in ordine ad ilium finem
circa quem veram estimationem habet prudentia simpliciter dicta, et hic est
finis communis totius humane vite». On voit par là en quoi résidera l’origina­
lité de W alter (cf. t. II, p. 5 1 8 ): le premier (à peine peut-on lui trouver un pré­
curseur en la personne de Pierre Foliot, cf. ch. III, p. 141 avec la note 168) il
sacrifiera au système scolastique le sens obvie du texte d’Aristote. Cf. supra, ch.
III, notes 122, 124, 147, 169, 180, 191, 200, 204, 204“'s, 213, 219, 227, p. 163
(Juan de Celaya), notes 230, 254, 256, 261, 264, 280, 281, 281bls, 296, 313,
350bls, 364, 365, 400, 401: pour tous les exégètes, l’objet attribué à la pruden­
ce en 1142 b 31-33 est bien la fin; la plus grande violence qu’ils osent faire
au texte d’Aristote, c ’est de dire qu’il s’agit là non pas de connaître la fin,
mais de déterminer l’homme à la poursuivre; c ’est donc bien la doctrine d’Aris-
280 THEM ES D E L A M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

Et pourtant, c’est cette «prudence» des théologiens, et non la sa­


gesse d’Aristote, que nous décrivent depuis longtemps et aujourd’hui
encore bien des exégètes de YÉthique à Nicomaque. Ils ne voient pas
que ce sont les exigences mêmes de la théologie chrétienne qui ont
contraint un saint Thomas à mutiler l’orgueilleuse phronèsis du Philo­
sophe pour la réduire à la seule petite place humiliée que lui laisse
en Christianisme la primauté de Dieu, et la faiblesse de l’homme. Té­
moin, par exemple, un Jean Crassot. Lorsqu’à l’aube du XV IIe siècle,
dans sa Science morale d’Aristote, il se demande: «Qui sont les vertus
de l’entendement moral ?»■, il répond: «La syndérèse, c’est-à-dire l’in­
telligence des principes et axiomes moraux tels que sont ceux-cy: Tout
tend à bien, à quelque fin; Il faut viure honnestement; Il est meilleur
de viure vertueusement, qui vitieusement; Nous sommes nez et pour
nous et pour autrui; Ne faut faire à autrui, ce qu’on ne veut estre
fait à soy mesme. La discipline morale... La jurisprudence... La pru­
dence, qui est la routine morale dont sera parlé...», et de fait, lors­
qu’un peu plus loin il se demande: «Qu’est-ce que prudence, ou pruden­
ce morale ?», il répond: «C’est une routine par qui les réglés d’hon-
nestement viure sont deüement appliquées, et la faculté qui les doit
exécuter est poussée à son deuoir» (109). Quelle déchéance pour la phro­
nèsis d’Aristote, devenue routine et à peine encore connaissance, ra­
valée tout au bas de l’échelle des degrés du savoir moral, elle qui chez
Aristote les incluait tous ! A la même époque, Eustache de Saint-Paul
n’est pas moins net lorsqu’il s’agit de superposer à la prudence la syn­
dérèse (110) et la science morale: à cette dernière, en dépit d’Aristote,
il refuse le nom de «prudence», car elle connaît la fin, et elle la con­
naît avec certitude, alors que la prudence s’intéresse surtout aux

tote, telle qu’elle était alors comprise, qu’exprime le scribe anonyme qui écrit
au X V e siècle: «Est ergo prudentia quidam oculus quo bonus et débitas finis
conspicitur; qui ergo hoc caret oculo, non sufficienter videre potest ipsum
bonum et debitum finem» (Ms. Nantes Bibl. m un. 82, f. 3v, en m arge).
(109) La science morale d ’Aristote reduite en abrégé fort méthodiquement
expliquée, par Mc Jean Crassot, Professeur de Philosophie en l’Université de
Paris, Paris, 1617, p. 28-29 et p. 102.
(110) Summa Philosophiae Quadripartita..., A vth ore F r. E v s ta c h io à S a n c to
P a v lo , e x congregatione Fuliensi, ordinis Cisterciensis T om us P rio r ... Editio
ultim a ab A uth ore recognita et illustrata, G enevae, Typis Iacob i S toer, 1634
(la prem ière éd. est de 1609, cf. su pra, p. 2 1 3 ); Secundo pars summae philoso-
phicae quae est E thica..., p. 101: Prudentiae munus in genere est p er se de
mediis tantum sive de iis quae sunt ad finem d isp o n ere... ne putes prudentiam
praestituere finem virtutibus m oralibus, id enim pèrtin et ad naturalem rationem
et synderesim , quae se habet ad prudentiam , u t intelligentia principiorum ad
dem onstrationem ».
LA PRUDEN CE TH EO LO G IQ U E A TTRIBU ÉE A A RISTO TE 281

moyens, et par là s’ouvre aux incertitudes de la délibération (m). C’est,


semble-t-il, la peur de cette incertitude de la prudence qui incline
Scipion Dupleix, avant de Melles et Barbay, vers la doctrine scotiste de
la multiplicité de la prudence: comment pourrait-on attribuer pour
objet à la prudence la fin universelle, qui est une, puisque cette fin,
c’est le Souverain Bien, c’est Dieu, et qu’il serait péché de douter de
Dieu et de délibérer de l’adhésion à lui donner ? La prudence doit
donc se contenter de prescrire les fins particulières à chaque vertu, qui
sont multiples, et dont, parce qu’elles ne sont que des moyens en re­
gard de la fin universelle, on peut en chaque cas se demander si elles
s’appliquent (112). On ne s’étonnera certes pas de voir un Francesco
Pavone, un Tarquinio Galluzzi ou un Jacques Channevelle (1I3) attri­
buer à Aristote la distinction scolastique de la syndérèse et de la pru­
dence, mais il est plus curieux de voir le calviniste Pierre du Moulin,
qui aurait dû être plus affranchi des influences scolastiques, la trans­
poser pour soumettre la prudence du Philosophe non plus à une syn­
dérèse qui est encore quelque chose de la nature, mais à la connais­
sance de foi: «Or il y a deux sortes de prudence donc nous pouuons
appeller l’vne religieuse et l’autre civile... Car après que la prudence
religieuse s’est proposé vne bonne fin, la prudence humaine vient au

(m ) Ibid., p. 2: «Moralis disciplina non est prudentia... prudentis officium


istud potissimum est ea quae ad finem magis conducibilia sunt solerter eligere:
at moralis Philosophus non tantùm ea quae sunt ad finem: verum etiam finem
ipsum ex instituto contemplatur. Prgterea prudentia est tantum eorum quç
cadunt in deliberationem: at moralis philosophia est rerum, quarum constans
et indubitata veritas est: unde viri prudentis est adhibito consilio mature deli­
berare; moralis verô philosophi aliquid certô definire ac determinare...». —
Comparer le Clypeus philosophiae thomisticae contra veteres et novos ejus 1m-
pugnatores, Authore R.P.F. Jacobo Casimiro G u e rin o is, Cenomanensi, Ordinis
FF. Praedicatorum ..., t. V II, Ethica, Venetiis, E x Typographia Balleoniana, 1729
(la première éd. est de 1703, date de la mort de l’auteur, cf. Q u é tif -Ê c h a rd ,
t. II, p. 76 2 ), p. 14.
(112) L ’E thique ou Philosophie morale, par M. Scipion du P leix..., Paris, 1617:
Livre Sixiesme. Chap. X : Si la prudence prescrit la fin aux vertus morales
(p. 718-724). — Cf. R. B ady, L ’hom m e et son «Institution» de Montaigne à Bê-
rulle (1580-1625), Paris, 1964, p. 272-273.
(lla) Summa ethicae sive introductio in Aristotelis et theologorum doctrinam
moralein, Auctore Francisco Pavonio Catacensi Theologo Societatis Iesu, Lugdu-
ni, 1620, p. 46: «Dicimus obiectum Prudentiae esse media ad fines quos inten-
dunt virtutes morales. Quia haec est differentia inter synderesim, et Prudentiam,
quod cum utraque sit habitus intellectualis, qui versatur circa agibilia, ilia fines
virtutibus moralibus praescribit, haec m ed ia...»; Pour Galluzzi, cf. supra, ch. III,
n. 400; pour Channevelle, cf. Ethica seu Philosophia moralis juxta principia
Aristotelis, Parisiis, 1666, p. 972-973.
282 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

secours, et fournit les moyens faciles et commodes pour paruenir a


ceste fin» (114).
Pourtant, à cette époque même, subsiste chez les auteurs affranchis
(ou ignorants) des formules scolastiques une notion plus élevée de la
prudence, discernement du bien et du mal et science du devoir, qui
doit sans doute plus aux Stoïciens qu’à Aristote, mais qui permet ce­
pendant à quelques exégètes d’Aristote de sauver ce qui faisait de la
phronèsis de YÊthique à Nicomaque une connaissance morale de la
fin. Nous en avons par exemple un témoin en Pierre de L’Ostal; dans
ses Discours philosophiques publiés en 1579, après avoir cité d’autres
définitions de la prudence, il rappelle «celles qu’Aristote en a baillees,
disant que c’est vne habitude laquelle s’applique a la notion des acci­
dents qui peuuent réussir a nostre profit, ou bien vne cognoissance de
ce que l’honneste deuoir nous congédie d’exploicter», et en fin de
compte il s’arrête à la définition suivante: «c’est vne disposition de
la partie intellectuelle de l’âme, symbolisante auec la raison, et capa­
ble pour tracer les bornes de l’honneste deuoir» (115). Quelques années
plus tard, dans son Traicté des vertus morales, écrit vers 1584-1586
à une époque où il n’avait encore guère pratiqué les théologiens, le
futur cardinal Du Perron rend compte des rapports de la prudence
avec la science morale et avec les vertus sans faire appel à la catégorie
moyens-fin: la prudence est connaissance, et plus même que la science
morale, car elle connaît comme elle les règles universelles de l’action,
et elle ajoute à cette connaissance la connaissance des actions particu­
lières; la prudence est vertueuse, et plus même que la vertu, car de
la vertu dépend l’acte externe dans sa matérialité, tandis que de la
prudence dépend la conduite de cet acte selon les circonstances, qui
seule en fait un acte vertueux (UG); c’est bien la phronèsis d’Aristote
(U4) La Philosophie mise en françois et diuisée en trois parties..., Ethique
ou Science morale Comprise en dix Hures, par Pierre d v M o v lin , Paris, 1644,
p. 297-298.
(lls) L es Discours philosophiques de Pierre de Lostal, sieur d ’Estrem, esquels
est complém ent traitté de l’E ssence de l’A m e, et de la V ertu Morale. Au roy de
Navarre. A Paris, Pour Iacques du Puys. M .D .L X X IX . Discours 14: De la pru­
dence, p. 2 0 8 -2 36 (les textes cités sont aux p. 2 1 0 et 2 1 2 ) .
(11B) L es diverses œ uvres de l’illustrissime cardinal D u P erro n ..., A Paris...;
1622 (cf. plus haut, ch. III, p. 193 avec la note 3 0 7 ) , p. 7 9 6 : «La Prudence
est nombrée entre les Vertus actives, à cause qu’elle gouuerne toutes les actions
qui procèdent d’icelles; E t pource qu’elle consiste en la cognoissance des réglés
qui conduisent nos actions, elle peut estre appellée Vertu contemplatiue. On
la définit vne Vertu qui monstre la façon et la réglé de faire bien les choses
qui appartiennent aux hommes: On dira par ceste définition que la Prudence
n’est pas différente de la Morale: car elle contient aussi les réglés qui conduisent
les actions des hommes. Pour respondre à ceste objection, il faut entendre que
SURVIVANCES D E LA PRUDENCE-SAGESSE 283

que décrit Du Perron, même s’il le fait en des formules qui ne sont
pas celles d’Aristote. Citons encore François de Gravelle, dans son
Abrégé de philosophie paru en 1601: «La première [des vertus cardi­
nales] est vulgairement appellée prudence, tenant comme le souuerain
lieu entre les uertus, d’autant qu’elle donne la cognoissance du bien et
du mal pour choisir I’vn et fuir l’autre» (1I7). Et terminons par Johan-
nes Crell qui, dans son Ethica aristotélica, écrite avant 1633, donne
pour première tâche à la prudence de connaître les lois universelles
qui règlent la conduite de la vie, et donc la vraie fin de toute la vie
humaine, après quoi seulement elle pourra connaître les meilleurs
moyens de parvenir à cette fin (118).

les regles de nos actions sont contenues dedans l’estenduë qu’on appelle actif
ou praticien. Elles sont vniuerselles seulement, ou bien appliquées à quelques
actions particulières. Considérons à la premiere façon, elles appartiennent à la
science morale: mais si on les considere entant qu’elles sont appliquées en
quelque particulière action, elles appartiennent à la Prudence. De là on tire
que ce n’est pas assez pour estre prudent, de sçauoir les regles generales de la
Philosophie morale; mais qu’il faut encore estre rompu aux actions particulières:
car le principal de la Prudence est la conduitte de l’action, selon les circonstan­
ces d’icelle... En l’action de quelques particulière Vertu, on remarque deux
choses: La première est l’action qui respond a ceste Vertu, comme le donner,
de la Libéralité; se mettre en hazard, de la Force; La deuxième est conduitte
de ceste action, selon l’obseruation des circonstances, et celle-cy dépend de la
Prudence: dont on tire qu’il n’y a point de Vertu qui puisse estre exempte de
l’adresse de la Prudence».
(117) A brégé de philosophie phisique, metaphisique, morale et divine: Sur la
cognoissance de l’hom m e et de sa fin, par François de Gravelle, Sieur d’Arpen-
tigny, Paris, 1601 (le passage cité est à la p. 1 9 6 ). — On notera aussi que Gra­
velle s’élève vivement contre la théorie aristotélicienne qui fait de la vertu un
habitus: non, la vertu est une qualité accidentelle qui peut se retirer du sujet;
on reconnaît la protestation luthérienne, — ou faut-il dire chrétienne ? — contre
la croyance grecque à l’inamissibilité de la vertu (p. 1 9 8 ) . — On trouve la
même conception de la «prudence» dans le Sommaire des quatre parties de
la Philosophie, Logique, Ethique, Phisique et Metaphisique, par lean de
Champeynac, Escuyer, sieur Dumas, Conseiller du Roy, Lieutenant assesseur
au siege Présidial de Perigueux, et M. des Requestes ordinaire en la maison
de Nauarre et ancien Domaine, et de la Roine Margueritte, à Paris, 1607, p. 111:
«Aussi est-il que la cognoissance du bien et du mal sortant de la prudence,
ceste vertu est comme la lumière des autres vertus, pour conduire son subject,
qui est l’homme, à son bien. E t de là on définit la prudence estre une habitude
en l’intellect de l’homme, par lequel il est dressé à vne bonne conduite de tout
ce qui lui conuient».
(U8) J. C r e l l i i Franci, Ethica Aristotélica..., Cosmopoli, 1681 (cf. plus haut,
ch. III, note 32 9 ), Pars II, Caput xxix, De Prudentia, p. 195: «Eius officia sunt:
1. Universalia vitae recte instituendae praecepta, atque adeo verum totius vitae
284 THEM ES D E L A M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

L ’EUDËM ONISM E E T L A M O RA LE DU BIEN :


D E K ANT A BROCHARD

Le thème que nous abordons maintenant est peut-être l’un des thè­
mes préférés de ¡ ’«aristotélisme» moderne. Il n’en est pas pourtant qui
soit plus éloigné de l’aristotélisme d’Aristote, car il ne semble pas
avoir fait son apparition avant la fin du X IX e et le début du XX ”
siècle.

finem, et apta ad eum assequendum media nosse...». — On est heureux de no­


ter que l’exégèse de W alter, qui refuse à la phronèsis d’Aristote la connaissan­
ce de la fin, malgré l’affirmation expresse d’Aristote en 1142 b 31-33 (cf. t. II,
p. 518-519), est en voie de disparition, en dépit de quelques adhésions attar­
dées, telles celles de J. A. K. Thomson, T h e Ethics of Aristotle, London, 1953,
de J. Tricot (cf. plus haut, ch. I l l , note 4 2 5 ), et surtout de P. Aubenque, La
prudence aristotélicienne porte-t-elle sur la fin ou sur les moyens (A propos
d ’Eth. N ie. V I, 10, 1142 b 31-33), dans R evue des études grecques, 78 (1965),
p. 40-51, que je déplore d’autant plus d’avoir à citer ici que ses pages n’appor­
tent rien de nouveau. L ’exégèse traditionnelle (cf. plus haut, note 108), depuis
qu’elle a été brillamment remise en honneur par D. J. A lla n , Aristotle’s Account
of the Origin o f Moral Principles, dans Actes du X I m° congrès international de
philosophie, vol. X I I , Bruxelles, 1953, p. 120-127, notamment p. 125, est adoptée
par le grand nombre des auteurs récents; je ne cite que ceux dans l’adhésion
est explicite: T . A nd o, Aristotle’s Theory of Practical Cognition, Kyoto 1958,
notamment p. 270 (cf. mon c.r. dans Bulletin thomiste, X I , 1960-62, n° 192,
p. 80-81); E . M ichelak is, Aristotle’s Theory o f Practical Principles, Athens,
1961, p. 51; J. J. W alsh , Aristotle’s Conception of M oral Weakness, New York,
1963, p. 132 avec la note 17; W . F . R . H ard ie, T h e Final Good in Aristotle's
Ethics, dans Philosophy, 40 (1 9 6 5 ), p. 278: «W e learn in E.N . VI 9 that the
man of practical wisdom has a true conception of the end which is best for
him as well as the capacity to plan effectively for its realisation (1142 b 31-33)»;
R. D. M ilo, Aristotle on Practical Know ledge and W eakness of Will (Studies
in Philosophy, V I ), La Haye-Paris, 1966, p. 59 (Milo cite la traduction de
Ross de 1142 b 31-33, mais son commentaire précise: «It is important to note
that practical wisdom presupposes not only the ability to reason correctly, but
to reason correctly with a view to the right end. Thus, it presupposes the ability
to truly apprehend the end»). — Peut-être faut-il également citer ici (encore
qu’il ne se réfère pas explicitement à 1142 b 31-33) le P. Clifford K o s s e l, S.J.,
Aristotle an the Origin and Validation o f the Moral Judgm ent, dans J. C o llin s,
Readings in A ncien and M edieval Philosophy (The College Readings Series,
No. 6 ) , Westminster (M aryland), 1963, p. 86: «Hence, Aristotle sometimes says
that moral virtue makes the aim right, and prudence provides the meansj This
does not mean that prudence does not know the end, but only that such know­
ledge depends on the presence of good appetite. But knowing the universal
(the end) is not what makes it prudence; it is its grasping the end in the
particular, the ability to weigh properly all the elements in a given situation
L E «BIEN » CH EZ A RISTO TE 285

Sans doute faut-il s’excuser, comme le faisait naguère H. A. Prichard,


d’énoncer ce qui paraîtra à nombre d’exégètes, trop habitués à lire
dans Aristote ce qu’il ne dit pas, une hérésie (119). Un juge aussi averti
que M. Verbeke n’a-t-il pas récemment écrit: «Depuis la première
page, on pourrait même dire depuis la première ligne, de l’Éthique à
Nicomaque jusqu’à la dernière, on retrouve la préoccupation centrale
du Stagirite: la notion de bien» (12°). On ne peut nier assurément
qu’Aristote, dès la deuxième ligne de l’Éthique à Nicomaque, n’emploie
le mot agathon. Mais que signifie ce mot ? Toute la question est là, et
nombre d’exégètes se la sont posée, dont la réponse est identique: si
Aristote métaphysicien nous a dit, encore que d’une façon bien floue
et hésitante, ce qu’il entend par le mot agathon au plan métaphysi­
que (m), Aristote moraliste ne s’est jamais soucié de nous dire ce que
signifie en morale le mot agathon et il semble bien que le mot ait con­
servé pour lui le sens extrêmement vague qu’il avait pour le sens com­
mun. Rien de plus significatif à cet égard que les premières lignes de
l'Éthique à Nicomaque, si malencontreusement invoquées par les cham­
pions de la «morale du bien»; lorsqu’Aristote nous dit que toute l’ac­
tivité humaine tend à «quelque bien», il faut donner au mot son sens
le moins défini; la définition du bien qu’Aristote va aussitôt donner
n’est-elle pas empruntée à Eudoxe et n’est-elle pas en réalité une défi­
nition du plaisir ? Notre mot «bon» rendrait mieux ici l’équivoque:
«Est bon ce vers quoi toutes choses tendent» (122). Et Aristote ne parle-
t-il pas aussitôt des «biens» que poursuivent tous les métiers, et qui

and judge rightly how to achieve the end here and now». Ceci rejoint, il me
semble, ce que j’ai dit: connaître la fin abstraitement, sans connaître les moyens
de la réaliser, ce n’est pas phronèsis, parce que ce n’est pas connaître vraiment
la fin; la phronèsis est connaissance de la fin, mais connaissance totale et effi­
cace, et cette connaissance inclut la connaissance des moyens.
(119) H. A. P r i c h a r d , T he Meaning o f àyaüôv in the Ethics of Aristotle, dans
Philosophy, 10 (1 9 3 5 ), p. 27: «I have for some time found it increasingly
difficult to resist a conclusion so heretical that the mere acceptance of it may
seem a proof of lunacy... The heresy, in brief, is that Aristotle (in the Nico-
machean Ethics, except in the two discussions of pleasure, — where ayaftcrv is
opposed to cpaW.ov and uo-/<)t)q0 v) really meant by àya§ôv conducive to our
happiness...».
(iso) G. V e rb e k e , Thèm es de la morale aristotélicienne, dans Revue philos,
de Louvain, 61 (1 9 6 3 ), p. 202.
(m ) Cf. par ex. Eugene E. R yan , T h e Notion of G ood in Books Alpha, Beta,
Gamma and Delta of the Metaphysics of Aristotle, Copenhague, 1961.
(122) Cf. infra, t. II, p. 4 (in 1094 a 3) et surtout p. 819-820 (in 1172 b 10-15).
Voyez aussi ce que nous avons dit du discours de Vialardi, supra, p. 181 avec
la note 275.
286 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

ne sont que des «avantages» matériels, santé, navire, victoire, riches­


se ? Mais n’en restons pas à cette première impression. Dans le seul
livre I de VÉthique à Nicomaque, Aristote emploie le mot agathos quel­
que 76 fois (53 fois pour désigner un «bien», 11 fois pour désigner
un homme «bon», mais nous ajoutons 12 emplois du superlatif aris-
tos) (123). C’est assurément beaucoup, mais il faut y regarder de plus
près. Or, si le mot agathon désigne une demi douzaine de fois le bien
proprement humain, seul le contexte lui confère ce sens plus pré­
cis (124). D’ordinaire, le mot garde le sens tout à fait indéterminé qu’il
avait dans la langue grecque la moins philosophique: il s’applique à
tous les «biens», aux biens extérieurs comme aux biens du corps et aux
biens de l’âme (125), au «bien» que cherchent le médecin, le général,
le tisserand, le charpentier, le joueur de hautbois, le sculpteur, comme
au bien de l’homme, au plaisir (I2°) comme à l’intérêt, et ce dernier
sens est peut-être le plus marqué. Il y a dans le premier livre de l’Éthi­
que à Nicomaque un texte caractéristique de cette tendance à identi­
fier l’agathon à l’intérêt: Aristote y fait allusion à la division classi­
que des biens, déjà attestée dans les Topiques, en kalon (bien moral),
plaisant et utile, mais il y remplace l’utile (sumphéron) par le bien,
agathon: Vagathon se trouve donc opposé au kalon comme l’utile l’est
au bien moral (12?). Pareil emploi du mot agathon au sens d’intérêt n’a
d’ailleurs rien d’exceptionnel, au contraire; lorsqu’Aristote au livre
VIII de l’jÉthique à Nicomaque oppose à l’amitié vertueuse l’amitié
utile, il n’hésite pas à dire que la caractéristique de l’amitié utile, c’est
de chercher à se procurer un «bien», agathon (128), et lorsqu’un peu plus

(123) En voici le relevé: agathon: 1094 a 2, 3, 22; b 7 ; 1095 a 15, 17, 27, 28;
b 14, 25; 1096 a 7, 19, 30; b 3, 4, 6, 9, 13, 19, 21, 25 (b is); 1097 a 1, 3, 5, 9, 15,
18, 23; b 8, 18(b is), 19, 27; 1098 a 16, 20; b 13, 15, 19; 1099 a 1, 6, 22, 31;
b 27; 1100 a 19; 1101 a 35; b 2, 25, 29, 30; 1102 a 4, 14. — agathos-. 1094 b 28;
1095 b 27; 1099 a 17; b 6, 31; 1100 a 25; b 21; 1101 a 1, 3 ; 1101 b 15; 1102 a 9;
b 5. — aristos: 1094 a 22; 1097 a 28; b 22; 1098 a 17; b 32; 1099 a 29, 30; b 17,
23, 30; 1101b 22.
(12)) Cf. le bien humain: 1094 b 7; 1098 a 16; 1102 a 14; le bien cherché:
1096 a 7; 15; le bien terme de l’action: 1095 a 17; 1097 a 1; 1097 a 23.
(12s) EN I, 8, 1098 b 12-14 (cf. infra, t. II, p. 6 2 ); cf. 1099 a 31, etc.
(12B) EN I, 1096 a 29-34; 1097 a 6-11; 16-20; etc.
(m ) EN I, 1099 a 22-29. Cf. infra t. II, p. 125, comm. sur 1104 b 31-32; en
V III, 1155 b 19, Vagathon prend au contraire la place du fca/on, non sans ar­
rière pensée: la similitude des trois amitiés, vertueuse, plaisante et utile, ap­
paraît mieux si l’on attribue pour terme à l’amitié vertueuse Yagathon, car le
plaisir et l’ùtile que cherchent les autres amitiés sont un agathon, tandis qu’ils
ne sont pas un kalon.
(iss) EN V III, 1156 a 12, 15, 19, 30.
L E «BIEN» CH EZ A RISTO TE 287

loin il définit le tyran, ce qu’il lui reproche c’est de chercher son bien
à lui, agathon (I20). Rien de plus classique d’ailleurs que cette assimi­
lation du bien à l’intérêt: Aristote y avait déjà fait allusion dans la
Rhétorique comme à une opinion courante (I30), et elle restera une des
constantes de la pensée grecque, et même de la pensée romaine, comme
l’a justement noté E. Grumach (131): les Stoïciens eux-mêmes identifie­
ront expressément le bien, agathon, à l’intérêt, sumphéron, quittes à
préciser que seule nous est avantageuse la vertu (132). L’hérésie de H. A.
Prichard, comme le souligna à son tour E. F. Carritt, est en réalité une
évidence: le bien, agathon, c’est ordinairement, pour l’Aristote de
YÊthique à Nicomaque, l’intérêt (133). Si donc il était légitime de tirer

p a ) e n V III, 1160 b 8.
(iso) Rhét,, I, 6, 1362 a 20: t ô ôè au[.iq)EQOv ava^ôv; II, 13, 1389 b 37 — 1390
a 1: îô uèv yào auucp&oov autco àyaflàv Êcra, t ô ôè v.akày àjtXtôç.
( 131) E . G rum ach, Physis und Agathon in der alten Stoa (Problemata 6 ), Ber­
lin, 1932 [2° éd. Berlin-Zurich-Dublin, 1966], p. 8 avec la n. 3.
(132) Cf. p ar e x .: P r o c l u s , In Plat. Alcib. pr. ( = v o n A rn im , Stoic, vet.
fragm,, I I I , n ° 3 1 0 : t o àyai)ùv tu cuurpÉoovTi, t u î i t o v ; S to b ée, Eel. I I ( = VON
A rn im , I I I , n° 7 4 ) : to à’&yaüàv i.eyeodai cpaat aXeovaxmg, to ¡i'ev joqS>ro v .., âcp'
o î ffunpaivEi üjcpE?.Eïai)ai...; S e x tu s E m p iricu s, Adv. math. I X 22 ( = von
A rn im , I I I , n ° 7 5 ) : ol ¡xèv o îv S t c o ï-x o I ... ôgiÇovxat xàvaflàv Tgôîtcp tco B e -

âyatiov èffTiv oVpéXEia ^ ov% ë te o o v dicpeXelaç; D io g èn e L a ë r c e , Vitae Philos.,


V II , 94 ( = VON A rn im , I I I , n° 7 6 ) : ’Ayaüàv ôè y.oivwç (ièv tô tI ’oq>eXoç, iôttoç
ô’iîto i raiiTov o ù / etegov o’>cpE).EÎaç (cf. V I I , 102 = VON A rnim , II I, n° 1 1 7 );
E p i c tè t e , Entretiens, I x x n 1: t î ç yào iiuœv où uifliiaiv 8t i t ô ayaü àv tnjjicpégov
è o tî; Sénèque, Lettres à Lucilius, 120, 2 : «Bonum p utant esse aliqui id quod
utile est». — Les Stoïciens assurém ent édifieront à p artir de cette n otion du
sens com m un toute une théorie de Yagathon (bonum) et de ses rapports avec
le kalon ( honestum ) ; m ais justem ent, pareille élaboration ne se trouve pas chez
A ristote. — Sur l’histoire du co n cep t â ’agathon avant A ristote, on trouvera de
précieuses notations dans A rth ur W . H. A dk ins, M erit and Responsibility. 4
Study in G reek Values, O xfo rd , 1960 (voir l ’index, p. 3 7 2 , s.v. Agathon) ; je re­
tiens cette rem arque, p. 2 4 9 : «agathon is n ot a m oral term »; dans son com pte
rendu du livre de M. A dkins, R. Bam brough écrit: «It is w ell known that the
w ord cr/uilov is often used in the sense of «advantage» w ithout any recognisably
moral connotation» ( T h e Philosophical Quarterly, 12, 1962, p. 3 6 6 ).
(i3ii) £ . f C a r r i t t , A n Ambiguity of the W ord «Good» (Annual Philosophical
Lecture Henriette Hertz Trust, 1937), dans Proceedings of the British Academy,
vol. 23, Londres, 1937, p. 7-8 (du tiré-à-part) ; M. Carritt, après avoir distingué
deux sens du mot bien: (I) le bien moral, (II) «conducive to somebody’s ad-,
vantage or satisfaction», écrit: «Professor Prichard has cogently argued that
Aristotle, in the Nicomachean Ethics, and Plato meant by à.yaü6v simply that
which was directly conducive to a man’s happiness, that is his good (II) or
interest, though he admits that they said several things inconsistent with this.
He has certainly demonstrated that they did not consistently mean by âyaüov
288 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

argument de la fréquence du mot «bien», agathon, dans l’Éthique à


Nicomaque pour définir la morale d’Aristote, plutôt qu’une «morale
du bien»', il faudrait l’appeler une «morale de l’intérêt».
En fait, la conclusion la plus ferme qu’on puisse tirer de l’emploi du
mot agathon dans YÉthique à Nicomaque, c’est qu’Aristote parlait grec:
son emploi du mot ne diffère généralement pas de l’usage courant de
la langue grecque. Lorsque toutefois il en diffère et révèle une élabo­
ration philosophique, le «concept» de bien n’apparaît pas comme un
concept caractéristique de la morale et qui puisse la définir: on aurait
autant de raisons de définir la physique d’Aristote comme une physi­
que du bien, car l’idée de fin, inséparable de l’idée de bien, y tient
la même place (134). La pierre qui tombe tend à son bien, comme y tend
la fleur qui éclôt, l’oiseau qui chante et l’étoile qui brille, comme y
tend l’homme qui agit, — plus même que n’y tend l’homme qui agit,
car si Aristote explique le mouvement du monde par l’attrait qu’exerce
sur lui le Premier moteur immobile, le rôle du Premier moteur est chez
lui purement cosmique (135): l’amour qui porte vers lui les êtres expli­
que pourquoi s’épanouit la fleur et pourquoi se reproduit l’animal, il
explique peut-être même les aspirations inconscientes de l’homme (13S),
mais il n’explique pas son action délibérée et réfléchie.
Car, et c’est sur le bien, agathon, la seule affirmation précise d’Aris­
tote dans son Éthique à Nicomaque, la seule qu’il ait entrepris de dé­
montrer ex projesso, le bien de l’homme (ou mieux le bien de cet hom­
me-ci), le bien qui est terme d’action ne saurait se définir par référen­
ce à aucun bien transcendant: la bien de l’homme est une île, il est
isolé, séparé, coupé de tout autre bien. Et il ne peut en être autrement,
puisque le mot de «bien», agathon, est équivoque: il n’existe ni un
Bien-en-soi comme le voulait Platon, ni même un concept de bien: il
n’existe que des biens qui tous sont autres, et autres en tant même
que bien. On peut faire de la morale de Platon une morale du Bien.
Le chapitre 4 du livre I de YÉthique à Nicomaque interdit à tout ja-

what we mean by good ( I ) . But surely the truth is that they clearly an consistent­
ly meant neither one thing nor the other».
(134) Cf. par ex. Phys. I, 192 a 16-19; II, 2, 194 a 32-33; 3, 195 a 23-26; 5,
197 a 25-30; 8, 198 b 8, 18; cf. A. M an sio n , Introduction à la Physique Aristoté­
licienne (Aristote. Traductions et études), 2° éd., Louvain-Paris, 1945, p. 253-254,
274-81.
(135) Cf. Fr. D ir lm e ie r , Zum gegenwärtigen Stand der Aristoteles-Forschung,
dans W iener Studien, 76 (1 963), p. 64.
(130) Cf. infra t. II, p. 810 (comm. sur 1153b 31-32); p. 822-823, comm. sur
1173 a 4-5.
L E «BIEN » CH EZ A RISTO TE 289

mais de faire de la morale d’Aristote une morale du bien: le bien


n’existe pas.
Mais la morale d’Aristote n’est-elle pas, à tout le moins, une morale
du bien de l’homme ? Pour que l’expression ait un sens, il faudrait que
l’affirmation que l’homme recherche son propre bien, comme l’animal
le sien, suffise à faire d’elle une morale, c’est-à-dire à assurer à la con­
duite humaine la spécificité que lui reconnaît expressément Aristote:
il n’y a de vertu (donc de morale) ni de l’animal ni du dieu, mais seu­
lement de l’homme (m). Or, ce qui caractérise la conduite humaine, ce
n’est pas la recherche du bien, agathon, c’est l’intervention de la rai­
son: avec la raison apparaît le bien moral, car le concept de bien moral
n’est pas étranger à Aristote, mais ce n’est pas dans le mot d’agathon
qu’il s’exprime, c’est dans le mot tout différent de kalon; or, ce mot
de kalon occupe dans YÊthique à Nicomaque exactement la même
place qu’y occupent les mots qui expriment l’idée de devoir, et c’est
normal, puisque bien moral et devoir ne sont pour Aristote que les
deux faces d’une même réalité, l’action jugée, mesurée et impérée par
la raison (!3S). Dira-t-on que la morale d’Aristote est une morale du
kalon ? Ce serait oublier que, pas plus que l’emploi du mot agathon,
l’emploi du mot kalon n’est caractéristique de la pensée d’Aristote:
il n’est caractéristique que de la langue grecque ! Ce qui est propre
à Aristote, ce qui définit sa morale, c’est l’effort qu’il a fait pour ré­
duire le kalon, comme le àêon, à n’être que les manifestations d’une
règle qu’énonce la sagesse, vertu de la raison pratique. S’il est une
expression qui puisse définir la morale d’Aristote, c’est peut-être celle
de «morale de la sagesse», encore que l’expression reste vague: nous
essaierons dans un instant de préciser davantage.
C’est pourtant, en cette seconde moitié du XX° siècle, un lieu com­
mun de ranger la morale d’Aristote parmi les «morales du bien»: les
manuels de philosophie sont sur ce point à peu près unanimes, encore
qu’ils aient les plus grandes peines à expliquer ce que peut bien vouloir
dire l’expression de «morale du bien»; les uns lui donnent une portée
si vague qu’elle englobe toutes les morales, sauf celle de Kant, tandis

(I37) EN, V II, 1, 1145 a 25-26; infra t. II, p. 584.


(13s) Cf. infra, t. II, p. 568-575. — Le mot kalon se trouve 17 fois dans 1s
livre I de YÊthique à Nicomaque, mais il a quelquefois un sens non moral: ex­
cellent, parfait, 1099 a 6, b 22, 24, 1101 a 2, 5, 13; beau (au sens esthétique),
1099 a 4; au sens moral, on trouve: les belles actions, 1099 a 18; tù v.akâ,
1094 b 14; 1095 b 5; 1099 a 32, b 32; xà v.aUv, 1100 b 30; un usage beau et
vertueux, 1100 b 27; plus significatifs sont les passages 1099 a 22, 27, où kalon
est opposé à agathon. On se convaincra facilement à la lecture de ces textes du
fait que le concept de «bien moral» n’occupe dans le livre I de YÊthique à
N icom aque qu’une place encore épisodique, et non «centrale».
290 THEM ES D E L A M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

que les autres estiment que seules méritent le nom de «morales du


bien» les morales du bien moral ou les morales du Bien-en-soi. Ce qui
semble sûr, c’est que la vogue de l’expression «morale du bien» est
récente, et qu’en particulier la transformation de la morale d’Aristote
en «morale du bien» ne s’est faite qu’au début du XX° siècle: elle
constitue ainsi le dernier avatar de la morale «aristotélicienne».
L’origine de l’expression de «morale du bien», et de la conception
de la morale qu’elle implique, semble devoir être cherchée dans une
réaction contre la morale kantienne et plus précisément contre la con­
damnation par Kant de r«eudémonisme». Le mot d’«eudémonisme»,
créé en 1797-1798 par Kant, en vint rapidement à désigner ce que
Kant appelait plus volontiers la «doctrine du bonheur» (Glückselig-
keitsîehre: on ne peut dire «morale du bonheur», puisque justement
pour Kant ce n’est pas là vraiment une morale). Rappelons les traits
caractéristiques qui, aux yeux de Kant, font de la Glilckseligkeitslehre
la première erreur à éliminer pour fonder la moralité (13B): cet «eudé­
monisme» veut fonder la moralité sur le principe du bonheur indivi­
duel (1<0); or, la notion de bonheur individuel, de soi indéterminée,
ne peut être déterminée que d’une façon empirique (141), elle ne peut
donc fonder aucune loi universelle, comme doit l’être la loi morale,
mais seulement un égoïsme (142). La condamnation de l’eudémonisme
par Kant n’est donc, suivant la juste formule de V. Delbos, que «la
conséquence ou l’expression directe de son rationalisme propre» (143).
Si Kant se refuse à faire du bonheur le principe de la moralité, c’est
parce que d’une part il conçoit la morale comme une «métaphysique»,
c'est-à-dire comme une science rationnelle a priori, et d’autre part
parce qu’il conçoit le bonheur comme nécessairement empirique: il ne
saurait être en effet pour lui qu’un état du sentiment et tout sentiment
est sensible (144). C’est donc a priori et sans aucun égard à notre appétit
de bonheur que la raison édictera la loi morale, et ce n’est qu’après
coup que sera rétabli le lien, affirmé par le sens commun et maintenu
par Kant, entre vertu et bonheur: si le bonheur n’est en aucune façon
le principe de la vertu, il est bien, en un sens, sa conséquence et s’unit
à elle pour former le souverain bien; mais le souverain bien n’est pas

(i3o) Fondem ents de la métaphysique des mœurs (Kant’s gesammelte Schrif-


ten, éd. de l'Académie de Berlin, 1902-1928, t. IV , p. 4 4 2 ); Critique de la rai­
son pratique (ibid., t. V , p. 9 2 ). . .
■(uo) Critique de la raison pratique (ibid., t. V, p. 2 2 ).
( 14!) Fondem ents de la métaphysique des mœurs (ibid., t. IV , p. 418) ; Criti­
que de la raison pratique (ibid., t. V , p. 25, 9 2 ).
(142) Critique de la raison pratique (ibid., t. V , p. 22, 7 3 ).
(143) V. D e lb o s, La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905, p. 331.
(144) Critique de la raison pratique (ibid., t. V , p. 22-23, 75 ).
L ’«EUDËMONISME« 291

de cette terre, sa réalisation postule l’immortalité de l’âme et l’exis­


tence de Dieu qui récompensera la vertu par le bonheur (145).
La condamnation kantienne de l’eudémonisme a trouvé un écho
profond et l’on peut dire que, à de rares exceptions près, elle a dominé
toute la pensée allemande au XIX° siècle et jusqu’à nos jours (146). En
France cependant une réaction s’amorce très tôt contre elle: à partir
de 1817, Victor Cousin donne les leçons qui devaient aboutir en 1828
et en 1853 à son livre célèbre: Du vrai, du beau et du bien, manifeste
de cette morale qu’on a appelé la morale «éclectique». Éclectique, la
morale de Victor Cousin l’est en ce qu’elle s’efforce d’intégrer la mo­
rale de Kant dans un système plus vaste: de Kant, elle retient l’idée
d’obligation morale et de devoir, mais elle soumet cette idée à celle
du bien: «Sous tous les faits, écrit Victor Cousin, l’analyse nous a mon­
tré un fait primitif, qui ne repose que sur lui-même: le jugement du
bien. Nous ne sacrifions pas les autres faits à celui-là, mais nous devons
constater qu’il est le premier et en date et en importance... Le bien
est obligatoire. Ce sont deux idées indivisibles, mais non pas identi­
ques. Car l’obligation repose sur le bien: dans cette alliance intime,
c’est à celui-ci que celle-là emprunte son caractère universel et abso­
lu» (14?). Le système de Victor Cousin devait être porté à sa perfection
par P. Janet, daùs son livre La morale, paru à Paris en 1874: c’est là
le meilleur exposé qui ait jamais été écrit de cette morale qui est en­
core aujourd’hui aux yeux de beaucoup la morale «aristotélicienne» (et
même la morale «thomiste»). Notons-en au moins ici le «principe fon­
damental» (qu’on chercherait en vain chez Aristote !): «Notre principe
fondamental est que le bien moral suppose un bien naturel qui lui est
antérieur et qui lui sert de fondement» (14S). Toutefois, si P. Janet em­
ploie pour désigner la morale de Kant l’expression de «morale du de­
voir»1, pas plus que Victor Cousin il n’emploie pour désigner son pro­
pre système l’expression de «morale du bien»; il a créé pour le dé­
signer l’expression d’«eudémonisme rationnel» (I4n), expression qui de­
vait lui être empruntée pour désigner la morale d’Aristote (et celle de

(145) Cf. R.-A. G a u th ie r , Eudém onisme, dans Dict. de Spiritualité, t. IV , 2,


Paris, 1961, col. 1660-1674, où l’on trouvera la bibliographie du sujet.
( ho) c f . art. cité à la n. préc., col. 1663-1666.
(14?) V. C ousin , D u vrai, du beau et du bien, 22e éd., Paris, 1879, p. 367.
(148) P. Ja n e t, La morale, Paris, 1874, Préface, p . v i.
(14,>) P. Ja n e t, La morale, Préface, p. x n : «Telle est la doctrine dont on trou­
vera les développements dans les pages suivantes. Si l’on veut donner un nom
à cette doctrine, ce qui n’est pas sans importance pour fixer les idées, on
pourrait l’appeler une sorte d’eudémonisme rationnel, opposé d’une part à
l’eudémonisme utilitaire, et de l’autre au formalisme trop abstrait de la morale
de Kant, mais en même temps les conciliant l’un et l’autre».
292 THEMES D E LA M O RA LE «A RISTO TELICIEN N E»

saint Thomas) par Léon Ollé-Laprune, A.-D. Sertillanges et M. Gil-


let (150) et qui a fait fortune dans le néo-thomisme français. L’expres­
sion est certainement heureuse, car, avant Kant, Aristote a bien vu que
la tendance empirique au bonheur -est trop indéterminée pour fonder
la morale; d’elle, il n’accepte qu’une chose, et qui ne l’engage à rien,
le nom qu’elle donne au bien suprême: il veut bien avec elle l’appeler
eudaimonia, bonheur (131). Ce n’est donc pas sur cette aspiration
qu’Aristote fonde sa morale, mais bien sur la raison. C’est la raison en
effet qui, sans aucun recours à l’aspiration empirique au bonheur, dé­
termine l’essence du bien suprême, l’activité vertueuse de la contem­
plation de Dieu(152); l’aspiration au bonheur n’intervient qu’après
coup, pour justifier le nom de bonheur qu’on a donné à ce bien suprê­
me: l’activité vertueuse réunit en elle tout ce que nous attendons du
bonheur (153).
Inconnue de P. Janet, il semble bien que l’expression de «morale du
bien» ait été créée en 1902 par Victor Brochard dans son article sur
La morale éclectique (1S4). Mais, si cette expression désigne chez Victor
Brochard la morale d’Aristote, c’est précisément en tant qu’elle s’op­
pose, selon lui, à la morale de Kant et à la morale éclectique: la mora­
le d’Aristote serait une «morale du Bien ou du Bonheur» justement
parce que, faisant consister le bien dans le bonheur, elle exclurait

(150) L . O llé -L a p ru n e , Essai sur la morale d’Aristote, Paris, 1881, Préface,


p. xv : «Je dois noter aussi les très remarquables chapitres de M. Janet dans
sa Morale sur le principe du bonheur et sur le principe de l’excellence ou de
la perfection: il y cite souvent Aristote, et il professe ce qu’il nomme un eudé­
monisme rationnel. Je lui ai emprunté ce mot qui rend nettement et vivement
le caractère de la théorie aristotélicienne du bonheur». Cf. A.-D. S e r t i l l a n g e s ,
Les bases de la morale et les récentes discussions, dans R evue de philosophie,
3 (1902-1903), p. 1-23, 138-171 et 305-333; M. G i l l e t , D u fondem ent intellec­
tuel de la morale d ’après Aristote. Essai critique, Fribourg (en Suisse) et Paris,
1905, p. 121 (cf. p. 114, 126, 135). — E . Baudin, Cours de Philosophie. Morale,
Paris, 1936, p. 139, a proposé l’expression d’«eudémonisme moral», qui n’a pas
eu le même écho.
(‘« ) EN , I, 2, 1095 a 17-28; 5, 1097 a 15 - b 21 (cf. infra, t. II, p. 26-29 et
4 9 ). — Sur l’origine et l’histoire du mot â’eudaimonia, qui apparaît au V II0 siè­
cle avant J.C. chez Sapho, cf. Max H ein ze, D er Eudämonismus in der griechi­
schen Philosophie (Abh. d. k. Sachs. Gesellschaft d. W ., Philol.-hist. Kl., 1883,
p. 643-758) ; la première partie, qui s’arrête à Socrate, est seule parue.
(is2) E N , I, ch. 6 (cf. infra, t. II, p. 5 4 ).
(iss) EN , I, ch. 8-9 (cf. infra, t. II, p. 26, pour le p lan ).
(154) Paru dans la Revue philosophique, 1902, 1.1, p. 113-141; repris dans
Études de philosophie ancienne et de philosophie m oderne, par V . Brochard,
recueillies... par V . Delbos, Paris, 1912, p . 504-538; l’expression «morale du
Bien ou du Bonheur» se trouve à la p. 531.
LA «M O RA LE DU BIEN» 293

toute idée d’obligation et de devoir: point besoin d ’obliger les hommes


à être heureux et de leur en faire un devoir, ils le veulent naturelle­
ment !
La morale éclectique ainsi attaquée trouva alors un champion inat­
tendu en la personne d’un aristotélicien, d’un thomiste, le P. Sertillan-
ges. La série d’articles qu’écrivit ainsi en 1902-1903 le célèbre domi­
nicain est capitale pour l’intelligence de l’histoire de la «morale du
bien»: elle montre que le P. Sertillanges a résolument identifié la mo­
rale d’Aristote et de saint Thoôias à la morale éclectique, et que c’est
cette morale éclectique qu’il a par la suite défendue avec un talent
qui devait lui assurer une large audience dans les cercles du thomisme
contemporain. Victor Brochard avait dénoncé dans l’amalgame que
faisait l’éclectisme de la morale du bien, — qui était selon lui celle
d’Aristote, — et de la morale du devoir, — qui était celle de Kant, —
une contradiction. Critique injuste, répond le P. Sertillanges:

«Il suffit de lire, par exemple, le lucide exposé de M. P. Janet pour se rendre
compte que cette contradiction prétendue ne repose que sur une confusion du
critique. «Le bien naturel et essentiel étant le fondement du devoir, dit Paul
Janet, nous admettons avec Kant que le bien moral en est, au contraire, la con­
séquence; et ainsi se trouve justifiée cette double proposition: Le devoir consiste
à faire le bien. — Le bien consiste à faire son devoir. En d’autres termes, le
devoir consiste à rechercher ce qui est naturellement bon; et l’acte moralement
bon est celui qui est fait par devoir».
Rien n’est plus clair, pour qui connaît l’état de la question, que ce résumé
de la morale éclectique. Il y a ici trois termes: le bien naturel ou essentiel,
autrement dit, ontologique, objet du métaphysicien. Il y a ensuite le devoir,
qui consiste à réaliser ce bien, en tant qu’il est réalisable dans l’homme et par
l'homme. Il y a enfin le bien moral, qui consiste à obéir au devoir ainsi défini.
Il n’y a donc nulle contradiction, ici, à faire dépendre le devoir du bien et le
bien du devoir; car dans ces deux formules, le bien dont on parle n’est pas
le m êm e...
... En tête: un bien à réaliser, et c ’est la perfection de l’homme... Ensuite
la loi du devoir, qui ordonne de réaliser ce bien en soi. Enfin, le bien moral,
qui consiste dans l’obéissance à la loi.
C’est donc le bien humain considéré comme objet, le bien ontologique, qui est,
en soi, p o u r L’E c le c t i q u e comme p o u r n o u s, le point de départ de la morale.
E t n’est-ce pas dire que le point de départ de là morale, c ’est la' métaphysi­
que ?» (155) .

(1M) A.-D. S e r t i l l a n g e s , Les bases de la morale et les récentes discussions,


dans R evue de philosophie, 3 (1902-1903), p. 320-321 (cite P. J a n e t, La morale,
Paris, 1874, p. ix) ; les italiques sont du P. Sertillanges; par contre, les petites
capitales sont de moi.
294 THEM ES D E LA M O R A L E . «A RISTO TÉLICIEN N E»

On notera que le P. Sertillanges s’est bien gardé de reprendre à son


compte l’expression de Victor Brochard: «morale du bien». Cette ex­
pression en effet exprimait cela même que le P. Sertillanges combat­
tait: la simplification arbitraire par. laquelle Brochard avait séparé ce
que l’éclectisme unifiait, la «morale du bien» et la morale du devoir.
Pour le P. Sertillanges comme pour Victor Cousin et pour Paul Janet,
il y a une morale de cette réalité complexe qu’est le bien moral (in­
cluant l’obligation et le devoir), appuyée à une métaphysique du bien
naturel (on dirait, en termes aristotéliciens, une morale du kalon ap­
puyée à une métaphysique de Yagathon). Pourtant, l’expression était
si commode qu’elle a fini par s’imposer. Il n’en est cependant pas de
plus malheureuse, pour quiconque aime.la clarté: son raccoursi pro­
longe l’équivoque qui lui est congénitale, et l’on ne sait jamais, lors­
qu’on entend parler de «morale du bien»,, s’il s’agit de morale ou de
métaphysique, de bien moral ou de bien naturel.
La morale d’Aristote ne mérite certainement pas le nom de «morale
du bien», puisqu’Aristote n’a jamais essayé, comme l’essaieront les
Stoïciens, de lier lé kalon à Yagathon, le bien moral au bien naturel,
dont au reste il a refusé de faire un concept doué de quelque unité.
Mais la morale de saint Thomas lui-même mérite-t-elle ce nom ? S’il
est légitime d’extraire de la théologie morale de saint Thomas la philoso­
phie morale qui lui sert d’instrument, il est sans doute permis de penser
que la philosophie morale éclectique de Cousin, de Janet et de Sertil­
langes est l’essai le plus réussi de cette laïcisation de la morale tho­
miste. Dieu, qui est le principe de la théologie morale de saint Thomas,
ne peut en effet être pour la philosophie morale le principe d’où elle
part; il est donc nécessaire qu’une reconstruction foncière fasse passer
au plan de principes organisateurs d’une philosophie morale «thomis­
te» des notions qui dans la théologie morale de saint Thomas n’étaient
qu’accessoires et secondaires: c’est le cas de la notion centrale de
toute philosophie morale, cette notion complexe qui intègre dans
l’unité d’une même et unique réalité l’obligation morale, le bien moral
et le devoir. Saint Thomas a dû sur ce point s’expliquer, peut-être par­
ce qu’il n’avait qu’un, mot, bonum, pour exprimer à la fois la notion
de bien.naturel et celle de bien moral: il déclare donc nettement que
ce qui transforme, le bonum naturae en bonum moris, c’est l’interven­
tion de la raison qui le juge et le prescrit: le bien naturel ne devient
un bien moral qu’en s’inscrivant dans un ordo rationis (F II", qu. 19,
a. 1 ad 3), car la raison est mesure est règle de l’ordre moral (C.G.,
III, 9; .Ia IPV qu. 19,. a. 4): c’est son. commandement (dictamen, im­
perium ou praeceptum) qui fait de l’acte qu’elle prescrit non plus seu­
lement un acte naturellement bon, mais un acte moralement bon, un
devoir auquel on ne saurait se soustraire sans péché et qui nous appa­
LA «M O RA LE DU BIEN» 295

raît donc comme obligatoire (15G). Mais, s’il est juste de reconnaître à
une certaine forme de la «morale du bien» ses origines thomistes, en­
core faut-il ne pas oublier que l’explication et l’exposé de cette mo­
rale ne sont pas antérieurs au XX 0 siècle.

( 136) la I I ae, qu. 2 1 , a. 1; épinglons ici cette parfaite définition de l’obliga­


tion m orale: «h oc est obligare, scilicet astringere uoluntatem u t non possit sine
deform itatis nocum ento in aliud tenàere, sicut ligatus non p otest ire», In I I Sent.,
d. 3 9 , qu. 3 , a. 3 . M algré le ton polém ique déplaisant de son exposé, le P . L .
L ehu , La raison, règle de la moralité d ’après saint Thomas, P aris, 1930, a quant
au fond excellem m ent exposé la doctrine de saint Thom as.
L e P . J. Tonneau m e pard on nera, je l’espère, si j’invoque ici son livre Absolu
et obligation en morale, M ontréal-Paris, 1965, à une fin qu’il n ’avait pas pré­
vue. C om parant l’usage que fait saint T h om as des m ots obligo, obligatio, obli-
gatorius, à l’usage post-kantien du m ot d ’obligation en m orale, le P . Tonneau
est frappé p ar le sens lim ité que revêt ch ez saint Thom as le m ot obligatio:
l ’obligation n ’apparaît qu’au plan de l ’application à la conduite des règles m o­
rales, et en core toute application n ’est-elle pas obligation, m ais seulem ent cette
sorte d ’application qui «nous lie p ar la m otion d ’autrui» (p. 1 1 9 ). T ou t autre
sera l ’impression de quiconque com p arera l ’usage thom iste à l’usage de la
latinité classique ou m êm e patristique: 42 2 emplois des m ots du groupe obligo
dans la seule Somm e de théologie, chiffre noté p ar le P . T on neau (p . 3 7 ) , voilà
le fait b rutal, m assif, énorm e, qui surprendra le lecteu r de Cicéron ou de Sénè-
que ! Q u ’on lise dans la Somme de théologie quelque 5 0 fois le m ot obligatio,
qu’on a peine à trouver une fois chez C icéron (au sens limité de «garantie»
ou «cau tion», Lettres à Brutus, I, 18, 3 ; M . T . C icero n is Operum t. I I I , Lyon,
1585, p. 4 4 1 , 3 0 ) , q u ’on y lise au m oins 8 fois le m ot obligatorius, totalem ent
inconnu de la latinité classique (R . J. D e f e r r a r y et M . I. B arry , A Lexicon of
St. Thomas Aquinas, B altim ore, 1948, citen t m êm e la leçon obligatiuus, mais
cette leçon est sans a u to rité ), voilà qui nous invite à v o ir dans l ’usage tho­
miste non pas une lim itation, mais une extension considérable de l ’im portance
de l ’obligation ! Q ue le verbe obligare ait signifié étym ologiquement «entou­
rer quelqu’un de liens» (sens tout m atériel qui est en core prédom inant dans
la latinité patristique, cf. A . B la is e , Dict. latin-français des auteurs chrétiens, 2 e
éd., Tu rn hoù t, 1963, s.v. obligo, obligam entum o b ligatio ), que dans la langue ju­
ridique elle-même le substantif obligatio ait eu d ’abord, de la loi des D ouze
Tables à G aius, le sens actif d ’a cte qui lie (cf. M . F . D umont, Obligatio, dans
Mélanges Philippe Meylan, U niversité de Lausanne. R ecueil de trav au x pu­
blié p ar la F acu lté de d roit, vol. I , D ro it rom ain, Lausanne, 1963, p . 7 9 -9 1 ),
ce ci ne rend que- plus frapp an te l ’extension et l’intériorisation du terme dans
la langue de saint .Thomas- (com m e d ’ailleurs ch e z -le s théologiens d e 's o n
tem ps) : du lien m atériel, de la loi extern e qui nous lie p a r la m otion d ’autrui,
o n -p asse ici déjà à la con scien ce qui nous lie de l ’intérieur; P ou r qu’on s’élè­
ve à la pure notion de l’obligation m orale, il n ’y a plus qu’un pas à faire:
voir que si la con scien ce oblige c ’est p ar la force m êm e de la raison qui lui
dicte sa loi et hausser ainsi l ’obligation à son rang de prem ier principe de
296 THEM ES D E LA M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

LA M O RA LE D ’A R ISTO TE, M O RALE D E L ’A M ITIÉ

Si les thèmes majeurs de la morale «aristotélicienne» sont étrangers


à la morale d’Aristote, ou tout au moins n’y sont pas présents à titre de
thèmes réfléchis et techniquement élaborés (car on peut bien sûr tirer
toute une philosophie du bien de l’analyse de la langue d’Aristote,
comme on peut en tirer une de l’analyse de la langue d’Homère ou
d’Aristophane !), s’il n’est juste de définir la morale d’Aristote ni com­
me une morale de la nature ni comme une morale du bien, quels sont
donc les thèmes qui caractérisent vraiment la morale d’Aristote, parce
qu’Aristote lui-même les a mis en œuvre de façon consciente et réflé­
chie, et comment peut-on définir sa morale ?
Le thème premier de la morale d’Aristote, celui par où Aristote s’est
dès l’abord défini en opposition à Platon, c’est le thème de la spécifi­
cité de l’ordre moral: le chapitre 4 du livre I de l’Éthique à Nicoma-
que, auquel il faut toujours revenir lorsqu’on veut définir la morale
d’Aristote, ne nie pas seulement l’existence d’un Bien-en-soi subsistant,
il nie l’existence de tout bien «universel», c’est-à-dire l’existence d’un
concept même de bien: le mot «bien» est équivoque; comme l’avait
déjà dit Héraclite, autre le bien de l’homme et autre le bien du pois-

l’ordre moral, en vertu du vieil adage: Propter quod unum quodque, illud mu­
gis ! Que l’on replace saint Thomas dans les perspectives historiques de l’évo­
lution sémantique et l’on conclura qu’il est le témoin d’une étape décisive dans
la formation de notre terminologie morale.
La portée de ces remarques est évidemment strictement philologique: elle ne
concerne que les mots. Leur portée philosophique est nulle, puisque, s’il est
vrai que le mot «obligation ne s’est pas entièrement dégagé chez saint Thomas
de ses origines juridiques et n’est pas encore parvenu à son statut pleinement
philosophique, saint Thomas a, pour exprimer l’idée d’obligation morale, d’autres
mots, tous ceux qui expriment l’impératif rationnel. Sans doute le P. Tonneau
écrit-il: «L ’impératif est tout autre chose que l’obligatoire» (p. 103), mais il
veut dire, bien sûr, «que l’obligatoire au sens juridique du mot», car l ’impératif
rationnel, c ’est l’obligation même, au sens moral du mot, qui n’est pas un sens
métaphorique, mais qui est au contraire, encore qu’il ne soit apparu chrono­
logiquement qu’en dernier lieu, le sens premier et vrai du mot; la loi extérieure
ne m ’oblige en effèt que dans là mesure où je la fais mienne, et il n’y a de
véritable obligation que cèlle que je m’impose à moi-même du dedans. Le cas
de l’obligation n’est d’ailleurs pas une exception: tous les concepts moraux se
sont formés par intériorisation et le bien même a d’abord été pensé comme
une chose ou un rapport à autrui (l’honneur, la gloire) avant qu’on ne prenne
conscience que le bien est en nous, puisqu’il est justement la fidélité à cette
loi qui m’oblige de l’intérieur.
LA M O RA LE D’A RISTO TE, M ORALE DE L ’AM ITIE 297-

son O57) ! Il s’ensuit aussitôt, et c’est là que justement Aristote vou­


lait en venir, que le «bien humain» forme à lui seul un ordre à part,
qu’il serait vain de vouloir expliquer en le rattachant à tout autre
«bien» que ce soit; il se suffit à lui-même. Or, ce bien humain est le
seul à être le principe d’un ordre moral: il n’y a de vertu ni du dieu
ni de la bête (15S). Qu’est-ce donc qui fait la spécificité du bien hu­
main et qui l'habilite, lui et lui seul, à fonder un ordre moral ?
La réponse, croyons-nous, est à chercher dans un deuxième thème
qu’Aristote ne développe pas expressément dans l’Éthique à Nicoma-
que, mais auquel il se réfère comme à un thème qu’il a lui-même dé­
veloppé par ailleurs et qu’il présuppose partout: ce thème, c’est le dua­
lisme instrumentiste, c’est la conception de l’homme qui est celle de
YÊthique à Nicomaque. Il ne suffit pas en effet pour définir le «bien
humain» de dire que ce bien est un bien rationnel: certes, il l’est, et
c’est ce qui fait que la morale d’Aristote n’est pas un «eudémonisme»
au sens kantien du terme: le bien humain (que l’on peut si l’on veut
appeler bonheur) est d’abord le bien de la raison, il est l’activité que
la raison, parce qu’elle l’a reconnue comme sa perfection propre, se
donne comme fin à poursuivre: le jugement de la sagesse (phronèsis)
qui connaît la fin pratique qu’est la contemplation de la philosophie
(sophia) est pour Aristote le fondement ultime de la morale, et il n’y
a pas à chercher au delà : vouloir enraciner ce bien humain dans un
bien de nature ou dans un bien divin, ce jugement dans une loi natu­
relle ou divine, ce serait retomber dans les errements de Platon et
méconnaître la spécificité de l’ordre moral. Pourtant, le jugement de
la sagesse qui fixe à l’homme sa fin ne suffit pas à faire un ordre
moral: ne pourrait-on en retrouver l’équivalent en Dieu, qui pourtant
n’est pas vertueux ? Non, ce qui fait qu’il existe un ordre moral et
que cet ordre est propre à l’homme, c’est la dualité de sa nature: en
dessous de la raison, il y a dans l’homme une irraison et la morale
naît quand la sagesse, ayant reconnu la fin de la raison, l’impose à l’ir­
raison: alors en effet naît le bien moral (kalon), alors naît le devoir
(déi), et ils naissent de l’impératif par lequel la raison prescrit à l’ir­
raison de poursuivre son bien à elle, raison: l’obligation morale n’est
autre pour Aristote que cet impératif de la raison (1SB).
Qu’est-ce donc en fin de compte que la morale pour Aristote ? C’est
la réduction à l’unité d’un dualisme. On comprend du coup la ressem­
blance superficielle qui rapproche la morale d’Aristote des morales

(l57) EN , V I, 7, 1141 a 22-23; X , 5, 1176 a 3-9; sur l’équivocité du bien, cf.


t. II, p. 46-47.
(15S) Cf. supra, p. 289, avec la note 137.
(15S) Cf. infra, t. II, p. 557, 568-575.
298 THEM ES DE L A M O RA LE «A RISTO TÉLICIEN N E»

religieuses et la différence foncière qui les sépare. Comme saint Paul,


comme Luther, et je dirais, comme Kant, Aristote part de l’expérience
de la division de l’homme: nous sentons en nous deux éléments en lut­
te, dont le combat nous déchire (li0). Pour Aristote comme pour Paul
comme pour Luther comme pour Kant, la paix à laquelle l’homme
aspire ne peut se trouver que dans l’obéissance et que dans la soumis­
sion au devoir. Seulement, pour les esprits religieux, le combat qui se
livre en nous nous dépasse: il est le combat de la grâce et de la vo­
lonté rebelle, de Dieu et de l’homme, et le devoir est obéissance de la
volonté à la loi de Dieu, ou à cet impératif catégorique qui n’en est
que la laïcisation. Pour Aristote, le combat qui se livre en nous est
tout humain, c’est celui de la raison et de Firraison, et le devoir n’est
qu’obéissance de l’irraison à la raison comme l’obligation n’est rien
d’autre que la loi même de la raison.
Ne rejoignons-nous pas ainsi le Platon de la République ? Oui, dans
la mesure où précisément le dualisme psychologique de l’Aristote de
l’Éthique à Nicomcique reste très proche de la psychologie platonicien­
ne. Mais, outre que s’est éteint le soleil du Bien d’où, dans la Répu­
blique de Platon, la raison tire sa lumière, il y a ici, une différence qui
traduit ce que la psychologie d’Aristote a de nouveau: c’est en termes
de justice que Platon dans la République traduit les rapports des par­
ties de l’âme, tandis que, parce que son instrumentisme a déjà mis en
relief sinon l’unité qu’affirmera l’hylémorphisme, au moins l’adaptation
et la parenté de l’irraison à la raison, Aristote ne parle plus guère de
justice (101); ce qui chez lui tient la place que tenait chez Platon la
justice, c’est l’amitié.
Si Aristote a consacré dans son Éthique à Nicomcique tant de place
à l’analyse de l’amitié, n’est-ce pas parce que en fin de compte c’est par
elle que se définit le plus complètement son idéal ? M. Tatarkiewicz
n’avait pas tort de voir dans YÉthique à Nicomaque une morale de
l’amitié (102), à condition toutefois de ne pas faire de cette morale de
l’amitié une troisième morale s’ajoutant à la morale de la sagesse et
à la morale de la philosophie, à la morale de la vertu et à la morale
de la contemplation, mais au contraire la morale qui lie en un tout ce
qu’ont de partiel les «morales» qui ne retiendraient de la morale com­
plexe d’Aristote que l’un des deux éléments dont il veut assurer l’uni­
té: la contemplation qui perfectionne la raison ou l’obéissance qui
perfectionne l’irraison. Plus que dans les chapitres 7 à 9 du livre X de

(ioo) EN , I, 13, 1102 b 13-25; IX , 4, 1166 b 17-25 (et toute la description de


l'incontinence !) .
(“») EN , V, 15, 1138 b 5-13.
( 182) c f . supra, p. 81, avec la note 34.
LA M O RALE D’A R ISTO TE, M O RALE D E L ’AM ITIE 299

YÊthiqae à Nicomaque, c’est peut-être au chapitre 4 du livre IX


qu’Aristote, avec une ferveur de ton qui révèle la profondeur de son
sentiment, a dit son dernier mot et décrit ce qui est pour lui le «bien
humain», cette paix du cœur qui fait à la fois qu’on peut vivre seul,
parce que ce qu’on trouve en soi sa joie, et qu’on peut vivre avec autrui,
parce que justement on est soi-même : quelle communion peut-il y
avoir entre les méchants, qui ne sont pas eux-mêmes, mais tantôt ceci
et tantôt cela ? Si Aristote avait dû résumer sa morale en une formule,
il n’aurait pas dit, avec les Stoïciens: «Vivre en conformité avec la
nature», il n’aurait pas dit, avec le Chrétien: «Chercher Dieu», il n’au­
rait pas dit, avec le moraliste moderne: «Faire son Devoir», ou: «Faire
le bien», il aurait dit, ou plus exactement il a dit: «Vivre en amitié
avec soi même, de façon à pouvoir, de surcroît, vivre en amitié avec
autrui» (EN, IX, 4, 1166 b 26-29).
CHAPITRE V

LE TEXTE DE
L ’ÉTHIQUE A NICOMAQUE

Il n’existe pas encore d’édition critique du texte grec de YÉthique


à Nicomaque. Pour qu’existe une édition critique, deux conditions sont
en effet requises: il faut premièrement que tous les témoins du texte
aient été recensés et examinés, et il faut deuxièmement qu’un stemma
ait été dressé, ou tout au moins une classification faite, qui permette de
juger de la valeur de chacun des témoins.
C’est à peine si aujourd’hui on commence à remplir partiellement
la première de ces conditions. En 1963, M. A. Wartelle, dans son In­
ventaire des manuscrits grecs d’Aristote, a dressé une liste des manus­
crits grecs de YÉthique à Nicomaque: il en signale près d’une centaine,
sans parler d’une vingtaine de manuscrits fragmentaires 0). Encore cet
inventaire, fait sur catalogues, est-il nécessairement provisoire : pour
avoir un dénombrement définitif des manuscrits grecs de YÉthique à
Nicomaque, il faudra attendre que soit achevée la constitution de
1’«Aristoteles-Archiv» entreprise en 1965 à l’Université libre de Berlin
sous la direction de M. P. Moraux: on trouvera là la reproduction sur
microfilm de tous les manuscrits grecs d’Aristote jusqu’à l’année
fragmentaires.
Encore faut-il se rappeler que les manuscrits grecs ne sont pas les
seuls témoins du texte de YÉthique à Nicomaque. On n’a trouvé jus­
qu’ici sur papyrus que deulx courts fragments de YÉthique (1142 b
11-17 et 1144 a 6-11), mais cela a suffi pour constater qu’ils attestent
deux leçons de Lb (X II0 siècle) contre les leçons de Kb (X° siècle) (3).

0 A. W a r t e l l e , Inventaire des manuscrits grecs d ’Aristote et de ses com­


mentateurs, Paris, 1963.
(2) La liste des mss de YÉthique à Nicom aque a déjà été quelque peu recti­
fiée et complétée par D. H a r l f i n g e r et J. W ie s n e r , D ie griechischen Handschrif­
ten des Aristoteles u n d seiner Kommentatoren. Ergänzungen und Berichtigungen
zum Inventaire von A . Wartelle, dans Scriptorium, 18 (1964), p. 238-257. II
faut supprimer deux mss de la liste de Wartelle (le n° 867, qui contient la
G rande éthique et non YÉthique à Nicom aque, et le n° 1205, qui contient 4es
commentaires sans le texte), en ajouter un complet (M adrid 4715) et trois
1600 (2).
(3) Cf. T he O xyrhynchus Papyri. Part X X IV , ed. E . Lobei... C .H . R oberts...
E . G. Turner and J. W . B. Bams, Londres, 1957, n° 2402, p. 124-126.
302 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

La découverte de la traduction arabe des livres VII-X devrait nous


permettre de remonter pour ces livres a un état du texte antérieur à
nos plus anciens manuscrits grecs (4). Quant aux traductions latines du
X II0 et du X III' siècle, dont on a depuis longtemps fait grand cas, c’est
à peine si les problèmes complexes qu’elle posent commencent à être
débrouillés : une édition critique permettra bientôt, nous l’espérons, de
les utiliser correctement (5). Important enfin pour l’établissement du
texte est le témoignage des commentateurs grecs : Aspasius écrivait
quelque huit siècles avant le plus ancien de nos manuscrits grecs; or,
les principales éditions de VÉthique ont été faites avant que n’aient
été publiés dans les Commentaria in Aristotelem Graeca les commen­
tateurs de YÉthique et ne les ont de ce fait utilisés que d’une manière
insuffisante.
Mais ce n’est pas seulement par l’étroitesse de leur base documen­
taire qu’ont péché jusqu’à aujourd’hui les éditions du texte grec de
VÉthique à Nicomaque. Trop peu nombreux, les témoins retenus pour
l ’établissement du texte ont en outre été insuffisamment examinés. C’est
en effet I. Bekker qui, dans la grande édition de l’Académie de Berlin
parue en 1831, a fourni le travail de base sur lequel reposent en grande
partie toutes les éditions ultérieures. Or, non seulement Bekker n’a
collationné systématiquement que quatre manuscrits, les manuscrits
K" (Florence Bibl. Laurentienne, 81, 11, f. lr-127v), du X° siècle, L1’
(Paris B.N. Grec 1854, f. lr-188r), du X IIe siècle, M" (Venise Bibl.
marciana Graeci fondo antico 213, f. 36r-123r), du milieu du XV” siè­
cle, et Ob (Florence Bibl. Riccardiana 46, f. lr-90v), du XIV° siècle (“),
mais encore les collations qu’il a faites de ces quatre manuscrits sont
très fautives: il arrive à Bekker d’imprimer un texte qui n’est celui
d’aucun de ses manuscrits, par exemple en 1113a 16 il écrit aya-Soü
eïv a i là où KbLbMbOb ont xà y a ü o v eîvau; il lui arrive d’attribuer ex­
pressément à un manuscrit une leçon qui n’est pas la sienne, par exem­
ple en 1098 a 33 il écrit: oüôè om. O", alors que Oh a oû&è comme les
autres mss; plus souvent, il ne s’agit que d’omissions, par exemple en
1104 a 1 Bekker, qui imprime dans son texte jroay.xwv, écrit dans son
apparat : jtoav.TÉcov KbL"Mb, ce qui donne à entendre que la leçon
jtoazxcüv est appuyée par Ob, qui en fait lit îroaxtécov comme les autres
mss (ce que YEthica noua traduit correctement «ea quae sunt facien-

(4) Cf. supra, p. 108, avec la note 77.


(5) Cf. suprà, p. 111-114, 120-122, 125-128.
(6) Comme l’a fait justement remarquer H. J. D r o s s a a r t L u l o f s , Aristotelis
D e generatione animalium (Scriptorum Class. Bibl. Oxoniensis), Oxford, 1965,
p. v n , il faut éviter d’appeler Ob le ms. Florence Bibl. Riccardiana 13, car le ms.
Riccardianus 4 6 est en possession de ce sigle et l’emploi d’un même sigle pour
désigner des mss différents ne peut qu’engendrer la confusion.
L ’ED ITIO N D E BEKK ER 305

da»); ces omissions sont particulièrement regrettables lorsqu’elles chan­


gent la portée d’une leçon; par exemple en 1098 b 18 la leçon
qpilooôcpcov n’est pas seulement celle de O", mais aussi celle de Lb, ce
n’est donc pas une variante isolée de Ob, mais une leçon de la famille
I/O"; en 1111a 25 par contre ôi’ ne manque pas seulement dans
KbO\ mais aussi dans Mb: l’addition de ôi’ n’est pas une leçon de la
famille LbM\ mais une variante isolée de Lb. On a souvent remarqué
à quel point les collations de Bekker sont peu dignes de confiance (7);
il ne faut pas manquer d’ajouter que l’œuvre de Bekker n’en reste
pas moins admirable et que les défauts incontestables qu’on y relève
aujourd’hui étaient inévitables dans les conditions de travail qui étaient
celles de son époque: c’est la photographie qui ici a tout changé et nous
permet maintenant des exigences qui autrefois étaient inconcevables.
Un Bekker a dû collationner ou faire collationner sur place ses ma­
nuscrits et travailler ensuite sur notes, sans qu’un contrôle systématique
lui soit possible; les plus amusantes de ses erreurs sont celles qui pro­
viennent manifestement d’une mauvaise lecture de ses notes; par exem­
ple en 1112b 10, Bekker attribue au ms. O", au lieu du texte des
autres mss: à jt i o t o ü v T E ç , la leçon: à m 0 T o ü v t e ç |ièv y à o ; or, Ob écrit
fort clairement: à ju a T o € | i£ v y à o , ce que VEthica uetus a correctement
traduit: «non credimus enim»; il semble évident que Bekker avait noté
— liev, mais qu’en relisant ses notes il ne s’est plus rappelé que ce — (xev
devait remplacer la terminaison — vteç, et qu’il l’a ajouté (en le dotant
d'un accent) après cette terminaison indûment conservée ! Nous n’in­
sisterions pas sur les erreurs de Bekker, dont l’édition reste à notre
avis encore indispensable par son apparat critique dont les éditions
postérieures ont laissée tombé bien des leçons nécessaires à l’intelli­
gence de l’histoire du texte, si ces erreurs ne pesaient aujourd’hui
encore sur la critique textuelle de YÉthique à Nicomaque: la collation
des mss L\ M" et Ob n’a jamais été refaite systématiquement et un
petit nombre seulement des erreurs de Bekker, en ce qui concerne ces
manuscrits, a été corrigé.
Ce n’est pas que des progrès n’aient été faits depuis Bekker dans
l'établissement du texte de YÉthique à Nicomaque, Le plus notable
réside certainement dans l’examen approfondi auquel a été soumis à
deux reprises le principal manuscrit, Kb: il a été collationné sur nou­
veaux frais une première fois par Rudolf Schoell, dont les lectures
ont été publiées par Rassow et Susemihl (8) et intégrées dans l’édition

(7) Cf. le relevé de P. S iw ek , Les manuscrits grecs des Parva naturalia d ’Aris-
tote (Coll. philos. Lateranensis, 4 ) , Rome, 1961, p. 14-15.
(8) Cf. G . R am sau er, Aristotelis Ethica N icom achea..., Leipzig, 1878, p . 730-
740: Fr. Susemihlii ad editorem epistula critica.
304 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

de Susemihl et les éditions postérieures, et une deuxième fois en 1917


par W. Ashburner, dont les corrections, n’ayant été intégrées en aucune
édition, sont malheureusement restée à peu près lettre morte (B). H. Ras-
sow, dans ses Forschungen iiber die Nikomachische Ethik des Aristo-
teles, parues en 1874 à Weimar, fit un premier effort pour classer
en familles les manuscrits de Bekker (Bekker ne l’avait pas tenté).
En 1876, H. Jackson émit l’hypothèse que le ms. Cc (Cambridge Univ.
Library, Ii 5 44, f. 30v-102v), daté de 1279, avait été directement co­
pié sur le ms. Pb (Rome Vat. grec 1342, f. 28r-97r): ils ont notam­
ment en commun une importante lacune au livre V III, ch. 4-12 (10).
Trois ans plus tard, en 1879, H. Jackson donna la seule édition de
VÊthiaue à Nicomaque à laquelle on puisse faire pleinement confian­
ce; c’est malheureusement une édition partielle, celle du seul livre V;
Jackson a eu le mérite (hélas fort rare !) de collationner personnel­
lement les manuscrits qu’il utilise et d’élargir quelque peu la base do­
cumentaire de Bekker en ajoutant aux quatre mss de Bekker les ma­
nuscrits H° (Venise Bibl. marciana Graeci fondo antico 214, f. 1-40),
du X ir - X I ir siècle (“), Nb (Venise Bibl. marciana Graeci Ciass. IV
cod. 53, f. 88r-117v), du X IIe siècle (12), et Pb (dont nous venons de
parler); il a également montré que le ms. Q (Venise Bibl. marciana
Graeci fondo antico 200, f. 453v-491), écrit pour le cardinal Bessarion
par Jean Rhosus, prêtre de Crète, et achevé le 15 juillet 1457, était,
pour YÉthique à Nicomaque, étroitement apparenté au ms. M" (la).
Si on laisse de côté cette édition partielle, la meilleure et la plus utile
des éditions de YÊthique à Nicomaque, après celle de Bekker, reste
celle de Fr. Susemihl, parue en 1880 (réimprimée sans changement en

(") W. A sh b u rn e r, Studies in the Text of the Nicomachean Ethiçs. II, dans


T he Journal of H ellenic Studies, 37 (1917), p. 31-55.
(10) H. Ja ck so n , O n a Ms. of the Nicomachean Ethics ( Cambridge University
Ii 5 4 4 ), dans T h e Journal of Philology, 6 (1 876), p. 208-211. Fr. Susem ihl,
Aristotelis quae feruntur Magna Moralia, Leipzig, 1883, p. v i, avec la note 1, et
[Aristotelis Ethica Eudemia] Eudem ii Rhodii Ethica, Leipzig, 1884, p .v , pense
que Cc n ’a pas été copié sur P È, mais que tous deux ont été écrits à la même
époque, peut-être par le même scribe, et copiés sur le même modèle; il me sem­
ble sûr, en tout cas, qu’ils n’ont pas été écrits par le même scribe: si proches
que soient les deux écritures, il y a entre elles de notables différences.
(“ ) Pour la date, cf. P. S iw ek , L es manuscrits grecs des Parva Naturalia
d ’Aristote (Coll. philos. Lateranensis, 4 ) , Rome, 1961, p. 30-31.
(12) Bekker citait déjà à l’occasion les mss Ha et Nb, mais d’une façon trop
capricieuse pour permettre aucune conclusion, tandis que Jackson les inclut
régulièrement dans son apparat.
(13) H. Ja ck so n , I I E F I A IK A I 0 2 Y N H 2 . T h e Fifth Book of the Nicomachean
Ethics of Aristotle..., Cambridge, 1879.
L ’ED ITIO N D E SUSEM IHL 305

1887). SüsemiM a tenté d’élargir la base documentaire fournie par


Bekker en collationnant notamment l’édition Aldine, — il ignorait
encore l’hypothèse de Jackson, qui la fait dépendre du ms. Nb, com­
me nous avons déjà eu l’occasion de le dire (14), — et aussi la traduc­
tion latine de Grosseteste, qu’il désigne par le sigle F, mais dont il ne
connaissait malheureusement (sauf exceptions) que l’édition de Lefè-
vre d’Étaples dans sa réédition de 1505 (15), ce qui fait que, lorsque
Susemihl allègue le témoignage de T, il ne faut jamais accepter son as­
sertion que sous bénéfice d’inventaire; par exemple en 1094 b 9 Suse­
mihl nous assure que F omet «enim», mais ce n’est là qu’une faute
de l’édition de Lefèvre d’Étaples (I0); en 1120 a 27 Susemihl attribue
à r l’omission des mots: fj r p i i a x a I v k b q ô v (HTVFN’'), que Lefèvre
d’Étaples omet en effet, mais que Grosseteste avait correctement tra­
duits: «uel nequaquam triste», ce que son réviseur avait changé en:
«uel minime triste»; en 1122 a 19, Susemihl prête à T la leçon: cÆtt]
atsTT] ; Lefèvre d’Étaples avait en effet imprimé «hec ipsa», mais
c’était la leçon corrompue de la seule famille L2: L1 et R ont seulement
«ipsa»; en 1131 b 11, Susemihl suppose une leçon: xô 8è aSiy.ov, et Le­
fèvre d’Êtaples a en effet «iniustum autem», mais c’est là un malheu­
reux essai de correction du texte, qui n’apparaît dans les manuscrits
que sous la plume de «correcteurs» trop zélés. Arrêtons là ces criti­
ques (qui, plutôt que Susemihl, atteignent l’état de la science de son
temps); elles ne doivent pas nous empêcher de proclamer les mérites
de Susemihl: il a précisé la classification des mss en famille ébauchée
par Rassow, il a rassemblé sous une forme commode la plupart des ré­
sultats accumulés dès ce moment en nombre de travaux de détail par
la critique allemande; i’apparat qu’il fournit, s’il a malheureusement
laissé tomber nombre de variantes notées par Bekker, en a aussi ajouté
beaucoup qui ne sont pas dans Bekker: il reste ainsi précieux pour qui
s’intéresse non seulement au texte tel qu’il plaît au critique de le re­
constituer, mais tel qu’il a réellement existé au cours des siècles, avec
ces leçons mêmes qui, si elles sont pour nous des fautes évidentes, ont
été le seul texte connu à telle ou telle époque, et celui qui a agi alors
sur les esprits.
En 1882, J. A. Stewart, dans son étude The English Manuscripts o f
the Nicomachean Ethics, a étendu le champ d’investigation aux ma-

(u) C f. plus haut, p . 150, avec la n ote 192.


(15) Cf. Fr. Susem ihl, Aristotelis Ethica Nicomachea, Leipzig, 1887, p. v.
(10) E t de toute sa famille: le ms. Sainte Geneviève 257, l’édition de 1476, le
Textus de 1491-1496 et ses rééditions de 1500 et 1509; cf. supra, p. 142-145 et
157-158; je lie parle que de l’édition de Lefèvre, puisque Susemihl ne con­
naissait qu’elle.
306 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

nuscrits anglais de YÊthique à Nicomaque (17). Il a ainsi examiné les


manuscrits Cc (Cambridge Univ. Library Ii 5 44), dont nous avons déjà
parlé, O1 (Oxford Corpus Christi College 112, f. 1-48), du XVe siè­
cle (1S), O2 (Oxford New College 227), du XVe siècle, B1 (Londres
British Muséum Add. 14080) et B2 (Londres British Muséum Add.
6790), tous deux du XVe siècle; un appendice est consacré à un sixiè­
me ms. B3 (Londres British Muséum Royal 16 C xxi) qui est du XV Ie
siècle. Stewart a pu établir que le ms. O1 est très étroitement apparenté
à K" pour toute la section qui va de 1115a jusqu’à 1136 b; il a montré
aussi que le ms. O2 a été copié sur le même modèle que lé ms. E. (Paris
B.N. Grec 1853, dans sa seconde partie, qui est du XV° siècle), modè­
le sans doute à peine plus ancien (Jackson croyait que O2 avait été
copié directement sur E). Mais surtout Stewart a corrigé et complété
la classification des manuscrits en familles. Fr. Susemihl, dans l’ap­
pendice de son édition de YÊthique à Eudème, parue en 1884, a fait
droit aux corrections de Stewart et a commodément recueilli le résul­
tat de ses collations (19).
O. Apelt, qui a révisé en 1903 et en 1912 l’édition de Susemihl, a
eu le tort, sous prétexte d’alléger l’apparat critique, de l’appauvrir d’une
foule de leçons qui, si elles ne sont pas utiles pour l’établissement du
texte, le sont pour son histoire, et d’abandonner bien des résultats ac­
quis par la critique du X IX e siècle: ici comme en d’autres domaines,
l’esprit de conservatisme a triomphé de l’esprit critique, et l’on ne

(17) J. A. S t e w a r t , T h e English Manuscripts of the Nicomachean Ethics


D escribed in Relation to Bekker's Manuscripts and Others Sources (Anecdota
Oxoniensia... Classical Series, Vol. I, Part 1 ), Oxford, 1882.
(18) Nous retenons pour désigner ce ms. lei sigle O1, qui lui a été attribué
par Susemihl, Aristotelis Ethica Nicomachea, Leipzig, 1880 (et 1887), p .v n et
x x ; Susemihl s’est ensuite «corrigé» pour attribuer à ce ms. le sigle Z ; cf. Aris­
totelis quae feruntur Magna Moralia, Leipzig, 1883, p .v n et x v n i; [Aristotelis
Ethica Eudemia] Eudem ii Rhodii Ethica, Leipzig, 1884, p. VI, xxxi et App. II,
p. 162; cette «correction» semble bien n’être qu’une confusion: Susemihl a dû
confondre le ms. O xford Corpus Christi College 112 avec le ms. O xford Christi
College 108, que Bekker désigne par le sigle Z . Le ms. Z ne contient pas l'Éthi­
que à Nicomaque, mais bien le D e partibus animalium, le D e animalium inces-
su, le D e generatione animalium, le D e longitudine et breuitate uitae et le D e
spiritu; il est du I X '-X ' siècle, comme l’a noté H. J. D r o s s a a r t L u l o f s , Some
Notes on the O xford M S Corpus Christi 108, dans Mnemosyne, ser. III, vol.
13 (1947), p. 290-301 (on s’étonne de voir cette étude résolument ignorée par
P. Louis, Aristote. D e la génération des animaux, Paris, 1961, p. x x n ; cf. Bul­
letin thomiste, 10, 1957-59, p. 124).
(18) Fr. S usem ihl, [Aristotelis Ethica Eudemia] Eudem ii Rhodii Ethica, Leip­
zig, 1884, Appendix II, p. 162-177.
L ’ED ITIO N DE BYW A TER 307

peut dire que ce soit un progrès; cependant Apelt a ici ou là apporté


des améliorations au texte, ou proposé des conjectures intéressantes,
qui font que son édition vaut la peine d’être consultée (20).
Il ne sera peut-être pas inutile de nous arrêter un moment à l’édi­
tion de YÊthique à Nicomaque que procura en 1890 I.Bywater, et
qu’il compléta en 1892 par ses Contributions to the Textual Criticism
o f Aristotle’s Nicomachean Ethics (21). L’édition de Bywater, maintes
fois réimprimée, est en effet aujourd’hui la plus accessible et sans
doute la plus largement répandue des éditions de YÊthique à Nicoma­
que-, mais elle est aussi un des plus jolis exemples qui existent des
conclusions absurdes auxquelles on aboutit en raisonnant sur des don­
nées fausses. Ce n’est pas qu’il n’y ait chez Bywater rien de valable,
loin de là ! Il a souvent à juste titre tiré les conséquences de la pri­
mauté qu’on s’accorde à reconnaître au ms. K” en restituant dans le
texte des leçons de K" négligées par ses prédécesseurs et incontesta­
blement correctes. Mais, si sa reconsidération du ms. Kb constitue l’ap­
port positif de Bywater, son édition traduit aussi malheureusement
deux autres conclusions auxquelles il pensait être parvenu: la nulle
valeur du ms. 0 “, qui, dit-il, n’offre aucune leçon digne d’être retenue
et qu’il a par conséquent en principe exclu de son apparat, et la gran­
de valeur de la traduction médiévale T dont il a introduit dans le
texte maintes leçons supposées et dont il en a mentionné d’autres
dans son apparat. Or, ces deux conclusions sont contradictoires: il est
certain en effet que la première traduction latine de YÊthique à Nico­
maque a été faite pour une grande part sur un manuscrit de la famille
Ob et que les. révisions successives qu’elle a subies ont laissé subsister
quelque chose de ce fonds primitif, si bien que les «bonnes leçons» que
Bywater appuie de la seule autorité de T auraient plus d’une fois dû
l ’être aussi de celle de Ob que Bywater néglige systématiquement (“ ).
Le mépris dans lequel Bywater tient Ob l’a également amené à pré-

(20) Aristotelis Ethica Nicotnachea, recognovit Fr. Susemihl. Editio altéra


curavit O. Apelt, Leipzig, 1903; Aristotelis Ethica Nicotnachea, recognovit Fr.
Susemihl, Editio tertia curavit O. Apelt, Leipzig, 1912. On lira le compte rendu
de cette dernière édition par W . Ja e g e r, Scripta minora, Rome, 1960, 1. 1,
p. 181-185.
(21) Aristotelis Ethica Nicotnachea, recognovit brevique adnotatione critica
instruxit I. Bywater (Scriptorum class. Bibl. Oxoniensis), Oxford, 1890 (réim­
pression légèrement corrigée 1894, 1898, 1902, 1908, 1911, 1923, 1928, 1934,
1942, 1949, 1954, 1957, 1959, etc.) ; I. B y w a te r , Contributions to the Textual
Criticism of Aristotle’s Nicomachean Ethics, Oxford, 1892.
(—) Par exemple, en 1110 a 8 n est la leçon de O“ et de YEthica uetus, con­
servée par Grosseteste; en 1110b 10, il en va de même de oirno; en 1115b 23
de ôt); en 1117 b 7 de 5ï|; en 1118 a 16 de toû tco, etc.
08 L E T E X T E D E L'ETH IQ U E A NICOM AQUE

senter comme des «conjectures» des leçons qui sont en réalité les le­
çons de Ob: par exemplë en 1099 b 23, xà n’estpas une conjecture,
c’est le texte de O" (Bekker avait lu xô, mais à tort) confirmée par
VEthica noua («et maxime que secundum optimam»); en 1116b 36,
le texte de Bywater v.ctv est celui de Ob (l’Ethica uetus ici n’est pas
utilisable, car elle omet la plupart du temps de traduire av); en 1118 b
24, Bywater ne mentionne aucune variante dans son apparat critique,
le texte qu’il imprime est pourtant celui de Ob et de VEthica uetus
(aut non ut oportet; Grosseteste s’est contenté de changer aut en
uelC3)', en 1122 b 5 Bywater imprime Sel: il ne mentionne pas que
c’est le texte de Obappuyé par Grosseteste (oportet). Le grand cas
que Bywater fait de la mythique «Versio antiqua» n’est pas plus fondé
que le peu de cas qu’il fait de 0\ Les leçons de F, quand elles ne
viennent pas de Ob, viennent des manuscrits grecs que Grosseteste
ou son réviseur ont utilisés et qui sont la plupart du temps faciles à
identifier; par exemple en 1110 b 25 itotelv vient de PbC\ de même que
cocjxë Mal ai en 1111b 1; en 1122 a 26 a se lit dans NbOb; en 1122 b

10 8è se lit dans PbC* Nb; dans tous les cas de ce genre, il est plus sûr
de recourir aux manuscrits grecs, et le témoignage de la traduction lati­
ne ne peut être invoqué qu’à titre de confirmation. Bien loin d’avoir
cette prudence, Bywater a renchéri sur Susemihl en introduisant dans
le texte, par exemple en 1131 b 11, des reconstructions fantaisistes de
r que Susemihl s’était contenté de mentionner en apparat, et en trans­
formant à son tour en leçons grecques les bourdes de copiste de la
traduction latine de Grosseteste. Citons en au moins un bel exemple:
en 1126 a 4, Bywater reconstruit d’après F, un texte grec hypothétique:
xô jù q [if) ÔQYÎÇea-ôat scp’oïç SsI i^iiiKou ôoy.sl sivai; or, le texte grec
attesté par les mss: oi yàq [d] ô q y ^ ô lisv q l ècp= oîç ô e î fiMdioi Sov.oîcav
e Ï v c u , avait été correctement traduit par Grosseteste: «Non irati enim

in quibus oportet, insipientes uidentur esse», et l’on suit aisément dans


les manuscrits la corruption de ce texte; la première main du ms. de
Naples V III G 4 écrit en effet, au lieu de «irati», par une confusion
de lettre des plus fréquentes, «iraci», ce que la seconde main du même
ms. corrige en «irasci»; le même mot «irasci» est attesté par la famille
L2, mais rien d’autre n’est encore changé au texte; la correction facile:
«Non irasci enim in quibus oportet, insipientis uidetur esse» est attes­
tée par RtRp1, tandis qu’en Rp2 et Rp3 le texte se dégrade encore par
des inversions et que Rp4 essaie de revenir à l’original en corrigeant
«insipientis» en «insipiens». Après ces exemples, on accordera, je pen-

(23) Dans Oh: (.it) mç ôeî ; K b a: rj uf) d>Sl; dans L bMb on lit: ¡xr) m;
ÔEÎ T] Cp [ + [if) M “] ÔËÏ.
LA CONTRIBUTION D E M. MIONI 309

se, qu’il n’est pas exagéré de dire que l'édition de Bywater n’est pas
utilisable pour un travail scientifique (24).
Le texte publié par Burnet l’est évidemment moins encore, puis­
qu’il n’est appuyé d’aucun apparat critique; pourtant Burnet, s’il suit
souvent Bywater comme il le reconnaît volontiers lui-même (“), a ap­
porté ici ou là des conjectures intéressantes. On trouve également des
remarques pertinentes dans les Aristotelica de Richards (20), et il y a
même à glaner dans l’édition, sans aucune prétention critique et dont
l’apparat est tout symbolique, de Rackham (a?).
Précieuse enfin est la contribution qu’a apportée à la classification
des manuscrits de l’Éthique à Nicomaque M. Mioni, encore qu’elle se
limite à l’examen des manuscrits des bibliothèques de Venise (2S). La
principale conclusion des recherches de M. Mioni, c’est qu’un des qua­
tre grands mss de Bekker, le ms. M“, doit être exclu des témoins qui
servent à établir le texte de YÉthique. M. Mioni semble ignorer le livre
de Jackson, qui avait bien mis en lumière la parenté étroite qui unit
M" et Q, mais il a bien vu lui aussi cette parenté, et il a fait un pas
de plus en montrant que M" et Q n’avaient pas été copiés l’un sur
l’autre (29), mais avaient été copiés l’un et l’autre sur le même modèle,
le ms. G“ (Venise Bibl. marciana Graeci fondo antico 212, f. l-94v),
qui devra donc désormais prendre la place que Mb avait jusqu’ici in­
dûment occupée (30). Il est une seconde conclusion de M. Mioni qui

(21) Je passe sur les cas où Bywater n’a même pas su utiliser le matériel
mis à sa disposition par Bekker; par exemple, en 1131 b 11 Bywater attribue la
leçon xofi itctQà à Mb: c ’est la leçon de NbOb et non pas celle de Mb, pour la
bonne raison que Mb omet tout le passage, comme Bekker l’avait clairement
signalé !
(25) J. B urnet , T h e Ethics oj Aristotle, Londres, 1900, Préfacé, p .v i .
(20) H. R ic h a r d s , Aristotelica, Londres, 1915.
(27) H. Rackham , Aristotle. T h e Nicomachean Ethics with an English Trans­
lation (The Loeb Classical Library), Londres et Cambridge (M ass.), r ° éd.
1926, réimpressions en 1934, 1945, 1947, etc.
(2S) E . M ioni , Aristotelis codices graeci qui in bibliothecis Venetis adservan-
tu r... (M iscellanea erudita, V I ) , Padoue, 1958.
(20) Cela ressortait déjà des collations de Jackson, qui avait bien remarqué
que bien des fautes de Mb ne sont pas dans Q, et inversement; mais, en négli­
geant Q au profit de Mb (cf. H. Jack so n , T h e Fifth book oj the Nicomachean
Ethics oj Aristotle, Préfacé p. ix et x ij, Jackson donnait à première vue l’im­
pression de croire que Q dépendait de Mb. M. Mioni semble avoir montré que
Mb a été copié vers 1467 par Charitonymos Hermonymos (p. 102 et 129) et est
donc postérieur à Q, qui date de 1457; en outre, il pense que, en ce qui con­
cerne la G rande éthique et l’Éthique à Eudèm e, Mb a été copié sur Q (p. 88-89
et 91-92) : le cas de VÉthique à N icomaque est différent.
(ao) E . M ioni , Aristotelis codices gra eci..., p . 87-88 et 101-102.
310 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

serait importante si elle était fondée: M. Mioni affirme en effet pé­


remptoirement que le ms. Nb a été copié sur le ms. H1; le ms. N“ pour­
rait donc être négligé au profit du ms. H1 (31). Plusieurs études récentes
ont en effet confirmé la valeur du ms. Ha, qui semble notamment avoir
pris rang parmi les témoins primordiaux du traité De l’âme (32). Mais,
s’il est possible que le ms. Ha, en dépit de la conclusion contraire de
Jackson (33), soit également de quelque intérêt pour l’établissement
du texte de VÉthique à Nicomaque, il est tout à fait sûr qu’il n’est
pas le modèle sur lequel a été copié le ms. N'1. A lire attentivement
le texte de M. Mioni, on s’aperçoit déjà que l’argumentation qui
appuie sa conclusion est fragile; M. Mioni relève des fautes grossières
de Nb qui ne sont pas dans Ha: cela prouve que H1 n’a pas été copié
sur Nb, mais rien de plus; quant aux fautes communes à HaN" que
signale M. Mioni, elles sont trop peu nombreuses pour autoriser une
conclusion. L’erreur de méthode de M. Mioni semble avoir été de ba­
ser son affirmation sur les collations, toutes sporadiques, de Bekker,
à peine complétées par quelques sondages personnels. Il lui aurait
pourtant suffi de consulter les collations du livre V par Jackson pour
s’apercevoir de son erreur: ces collations, minutieuses et complètes
pour 7 mss (sans parler de Q), LbPbO“ NbKbH°M", — je les range ici
dans l’ordre de «correction» décroisante que leur attribue Jackson (34):
on voit que Ha est l’avant dernier de la liste, — établissent que, si
Nb possède quelque 45 leçons propres par où il s’oppose à tous les
autres mss et notamment à H“, inversement H° possède quelque 75
leçons propres par où il s’écarte de tous les autres mss et notamment
de Nb (je néglige les variantes orthographiques); si l’on cherche par
ailleurs les leçons que H°Nb sont seuls à posséder en commun contre
tous les autres mss, on n’en trouvera que quatre, et de telle nature
qu’elles peuvent toutes être le fruit du hasard (35), tandis que HaMb,
par exemple, possèdent en commun contre tous les autres mss au
moins 27 leçons dont plusieurs très caractéristiques; on notera enfin
que le groupe HaMbNb se sépare des autres manuscrits une douzaine

(31) E . M ion i, Aristotelis codices gra eci..., p. 85-86 (à la p. 85, ligne 5, on


corrigera évidemment 215 en IV .5 3 ) et 105.
(32) Cf. P. Siwek, S.J., L e «D e anima» d ’Aristote dans les manuscrits grecs
(Studi e testi, 2 4 1 ), Città del Vaticano, 1965, p. 70-80 et 173; A. Jan n on e, dans
Aristote. D e l’âme (Coll... Budé), Paris, 1966, Intr., p. xxxii-xxxv m .
(33) T h e Fifth Book of the Nicomachean Ethics of Aristotle, Préfacé, p .x i.
(34) Ibid., p. xi.
( 35) par exemple, en 1129 b 1, H“Nb lisent yào contre le ôè des autres mss:
on sait que la confusion de yàç et de Bé, favorisée par la graphie en usage, est
des plus fréquentes; en 1131 a 27, HaNb lisent ot ôr)(i0xgaTiv.0 l uèv pour ol [xèv
ÔTiaoxocm y.ol; etc.
LES RÉSULTATS ACQUIS 311

de fois. Ces faits nous autorisent, semble-t-il, à conclure, à l’inverse


de M. Mioni, qu’il est tout à fait impossible que le ms. Nb ait été
copié sur le ms. Ha; il reste probable, — encore que non pas absolu­
ment démontré, — que les deux mss appartiennent à une même famil­
le, mais Nb représente une branche indépendante de celle que re­
présente Ha, et ne peut donc pas être exclu à son profit (3G).

SCHÉMA
DE LACLASSIFICATION
DES MSS (LIVRE III)

(38) Je dois avouer que je n’ai examiné le ms. H° que très superficiellement.
C’est que les collations que j ’ai faites des mss de Y Éthique n’avaient pas pour
but d’en établir le texte grec, mais bien de découvrir, dans la mesure du pos-
312 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

11 ne saurait être question, dans l’état actuel de la recherche, d’éta­


blir ne fût-ce qu’un embryon de stemma des manuscrits de YÊthique
à Nicomaque. Nous croyons cependant être utile au lecteur en rappe­
lant en en résumant dans le schéma ci-dessus les principaux résultats,
encore précaires et tout provisoires, auxquels est parvenue jusqu’ici la
critique dans ses essais de classification partielle des manuscrits et des
traductions.
On reconnaît généralement que les manuscrits se groupent en deux

TA BLEA U
DES FA M ILLES D E MSS

ir n2
I KbPbCc Mb LD0 DO1 EO2B'B2 Aid.

II Kb PbCc Mb (O1 EO2 B’B2 Aid.) LnOD

III Kb PbC° Ob O1 (à partir


de 1115 b) L“MbB'B2 (O1 EO2 Aid.)

IV Kb PbC° Ob O1 LrMDEO2 B'B2 Aid.

VI KbPbC° Mb L'Ob ( 0 ‘ EO2B'B2 Aid.)

VII KbPbC° Mb (O1 EO2 B'B2 Aid.) L”Ob

VIII KbPbC° Ob M" NDP2 Aid. O1 EO2B ^ 2 (L°)

IX KbPbC° Mb (O1BXB2 Aid.)


[EO2 manquent] L "0D

X KbPbC° MbOb N"P2 Aid. O1 EO2B'B2 (L°)

sible, les sources des traductions latines; mes premiers sondages m’ont paru
montrer que celles-ci étaient d’accord avec Nb plus souvent qu’avec Ha; j’ai
donc négligé H a au profit de Nb; ce fut peut-être une erreur, mais je devais me
limiter...
LES RÉSULTATS ACQUIS 313

familles principales, dont les têtes de file sont respectivement Kb et


Lb, les autres mss se rangeant tantôt avec l’un et tantôt avec l’autre;
Susemihl désigne la première famille par le sigle II1 et la seconde fa­
mille par le sigle II2. On obtient ainsi le tableau ci-contre, dans lequel
nous omettons à dessein le livre V, pour lequel la division en familles
est trop peu sûre, comme l’a noté Jackson (3T).
Le principal défaut de cette répartition des mss en deux familles est
de n’avoir tenu aucun compte, sauf aux livres V III et X, d’une troi­
sième famille, à première vue intermédiaire entre les deux familles re­
connues, mais sur la valeur de laquelle il n’est pas possible de se
prononcer, tant qu’elle n’aura pas été étudiée avec soin: cette famille
intermédiaire est formée en général par le ms. N\ par l’édition Aldine
qui en dépend, et par le ms. P2 (Paris B.N. Coislin 161), manuscrit de
la fin du XIV° ou du début du XVo siècle, qui toutefois ne peut pas
descendre directement de N\ dont il ne reproduit ni le désordre ni les
lacunes, mais plutôt d’un manuscrit apparenté et peut-être meilleur
(P2 lui-même est incontestablement contaminé). Il semble aussi que les
mss EO2 se rattachent à cette famille et que les mss tardifs (tels B ^ 2)
ont été au moins contaminés par elle. Il est donc possible que l’étude
de cette troisième famille amène à modifier sensiblement la réparti­
tion des mss en familles et le jugement à porter sur la valeur respec­
tive de ces familles.
La principale source de divergences entre les éditeurs modernes vient
du jugement différent qu’ils portent sur la valeur des deux familles
de mss actuellement reconnues. Tout le monde avoue que, en règle
générale, la première famille, dont Kb est le type, est la meilleure,
et que, à l’intérieur même de cette famille, le ms. K" possède une auto­
rité toute spéciale; un progrès décisif a été fait dans l’établissement du
texte de YÊthique à Nicomaque le jour où, en 1716, Wilkinson employa
pour la première fois K\ Mais, tandis que selon Susemihl cette règle
générale souffre des exceptions notables et que notamment pour le
livre I la deuxième famille, LhO”, l’emporte sur la première, KbMb, By-
water est plus constant dans la préférence qu’il donne à Kb, encore
qu’il ne l’établisse pas en loi absolue. Il semble bien en effet que
l ’autorité de Kb soit hors de pair. Non pas que Kb soit le plus correct
de nos manuscrits de YÊthique à Nicomaque, bien loin de là ! Pour
le livre V, Jackson range les manuscrits, par ordre de correction dé­
croissante, comme suit: LbPbObNbKbHaMb; sur 7 mss classés, Kb arrive
donc bon cinquième ! Mais on sait que la correction n’est pas le plus
sûr critère de la valeur d’un manuscrit: un manuscrit copié par un

(37) H. Ja ck so n , T h e Fifth Boolc of the Nicomachean Ethics of Aristotle,


Cambridge, 1879, p .X I : « ... I am unable to distinguish families».
314 L E T E X T E D E L ’ETH IQ U E A NICOM AQUE

scribe négligent sur un modèle excellent fourmillera de petites fautes


qui ne l’empêcheront pas d’avoir conservé les «bonnes leçons» de son
modèle. C’est le cas de K": Jackson a compté 43 passages dans les­
quels la leçon qu’il considère comme correcte n’est appuyée que par
un seul ms.: de ces 43 leçons correctes, K’1 en fournit 23, Lb 9, Mb 5,
O” et Nb 3 chacun (3S).
L’Éthique à Nicomaque est un des grands textes de l’histoire de la
pensée: on ne saurait trop souhaiter qu’il nous en soit enfin donné
un texte qui réponde aux exigences et aux possibilités de la science
moderne.

(3S) H. Ja ck so n , ibid.
SUPPLEM ENT BIBLIO G R A PH IQ U E (1958-1968)

Ce supplément complète la table bibliographique qu’on trouvera au t. II,


p. 917-940. L ’astérisque indique les ouvrages que je n’ai pu atteindre.

A c k rill (J. L .) , Aristotle’s Distinction between Energeia and Kinesis, dans


N ew Essays on Plato and Aristotle. Edited by Renford Bambrough (In­
ternational Library of Philosophy and Scientific M ethod), Londres-New
York, 1965, p. 121-141 [examine notamment EN X , 4],
A dk ins (A rth u r W . H .), M erit and Responsibility. A Study in G reek Values.
O xfo rd , 1960.
A dk ins (Arthur W . H .), La morale dei G reci da Omero ad Aristotele. Trad,
ital. di Riccardo Ambrosini, a cura di Armando Plebe (Biblioteca di cul­
ture moderna 6 0 3 ). Bari, 1964 [traduction du précédent].
A dk ins (Arthur W . H .), Friendship and Self-Sufficiency in H om er and Aristotle,
dans T h e Classical Quarterly, N.S. 13 (1 963), p. 3 0 4 5 .
A l l a n (Donald J .) , Aristote le Philosophe. Ouvrage mis à jour et traduit de
l’anglais par Ch. Lefèvre. Louvain, 1962.
A l l a n (Donald J.), Quasi-mathematical method in the Eudemian Ethics, dans
Aristote et les problèm es de méthode. Communications présentées au
Symposium Aristotelicum tenu à Louvain du 24 août au 1er septembre 1960.
Louvain, 1961, p. 303-318.
A l l a n (D . J . ) , Aristotle’s Criticism of Platonic Doctrine Concerning Goodness
and the Good, dans Proceedings of the Aristotelian Society, 64 (1963-64),
Séance du 25 mai 1964, p. 273-286.
A l l a n (D. J .) , Individual and State in the Ethics and Politics, dans La «Po­
litique» d ’Aristote (Entretiens sur l’Antiquité classique, t. X I. Fondation
H ard t), Vandœuvres-Genève, 1965, p. 53-95.
A l l a n (D. J .) , Compte rendu de Fr. Dirlmeier, Aristoteles. Eudem ische Ethik,
dans G nomon, 38 (1 966), p. 138-149 [dans cet important compte rendu,
D. J. Allan maintient notamment avec fermeté, p. 142-144, que la G rande
éthique, en 1185b 14-16, cite expressément l’Ethique à Nicomaque, cf. supra,
p. 95].
A m e rio (F r .), Aristoteles. Ethica Nicomachea. trad. intr. e commento di Franco
Am erio (Il Pensiero. Classici délia filosofia commenti). Brescia, 1960.
A ndo (Takatura), Aristotle’s Theory of Practical Cognition. Deuxième édi­
tion, La Haye, 1965.
A nscom be (G. E . M .), Thought and Action in Aristotle. What is “Practical
Truth” ?, dans N ew Essays on Plato and Aristotle [cf. supra, s.v. Ackrill],
p. 143-158; repris dans Aristotle’s Ethics: Issues and Interpretations, edited
by James J. Walsh and Henry L . Shapiro (Wadsworth Studies in Philo­
sophical Criticism), Belmont (California), 1967, p. 56-69.
316 SUPPLEM ENT BIBLIO G R A PH IQ U E

A r i s t o t e . C inq œuvres perdues: D e la richesse — D e la prière — D e la no­


blesse — D u plaisir — D e l’éducation. Fragments et témoignages édités, tra­
duits et commentés sous la direction et avec une préface de P.-M. Schuhl,
- par J. Aubonnet, I. Bertier, J. Brunschwig, P. Hadot, J. Pépin, P. Thillet
(Publ. de la Fac. des letters et sc. humaines de Paris-Sorbonne, Série «Tex­
tes et documents», 1 .17), Paris, 1968.
A rm s tro n g (A. M acC .), Aristotle’s Conception of H um an Good, dans T he
Philosophical Quarterly, 8 (1 958), p. 259-260 [lave Aristote du reproche de
confusion que lui faisait Glassen, cf. infra].
Aubenque (P .), La prudence chez Aristote. Paris, 1963.
Aubenque (P .), La prudence aristotélicienne porte-t-elle sur la fin ou sur les
moyens (A propos d ’Eth. Nie., V I, 10, 1142 b 31-33), dans R evue des étu­
des grecques, 78 (1 965), p. 40-51.
A u s tin (J. L .) , ’A rA 0 O N and EYAAIM ONIA in the Ethics of Aristotle, dans
Aristotle (Modern studies in philosophy. A collection of critical essays),
ed. by J. M. E . M o ra v c s ik , 2cmo éd., Londres-Melbourne, 1968 [l’édition
américaine est de 1967], p. 261-296 [discute les vues de H. A . Prichard; ces
pages sont malheureusement parvenues à ma connaissance trop tard pour
que je puisse en tenir compte].
Bam brough (Renford), Aristotle on Justice: A Paradigm of Philosophy, dans
N ew Essays on Plato and Aristotle [cf. supra, s.v. Ackrill], p. 159-174.
( K .) , D er òqüòç Xóyoç in der Grossen Ethik des Corpus Aristote-
B X r th le in
licum, dans Archiv fü r G eschichte der Philosophie, 45 (1 963), p. 213-258.
B ä rth le in ( K .), D er ôgôôç Xóyoç und das ethische G rundprinzip in den pla­
tonischen Schriften, dans Archiv fü r Geschichte der Philosophie, 46 (1964),
p. 129-173.
B a rtlin g (W alter J.), Megalopsychia. A n Interpretation of Aristotle’s Ethical
Ideal (A Dissertation... Northwestern University), Evanston (Illinois),
1963 [Accessible en microfilm; cf. Diss. Abst., 24, 1964, 3735-36, Order
No 64-2453; le Rev. Bartling critique notamment mon interprétation de la
magnanimité, vertu du philosophe].
B a sso (D. M .), Regulaciôn moral y conocimiento, dans Estúdios teológicos y
filosóficos, 1 (1959), p. 36-67; cf. Id ., compte rendu de R.-A. Gauthier,
La morale d ’Aristote, ibid., p. 182-184 [critique en scolastique mon inter­
prétation de la doctrine aristotélicienne de la «volonté»].
Baum rin (Bernard H .), Aristotle’s Ethical Intuitionism, communication lue le
29 décembre 1964 à la réunion annuelle de l’American Philosophical As­
sociation, Eastern Division, résumée dans T h e Journal of Philosophy, 61
(1 964), p. 704-705.
Baum rin (Bernard H .), Aristotle’s Ethical Intuitionism, dans T h e N ew Scholas­
ticism, 42 (1968), p. 1-17 [reprise du précédent: dans la classification des
systèmes moraux, la morale d’Aristote se situe comme un «cognitive deon-
tological non-natural intuitionism»].
B e r ti (E n rico ), L ’unità del sapere in Aristotele (Pubblicazioni délia Scuola
di Perfezionamento in filosofia delTUniversità di Padova, 3 ) , Padoue, 1965
[intéresse l’éthique, car la sapience, sophia, qui assure l’unité du savoir, qui
culmine en elle, est aussi le point culminant de la morale d’Aristote].
SUPPLEM ENT BIBLIO G R A PH IQ U E 317

B e r ti (E nrico), Aristotele. Esortazione alla filosofia (Protreptico). Intr. trad,


e commenta di E. Berti (Classici della filosofia, 1 ), Padoue, 1967.
* B ra u n (E .) , Das Lob Spartas in der Nikomachischen Ethik, dans Jahreshefte
des österreichischen Archäologischen Institutes in Wien, 43 (1956-1958),
p. 132-138.
B u ch n e r (H artm ut), G rundzüge der aristotelischen Ethik, dans Philosophisches
Jahrbuch, 71 (1963-64), p. 230-242 [généralités qui doivent plus à Heidegger
qu’à Aristote],
B u r n e t (John ), Aristotle on Education, being extracts from the Ethics and
Politics, translated and edited by John Burnet, deuxième édition, Cam­
bridge, 1967 [la première édition était de 1903],
C ad io u (R .), Aristote et la notion de justice, dans R evue des études grecques,
73 (1960), p. 224-229 [compte rendu du livre de P. Moraux, A la recher­
che de l’Aristote perdu. Le Dialogue Sur la Justice].
* C a r li n i (Antonio), D ue note euripidee (Université degli studi di Pisa. Istituti
di archeologia, filologia classica e storia antica. Studi classici e orientali,
X IV , 1965, p. 3-11) [Je n’ai pu atteindre cette étude: elle se trouve, me
dit-on, à la bibliothèque de la Sorbonne, mais de désagréables expériences
m ’ont appris à regarder ce lieu comme inaccessible; le compte rendu de
A. Thuilier, R evue des études grecques, 78, 1965, p. 406, signale que le
fr. 68 d’Euripide, cité par Aristote, EN , V, 11, 1136al3-14, appartient bien
comme le voulait l’Anonyme, Comm. in Ar. graeca, t. X X , p. 240, 29-30,
plagié par Michel d’Ephèse, à la tragédie perdue Bellérophon: on rectifiera
en ce sens le commentaire, infra, t. II, p. 4 1 1 ).
C h r o u s t (Anton-Hermann), Aristotle: Protrepticus. A Reconstruction. Notre
Dame (Indiana), 1964 [cf. aussi supra, p. 14, note 29; p. 15, note 30; p. 29,
note 73],
C h r o u s t (A .-H .), Som e Comments on Aristotle’s Major Works on Ethics, dans
Laval théologique et philosophique, 21 (1965), p. 63-79.
C h r o u s t (A .-H .), Aristotle’s “On Justice’’: A Lost Dialogue, dans T he M odern
Schoolman, 43 (1 9 6 6 ), p. 249-263.
C h r o u s t (A .-H .), Aristotle's religious convictions, dans Divus Thomas (Piacen­
z a ), 69 (1 966), p. 91-97 [L ’auteur essaie de montrer qu’Aristote était pro­
fondément religieux: il a compris que la raison ne peut à elle seule satis­
faire les aspirations spirituelles de l’homme, et a par conséquent gardé le
sens du mystère et le respect du sacré].
* C h r o u s t (A .-H .), W erner Jaeger and the reconstruction of Aristotle’s lost
works, dans Symbolae Osloenses, 42 (1968), p. 7 4 3 (Cf. le compte rendu
de R. Weil, dans Revue des ét. grecques, 81, 1968, p. 593).
C l a r k (M ary), Platonic Justice in Aristotle and Augustine, dans T h e Downside
Review, 82 (1 964), p. 25-35.
C o u l t e r (J. A .) , ITeoi “Yijiouç 5, 5-4, and Aristotle’s Theory of the Mean, dans
G reek, Roman and Byzantine Studies, 5 (1964), p. 197-213.
Crom bie ( I . M .) , A n Exegetical Point in Aristotle’s Nie. Ethics, dans Mind,
71 (1962), p. 539-540 [La «droite règle» n’est que l’appréciation correcte
de la situation].
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318 SUPPLEM ENT BIBLIO G R A PH IQ U E

International Philosophical Quarterly, 3 (1963), p. 55-79 [revendique la


primauté pour la sagesse-sophia, abusivement remplacée par la prudence,
en s’appuyant sur la tradition patristique],
Demos ( R .) , Som e Remarks on Aristotle’s Doctrine of Practical Reason, dans
Philosophy and Phenomenological Research, 22 (1961-62), p. 153-162.
D e r b o la v ( J . ) , Freiheit und N aturordnung im Rahm en der aristotelischen
Ethik. Mit einem A usblick auf Kant, dans Kant-Studien, 57 (1966), p. 32-
60.
d es P la c e s (Edouard), L ’éducation des tendances chez Platon et Aristote,
dans Archives de Philosophie, 21 (1958), p. 4 1 0 4 2 2 .
d es P la c e s (Edouard), S.J., Syngeneia (Etudes et commentaires, L I ), Paris,
1964 [Livre III: Aristote, p. 103-126; voir aussi, aux p. 132-134, la discus­
sion de la thèse de Dirlmeier sur l’origine théophrastienne de la notion
d’oikéiôsis; on notera toutefois que l’information du P . des Places com­
mence à dater: il n’est pas au courant du dernier état des problèmes].
D e sp o to p o u lo s (Constantin I .) , Ï I e o I i t j ç jiooaLoéaEwç y .at’ ’AgunoTÉXti, dans
’Egdviov jigàç recogviov 2 . Magtôdxr)v, t. II, p. 63-91, Athènes, 1963 (cf.
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D e sp o to p o u lo s (Constantin I .) , La notion de synallagma chez Aristote, dans
A rchives de philosophie du droit, X III (1 968), p. 115-127.
D e tie n n e (M .), Les origines religieuses de la notion d ’intellect. Herm otim e et
Anaxagore, dans R evue philosophique de la France et de ¡’Etranger, 89
(1964), p. 167-178 [A propos d’Aristote, fr. 61R = Protreptique, fr. 10 c
Walzer].
D e V o g e l (C. J . ) , Aristotele e l’ideale délia vita contemplativa, dans Giornale
di Metafisica, 16 (1 961), p. 4 5 0 4 6 6 [rapide aperçu sur l’influence de
l’idéal aristotélicien dans le monde arabe et le monde médiéval].
D e V o g e l (C. J . ) , Did Aristotle E ver A ccept Plato’s Theory of Transcendent
Ideas ? Problems Around a N ew Edition of the Protrepticus, dans Archiv
fü r Geschichte der Philosophie, 47 (1965), p. 261-298.
D e V r i e s (G . J.). Cf. Van Straaten.
D ir lm e ie r (F r.), Compte rendu de R.A. Gauthier et J.Y . Jolif, Aristote. L ’Ethi-
que à Nicomaque, dans G nomon, 34 (1 962), p. 246-251.
(F r .), Aristoteles. Ethica Eudemia, V II, 12, 1244 b 9, dans Rheini­
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D ir lm e ie r (F r .), D er Rang der äusseren G üter bei Aristoteles. Z u Ethica E ude­
mia V II I 3, dans Philologus, 106 (1962), p. 123-126.
D ir lm e ie r (F r .), M erkw ürdige Zitate in der Eudem ischen Ethik des Aristoteles
(Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der W ., Philos.-hist. Kl. 1962,
2 ), Heidelberg, 1962.
D ir lm e ie r(F r.), Aristoteles. Eudem ische Ethik (Aristoteles. Werke, Bd 7 ),
Berlin, 1962.
D ir lm e ie r(F r .), Zum gegenwärtigen Stand der Aristoteles-Forschung, dans
W iener Studien, 76 (1 963), p. 52-67.
D ir lm e ie r (F r.), Aristoteles. Nikomachische Ethik (Aristoteles. Werke, Bd 6 ) ,
4. erneut durchges. Auflage, Berlin, 1966.
SUPPLEM ENT BIBLIO G RAPH IQ U E 319

D onini (Pier Luigi), L'etica dei Magna Moralia (Université di Torino. Fonda-
zione Parini Chirio), Turin, 1965.
D ra g o (Giovanni) , La giustizia e le giustizie. Lettura del libro quinto dell’Etica
a Nicomaco (Pubblicazioni dell’Istituto di füosofia dell’Università di Ge­
n ova), Milan, 1963 [L ’information et la présentation sont médiocres: la
correction, notamment, des mots grecs laisse fort à désirer].
D ü rin g (Ingemar) and O w en (G. E. L .) , Aristotle and Plato in the Mid-Fourth
Century. Papers of the Symposium Aristotelicum held at O xford in August,
1957 (Studia graeca et latina Gothoburgensia, X I ) , Göteborg, 1960.
D ü rin g (I .), Compte rendu de Fr. Dirlmeier, Aristoteles. Magna Moralia, dans
Gnomon, 33 (1 961), p. 547-557.
D ü rin g (I .), Aristotle’s Protrepticus. A n Attempt at Reconstruction (Studia
graeca et latina Gothoburgensia, X I I ) , Göteborg, 1961.
D ü rin g (I .), Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines D enkens (Bi­
bliothek der Klassischen Altertumswissenschaften. Neue Folge - 1. Reihe),
Heidelberg, 1966.
D ü rin g (I .), Personlighetetik och samhällsetik hos Platon och Aristoteles (In ­
dividual and social ethics in Plato and Aristotle), dans Ajatus, 28 (1966),
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D y e r (R .R .) , Aristotle’s Categories of Voluntary Torts (E.N . V . 1135"8-25),
dans T h e Classical Review, N.S. 15 (1965), p. 250-252.
Fech n er (H .A .), Über den Gerechtigkeitsbegriff des Aristoteles. Ein Beitrag
zur Geschichte der alten Philosophie. Neudruck der Ausgabe Leipzig 1855.
Aalen, 1964.
* F l a s h a r (H .), D ie Kritik der1 platonischen Ideenlehre in der Ethik des Aris­
toteles, dans Synusia. Festgabe fü r W. Schadewalt zum 15. März 1965, hrsg.
von H. Flashar und K. Gaiser, Pfullingen, 1965, p. 223-246.
(William W .), Aristotle’s Conception of Moral Virtue and Its
F o rte n b a u g h
Perceptive Role, dans Transactions and Proceedings of the Am erican Philo­
logical Association, 95 (1964), p. 77-87 [L ’auteur entreprend de réhabiliter
la vertu morale en lui rendant le pouvoir de juger du bien, pouvoir que
je lui avais refusé; je persiste à penser que le rôle de la vertu morale est
ici tout extérieur, comme je l’ai expliqué dans mon commentaire sur
1144a34-36, t. II, p. 552-553].
(William W .), Tà jrgôç t ô téXoç and Syllogistic Vocabulary in
F o rte n b a u g h
Aristotle's Ethics, dans Phronesis, 10 (1965), p. 191-201 [L ’auteur rejoint,
me semble-t-il, ce que j’ai moi-même soutenu: la phronèsis a pour objet
non pas les moyens abstraction faite de la fin, ni la fin abstraction faite
des moyens, mais l’ensemble indissoluble qu’on peut appeler indifférem­
ment les moyens-pour-la-fin, ou la fin-par-les-moyens: c ’est de cette fin in­
cluant les moyens qu’Aristote en 1142b31-33 attribue la connaissance à la
phronèsis; cf. supra, p. 283-285, note 118].
F o rte n b a u g h (William W .), Nicomachean Ethics, I, 1096 b 26-29, dans Phrone­
sis, 11 (1 966), p. 185-194 [en 1096 b 27-28, l’expression ctuvtëXeîv jiqôç ëv
signifierait «appartenir à un même < g e n re > » , et Aristote nous donnerait
ainsi à choisir, pour le bien, entre l’unité générique et l’unité analogique.
320 SU PPLEM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E

Cette interprétation est, à mon avis, insoutenable, car elle est en contra­
diction avec le, contexte: Aristote vient d’exclure l’unité générique].
F r a i s s e (J.-C .), compte rendu de A.-J. Voelke, Les rapports avec autrui dans
la philosophie grecque d ‘Aristote à Panetius, dans R evue philosophique de
la France et de VEtranger, 92e année , t. 157 (1 967), p. 109-118 [insiste no­
tamment, p. 112-113, sur l’unité de sens du terme «amitié» chez Aristote:
l’amitié n’est pas seulement la norme de nos rapports avec autrui, elle en
est aussi l’essence].
F r i t z (Kurt v o n ), BoûXeoôat XÉ-yetv «implizieren» oder «etwas unter etwas
verstehen» und das Verhältnis des Aristoteles zur Akademie, dans Miscel-
lanea di Studi alessandrini. Alla memoria di Augusto Rostagni, Turin, 1963,
p. 3-6 [en EN , V , 1, 1129a7 ßouÄouivou:; 7.éyew signifie «admettant impli­
citement»].
F u lco (William /., S.J.) , A N ote on F ree Will in Aristotle, dans T h e M odem
Schoolman, 40 (1 963), p. 388-394.
G adam er (Hans-Georg), L e problèm e de la conscience historique (Chaire Car­
dinal Mercier, 1957), Louvain-Paris, 1963 [Ch. IV : Le problème herméneu­
tique et l’éthique d’Aristote, p. 49-63],
G a is e r (K onrad), Zw ei Protreptikos-Zitate in der Eudem ischen Ethik des Aris­
toteles, dans Rheinisches M useum fü r Philologie, N.F. 110 (1967), p .314-
345 [La première de ces citations se trouverait en E E , I, 8 , 1218a33-38; Aris­
tote rejette là l’Idée du Bien comme mutile, et M. Gaiser conclut donc que
le Protreptique rejetait expressément la théorie des Idées; M. Gaiser a rai­
son de rapprocher ce passage de YËthique à E udèm e notamment du fr. 13W
du Protreptique: ici et là, le thème est le même, celui de l’utilité du Bien-
en-soi; seulement, cette utilité, le Protreptique l’affirme, et YËthique à E u d è ­
me la nie; la conclusion à tirer est donc exactement l’inverse de celle de
M. Gaiser: YËthique à E udèm e renvoie non au Protreptique, qui adhère à
la théorie des Idées, mais à l’un des traités dans lesquels Aristote a criti­
qué cette théorie, le D e la philosophie ou le D es Idées. — Avec la deuxiè­
me citation, E E , V II, 12, 1244b21-1245al0, M. Gaiser est sur un terrain
plus solide: après d’autres, il établit sur ce texte la série Platon- Protreptique-
EE-EN , et montre que la G rande éthique, qui ne peut s’incrire dans cette
série, est l’œuvre d’un péripatéticien postérieur],
G a n t a r ( K .) , Die Gestalt des idealen tpi), au to ç in der Nikomachischen Ethik
des Aristoteles (1169al9-b 2), dans Ziva antika, Antiquité vivante, 15 (1965),
p. 33-38.
G a n t a r ( K .), Am icus sibi. Z u r Entstehungsgeschichte eines ethischen Begriffs
in der antiken Literatur, dans Ziva antika, Antiquité vivante, 16 (1966),
p. 135-174; 17 (1967), p. 49-80 [D ’un concept qui était avant lui [art. de
1966], et qui restera généralement après lui péjoratif, Aristote a fait un
idéal de vie [art. de 1967], dont il a trouvé le modèle en son ami Hermias
[art. de 1965]: la philautie n’est plus pour lui l’égoïsme, amour de notre
moi propre de préférence aux autres, mais amour de notre moi profond de
préférence aux biens superficiels, amour qui culmine dans le sacrifice de
soi. L ’Aristote de M. Gantar est celui de Dirlmeier, mais l’humaniste de
Ljubljana est bien informé (peut-être a-t-il eu raison d’ignorer le livre de
SUPPLEM EN T BIBLIO G RAPH IQ U E 321

I. Hausherr, S.J., Philautie. D e la tendresse pour soi à la charité selon


saint Maxime le Confesseur, Rome, 1952, dont les pages consacrées à l’An­
tiquité sont faibles, mais qui nous révèle un saint Maxime s’inspirant d’Aris-
tote pour exalter la philautie spirituelle).
G a r d n e r (Barbara Brudno), Moral Responsibility. A M odem Aristotelian
Analysis, New York, 1965 [Plus qu’à l’exégèse d’Aristote, Meuo Gardner
s’applique à un effort de réflexion personnelle pour retrouver dans le sage,
phronimos, d’Aristote, l’agent moral tel que nous le concevons aujourd’hui].
G a u th ie r (René Antoine), Eudém onism e, dans Dictionnaire de Spiritualité,
t. IV , 2, Paris, 1961 col. 1660-1674.
G a u th ie r (René A .), La morale d ’Aristote (Initiation philosophique, 3 4 ), 2 mB
édition, Paris, 1963.
G a u th ie r (René A .), Compte rendu de P. Aubenque, La prudence chez Aris-
tote, dans R evue des études grecques, 76 (1963), p. 265-268.
G a u th ie r (René A .), A rnoul de Provence et la doctrine de la fronesis, vertu
mystique suprêm e, dans R evue du M oyen A ge Latin, 19 (1963), p. 129-170.
G a u th ie r (René A .), On the Nature of Aristotle’s Ethics, dans James J. Walsh
and Henry L. Shapiro, Aristotle’s ethics. Issues and Interpretations, Bel­
mont (California), 1967, p. 10-29 [adaptation de quelques pages de La
morale d ’Aristote par les éditeurs de ce recueil].
G a u th ie r (René A.) et G il s (P. M .), Sancli Thomae de Aquino Sententia Libri
Ethicorum (Sancti Thomae de Aquino Opera omnia, Ëd. Léonine, t. X L V I ),
Rome, 1969.
G igon (O lof), Die Sokraiesdoxographie bei Aristoteles, dans Museum Helveti-
cum, 16 (1959), p. 174-212 [Les trois Éthiques attribuées à Aristote exploitent
une doxographie commune; en EN , cette doxographie fournit 1095al3-
1097al3].
G iu s ta (Michelangelo), I Dossografi di etica (Université di Torino. Pubblica-
zioni délia Facoltà di lettere e filosofia, vol. X V , fasc. 3 ), Turin, 1964
[important pour l’étude du développement de la morale péripatéticienne;
je regrette d’avoir connu cet ouvrage trop tard pour pouvoir l’utiliser].
G la d ig o w (Burkhard), Sophia und Kosmos. Untersuchungen zur Friihge-
schichte von aocpoç und aocpii] (Spudasmata I ) , Hildesheim, 1965. Cf. le
compte rendu de J. B o l la c k , Revue des ét. grecques, 81 (1968), p. 550-554.
G la s s e n (P .), A Fallacy in Aristotle’s Argum ent About the Good, dans T h e
Philosophical Quarterly, 7 (1 957), p. 319-322 [dénonce une confusion en
EN , 6 , 1097b22-1098al7: la bonté de l’homme est l’activité de l’âme selon
la vertu. Mais est-ce là le bien pour l’homme ? M. Glassen semble ignorer
que l’équivoque qu’il découvre dans la conception aristotélicienne du bien
l ’avait été bien avant lui; cf. supra, p. 285-289].
G o l f in (C .), Chronique aristotélicienne, dans Revue thomiste, 62 (1962), p. 96-
113 [compte rendu d’ouvrages consacrés à l ’éthique, p. 97-108].
G r a n t (C. K .), Akrasia and the Criteria of Assent to Practical Principles, dans
Mind, N.S. 65 (1 956), p. 400-407.
G rim a l (P .), La critique de Varistotélisme dans le D e uita beata, dans Revue
des études latines, 45 (1967), p. 3 9 6 4 1 9 [Je cite le résumé de l’auteur:
«Le chapitre X V du D e uita beata critique la thèse selon laquelle bien moral
322 SUPPLÉM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E

et plaisir composeraient, unis, le souverain Bien. L ’étude des arguments


présentés par Sénèque révèle que cette thèse est en réalité celle d’Aristote
dans YÉthique à Nicomaque, que Sénèque connaissait sans doute directe­
ment. Sénèque est beaucoup plus sévère contre l’aristotélisme que ne sem­
ble l’avoir été Chrysippe». — ■En lisant l’article de M. Grimai, je me suis posé
une question, et c’est non pas: «Est-ce que Sénèque a lu YÉthique à Nico-
m aque ?», mais bien: «Est-ce que M. Grimai a lu YÉthique à Nicoma­
que ? (je veux dire, lu sérieusement). Les chapitres sont cités tantôt sui­
vant la numérotation de Zell-Didot (p. 407, n. 2 et 3 ; p. 412, n. 1; p. 413,
n. 1 ), tantôt suivant celle de Bekker, si bien que le même texte est cité
tantôt comme chapitre 9 (p. 412, n. 1 ), tantôt comme chapitre 12 (p. 414,
n. 1 ); il est vrai qu’ici et là, il n’est pas traduit de la même manière... Les
références sont plusieurs fois fausses (p. 410, n .l, au lieu de 1100b5-6, on
lira 1101a8-13), et même inintelligibles (p. 407, n. 4, au lieu de «Ibid.,
1, 18 et suiv.», on lira: X , 5, 1175al8-19; p. 412, n. 2, au lieu de «Ibid.,
I, 17 et suiv. (trad. Jolif) », on lira: III, 12, 1117b9-14, et l’on remarquera
que ce texte ne se trouve pas «quelques lignes» après le texte cité à la
note précédente, III, 12, 1117b7-9, mais qu’il en est la suite immédiate). A
plusieurs reprises, on voit cité «Jolif»; une seule de ces citations est exacte
(mais il n’est pas à la portée du premier venu de comprendre ce qu’elle
signifie), celle de la p. 412, n. 3 ; ailleurs (p. 411, n. 1; p. 412, n. 2 ) , c ’est
ma traduction qui est citée (quoique de façon approximative); je n’ai
pas été capable d’identifier le «Jolif» de la p. 410, n. 1. On s’étonnera
moins, après avoir constaté ces négligences, de voir M. Grimai attribuer
à Aristote en 1174b23-26 et 31-33 très exactement la pensée qu’Aristote
en ce texte répudie: dire en effet, comme le fait M. Grimai, que «le
plaisir constitue l’achèvement final de l’activité» (p. 4 0 6 ), ou que In ac­
tivité rationnelle ne s’épanouit, ne trouve sa réalisation ultime que dans
le plaisir» (p. 4 0 7 ), c ’est faire du plaisir cette ë|tç êviwtàexoima que
justement Aristote dit qu’il n’est pas. La thèse qu’Aristote ainsi rejette,
c ’est précisément celle que M. Grimai lui prête: «le fondement de la
valeur est... double: d’une part, la qualité de l’acte; d’autre part, la qualité
du plaisir qu’il entraîne» (p. 4 0 6 ). Non ! C’est dans l’opération, et dans
elle seule, qu’Aristote veut renfermer la valeur, et c ’est pour sauve­
garder cette unité qu’il montre dans le plaisir «une fin de surcroît»: le
plaisir que nous trouvons à agir, en nous apportant un nouveau mobile
d’agir (mobile de surcroît, car l’action est à elle-même sa fin suffisan­
te ), stimule notre activité qui trouve ainsi grâce au plaisir, mais en elle-
même, son intensité maximum. M. Grimai commet la même erreur (mais
il doit la commettre pour pouvoir lire dans Aristote la doctrine critiquée
par Sénèque) lorsqu’il écrit: «Aristote ... a été contraint de reconnaître
que les biens extérieurs étaient indispensables à la réalisation du plaisir
— donc, en dernière analyse, à la réalisation du bien absolu» (p. 408-
40 9 ). Non ! Ici encore, l’enchaînement de la pensée d’Aristote est exac­
tement l’inverse. C’est de l’opération, et d’elle seule, qu’Aristote ana­
lyse les exigences. Le plaisir ne lui pose aucun problème, car il est in­
clus dans l’opération. Seuls font problème les biens extérieurs, qui sont
SUPPLEM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E 323

nécessaires à l’opération sans être inclus en elle; c ’est l’opération qui


exige les biens extérieurs, et le plaisir ne les exige que parce> que l’opération
les exige: pour donner, il faut être riche, et donc pour éprouver la joie de
donner, il faut être riche. Je pourrais relever dans l’exposé de la morale
d’Aristote que nous donne M. Grimai d’autres confusions. C’est sans doute
inutile; je me contenterai de renvoyer au t. II, p. 838-844, et de réaffirmer,
comme je l’ai fait là (p. 8 4 3 ), que la critique de Sénèque, bien loin
d’atteindre le véritable Aristote, rejoint sa pensée et la condense en
une formule heureuse. Mais Sénèque ne le savait pas: l’Aristote qu’il
connaissait et qu’il critique, c ’est l’Aristote du Péripatétisme tardif, et
si Sénèque a lu une des Ethiques attribuées à Aristote, ce n’est pas
l’Ëthique à Nicomaque, ce ne peut être que la Grande éthique (cf.
supra, p. 98, n. 3 3 ). E t c’est sans doute ce qui explique le durcisse­
ment de Sénèque, face à un aristotélisme lui-même durci, et dégradé.
H a k s a r ÇVinit), Aristotle and the Punishment of Psychopaths, dans Philo­
sophy, 39 (1 964), p. 323-340; repris dans James J. Walsh and Henrv
L. Shapiro, Aristotle’s Ethics. Issues and Interpretations, Belmont (Cali­
fornia), 1967, p. 80-101 [à propos notamment d’EN III, 5].
H a ll (John C .), A M M 2 B H T H 2 I2 T I 2 ( A r i s t o t l e , EN , 1096b7-26), dans
T h e Classical Quarterly, 60 (N.S. 16), p. 55-64 [critique notamment mon
interprétation de ce passage].
H a l l ( R .) , T h e Special Vocabulary of the Eudem ian Ethics, dans T h e Clas­
sical Quarterly, 53 (1959), p. 197-206.
H am b u rger (M .), Morals and Law. T h e Growth of Aristotle’s Legal Theory.
New ed. New Y ork, 1965.
H a r d ie (W. F. R .), T h e Final G ood in Aristotle's Ethics, dans Philosophy,
40 (1 965), p. 277-285; repris dans Aristotle (Modern studies in philosophy.
A collection of critical essays), ed. by J. M. E . M o ra v c s ik , 2 em° éd.,
Londres-Melbourne, 1968, p. 297-322 [Réflexions critiques plutôt qu’es­
sai d’exégèse historique: Aristote a conçu la fin comme une «dominant
end», c ’est-à-dire comme une chose, — la contemplation, — qui unifie
la vie en excluant tout le reste, au lieu de la concevoir comme une
«inclusive end», c ’est-à-dire comme un plan qui unifie la vie en don­
nant à toutes choses leur place].
H a r d ie (W . F. R .) , Aristotle’s Doctrine that Virtue is a “M ean", dans Pro­
ceedings o f the Aristotelian Society, N.S. 65 (1964-65), p. 183-204 [s’ap­
plique notamment à répondre aux critiques adressées à la doctrine du
juste milieu par Sir David Ross dans son Aristote, et à rejeter les inter­
prétations physiques de cette doctrine].
H a r d ie ( W .F .R .) , Aristotle’s Ethical Theory, Oxford, 1968 [je ne reçois cet
important ouvrage qu’au moment de la correction des secondes épreu­
ves de cette introduction, c ’est dire qu’il ne saurait être question ici
d’entamer une discussion, d’autant moins que, lors même que je ne suis
pas d’accord avec M. Hardie, j’admire néanmoins sa pénétration; ses ré­
flexions sont toujours suggestives et constructives].
H y la n d (Drew A .), Self-reflection and Knowing in Aristotle, dans Giornale di
metafisica, 23 (1 968), p. 49-61 [L ’auteur se demande si le contemplatif
324 SUPPLÉM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E

d’Aristote contemple Dieu, ou si plutôt il n’imite pas Dieu en se contem­


plant lui-même ? Mais, pour Aristote, l’homme n’est tout à fait lui-même
qu’au moment où il contemple Dieu, c'est donc par la contemplation de
Dieu qu’il accède à la conscience de soi: il n’y a de vraie conscience de
soi que la conscience-de-soi-contemplant-Dieu].
J aeger ( W .), Scripta minora, 2 vol., Rome, 1960 [A noter: t. I : Compte rendu
de l’édition de l ’Éthique à N icom aque procurée par Apelt, p. 181-185;
Solons Eunomie, p. 3 1 5 -3 3 7 ; Aristotle’s Verse in Praise of Plato, p. 339-
3 4 5 ; Uebér Ursprung und Kreislauf des philosophischen Lebensideals,
p. 3 4 7 -3 9 3 ; t. II: Ein Theophrastzitat in der Grossen Ethik, p. 27-31;
Tyrtaios iiber die wahre Arete, p. 75-114].
J a e g e r (W .), Five Essays, translated by Adele M. Fiske, R.S.C.J. With a
Bibliography of Werner Jaeger prepared by Herbert Bloch, Montréal, 1966
[outre de précieuses notes autobiographiques et la bibliographie de Jaeger,
on trouve là, en traduction anglaise: Solon’s Eunomia, p. 75-99; Tyrtaeus
on True Arete, p. 101-142].
K a s p e rk ie w ic z (S. Karolina M aria), L ’amitié, sa place et son rôle dans le
système de la philosophie morale d ’Aristote, dans Roczniki filozoficzne
(Annales de philosophie) , 11 (1 9 6 3 ), nD 2, p. 15-31 [en polonais, avec ré­
sumé en français: «Quoique dans d’autres systèmes philosophiques et mo­
raux, la doctrine de l’amitié puisse être traitée marginalement et même
être entièrement passée sous silence, les principes anthropocentriques de
l’éthique aristotélicienne la font mettre au premier plan, l’amitié constituant
l’élément fondamental de la félicité humaine. Sans le traité de l’amitié,
l’Ëthique à N icom aque ne serait guère un système complet»].
K a s s e l (Rudolf), Peripatetica, dans H erm es, 91 (1 963), p. 52-59 [sur 1146a34-
35 et 1162a9-15, où l’auteur rejette les mots Iv xoîç e j u e i x e o i v , «al oXcoç èv
t o î ç â jio lo iç ].
K e a rn e y (John K .) , Happiness and the Unity of the Nicomachean Ethics R e­
considered, dans Scholasticism in the M odem World. Proceedings o f the
Am erican Catholic Philosophical Association, 40 (1 966), p. 135-143.
K e ls e n (H ans), Aristotle’s D octrine of Justice, dans James J. Walsh and Henry
L. Shapiro, Aristotle’s Ethics. Issues and interpretations, Belmont (Califor­
n ia), 1967, p. 102-119.
K enny (Anthony), Happiness, dans Proceedings of the Aristotelian Society,
N.S. 66 (1965-66), p. 93-102 (discute les interprétations de la doctrine
aristotélicienne du souverain bien données par Hardie, Williams et von
Wright].
K enn y (A n th o n y ), T h e Practical Syllogism and Incontinence, dans Phronesis,
11 (1 966), p. 163-184.
K h o d o ss (Claude) et K h o d o ss (Florence), Aristote. Morale et politique. T ex ­
tes choisis (Les grands textes), 2 ime édition, Paris, 1965.
K irw a n (Christofer), Logic and the G ood in Aristotle, dans T h e Philosophical
Quarterly, 17 (1967), p. 97-114 [reprend après Williams et von Wright la
discussion logique de l’argumentation par laquelle Aristote en EN , I, abou­
tit à la définition du bonheur].
K o lle r (H erm ann), Theoros und Theoria, dans Glotta, 36 (1958), p. 273-286
SUPPLEM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E 325

[rejette l’étymologie couramment acceptée, cf. infra, t. II, p. 848; Oecoqôç


est composée de •Oeo-qjqôç, ce qui signifie; «celui qui garde Dieu» (c ’est-à-
dire qui observe la volonté de Dieu) ; de là le mot en est venu à désigner
l’ambassadeur chargé officiellement de consulter un oracle et plus généra­
lement le pèlerin; et enfin seulement, parce que le pèlerin, grâce à ses
voyages, a beaucoup vu, il devient le sage: l’idée de connaissance qu’ex­
priment les mots de théôria et de theôrêin dérive de l’idée de soumission
à Dieu par l’intermédiaire de l’idée de voyage],
K o n s ta n tin o u (Evangelos G .), D ie Tugendlehre Gregors von Nyssa im Ver­
hältnis zu der Antik-Philosophischen und Jüdisch-Christlichen Tradition
(Das östliche Christentum, N.F. Heft 17), Wurzbourg, 1966 [il semble
sûr que Grégoire de Nysse connaît et accepte la doctrine aristotélicienne
du juste milieu, mais il n’est pas établi qu’il ait lu directement YÉthique
à Nicomaque, cf. notamment p. 112-118; dans le même sens, voir Grégoire
de Nysse. Traité de la virginité. Intr., texte critique, trad., comm. et index
de Michel A ubineau (Sources chrétiennes, 119), Paris, 1966, p. 101-103].
K o s s e l (Clifford), S.J., Aristotle on the Origin and Validation of the Moral
Judgm ent, dans Readings in Ancient and Médiéval Philosophy. Selected ...
by James Collins (The College Readings Sériés, No. 6 ) , Westminster
(M aryland), 1963, p. 82-87.
K o w a lc z y k (K s. Stanislaw), Autour de la définition péripatétique du bien
(Aristote — S. Thomas d ’A quin — F. Brentano), dans Roczniki filozoficzne
(Annales de philosophie), 14 (1 9 6 6 ), n° 2, p. 51-63 [en polonais, avec un
résumé en français: «La description < d u b ie n > contenue dans YÊthique
à Nicomaque (bonum est id quod omnia appetunt) est analysée dans la
première partie de l’article. Quoique cette définition insiste sur l’élément
subjectif du bien (l’appétition), dans le contexte de la théorie de l'être
aristotélicienne, elle acquiert des traits réalistes prononcés. Ce réalisme se
manifeste également dans l’affirmation du caractère supracatégorial et
analogique du bien. Tout en niant l’existence d’un bien idéal, Aristote af­
firme l’existence d’un bien pur, suprême»].
* K r a c h t (H. vo n ), Ansätze zu einer situationsethischen Betrachtungsweise in
der Nikomachischen Ethik des Aristoteles, thèse de Cologne, 1961.
K rä m e r (Hans Joachim ), Arete bei Platon und Aristoteles. Zum W esen und
Geschichte der platonischen Ontologie (Abh. Heidelberger Akad. d .W .
Philos.-hist. Kl. 1959, 6 ) , Heidelberg, 1959 [On lira le compte rendu de
P. Aubenque, dans Archives de Philosophie, 28 (1965), p. 260-265: «La
mise en rapport des textes du livre II de YÊthique à Nicomaque avec la
doctrine non écrite de la Limite imposant sa détermination à la Dyade de
l’Excès et du Défaut permet de donner un sens précis à la doctrine aristoté­
licienne de la vertu, qui est à la fois u e o ô t i i ç et à x ç Ô T r i ç , e t met sans aucun
doute au jour une filiation importante»].
K ro h n ( S .) , Aristoteles soin grundläggare av den normativa etiken (Aristoteles
als G ründer der normativen E th ik ), dans Ajatus, 28 (1966), p. 89-101.
Kuhn (H elm ut), D er Begriff der itgoaieEoig in der Nikomachischen Ethik, dans
D ie Gegenwart der G riechen im neueren D enken. Festschrift für Hans-Georg
Gadamer zum 60. Geburtstag, Tubingue, 1960, p. 123-140.
326 SU PPLÉM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E

K uhn (Helm ut), Das Sein und das Gute, Munich, 1962 [V. Der tätige Mensch.
1. Der Mensch in der Entscheidung: Prohairesis in der Nikomachischen
Ethik, p. 275-295; reprise du précédent].
* K uhn (H elm ut), Wissenschaft der Praxis und praktische Wissenschaft, dans
W erden und Handeln. Festschrift fü r V.E. Frhr. von Gebsattel, Stuttgart,
1963.
K u ip e r (V .M .), L ’acquisition des richesses selon Aristote, dans R evue tho­
miste, 58 (1 9 5 8 ), p. 484-496.
L a c o r d a i r e (G isèle), Note sur la «pureté» des sensations selon Aristote, dans
R evue philosophique de la France et de VÉtranger, 88 ° année, 1 .153 (1963),
p. 261-266 [explique EN , X , 5, 1175b36-1176a2: c ’est «à la notion de sim­
plicité que renvoie la hiérarchisation des sens selon le critère de leur pu­
reté»].
L a p la n te (H arry), Justice and Friendship in Aristotle’s social philosophy, dans
Proceedings of the A m erican Catholic Philosophical Association, 36 (1962),
p. 119-127.
L e D é a u t (R oger), <5IAAN0PQOTA dans la littérature grecque jusqu’au N ou­
veau Testament (Tite III, 4 ) , dans Mélanges E ugène Tisseront, Vol. I
(Studi e testi, 2 3 1 ), Cité du Vatican, 1964, p. 255-294 [mentionne à peine
Aristote (p. 2 8 0 ), mais éclaire l’usage de son temps].
L e f è v r e (C h .), D u platonisme à Varistotélisme, dans R evue philosophique de
Louvain, 59 (1 9 6 1 ), p. 197-248.
L e f è v r e (C h .), Lectures de philosophie ancienne, dans R evue philosophique
de Louvain, 59 (1 961), p. 515-566 [notamment p. 525-530, compte rendu
du livre de T. Ando et critique de mes propres vues sur la phronèsis].
L e u p o ld (W erner), D ie Aristotelische L eh re in M olières W erken (Romanische
Studien, Heft 3 8 ), Berlin, 1935; réimpression, Nendeln/Liechtenstein, 1967.
L eyden (W . v o n ), Aristotle and the Concept of Law, dans Philosophy, 42
(1967), p. 1-19.
L ib riz z i(Carm elo), La morale di Aristotele (Pubblicazioni dell’Istituto uni-
versitario di magisterio di Catania. Serie filosofica. Monografie, 17), Padoue,
1960.
L lo y d (G . E . R .), Aristotle: T h e Growth and Structure of his Thought, Cam­
bridge, 1968 [Ch. 10: Ethics, p. 202-245; résumé sans prétention, destiné
à une première initiation].
L lo y d (G. E . R .) , T h e role of medical and biological analogies in Aristotle’s
ethics, dans Phronesis, 13 (1 968), p. 68-83.
L oen in g (R ichard), D ie Zurechnungslehre des Aristoteles (Geschichte der straf­
rechtlichen Zurechnungslehre, Bd I ) , Iéna, 1903; réimpression photogra­
phique, Hildesheim, 1967.
M a lin g re y (Anne-Marie), «Philosophia». Étude d’un groupe de mots dans la
littérature grecqu e des Présocratiques au IV" siècle après J.-C. (Études et
commentaires, X L ) , Paris, 1961 [Philosophia dans l’œuvre d’Aristote, p . 56-
62].
M an sion (Augustin), L e D ieu d’Aristote et le D ieu des Chrétiens, dans La
philosophie et ses problèmes. Recueil d ’études de doctrine et d ’histoire of­
fert à M gr R. J olivet, Lyon, 1960, p. 21-44.
SUPPLEM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E 327

M an sio n (Suzanne), Contemplation and Action in Aristotle’s Protrepticus, dans


Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century (Studia graeca et latina Go-
thoburgensia, X I ) , Göteborg, 1960, p. 56-75.
M a r s h a l l (John S .), External Goods and Aristotelian Felicity, dans Memorias
del X I I I Congreso Internacional de Filosofía. M éxico, D .F., 7-14 de Sep­
tiem bre de 1963, Vol. V II, M exico, 1964, p. 325-330.
M ay (William E .), T h e Structure and A rgum ent o f the Nicomachean Ethics,
dans T h e New Scholasticism, 36 (1 962), p. 1-28.
M e rc k e n (H . P . F . ) , Aristoteles over de menselijke volkomenheid. Boeken I en
I I van de Nikomachische Etiek met de kommentaren van Eustratius en een
Anonym us in de latijnse vertaling van Grosseteste (Verhandelingen van de
koninklijke vlaamse Academie voor Wetenschappen, letteren en schone
kunsten van België, Kl. der letteren, Jaargang X X V I-1964, nr. 5 3 ), Bruxel­
les, 1964.
M e r l a n (Philip), Studies in Epicurus and Aristotle (Klassisch-Philologische
Studien, Heft 2 2 ), Wiesbaden, 1960 [I. 'Hôovi'i in Epicurus and Aristotle,
p. 1-37].
M e rla n (Philip), Z um Problem der drei Lebensarten, dans Philosophisches
Jahrbuch, 74 (1966-67), p. 217-219 [Je ne saisis pas très bien l’utilité de
cette note: je ne vois pas, notamment, en quoi l’interprétation que M. Merlan
propose de picnoç en 1096a6 «non naturel», diffère de celle que j’ai moi-mê­
me proposée: «non naturel» et «violent» ou «contraint», c ’est pour Aristote
la même chose],
* M ic h e la k is (E .) , Platons L eh re von der A nw endung des Gesetzes und der
Begriff der Billigkeit bei Aristoteles, Munich, 1953.
M ic h e la k is (Emmanuel M .), Aristotle’s Theory of Practical Principles, Athènes,
1961 [On lira le compte rendu de D. J. Allan, dans T h e Classical Review,
78, N.S. 14, 1964, p. 152-154; j’ai notamment plaisir à faire miennes les
lignes suivantes: «Dr. Michelakis, a whole-hearted adherent of Jaeger, ends
with a very instructive comparison between what the young Aristotle of the
Protrepticus and the more outward and downward looking Aristotle of the
Nie. Eth. have to say about the value of a study of constitutional law.
Thinking as I do that others are now abandoning Jaeger’s exposition of the
Protrepticus for wholly inadequate reasons, his remarks come to me like a
breath of fresh air»].
M ik k o la (E in o), «Schale» bei Aristoteles, dans Arctos. Acta philologica Fen-
nica, N.S. II (1958), p. 68-87 [Le concept de schole tient une place impor­
tante dans la Politique: le mot (et les mots apparentés) y apparaît 89 fois,
dont 46 dans les livres anciens, V II-V III; la schole est l’état de choses idéal
dans lequel l’État n’est troublé ni intérieurement ni extérieurement et peut
se consacrer à sa fin propre; cette signification typiquement politique du
mot disparaît dans les livres récents de la Politique, et dans VËthique à
N icom aque (p. 82-83), la schole est le loisir du philosophe, exclusif de
toute vocation politique].
M ilo (Ronald D .), Aristotle on Practical Know ledge and Weakness o f Will
(Studies in Philosophy, V I), La Haye-Paris, 1966 [thèse de débutant].
* M onan (J. Donald), S.J., T h e D octrine of Moral Know ledge in Aristottle’s
328 SU PPLÉM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E

Protrepticus, Eudem ian and Nicamachean Ethics, thèse dactylographiée,


Louvain, 1959.
M onan (J. D onald), S.J., La connaissance morale dans le «Protreptique» d ’Aris-
tote, dans R evue philosophique de Louvain, 58 (1 960), p. 185-219.
M onan (J. Donald), S.J., Tw o methodological aspects of moral know ledge iu
the Nicomachean Ethics, dans Aristote et les problèm es de méthode. Com­
munications présentées au Symposium Aristotelicum tenu à Louvain du
24 août au 1er septembre 1960 (Aristote. Traduction et Etudes), Louvain-
Paris, 1961, p. 247-271.
M onan (J. Donald), S.J., Moral Know ledge and its Methodology in Aristotle,
Oxford, 1968 [Je n’ai pu atteindre la thèse de 1959, mais il semble que
l’article et la communication de 1960 en soient des extraits, et le livre de
1968 la reproduction. L ’auteur ignore tout (cf. Préfacé, p. V II) de l’ex­
traordinaire floraison des études consacrées à l’éthique d’Aristote ces dix
dernières années; il ne connaît ni La prudence chez Aristote (1963) de
P. Aubenque, ni YAristotle’s Protrepticus (1961) de Düring, ni la première
édition de mon commentaire sur YÊthique à N icom aque (1 959). C’est
assez dire que son livre est périmé depuis longtemps: il n’y a pas lieu de
s’y arrêter. En particulier, les critiques que l ’auteur m ’adresse ne visent
que la première édition de mon petit livre La morale d ’Aristote (1 958), et
l’introduction du t. I de la première édition de ce livre (1958). Si le P.
Monan avait lu mon commentaire, il y aurait trouvé les explications détail­
lées qu’il me reproche de ne pas fournir, il aurait pu ainsi comprendre ma
pensée, et lui faire, le cas échéant, des critiques utiles; celles qu’il m ’adresse
étaient prématurées, et j’ose croire qu’elles paraîtront sans objet à qui
aura lu mon commentaire (à compléter par les ch. I et IV de la présente
introduction). En dépit du prospectus de l’éditeur, les conclusions du P.
Monan ne m ’apparaissent donc pas comme «révolutionnaires», mais plu­
tôt comme aberrantes; c ’est le cas notamment de sa chronologie de l’Ethi­
que à E u d èm e: si le P. Monan avait établi, — ce qui, Dieu merci ! n’est
pas le cas, — que YÊthique à E udèm e est postérieure à YÊthique à Nico­
maque, il faudrait en rejeter l’authenticité. Je suis prêt cependant à faire
amende honorable lorsque le P. Monan (p. 52, n. 2) me blâme d’avoir
été injuste pour Jaeger: plus je lis les détracteurs de Jaeger, plus j’admire
le grand savant et plus je regrette ce qui, dans les réserves que j’ai faites
sur son œuvre, pourrait paraître méconnaissance de son génie].
M o re a u (Joseph), Aristote et son école, Paris, 1962 [Le problème moral, p . 201;
L a vertu, p. 206; Le bonheur, p. 218-226].
M ü l l e r (G erhard), Problèm e der aristotelischen Eudaim onielehre, dans M uséum
Helveticum, 17 (1960), p. 121-143.
* N akam ura (K .), T h e M eaning of the Terni ‘T rue S elf’ in the Nicomachean
Ethics I X iv and viii With Spacial R eference to toûto to cpgovsï, dans
Journal o f Classical Studies (The Journal of the Class. Soc. of Japan,
K yôto), 9 (1 961), p. 53-59 [en japonais; résumé anglais].
N euhausen (Karl August), D e voluntarii notione platonica et aristotelea (Klas-
sisch-Philologische Studien, Heft 3 4 ), Wiesbaden, 1967.
SUPPLÉM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E 329

N ico l (J .) , A Paraphrase of the Nicomachean Ethics Attributed to thé E m ­


peror John V I Cantacuzene, dans Byzantinoslavica, 29 (1968), p. 1-16
[L ’auteur examine tous les mss actuellement connus de la paraphrasé
et confirme les conclusions critiques dont je me suis moi-même fait
l’écho, plus haut, p. 106-107: l’auteur de la paraphrase reste inconnu],
N o b il e (Em ilia), Il quarto libro della Metafísica di Aristotele e le sue inferenze
morali, Naples, 1943; 3e"‘e édition, Naples, 1950.
N orth (H elen), Sophrosyne. Self-Knowledge and Self-Restraint in G reek Litera­
ture (Cornell Studies in Classical Philology, X X X V ) , Ithaca (New Y o rk ),
1966 [Je me permets de renvoyer à mon compte rendu de cette importante
étude dansRevue des études grecques, 80, 1967, p. 586-588],
O a te s (W . J . ) , T h e Doctrine of the Mean, dans T h e PhilosophicalReview,
45 (1936), p 382-398.
O a te s (Whitney J .) , Aristotle and the Problem of Value, Princeton (New Jer­
sey), 1963 [L ’auteur développe une thèse toute personnelle: la valeur ne
se sépare pas de l’être; en rejetant l’ontologie platonicienne, Aristote a
sapé le fondement de la valeur, d’où il suit que sa morale est sans force.
La réflexion de l’auteur s’appuie malheureusement sur une information et
une critique insuffisantes; cf. le compte rendu de H. Happ, dans Gnomon,
37, 1965, p. 354-362].
O stw ald (M artin), Aristotle. Nicomachean Ethics. Translated, with introduc­
tion and notes (The Library of Liberal A rts), Iridianapolis-New York, 1962.
O w en s (J .), T h e Ethical Universal in Aristotle, dans Studia moralia, 3 (1965),
p. 2 7 4 7 .
P e c ir k a (J .), T h e form ula for the grant of enktesis in Attic inscriptions (Acta
Univ. Carolinae philosophica et histórica, monographia, X V ), Prague, 1966
[Cf. Iè compte rendu de J. et L. Robert dans Revue des êt. grecques, 81,
1968, p. 466; j’ai dit plus haut, p. 44, n. 107, qu’Aristote avait pu être le
bénéficiaire d’un des nombreux décrets d’octroi de l'enktesis dont les
inscriptions nous ont conservé le souvenir; il faut désormais se reporter
à l’étude de M. P. pour situer le problème].
P e lz e r (Auguste, f ) , Etudes d ’histoire littéraire sur la scolastique médiévale.
Recueil d ’articles mis à jour à l’aide des notes de l’auteur, par Adrien
P a t t i n , O.M.I., et Emile Van D e V y v e r, O.S.B. (Philosophes médiévaux,
tome V III ), Louvain-Paris, 1964 [ 6 . Les versions latines des ouvrages de
morale conservés sous le nom d’Aristote en usage au X I IP siècle, p. 120-
187; 9. Le cours inédit d’Albert le Grand sur la Morale à Nicomaque re­
cueilli et rédigé par S. Thomas d’Aquin, p. 272-335].
P le b e (Arm ando), Compte rendu de R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif, Aristote.
L ’Ethique à Nicomaque, dans Rivista di filología classica, N.S. 39 (1 961),
p. 79-82.
P le b e(A rm ando), La posizione siorica dell’ «Etica Eudemia» e dei «Magna
Moralia», dans Rivista critica di storia della filosofia, 16 (1961), p. 132-152.
P le b e (Arm ando), Aristotele: G rande Etica, Etica Eudem ia (Filosofi antichi e
medievali), Bari, 1965.
P rich a rd (H. A .), T h e M eaning of ’ATABON in the Ethics of Aristotle (cf.
t. II, p. 93 2 ), repris dans Aristotle (Modern studies in philosophy. A col-
330 SUPPLÉM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E

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Melboume, 1968, p. 241-260.
R a b in o w itz (W . Gerson), Ethica Nicomachea I I 1-6: Academ ic eleaticism and
the critical formulation of Aristotle’s discussion of moral virtue, dans Aris-
tote et les problèm es d e m étho de..., Louvain-Paris, 1961, p .273-301.
R am sau er (August Jacob Gottfried), Z u r Charakteristik der aristotelischen
Magna Moralia. Faksimile-Neudruck der Ausgabe Oldenburg 1858 mit einer
Einleitung von Franz Dirlmeier. Stuttgart-Bad Cannstatt, 1964.
R e d lo w (G ötz), Theoria. Theoretische und praktische Lebensauffassung im
philosophischen D enken der Antike, Berlin, 1966 [IV Kapitel. Die An­
passung der Theorie an die Entwicklung der Wissenschaft. 1. Aristoteles
im Widerstreit zwischen Forschung und Spekulation, p. 104-120. L ’auteur
demande à Karl M arx ce qu’il faut penser de l’Aristote de Jaeger, et il
conclut en dénonçant dans la pensée d’Aristote un divorce: le naturaliste
qui a répudié l’Idéalisme platonicien et s’est tourné vers l’examen du mon­
de matériel est un précurseur, mais le moraliste qui s’est fait le théoricien
de l’esclavagisme et qui, en prônant la «contemplation», a prétendu abstrai­
re l’individu de la société, a tourné le dos à la vraie philosophie: celle-ci
vise non pas tant à interpréter le monde qu’à le transformer],
Ringbom (M arten), Moral relevance in Aristotle, dans Ajatus, 27 (1965), p. 83-
96.
R i t t e r (Joachim ), Z ur G rundlegung der praktischen Philosophie bei Aristo­
teles, dans Archiv fü r Rechts- und Sozialphilosophie, 46 (1 960), p. 179-
199 [L a Philosophia practica de Christian W olff est le dernier témoin de
la philosophie pratique d’Aristote qui rassemble en un tout morale et politi­
que; l’auteur souhaite qu’après un divorce de deux siècles morale et philo­
sophie du droit s’inspirent du modèle d’Aristote pour une collaboration pro­
fitable à l’une et à l’autre].
R itte r (Joachim ), «Naturrecht» bei Aristoteles. Zum Problem einer E rneue­
rung des Naturrechts (Res publica. Beiträge zum öffentlichen Recht hg.
von Prof. Dr. Ernst Forsthoff, Heidelberg), Stuttgart, 1961.
* R i t t e r ( R .) , D ie aristotelische Freundschaftsphilosophie nach der nikoma-
chischen Ethik. Thèse de Munich, 1963.
R y le (G ilbert), On Forgetting the D ifférence Between Right and Wrong, dans
Aristotle’s Ethics. Issues and Interprétations, ed. by James J. Walsh and
Henry L. Shapiro, Belmont (Californie), 1967, p. 70-79 [A propos de EN ,
1100bl7 et 1140b29],
S ch ick (Thomas A .), S .J., «Equality» for Friendship in Aristotle, dans T h e
Classical Bulletin, 40 (1964), p. 89 et 91 [Au lieu de fonder l ’amitié sur
un bien immanent à l’ami, ce qui conduit à voir dans l’ami un autre soi-
même et à exiger de lui qu’il soit notre égal, il faut la fonder sur un bien
commun transcendant, en qui l’un et l’autre ami se retrouve et en qui ils
sont égaux].
* S ch n e e w e iss (G .), D er Protreptikos des Aristoteles, thèse de Munich, 1966.
S chw an (A lexander), Politik als «W erk der Wahrheit». Einheit und D ifferenz
von Ethik und Politik bei Aristoteles, dans Sein und Ethos. Untersuchun­
gen zur G rundlegung der Ethik, hg. von Paulus Engelhardt OP (Walber-
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S e id l (H orst), Z um Verhältnis von Wissenschaft und Praxis in Aristoteles’
«Nikomachischer Ethik», dans Zeitschrift fü r philosophische Forschung,
19 (1965), p. 553-562.
Shuchman (Philip), Aristotle's Conception of Contract, dans Journal of the
History of Ideas, 23 (1 962), p. 257-264 [Les règles qu’Aristote fixe aux
contrats traduisent sa conception de la loi morale, et sont en contradiction
avec les lois civiles de son temps].
S i e g l e r (Frederick), Reason, Happiness, and Goodness, dans Aristotle's Ethics.
Issues and Interpretations, ed. by James J. Walsh and Henry L. Shapiro,
Belmont (Californie), 1967, p. 3 0 4 6 [L ’étude tourne court au moment
même où l’auteur se pose la question décisive: Comment la raison connaît-
elle la fin (p. 4 3 ), et se termine par un commentaire de 1166bl9-24 fort
surprenant pour qui a lu au livre V II de VÊthique le traité de l’incontinen­
ce],
S o l e r i (G iacom o), Aristotele e S. Tommaso. Osservazioni sulle concezioni dell’
essere, deïï’anima e dell'etica nei due pensatori, dans Rivista di filosofia
neo-scolastica, 51 (1959), p. 193-227 [III. — Etica aristotelica e morale
tomistica, p. 219-224].
Solm sen (Friedrich), Leisure and Play in Aristotle’s Ideal State, dans Rheini­
sches M useum, N .F. 107 (1 964), p. 193-220 [L ’auteur, p. 194 et p. 209, n . 66 ,
repousse le rapprochement que, après d’autres, j’ai fait entre Platon, Lois,
V II, 803b-e, et Aristote, EN , X , 6 ; mais il n’apporte pour ce faire qu’un
semblant d’argument, que j ’ai déjà réfuté dans mon commentaire sur 1176b9-
II].
S te in b e r g e r (Josef), Begriff und W esen der Freundschaft bei Aristoteles und
Cicero, thèse d’Erlangen, 1956.
(W ilfried), o.c.d., Aristoteles over de vriendschap. Boeken V III en
S tin is s e n
I X van de Nicomachische Ethiek met de commentaren van Aspasius en
Michaël in de Latijnse vertaling van Grosseteste (Verhandelingen van de
koninklijke vlaamse Academie voor Wetenschappen, letteren en schone
kunsten van België. Kl. der Letteren — Verhandeling nr. 4 5 ), Bruxelles,
1963.
* S tig e n (Anfinn), On the alleged primacy of sight — with some remarks on
the theoria and praxis — in Aristotle, dans Symbolae Osloenses, 37 (1 961),
p. 154 4 .
S tig e n (A nfinn), T h e Structure of Aristotle’s Thought. A n Introduction to the
Study of Aristotle’s Writings (Scandinavian University Books), Oslo, 1966
[Ch. V I: Ethics and Politics; sur l’éthique, p. 239-285; l’exposé est systé­
matique et fait abstraction de tout l’effort de l’exégèse moderne],
Thom son ( J . A . K l ) , T h e Ethics of Aristotle. T h e Nicomachean Ethics Trans­
lated, Londres, s.d. [La première édition est de 1953; la traduction du pro­
fesseur Thomson est une œuvre de vulgarisation qui suit le texte et l’in­
terprétation de H. Rackham; sa seule prétention est de rendre Aristote en
une langue immédiatement intelligible au lecteur moderne].
332 SUPPLÉM EN T BIBLIO G R A PH IQ U E

T r é p a n ie r (Emmanuel), La Politique com m e philosophie morale chez Aristote,


dans Dialogue. R evue canadienne de philosophie, 2 (1 963), p. 251-279 [cri­
tique notamment mon interprétation des rapports entre morale et politique
chez Aristote, mais sans apporter à ce vieux débat aucune idée nouvel­
le].
(Emmanuel), La morale aristotélicienne d ’après M. Jean Vanier,
T r é p a n ie r
dans Dialogue. R evue canadienne de philosophie, 5 (1 967), p. 586-591
[Tout en voyant, bien à tort, dans le livre de M. Vanier (cf. infra) un
ouvrage «important et de qualité», M. Trépanier choisit pour la critiquer
une thèse dans laquelle M. Vanier, pour une fois, n’a fait que se montrer
fidèle à Aristote: la primauté de la contemplation],
* T r ia n ta p h y llo p o u lo s (Jean ), T à v.evà toü vâjiou êv t û àgy.alcn 'EXtoivtxto
ôixattp, dans ’E(pr)it. 'EHi'yvcov N o l u v . o j v , 30 (1 963), p. 753-758 [Cf. le comp­
te rendu de R. Weil, dans R evue des études grecques, 78, 1965, p. 426: « L ’au­
teur commente un passage de F É thique de Nicom aque, V , 14, 1137bl9 sq.,
sur la nécessité et la façon de combler les lacunes de la loi»].
U rm son (J. O .), Aristotle on Pleasure, dans Aristotle (Modem studies in
philosophy.. A collection of critical essays), ed. by J. M. E . M o ra v cz ik ,
2 im‘ éd. Londres-Melbourne, 1968, p. 323-333.
V a n ie r (Jean ), L e bonheur principe et fin de la morale aristotélicienne (Tex­
tes et études philosophiques), Paris-Bruges, 1965 [Livre sans importance et
de qualité médiocre; cf. mon compte rendu dans R evue des études grec­
ques, 78, 1965, p. 694-697].
V an S traaten (M od estu s) , O.E.S.A., and G. J. d e V r ie s , Notes on the V IJIth
and IX th Boolcs of Aristotle’s Nicomachean Ethics, dans Mnemosyne,
Ser. IV , v ol. X I I I , fasc. 3 (1 9 6 0 ), p. 193-228.
V a ttim o (G ianni), Il concetto di fare in Aristotele (Université di Torino. Pub-
blicazioni délia facoltà di lettere e filosofia. Vol. X I I I , fasc. 1 ), Turin,
1961.
V e a tc h (Henry B .), Rational Man. A M odem Interprétation of Aristotelian
Ethics, Bloomington (Indiana), 1962 [Face à l’existentialisme et à toutes
les philosophies de l’absurde qui érigent en idéal l’«homme irrationnel»,
M. Veatch proclame sa foi en l’homme rationnel de la philosophie grecque;
il demande à Aristote le point de départ d’une réflexion qui doit construire
une morale pour l’homme moderne].
V e rb ek e (G érard), Thèm es de la morale aristotélicienne. A propos du Com­
mentaire des PP. Gauthier et Joli} sur ¡’Ethique à Nicom aque, dans Revue
philosophique de Louvain, 61 (1963), p. 185-214.
(W . J .) , Traditional and Personal Eléments in Aristotle’s Religion,
V e rd e n iu s
dans Phronesis, 5 (1 960), p. 56-70.
V ia n o (Carlo Augusto), L ’esperienza in Aristotele, dans Rivista di filosofia.
50 (1 959), p. 299-335 [Dès le Protreptique, la sagesse qui contemple à partir
des principes l’essence des choses, appelle comme son complément l’expé­
rience qui connaît à partir des faits les modifications des choses].
V ia n o (Carlo Augusto), Recenti studi italiani su Aristotele, dans Rivista di
filosofia, 55 (1964), p. 187-205.
SUPPLÉM ENT BIBLIO G R A PH IQ U E 333

V ia n o (Carlo Augusto), Il primato del sapere nella filosofia di Aristotele, dans


Rivista di filosofia, 55 (1964), p. 383-420 [A partir de deux textes, D e
l’âme, 402a 1-4, et EN , 1094a22-b7, M. Viano met en lumière la scission
progressive chez Aristote de la sagesse platonicienne à la fois rigoureuse
et normative, en une science rigoureuse mais toute théorique, et une sa­
gesse (phronèsis) qui n’est plus une connaissance rigoureuse et ne dirige
plus que le monde des techniques],
V o e lk e (André-Jean), L es rapports avec autrui dans la philosophie grecque
d ’Aristote à Panêtius, Paris. 1961.
V o lk m an n -S ch lu ck (Karl-Heinz), Ethos und Wissen in der Nikomachischen
Ethik des Aristoteles, dans Sein und Ethos. Untersuchungen zur Grund-
legung der Ethik hg. von P. Engelhardt OP (Walberberger Studien... Philos.
Reihe. Bd I ) , Mayence, 1963, p. 56-68.
W a ls h (James Jerom e), Compte rendu de L ’Éthique à Nicomaque. Intr., trad,
et comm, par R . A. Gauthier et J . Y . Jolif, tome I, et de La morale d ’Aris­
tote, par R . A. Gauthier, dans T h e Journal of Philosophy, 56 (1959), p. 735-
742.
W a ls h (James Jerom e), Aristotle’s Conception of Moral Weakness, New York-
Londres, 1963 [livre important; je regrette que le P. Jolif, sur qui j’avais
compté, n’ait pu en tenir compte pour le commentaire du livre V II en
cette seconde édition].
W alsh (Jam es J.) and S hapiro (H enry L .), Aristotle’s Ethics: Issues and In ­
terpretations (W adsw orth Studies in Philosophical C riticism ), Belm ont (C a­
lifornie) , 1967.
W a rrin g to n (John ), Aristotle’s Ethics. Edited and Translated (Everyman’s
Library, 5 4 7 ), Londres-New York, 1963.
W idm ann (G iinter), Autarkie u n d Philia in den aristotelischen Ethiken, thèse
de Tubingue, Stuttgart, 1967 [Thèse bien informée, qui dépasse nettement
le niveau ordinaire de ce genre littéraire; l’auteur conclut de l’examen de
ce cas priviliégié à l’antériorité de YÉthique à Eudètne par rapport à
YEthique à Nicomaque, tandis que la G rande éthique, postérieure à YÊthi-
que à Nicomaque, ne peut pas être l’œuvre d’Aristote].
W illia m s (Bernard), Aristotle on the G ood: A Formai Sketch, dans T h e Philo­
sophical Quarterly, 12 (1962), p. 289-296 [Formulation logique de EN ,
1094al-1098a20J.
W i lk e r s o n (Rev. Jerome Francis), T h e Concept of Friendship in the Niconta-
chean Ethics of Aristotle (The Catholic University of America. Philoso­
phical Studies, NO. 2 1 1 ), Washington, 1963 [thèse dactylographiée, acces­
sible en microfilm [Après une notice sur la vie et l’œuvre d’Aristote, p. 1-30,
et un aperçu de l’histoire de l’exégèse des Ethiques, p. 31-70, l’auteur en
vient à son sujet, la philosophie aristotélicienne de l’amitié, telle qu’elle
est exposée dans les huit premiers chapitres du livre V III, p. 71-97; il
complète cette partie centrale par deux notes, l’une sur justice et amitié
(livre V III, 9 - I X , 3 ) , p. 98-120, l’autre sur égoïsme et amitié (livre IX ,
4-12), p. 120-137, et termine par un examen critique et une comparaison
avec l’enseignement de saint Thomas d’Aquin, p. 138-162, avec des appen­
dices et une bibliographie, p. 163-217].
334 SUPPLÉM ENT BIBLIO G R A PH IQ U E

W r i g h t (Georg Henrik vo n ), T h e Varieties of Goodness (International Library


of Philosophy and Scientific M ethod), Londres-New York, 1963; 2 5mo édi­
tion, 1964 [L ’auteur prétend exposer sa pensée personnelle, et non celle
d’Aristote; mais il se réfère souvent à YÉthique à N icom aque et peut aider
à comprendre les équivoques de la doctrine aristotélicienne du bien].
TABLES

TA B LE DES MANUSCRITS

Avignon, Musée Calvet, 1099: 141.


Avranches, Bibl. municipale, 232: 116, 117.
B 1, B2, B3: cf. Londres British Museum.
Bâle, Öffentliche Bibliothek der Universität, F II 3: 137; — F II 14:141.
Barcelone, Archivo de la Corona de Aragon, Ripoll 109: 116.
Bologne, Bibl. Universitaria, 845 (1 6 2 5 ): 134.
Bordeaux, Bibl. de la Ville, 169: 135.
Bruges, Bibl. de la Ville, 496: 137.
Cc = Cambridge Univ. Library Ii 5 44.
Caire (L e ), Taymür Pasha akhlâk 290: 108.
Cambridge, Gonville and Caius College, 369: 146; — 5 1 0 /3 8 8 : 123; — 6 1 1 /3 4 1 :
137.
Cambridge, Peterhouse, 206: 117.
Cambridge, University Library, Ii 5 44 ( = C °): 160, 304, 306, 308, 311, 312.
Cambridge (M ass.), H arvard, Bibl. Hoferiana Typ233H: 114.
Cologne, Stadtarchiv G.B. f. 200: 141.
Cracovie, Bibljoteka Jagiellonska, 501: 126.
E = Paris B.N. grec 1853.
Evreux, Bibl. municipale, 106: 115.
Florence, Bibl. Medicea Laurenziana, Fondo Mediceo, plut. L X X V II 19: 146;
— plut. L X X X 3 : 106, 107; — plut. L X X X I 11 ( = K b) : 160, 232, 302,
303, 306, 307, 308, 310, 311, 312, 313, 314; — Aedilium Flor. Eccl. 152: 150;
— Santa Croce plut. X I I I sin. 1 et 2: 139.
Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Conventi Soppressi E I 252: 133; —
G 4 853: 116-117.
Florence, Bibl. Riccardiana 46 ( = Ob) : 113, 121, 160, 302, 303, 307, 308, '
309, 310-314.
r = “Versio Iatina antiqua, quae est codicis instar” : 305, 307, 308.
Ga = Venise, Bibl. màrciana, Graeci, fondo antico 212.
H a = Venise, Bibl. marciana, Graeci, fondo antico 214.
Innsbruck, Universitätsbibliothek, .159: 137.
K B = Florence, Bibl. Medicea Laurenziana, plut. L X X X I 11.
L “ = Paris, B.N. grec 1854.
Leipzig, Universitätsbibliothek, 1413: 137.
Londres, British Museum, Add. 6790 ( = B2) : 306, 312; — Add. 14080 ( = B1) :
306, 312; — Cot. Dom. A X I : 134; — Royal 16 C xxi ( = B3) : 306.
Lyon, Bibl. municipale 615: 107. ■
Mb' = Venise, Bibl. marciana, Graeci, fondo antico 213.
336 T A BLE DES MANUSCRITS

Madrid, Biblioteca nacional, 4715: 301; — 13022: 128.


Melk, Stiftsbibi., 59 (548), 139.
Milan, Biblioteca Ambrosiana, F 141 sup.: 151; — G 47 inf.: 137.
Moulins, Bibi, municipale, 23: 214.
Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 520: 141; — Clm 26096: 230.
Munich, Universitätsbibliothek, 2° 565: 139; — 2° 566: 134.
N" = Venise, Bibi, marciana, Graeci, Class. IV cod. 13.
Nantes, Bibi, municipale, 82: 280; — 109: 154.
Naples, Biblioteca Nazionale, V III G 4 : 308; — V III G 8 : 118; — V III G 27:
126.
O" = Florence, Biblioteca Riccardiana, 46.
0 1 = Oxford, Corpus Christi College 112.
0 2 = Oxford, New College, 227.
Orvieto, Biblioteca Civica, n° 2713-IX -D .l: 148.
Osimo, Coll. Campana, 39: 133.
Oxford, Balliol College, 93: 146; — 117: 146.
Oxford, Bodleian Library, lat. mise. c. 71: 117.
Oxford, Corpus Christi College, 108 ( = Z) : 306; — 112 ( = O1) : 160, 306, 312.
Oxford, New College, 227 ( = O2) : 306, 312, 313.
Oxford, Oriel College, 33: 137.
P b = Vaticano, Bibl. Apost., Vat. grec 1342.
P 2 = París, B.N. Coislin 161.
Paris, B.N. grec 1833 ( = E) : 3 0 6 , 3 1 2 , 3 1 3 ; — 1854 ( = L ”) : 160, 3 0 2 , 3 0 3 , 3 0 8 ,
3 1 0 -3 1 4 ; — 1 870: 106; — 1 930: 106; — Coislin 120:- 100; — Coislin 161:
3 1 3 ; — lat. 3 2 2 8 : 134; — 3 5 7 2 : 118; — 3 8 0 4 A : 118, 2 7 3 ; — 6 2 5 1 : 106;
— 6 3 0 8 : 113; — 6 4 4 5 : 141; — 6 4 6 0 : 151; — 6 4 6 4 : 137; — 6 6 6 3 : 214; —
6 6 9 1 : 141, 142; — 11116: 116; — 12954: 126; — 15 8 0 5 : 133; — 15 8 7 9 :
119; — 16 089: 133; — 16 1 1 0 : 133; — 16153: 119; — 16584: 127; —
17 8 3 2 : 122.
París, B.N. grec 1853 ( = E) : 306, 312, 313; — 1854 ( = L") : 160, 302, 303, 308,
Paris, Bibl. de l’Université, 570: 141.
Prague, Knihovna Metropolita! Kapitoly, M L X X X I: 141; — M L X X X II: 141.
Prague, Universitní knihovna, III F 10: 117; — X F 15 (1 9 4 1 ): 134.
Q = Venise, Bibl. marciana, Graeci, fondo antico 200.
Reims, Bibl. municipale, 876: 122; — 897: 141.
Rouen, Bibl. de la Ville, I 40 (922) : 126.
Saint-Omer, Bibl. municipale, 620: 114.
Sélestat, Bibl. municipale, 113: 137.
Tolède, Bibl. del Cabildo, 4 7 /9 : 127.
Toulouse, Bibl. municipale, 242: 124, 134.
Tours, Bibl. municipale, 714: 214; — 746: 136.
Vatican (Cité d u), Bibl. Ápostolica, Borghes. 108: 113; — 328: 134; ,— Ot-
tob. lat. 2524: 126; — Urbin. lat. 200: 151; — 222: 135; — 223: 149; —
Vaticanus graecus 1342 ( = P") : 121, 160, 304, 308, 310-313; — Vaticani
lat. 832: 115, 124; — 2125: 139; — 2995: 126.
Venise, Bibl. marciana, Graeci, fondo antico 200 ( = Q ) : 304, 309-311; •—
212 ( = Ga) : 309, 311; — 213 ( = Mü) : 76, 160, 302, 303, 304, 305, 308,
TA BLE DES MANUSCRITS 337

309, 310-314; — 214 ( = H“) : 304, 305, 310-311, 313; — Class. IV cod. 53
( = N b) ; 113, 121, 150, 160, 304, 305, 308, 309, 310-311, 313, 314.
Vienne, Nationalbibliothek, 2370: 116; — 4634: 136.
Williamstown (M ass.), Chapin Library no. 27: 148.
Worcester, Cathedral, 586: 146.
Z = Oxford Corpus Christi College 108.
i

}
TA BLE DES NOMS D E PERSONNES

Les chiffres en italiques renvoient aux notes; les chiffres en caractères gras
aux pages dans lesquelles il est traité e x professa d’un auteur par ailleurs sou­
vent cité. Il n’est pas tenu compte du Supplément bibliographique.

Abû’l W afa al Mubashshir, cf. Mu- Altuna (Luis R ey), 184.


bashshir. Alverny (M.-Th. d’) , 109.
Acciaiuoli (D onato), 150-151, 159, 162, Amann (E .), 154, 158.
163, 186, 190, 198, 209. Ambroise (saint), 254, 271.
Adkins (Arthur W .H .), 287. Ambrosiaster, 271.
Aenetius (Theophilus), 223. Amerbach, cf. Trolmann (V eit).
Aeschlimann (E .), 149. Ames (W illiam), 221.
Afranius, 268. ‘Amirî (al-), 101, 109.
Agostino dei Favaroni (Augustin de Ammonius, 9.
R om e), 139, 162, J63. Ammonius (Ps.-), 63, 64.
Aguirre (José Saenz d’) , 232. Amyntas III, 10.
Aidius (Andreas), 225, 227. Ancona (Paolo d’) , 149.
Albert (saint), 84, 109, 113, 115, 120, Ando (T .), 284.
122-124, 125, 130, 132, 134, 159, André de Sens, 127.
186, 277. Andrea Biglia, 146.
Albert de Saxe, 137, 141. Andreas Rüdiger de Görlitz, 140.
Alciat (A ndré), 164. Andreas von Schärding, 140.
Aide Manuce, 150. Andreas Wall de Walczheim, 140.
Aldine (édition), 150, 160, 305, 313. Andronicus Callisto (de Byzance, de
Alexandre, 38, 40, 4 1 , 43, 56, 57, 63. Thessalonique), 107.
Alexandre d’Aphrodise, 63, 100-101, Andronicus de Rhodes, 7, 8, 9, 40,
103, 197, 246, 249, 250, 251. 84, 87-88, 94, 106.
Alexandre (commentafeur de l’Ethica Andronicus (Pseudo-), 99.
noua et de l’Ethica u etu s), 119. Andronicus (Pseudo-), 106.
Alexandre de Haies, 115. Anne Comnène, 105.
Alexinos, 41. Anonyme (ancien), 101, 121, 173.
Alexis Comnène, 104, 105. Anonyme (récent), 105, 121, 173.
Alfred de Sareshel, 115. Antiochus d’Ascalon, 84, 97, 99, 242,
Allan ( D .J .), 17, 18, 21, 22, 24, 52, 254, 257.
53, 66, 95, 97, 284. Antipater, 5, 6, 39, 40, 56, 57.
Allatius (L .), 103. Antipater de Tarse, 252-253, 254, 268,
Allen ( P .S .), 184. 269.
Alpharabi, cf. Fârâbî (al). Antiphon le Sophiste, 263.
Alphonse de Carthagène, cf. Garcia Apelt (O .), 306-307.
(A lonso). Apollodore d’Athènes, 7, 8, 57.
Alphonse de Cordoue, 185. Arberry ( A .J .) , 108.
540 T A B LE DES NOMS D E PERSONNES

Arbesmann (R .), 146. Barker (E .) , 38.


Arétin (1’) , cf. Bruni (Leonardo). Barns ( J .W .B .) , 301.
Argyropoulos (Jean ), 145, 146, 149, Baron (H .), 147, 150.
150, 151, 154, 155, 157, 159, 163, Barry (M. I .) , 295.
164, 177, 198, 224, 229, 232. Bartling ( W .J .) , 165.
Aristoclés, 8, 40, 42, 83. Bartolini (Lorenzo), 180.
Aristón de Céos, 5, 6, 7, 8, 85, 88, 93. Basile (saint), 102.
Aristophane, 297. Battista de’ Giudici, 148.
Arius Didymo, 98, 99, 249. Baudin (E .), 292.
Arnaud (Antoine), 218. Bayle (P .), 140, 211, 225.
Arnoldus Saxo, 119. Beatus Rhenanus, 156.
Arnoul de Provence, 119. Becchi (Guglielmo), 150.
Arriaga, 209. Bekker ( I .) , 99, 236, 302-303, 304,
Artaxerxés, 39. 305, 306, 308, 309.
Ashburner (W .), 304. Bénévent (Hiérosme d e), 215, 235.
Aspasius, 71, 92, 100, 102, 121, 173, Benzi (U go), 150.
249, 250, 251, 252, 302. Berchet (Toussaint), 211.
Asseline, cf. Eustache de Saint-Paul. Berckringer (D aniel), 222.
Atticus, 84. Berg (K .), 94, 95.
Atzert (C .), 256. Berg (M atthias), 161.
Aubenque (P .), 20, 21, 29, 268, 269, Berger-Levrault (O .), 197, 199, 200.
271, 284. Bernard d’Albi, 135.
Auguste, 99. Bernard de Sienne, 159.
Augustin (saint), 253, 254, 255, 259- Bernardet ( E .), 194.
262, 270, 271. Bernays ( J .) , 66.
Augustin de Rome, c f. Agostino dei Berti (E .), 1 0 ,1 1 , 12, 13, 1 4 ,1 9 , 21, 23.
Favaroni. Bertius, cf. Berts (Pierre).
Aulu-Gelle, 44, 63, 64, 66, 260, 268. Bertram (Antoine), 199, 200.
Avenarius (Johannes), 223. Berts (P ierre), 220,
Averroes, 109, 110-111, 114, 115, 117, Bertueci (S .M .), 178.
123, 145, 159, 186. Bessarion, 304.
Avicenne, 110. Bidez ( J .) , 6, 31, 66, 88.
Bigi (E .), 152.
Biglia, cf. Andrea.
Bady (R .), 194, 195, 213, 281. Bignone ( E .) , 30.
Bagôas, 39. Birkenmajer (A .), 116, 148.
Balfour (Robert), 210, 221. Bisticci (Vespasiano d a), 149.
Ballerius (Ambrosius), 170. Blaise (A .), 295.
Balthasar (N .), 162. Blic (J. d e ), 278.
Bambamius (M art.), 224. Bloch (O .), 274.
Bambrough (R .), 287. Block ( I .) , 36, 46, 47.
Bandinius (A .M .), 139. Blosius (Balthasar), 209.
Barbara (Erm olao), 151, 152, 198. Boarino ( G .L .) , 148.
Barbara (Francesco), 152. Bocard (A ndré), 143, 144.
Barbara (Daniele), 151. Bochenski ( I . M .), 55.
Barbay (P ierre), 218, 281. Bodin (Jean ), 195.
Barbo (Paul, dit Soncinas), 210. Boèce, 190.
Bar Hebraeus, 111. Boèce de Dacie, 132.
TA BLE DES NOMS D E PERSONNES 341

Bohier (François), 174. Builinger (H enri), 168.


Bohigas i Balaguer (P .), 149. Burchart (A nton), 223.
Bolduanus (P .), 180, 189, 200, 211, Burgersdijk (Fran co), 220-221.
212, 223. Burgundio de Pise, 112, 264.
Bonaventure (saint), 132, 166. Buridan, cf. Jean Buridan.
Bonemere (A .), 145. Burley, cf. W alter Burley.
Bono Giamboni, 120. Burnet (J .) , 49, 60, 61, 65, 71, 237-238,
Borgnet (A .), 124. 239, 309.
Borkowski (Petrus), 201. Busnelli (G .), 136.
Borrhaus (M artin), 190. Busson (H .), 213, 218.
Bossuet (Jacques-Bénigne), 218-219. Buizer (M artin), 229.
Bouchard (Étienne), 212. Biitzer (M atthias), 210.
Boucher (Claude), 214. Bywater (I .), 14, 160, 307-309, 313.
Boucher (N icolas), 172-173, 201.
Bouju de Beaulieu (Théophraste), 213-
214, 277.
Boulliot, 192. Cadiou (R .), 21.
Bourgery (A .), 98. Cahlenus (Friedrich), 226.
Bourlé (Jacques), 191. Cajetan, cf. Thomas de Vio.
Boyancé (P .), 13. Calcagnini (Celio), 161.
Boyce (G . C .), 140. Callisthène, 6, 7, 39, 40, 56.
Braem (C onrad), 143. Callus (D .A .), 120.
Brandis (C .A .), 78. Camelot (T h .), 260.
Brazy (Jean ), 212. Camerarius (Joachim Liebhard, dit),
Bréhier (É .), 246. 186, 227.
Brerewood (Edw ard), 190-191. Cammelli (G .), 107.
Briçonnet (François), 156. Capreolus, cf. Jean Cabrol.
Briçonnet (Guillaume, évêque de Carbone a Costacciaro (Ludovicus),
M eaux), 15 6. 189, 200.
Briçonnet (Guillaume, cardinal de Carlos d’Aragon, prince de Viane, 148-
Saint-Malo), 156. 149.
Briçonnet (P ierre), 156. Carmody (Fr. J .), 120.
Brink (K. O .), 45, 80, 92, 93, 94, 95. Caméade, 252.
Brinkmann (A .), 11, 31. Carrit ( E .F .) , 287.
Brochard (V .), 246, 292, 294. Casaubon (Isaac), 160, 210.
Brocker (M .), 41. Cascant (G aspard), 153.
Brown (J. W ood), 114. Case (John ), 190, 225, 227.
Brunet (G .), 179. Caselius, cf. Chessel.
Brunet (J.-C h.), 179, 194. Castrovol, cf. Pierre de Castrovol.
Brunetto Latini, 120, 178. Catei (Charles), 215, 216, 235.
Bruno (Leonardo, dit l’A rétin), 147- Catei (Guillaume), 216.
149, 150, 152-153, 157, 160, 179, 198. Catone (A ngelo), 152.
Bruns (I .), 101. Cattani (Francesco, da D iacceto), 161.
Brunschwig ( J .) , 26. Cauly (E .), 192.
Bruto (Eugenio), 145, 146. Celaya (Juan d e), 163, 190, 227, 279.
Bubendorffer (Johannes), 212. Céphisidore d’Athènes, 12.
Budde (Johann Franz, 1667-1729), 209. César (Pierre), 143.
Budé (Guillaume), 155. Chaix (P .), 160.
342 TA BLE DES NOMS D E PERSONNES

Champagne (Jean-François), 234. Coriscos, 32, 34.


Champeynac (Jean d e), 283. Coulter (J. A .), 89.
Chandler (H .W .), 102, 159. Coupé ( J .M .L .) , 234-235.
Channevelle (Jacques), 214-215, 281. Courville (Mme L u ce), 154.
Charitonymos Hermonymos, 309. Cousin (V ictor), 291, 294.
Charles V, 138. Crab (G ilbert), 145, 190.
Charpin-Feugerolles (le comte d e), 165. Crassot (Jean ), 212, 280.
Chatelain (É .) , 116, 140. Crell (Johannes), 204, 283.
Chelminska (H . d e), 201. Critolaos, 93.
Chenu (M .D .), 162. Croiset (M .), 39.
Chessel (Johannes), 189. Crowe (M .B .), 278.
Chrysippe, 245-247, 250, 251. Cruchon (G .), 240.
Chroust (A .-H .), 2, 5, 6, 8, 10, 11, 12, Cyrille d’Alexandrie (saint), 104.
13, 14, 15, 21, 22, 23, 2 9 , 30, 36, 40,
43, 56, 57, 88, 93, 98.
Cicéron, 27, 64, 67, 84, 92, 93, 96, 97, Dagens (J .), 157.
98, 99, 175, 208, 234, 242, 243, 246, Dain (A .), 107.
247, 249, 252, 253, 254, 256-257, 258, Dalbiez (R .), 3.
259, 260, 261, 267, 268, 269, 271, 272, Dambraneus (Claude), 170.
295. Daneau (Lam bert), 190, 203.
Cicéron (Ps.-), 254. Dante, 135, 136.
Cisner (N icolas), 189. Daremberg (C h .), 44.
Claude Felix, de Langres, 143. De Corte (M .), 48.
Claude Vernet, 142. Dedacus (Jo h n ), 146.
Cléarque de Soles, 13. Deferrari (Roy J .) , 295.
Clément (saint), 259. De Groot (Hugo, dit Grotius), 224,
Clément d’Alexandrie, 63, 260, 264. 229.
Clichtove (Josse), 156-157, 165, 180, Deichgräber (K .), 95.
198. Deichmann (H einrich), 209.
Cohen (R .), 34, 39. Deidrich (G eorges), 200.
Cohn (L .), 106, 107. De la Torre, 149.
Collins (J .), 284. Del Bene (ou d’Elbene, Alphonse),
Commentaire d ’Avranches, 116. 194.
Commentaire de Paris, 118. Del Bene (ou d’Elbene, Alphonse, le
Comnène, cf. Alexis, Anne. jeune), 194.
Compendium Alexandrinorum, cf. Del Bene (Bartolomeo), 194.
Summa Alexandrinorum. Delbos (V .), 290, 292.
Compendium philosophie, 119. Delbrück (Johann Friedrich), 233.
Condillac, 234. Delisle (L .), 119.
Conimbricenses, 184-185, 203, 225, 227, Demade, 46.
278. Deman (T h .), 275, 279.
Conrad, cf. aussi Konrad. De Marinis (T .), 152.
Conrad d’Ascoli, 135. Demetrius de Phalere, 44, 93.
Conrad Hensel, 159. Demosthene, 7, 31, 38, 39, 46, 57.
Conring (H erm ann), 228. Denifle (H .), 116, 140.
Constantin I X Monomaque, 103. Denys d’Halicamasse, 8, 57.
Constantin Palaeocappa, 102, 106. De Putte (E erryk), 219-220.
Coraïs (Adam antios), 236. Descartes, 214, 222, 233, 234.
TA BLE DES NOMS D E PERSONNES 343

Deschamps (P .), 179. Dupuy (N icolas), 145.


Des Places (É d .), 15. Düring (I .), 2, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,
Desportes (Philippe), 194. 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
Desreumaux (R .), 198. 23, 24, 25, 29, 30, 31, 32, 33, 35, 36,
De Wulf (M .), 106. 37, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 55,
Diacceto, cf. Cattani. 61, 63, 66, 70, 83, 84, 88, 89, 94, 254.
Dibon (P .), 220, 221, 222, 223. Dürr (Johann Conrad), 200, 226-227.
Dicéarque, 92, 93, 95. Duval (Guillaume), 160, 210. 218.
Didacus, cf. Dedacus.
Didacus Portugalensis, 146.
Didyme Chalcentère, 7, 8, 31, 32, 33, Ebertus (Theodoricus), 223.
34, 39. Échard (J .), 136, 145, 146, 162, 180,
Diels (H .), 8, 24, 65, 263. 281.
Dieudonné 1er, 272. Edelstein (L .), 31.
Dilher (Johann M ichael), 227. Eichel von Rautenkron (Johannes),
Diodore de Sicile, 31. 224.
Diodore de Tyr, 93, 96. Eicheln (Johannes), 229.
Diogène de Babylone, 88, 252-253. Élias, 63, 64, 83.
Diogène Laërce, 5, 7, 8, 33, 39, 40, 41, Élie (H .), 154, 163, 164.
42, 44, 57, 83, 84, 93, 253. Elzevier, 203.
Dirlmeier (F r.), 16, 50, 62, 65, 85, 92, Emden (A .B .), 138, 146, 190.
93, 94, 95, 96, 99, 239, 288. Engel (C h .), 197.
Disdier (M .-Th.), 152. Ennius, 268.
Dobler (E .), 249, 252. Épictète, 220, 263, 287.
Domanski (B .), 249, 251. Épicure, 87, 228.
Donaldson (W alter), 203, 211, 212, Érasme, 160.
225, 227. Érastos, 32.
Dondaine (A .), 124, 125. Este (Hippolyte, cardinal d’) , 182.
Donini (P. L .) , 18, 93-98. Estrebay (Jacques Louis d’, dit Stre-
Dorbellus, cf. Nicolas d’Orvault. baeus), 174, 175, 176.
Douais (C .), 135. Ethica borghesiana, 113.
Doucet (V .), 117, 146. Ethica noua, 113, 114, 115, 116, 117,
Drãseke (J .), 104. 118, 119, 123, 273, 308.
Draudius (G .), 180, 200, 206, 223. Ethica uetus, 112, 113, 114, 115, 116,
Drerup (E .), 56. 117, 118, 119, 123, 257, 273, 303,
Drossaart Lulofs (H . J .) , 36, 55, 302, 307, 308, 311.
306. Étienne Tempier, 132.
Dudley (Robert, comte de Leicester), Eubule, 31.
190. Eucken (R .), 74.
Dufour (A .), 160. Eudème de Chypre, 12.
Du Hamel (Jean ), 233. Eudème de Rhodes, 71, 73, 84, 85,
Dumont (F .), 295. 93.
Du Moulin (P ierre), 212, 281. Eudes Charlier, 141.
Dunbabin (J .), 124. Eudoxe, 11, 285.
Duns Scot, cf. Jean Duns Scot. Eulenspiegel (T ill), 192.
Du Perron (Jacques-Davy, cardinal), Eurymédon, 57.
194-195, 235, 282-283. Eusèbe de Césarée, 8, 39, 42, 83, 84.
Dupleix (Scipion), 213, 281. Eustache de Saint-Paul, 213, 280.
344 T A BLE DES NOMS D E PERSONNES

Eustrate, 83, 102, 104-105, 121, 124, Gadagne (Paleantonio d e), 164.
137, 159, 173, 186, 190. Gadamer (H .-G .), 19.
Gaiser (K .), 87.
Fabricius, 138, 146, 159, 163. Gaius, 295.
Fârâbi (a l), 199. Galluzzi (Tarquinio), 227, 230-231,
Faral (E .), 136. 232, 281.
Farnèse (Alexandre, cardinal), 151, Ganay (Germain d e), 154.
173. Gandillon (F r .), 214.
Favaroni, cf. Agostino dei. Garbarino (G .), 267.
Feliciano (Giovanni Bernardo), 160, Garcia (A lonso), 147-148.
173, 175, 198. Garin (E .), 147, 149, 150, 162.
Féret (P .), Í76, 185, 191. Garve (Christian), 233.
Ferrero (Jean Étienne), 155. Gassendi, 234.
Festugière (A .-J.), 22, 24, 25, 30, 45, Gauthier de Baume (Galtherus de Wal-
55, 61, 72, 73, 75. m a), 142.
Ficin (M arsile), 150. Gautier, cf. Donaldson (W alter).
Figliucci (Felice), 178, 186, 198. Geier (Johannes Christian), 229.
Filastre, 271. Genaille (R .), 44.
Filelfo (Francesco), 151. Genevensius (Antonius), 212.
Finario (Baptista d e), cf. Battista de’ Gent (W .), 274.
Giudici. Gérard d’AbbeviUe, 117.
Fischer (A .M .), 71, 72. Gerhard (Andreas, dit Hyperius), 187-
Fischer (B .), 270. 188.
Florimonte (Galeazzo), 152. Geyer (B .), 124.
Fonseca (Pedro d a), 211. Ghazâlî (al), 110.
Forbes Leith (W .), 161. Ghellinck (J. d e), 16.
Ford (P .A .) , 145. Giannerini (Pietro Paolo), 180.
Forest (H ector), 164-165. Giberti (Gian M atteo), 184.
Fortenbaugh (W . W .), 47. Gigon (O .), 6, 7, 8, 9, 11, 14, 32, 40,
Forti (F .), 136. 41, 42, 43, 83, 85.
Foscari (Pietro), 151. Gilbert (N .W .), 177, 255, 256, 257,
Foucart (P .), 31, 32, 33, 39. 262.
Fouquelin (Antoine), 170. Gilkens (P ierre), 223-224.
Fournier (M .), 197, 199, 200, 201. Gilles de Delft, 154.
Fox Morcillo (Sebastian), 181. Gilles d’Orléans, 132, 133, 139.
Franceschini (E .), 109, 125. Gilles de Rome, 133.
Franklin (A .), 140. Gillet (M .), 292.
Frassen (Claude), 217-218. Gils (P.-M .), 129.
Freige (Johannes Thom as), 189. Gilson (É .), 48, 261.
Frémy (E .), 194. Giocarinis (K .), 133.
Freudenberger (T h .), 186. Giovanni de Fabriano, 138.
Fritz, cf. Von Fritz. Giovanni de Riccio, 146.
Fritzsche (A .T h .H .), 71, 72, 78. Giphanius, cf. Van Giffen.
Fronton, 252, 269. Glorieux (P .), 117, 129, 133.
Furley ( D .J .) , 87. Glotz (G .), 34, 39.
Furter (M ichel), 142. Glucker (J .), 160, 210.
Goasmoal (Jacques d e), cf. Irénée de
Gabriel (A. L .), 140. Saint-Jacques.
TA BLE DES NOMS D E PERSONNES 345

Godefroy (F .), 274. Guittone d’Arezzo, 115.


Goes (Manuel d e), 184-185. Günther (O w en), 187.
Goll (Theophilus, l’ancien), 189, 199, Guiu Terrena, 134.
209, 227. Guy de Strasbourg, 136.
Goll (Theophilus, le jeune), 199.
Gomperz (T h .), 49. Habert (G erm ain), 216.
Gonzalez de la Calle (U .), 181. Hagendahl (H .), 272.
Goyet (T h .), 219. Hain (L .), 145, 159, 163.
Grabmann (M .), 116, 118, 119, 124, Hanke (L .), 184.
125, 137, 140, 146, 148, 162. Hardie (W . F. R .), 46, 47, 284.
Grant (A .), 72, 236. Harlfinger (D .), 301.
Granvelle (cardinal d e), 106. Harrison (A .R .W .), 43.
Gravelle (François d e), 283. Haskins (Ch. H .), 114.
Gravier (M .), 166. Hatinguais ( J .) , 257.
Grayeff (F .), 88. Hawenreuter (Johannes Ludwig), 189,
Greenwood ( L .H .G .) , 71, 238. 199-200, 202, 227.
Grégoire (saint), 272, 273. Hayduck (M .), 103.
Grégoire le Thaumaturge (saint), 265. Heereboord (Adriaan), 221.
Grégoire X I I I , 182. Hegel, 3, 235.
Grégoire Abû'l Farag, 111. Heidegger, 3.
Grégoire de Valence, 211, 221. Heider (Wolfgang), 209, 225, 227.
Grivel (Claude), 179. Heidingsfelder (G .), 137, 142, 162.
Grosseteste, cf. Robert Grosseteste. Heiland (Samuel), 187, 223, 227.
Grotius, cf. De Groot. Heinrich Totting von Oyta, 137.
Grouchy (Nicolas d e), 174, 175-176, Heinsius (D .), 106.
177, 192, 198, 210. Heinze (M .), 292.
Grouchy (le vicomte d e), 174. Held (Johannes), 227.
Grumach (E .), 287. Héliodore de Pruse, 106.
Grylos, 11, 12. Helvétius, 234.
Grynaeus (Simon), 160. Henri III, 194.
Guazzoni Foà (V .), 36. Henri IV, 194, 213.
Guenther, cf. Günther. Henri de Friemar (Henri d’Allemagne)
Guérinois (Jacques Casimir), 281. 124, 134, 159, 162, 163.
Gui d’Orchelles, 115. Henri de Gorkum, 146.
Guido Cavalcanti, 134. Henri Krosbein, 143, 144.
Guido de Guezzis, 137. Henri Loen, 146.
Guido Vernani de Rimini, 135. Henri de Northeim, 162, 163.
Guilielmius (A driaan), 220. Héraclite, 297.
Guillaume d’Auvergne, 115. Hermann l’Allemand, 114, 115, 117,
Guillaume d’Auxerre, 17, 115, 277. 120 .
Guillaume de Moerbeke, 125, 130, 148. Hermann (M ichel), 224.
Guiral O t, 134, 135, 137, 145, 190. Hermias, 5, 7, 30, 31, 32, 33, 34, 38, 39,
Guise (Louis de Lorraine, cardinal 40, 57.
d e), 192. Hermippe, 7, 8, 32, 33, 39, 41, 42.
Guise (Henri de Lorraine, duc d e), Hermotime, 31.
' 192. Hérodote, 31.
Guise (Charles de Lorraine, cardinal Herpyllis, 42, 43, 57.
d e), 106, 170. Hésychius de Müet, 10.
346 TA BLE DES NOMS D E PERSONNES

Heylbut (G .), 100, 103. Jaeger (W .), 1, 2, 3, 6, 12, 14, 16, 20,
Heymeric van de Velde, 146. 22, 23, 24, 28, 29, 30, 32, 34, 36, 37,
Hiéronyme de Rhodes, 93. 38, 40, 46, 50, 51, 52, 53, 54, 57, 64,
Hill ( E .R .) , 31. 66, 67, 70, 72, 77, 78, 83, 84, 89, 95,
Hiltbrunner (O .), 273. 96, 238, 239, 252, 307.
Hippius (Fabianus), 223. Jamblique, 14.
Hirzel (R .), 24. Jamyn (Amadis), 194.
Hofmann (D aniel), 206. Janet (P .), 291, 292, 293, 294.
Homère, 40, 296. Jannone (A .), 65, 310.
Homeyer (H .), 267. Janssen (J .), 206.
Honorius 1er, 272. Javelli (Chrysostome), 162, 186.
Horn (K onrad), 225, 228. Jean, cf. aussi Giovanni.
Howald (E .), 31. Jean (saint), 112.
Huber (U lrich), 221. Jean Baconthorp, 134, 135.
Huby (P .M .), 12. Jean Bemier de Fayt, 137.
Hugolin d’Orviéto, 166. Jean Buridan, 136, 140, 143, 159, 162,
Hulâgû, 111. 184, 190, 225.
Hunain ben Ishâk, 108. Jean Cabrol (ou Cabrolier, dit Capreo-
Hyperius, cf. Gerhard. lu s), 162.
Jean V I Cantacuzène, 106, 107.
Jean Chrysostome (saint), 102, 112.
Ibn Abî Usaibia, cf. Usaibia. Jean Damascène (saint), 264, 265, 266.
Ibn al Khammâr, 108. Jean Duns Scot, 1 3 3 ,134, 142, 153, 168,
Ibn al Kifti, 10, 108. 190, 201, 217, 218, 225.
Ibn al Nadim, 9, 101, 108. Jean de Hasselt, 146.
Ibn Bâjjah, 109. Jean Italos, 104.
Ibn Rushd, cf. Averroès. Jean ICrosbein, 137.
Ibn Sîna, cf. Avicenne. Jean Letoumeur (dit Versoris), 140-
Ibn Tufayl, 109. 141, 142, 145.
Immisch (O .), 103. Jean Pecham, 117.
Irénée (saint), 270, 271. Jean Quarret, 141.
Irénée de Saint-Jacques (Jacques de Jean Rhosus, 304.
Goasmoal, en religion), 216-217. Jean de la Rochelle, 115.
Isaac (J .), 131. Jean de Trévise, 115.
Isbrandi, 221. Jérôme (saint), 271.
Isendoorn, cf. Van Isendoorn. Joachim (H .H .), 238.
Iserloch (E .) , 186. Joannou (P .), 104.
Ishâk ben Hunain, 108. John Wilton, 138.
Isidore de Péluse, 102. Joneau (Jacques), 220.
Isocrate, 11, 12, 13, 1 5 ,2 5 , 38. Josef ben Schemtob, 112.
Itter (Mark A nton), 227. Joüon (P .) , 263.
Jugie (M .), 107.
Jülicher (A .), 270.
Jackson (H .), 44, 150, 304, 309, 310, Julien, cardinal de Saint-Ange, 146.
313, 314. Julien-Eymard d’Angers, 218.
Jacoby (F .), 6, 7. Junceda (J. A. G .), 278.
Jacques de Douai, 132; Justinien, 10.
Jacques de Pistoie, 134.
T A BLE DES NOMS D E PERSONNES 347

Kant (I .), 233, 289, 290-291, 292, 293, Laurenti (R .), 38.
298. Lay marie, 160.
Kantorowicz (H .), 112. Lebreton (J .), 265.
Kapp (E .), 79. Lee (H .D .P .) , 35.
Kearney ( f .K .) , 82. Lefèvre (C h .), 10, 20, 21.
Keckermanri (Bartholomäus), 203, 211, Lefèvre d’Étaples (Jacques), 143, 144,
224, 225, 227. 147, 149, 150, 154-158, 159, 162, 163,
Kehr (Johannes), 229. 165, 180, 190, 209, 305.
Kelp (Johannes), 208, 210. Lehu (L .), 295.
Kihvardby, cf. Robert Kilwardby. Leibniz, 233.
Kipsch (M artin), 209. Leni di Spadafora (F r.), 18.
Klenck (Jan ), cf. s. n. Scerphof. Léon de Chalcédoine, 104.
Knöll (P .), 270. Léonard (E .G .), 187.
Knops ( J .P .H .) , 138. Léonard ( J .) , 46.
Kojalowicz (Wijuk A lbert), 224. Le Plessis (Philippe), 179, 235.
Konrad Koler de Susato, 139. Leroy ( F .J .) , 102.
Kortholt (Christian), 209, 210. Le Senne (R .), 2.
Kortholt (Sébastien), 210. Leszcynski, 201.
Kossel (C .), 284. Leszno (Raphaël, comte d e), 201.
Krämer ( H .J .) , 2 2 . Leu (Thomas d e), 194.
Kranz (W .), 263. L ’Hospital (Michel de), 169.
Kraus (P .), 108. Librizzi (C .), 85.
Kreuttner (K .), 99. Licet! (Fortunio), 205.
Kristeller ( P .O .), 134, 148, 151, 152, Lienhard (M. K.) , 45.
161. Lipen (M .), 180, 223.
Krosbein, cf. Henri Krosbein, Jean Lippius (Daniel), 228.
Krosbeiri. Lobei (E .), 301.
Kübel (W .), 123. Locke, 234.
Kuttner (S .), 115. Lockwood (D. P .), 150.
Lohr (Ch. H .), 139, 140, 151.
Long (H. S .), 8, 12, 44, 83.
Laborator (Andréas), 223. Longin (Pseudo), 89.
La Bruyère, 91, 92. L ’Ostal (Pierre d e), 282.
Lacombe (G .), 114, 126. Lottin (O .), 113, 117, 118, 129, 131,
Lamber (Samuel), 222. 132, 264, 276, 277.
Lactance, 258. Louis X I, 144, 152.
Lambin (Denis), 160, 177, 178, 183, Louis X III, 212.
186, 198, 199, 224, 231, 25 J, 256. Louis (P .), 35, 55, 306.
Landi (G iulio), 180. Lucrèce, 255-256.
Langerbeck (H .), 24, 52. Lugarini (L .), 55.
Lang (A .), 137. Luther (M artin), 165-166, 201, 202,
Langlois (Ch. V .), 135. 209, 298.
La Place (Pierre d e), 169. Lycon, 6.
La Ramée (Pierre d e), 169, 171, 172, Lyons (M .C .), 108.
2 0 6 ,2 2 4 .
Larivey (Pierre d e), 180.
Las Casas (Bartolomé d e), 184. Macdowell (W illiam), 222.
Laurent Pignon, 136. M cN air (P h .), 197.
348 TA BLE DES NOMS D E PERSONNES

Macrobe, 255. Ménage (Gilles) , 10, 216.


Madratius (Paulus), 212. Ménandre, 87.
Maffei (Raffaele, de V olterra), 161. Mentor de Rhodes, 39.
Magirus (Johannes), 181, 188, 209, 227. Menut (A .D .), 138, 179, 193, 215, 273.
Maier (H .), 55. Mercati (G .), 103.
Maïmonide, 109. Mercken ( H .P .F .) , 84, 121.
Mair (John ), 164. Merlan (P h .), 11, 30, 33, 43, 55, 56,
Maître (H . B .), 163. 60, 61, 62, 87, 94.
Major (Johannes), 223. Mesnard (P .), 195.
Malfante (Genesio), 181-182. Mezger (Johannes E ric ), 209.
Mallarmé, 76. Michel Aiguani de Bologne, 135, 162,
Mandonnet (P .), 114, 123. 163.
Manetti (Gianozzo), 149. Michel Ducas Parapinakès, 103.
Manno (A .), 22. Michel d’Éphèse, 103-104, 121, 173.
Mansion (A .), 1, 7, 9, 15, 25, 28, 29, Michel Psellos, 103, 104.
35, 36, 37, 44, 45, 48, 49, 50, 51, 56, Michel Scot, 114.
59, 60, 66, 67, 70, 72, 73, 79, 1 2 5 ,1 2 8 , Michelakis (E .), 284.
288. Michelet (Karl Ludwig), 235, 241.
Mansion (S .), 24. Mignucci (M .), 35.
Marc-Aurèle, 84, 269. Milo (R. D .), 284.
Marchesi (C .), 120. Minio-Paluello (L .), 125.
Marcos (F .), 153. Mioni (E .), 309-311.
Margueritte (H .), 72, 78, 79, 80, 85. Miskawaih, 101, 109-110, 111.
Margueron (C l.), 115. Moeckli (G .), 160.
Marichal (R .), 141. Mohrmann (C h r.), 259.
Marsile d’Inghem, 137. Möller (M. Joachim ), 223.
Martha (J .), 242. Montaigne, 174, 182, 193, 195.
Martin Lemaître, 143, 144. Montmollin (D. d e), 45, 70.
Martinez (Pedro, d’O sm a), 152-153. Mood (W .), 235.
Martini (Corneille), 189. Moranviller (Jacobus d e), 212.
Martini (Jak ob ), 223. M oraux (P .), 2, 6, 7, 8, 11, 12, 16, 21,
Martyr, cf. Vermigli. 23, 24, 28, 40, 63, 64, 66, 85, 8 8 , 101,
Masparaut (P ierre), 170. 110, 301.
Massa (E .), 115. Moreau (Denis), 217.
Mathieu (G .), 13. Morel (G .), 219.
Mauro (Silvestro), 231. Moréri (L .), 140, 229, 230.
Maxime le Confesseur, 102, 262-266. Mubashshir (Abü’l W afa a l), 10, 108,
May ( W .E .), 46, 49. 109.
Meersseman (G .), 118, 136. Mullach (F. A .), 99, 106.
Meibom (Heinrich, le jeune), 229. Müller (V eit), 223.
Meijer (P .A .) , 38. Mulligan (R .W .), 278.
Meier (Gebhard Theodor), 226. Mulvany (C .M .), 6, 31, 32, 33, 41, 42,
Meïr Alguadez ben Salomo, 111. 92.
Mélanchthon (Philipp), 166-168, 172, Munro ( H .A .J .) , 72.
185, 186, 187, 193, 198, 201, 203, Muret (Marc Antoine), 182, 198, 199,
207, 210, 224, 226, 227, 229. 227.
Melles (fitienne d e), 217, 218, 281.
Mellon (P .), 211.
TA BLE DES NOMS D E PERSONNES 349

Nardi (B r.), 120, 152. Paul Nicoletti d’Udine (Paul de Ve­


Natta (M arcantonio), 227. nise), 138-139.
Naudé (G .), 214. Paulin Turchius de Lucques, 145,
Navarre (O .), 93. 146.
Némésius, 102, 249, 250, 251, 252, Paulinus (Laurentius), 205-208.
264. Pavese (C .), 32.
Nicanor, 56. Pavone (Francesco), 230, 281.
Nicolas de Sicile, 120. Pecham, cf. Jean Pecham.
Nicolas d’Orvault (Dorbellus, d’Orbel- Pecham (Pseudo), 116-117.
les), 141, 162, 163. Pellechet (M .), 145, 154, 155.
Nicole Oresme, 138, 235, 273. Pellevé (N icolas), 106.
Nicomaque, 42, 43, 57, 83-87, 89. Pelster (F r.), 123, 125.
Nicomaque de Gerasa, 112. Pelzer (A .), 100, 113, 114, 115, 123,
Nifo (Agostino), 151-152. 135, 136, 144.
Nivelle (Jacques), 189. Pépin ( J .) , 15, 21, 22, 23, 24, 28.
Noiset (Pierre), 192. Peregrino (Lelio), 183-184.
Novotny (F r.), 31. Périon (Joachim ), 174, 175, 176, 177,
Nuyens (F r.), 1, 2, 23, 24, 25, 26, 27, 186, 198.
28, 35, 36, 37, 46, 47, 48, 49, 51, 53, Perreiah (A. R .), 139.
55, 56, 58, 59, 60, 61, 70, 84, 89, 239. Peters (Fr. E d .), 108, 109.
Petersen (P .), 165, 168, 185, 186, 187,
196, 198, 199, 207, 224, 227, 228,
Occam (Guillaume d’) , 201. 233, 235.
Oggioni (E .), 36, 37. Petit (Jean ), 143, 144.
Ollé-Laprune ( L .) , 239, 240, 292. Petzäll (A .), 278.
Olympiodore, 63, 64. Philémon, 87.
Omont (H .), 106. Philippe le Bel, 133.
Ong (W .J .), 170. Philippe le Chancelier, 115.
Oresme, cf. Nicole Oresme. Philippe de Macédoine, 38, 39, 40, 41,
Ovide, 121, 259. 42, 46.
Owen (G .E . L .), 10. Philochore, 6.
Oxenstiern (A xel), 208. Philodème, 33, 88.
Philopon, 101, 103.
Photin, 102.
Pachymere (Georges), 105-106. Phurnès, 104.
Pacio (Julio), 160. Piccolomini (Alessandro Gregorio),
Padet, 214. 180.
Pagius (Arnold Andreas), 220. Pierre d’Auvergne, 133.
Palacz (R .), 112. Pierre de Barrière, 135.
Pallavicino (Nicolas-Marie), 230. Pierre de Castrovol, 152, 153.
Panetius, 247-248, 251, 252, 268. Pierre Coruheda (ou Cornethi) , 135.
Paquot ( J .N .) , 146, 189, 204, 224. Pierre Foliot, 141, 279.
Paraphraste (le), 106-107. Pierre Grossolan, 104.
Pasicles de Rhodes, 36. Pierre de Lerma, 185.
Pasor (M atthias), 222. Pierre d’Osma, cf. Martinez.
Patrizi (Francesco), 198. Pierre de Spire, 162, 163.
Pattin ; (A .), 148. Pierre de Vena, 146.
Paul (saint), 270, 272, 298. Pietro Martire, cf. Vermigli.
350 TA BLE DES NOMS D E PERSONNES

Pines (S .), 110, 111. Rackham (H .), 309.


Pirotta (A .M .), 138. Raleigh (Sir W alter), 190.
Pisani (Ugolino), 151. Ramsauer (G .), 73, 94, 237, 240, 303.
Placentinus, 112. Ramus, cf. L a Ramée.
Platon, 5, 11, 12, 15, 16, 22, 23, 25, 26, Raoul Renaud (dit Lebreton), 84, 115,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 48, 49, 54, 124, 133, 137.
77, 99, 221, 228, 234, 237, 238, 239, Rapin (René, S .J .), L e Magnanime, ou
243, 266, 267, 268, 288, 296, 297. l’éloge de Louis de Bourbon, prince
Plaute, 267, 268." de Condé, prem ier prince du sang, A
Plebe (A .), 76, 94, 178. Paris, 1687 [j’aurais dû le citer à la
Plezia (M .), 6, 7, 42. p. 219: le P. Rapin s’emploie à mon­
Plotin, 101. trer comment le prince de Condé a
Plutarque, 8, 63, 220, 247. réalisé et surpasse «le portrait du
Pohlenz (M .), 246, 247, 251, 252, 256, Magnanime, qui est le chef-d’œuvre
258, 259, 264. de l’ancienne Morale»].
Poliziano (Angelo), 152. Rassow (H .) , 7 1 , 74, 237, 303, 304, 305.
Pollard (A .W .), 191. Ravaisson ( F .) , 66.
Pomerius (Julianus), 272. Reale (G .), 37.
Pona (Francesco), 229. Rees (D. A .), 46, 238.
Poncelet (R .), 268. Regenbogen (O .), 88, 99.
Pontano (Giangioviano), 198. Reichling (D .), 144.
Porphyre, 101, 108, 109, 110. Renaudet (A .), 154.
Posidonius, 248, 251, 252. Rennhofer (F r .), 200.
Post (G .), 134. Renouard (P h .), 144, 163, 164.
Praechter (K .), 103, 104. R ésum é alexandrin, cf. Summa quorun-
Prantl (C .), 163. dam Alexandrinorum.
Prévost de Sansac (Antoine), 210. Reusch (E rh ard ), 228.
Prichard (H. A .) , 285, 286. Ricasoli (G aleotto), 150.
Proclus, 42, 287. Richards (H .), 309.
Proxène, 11, 57. Riccoboni (A ntonio), 161, 183, 209.
Psellos, cf. Michel Psellos. Richard de Bury, 136.
Ptolémée, 7, 8, 9, 10. Richard de Chillington, 136.
Ptolémée Chennos, 8. Riley ( L .W .), 191.
Puteanus, cf. De Putte. Riondato (E .), 55.
Pythias (femme d’A ristote), 6, 39, 40, Robert (P .), 274.
41, 42. Robert de Courson, 114, 116.
Pythias (fille d’A ristote), 41, 43, 57. Robert Crowche, 138.
Robert Grosseteste, 83, 112, 113, 115,
120-122, 123, 124, 125, 126, 127,
Querengo (Antonio), 230. 132, 136, 137, 138, 142, 143, 147,
Querengo (Flavio), 230. 151, 152, 158, 160, 173, 305, 307,
Quétif ( J .) , 136, 145, 146, 162, 180, 308.
281. Robert Kilwardby, 117.
Robortellus (F r .), 151.
Roberts (C. H .), 301.
Rabelais, 192. Robin (L .), 61, 66, 89, 256.
Rachelius (Sam uel), 224. Roce (Denys), 145.
Racine (Jean ), 219. Rochemonteix (C. d e), 214.
TA BLE DES NOMS' D E PERSONNES 351

Rodier (G .), 65, 240. . Schneider (R .), 259.


Rödiger (R .), 263. Schoell (R .), 303.
Roger Bacon, 115, 124. Schrenk (G .), 263.
Roger Roseth, 137. Schrevelius (Theodor), 204.
Rohde (E .), 49. Schubart (W .), 8.
Roland de Crémone, 115. Schuchhardt (K .), 99.
Romanus (M. Adam us), 223. Scot; cf. Jean Duns Scot.
Ronsard, 194, 195. Scribonius (Wilhelm Adolf), 188.
Rose (V .), 98, 104. Sebaldus de Walsee, 139.
Ross (Sir D avid), 2, 6, 14, 16, 30, 35, Segni (Bernardo), 178, 180, 198.
36, 43, 49, 55, 58, 64, 65, 98, 238. Seidl (H .), 51.
Rostagni (A .), 40. Sénèque, 98, 136, 139, 208, 220, 246,
Roure (M. L .), 164. 253, 257, 258, 259, 260, 268, 287,
Rovière (Pierre de la ) , 160. 295.
Ruf (P .), 139. Senguerd (A rnold), 222.
Runner ( M .H .E .), 74. Septime Sévère, 100.
Russell ( J .C .) , 120. Sepulveda (Juan Gines d e), 184.
Ruys (Conrad), 212. Sergent (Pierre), 179.
Ryan (Eugene E .), 285. Serrano (L .), 232.
Serrano (P edro), 184
Sertillanges (A .-D .), 241-242, 243, 244,
Sabbadini (R .), 151. 292, 293-294.
Saenz (José), cf. Aguirre. Sévin (François), 170.
Saffrey (H .-D .), 22, 55. Siger de Brabant, 132. '
Saglio (E .), 44. Silvestre (Antoine), 163.
Sala (G .), 278. Simar (T h .), 219.
Salaville (S .), 104. Simoni (Simon), 186, 198.
Salman (D .), 109, 125. Simplicius, 63, 64, S3.
Samaran (C h .), 140, 141. Sinapitis (Daniel), 221.
Samuel ben Jehudâ, 111. Sitzmann (Fr. E d .), 199, 200.
Sapho, 292. Siwek (P .), 303, 304, 310.
Scaino (Antonio), 179. Sixesmith (Thom as), 191.
Scerphof (Sam uel), d’Amsterdam, sou­ Sixte IV, 153.
tint le 24 mai 1645 à Leyde, sous la Skragge (Simon H .) ;■ 208. '
présidence de Jan Klenck, 33 thèses Soleri (G .), 28, 48, 49.
sur les livres V III et I X de l’Éthique Solmsen (F r .), 12, 34, 35.
(De l’am itié), conservées dans la bi­ Sommervogel (C .), 189, 214, 220, 230.
bliothèque de Philadelphie, cf. le ca­ Soncinas, cf. Barbo (Paul).
talogue de Riley (cité plus haut, p. Souilhé (J .), 65, 240.
191, note 297bls) , p. 71, n °342. Sparshott (F. E .) , 238.
Schacher (E. J.) , 8 5 . Spendier (Christian), 220.
Schafer (M .), 88. Spengel (L.) , 7 1 , 78, 94.
Schegk (Jakob Degen, d it), 185, 198. Spettmann (H :), 117.
Scheurl (H. J .), 132. Speusippe, 30, 34, 38; 43.
Schickfuss (Jakob), 189; 200. Standaert (M .),- 213. -
Schleiermacher, 105. Stange (E .), 119.
Schmidt (C h .), 196. Stark (R .), 12, 31, 46, 5 3 . ...................
Schmidt (E. A .) , 99. Stegmüller (F r .), 153.
352 TA BLE DES NOMS D E PERSONNES

Stein (E .), 10. Thomas d’Aquin, 3, 20, 115, 119, 123,


Steinschneider (M .), 108, 109, 111, 112. 124, 125, 127, 128-131, 132, 135, 137,
Stephanou (P. E .) , 104. 1 3 8 ,144, 145, 148, 159, 181, 185, 186,
Stevens ( L .C .) , 177. 190, 1 9 2 ,193, 198, 201, 203, 209, 210,
Stewart ( J .A .) , 237, 240, 305-306. 214, 217, 2 1 8 ,221, 224, 225, 227, 255,
Stinissen (W .), 121. 275-279 280, 292, 293, 295, 296.
Stobee, 99, 247, 249, 253, 263, 287. Thomas Ebendorfer, 139.
Stock (St. G .), 72. Thomas More (saint), 160, 225.
Stol (Jean ), 143. Thomas Netter de Walden, 162, 163.
Stone (R. C .), 270. Thomas de Vio (dit Cajetan), 144, 185,
Strabon, 8, 31, 33, 34, 39, 40. 221 .
Straton, 6. Thomas Wolsey, 164.
Strebaeus, cf. Estrebay. Thomas von Wuldersdorf, 140.
Strigel (Viktorin), 186-187. Thomasius (Jak ob ), 224, 229.
Stroick (C .), 134. Thompson (D ’Arcy W .), 35.
Sturm (Johannes), 196. Thomson ( J .A .K .) , 284.
Suarez (F r .), 211. Thomson ( S .H .), 122, 136.
Suidas, 10, 83. Thonnard ( F .J .) , 262.
Summa quorundam Alexandrinorum, Thorndike (L .) , 114, 189, 221.
108, 114, 115, 123. Tignosi (N iccolö), 150.
Susemihl (F r .), 78, 85, 99, 160, 237, Tigrane, 104.
238, 303, 304-305, 306, 308, 313. Timée de Tauromenium, 6, 42, 43.
Sylburg, (F r .), 160. Tonneau (J .), 295-296.
Syrianus, 98. Torraca ( L .) , 35.
Torresani, 145.
Tramlatio hispanica, 114.
Translatio Imcolniensis, 120-122.
Taddeo Alderotto, 120. Travers (E .), 174.
Talon (O m er), 169-171, 172, 173, 206. Tribbechovius (A dam ), 229.
Tanberg (Gondacher d e), 199. Tricot (J .), 65, 239, 284.
Tartaret (P ierre), 144. Trinquet (R .), 182.
Tatarkiewicz (L .) , 81, 298. Troilo (S .), 148.
Taurisano (I .) , 180. Trolmann (Veit, dit Am erbach), 185,
Teetaert (A .), 154. 198.
Tennemann (W . G .), 94. Tropia (L .), 100.
Tertullien, 272. Tunstal (Cuthbert), 189.
Tesauro (Em anuele), 230. Turchius, cf. Paulin de Lucques.
Textus Ethicorum, 143-144, 158. Turnèbe (A drien), 160, 161, 186, 198.
Theiler (W .), 23, 36, 37, 38, 94. Turner ( E .G .), 301.
Thémison, 14. Tûsi (a l), 111.
Théodore, 46. Tyard (Pontus d e), 179.
Théophraste, 6, 34, 83, 85, 87, 89, 91-
93, 95, 98, 99, 241, 244.
Théophylacte, 102. Uffelmann (H einrich), 228.
Théopompe de Chio, 6, 7, 31, 39. Ulrich de Strasbourg, 124.
Thielscher (P .), 89. Untèrsteiner (M .), 22.
Thijssen-Schoute (C. Louise), 222. Urbain V III, 231.
Thillet (P .), 9, 11. Urbain de Melk, 139.
TA BLE DES NOMS D E PERSONNES 353

Usaibia, 10. Vimercato (Francesco), 177.


Usener, (H .), 24. Vincent de Beauvais, 115.
Virgile, 256.
Vitelii (H .), 29.
Vacant (A .), 114. Vives (Juan L uis), 198.
Valdagno (Giuseppe), 180. Vogel (C .J. d e), 17, 20, 26.
Valerius, cf. Wauters. Voilquin (J .), 239.
Vali'er (Agostino). J’aurais dû le citer Volaterranus, cf. Maffei.
à la p. 180. Avant de devenir évê­ Vollenhoven (M .H . T h .), 74.
que de Vérone, puis cardinal, Valier Von Arnim (H ans), 22, 36, 37, 79, 94,
enseigna la philosophie à Venise; en 96, 99, 245, 246, 247, 249, 252, 253,
avril 1558, il commença l’explication 254, 257, 262, 263, 266, 269, 287.
de YÉthique à Nicomaque, mais il Von Fritz (K .), 83.
n’a publié que la leçon inaugurale Von der Mühll (P .), 13.
qu’il prononça la deuxième année de Von Wartburg (W .), 2 74.
son enseignement en reprenant après Wallaeus, cf. Van Waele.
l’interruption des vacances ses cours Walliser (Jean Pierre Thom as), 201.
sur YÉthique; cf. D e recta philoso- Walliser (Laurent Thom as), 200-202,
phandi ratione libri d u o ... Item Prae- 225.
fationes, Veronae, 1577, p. 36. Walsh ( J .J .) , 136, 284.
Valla (Giorgio), 155, 157, 162, 163. W alter (J .) , 52, 107, 141, 279, 284.
Vallejos (R .), 5. W alter Burley, 136, 137, 145, 159, 184,
Van Giffen (O bert), 76, 197-199, 227. 186, 190.
Van Isendoorn (G isbert), 222. Walzer (R .), 14, 67, 87, 94, 98, 101,
Van Moé (E .), 140. 107, 108, 109, 110, 111, 254.
Van Straaten (M .), 248, 251. Warmington (E .H .), 268.
Van Waele (Antoine), 203, 204, 220. Warrington (J .), 76.
Varron, 181. Wartelle (A .), 301.
Vascosan (M ichel), 175, 179. Wauters (Cornelius), 181.
Vasiliev (A .A .) , 10. Webster ( T .B .L .) , 87.
Vattier (P ierre), 215. Wehrli (F r.), 6, 93.
Velsten (H einrich), 202. Weil (R .), 21, 31, 33, 34, 38, 56.
Velthen (Valentin), 229. Weixelberger (Hieronymus), 204.
Verbeke (G .), 27, 35, 7 2 , 128, 241, 285. Wellendörffer (Virgile), 158.
Vergèce (A nge), 106. Wendorf (H .), 186.
Vermigli (Pietro M artire), 175, 186, Wentenius (G eorg), 224.
190, 196, 198, 225. Werdmüller (O tto), 168, 201.
Versoris, cf. Jean Letourneur. White ( H .J .) , 270.
Versoris (d e), 140. Wieland (W .), 65.
Vespasiano da Bisticci, 149. Wiesner (J .), 301.
Vettori (P ietro), 160,182-183, 1 98,209, Wilkinson (John ), 178.
219. Wilkinson (W illiam), 232, 313.
Vialardi (Francésco M aria), 180-181, Wille (Balthasar), 226, 278.
285. William Slade, 138.
Victorius, cf. Vettori. Wilpert (P .), 23, 108.
Villey (P .), 193. Wittewrongel (Christianus), 223.
Villiers (C. d e), 163. Wittmann (M .), 250, 252.
Villoslada ( R .G .) , 164, 231. Wolf (Christian), 233.
354 TA BLE DES NOMS D E PERSONNES

Wolf (Fr. A .), 233. Zeisold (Johann), 205.


Wordsworth ( J .) , 270. Zeller (E .), 78, 100. -
Wormell ( D .E .W .) , 3 /. Zetzner (L azare), 197.
Wüstenfeld (F .), 114. Zippel (G .), 151.
Zücker (F r .), 87.
Xenocrate, 28, 30, 32, 34, 43. Zürcher (J .), 36, 85.
Xenophon, 11. Zumkeller (A .), 166.
Xiberta (B .M .), 134, 135. Zwinger (Theodor), 161, 190, 198, 224,
227.
Ysendoorn, cf. Van Isendoorn. Zwingli, 168, 196.
TABLE DES MATIÈRES

Avant-p r o p o s .................................................................. ........ 1-3

Chapitre I. L ’É thique à N icomaque dans la vie d’Aris -


TO TE E T L E D É V E LO PPE M E N T DE SA PE N SÉ E . 5-62

Les sources de la biographie d’Aristote . . . . 5-10

Phase initiale: l’idéalisme et la transcendance de l’âme . 10-29


Les écrits de jeunesse: Le Grylos, 11-12; VEudème, 12-13;-
le Protreptique, 13-20; le «Sur la Justice»; les traités Du
Bien, D e la philosophie, Des Idées, 21-24. — L ’anthropo­
logie idéaliste des écrits de jeunesse, 24-29.

Phase intermédiaire: l’instrumentisme mécaniste . 30-54


Aristote à Assos et Mytilène, 30-34; les premiers cours,
34-37. — Aristote à Miéza (le préceptorat d’Alexandre) et
à Stagire, 3 8 4 2 . — Le retour à Athènes et la fondation du
Lycée, les cours de 335-330, 4 3 4 6 . — L ’anthropologie ins­
trumentiste, 47-50; YÊthique à E udèm e et YÊthique à Nico-
_ maque, 50-54.

Phase ultime: l’application à l’âme humaine de la théorie


hylémorphiste et la transcendance de l’intellect . 54-62
Les traités de la dernière période, 54-56. — La fuite d’Athè­
nes et la mort à Chalcis, 56-57. — L’anthropologie hylé­
morphiste, 57-62.

Chapitre II. L a composition et l ’édition de l ’éthique


À N icomaque .................................................. 63-89

La composition de l’Éthique à Nicomaque . . . 63-82


Les œuvres •littéraires d’Aristote, 63-67. — Les cours
d’Aristote, 6 7 -7 0 .-------- L ’Ethique à Nicomaque, cahier de
356 TA B LE DES M ATIERES

cours, 70. — Couches d’âge différent dans YÊthique à


N icom aque, 70-74. — Doubles rédactions, 74-75. — Notes,
75-76. — Fragments de rédaction littéraire, 76-77. — La
réunion en cours: le plan de VEthique à Nicom aque, 77-82.

L ’édition de l’Êthique à N icom aqu e.............................. 82-89


L ’édition de Nicomaque, 83-87. — L ’édition d’Andronicus,
87-89.

Chapitre III. L ’exégèse de l ’éthique à N icomaque:


E ssai d’histoire l i t t é r a i r e ................................. 91-240

L ’Êthique à Nicomaque dans l’Antiquité . . . . 91-107


Le développement de la morale péripatéticienne, la Gran­
de éthique, 91-100. — Les commentateurs anciens, 100-101.
— L ’Êthique et les Pères grecs; 102. — Les commentateurs
byzantins, 102-107.

L ’Éthique à Nicomaque dans le moyen âge arabe . 107-111

L ’Êthique à Nicomaque dans le moyen âge latin . 111-146


L ’«Antiquior translatio» et ses commentaires, 111-120. —
La «Translatio lincolniensis» et les commentaires de S. Al­
bert, 120-124. — Le texte révisé et le commentaire de S.
Thomas, 125-131. — La crise «averroïste», 132-134. — Le
X IV e siècle, 134-138. — Les commentaires de la traduction
médiévale au X V e siècle, 138-146.

L ’Êthique à Nicomaque et la Renaissance . . . . 147-159


Les nouvelles traductions, l ’Arétin et Argyropoulos, 147-
149. — Les premières éditions du texte grec, 150. — La
nouvelle exégèse, Lefèvre d’Etaples, 150-159.

L ’Êthique à Nicomaque au XVF siècle . . . . 159-202


Prolongation du courant de la Renaissance, en Italie, 161-
162; en France, 163-165. — La crise de la Réforme, Luther
et Mélanchthon, 165-169. — La crise ramiste, Omer Talon
et Nicolas Boucher, 169-173. — L ’essor des nouvelles tra­
ductions, les traductions latines, 173-177; les traductions en
langues nationales, 178-179. — L ’étude de l'Ethique dans la
seconde moitié du X V Ie siècle, en Italie, 180-184; en Es­
pagne et au Portugal, 184-185; en Allemagne, 185-189; en
Angleterre, 189-191; en France, 191-195. — L ’Ethique à
l’Académie de Strasbourg, 196-202.
TA BLE DES M ATIERES 357

L ’Éthique à Nicomaque au XVIF siècle . . . . 202-232


Morale d’Aristote et morale chrétienne, 202-210. — L ’étu­
de de YEthique en France, 210-219; dans les Pays-Bas, 219-
222; en Allemagne, 223-229; en Italie et en Espagne,
229-232.

L ’Éthique à Nicomaque au X V IIF siècle . . . . 232-235

L ’Exégèse m o d e r n e ........................................................... 235-240

Chapitre IV. L ’exégèse de l ’éthique à N icomaque:


T hèmes de la morale « aristotélicienne » . 241-299

Le thème stoïcien de la « n a t u r e » .............................. 241-244

Le thème stoïcien de l’«appêtit» (ôqhtj) . . . . 244-252

Le thème stoïcien du «choix» (b/loyi]).............................. 252-255

Le thème de la «volonté» (■MX'ija.iç): saint Maxime . 255-266


«Voluntas» dans la philosophie latine, 255-258; chez S.
Augustin, 259-262. — La §é).T)aig chez S. Maxime, 262-266.

Le thème scolastique de la «prudence».............................. 267-283


Permanence de la prudence-sagesse dans le latin classique,
267-269; et patristique, 269-273. — Les origines scolastiques
de la notion moderne de «prudence»: la «prudence» dans
la théologie de S. Thomas, 275-279; intrusion de la pruden­
ce théologique dans l’exégèse d’Aristote, 280-282; vestiges
de la prudence-sagesse aux X V Ie et X V IIe siècles, 282-283.

L ’eudêmonisme et la morale du bien: de Kant à Bro-


chard ................................................................... 284-295
Les équivoques de la notion de bien chez Aristote, 285-289.
— La condamnation par Kant de l’«eudémonisme», 289-
291; — L ’eudémonisme rationnel de Janet, 291-292. —
L a «morale du bien»: Brochard et Sertillanges, 292-295.

La morale d’Aristote, morale de l’amitié . . . . 296-299

Chapitre V. L e texte de l ’éthique à N icomaque . 301-314


L ’inventaire des manuscrits, 301-302. — L ’édition de Bek-
ker, 302-303, et les contributions de Schoell, Ashbumer,
358 TA BLE DES M ATIÈRES

. Rassow et Jackson, 303-304. — L ’édition de Susemihl, 304-


305. — Stewart et les mss anglais, 305-306. — L ’édition de
Bywater, 307-309. — La contribution de M. Mioni, 309-311.
— Résultats acquis, 311-314.

Supplément bibliographique (1958-1968) . . . . 315-334

T able des m a n u s c r i t s .................................................... 335-337

T able des noms de personnes . . . . . . . 339-354

T able des matières . . . . . . . . . 355-357

H ors-t e x t e :

Les lieux de la vie d’A ristote..................................... ....... 9-10

Tableaux de la chronologie des écrits d’Aristote . . 61-62


ADDENDA ET CORRIGENDA

au lieu de: lire:

P. 115, ligne 2 en 1217 avant 1217


P. 116, note 103, ligne 2 1899 1889
P. 210, § 2 , ligne 13 vers 1586; il mourut en 1602; il mourut
vers 1625 à la fin de 1621

à ajouter:

P. 180, note 272 [Ce livre se trouve à la Bibl. Vaticane].


P. 283, note 117 Cf. infra, p. 299, la note 117b" .
P. 299, en bas de page (mois) On me permettra d’épingler ici le texte sui­
vant, que j’aurais dû citer à la p. 283; E . P itard , La
Philosophie morale comprise en sept Discours, Paris,
1619, p. 355-356: «Les effects de la prudence sont trois
en général. Le premier est de cognoistre et establir la
fin à laquelle on doibt aspirer. Le second de recher­
cher et trouuer les moyens pour y arriuer. E t le troi-
siesme de recognoistre entre tous celuy qui est le plus
propre pour obtenir ce qu’on pretend. ie n’approuue
doncq pas l’opinion de ceux qui tiennent que la
prudence ne regarde pas la fin, mais seulement les
moyens, car puisque ce sont choses correlatiues, il est
impossible de cognoistre l’vne sans l’autre. D ’ailleurs
comment est-ce que la prudence nous seruiroit de guide
à la poursuite du bien, et à la fuitte du mal: si elle ne
nous faisoit cognoistre la fin à laquelle nous debuons
rapporter nos actions ? Cela est donc aussi absurde que
si on disoit que les yeux d’un Archer luy font bien
voir le moyen de tirer droit, mais non pas le blanc
auquel il vise».
P. 325, avant K o s se l K osman (L .A .) , Predicating the Good, dans Phrone-
sis, 13 (1 968), p. 171-174 [M .K . a bien senti la diffi­
culté que pose 1096 a 23-27, et il en propose une inter­
prétation qui n’est pas sans rappeler celle de Gillespie,
que j ’ai adoptée, t. II, p. 3 9 4 0 , mais que lui ignore:
avant d’imaginer des solutions nouvelles, pourquoi ne
pas prendre la peine de connaître les anciennes ?].
P. 350, après Pisani Pitard (E .), 299.

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