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Présentation du dossier

Les documents réunis dans ce dossier ont été réalisés en vue du 1e week-end du cycle biblique
« Entre résistances et soumissions » organisé par le Service biblique de la Fédération Protestante
de France, à Bordeaux les 13-14 octobre 2001, sur le thème :

« Le livre de Qohéleth (ou l’Ecclésiaste)


entre résistances et soumissions »
Ce sont peut-être d' abord nos "résistances" qu' il faut évoquer quand nous abordons ce livre
biblique qui s' ouvre avec le thème qui est aussi son programme : "Vanité des vanités, tout est
vanité"; parfois, on lit aussi la traduction : "Absurdité des absurdités, tout est absurdité".
Pourquoi ce livre se trouve-t-il intégré dans la Bible ? En effet, ne s' agit-il pas d'un livre plutôt
pour les distancés, les sceptiques, les non-croyants ? Son esprit critique, son acceptation de la
finitude de l' existence humaine, son appel à la joie de vivre, est-ce tout cela qui fait le succès de ce
livre ?
Mais surtout, le livre lui-même oscille partout "entre résistances et soumissions": entre le refus des
maximes de la sagesse traditionnelle et la reprise des positions dogmatiques très pieuses ("crains
Dieu et observe ses commandements"), entre l' éloge de la joie de vivre et l' éloge de ne pas vivre,
entre une attitude positive à l' égard de la sexualité et une misogynie acerbe ("la femme: plus amère
que la mort").
Livre énigmatique, paradoxal, plein de contradictions. Comment faut-il le comprendre? Comment
faut-il le lire?

Durant ce week-end, notre parcours a alterné et articulé des exposés, des lectures en petits groupes,
des débats en plénière. Nous n’avons certainement pas trouvé toutes les réponses à nos questions,
mais nous avons reçu de quoi explorer encore et avec d’autres ce livre biblique.

Ceux qui n’ont pas pu participer à ces deux journées pourront, grâce à ce dossier, se faire une idée
de ce qu’a été le parcours du groupe. Peut-être serez-vous mis en appétit a à votre tour ? Et si vous
souhaitez à votre tour travailler ce thème, voici de quoi nourrir lecture et réflexion. Je vous invite à
compléter la liste des textes bibliques, à ajouter des documents de synthèse, d’autres points de vue,
bref, il vous reste à enrichir ce dossier.

Je tiens à remercier l’équipe bordelaise qui nous a reçus et a assuré l’animation des ateliers ainsi
que M. Martin ROSE, professeur d’Ancien Testament à la Faculté de théologie de l’Université de
Neuchâtel (Suisse) qui a accepté de nous accompagner et de nous guider dans la découverte du livre
de Qohéleth. Par la qualité de ses apports, sa disponibilité, son attention aux questions des
participants, M. Martin ROSE a contribué grandement à la réussite de ces journées.
Ma gratitude va aussi à Mme Marguerite DUERMAEL, secrétaire du Service biblique, qui a pris
part à l’édition et à la diffusion de ce dossier.

Très bonne lecture !

Sophie Schlumberger,
responsable du Service biblique

Service biblique – EARB – Cycle biblique 2001-2002 : « Entre résistances et soumissions »


Bordeaux – 13-14 octobre 2001 sur le thème : « Le livre de Qohéleth (ou l’Ecclésiaste) entre résistances et soumissions »
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Sommaire du dossier

Programme du week-end p.3

“La vie entre joie et résignation”, exposé de M. Martin ROSE p.4

Exemples de tensions/contradictions (annexe à l’exposé) p.14

Qohéleth 1,4-9 (diverses traductions) p.15

Guide de lecture pour les ateliers p.16

Match argumentatif, mode d’emploi p.17

“Qohéleth, une histoire de relectures et de réflexions successives”, exposé de


M. Martin ROSE p.18

“La sagesse orientale et biblique”, exposé de M. Martin ROSE p.36

“La vie selon la tradition biblique”, schéma de M. Martin ROSE p.45

Qohéleth 2,12 - 3,12 (traduction TOB) p.46

Guide de lecture pour les ateliers p.47

Bibliographie exégétique, quelques publications en français p.48

“L’enfant est né”, chanson d’après Qohéleth, de M. Bill DERAIME p.49

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Formation à la lecture
des textes bibliques
Cycle 2001-2002 Entre résistances et soumissions

PROGRAMME

du week-end de formation biblique des 13-14 octobre 2001 à Bordeaux sur le thème

Le livre de Qohéleth (ou l’Ecclésiaste)


entre résistances et soumissions

avec M. Martin ROSE,


Professeur d’Ancien Testament
et Mme Sophie SCHLUMBERGER, animatrice.

Samedi 13 octobre 2001


13 h 30 Accueil des participants et remise des documents de travail
14 h Introduction et échange sur nos expériences avec le livre de Qohéleth, l' intérêt et les
questions qu'il suscite.
14 h 30 Exposé de M. Martin Rose : « La vie entre joie et résignation »
Débat
16 h Pause
16 h 30 "Une génération s' en va ; une autre lui succède ; mais la terre tient, immuable" : lecture
de Qohéleth 1,4-9 en ateliers
17 h 30 Match argumentatif
19 h Dîner
20 h 30 Exposé de M. Martin Rose : « Qohéleth – une histoire de relectures et de réflexions
successives » - Débat.

Dimanche 14 octobre 2001


8 h 45 Accueil des participants
9h Exposé de M. Martin Rose : « La sagesse orientale et biblique » - Débat
10 h "Je me mis à rechercher quel avantage il y a d' être sage plutôt qu' insensé": lecture de
Qohéleth 2,12 - 3,12 en ateliers
11 h 15 Reprise des travaux de groupes, des questions restées en suspens et débat.
Échange sur le parcours de ce week-end.
12 h Déjeuner puis dispersion.

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“La vie entre joie et résignation”
(Martin ROSE)

Dans le prospectus du Cycle 2001-2002 “Entre résistances et soumissions”, on lit au sujet du


livre de Qohéleth une formulation qui me semble d’une importance toute particulière : “...en quête
du sens de la vie...”. Avec ce livre biblique, nous découvrons, en effet, un document conçu par des
hommes qui, justement, étaient “en quête du sens de la vie”. Pour cette raison, je dirais que parmi
tous les livres bibliques, celui-ci, comme aucun autre, aborde les questions de la condition
humaine. Que vaut la vie? – c’est cette même question que nous nous posons parfois, nous aussi,
pas autrement que les Hébreux de l’époque préchrétienne, pas autrement que les générations qui
viendront après nous. La quête du sens de la vie est une tâche assignée à tout homme et à toute
femme. Une existence profondément humaine est à ce prix : tout être humain sera exposé, un
moment donné, aux interrogations de ce genre.

Pour mon exposé de cet après-midi, j’ai proposé le titre : “La vie entre joie et résignation”.
N’est-ce pas là déjà un aspect de notre “humanité”, que notre vie se déroule toujours entre “joie et
résignation” ? Il ne s’agit pas là d’une particularité chrétienne ; cette expérience n’a rien à faire
avec notre foi chrétienne, mais ces sentiments de “joie” et de “résignation” sont vécus par toutes
les femmes et tous les hommes - sans distinction de leur appartenance religieuse ou culturelle.
Qohéleth en parle beaucoup - de la “joie” et de la “résignation”.

Je dirais que la notion de “joie” (simehâh en hébreu) figure parmi les termes-clés de son
livre ; tout à l’heure, nous lirons quelques passages à ce sujet.
“Résignation”, en revanche, est plutôt un terme moderne et abstrait qui ne possède pas un
équivalent direct dans la langue hébraïque; mais il vous fait penser sans doute à la formule qui se
trouve au début de l’ouvrage ainsi qu’à sa fin et qui a tant marqué toutes les interprétations de ce
livre biblique: “Vanité des vanités, tout est vanité”. Parfois, on lit aussi la traduction: “Absurdité
des absurdités, tout est absurdité”. On peut y reconnaître un sentiment qui n’est pas loin de ce que
nous appelons “résignation”.

Que vaut la vie – justement cette vie entre joie et résignation? C’est cette question
profondément humaine, qui est discutée par le livre de Qohéleth. Or, dans les réponses qu’il essaie
de donner à cette question, l’auteur ne se réfère en rien à ce qui caractérise la tradition d’Israël
proprement dite. Mentionnons, par exemple, une particularité absolument remarquable : jamais dans
ce livre, le nom du Dieu d’Israël n’est mentionné, le nom “Yahvé” que nos bibles traduisent par “le
Seigneur”.

Vous objecterez peut-être qu’il faudrait expliquer l’absence du nom divin dans le livre de
Qohéleth autrement, c’est-à-dire en rappelant qu’aujourd’hui, les juifs ne prononcent pas le nom
divin qu’ils lisent dans les textes bibliques ; régulièrement, ils le remplacent par “Adonaï”, en
français : “mon Seigneur”. Est-ce que l’auteur du livre de Qohéleth serait un précurseur de cette
piété juive d’aujourd’hui qui ne prononce pas le nom “Yahvé”? Un précurseur des théologiens juifs
qui se sont montrés de plus en plus réticents à prononcer le nom divin ?

C’est peu probable. Car, comme nous le montrent les livres récents de Job ou de Daniel, ce
souci-là n’était pas encore d’une actualité pressante à l’époque de Qohéleth qu’il faut situer après
l’exil babylonien, après le VIe siècle avant J.-C. Je reprendrai plus tard la question de la datation
du livre plus en détail.

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Toutefois, à cette époque postexilique, on a toujours écrit et lu le nom “Yahvé”. La raison
pour laquelle le livre de Qohéleth omet d’utiliser ce nom divin, est différente : son auteur,
justement, ne veut pas être enfermé dans une théologie exclusivement israélite, mais tient à
signaler que ses réflexions se situent dans un cadre plus large dépassant le monde de la seule
religion d’Israël et le seul milieu des synagogues juives.

Le fait que Qohéleth évite le nom divin, ce nom particulier à la tradition biblique, ne
signifie cependant en aucune manière qu’il était athée ou areligieux, loin de là ! Il parle tout à fait
de Dieu, sauf qu’il emploie le terme elôhîm terme qui, dans ce contexte, se traduit plutôt par “la
divinité” ; on pourrait aussi dire : “l’Etre suprême”.

Qohéleth veut parler de Dieu – pas autrement que tous les peuples et toutes les religions. Il
ne veut pas accentuer ce qui sépare la foi biblique des autres croyances, mais il tient à rappeler les
aspects religieux que tous les êtres humains ont en commun. Tous, sous une forme ou sous une
autre, parlent d’un Etre suprême ; même encore aujourd’hui, dans notre monde fortement sécularisé,
beaucoup de nos contemporains gardent l’idée d’un Etre suprême tout en rejetant la foi chrétienne.
Je dirais que la religiosité fait partie de notre humanité. C’est en tout cas aussi l’avis de Qohéleth
qui parle sans aucune hésitation de la “divinité”; le mot élôhîm (Dieu/Divinité), avec ses 40
attestations dans le livre de Qohéleth, fait partie des substantifs les plus fréquemment utilisés par
son auteur. Celui-ci est vraiment profondément religieux – sans être un juif borné.

La tendance “humaniste” et “universelle” qui régit le livre de Qohéleth, se confirme sous un


autre aspect encore : l’auteur ne renonce pas seulement au nom divin “Yahvé”, ce nom particulier à
la tradition israélite, mais aussi à tout ce que les Israélites ont raconté de leur Dieu. Dans ce livre,
vous ne trouverez aucune mention de la sortie d’Égypte, de cette libération des Israélites réduits en
esclavage par le pharaon, aucune mention de la migration dans le désert, ou des événements qui
sont situés à la montagne du Sinaï, tels la révélation de Dieu et la communication de la loi avec les
Dix Commandements... Aucun élément de l’histoire qu’a vécue Israël avec son Dieu n’est
mentionné dans ce livre ; je pourrais dire : aucun des articles de la “confession de foi” spécifiques
de la religion israélite n’est considéré suffisamment digne d’intérêt pour être mentionné dans cet
ouvrage caractérisé par une réflexion “humaniste”. J’insiste sur le fait qu’il n’exige de ses auditeurs
ou de ses lecteurs aucune connaissance de la tradition israélite ou juive, aucun présupposé
religieux ou “confessionnel” pour qu’ils comprennent son livre.

Mais soulignons-le : ce n’est pas par mépris de la tradition d’Israël que son auteur n’en
parle pas. Car s’il avait eu honte de cette tradition ou s’il était gêné d’être juif, il aurait pu écrire son
texte dans une autre langue, par exemple, en araméen, langue devenue alors internationale et
adoptée de plus en plus par les juifs (je vous rappelle que l’araméen deviendra plus tard la langue
maternelle de Jésus). L’auteur aurait pu écrire aussi en grec, cette langue des savants et des
philosophes. Mais si le livre de Qohéleth se trouve écrit en hébreu, je ne peux que reconnaître dans
ce fait une acceptation de cette tradition, comme si Qohéleth voulait dire : “Moi, Qohéleth, je suis
né dans ce milieu marqué par la langue hébraïque, je ne veux pas développer ma pensée humaniste
ailleurs que dans ce monde hébreu!” – Et pourquoi ne professe-t-il pas cette appartenance de
manière plus explicite et claire ? Parce que pour lui, il y a des choses encore plus importantes que
la religion juive et ses traditions. Et ce qui est encore plus important, est ceci : vivre l’existence
d’un être humain et considérer toutes ses peines et ses joies.

Je pourrais encore prolonger la liste des exemples qui soulignent l’ouverture “humaniste” et
“universelle” de ce livre biblique. Mais je pense avoir déjà montré que c’est vraiment la question de

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l’humanité qui est traitée dans ce livre. Si vous le souhaitez, nous pouvons reprendre cette question
plus tard dans la discussion.

Revenons d’abord aux deux termes inscrits dans notre titre : “joie et résignation”. Je viens de
dire que les deux font partie des expériences que nous faisons durant notre vie: nous vivons des
moments de joie ; cela peut être ce que l’on appelle la “joie de vivre”, cela peut être aussi la joie
lors des moments festifs de notre vie : des anniversaires, le mariage, les fêtes de la fin d’année, etc.

Mais personne n’est protégé de l’expérience opposée : de la résignation, de la dépression, du


désespoir. Si nous restons au niveau de la description, nous pouvons retenir les deux aspects, l’un
à côté de l’autre, en disant: oui, c’est comme ça, la vie connaît les deux tendances, la vie se réalise
“entre joie et résignation” (comme je l’ai formulé dans le titre), parfois plutôt proche de la joie,
parfois plutôt proche de la résignation. Joie et résignation peuvent se manifester à des moments
différents de notre vie, mais il est également possible qu’un seul et même événement soit vécu
différemment par les gens ; prenons l’exemple de la fête de Noël : pour les uns, c’est le moment le
plus festif de l’année, tandis qu’elle représente pour d’autres le moment de la plus profonde solitude
et dépression... vous le savez bien. Mais ce qui me semble toutefois exclu, c’est qu’une seule et
même personne, au même moment, vive une joie profonde et une résignation profonde. Pour moi,
il s’agit là de termes opposés qui, par principe, s’excluent mutuellement.

Nous nous approchons ainsi d’un problème ressenti depuis des siècles par les lecteurs du
livre de Qohéleth. Il s’agit du fait que l’auteur ne se borne pas à donner une description de la vie
humaine – la description permettrait, en effet, d’y noter plusieurs aspects, même contradictoires !

Non, Qohéleth veut aller plus loin que la simple description : il tient à valoriser certaines
expériences, à donner la préférence à certains aspects de la vie humaine au détriment d’autres. Je
vous lis un de ces textes qui prennent clairement position, qui ne veulent pas décrire, mais
valoriser, qui prennent une décision en considérant un aspect de la vie comme le plus important.
S’étant interrogé sur le sens de la vie, Qohéleth conclut, je le cite (8,15) : “Je fais l’éloge de la joie.”
Cela signifie : la meilleure chose que l’on puisse retenir pour la vie, c’est la joie.

Si vous entendez le terme “éloge” dans ce contexte, il ne faut pas penser à un éloge
académique ou poétique, à quelque chose de purement rhétorique ou à un compliment flatteur, mais
pas sincère à 100% ; je vous assure que le verbe en hébreu (shâvah) qui est traduit par “faire
l’éloge”, engage toute la personne de Qohéleth : il veut vraiment dire le maximum de ce qui est
possible, il veut indiquer ce qu’il considère comme l’aspect le plus important dans la vie.

Habituellement, dans les textes de l’Ancien Testament, ce même verbe (shâvah) se réfère à la
célébration de Dieu, à sa louange1. Il n’est certainement pas dans l’intention de Qohéleth de créer
une opposition entre Dieu et la “joie”, entre la “louange” de Dieu et celle de la “joie”, comme s’il
voulait remplacer le culte de Dieu par un culte de la “joie”. Compte tenu de la religiosité de
Qohéleth, un pareil soupçon serait ridicule.

Il serait plus dans la ligne de sa pensée de reconnaître dans la “joie” une forme particulière
de la présence vivifiante de Dieu dans ce monde, voire même une sorte de “révélation” divine2. Il

1 Ps 63,4; 117,1; 145,4; 147,12.


2 Cf. NORBERT LOHFINK, “Qoheleth 5:17-19 - Revelation by Joy”, dans : Catholic Biblical Quarterly 52 (1990), pp.625-
635.
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y a quelque chose de la présence divine dans notre vie quand nous faisons l’expérience d’une joie
profonde ; voilà, c’est cela que Qohéleth veut exprimer.

Dans la suite du texte, Qohéleth précise le sens qu’il veut donner à cette notion de “joie” :
“il n’y a pour l’homme sous le soleil rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir.” Le
troisième verbe “se réjouir” reprend - en français tout comme dans le texte original en hébreu - la
même racine linguistique déjà utilisée pour le nom “joie”. En ajoutant le verbe “se réjouir” aux
deux autres (“manger et boire”), Qohéleth précise qu’il ne pense pas d’abord à l’alimentation, car
un tel “manger et boire” ne distinguerait pas l’homme de l’animal, mais qu’il y associe une façon
de vivre marquée par une jouissance heureuse et par une satisfaction reconnaissante. “L’éloge de
la joie” et “se réjouir” : les deux notions ensemble veulent dire que la “joie” est le bien suprême
dans la vie, qu’il faut la chercher avant toute autre chose. Voilà une perspective que je considère
comme absolument positive et confiante.

Pourtant, ce même hébreu shâvah (“faire l’éloge”) est utilisé une seconde fois dans le livre
de Qohéleth, et là, ce n’est pas la “joie” qui est l’objet de cet éloge, ni Dieu, ni la vie, ni aucune
valeur positive quelle qu’elle soit, mais... - écoutons cet autre texte (4,2) : “Je fais l’éloge des morts
qui sont déjà morts ; ils sont à féliciter plutôt que les vivants qui sont encore en vie. Et plus heureux
que les deux celui qui n’est jamais né puisqu’il ne connaîtra pas tout le mal qui se réalise sous le
soleil.”

Selon ce passage, la vie n’est qu’un mal - c’est là le bilan de la vie, et dans ce bilan, plus
aucune valeur positive n’a sa place. On peut totalement oublier la “joie de vivre”. “Je fais l’éloge
des morts” - ce sont eux, les morts, qui ont atteint l’état idéal méritant “l’éloge”, les félicitations et
les congratulations. Or, plus préférable encore est de ne jamais être né, car la vie ne vaut pas la
peine d’être vécue.

Voilà deux fois un “éloge”, mais les deux éloges me semblent inconciliables. Dans le
premier cas, l’éloge de la “joie de vivre” ; dans le second, l’éloge de ne pas vivre, d’être mort ou
de ne pas être né. Ces deux affirmations, opposées, posent un certain problème à la compréhension.
S’ajoutent encore d’autres cas comparables où le lecteur du livre ressentira une tension entre deux
paroles. Ce ne sont pas seulement les biblistes modernes, chrétiens, qui ont mis le doigt sur ce
problème du texte ; déjà les exégètes juifs des premiers siècles de notre ère ne pouvaient pas fermer
les yeux devant ce fait. Ils ont parlé des “contradictions” inhérentes à ce livre, et c’était justement
en raison de ces “contradictions” qu’une tendance assez forte cherchait à exclure le livre de
Qohéleth du recueil des Livres saints, du canon biblique du judaïsme. Nous trouvons un écho de ces
discussions dans le Talmud babylonien, donc dans un des documents officiels de l’enseignement
juif. Il est dit : “Les sages voulaient cacher le livre de Qohéleth, parce que ses paroles se
contredisent.”

Si le critère des “contradictions” a lourdement pesé dans les disputes autour du statut
“canonique” du livre de Qohéleth, c’est parce que le judaïsme officiel qui s’exprime dans le
Talmud, s’est justement servi de ce critère-là pour disqualifier la littérature des autres peuples et
pour souligner en revanche la qualité autre et particulière de sa propre tradition religieuse. Flavius
Josèphe, écrivain juif de l’époque de Jésus (env. 37-100 ap. J.-C.), se fait le porte-parole de cette
tendance en écrivant : “Il n’existe pas chez nous une infinité de livres en désaccord et en
contradiction, mais vingt-deux seulement qui [...] obtiennent une juste créance”3.

3 Contre Apion I,38.


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A plusieurs reprises, la littérature rabbinique revient sur le problème des “contradictions”
du livre de Qohéleth et en mentionne concrètement les cas les plus discutés4. On soupçonnait de
plus le livre de s’approcher d’“hérésies” peu conformes à la doctrine officielle du judaïsme5. Bref,
ce livre posa certains problèmes pour une lecture liturgique dans la communauté synagogale ainsi
que pour l’édification spirituelle du fidèle ; ce n’est pas un livre biblique comme les autres.

Les exégètes chrétiens ne parvenaient pas davantage à évincer les problèmes. Il est vrai
qu’ils pouvaient leur réserver une attention moindre : étant donné que la doctrine chrétienne se base
essentiellement sur le Nouveau Testament, il leur était possible de n’attribuer aux livres de
l’Ancien Testament qu’une importance secondaire. Mais tôt ou tard, tous les commentateurs
chrétiens de ce livre biblique se virent confrontés aux mêmes problèmes que leurs collègues juifs.
Déjà Jérôme, père de l’Eglise du IVe siècle, en parle ouvertement.

Vous êtes aussi, vous, lectrices et lecteurs de la Bible ; le livre de Qohéleth est aussi pour
vous un texte appartenant à votre canon de l’Ecriture Sainte. Que pensez-vous de ces tensions ou
contradictions ? Que faites-vous de ce problème que je viens de vous esquisser ? Comment voulez-
vous gérer cette affaire qui a provoqué des discussions interminables? Vous voyez, je suis peu
original dans ma proposition pour la discussion à deux ou trois à laquelle je vous invite maintenant :
je vous propose donc de reprendre le même problème qui a défié tant d’exégètes juifs et chrétiens,
de l’époque de Jésus jusqu’à aujourd’hui - et qui préoccupera les esprits encore pour longtemps,
j’imagine. Jusqu’à présent, aucune des solutions proposées n’a, en effet, pu convaincre tous les
exégètes, ni même une majorité d’entre eux. La discussion est donc toujours à reprendre - et cela
non seulement parmi les spécialistes, parmi les experts, mais aussi parmi tous ceux qui lisent la
Bible.

J’ai préparé une feuille où vous trouverez quelques exemples qui illustrent ce phénomène
des tensions ou contradictions (page 14).

Sous le numéro 1, vous trouvez les deux textes que je viens d’aborder très brièvement: 8,15
et 4,2-3 : “L’éloge de la joie de vivre - l’éloge de ne pas vivre”.

Ensuite, sous le numéro 2, une contradiction assez proche, toujours en rapport avec le thème
de la “joie” : dans ce texte de 8,15 que j’ai déjà mentionné, la “joie” est considérée comme quelque
chose de positif, tandis que selon d’autres textes, la “joie” est considérée comme quelque chose
d’insensé : 2,2 “Du rire, j’ai dit: “C’est fou!” Et de la joie : “Qu’est-ce que cela fait?”.” 7,4: “Le
cœur des sages est dans la maison de deuil, et le cœur des insensés, dans la maison de joie.”

Passons, avec le numéro 3, à l’attitude envers les femmes. D’abord, sous “A” l’attitude
positive, en 9,7-9 : “Va, mange avec joie ton pain et bois de bon cœur ton vin [...]. Que tes
vêtements soient toujours blancs et que l’huile ne manque pas sur ta tête! Goûte la vie avec la
femme que tu aimes... ”. Ensuite, sous “B”, le contraire, selon 7,26 : “Or je trouve plus amère que
la mort, la femme, car elle est un piège, et son cœur un filet; et ses bras des chaînes: qui plaît à la
Divinité lui échappe, mais le pécheur s’y fait prendre.”

4 Talmud babylonien, Shab 30b: Qo 2,2a 7,3; 2,2b 8,15; 4,2 9,4 etc. Cf. SINAI SCHIFFER, Das Buch Kohelet.
Nach der Auffassung der Weisen des Talmud und Midrasch und der jüdischen Erklärer des Mittelalters, Frankfurt
a.M. - Leipzig 1884, p.4s.
5 Vayigra rabba 28 et Qohéleth rabba sur 1,3 et 11,9: “Les sages voulaient cacher le livre de Qohéleth, parce qu’ils
trouvaient en lui des paroles qui inclinaient à l’hérésie”.
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Enfin, sous le numéro 4, la question de la rétribution. D’abord, sous “A”, un texte qui
exprime la conviction d’une rétribution juste ; 8,12-13 : “Je sais qu’il y aura du bonheur pour ceux
qui craignent la Divinité, parce qu’ils ont de la crainte devant sa face, mais qu’il n’y aura pas de
bonheur pour le méchant et que, passant comme l’ombre, il ne prolongera pas ses jours, parce qu’il
est sans crainte devant la face de la Divinité.” Ensuite, sous B, un texte qui exprime justement le
contraire : qu’il n’existe pas une rétribution juste, mais qu’il y aura un sort identique pour tous,
sans différence; 9,2-3 : “Tout est pareil pour tous, un sort identique échoit au juste et au méchant, au
pur comme à l’impur, à celui qui sacrifie et à celui qui ne sacrifie pas ; il en est du bon comme du
pécheur, de celui qui prête serment comme de celui qui craint de le faire. C’est un mal, parmi tout
ce qui se fait sous le soleil qu’il y ait un même sort pour tous.”

Voilà quelques exemples des contradictions qui se trouvent dans ce livre biblique. En bas de
la feuille, j’ai noté quelques questions qui pourraient guider votre discussion avec votre voisin, une
discussion à deux ou trois : “Comment réagissons-nous aux contradictions/tensions qui se trouvent
dans le livre de Qohéleth ? Vous posent-elles un problème ? - Si oui, en quoi et à quel niveau ? Si
non, pourquoi ?”

Discutez donc ces problèmes. Cherchez des solutions et des explications et comparez votre
argumentation.
(Sur place, discussion à deux ou trois, puis reprise en plénière, débat et poursuite de l’exposé).

Vous partagez certainement mon avis : on pourrait passer des heures et des heures à discuter
les questions évoquées dans ce livre de Qohéleth. Très brièvement, je vais esquisser quelques
pistes proposées par la recherche exégétique, des modèles d’explication pour offrir des solutions au
problème des “contradictions” de ce livre biblique. Je ne veux pas vous ennuyer avec une
présentation complète et historique de l’état de la recherche ; je me bornerai à mentionner les étapes
principales de la discussion. J’évoquerai quatre modèles d’explication.

Un premier modèle est celui de l’explication “biographique” ; on présuppose plusieurs


situations dans la vie de l’auteur qui auraient suscité des prises de position assez différentes les
unes des autres. Cette proposition ne manque pas d’une certaine logique, car comme nous l’avons
déjà vu tout au début, chacun de nous fait l’expérience que les orientations changent parfois assez
radicalement au cours de la vie : parfois plus proches de la joie, parfois plus proches de la
résignation. Par conséquent, on imagine que, durant des années ou des décennies, l’auteur de notre
livre biblique a petit à petit fixé par écrit des éléments de sa réflexion, de sorte que son ouvrage
devient comparable à un “journal intime” qui s’accroît au cours du temps.

Mais cette explication “biographique”, cette manière de concevoir la naissance du livre de


Qohéleth est-elle vraiment plausible ? Existe-t-il des cas comparables ou s’agit-il là plutôt d’une
idée moderne inspirée par les “journaux intimes” ? Faute d’avoir trouvé des cas analogues, je suis
plutôt d’avis que cette explication dite “biographique” se base sur des idées modernes qui ne sont
pas valables pour l’époque biblique.

Un deuxième modèle est celui de l’explication “psychologique” : celle-ci évite la difficulté


d’une genèse du livre en plusieurs étapes liées chacune à un moment différent de la vie de l’auteur,
et reconnaît dans les contradictions un reflet de son déchirement intérieur: on pense que l’auteur
est déchiré entre joie et résignation et que son livre retrace cette situation psychique d’un homme
marqué par l’ambivalence de ses pensées, par le paradoxe, peut-être même par une sorte de
schizophrénie. Les représentants de cette explication “psychologique” doivent finalement concevoir

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un auteur qui se laisse emporter par ses sentiments momentanés et qui n’est aucunement intéressé à
donner une certaine systématisation à son œuvre.

Mais concernant cette explication “psychologique”, je me pose de nouveau la question de la


plausibilité de ce modèle. Aujourd’hui, en effet, on peut écrire et publier tous les textes, même les
textes les plus insensés et les plus fous ; or l’antiquité ne connaissait pas encore une telle inflation
d’œuvres littéraires. Mais c’est surtout la question de la transmission qui me pose problème :
aurait-on trouvé digne de transmettre ce qui était chaotique, peu compréhensible, incohérent ?
Aujourd’hui, il suffit de presser sur un bouton pour faire une photocopie, mais dans l’antiquité,
c’était un travail exigeant et pénible de recopier un texte. Valait-il la peine de recopier un texte
pour posséder le document d’un homme dans une situation psychique difficile, pour commémorer
l’image d’un auteur déchiré entre joie et résignation ? Je dirai plutôt non.

Je passe à un troisième modèle, c’est celui de l’explication “littéraire”. Ce modèle affirme


que les contradictions et les difficultés inhérentes au livre ne sont pas dues à un certain “défaut”
(psychique) de l’auteur ou à son incompétence d’écrivain, mais ont été délibérément intégrées
dans ce texte. Car les propos contradictoires, dit-on, contiennent toujours une opinion citée par
l’auteur qui la contrebalance ensuite par sa propre pensée. Cette idée, à savoir que le livre
représente une sorte de dialogue entre des positions opposées, se trouve déjà exprimée dans le
commentaire de Grégoire le Thaumaturge, père de l’Eglise du IIIe siècle (210-270 env.).

De nombreux biblistes de notre siècle ont suivi cette piste en considérant donc le livre de
Qohéleth comme un document reflétant le fonctionnement d’une “école” sapientiale : selon ce
concept, le livre comprendrait donc à la fois les opinions traditionnelles et simples évoquées par
les disciples de cette école et les thèses plus profilées du maître.

D’autres chercheurs ont de la réticence à imaginer que des positions si contradictoires aient
été défendues au sein d’une même école, et préfèrent reconnaître dans les opinions opposées des
citations de sources et d’auteurs avec lesquels l’auteur du livre de Qohéleth aurait engagé un
dialogue réel ou fictif. Il est vrai que, dans l’antiquité, la notion de propriété intellectuelle n’existait
pas encore et que l’on ne connaissait pas davantage de signes typographiques comparables à nos
guillemets qui indiquent les citations.

Pourtant, le point faible de cette hypothèse des citations est le suivant : habituellement un
auteur de l’antiquité pratique la citation implicite, c’est-à-dire la citation sans indiquer de référence,
lorsqu’il souhaite renforcer sa propre orientation et sa propre argumentation ; mais il ne manque
jamais d’indiquer, par un signal explicite dans le texte, les positions réfutées afin qu’elles ne soient
pas confondues avec ses propres idées.

Et voilà le problème dans notre livre de Qohéleth : il est impossible de dire si l’éloge de la
joie constitue une citation et si l’éloge des morts représente sa propre pensée ou si, à l’inverse,
l’éloge des morts est une opinion reprise d’ailleurs et si l’éloge de la joie doit être considéré comme
sa propre pensée. Quelles paroles dans ce livre sont les “citations” et quelles autres sont l’opinion
authentique de l’auteur ? À partir de cette explication du caractère dialogique du livre de Qohéleth,
il n’y a qu’un petit pas à franchir pour abandonner la thèse de l’unité d’auteur déjà affaiblie et
criblée de trous.

Le quatrième modèle que j’aimerais évoquer, est celui d’une explication rédactionnelle, qui
consiste à considérer le livre de Qohéleth comme le résultat d’un long processus rédactionnel.
Cette approche présuppose qu’il y a plusieurs niveaux textuels et rédactionnels dans ce livre, c’est-
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à-dire qu’il est l’œuvre de plusieurs rédacteurs. C’est à cette position de la recherche que j’adhère
personnellement et que j’ai développée dans ma monographie sur Qohéleth, intitulée Rien de
nouveau6. La recherche exégétique parle du principe de la “relecture”, principe qui a d’abord été
développé pour la compréhension des livres prophétiques de l’Ancien Testament.

Suite à des études philologiques, linguistiques et stylistiques, les biblistes ont, en effet, dû
reconnaître que les livres prophétiques ne pouvaient avoir été écrits par un seul auteur, c’est-à-dire
par un Esaïe, par un Jérémie, par un Ezéchiel et ainsi de suite : les exégètes se sont aperçu que ces
livres prophétiques comprenaient un travail interprétatif et rédactionnel considérable, réalisé
dans une école prophétique par les disciples du maître désireux d’interpréter les paroles de leur
maître en fonction des expériences vécues à leur propre époque. Ils ont, pour ainsi dire, voulu
“actualiser” les messages prophétiques antérieurs. Ils étaient convaincus que les paroles transmises
par leur maître n’avaient pas vocation à être enfermées dans des “archives”, mais qu’elles avaient
pour but d’interpeller, toujours à nouveau, les auditeurs, et cela même dans des situations très
différentes. Encore fallait-il “interpréter” les textes pour atteindre ce but - il fallait les “relire” -
d’où le terme de “relecture” : chacun devait “relire” les textes du passé en fonction de ses propres
expériences.

Je dois ici préciser que le livre de Qohéleth n’est pas né dans une école prophétique ; son
style et son contenu font plutôt penser une école sapientiale ou philosophique. C’est, à mon avis,
au sein d’une école sapientiale que s’est déroulée durant un temps assez long et en plusieurs phases,
la discussion sur les paroles d’un maître de sagesse, que s’est produite la “relecture” de son
héritage littéraire.

Pour les disciples, leur maître était certainement une autorité incontestable, puisqu’il
n’existe aucun indice dans le livre de Qohéleth qui permette de soupçonner que les disciples
auraient supprimé des éléments de l’enseignement de leur maître. Tout au contraire, ils sont
attachés à reprendre pour leur propre travail interprétatif des termes utilisés par leur maître, voire
des expressions et des tournures entières. Ils se comprennent comme de fidèles disciples. Cette
compréhension de soi est à souligner expressément, car en tant qu’observateurs extérieurs, nous
pourrions être tentés d’estimer que l’opposition entre le texte de base et sa “relecture” l’emporte sur
la fidélité. Or, chaque fois que nous avons l’impression que tel ou tel élément est plutôt en
contradiction avec l’intention du maître, les “disciples”, eux, pensaient certainement que leur maître
ne l’aurait pas formulé autrement s’il avait vécu à leur époque. C’est pourquoi ils s’attribuent le
droit de mettre aussi leurs interprétations sous l’autorité de leur maître, comme si c’était lui qui les
avait prononcées.

Quant à l’interprétation que donnent les disciples, elle est marquée par le caractère inutile,
illusoire, futile de tout effort dans lequel l’homme s’investit. Ce qui est absolument prédominant
chez eux, c’est une négativité totale qui exclut même le seul point positif de leur maître, la “joie de
vivre”. Les disciples ne modifient pas le texte de leur maître ; ils gardent sa formulation qui parle de
l’“éloge de la joie” (que nous avons lue, en 8,15). Pourtant, ils la font précéder par une nouvelle
clef d’interprétation qui conduit à une relativisation profonde de la pensée positive de leur maître.
Ils disent clairement “détester la vie” (2,17), et montrent plus d’une fois qu’ils placent tout sous le
signe du “mal” (ra‘‘ en hébreu, “mauvais”, “détestable”). Ce nouveau déterminant déteint sur tout
ce qui suit, même sur la “joie” que leur maître avait retenue comme quelque chose de “bon” et
vivement “louable”. D’après le jugement de ses disciples, le sens que le maître avait donné à la vie

6 Rien de nouveau. Nouvelles approches du livre de Qohéleth. Avec une bibliographie (1988-1998) élaborée par
Béatrice Perregaux Allisson (OBO 168), Fribourg Suisse: Editions Universitaires; Göttingen: Vandenhoeck &
Ruprecht, 1999.
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est en fin de compte, lui aussi, éphémère et illusoire. Tout penche vers une négativité systématique
et déterminée.

Cette pensée profondément négative qui s’exprime dans la “relecture” des disciples, doit
être comprise sur l’arrière-fond des expériences complètement décourageantes faites par la
génération des disciples que je situe au IVe siècle avant J.-C. C’est une époque marquée par la
chute de l’empire perse, par les bouleversements d’ordre international qui secouèrent le Proche-
Orient entier, puis par les conquêtes d’Alexandre le Grand. A cela s’ajoute qu’après la mort
d’Alexandre, la Palestine devint une pomme de discorde entre les Ptolémées et les Séleucides, et on
s’imagine facilement que la Judée était alors bien plus qu’un simple spectateur tranquille de ces
conflits entre les Diadoques, anciens généraux d’Alexandre.

Compte tenu de cette situation chaotique qui n’offrait plus aucune perspective positive, une
pensée sceptique et pessimiste telle que nous la trouvons dans certaines couches rédactionnelles du
livre de Qohéleth, pouvait facilement gagner du terrain. La théologie apocalyptique, présente dans
les visions du livre de Daniel, qui n’attend que la fin des temps et du monde, peut être née ou s’être
développée sous l’influence de ces expériences douloureuses ; il n’est pas exclu que la marche
triomphale et fulgurante d’Alexandre le Grand ait même inspiré l’imagerie guerrière des
descriptions apocalyptiques.

Tout est “vanité”, tout est “absurdité”. C’est là l’impression que devaient provoquer les
événements chaotiques de l’époque. Je suis donc d’avis que la “relecture” faite par les disciples doit
être située dans ce contexte désorienté et désillusionné du dernier tiers du IVe siècle. Elle est un
reflet des événements turbulents et insécurisants de ce temps. Il faut lire l’interprétation que les
disciples ont ajoutée à l’héritage de leur maître, comme le document d’un temps profondément
tourmenté par la question du sens et comme une opposition à toute réponse pieuse, trop facile.

Dans le cadre de cet exposé, je ne vais pas approfondir ces questions historiques et
rédactionnelles. Le seul point que je souhaite retenir de toute cette esquisse historique, est le
suivant: nous avons trouvé des compagnons de route, me semble-t-il. Car si le monde moderne au
sein duquel nous vivons s’interroge également de plus en plus fortement sur le sens et sur la mort,
il devient évident que ce livre de Qohéleth est d’une remarquable actualité : aujourd’hui, nous
partageons assez largement ce sentiment d’une insécurité profonde et existentielle.

“La vie entre joie et résignation” : le maître de l’école sapientiale, rappelons-le, avait
accentué l’aspect de la joie ; ses disciples, en revanche, étaient plus fortement marqués par la
résignation, mais tout en gardant fidèlement la parole sur la joie. Qui a raison ? Celui qui défend la
“joie” comme l’aspect le plus important dans la vie ? Ou celui qui affirme que pour l’essentiel, la
vie n’est dominée que par la mort sous ses différents aspects, tels les maladies, les malheurs, les
guerres, les injustices, les oppressions, etc. ? Qui a raison ? Que dites-vous pour répondre à cette
question ?

Je dirais, moi, que s’il s’agit du critère de la “raison” (qui à raison ?), alors il est impossible
de prendre une décision : on ne peut pas prouver que majoritairement, la vie soit marquée par la
joie ; mais de l’autre côté, on ne peut pas non plus prouver que la vie soit dominée par les aspects
de la mort et ainsi justifier une attitude de résignation. Du point de vue de la raison, on ne peut
donc pas prendre une décision. Raisonnablement, on peut seulement dire : la vie se déroule “entre
joie et résignation” ; la vie est marquée par toutes sortes de contradictions et d’oppositions.

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C’est là le diagnostic imposé par la raison. La raison est indispensable pour chercher notre
chemin durant la vie, elle peut nous aider. Mais elle seule ne suffira pas, car elle ne permet pas une
réponse à la question du sens de la vie. La raison dit par exemple : “Dieu fait lever son soleil sur les
méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes.” Cela vous rappelle
quelques textes du livre de Qohéleth qui constatent de la même manière la non-évidence de la
rétribution divine, de la distinction nette entre les justes et les injustes, entre les fidèles et les
pécheurs. La raison ne permet aucune autre observation que celle-ci : les bienfaits de Dieu
exprimés par la lumière du soleil et les forces vivifiantes de la pluie ne distinguent pas entre les
justes et les injustes. Vous l’avez certainement déjà réalisé : le verset que je viens de citer, est un
texte de l’Évangile, une parole transmise dans le cadre du Sermon sur la montagne (Mt 5,45). Jésus
se comporte donc comme un maître de sagesse, comme un Qohéleth il se sert de la raison et de
l’observation raisonnable. La raison, en effet, est indispensable si l’on veut argumenter et
dialoguer avec d’autres.

Mais je répète aussi : la raison seule ne suffit pas, elle ne suffit pas pour parler du sens que
l’on peut donner à la vie. Qu’est-ce qu’il faut encore envisager de plus? A ce sujet, il y a
probablement plusieurs réponses possibles ; je ne vous donne que la réponse proposée par Jésus.
“Dieu fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les
injustes...” et il en conclut : “Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. Car si
vous aimez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ?” Du critère de la raison, Jésus
passe à celui de l’amour : il faut aimer les frères et les ennemis tout comme Dieu donne ses
bienfaits aux justes et aux injustes. Pour ma part, je vais conclure ce premier temps de nos
réflexions en disant que ce livre sapiential de Qohéleth, comme Jésus, nous invite, nous, les
lectrices et lecteurs de la Bible, à pratiquer la raison et l’amour, et les deux avec une perspective
sur toute l’humanité, car la vie de tout être humain se déroule toujours “entre joie et résignation” et
c’est à chaque être humain de décider s’il situe le sens de la vie plutôt du côté de la joie ou plutôt
du côté de la résignation.

C’est un texte du livre de Qohéleth qui parle de ces nombreuses expériences opposées que
l’on peut faire durant sa vie ; je pense ici à l’énumération poétique qui se trouve au ch.3 et qui est
un des textes les plus connus de ce livre biblique :
Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel :
un temps pour enfanter et un temps pour mourir,
un temps pour planter et un temps pour arracher le plant,
un temps pour tuer et un temps pour guérir,
un temps pour saper et un temps pour bâtir,
un temps pour pleurer et un temps pour rire,
un temps pour se lamenter et un temps pour danser,
un temps pour jeter des pierres et un temps pour amasser des pierres,
un temps pour embrasser et un temps pour éviter d’embrasser,
un temps pour chercher et un temps pour perdre,
un temps pour garder et un temps pour jeter,
un temps pour déchirer et un temps pour coudre,
un temps pour se taire et un temps pour parler,
un temps pour aimer et un temps pour haïr,
un temps de guerre et un temps de paix.

“Il y a un moment pour tout” et c’est à nous de chercher ce qui est demandé par chaque
moment, par chaque heure, par chaque jour.
Martin ROSE
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Exemples de tensions/contradictions

1) L'
éloge de la joie de vivre - l'
éloge de ne pas vivre

A) "Je fais l'éloge de la joie. Car il n'y a pour l'homme sous le soleil rien de bon, sinon de
manger, de boire, de se réjouir." (8,15)
B) "Je fais l'éloge des morts qui sont déjà morts; ils sont à féliciter plutôt que les vivants qui sont
encore en vie. Et plus heureux que les deux celui qui n'est jamais né puisqu'il ne connaîtra
pas tout le mal qui se réalise sous le soleil." (4,2-3)

2) La joie: quelque chose de positif - la joie: quelque chose d'


insensé

A) "Je fais l'éloge de la joie. Car il n'y a pour l'homme sous le soleil rien de bon, sinon de
manger, de boire, de se réjouir." (8,15)
B) "Du rire, j'ai dit: «C'est fou!» Et de la joie: «Qu'est-ce que cela fait?»." (2,2)
"Le cœur des sages est dans la maison de deuil, et le cœur des insensés, dans la maison de
joie." (7,4)

3) Goûte la vie avec la femme! - la femme: plus amère que la mort!

A) "Va, mange avec joie ton pain et bois de bon cœur ton vin [...]. Que tes vêtements soient
toujours blancs et que l'huile ne manque pas sur ta tête! Goûte la vie avec la femme que tu
aimes... " (9,7-9)
B) "Or je trouve plus amère que la mort, la femme, car elle est un piège, et son cœur un filet; et
ses bras des chaînes: qui plaît à la Divinité lui échappe, mais le pécheur s'y fait prendre."
(7,26)

4) La conviction d'
une rétribution juste - un sort identique pour tous!

A) "Je sais qu'il y aura du bonheur pour ceux qui craignent la Divinité, parce qu'ils ont de la
crainte devant sa face, mais qu'il n'y aura pas de bonheur pour le méchant et que, passant
comme l'ombre, il ne prolongera pas ses jours, parce qu'il est sans crainte devant la face de la
Divinité" (8,12-13)
B) "Tout est pareil pour tous, un sort identique échoit au juste et au méchant, au pur comme à
l'impur, à celui qui sacrifie et à celui qui ne sacrifie pas; il en est du bon comme du pécheur,
de celui qui prête serment comme de celui qui craint de le faire. C'est un mal, parmi tout ce
qui se fait sous le soleil qu'il y ait un même sort pour tous." (9,2-3)

Comment réagissez-vous face aux contradictions/tensions dans le livre de Qohéleth?

Vous posent-elles un problème?

- Si oui, en quoi et à quel niveau?

- Si non, pourquoi?

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Guide de lecture pour les ateliers


Qohéleth (ou Ecclésiaste) 1, 4-9

1. Commencer par lire à voix haute, l’une après l’autre, chacune des traductions du
texte en votre possession (une personne par traduction) et réagir rapidement à cette
lecture.

2. Comparer ensuite ces diverses traductions et noter toutes les différences, petites et
grandes.

3. Quelle image de la nature ressort de ce texte ? Quelle image de l’être humain ?

4. Quelle attitude le texte adopte-t-il par rapport à ce qui se répète et par rapport à ce qui
est « nouveau » ?

5. Finalement, ce texte vous semble-t-il plutôt optimiste ou plutôt pessimiste ?

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Match argumentatif, mode d’emploi

L’heure consacrée à la lecture et l’étude de Qohéleth 1, 4-9 en ateliers n’a pas été suivie d’une
restitution traditionnelle en plénière.
C’est sur le mode d’un match argumentatif que les participants ont été invités à faire part de
leurs travaux et tout spécialement de leur réponse à la question 5 du guide de lecture : “finalement,
ce texte vous semble-t-il plutôt optimiste ou plutôt pessimiste ? ”

Pour rejouer ce match, voici comment s’y prendre :

- une personne introduit le jeu : “finalement, ce texte, diriez-vous qu’il est optimiste ?
Pessimiste ? Les deux ?
Pour poursuivre le débat entamé dans les ateliers, nous allons nous répartir en trois groupes :
• Groupe a : les participants qui favorisent l’interprétation optimiste
• Groupe b : les participants qui favorisent l’interprétation pessimiste
• Groupe c : les participants qui sont indécis, n’arrivent pas à trancher. ”

- La personne qui anime demande aux participants de choisir leur groupe ; si la répartition est
inégale, elle veille à rééquilibrer les trois groupes. Chaque groupe s’installe dans un coin de la
salle et prépare pendant quelques minutes sa stratégie, ses arguments, la défense de sa thèse.

- Le groupe c est le jury ; c’est lui qui ouvre le match : il choisit en son sein un porte-parole
et pose au groupe de son choix (a en premier ou b en premier) une première question ou dira son
désir d’entendre les arguments du groupe interrogé pour être en mesure de se décider en faveur de
l’une des deux interprétations.

- Lorsque le premier groupe a répondu, le jury interroge l’autre groupe. Le jury peut
demander des explications, des précisions à tout moment de l’échange. Il peut également inviter
les deux groupes a et b à dialoguer, échanger leurs arguments, leur point de vue. Chaque groupe
doit s’efforcer de convaincre le jury, de le gagner à son interprétation du texte. Chacun utilise pour
nourrir le débat l’étude qui a été menée en atelier.

- La personne qui anime fixe le temps du match et veille à ce que cette période soit respectée.

Si le débat s’enlise ou devient trop vif, bruyant ou encore agressif, elle n’hésite pas à intervenir
pour relancer ou recadrer l’échange.

- Au terme du temps fixé pour le match, le jury se retire pour réfléchir et prendre sa
décision.

- Après quelques minutes, le jury rejoint les deux autres groupes et prononce son avis. Le jury
peut ou bien se déclarer en faveur de l’interprétation du texte optimiste, ou en faveur de
l’interprétation pessimiste ou encore être beaucoup plus nuancé.

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“Qohéleth,
une histoire de relectures et de réflexions successives”
(Martin ROSE)

J’ai approché avec vous le livre de Qohéleth, ses problèmes, mais ses points forts également,
ses points fascinants. Nous avons aussi étudié un premier texte, celui de son ouverture, en 1,4-9.
Nous avons vécu des débats très intéressants sur ce texte et joué un “match argumentatif”.

Dans mon exposé introductif, je me suis permis d’esquisser quelques lignes de ma


compréhension de ce livre biblique, de mes recherches sur cet ouvrage très discuté..., mais
évidemment, toutes ces premières approches demandent un approfondissement, une discussion
plus solide et un recul critique.

Dans l’exposé de ce soir, j’aurais voulu donner des informations sur l’histoire de ce livre de
Qohéleth et sur son interprétation, mais Mme Schlumberger qui avait lu mon manuscrit, était d’avis
qu’il était trop long et qu’il fallait le réduire (vous trouverez ces éléments intégrés dans ce dossier, à
la suite de cet exposé). Elle m’a proposé de concentrer l’exposé sur l’explication de mon approche
exégétique de ce livre biblique. Comme titre pour mon exposé, j’ai choisi la formulation suivante :
“Qohéleth – une histoire de relectures et de réflexions successives”.

J’espère vivement que vous avez encore de l’énergie pour suivre cet exposé ; mais je vous
prie sincèrement de m’interrompre si j’utilise des termes exégétiques peu connus, si je procède trop
rapidement dans ma présentation ou si vous souhaitez des explications plus détaillées de l’un ou
l’autre point.

Cet après-midi, dans mon exposé, j’ai évoqué le problème du manque d’homogénéité qui
caractérise le livre de Qohéleth, un phénomène qui se manifeste à tous les niveaux de cet écrit. J’ai
illustré ce problème à l’aide des questions du contenu et de certaines formulations que l’on peut
considérer comme fondamentales ; par exemple : “je fais l’éloge (shâvah) des morts” [4,2] à côté de
“je fais l’éloge (shâvah) de la joie” [8,15]).

J’ajoute que l’incohérence concerne aussi l’orthographe du texte hébreu et le vocabulaire. Cet
aspect est trop technique pour que nous l’abordions dans le cadre de ce week-end ; en principe, il
faudrait avoir l’accès au texte original, donc au texte hébreu. Mais on peut illustrer ce problème de
l’orthographe et du vocabulaire en disant : on pourrait comparer le livre de Qohéleth à un texte qui
mélangerait des formes du français médiéval avec celles du français moderne.

Qu’il ait accès au texte original en hébreu ou seulement à une traduction, tout lecteur de ce
livre remarquera certainement ce caractère non homogène et ne manquera pas d’être gêné et
intrigué. Ceux qui s’engagent dans l’étude approfondie de cet écrit biblique ne pourront pas
échapper aux sérieuses questions à ce sujet ni à la recherche d’explications ou de solutions.

Ce ne sont pas les exégètes modernes et occidentaux qui ont, les premiers, soulevé ce
problème du livre de Qohéleth, mais, comme nous l’avons vu, les rabbins déjà, encore assez
proches de son milieu d’origine, ont ressenti les mêmes difficultés. Cette question du manque
d’homogénéité a, en fait, accompagné toute l’histoire de l’interprétation de ce livre biblique.

Cet après-midi, j’ai déjà mentionné les quatre explications les plus courantes :

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1) l’explication “biographique”
2) l’explication “psychologique”
3) l’explication “littéraire”
4) l’explication “rédactionnelle”

Mes recherches sur le livre de Qohéleth m’ont conduit à des résultats qui confirment plutôt le
quatrième modèle d’explication. Cet après-midi, j’ai déjà mentionné l’autre terme, celui de la
“relecture” qui se faisait à l’intérieur d’une “école”.

Ce concept d’“école” permet d’expliquer à la fois une certaine cohérence (de style et de
pensée) et une variété (dans les nuances interprétatives). Si l’hypothèse d’une “école” comme
cercle porteur de la tradition est, depuis des années déjà, largement reconnue pour certains livres
bibliques (surtout pour les livres prophétiques, comme je l’ai signalé cet après-midi), il est grand
temps, me semble-t-il, d’essayer une lecture analogue sur le livre de Qohéleth. Et cela d’autant plus
qu’un des milieux les plus anciens qui ait vu la formation des “écoles” est incontestablement celui
de la “sagesse”.

Ainsi, le livre de Qohéleth me paraît représenter le résultat littéraire d’une “relecture” qui,
en l’occurrence, se serait déroulée au sein d’une école sapientiale ou philosophique durant un
temps assez long et en plusieurs phases. Mon concept d’interprétation est marqué par la
complémentarité entre des études mettant l’accent sur les questions du contenu, et d’autres
argumentant avec des critères formels et structurels.

Dans ce qui suit, je vais vous donner une petite idée de mon procédé méthodologique.

1. Une histoire de relecture


1.1. Les trois paliers
On peut constater que dans le livre de Qohéleth, certains mots possèdent une fonction clé et
occupent aussi une place importante au niveau de la structure du livre. Cela vaut, par exemple,
pour le verbe râ’âh, “voir”, surtout dans la forme râîtî, “j’ai vu”, que nous rencontrons dans une des
premières démarches de réflexion (en 1,14) et de même dans une formule de conclusion, en 8,9 :
“Tout cela, je l’ai vu...”. Ailleurs aussi dans le livre, cette forme verbale précise “j’ai vu” ponctue le
rythme des réflexions (par exemple 2,13; 3,10.16.22; 4,4.15; 5,17).

Une autre expression clé est la tournure comprenant le verbe natan, “donner”, et l’objet libbî,
“mon cœur”. Cette expression “j’ai donné mon cœur” est attestée, elle aussi, dans la première
démarche de réflexion (1,13.17) ainsi que dans la conclusion, en 8,9, que je viens de mentionner.
Pour les non-hébraïsants, il est à souligner que lév, “cœur”, n’est pas d’abord le siège des sensations
et des émotions, mais le centre de la vie spirituelle et rationnelle.

Un troisième verbe est également attesté plusieurs fois sous la forme grammaticale d’une
première personne au singulier : yâda", “reconnaître, connaître”: 1,17; 2,14; 3,12.14.

En partant de ces observations terminologiques et structurales, je suis arrivé à l’hypothèse de


travail que les trois notions mentionnées (en ces termes ou en d’autres termes proches) représentent
trois paliers successifs d’une approche de la connaissance et d’une rhétorique argumentative
structurant le livre de Qohéleth :

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La structure du procédé argumentatif :

1) perception (saisir par les sens), observation :


on se fixe la tâche d’observer quelque chose qui a une certaine
régularité
(p.ex., râ’âh, “voir” : saisir par le sens du regard)
2) appréhension (saisir par l’esprit), compréhension :
on travaille l’observation : intériorisation de ce qui a été perçu
(p.ex., lév natan, “donner son coeur”: appréhender de façon noético-rationnelle)
3) déduction (discerner), opinion, jugement, sentence :
on formule la leçon que l’on tire de la démarche entière
( yâda", “reconnaître, connaître”: exprimer l’aboutissement de
la recherche)

Le premier palier indique le domaine de recherche que l’auteur se fixe pour comprendre
certains aspects de la réalité qui marquent la vie humaine. Le verbe râ’âh, “voir”, fait partie des
mots les plus fréquemment utilisés dans ce livre, fait qui souligne que, dans l’approche de la
connaissance qu’il véhicule, la perception sensorielle de la réalité se trouve particulièrement
accentuée. Ce principe peut être supposé même là où le terme râ’âh, “voir”, n’est pas expressément
répété dans chaque premier palier du procédé de recherche.

Le deuxième palier est l’appréhension ou la compréhension, c’est-à-dire l’étape de saisir par


l’esprit (lév,“cœur”) et par une observation rigoureuse et critique les régularités et les structures de
la réalité telles qu’elles se présentent au regard de l’homme.

Le procédé de recherche arrive finalement à un discernement ou à un jugement qui se


manifeste dans la formulation d’une opinion mature ou d’une brève sentence. Ce troisième palier
peut être marqué par une introduction qui se sert du verbe yâda", “reconnaître, connaître”,
définissant l’acte de conclure et de déduire.

Dans le livre de Qohéleth sous sa forme actuelle (canonique), le procédé de recherche en


trois paliers se trouve caché sous un grand nombre de “dérangements”, d’adjonctions et de
parenthèses de sorte que cette structure rhétorique et argumentative ne saute plus aux yeux à
première lecture et n’a pas été reconnue par l’exégèse.

C’est ici qu’intervient la méthode de la “critique littéraire” ayant pour but de distinguer
différentes couches littéraires dans un texte. Dans ce cadre-ci (voir page suivante), je ne donne que
le résultat de mes analyses exégétiques en présentant le texte que je considère comme le noyau le
plus ancien du livre et que j’attribue à un auteur du nom de “Qohéleth” (que j’appelle “Qohéleth le
Sage” ou “le maître”, pour le distinguer de ses successeurs dans cette école sapientiale) :

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[ouverture: Le point de départ “objectif” – le cycle de la nature]

1,4 Une génération s’en va ; une autre lui succède; mais la terre tient, immuable.
1,5 Le soleil apparaît; le soleil disparaît dans sa demeure; de là il se met en route pour
réapparaître.
1,6 Le vent va vers le sud; il tourne vers le nord; puis il reprend ses mêmes circuits.
1,7 Les fleuves vont à la mer; ils retournent vers leur demeure; de là ils recommencent à
s’en aller.
1,9a Ce qui a existé, cela existera; ce qui s’est réalisé, cela se réalisera.

[partie principale: Observation – appréhension – opinion]

1,12a.14a [A/1] Moi, Qohéleth, j’ai observé tout ce qui se passe sous le soleil
1,17aa [A/2] et je me suis appliqué à en reconnaître le sens le plus profond.
1,17ba [A/3a]Je l’ai reconnu:
1,18[A/3b] plus on approfondit la quête du sens, plus on est frustré;
plus on augmente ses connaissances, plus on est désorienté.

2,12a [B/1] Alors je me mis à rechercher


quel avantage il y a d’être sage plutôt qu’insensé.
2,13aa [B/2a] Or, je me suis rendu compte
2,13abb[B/2b]que la sagesse est supérieure à la déraison,
autant que la lumière l’emporte sur les ténèbres.
2,14a [B/2c] Le sage, en effet, sait observer très clairement,
tandis que l’insensé vit dans les ténèbres.
2,14ba[B/3a] Et pourtant, j’ai dû le reconnaître:
2,14bb[B/3b] une même destinée les attend l’un et l’autre;
2,16bb[B/3c] oui, le sage meurt, aussi certainement que l’insensé.

*2,20a [C/1a] Alors j’ai orienté mes considérations différemment pour étudier cette question:
3,9 [C/1b] Quel profit celui qui s’investit intensément retire-t-il de son engagement ?
3,10 [C/2a] Or, j’ai constaté combien les humains sont préoccupés par les questions d’existence
que Dieu leur a mises au plus profond pour qu’ils s’en occupent.
3,11ba[C/2b] Même la pensée de l’éternité, il l’a mise dans leur cœur.
3,12aa [C/3a] Pourtant, je l’ai reconnu:
3,12abb[C/3b]pour les hommes rien n’a de sens sinon se réjouir de l’existence et faire le bien,
chacun durant sa vie.

[conclusion: l’éloge de la joie]

8,9aa1 [D/1] Tout cela, je l’ai observé,


8,9aa2b[D/2] et j’ai appliqué mon esprit à toute réalité comme elle se réalise sur la terre.
8,15aa [D/3a] Alors, pour ma part, je célèbre la joie:
8,15ab [D/3b] car pour l’homme sur la terre rien n’a de sens sinon manger, boire et se réjouir;
8,15b [D/3c] cela, durant tous les jours de sa vie que Dieu lui donne sous le soleil, il doit le
considérer comme le couronnement de son activité inlassable.

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On reconnaît donc un écrit clairement structuré, en trois parties : une “ouverture”, une
“partie principale” et une “conclusion”. La “partie principale” se compose de trois démarches
argumentatives, indiquées, sur la feuille, par “A”, “B” et “C”. Et chacune de ces trois démarches
argumentatives est structurée en trois paliers (“1”, “2”, et “3”).

Voilà donc ma reconstitution de la forme primitive du texte que j’appelle “livret de


Qohéleth”7, reconstruction opérée sur la base des critères formels, de vocabulaire et de contenu.

1.2. Une première relecture


Une personne, que j’appelle “le Disciple”, a fait de ce “livret de Qohéleth” une première
relecture. Tout en respectant sa structure tripartite et les trois démarches argumentatives de la partie
principale, le “Disciple” l’a considérablement élargie.

Tandis que le “livret” du maître est marqué surtout par le vocabulaire de l’“observation”
(râ’âh, “voir”), de l’“appréhension” (lév natan “saisir par l’esprit”) et de la “déduction” (yâda",
“reconnaître”), ce sont maintenant d’autres termes clés qui entrent en scène, placés soigneusement
dans l’intention de structurer le nouvel ensemble du texte, c’est-à-dire l’“unité littéraire” telle que
l’auteur de cette “relecture” l’a conçue.

Ses termes gravitent tous autour du nouveau thème central indiqué en tête du livre (1,2) et
repris dans la conclusion finale (12,8): “Vanité des vanités, tout est vanité”. Par cette formulation
pratiquement identique au début de l’écrit ainsi qu’à sa fin, le “Disciple” crée un “cadre”
thématique et littéraire pour le livre tout entier ; on parle aussi d’une “grande inclusion”.

Le premier élément de ce cadre, en 1,2, doit être compris comme une sorte de “thèse”8 ou de
“thème”9 indiquant la perspective dans laquelle l’ensemble du livre devrait être lu. La reprise de
cette formulation à la fin (en 12,8) doit être comprise au sens d’un “exergue”10.

Le terme le plus dominant de cette formulation est le mot hèbèl. Traduit habituellement par
“vanité”, hèbèl, désigne d’abord le “souffle” et l’“haleine”, plus précisément l’effet de l’expiration
qui produit un mouvement d’air, ou une buée. Ces phénomènes-là sont passagers et éphémères, et
c’est précisément ce caractère fugace qui détermine les connotations du mot hèbèl partout où il est
utilisé de manière figurée ou métaphorique. Toute traduction (“fumée”, “vapeur”, “vanité”,
“fragilité”, “absurdité”, etc.) ne peut être qu’une tentative approximative de faire ressentir les
associations liées à l’évocation de ce terme dans sa langue originale.

Pour illustrer l’importance qu’a ce mot dans le livre de Qohéleth, il suffit de renvoyer à la
statistique : parmi les 73 occurrences bibliques de ce mot hèbèl, 38 (donc plus que la moitié !) se
trouvent dans ce seul et petit livre de Qohéleth, et l’inclusion 1,2 et 12,8 en compte déjà huit, à elle
seule. Mais retenons, à côté de cet argument statistique, surtout cette convergence entre une
observation formelle (la structure d’une “inclusion”) et le critère du contenu (l’accentuation
terminologique d’un mot programmatique)

7 Tandis que la notion “livre de Qohéleth” désigne (sauf indication contraire) l’écrit biblique sous sa forme finale et
canonique, l’expression “livret de Qohéleth” est réservée à cette reconstitution qui représente le condensé de tout
l’enseignement donné par le “maître” de l’école sapientiale que j’appelle “Qohéleth le Sage”.
8 Cf., p.ex., DANIEL LYS, L’Ecclésiaste (1977), pp.9 et 87.
9 Cf., p.ex., le sous-titre dans la TOB.
10 Cf. EMMANUEL PODECHARD, L’Ecclésiaste (1912), p.472.
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La formulation de l’“inclusion” culmine, dans les deux cas, dans une seule déclaration
condensée : hakôl hèbèl : “tout n’est que fumée”. Cette même “déclaration condensée” (“tout n’est
que fumée”) se retrouve aussi ailleurs dans le livre : il s’agit là d’une marque de la formule finale
par laquelle le “Disciple” a régulièrement terminé son interprétation des trois démarches
argumentatives de son maître (en 2,11 [“A”]; 2,17 [“B”]; 3,19 [“C”]; cf. aussi 4,4). Comme un
leitmotiv, ce thème hakôl hèbèl (“tout n’est que fumée”) apparaît donc dans l’ouvrage. “Tout” est
déclaré comme étant complètement inutile et insensé.

En parallèle avec hèbèl se trouve, dans le corpus du livre, la tournure re“ût roûah qui, traduite
de manière littérale, signifie probablement “pâturage du vent”.

Mais ne parlons pas seulement de ces termes-clés qui marquent l’interprétation ajoutée par le
“Disciple” ! La “relecture” se manifeste surtout dans de nouveaux paragraphes, parfois assez longs.
Mais le “Disciple” a procédé de manière très systématique : à chacune des trois démarches
argumentatives du livret (A, B et C), il a ajouté deux nouveaux paragraphes :

A: 2,1a.1b et 2,3.11b
B: 2,15a.15b et 2,16-17
C: 3,18.19 et 3,20-22; 4,2-4.

Le premier s’achève chaque fois avec l’évocation du seul terme hèbèl (A: 2,1b; B: 2,15b; C:
3,19b), tandis que le second conclut par la formule pleine, composée des deux termes-clés : “Tout
n’est que vanité et poursuite du vent” (A: 2,11b; B: 2,17b; C: 4,4b). Il faut également mentionner
la nouvelle “conclusion” enchaînée (en 9,1-12) après celle de “Qohéleth le Sage” et ouvrant avec la
même formule de résumé èt-kôl-zèh, “tout cela” (9,1 cf. 8,9a).

Mis à part ces nouveaux paragraphes, la relecture est intervenue, occasionnellement, dans les
formulations mêmes de la tradition (du “livret”). La tendance fondamentale de cette nouvelle
interprétation, pourtant, se manifeste particulièrement dans les passages entièrement formulés par
“le Disciple”. Il se veut disciple fidèle de son maître, et il me semble important de lui reconnaître
cette fidélité. Cela ne vaut pas seulement pour le respect de la structure fondamentale, mais aussi
pour certains aspects du contenu et de la pensée ; le thème de la mort, par exemple, était déjà
évoqué par le “Maître”, et cela de manière tout à fait pointue.

Le “Disciple”, cependant, accentue systématiquement les aspects négatifs de la vie ; et cette


interprétation au ton pessimiste a presque entièrement recouvert l’éloge de la joie et les aspects
positifs de la vie tels qu’ils étaient retenus par le maître, par exemple en 8,15 : “Je fais l’éloge de la
joie”, ce verset dont nous avons déjà parlé cet après-midi.

Je ne peux pas exposer maintenant tous les détails de la “relecture” opérée par le “Disciple”,
mais j’espère avoir pu vous donner quelques idées de son travail très réfléchi : tout en reprenant le
livret de Qohéleth le Sage, le “Disciple” a su concevoir un ouvrage d’une remarquable cohérence
structurelle et thématique.

Sur la base du texte transmis, il a créé un livre nouveau, d’un profil très particulier, à la fois
sur le plan de la structure et sur celui du contenu. Le seul but de cette “relecture” est de
désillusionner l’homme des idéaux de bonheur et du sens de la vie qu’il pourrait se forger. Une
seule “finalité” (7,2) est retenue par le “Disicple” comme réelle et évidente, qui marque l’existence
humaine : la mort. Partant de cette idée du “but sans but”, le “Disciple” en arrive facilement à saluer

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la condition d’un enfant mort-né (6,3-5) : “L’avorton vaut mieux qu’un homme qui engendre cent
fois et vit de nombreuses années...”.

Le “Disciple” a très largement réussi à imposer le scepticisme profond et le pessimisme de sa


vision. La lecture du livre de Qohéleth dans son ensemble, ainsi que son exégèse dans les
commentaires de tous les temps, ont été fortement influencées par cette interprétation pessimiste du
“Disciple”. Ce “succès” du remaniement interprétatif par le “Disciple” n’a rien d’étonnant : son
interprétation domine non seulement par la présence imposante de la thématique développée, mais
encore par l’insertion intelligente de quelques termes clés aux endroits décisifs de la composition
(surtout dans l’“inclusion” et dans les points principaux de chaque démarche argumentative),
comme nous l’avons vu.

Dans le judaïsme de l’époque, une conviction si profondément sceptique a forcément


provoqué les esprits conservateurs. En plus, tout lecteur à l’époque devait être frappé par la tension
qui s’y exprimait entre l’invitation à se réjouir de la vie (orientation fondamentale du “Maître”) et le
ton pessimiste de l’éloge de la mort (selon la relecture du “Disciple”).

Dans notre hypothèse, cette tension était essentiellement due à la relecture du Disciple qui
avait interprété le texte de son maître en accentuant les aspects totalement négatifs. Pour celui qui
propose une relecture, le Disciple en l’occurrence, le problème de la “tension” se pose moins, car il
reste, évidemment, conscient de la distance entre le texte transmis et son interprétation.

Plus tard pourtant, quand le livre n’a plus été compris comme le résultat d’un processus de
relecture et que, en conséquence, le passage des textes interprétés aux textes interprétants ne fut
plus saisi, l’autorité de la tradition s’attacha également aux deux niveaux textuels confondus. Dans
un tel contexte surgit la question de la “tension” : faut-il, pour sa propre compréhension du livre,
retenir surtout l’éloge de la joie ou faut-il plutôt suivre le jugement de “vanité”, si massivement
présent et qui l’“encadre” ?

Telle devait être la question qui a suscité une deuxième “relecture” du texte. Son auteur était
donc confronté au même problème qui n’a pas cessé d’intriguer les exégètes : celui des
“contradictions”. Comment a-t-il géré, lui, ce problème ? J’en parlerai dans mon troisième
paragraphe :

1.3. Un travail rédactionnel


Mes recherches exégétiques ont donc abouti à l’hypothèse d’une troisième couche littéraire
que l’on peut distinguer dans le livre de Qohéleth ; si vous voulez : une “relecture” de la
“relecture”. Du point de vue de la “structure”, cette deuxième relecture se caractérise par un
procédé qui reprend (souvent littéralement) certains termes de la tradition (surtout ceux de la
première relecture “pessimiste”) pour les restreindre dans leur champ d’application ou pour les
atténuer d’une manière ou d’une autre. En règle générale, ces interprétations correctrices ne se
trouvent pas ajoutées au passage concerné (comme c’était le cas pour la relecture faite par le
“Disciple”), mais placées devant lui comme nouvelle clé de lecture proposée par la rédaction. Voilà
une première observation qui concerne la “forme” ou la “structure” : l’auteur de cette deuxième
relecture choisit un procédé formellement tout différent.

Ces différences “structurelles” sont complétées par celles qui concernent le contenu : cette
seconde relecture évoque assez souvent le nom de Dieu et sa supériorité ; par exemple en 5,1 :
“Dieu est dans le ciel, et toi sur la terre”. Le premier devoir de l’être humain est la “crainte de Dieu”
; en 5,6 : “crains Dieu!”, ou en 12,13 : “Crains Dieu et observe ses commandements !”.
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La théologie de ce rédacteur est marquée par l’attente d’un jugement dernier et d’un au-delà
qui relativisent la perspective de la mort ; par exemple en 8,12-13 : “Assurément, il y aura du
bonheur pour les ‘craignant Dieu’ dont le comportement est marqué par la crainte devant sa face.
Mais ce bonheur ne sera pas pour le méchant, celui qui ne se comporte pas comme un ‘craignant’
devant la face de Dieu”.

En résumé, cette relecture tient à accentuer l’aspect de la religiosité et de la piété en


contrebalançant ainsi l’impression d’une négativité profonde qu’a dû susciter le livre dans la
version rédigée par le “Disciple”.

L’appellation de “Théologien-Rédacteur” que je propose pour l’auteur de cette deuxième


relecture vise à en rendre les deux caractéristiques :

a) l’intérêt plus marqué pour les questions “théologiques” et


b) la façon de travailler qui est celle d’un “rédacteur” (plutôt que celle d’un auteur au sens
propre du terme).

Si le livre de Qohéleth n’est pas lu comme document d’un seul auteur et d’une pensée que
l’on prétend plus ou moins homogène, mais comme résultat d’un long processus de relecture(s), il
devrait en laisser transparaître les étapes. On devrait y percevoir les traces d’une discussion qui
s’est développée autour d’un texte de base, d’une question fondamentale et d’une orientation de
pensée. Ce travail s’est échelonné sur plusieurs étapes. Ma prochaine partie en esquissera quelques
traits :

2. Une histoire de réflexions


Reprenons, d’abord, la question de la datation du noyau le plus ancien du livre :

2.1. “Qohéleth le Sage”

Si l’on souhaite décrire l’époque historique de ce penseur, il faut avouer que l’on ne dispose
pas de critères évidents. On ne peut évoquer que deux points incontestables :

a) son hébreu est influencé par la langue araméenne, comme je l’ai dit tout à l’heure et
b) ses concepts sapientiaux trahissent une distance critique à l’égard de la sagesse traditionnelle.

Ces deux caractéristiques nous obligent à exclure pour ces textes une datation antérieure à
l’exil babylonien (586-538). Cette conclusion peut être retenue comme certaine ; il n’y a, en effet,
plus de discussion parmi les exégètes sur cette datation postexilique du livre11.

Personnellement, je suis d’avis que le livret de “Qohéleth le Sage” se comprend le mieux


comme document de l’époque perse (538-333). L’empire que se sont construit les rois perses
n’était certes pas le premier qu’ait connu l’histoire du Proche-Orient ; mais son remarquable esprit
de tolérance et d’ouverture favorisa comme jamais auparavant la circulation des biens, des
personnes et des idées12.

11 Cf., par exemple, la TOB dans son introduction au livre de Qohéleth, p. 1637: “... à situer ce livre bien après le
retour de l’Exil.”
12 Nous faisons allusion au titre de l’ouvrage de D. CHARPIN et F. JOANNES (éd.), La Circulation des biens, des
personnes et des idées dans le Proche-Orient ancien (Actes de la XXXVIIIe Rencontre Assyriologique
Internationale, Paris, 8-10 juillet 1991), Paris: Éd. Recherche sur les civilisations, 1992.
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Dans ce milieu, la littérature sapientiale a également trouvé une large diffusion et même
probablement une vulgarisation. On peut mentionner pour exemple la tradition d’Ahîqar13 dont le
noyau est constitué par une collection de proverbes (datant du VIIIe ou VIIe s.) et qui a connu une
très large diffusion (on y a même retrouvé des allusions dans les fables d’Ésope).

Un autre indice qui soutient une datation du livret de Qohéleth à cette époque perse est le
terme yiterôn, “surplus” qui occupe une place centrale dans l’argumentation de notre sage. Car ce
terme, et tout ce qu’il évoque, fait penser au système économique développé, à l’époque perse, par
le gouvernement central : en institutionnalisant une économie monétaire et en favorisant la libre
circulation de l’argent14, les économistes de la cour se mirent en état de mieux calculer le
rendement (le “surplus”) des différentes satrapies, et toutes les personnes ouvertes à cette nouvelle
pratique purent également évaluer leur propre activité professionnelle en fonction du “surplus”
rapporté. L’économie devenue internationale (aussi avec les effets d’une interdépendance !) domina
de larges secteurs de la vie et de la pensée. Qohéleth osa reprendre ce terme économique de yiterôn,
“surplus” pour l’appliquer à la question du “rendement” de la vie : “que vaut la vie ?”

Le petit ouvrage de Qohéleth dans sa forme primitive est trop bref pour que nous puissions
préciser avec justesse le temps de sa rédaction. En supposant pourtant cette influence de la pensée
économique développée par le gouvernement central perse, on ne peut pas penser aux premières
décennies de la domination perse sur la Syrie-Palestine, mais à la phase ultérieure de sa
stabilisation. Avec la consolidation du pouvoir de Darius (à partir de 520 environ) commença une
longue période marquée d’une stabilité impressionnante qui perdura jusqu’à la fin du V° siècle.

La prospérité de cette époque fut aussi particulièrement favorable pour le développement


de la science, de la philosophie et de la littérature. “Qohéleth le Sage” fit partie de ceux qui, au
cours du V° siècle, ne misaient plus sur de grands projets nationaux ou messianiques de libération ;
il chercha avant tout à donner un sens à la “petite” vie quotidienne et individuelle.

Ce qui caractérise la pensée de Qohéleth, c’est une ambivalence qui dérange : la reprise de la
tradition sapientiale et sa mise en question, l’évidence des observations et leur relativisation, la
négation et l’affirmation d’un message positif, etc. On peut parler d’une “dialectique” qui, dans le
processus des différentes démarches argumentatives, s’approche d’un équilibre extraordinairement
subtil. Il est facile d’imaginer comment cette ambivalence a pu engendrer des interprétations
unilatérales et grossières ainsi que des contradictions dues à la réinterprétation du texte par des
disciples et des rédacteurs.

2.2. Le “Disciple”
L’interprétation qu’a donnée le “Disciple” au livret de “Qohéleth le Sage” est marquée par
trois tendances (qui pourraient être résumées à l’aide des termes de sa formule de conclusion :
“Tout n’est que vanité et poursuite du vent” :

a) la tendance à la généralisation (hakôl, “le tout”) ;


b) la description de toutes les réalités comme passagères et éphémères (hèbèl,
“fumée/vanité”) ;

13 Une traduction française de “Histoire et Sagesse d’Ahîqar, l’Assyrien” se trouve in P. GRELOT, Documents
araméens d’Égypte (LAPO 5), Paris: Cerf, 1972, p. 432-452; pour la discussion plus récente, cf. Ingo KOTTSIEPER,
Die Sprache der A“iqarsprüche (BZAW 194), Berlin/New York: de Gruyter, 1990.
14 Hans G. KIPPENBERG, Religion und Klassenbildung im antiken Judäa. Eine religionsoziologische Studie zum
Verhältnis von Tradition und gesellschaftlicher Entwicklung (Studien zur Umwelt des Neuen Testaments, vol. 14),
Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1978, p. 49 sqq.
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c) le caractère inutile, futile et illusoire de tout effort dans lequel l’homme s’investit (re“ût
roûah, l’effort de vouloir paître le vent).

Nous avons vu que ce qui est prédominant dans sa pensée, c’est une négativité qui ne peut
même plus retenir le seul point positif de son maître, la “joie de vivre”. Le disciple formule
clairement qu’il “déteste la vie” (2,17a). Le sens que le maître avait donné à la vie (à savoir la
“joie” de vivre) est en fin de compte éphémère et illusoire, lui aussi, selon le jugement pessimiste
du disciple.

La dialectique qui caractérise l’œuvre du maître n’est plus à la portée du disciple. Tout
penche vers une négativité systématique et déterminée.

Cette pensée profondément négative doit être comprise sur l’arrière-fond des événements du
IVe siècle av. J.-C. Parmi les rois perses, Artaxerxès II (404-359) était un souverain prudent qui
procédait avec circonspection plutôt qu’avec une violence tyrannique. Dans les satrapies de son
empire, cette attitude fut trop souvent comprise comme une faiblesse et incita à de nombreuses
insurrections. Vers la fin de sa vie, la grande révolte des années 362-360 aurait presque sonné la
chute de l’empire perse15; elle ne fut étouffée que par la trahison et la corruption.

C’est aussi l’époque où la pensée grecque commença à exercer une influence de plus en plus
forte sur le monde de l’Orient. La satrapie de Carie en Asie mineure montre, sous l’égide de
Mausole (377-353), une forme déjà très avancée de cette expansion de la culture grecque
particulièrement manifeste dans le somptueux monument funéraire qui portait son nom (le
“mausolée”) et qui comptait parmi les Sept Merveilles de l’Antiquité. La pénétration de plus en plus
forte de la pensée occidentale signale aussi l’affaiblissement de la tradition propre à l’Orient ainsi
que sa désorientation culturelle et religieuse.

En ce qui concerne le judaïsme dans l’empire perse, il a certainement participé (peut-être dans
une mesure moins profilée) aux deux tendances de l’époque : tentatives d’insurrection et échanges
interculturels.

Il faut particulièrement mentionner la révolte juive de l’an 340 qui s’est terminée par une
déportation importante de la population juive et ainsi par une nouvelle humiliation de toute
aspiration nationale. Quelques années plus tard, la province de Judée devait sentir, elle aussi, les
effets déstabilisateurs des bouleversements d’ordre international qui secouèrent le Proche-Orient
entier : les conquêtes d’Alexandre le Grand scellèrent la fin définitive de l’empire perse.

À partir de 332, la Palestine et ainsi la province de Judée se trouvent sous domination


hellénistique. La liberté tant attendue n’était pas retrouvée – et de loin! –, il s’agissait plutôt du
passage d’une sujétion à une autre. Plus encore, après la mort d’Alexandre, la Palestine devint
pomme de discorde entre les Ptolémées et les Séleucides, fait que j’ai mentionné déjà cet après-
midi. C’était vraiment une situation chaotique qui n’offrait plus aucune perspective positive et qui
explique facilement la pensée pessimiste du “Disciple”. Celle-ci reflète ces événements turbulents
et désécurisants du dernier tiers du IVe siècle. Il faut lire l’interprétation qu’ajoute le disciple à
l’héritage de son maître comme le document d’un temps profondément tourmenté par la question
du sens et s’opposant à toute réponse pieuse, trop facile.

15 A.T. OLMSTEAD, History of the Persian Empire, Chicago: University of Chicago Press, 1948, réimpr. 1987, p. 420;
John Manuel COOK, The Persian Empire, Londres: J.M. Dent & Sons, 1983, p. 220.
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2.3. Le “Théologien-Rédacteur”
Comparées à la relecture faite par le “Disciple”, les interventions interprétatives du
“Théologien-Rédacteur” sont sensiblement différentes. Le profil d’auteur s’affaiblit pour céder la
place à celui d’un “exégète” ou d’un “commentateur”16. Cela veut dire que l’autorité du texte
transmis a énormément augmenté, fait qui limite considérablement la liberté de l’auteur de créer
“son” propre texte. Son exégèse atteste une volonté remarquable de reprendre des tournures et des
termes déjà présents dans le texte reçu de la tradition, et de montrer ainsi une fidélité dans la
transmission de l’héritage.

Tandis que le terme clé du “Disciple” était celui de hèbèl, “fumée”, “vanité”, le “Théologien-
Rédacteur” en préfère un autre et l’utilise d’une manière également très stéréotypée : "âmâl,
“peine”. Par là, il veut dire que la vie est "âmâl, “peine”, plutôt que hèbèl, “absurdité” ; c’est-à-dire
que la vie est lourde d’expériences négatives, mais qu’elle ne s’épuise pas dans la “vanité”, dans
l’illusion et dans la négativité. La joie devient de nouveau une réalité tout à fait possible. C’est ainsi
que le “Théologien-Rédacteur” prend position pour la vie sans que l’aspect pessimiste des textes
hérités ne soit évincé ou même éliminé.

Il est probable que l’on ne puisse pas séparer cette nouvelle orientation plus positive de la
pensée théologique d’un changement important au niveau politique, économique et social. À partir
de 302 av. J.-C., en effet, la situation devint plus stable, la domination des Ptolémées d’Égypte sur
la Palestine ne fut plus sérieusement mise en question pendant tout un siècle environ. La Judée et
Jérusalem faisaient ainsi partie de l’empire hellénistique le mieux organisé, le plus stable et le plus
riche, largement mieux consolidé que l’empire des Séleucides. Cela fut favorable à un
développement plutôt régulier en Judée; la paix contribuait considérablement à la prospérité de
l’économie et de la vie en général.

C’est cette époque de stabilité, de paix et d’un développement réjouissant de l’économie que
je considère comme l’arrière-plan de la pensée qui s’exprime dans les interprétations de notre
“Théologien-Rédacteur”. À cette époque, on pouvait de nouveau voir les aspects positifs de la vie
et même exprimer une certaine joie de vivre. Certes, les juifs n’avaient pas retrouvé leur liberté
nationale, les attentes à ce sujet n’avaient pas encore été satisfaites ; il n’y avait donc pas de raison
de supprimer les aspects négatifs dont avait parlé la tradition. Pourtant il ne faudrait pas sous-
estimer l’effet positif d’une vie vécue dans la stabilité politique, dans la prospérité économique et
dans une liberté relative à l’intérieur de la province de Judée.

Le prix de la stabilité et de la prospérité était pourtant très élevé, car les impôts pesaient lourd
sur certaines couches de la population. Le “Théologien-Rédacteur” a raison d’accentuer si
fortement l’aspect de la “peine” ("âmâl) qui caractérise la vie à son époque, mais l’expérience avait
également montré qu’il était tout à fait possible pour les juifs de devenir riches ou même très riches
et de jouir d’une vie agréable et joyeuse17.

Il est évident qu’il ne faut pas dater la relecture faite par le “Théologien-Rédacteur” des
premières décennies de la domination ptolémaïque. Il fallut d’abord une certaine stabilisation de la

16 Une analyse détaillée pourrait montrer qu’il faut comprendre, par exemple, 7,15b-17a comme “exégèse” de 9,2, et
7,17b-18 comme “exégèse” de 9,12.
17 Il suffit de penser à la famille des Tobiades dont la situation économique et les rapports politiques sont bien illustrés
par les papyrus dits de Zénon: C. C. EDGAR, The Zenon Papyri (Catalogue général des antiquités égyptiennes du
Musée du Caire 79; 82; 85; 90) (5 vol.), Le Caire 1925-1940, réimpr. Hildesheim/New York: G. Olms, 1971; éd. fr.
Claude ORRIEUX, Les Papyrus de Zénon: L’horizon d’un Grec en Égypte au IIIe siècle avant J.-C., Paris: Macula,
1983.
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situation politique pour que la confiance et une pensée plus optimiste gagnent du terrain. Tous ces
aspects plaident en faveur d’une datation de cette autre relecture autour du dernier tiers du IIIe
siècle.

2.4. Conclusion
Miroir d’époques de bouleversements politiques, philosophiques et spirituels, ce livre
biblique s’offre comme partenaire de dialogue à tous ceux qui, aujourd’hui encore, sont intrigués
par les questions de l’existence humaine : le problème du mal, la mort, le sens de la vie, etc. Non, il
n’y a “rien de nouveau sous le soleil”, car déjà dans l’Antiquité, les hommes s’interrogeaient sur le
sens de leur vie, reprenant et réinterprétant les réponses du passé, tout comme moi, j’ai été
interpellé par les questions de Qohéleth, de son disciple et du Théologien-Rédacteur.

Martin ROSE

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30
Qohéleth, portrait

1. L’auteur et son identité


Le livre porte, en hébreu, le titre dibrê qohèlèt, Paroles de Qohéleth. Il s’agit là d’un titre de
forme absolument classique qui correspond à celle d’autres écrits de l’Ancien Testament ;
mentionnons par exemple les livres d’Amos et de Jérémie.

En partant de cette comparaison et des attentes induites par cette forme de titre, on imagine un
auteur du nom de “Qohéleth”. Cette idée est encore renforcée par la mention du patronyme,
complément qui correspond également aux coutumes formelles ; au début du livre de Jérémie, par
exemple, le nom du père du prophète est également indiqué : “Jérémie ben-Hilqiyahou”. Le
patronyme a toujours pour fonction de préciser l’identité de la personne en question, et cette règle
vaut aussi pour notre livre biblique : le nom “Qohéleth” est encore précisé par “fils de David”, ben-
dâwid en hébreu.

D’un point de vue formel, ce titre “Paroles de Qohéleth ben-David” ne soulève pas de
questions ; et pourtant il embarrasse. En effet, aucun “fils de David” (un descendant direct ou un
davidide au sens plus large) portant le nom de “Qohéleth” n’est mentionné ailleurs dans la Bible.

A ce problème de l’authenticité du nom “ Qohéleth ” s’en ajoutent d’autres :

1.1. Le nom “Qohéleth”


La forme linguistique de ce nom est peu usuelle: en hébreu, on a un participe au féminin !
Parmi les exégètes, des féministes souhaitent en conclure que l’auteur de ce livre était une femme.
Mais c’est absolument improbable ; le livre ne fournit pas d’indices en faveur de cette idée. Cette
forme féminine du nom “Qohéleth” est intrigante.

La signification de ce nom et son explication étymologique posent également des difficultés.


Les premiers traducteurs de la Bible, à l’époque pré-chrétienne, ont pris leur décision et interprété
le nom en le dérivant de la racine hébraïque q-h-l qui désigne l’acte de rassembler. Qohéleth, pour
eux, n’est pas un nom propre, mais un titre, une épithète ou un nom de fonction, traduit
littéralement : “le rassembleur”. Un nom propre, vous le savez, n’est pas traduit dans une
traduction ; mais s’il s’agit d’un titre, il faut le traduire. Les traducteurs de la Bible grecque, la
Septante, ont rendu par conséquent le mot “Qohéleth” par un terme grec : Ekklèsiastès qui désigne
une personne ayant une fonction en rapport avec une “assemblée”, son président ou son orateur. De
cette appellation dans la Bible grecque vient aussi le titre habituel dans les Bibles en français :
“l’Ecclésiaste”. Je le répète : nous sommes ici en présence d’une décision prise par les traducteurs
de la Bible grecque, et toute traduction est aussi une interprétation ! Reste à savoir s’il s’agit là
d’une interprétation juste et correcte.

Le choix du terme “Qohéleth” comme nom d’une fonction (et non pas comme nom propre)
est soutenu par le fait qu’à deux reprises dans ce livre, le nom est précédé d’un article: “le
Qohéleth” (en 7,27 et 12,8). Une pareille combinaison avec l’article est inhabituelle en hébreu pour
un nom propre. On peut ainsi affirmer que cette compréhension de “Qohéleth” comme un titre est
déjà présente dans le livre même, dans sa langue originale. Par conséquent, les traducteurs
n’auraient pas introduit une interprétation nouvelle, mais auraient seulement établi une évidence et

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étendu cette compréhension, qui se manifeste à deux endroits du livre, à son ensemble, dans le titre
de l’écrit tout entier.

La recherche exégétique a généralement partagé ce point de vue et, pour cette raison, a cessé
de s’interroger sur la fonction de ce titre et sur sa signification précise. Qohéleth était-il un
rassembleur (q-h-l) au sens où il assumait une responsabilité dans une assemblée, ou faut-il y voir
un collecteur de sentences au sens où il n’a pas “rassemblé” des gens, mais des sentences
proverbiales ? Ou encore, la forme féminine du nom indique-t-elle d’abord l’assemblée même,
l’identité collective d’une institution, d’une “académie”18 conçue sur le modèle des écoles
philosophiques de la Grèce ?

D’autres exégètes ont cherché une explication un peu différente en relevant que la racine q-h-l
(en particulier dans la langue syriaque) a aussi le sens de considérer / examiner19, et Ch. F. Whitley
accentue cette interprétation en proposant la traduction “le Sceptique”20.

Toutes ces propositions (et d’autres encore !21) sont séduisantes, mais reposent sur des
arguments trop peu étayés. En effet, la racine q-h-l ne joue aucun rôle dans le livre de Qohéleth, ni
sous la forme d’un verbe ni sous celle d’un autre substantif. Le contenu du livre permet tout à fait
de s’imaginer, par exemple, un “rassembleur” ou un “sceptique”, mais les indices linguistiques,
soit des renvois explicites à la racine q-h-l, soit des allusions reconnaissables, font défaut dans le
texte.

Ce manque d’évidence linguistique est le point faible de toutes les interprétations qui veulent
reconnaître dans “Qohéleth” un nom de fonction, un titre ou un surnom programmatique. Il me
semble judicieux de ne pas écarter d’emblée la possibilité d’un véritable nom propre.

L’auteur (sous son vrai nom ou sous son pseudonyme, peu importe) ne nous révèle pas tous
les détails biographiques auxquels nous, hommes des temps modernes, nous intéressons tellement.
C’est l’ensemble du livre et sa compréhension qui dessinent le profil de l’auteur.

Ce n’est pas seulement le nom “Qohéleth ben-David” qui est très douteux, mais également la
qualification de roi au chapitre 1, v.12 : “Moi, Qohéleth, j’ai été roi sur Israël, à Jérusalem...”.

C’est l’objet de mon deuxième paragraphe :

1.2. “Qohéleth” comme figure royale


Ce Qohéleth en tant que “roi sur Israël” vante tous ses exploits et ses biens. Citons
particulièrement 2,4-9 :

18 J. C. DÖDERLEIN n’hésite pas à rendre qohèlèt par “Academia”, par exemple dans son Institutio theologi christiani in
capitibus religionis theoreticis nostris temporibus accomodata, Nuremberg et Altdorf 1784, p. 124, mais aussi dans
sa traduction du livre de Qohéleth: Salomons Prediger und hohes Lied (p. XI: “diese A k ad e m i e möchte ich unter
den Namen, K o h e l e t h , verstehen”).
19 Cf. surtout E. ULLENDORF, “The meaning of tlhq”, VT 12 (1962), p. 215.
20 Koheleth. His Language and Thought (BZAW 148), Berlin: Walter de Gruyter, 1979, p. 6: “It would accordingly be
difficult to describe such a complex character by one term. It may be that the Hebrew qohèlèt has such a
comprehensive connotation, but, if it is to be represented by one term in English, perhaps ‘the Sceptic’ would have
some measure of adequacy.”
21 Cf. la description des “résultats de la recherche” (“Erträge der Forschung”) d’après D. MICHEL, Qohelet, p. 1-8.
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32
4 J’ai entrepris de grandes œuvres :
je me suis bâti des maisons, planté des vignes ;
5 je me suis fait des jardins et des vergers,
j’y ai planté toutes sortes d’arbres fruitiers ;
6 je me suis fait des bassins
pour arroser de leur eau une forêt de jeunes arbres.
7 J’ai acheté des esclaves et des servantes, j’ai eu des domestiques,
et aussi du gros et du petit bétail en abondance
plus que tous mes prédécesseurs à Jérusalem.
8 J’ai aussi amassé de l’argent et de l’or,
la fortune des rois et des États ;
je me suis procuré des chanteurs et des chanteuses
et, délices des fils d’Adam, une dame, des dames.
9 Je devins grand, je m’enrichis plus que tous mes prédécesseurs à Jérusalem.

En lisant cette longue énumération, tout lecteur possédant une certaine familiarité avec la
Bible pense automatiquement à Salomon, fils et successeur de David. Il était un roi d’une richesse
légendaire, décrite surtout en 1 R 10, mais mentionnée aussi dans le Nouveau Testament, en Mt
6,29.

Le livre de Qohéleth veut donc suggérer à son lecteur qu’il attribue cet ouvrage à Salomon,
fils de David, roi à Jérusalem. Ce livre partage ainsi le sort d’autres écrits bibliques attribués
également à Salomon : le livre des Proverbes l’indique explicitement (1,1 : “Proverbes de Salomon,
fils de David, roi d’Israël”), et le Cantique des Cantiques mentionne également le nom de Salomon
dans son titre ; d’autres livres (plus récents) sont à la même enseigne (le Livre de la Sagesse [cf.
surtout les chap. 7-9], les Psaumes de Salomon, etc.). Des siècles durant, les biblistes n’ont pas
sérieusement mis en doute cette autorité salomonienne, car il est écrit, en 1 R 5,12 que Salomon a
prononcé trois mille proverbes et mille cinq chants, et tous ces proverbes et chants, on a voulu les
retrouver dans les livres sapientiaux de la Bible.

Cependant, à partir de la Renaissance et de la Réforme, dans le sillage d’études philologiques


plus poussées, les doutes sur l’attribution salomonienne devinrent de plus en plus forts, et en 1644,
l’humaniste hollandais Hugo Grotius (de Groot) écrivit dans ses Annotata ad Vetus Testamentum
que d’un point de vue philologique, le livre de Qohéleth est rédigé dans un langage qui n’est attesté,
pour les textes bibliques, que dans les livres récents d’Esdras, de Daniel et des Chroniques22.

D’autres études philologiques n’ont pu que confirmer cette découverte ; le livre de Qohéleth
est écrit en un hébreu tardif, fortement influencé par l’araméen. Il a donc fallu renoncer à l’autorité
salomonienne, et, par conséquent, à toute l’époque monarchique d’Israël et de Juda (avant l’exil
babylonien) comme arrière-fond de la rédaction du livre.

Ce résultat des études linguistiques et philologiques donne les premiers contours du profil de
l’auteur – du moins par délimitation : ni Salomon ni roi, il n’a pas vécu avant le VIE siècle, avant
l’exil babylonien. Sur ce résultat, la recherche scientifique ne discute plus. On peut alors appeler cet
écrit un “livre pseudépigraphique” : il revendique une autorité qui, du point de vue historique et
scientifique, n’est pas tenable.

22 “Ego tamen Solomonis esse non puto, sed scriptum seriùs sub illius regis, tamquam pœnitentiâ ducti, nomine.
Argumentum eius rei habeo multa vocabula, quæ non alibi quam Danieli, Esdrâ et Chaldæis interpretibus reperias”
(Hugonis Grotii Annotata ad Vetus Testamentum, tomus I, Paris 1644, p.521).
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33
Parmi les aspects intrigants du livre, il faut aussi mentionner le fait que cette “fiction royale”
ne marque pas l’ensemble de l’écrit, mais seulement son début.

Au chap. 3 déjà, il devient hypothétique de reconnaître encore des allusions à un auteur


“royal”, et après, on n’en trouve plus. Cette introduction “royale” a certainement été conçue pour
donner une clé de lecture (ou clé d’interprétation) pour les chapitres suivants ; mais ce procédé peu
conséquent et plutôt superficiel soulève la question de l’homogénéité de l’ouvrage, de sa
complexité littéraire que j’ai déjà évoquée cet après-midi : un auteur n’aurait-il pas tenu à donner
une certaine cohérence stylistique et une unité “biographique” à son écrit ? L’insertion seulement
ponctuelle de cette “fiction royale” en tant que clé d’interprétation ne fait-elle pas plutôt penser à un
travail rédactionnel, pas nécessairement accompli par l’auteur lui-même ?

On retombe donc toujours sur le problème des incohérences contenues dans ce livre, et tout à
l’heure, dans la deuxième partie de mon exposé, j’approfondirai plus en détail cet aspect de la
complexité littéraire du livre de Qohéleth.

Quant à la question du nom “Qohéleth” (s’agit-il là d’un nom propre ou d’un titre ?), j’ose
déjà suggérer une vue nuancée : si l’hypothèse d’une distinction entre l’ouvrage d’un auteur d’un
côté, et des adjonctions rédactionnelles de l’autre, s’avère plausible, on peut imaginer un auteur du
nom de “Qohéleth” qui, plus tard, au niveau rédactionnel, a dû fusionner avec la figure plus connue
de Salomon ; “Qohéleth ben-David” serait l’expression manifeste de cette histoire des rédactions
successives qu’a connue cet écrit.

Si l’on fait abstraction de la “fiction royale”, tous les indices contenus dans le livre révèlent
un auteur appartenant à un courant sapiential. Qohéleth était plutôt un “sage”. J’en parlerai dans
mon prochain paragraphe :

1.3. Qohéleth comme “sage”


Vraiment toutes les caractéristiques du livre (ses formes littéraires, les thèmes abordés, le
vocabulaire préféré, etc.) font penser à un milieu social désigné en hébreu par le terme hâkâm (sage,
le sage).

Dans l’épilogue du livre, cela est exprimé explicitement (12,9) : “Qohéleth était [un] hâkâm.
Cette remarque qui se lit comme un nota bene sans afficher une prétention particulière ou excessive,
est fort crédible. Ce post-scriptum reflète probablement un souvenir authentique : “Qohéleth était
[un] hâkâm, un sage”.

Mais quelles sont les connotations précises qui se lient ici au terme hâkâm ?

On sait que durant l’époque des rois d’Israël et de Juda, la “sagesse” fut particulièrement
cultivée à la cour royale. Par exemple, la mention des “hommes d’Ezékias, roi de Juda” dans le
titre d’un recueil de sentences intégré au livre des Proverbes (en 25,1), constitue une attestation
historiquement tout à fait vraisemblable. Cet ancrage à la cour royale des occupations sapientiales
trouve son origine dans l’Égypte pharaonique que nous connaissons grâce à des textes
d’enseignement sapiential remontant jusqu’au IIIe millénaire et généralement mis dans la bouche
d’un haut fonctionnaire royal (vézir) ou même d’un roi. De même pour Israël et pour Juda, il faut
supposer que la littérature sapientiale fut rédigée, copiée et enseignée dans l’entourage de la cour
royale.

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Malheureusement, nous n’avons pas d’informations solides sur le cadre de l’activité des
“sages” après la fin de la monarchie davidique, donc après la chute de Jérusalem en 586 av. J.-C.)
ni pour l’époque postexilique.
Dans le paragraphe précédent, j’ai souligné que, du point de vue linguistique, le livre de
Qohéleth doit être daté de l’époque postexilique, donc justement de cette époque où nous ne savons
rien du fonctionnement d’une école sapientiale dépourvue dès lors du mécénat royal. Ainsi, la
compréhension de Qohéleth en tant que hâkâm /sage ne peut guère se forger à partir d’informations
“extérieures”, mais se décide essentiellement, elle aussi, en fonction des allusions contenues dans le
livre lui-même et de l’interprétation que leur donne l’exégète.

Une conclusion toutefois me semble très probable : l’appellation hâkâm utilisée en 12,9 sans
renforcement particulier ou précision supplémentaire indique qu’il faut situer Qohéleth dans la ligne
des “sages” et mesurer son enseignement aux normes traditionnelles de la “sagesse” millénaire.
Cela signifie que toute autre comparaison (par exemple, avec les philosophes grecs) n’est, certes,
pas interdite ou rejetée, mais seulement secondaire par rapport à la tradition première, propre,
qu’est la “sagesse” orientale et israélite. J’y reviendrai plus en détail dans mon exposé de demain
matin.

Retenons pour le moment : ce post-scriptum de 12,9 peut tout simplement noter que
“Qohéleth était [un] hâkâm, un sage”, parce qu’il pouvait supposer sans autre explication ou
définition que chaque lecteur savait très bien ce qu’était un “sage”, un hâkâm selon la tradition
millénaire du monde oriental.

Je vais terminer mes considérations sur l’auteur avec un bref paragraphe de conclusion :

1.4 Qohéleth – insaisissable ? (conclusion)


Plusieurs exégètes ont essayé de trouver des allusions aux événements contemporains dans
certaines paroles du livre, ce qui permettrait de définir plus précisément l’époque de son auteur.

Ainsi, dans le “garçon qui devient roi” de 4,13-16, on a voulu reconnaître Séleucus II (246-
225)23 ou Ptolémée V Épiphane (204-180)24; on peut aussi relever 10,16, un verset qui parle d’un
“roi qui est [encore] un gamin”.

Mais ces indications (et d’autres encore) ne sont jamais suffisamment précises pour permettre
avec certitude une identification à des événements et à des personnes historiquement repérables.

Identifier Qohéleth reste donc problématique malgré les interminables efforts des exégètes.
Mais cette issue ne manque pas d’une certaine logique, inhérente à la matière même de l’étude, car
l’individu dans le monde oriental ne possède jamais le poids qui lui est attribué dans le milieu grec
des grands philosophes. Souvent, dans les écrits bibliques, des personnes s’effacent derrière une
œuvre, une tradition et une interprétation. Le monde oriental (et la tradition biblique avec lui) restait
plus fortement marqué par l’importance attribuée au collectif, tandis que la culture grecque a suscité
un remarquable développement de l’individu.

Cela ne veut pas dire que l’Orient n’ait pas connu de grands individus (pour la tradition
biblique, on peut mentionner par exemple les prophètes et leur pensée non conformiste s’opposant

23 Klaus Dietrich SCHUNCK, “Drei Seleukiden im Buche Kohelet?”, VT 9 (1959), p. 196.


24 Cf., par ex., Antoon SCHOORS, “Qoheleth: A book in a changing society”, Old Testament Essays 9/1 (1996), p. 68-
72; son bref exposé présente la discussion exégétique depuis 1847.
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aux représentants de la collectivité, au roi, aux prêtres et aux juges). Cependant, il reste
incontestable que le climat social et politique en Grèce était considérablement plus favorable au
développement d’une pensée centrée sur l’individu. Le rôle sensiblement différent attribué à
l’individu dans le monde grec et dans le monde juif concerne également l’image que l’on se fait
d’un “auteur”: en quel sens un homme est-il “auteur” de l’enseignement qu’il a donné, ou “auteur”
du livre transmis sous son nom ? Dans le monde oriental et biblique, la tradition est beaucoup plus
importante que l’individualité d’un auteur.

Martin ROSE

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“La sagesse orientale et biblique”- introduction


(Martin ROSE)

Permettez-moi de lire quelques versets de Qohéleth qui concernent la piété et le rapport avec
Dieu. Il s’agit du texte Qoh 4,17 – 5,6. Ce petit texte est clairement structuré à l’aide de trois
conseils :

4,17: “Surveille tes pas quand tu vas à la maison de Dieu ( élôhîm) !”


5,1: “Que ta bouche ne se hâte pas de proférer une parole devant Dieu (élôhîm) !”
5,3: “Si tu fais un vœu à Dieu (élôhîm), ne tarde pas à l’accomplir !”

Ces trois conseils concernent trois domaines différents :

1. Le sanctuaire
2. La prière
3. Les vœux

On peut encore constater que le mot élôhîm, “divinité / Dieu”, revient dans chacune des trois
phrases. Ce texte de Qohéleth concerne donc le thème de la rencontre avec le sacré, la pratique de
la religion et de la piété :

1. La piété cultuelle
2. La piété dans la prière
3. La piété dans les vœux

Ces trois expressions de la piété font partie du fonds commun de presque toutes les religions ;
il n’y a ici absolument aucune spécificité israélite. De telles règles (4,17; 5,1 et 5,3) peuvent avoir
été transmises dans tout le Proche-Orient ancien. Mais dans le texte de Qohéleth, ces règles
fondamentales sont encore commentées. Je vais tout simplement lire ces commentaires selon ma
propre traduction du texte hébreu, sans les expliquer encore :

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4,17aa: Surveille tes pas quand tu vas à la maison de Dieu (élôhîm) !
4,17ab: S’approcher de Dieu avec l’intention d’écouter est meilleur que de grosses dépenses pour
tout un cérémonial autour des sacrifices.
4,17b: Car ceux qui présentent des sacrifices se comportent comme des insensés qui ne savent
pas qu’ils font le mal.
5,1a: Ne te hâte pas de faire sortir sur tes lèvres une parole devant Dieu !
[= Prends garde à ta bouche ! Prends garde de ne pas parler pour ne rien dire, légèrement,
étourdiment, stupidement devant Dieu dans le sanctuaire!]
5,1b: Car Dieu est dans le ciel, et toi sur la terre.
[= La puissance omniprésente de Dieu demande le plus grand respect et une prudence
extrême quand on ose adresser des prières à cette majesté divine]
5,2: Car [seule] la voix d’un liturge (d’un récitant de prières, d’un professionnel de la prière)
se répand dans beaucoup de récitations, et seul le babil d’un imbécile (d’un insensé) se
répand dans beaucoup de paroles.
5,3aa: Si tu fais un vœu à Dieu (élôhîm), ne tarde pas à l’accomplir !
5,3ab: Car il n’y a pas de complaisance dans les insensés
[= Dieu il rejette ceux qui n’accomplissent pas leurs vœux].
5,3b: Le vœu que tu as fait, accomplis-le !
5,4: Il est bon [pour toi] de ne pas faire de vœux, [mieux en tout cas] que faire un vœu et ne
pas l’accomplir.
5,5aa: Ne permets pas à ta bouche qu’elle rende coupable ta chair
[= qu’une seule parole entraîne la culpabilité de la personne toute entière].
5,5ab: Ne dis pas devant le représentant de Dieu : “J’ai fait ce vœu par inadvertance” !
5,5b: Ne le dis pas de peur que Dieu ne se mette en colère à cause de tes paroles et ne ruine
l’œuvre de tes mains.
5,6: Car :
quand il y a abondance de formules liturgiques, il y aura un effet pernicieux ;
quand il y a beaucoup de paroles, la colère de Dieu se manifestera.

Ce que nous rencontrons dans ce texte de Qoh 4,17 - 5,6 est une forme de pensée sapientiale
que l’on peut considérer comme une instance critique. On y met en question d’apparentes
évidences ; c’est une forme de “résistance”, pour reprendre le thème général de ce week-end : on
résiste aux automatismes du fonctionnement cultuel. La critique se déroule dans le cadre du
mouvement de pensée de la sagesse dont je vais parler ce matin. Il est vrai que dans ce texte, la
critique est prédominante sur l’apport positif d’un sens qu’il faut donner à la piété. Mais ce qui ici
vaut pour la pensée sapientiale, est, à mon avis, tout autant valable pour toute réflexion théologique
jusqu’à aujourd’hui : je pense que la théologie peut être comprise comme une instance critique des
évidences irréfléchies de la piété populaire et de l’Église. Pour l’exprimer de manière plus pointue
et plus concrète : dans cette ligne de l’orientation sapientiale, la théologie ne peut pas se réduire à
une réflexion piétiste-fondamentaliste, ni non plus se borner à agir comme un service public du
fonctionnement ecclésiastique ; non, la théologie ne peut renoncer à remplir le rôle d’une instance
critique à l’égard de la piété populaire et de l’Église. La pensée sapientiale/théologique est une
instance critique qui “résiste” aux positions non-réfléchies de la piété populaire et du
fonctionnement cultuel.

[Deux à trois minutes de musique pour marquer la césure entre la réflexion sur la piété et
l’exposé sur la sagesse : L’Ecclésiaste. Lecture musicale pour violoncelle solo et trois violoncelles
(André Hajdu ; Sonia Wieder-Atherton ; Sami Frey)]

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“La sagesse orientale et biblique”- exposé
(Martin ROSE)

Dans ce qui suit, je vais passer au thème principal prévu pour ce matin : “La sagesse orientale
et biblique”. Je mettrai l’accent sur le monde hébreu et biblique, mais il faut fermement souligner
l’enchevêtrement de la pensée israélite dans son monde ambiant, celui du Proche-Orient ancien.

Nombreuses sont les études sur la sagesse orientale et israélite. Dans la littérature scientifique,
vous trouverez des recherches sur des domaines très variés, par exemple sur les aspects
linguistiques de la terminologie concernée, sur les questions sociologiques du langage sapiential,
sur les diverses formes orales et littéraires dans lesquelles s’exprime la sagesse, etc. De la
discussion des savants et de mes propres recherches, je ne peux dans notre contexte que reprendre
quelques éléments parmi les plus importants.

Commençons par la terminologie.

Quand les Hébreux veulent parler de la “sagesse”, ils se servent d’une racine linguistique
caractérisée par les trois consonnes h-k-m. Le substantif “sagesse” a, en hébreu, la forme hokemâh
et le “sage” est un hâkâm. La signification de ce terme ne peut être clarifiée que par une étude
soigneuse de toutes ses attestations, des contextes de son utilisation, de ses termes parallèles ou
opposés, bref, par une évaluation du champ linguistique propre à cette racine h-k-m.

Dans l’Ancien Testament, elle est attestée, tout compris, 318 fois ; cela donne un éventail de
textes tout à fait respectable et une base assez solide pour des recherches et des conclusions. Il faut
pourtant ajouter que la répartition de ces références bibliques est très inégale : 102 attestations
(donc presque un tiers) se trouvent dans le livre des Proverbes, 53 dans celui de Qohéleth, 28 dans
celui de Job etc. Cette petite statistique est significative : avec ces trois livres bibliques que je viens
de mentionner, nous rencontrons les représentants les plus importants parmi les écrits sapientiaux
de la Bible. Ce résultat statistique n’est donc pas du tout surprenant : il est assez logique que ce soit
les livres sapientiaux qui utilisent le plus fréquemment le terme central de la sagesse !

Il faut pourtant rester prudent : les livres sapientiaux ne reflètent pas nécessairement la
compréhension primitive de la sagesse qui a d’abord été transmise oralement, dans l’enseignement
donné d’une génération à l’autre. Mais l’attitude profondément conservatrice des auteurs de ces
livres permet tout de même de reconstituer les sources plus anciennes et de se faire une idée des
principes fondamentaux de la sagesse orientale.

Je vais les présenter sous six points ; pour le premier, j’ai choisi la formulation suivante:

1) La sagesse a une visée pratique


Cette dimension pratique est régulièrement et fortement soulignée dans les études récentes
sur la sagesse orientale et hébraïque. On pourrait même parler d’un aspect “technique” qu’exprime
le terme hébreu de h-k-m. La compréhension de la sagesse comme une conception intellectuelle et
théorique est donc encore très loin. Je ne veux pas mettre en question cet aspect pratique souligné
par la recherche récente, mais dans ce qui suit, je tiendrai à lui donner sa juste place dans une vue
d’ensemble.

Une des plus anciennes attestations littéraires de la racine h-k-m dans un texte biblique se
trouve dans Ésaïe 3,3 qui parle de celui qui a une “sagesse concernant l’artisanat”; nous

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l’appellerions plutôt un “expert” en artisanat. Ce qualificatif de “sage” pour des artisans se trouve
dans les textes bibliques attribué, par exemple, aux forgerons [Ex 35,55], aux orfèvres [Jér 10,9],
aux menuisiers [Ex 35,55] et encore à d’autres.

Retenons donc que selon la pensée hébraïque, l’artisan peut être désigné comme étant un
“sage”. Ce qui, selon de nombreux biblistes, semble être assez particulier pour la sagesse orientale,
ne l’est pourtant pas autant que l’on pense. Notons, par exemple, que le grand poète grec, Homère
[dans son Iliade 15,411s] parle d’une manière tout à fait comparable de la “sagesse” (sophía) d’un
charpentier ou d’un bâtisseur. On peut toutefois dire que pour de nombreuses cultures primitives, la
“sagesse” n’est pas une capacité purement intellectuelle ; tous ceux qui maîtrisent leur métier, sont
qualifiés de “sages”. Cette maîtrise tout à fait pratique d’un métier n’est pas du tout comparable à
l’activité des ouvriers dans les usines d’aujourd’hui ; à l’expérience s’ajoute l’art, ce que révèle, par
ailleurs, le mot français “artisan”: dans son sens étymologique, ce terme ne se borne pas à
caractériser une personne qui fait un travail manuel, mais primitivement, il comprend l’idée que ce
travail manuel comporte l’aspect de l’art, qu’il a un caractère artistique.

Voilà donc la nuance que je tiens à apporter à l’explication habituelle de la sagesse ancienne :
il ne suffit pas de souligner que la “sagesse” primitive est bien enracinée dans le monde du travail
manuel et pratique. Cette capacité, ce “savoir-faire” n’est qualifié de “sagesse” qu’à la condition
qu’elle dépasse l’expérience quotidienne et normale, qu’elle comprenne, par exemple, un élément
artistique attestant d’une liberté étonnante ou extraordinaire (c’est-à-dire hors des schémas
usuels). Le forgeron, par exemple, qui fait preuve de “sagesse”, peut être appelé “génial”, donc
“inspiré par le génie”, il a du talent : il possède un certain don qui dépasse ce qui est saisissable et
compréhensible, ou autrement dit qui transcende le monde des expériences directes de tous les
jours. L’homme de l’antiquité est facilement amené à comprendre ce “surplus” transcendant comme
une manifestation d’une influence divine parmi les hommes. La sagesse primitive en tant que
“savoir-faire” n’est donc jamais profane ou irreligieuse au sens moderne.

Je vais passer à mon deuxième point:

2) La sagesse est l’art du savoir vivre


Savoir vivre est aussi un art. Ce que je viens d’expliquer au sujet de l’art de l’artisan, reste
absolument et également valable pour cet autre horizon plus large : tout comme un véritable artisan
ne doit pas seulement posséder habileté technique et compétence artisanale, la réussite d’une vie
pleine et profonde ne demande pas seulement des vivres, des expériences et des connaissances, mais
aussi une certaine orientation globale qui donne un sens à la vie. Je suis tenté de parler d’une
certaine “inspiration” sur l’essentiel de la vie. Contrairement aux animaux, l’homme ne se satisfait
guère de vivre et de mourir ; la vie et la mort deviennent l’objet de ses réflexions. Dans ses
considérations, l’homme sait dépasser les limites de sa vie et de sa mort. Au lieu du verbe
“dépasser”, je pourrais de nouveau utiliser le mot “transcender”: il y a une certaine “transcendance”
dans l’art du “savoir vivre”.

Je crois qu’il n’est guère nécessaire de rappeler que le “savoir vivre” définit autre chose que
l’attitude d’un jouisseur qui ne songe qu’aux jouissances matérielles de la vie. Dans le “Petit-
Robert”, j’ai trouvé une définition très concise du “savoir vivre”: l’art de bien diriger sa vie. Or,
pour pouvoir “diriger sa vie”, on a besoin d’une “direction”, du moins d’une orientation. La seule
connaissance théorique d’une telle “direction” ne suffit pourtant pas encore pour pouvoir parler
d’un savoir-vivre ; c’est encore son application pratique qui est demandée. La “sagesse” en tant
qu’art de “savoir vivre” dont nous parlons dans ce deuxième paragraphe, comprend donc de
nouveau les deux aspects, celui du concept et celui de la pratique, ou : l’idée et sa réalisation.
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Quant à cette idée fondamentale qui peut donner une orientation pour la vie individuelle, il y a
toujours une tendance à la dogmatisation et à la réglementation rigide. Vous savez qu’aujourd’hui,
la signification de “savoir-vivre” est celle de “bonnes manières” et de l’application correcte des
règles de la politesse. L’orientation vitale se retrouve ainsi figée dans des normes codifiées. Voilà
pourquoi la langue française utilise le mot “sage” pour des enfants dociles : primitivement, un
enfant était déclaré “sage”, quand il se comportait selon les normes vitales exigées pour les enfants ;
l’acceptation de ces normes promettait aux enfants une vie réussie. Le livre biblique des Proverbes
exprime le même concept de manière drastique (13,24) :

“Qui épargne le bâton n’aime pas son fils,


mais qui l’aime se hâte de le châtier.”

Il faut de l’éducation pour que les enfants puissent accéder à la sagesse vitale ; Prov 29,15 dit
: “Le bâton et la réprimande donnent la sagesse.” Il serait erroné de discuter maintenant les formes
de l’éducation autoritaire que toutes les cultures de l’Antiquité avaient choisies pour l’éducation de
la génération suivante ; ce n’est pas l’éducation qui est le but, mais c’est l’aptitude au savoir vivre.

Retenons de ce deuxième paragraphe : l’orientation dont nous avons besoin pour savoir vivre,
est toujours menacée de se figer sous la forme de règles et de normes. C’est une particularité de la
pensée sapientiale de protester énergiquement contre ces pétrifications de la pensée ; en ce sens, la
sagesse est toujours marquée par une “résistance” ferme. Il faut toujours à nouveau revoir, de
manière critique, les règles du “savoir-vivre”. Dans la mesure où la responsabilité individuelle
gagne en importance, chacun devrait répondre aussi à la question du sens qu’il veut donner à sa
vie. De plus en plus, nous sommes donc devenus responsables à la fois pour le concept du “savoir
vivre” et pour sa pratique. L’Ancien Testament atteste les premiers développements d’une telle
individualisation, mais pour l’ensemble, il reste plutôt marqué par l’importance du collectif.

J’en parlerai dans mon troisième paragraphe intitulé:

3) La sagesse comprend la vision d’un ordre universel


L’éducation autoritaire en Israël mentionnée ci-dessus, ne s’est pas inspirée d’une pensée
dictatoriale et tyrannique ; mais le père qui châtiait son fils accomplissait un devoir imposé par la
tradition et par la collectivité. En effet, la petite communauté formée par les parents et leurs
enfants, était portée par la grande famille de trois ou quatre générations ; la famille était encadrée
par le clan, le clan par la tribu, et la tribu par la nation. On faisait toujours et partout l’expérience
d’un ordre qui précédait toute vie individuelle. Cette expérience directe d’une intégration sociale
marquait tous les secteurs de la vie quotidienne, et en tant que telle elle ne demandait d’abord
aucune justification ni explication. Pourtant tout comme l’homme ne peut pas se borner à vivre
instinctivement et à mourir aussi instinctivement, l’ordre dont il fait l’expérience sera également
soumis à la réflexion : quel est la structure de cet ordre et comment fonctionne-t-il ?

La volonté de la sagesse de comprendre l’ordre dans lequel l’homme évolue, s’est dirigée par
exemple vers les phénomènes naturels : on observe le fonctionnement de la nature et l’on essaie
d’en déduire des règles.

Les textes de l’ancienne Égypte et de la Mésopotamie nous permettent de nous imaginer ce


type de réflexion et les genres de cette littérature d’une science naturelle primitive. On parle des
“onomastiques”, ce sont des listes qui énumèrent les choses en les groupant et ordonnant.

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Les onomastiques les plus anciennes datent de l’époque sumérienne, donc à partir de 3000 av.
J.-C.; les Sumériens ont établi des listes de presque tous les phénomènes de leur monde, partant du
ciel en établissant des listes des dieux et des listes des phénomènes météorologiques et en passant
par le monde des animaux et des plantes ; nous connaissons aussi des onomastiques énumérant les
vêtements, les ustensiles, les boissons, les bâtiments etc.

Pourtant il ne suffit pas de parler d’une simple énumération ; la science primitive des
Sumériens n’a pas simplement énuméré. Il faudrait plutôt comprendre ces listes comme le résumé
d’une activité scientifique plus large, donc un résumé par écrit qui témoigne d’un enseignement
oral beaucoup plus détaillé, pour ainsi dire un “aide-mémoire” pour les enseignants et pour les
élèves. Et encore, c’est une énumération structurée : on organise et structure les choses
appartenant à un groupe.

Prenons pour exemple une onomastique qui énumère tous les genres de serpents ; dans notre
cas concret, une liste de 43 noms de serpents. L’ordre qui régit cette liste, est évident : après le
terme général (“serpent”), la liste commence avec les serpents “mythiques”, donc avec les êtres
serpentins mentionnés dans les mythes. La deuxième partie comprend toutes les sortes de serpents
connues dans le monde des Sumériens. Et le “serpent du dieu-serpent” forme, pour ainsi dire, la
transition entre les serpents mythiques et les serpents naturels ; il n’appartient pas directement au
monde “naturel”, mais il a un rapport au monde des hommes, car il est vénéré dans un culte, ce qui
n’est pas le cas pour les serpents “mythiques”.

La sagesse sumérienne donne ainsi un ordre ou une structure aux expériences faites par
l’homme, mais il faut souligner que cet ordre n’est jamais conçu comme un système fermé. La
nature, par exemple, est conçue comme un “système ouvert”: elle n’est pas seulement ouverte vers
les dieux, mais aussi vers les forces mythiques du chaos qui menacent l’ordre du monde. Le dieu
serpent étant placé entre les serpents mythiques et les serpents naturels, veille à ce que les forces
mythiques du chaos une fois vaincues, ne reprennent plus leur mainmise sur le monde des hommes.

La science naturelle de la sagesse sumérienne est donc en même temps une sorte de théologie
: elle n’est pas une simple description des données naturelles, mais elle exprime aussi la ferme foi
que les dieux stabilisent cet ordre cosmique. Ce n’est pas l’homme lui-même qui le stabilise, mais
ce sont les dieux qui sont très proches de l’homme, particulièrement aux moments du culte.

Dans les livres bibliques, il y a malheureusement très peu de textes qui concernent cette
observation proto-scientifique de la nature, mais ces quelques textes suffisent à dire qu’un intérêt
systématique à l’observation de la nature doit avoir existé en Israël tout comme dans les
civilisations voisines.

Bien sûr, en Israël, on n’a pas parlé des dieux comme dans la tradition polythéiste de la
Mésopotamie, mais pour l’essentiel, il n’y a pas de différence : l’expérience de l’ordre faite par
l’homme, doit s’intégrer dans la vision d’un ordre universel garanti par un Dieu-Créateur.

Même aujourd’hui encore, la science est toujours loin d’avoir une connaissance solide et
incontestable de l’ordre du cosmos ; il y a des hypothèses probables et moins probables... des
hypothèses qui, pour l’essentiel, ne représentent rien d’autre que ce que j’ai appelé, dans le titre de
ce troisième paragraphe, “la vision d’un ordre universel”. Sous une forme ou une autre, on
transcende ce qui est vérifiable par l’expérience et par le concret, mais il me semble qu’une telle
“vision” est absolument vitale pour l’homme : il ne peut vivre dans un chaos non-structuré. La
sagesse ancienne a tenu à mettre à disposition un concept de l’ordre universel.
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4) La sagesse ose formuler un postulat
La sagesse n’est jamais aveugle ; elle “résiste” toujours aux réponses trop faciles. En
observant, de manière critique, tout ce qui se passe sur terre, la sagesse doit constater que parmi les
expériences que l’homme peut faire dans ce monde au cours de sa vie, il y en a quelques-unes qui se
refusent à la compréhension, qui “résiste” aux explications scientifiques.

Pourtant, la sagesse ne les laisse pas de côté ; elle en rend tout de même compte, car elle se
préoccupe de toutes les expériences existentielles et vitales, même de celles qui dépassent la
logique rationnelle.

Mais elle part de l’idée qu’en fin de compte, les forces stabilisatrices sont plus puissantes
que les tendances chaotiques. Cela est un “postulat”, c’est-à-dire une référence à des principes
indémontrables, mais nécessaires pour garder une perception unitaire de l’existence humaine et du
monde.

Retenons bien cet élément de postulat : la sagesse est plus que l’approche d’une science
primitive et simpliste. Car le sens de la vie n’est pas simplement à la disposition de notre raison, il
faut le postuler. Et postuler un sens est le reflet d’une attitude de “confiance”, ce qui pourrait
s’approcher du terme “soumission” inscrit dans le thème global du week-end. La sagesse antique est
portée par la confiance en un fonctionnement positif du monde et de la vie ; elle voit aussi les
autres aspects plutôt négatifs, mais pour l’essentiel, elle est tout de même optimiste.

Je peux ainsi vous présenter ma définition de la “sagesse” orientale et hébraïque : “La sagesse
s’inscrit dans les expériences concrètes et quotidiennes sur lesquelles elle réfléchit ; prenant appui
sur ses réflexions, la sagesse ose formuler des postulats pour la réussite de la vie humaine et pour
la réalisation d’un ordre global du monde.”

Dans cette définition, vous retrouvez donc aussi les “trois paliers” du procédé sapiential dont
j’ai parlé hier. Je vous rappelle que la démarche argumentative de “Qohéleth le Sage” se déroule en
trois étapes : [1] observer [= “les expériences concrètes et quotidiennes”], [2] réfléchir [= “elle
réfléchit”] et [3] juger [= “ose formuler des postulats”]. Ces trois étapes forment donc aussi la
structure de base pour ma définition de la “sagesse”.

Avec cette proposition de définition, nous sommes arrivés à la compréhension fondamentale


de la sagesse antique.

Mais, dans ce qui suit, je vais encore ajouter deux points qui sont également très significatifs
pour la compréhension de la « sagesse »:

5) La sagesse vit d’une vue d’internationalité


Cet aspect d’internationalité dans la pensée de la sagesse est la conséquence du fait qu’elle
développe un concept de l’ordre universel. La pensée sapientiale attestée chez tous les peuples du
Proche-Orient ancien, part de l’idée que les principes de la sagesse sont partout valables sans
distinction, et la sagesse en Israël ne fait pas exception à cette orientation internationale. La
littérature sapientiale de la Bible ne comporte pas de caractère israélite spécifique ; je vous
rappelle qu’hier, j’ai déjà souligné que le livre de Qohéleth ne mentionne aucun détail de l’histoire
particulière d’Israël. Cette non-spécificité a gêné de nombreux biblistes, puisque se pose ainsi pour
le théologien le problème de la spécificité de la religion israélite au sujet de la sagesse.

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La réponse offerte particulièrement par des exégètes conservateurs ou catholiques qualifie la
pensée sapientiale en Israël d’importation étrangère. Henri Cazelles, par exemple, dit : “Au fonds
international de la Sagesse orientale, Israël devait emprunter largement” [“Introduction”, p.567].

Il est vrai que cette “internationalité orientale” de la sagesse est beaucoup plus ancienne que
l’entrée des tribus israélites dans le monde sédentaire et dans l’histoire. L’influence égyptienne, par
exemple, est incontestable. On a dû constater que tout un passage de notre livre biblique des
Proverbes (Prov 22,17 – 23,11) représente une reproduction parfois presque mot par mot d’un livre
égyptien de la sagesse, celui d’Amenemopé, probablement écrit pendant la 20e dynastie, aux XIIe
et XIe siècles.

Mais il est trop facile de vouloir tout expliquer par une importation de l’étranger pour
pouvoir ainsi distinguer entre une tradition propre à Israël et les influences étrangères liées à la
pensée sapientiale. Il est bien compréhensible que du côté conservateur, on tienne beaucoup à
distinguer radicalement entre la foi israélite et la pensée du monde oriental ; mais de telles
tentatives deviennent de plus en plus douteuses. Il est trop superficiel de ne parler que d’un certain
matériel sapiential qu’Israël avait effectivement “emprunté” à la sagesse égyptienne (par exemple) ;
l’ouverture internationale est une caractéristique intrinsèque à la sagesse, comme une volonté de
relativiser les frontières nationales ou claniques. Comme les autres civilisations orientales, Israël
dota sa sagesse de cette dimension internationale.

Pourtant il faut aller plus loin : il ne suffit pas de parler d’une “internationalité”; on doit même
supposer une “interreligiosité”. C’est mon sixième et dernier point :

6) La sagesse est marquée par une pensée interreligieuse


La sagesse primitive du Proche-Orient ancien ne se fait pas porte-parole d’une religion
nationale ni d’une pratique cultuelle liée à un temple particulier. Un signe évident de cette tendance
d’interreligiosité est que dans toute la littérature sapientiale de l’Ancien Orient (Israël inclus !), les
noms personnels et individuels des dieux ne jouent qu’un rôle sensiblement marginal. En général,
on parle de la “divinité” ou de “Dieu” sans indiquer son nom spécifique. Le livre biblique de
Qohéleth s’intègre parfaitement dans cette tendance d’interreligiosité ; je vous rappelle que le nom
propre du Dieu d’Israël, Yahvé, n’y est jamais mentionné.

Je tiens à répéter que la sagesse ancienne n’est jamais profane et rationaliste au sens
moderne ; elle est toujours religieuse dans le sens d’une ouverture à un au-delà non-défini, ce qui
rend cette pensée religieuse remarquablement tolérante.

Prenons pour exemple encore le livre biblique de Job : sa figure principale n’est pas un
Israélite, Job n’est pas présenté comme fidèle fervent de la religion israélite, mais tout simplement
comme un homme “pieux”, “craignant Dieu” [1,1].

L’interreligiosité de la sagesse part de l’idée que partout il y a des gens qui “craignent Dieu”,
même s’ils sont des “Non-Israélites”.

La même chose concerne la littérature des autres peuples du Proche-Orient ancien : la sagesse
n’entre pas dans les disputes sur les divers panthéons, elle est -pour ainsi dire- d’une forte
tendance monothéiste en ne parlant que de “Dieu” ou de la “Divinité”. On ne fait jamais du culte
un “status confessionis”; on respecte la foi et la piété des autres. Ce qui seul est important pour la
sagesse, est un comportement éthique et religieux - pour citer la description de Job que donne le
premier verset de ce livre : “il était intègre et droit, craignait Dieu et s’écartait du mal”.
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Ne vivons-nous pas, nous aujourd’hui, également dans un climat d’internationalité et
d’interreligiosité ? Le phénomène religieux ne perd pas du tout en importance ni chez nous ni
ailleurs ; la participation aux cultes est, certes, en diminution constante, mais toutes les enquêtes
sociologiques sur la religiosité moderne soulignent que la majorité écrasante de la population
affirme qu’elle “croit en Dieu”. La manifestation moderne du phénomène religieux rejoint certaines
expressions de la sagesse antique. Cette “actualité” de notre sujet n’est pas cherchée à toute force,
mais elle est évidente.

Tout à l’heure, j’ai évoqué le terme de “confiance”, fondamental pour la sagesse orientale et
biblique. La “confiance” n’est pas l’affaire d’un temps archaïque ou d’une naïveté infantile ; la
“confiance” n’est non plus une “soumission” non-critique. Pourtant, cette “confiance” reste une
orientation vitale, me semble-t-il. Le nom du philosophe marxiste, Ernst Bloch, reste intimement lié
au titre de son ouvrage principal : “Principe espérance” (“Prinzip Hoffnung”).

Ne considérez pas la “confiance” (ou l’“espérance”) dans une perspective nostalgique,


comme un aspect du paradis perdu ! Je le vois autrement. Je suis convaincu que la sagesse primitive
n’a pas du tout perdu son sens fondamental, je veux dire qu’il ne faut jamais isoler la “confiance”
ou l’“espérance”. Il me semble qu’il reste toujours valable que la vie ne peut pleinement réussir
que dans la complémentarité des trois aspects que j’ai développés pour la pensée sapientiale : du
“descriptif” [premier palier], du “réflexif” [deuxième palier] et du “normatif” [troisième palier]... et
je le répète : il faut toujours refaire le chemin entre l’observation critique et une décision confiante
au sujet du sens de la vie.

Permettez-moi de terminer avec la formule “voir et croire”. Cela veut dire que pour un sage
de l’Antiquité ainsi que pour un théologien d’aujourd’hui, le “voir” seul ne peut jamais suffire,
mais l’observation doit aboutir à un “croire”, à un concept pour la vie. Et inversement, un
théologien qui ne proclame que le “croire”, risque de perdre la dimension du réel et de l’expérience
quotidienne.

C’est là une quintessence de l’“actualité” du livre sapiential de Qohéleth : l’appel à “voir et


croire”, à “croire et voir”. Ou, pour reprendre les termes “soumissions” et “résistances”, je dirais : il
faut toujours refaire le chemin entre “résistances et soumissions”, il ne faut jamais rester bloqué
dans l’une ou l’autre attitude !

Essayons de “résister” aux réponses trop faciles, mais cherchons des perspectives qui
donnent un sens à notre vie et acceptons-les !

Martin ROSE

Service biblique – EARB – Cycle biblique 2001-2002 : « Entre résistances et soumissions »


Bordeaux – 13-14 octobre 2001 sur le thème : « Le livre de Qohéleth (ou l’Ecclésiaste) entre résistances et soumissions »
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La transcendance
(l’expérience numineuse)
Justice (juridiction
sociale)
Enseignement
(comportement éthique)
Les lois et les codes Le bonheur et le
malheur (bénédiction
Le culte
et malédiction)
(purification,
Systématisation Philosophie de vie
expiation)
de la tradition (savoir-vivre)
juridique L’avenir
Comportement
social Science (naturelle) Dogmatique
(systématisation)

DROIT SAGESSE RELIGION

L’accent sur l’aspect de la


responsabilité vis-à-vis de la
divinité (transcendance de la vie
L’accent sur l’aspect humaine)
communautaire de la vie VIE

L’accent sur l’aspect de la


réussite individuelle de la vie
La vie selon la tradition biblique (schéma)

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Qohéleth ou l’Ecclésiaste 2,12 à 3,12 (TOB)

2
12 Je me suis tourné, pour les considérer,
vers sagesse, folie et sottise.
Voyons ! que sera l’homme qui viendra après le 24 Rien de bon pour l’homme, sinon de manger et
roi ? de boire,
Ce qu’on aura déjà fait de lui ! de goûter le bonheur dans son travail.
13 Voici ce que j’ai vu : J’ai vu, moi, que cela aussi vient de la main de
On profite de la sagesse plus que de la sottise, Dieu.
comme on profite de la lumière plus que des 25 « Car qui a de quoi manger, qui sait jouir,
ténèbres. sinon moi ? »
14 Le sage a les yeux là où il faut, 26 Oui, il donne à l’homme qui lui plaît sagesse,
L’insensé marche dans les ténèbres. science et joie, mais au pécheur il donne comme
Mais je sais, moi, qu’à tous les deux occupation de rassembler et d’amasser, pour
un même sort arrivera. donner à celui qui plaît à Dieu. Cela aussi est
vanité et poursuite du vent.
15 Alors, moi, je me dis en moi-même :
Ce qui arrive à l’insensé m’arrivera aussi, 3
pourquoi donc ai-je été si sage ?
je me dis à moi-même que cela aussi est vanité. 1 Il y a un moment pour tout
16 Car il n’y a pas de souvenir du sage, et un temps pour chaque chose sous le ciel :
pas plus que de l’insensé, pour toujours. 2 un temps pour enfanter et un temps pour
Déjà dans les jours qui viennent, tout sera mourir,
oublié : un temps pour planter et un temps pour
Eh quoi ? le sage meurt, comme l’insensé ! arracher le plant,
3 un temps pour tuer et un temps pour guérir,
17 Donc, je déteste la vie, un temps pour saper et un temps pour bâtir,
car je trouve mauvais ce qui se fait sous le 4 un temps pour pleurer et un temps pour rire,
soleil : un temps pour se lamenter et un temps pour
tout est vanité et poursuite de vent. danser,
18 Moi, je déteste tout le travail que j’ai fait sous le 5 un temps pour jeter des pierres et un temps pour
soleil amasser des pierres,
et que j’abandonnerai à l’homme qui me un temps pour embrasser et un temps pour
succèdera. éviter d’embrasser,
19 Qui sait s’il sera sage ou insensé ? 6 un temps pour chercher et un temps pour
Il sera maître de tout mon travail, perdre,
que j’aurai fait avec ma sagesse sous le soleil : un temps pour garder et un temps pour jeter,
Cela aussi est vanité. 7 un temps pour déchirer et un temps pour
coudre,
20 J’en suis venu à me décourager un temps pour se taire et un temps pour parler,
pour tout le travail que j’ai fait sous le soleil. 8 un temps pour aimer et un temps pour haïr,
21 En effet, voici un homme qui a fait son travail un temps de guerre et un temps de paix.
avec sagesse, science et succès : 9 Quel profit a l’artisan du travail qu’il fait ?
C’est à un homme qui n’y a pas travaillé qu’il
donnera sa part. 10 Je vois l’occupation que Dieu a donnée
Cela aussi est vanité et grand mal. aux fils d’Adam pour qu’ils s’y occupent.
22 Oui, que reste-t-il pour cet homme 11 Il fait toute chose belle en son temps ;
de tout son travail et de tout l’effort personnel à leur cœur il donne même le sens de la durée
qu’il aura fait, lui, sous le soleil ? sans que l’homme puisse découvrir
23 Tout ses jours, en effet, ne sont que douleur, l’œuvre que fait Dieu depuis le début jusqu’à la
et son occupation n’est qu’affliction ; fin.
même la nuit, son cœur est sans repos :
Cela aussi est vanité. 12 Je sais qu’il n’y a rien de bon pour lui
que de se réjouir et de se donner du bon temps
durant sa vie.

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Guide de lecture pour les ateliers


Qohéleth (ou Ecclésiaste) 2, 12 – 3, 12

1. Commencer par lire à voix haute le texte.

2. En relisant attentivement le texte, chercher si celui-ci est construit selon une


certaine structure, ou argumentation.

3. Relever les termes les plus importants dans ce texte. S’agit-il de termes qui se
répètent ? Ou de termes fondamentaux pour la pensée sapientiale (orientale et
israélite) ?

4. Quels sont les termes que vous, lectrices/lecteurs du III° millénaire, considérez
comme les plus importants pour vous ?

5. Si les termes « sagesse », « sage » signifient : recherche du sens de la vie,


quelle idée de la vie est développée dans ce texte ?

6. Noter tout ce que le texte dit de la mort. Quelle image de la mort est dessinée ?

7. De fortes résistances s’expriment dans ce texte : contre quoi ou contre qui ?

8. Reconnaissez-vous dans ce passage une volonté de se soumettre à quelque


chose ou à quelqu’un ? Percevez-vous une tendance à la soumission ?
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Bibliographie
Quelques publications en français, classées chronologiquement
E. RENAN, L’Ecclésiaste traduit de l’Hébreu avec une étude sur l’âge et le caractère du livre, Paris,
Calmann-Lévy, 1882, 18903 ; réimpr. dans la série « Retour aux grands textes », vol. 4, Paris, Arléa, 1995.

E. PODECHARD, L’Ecclésiaste, Paris, Gabalda, 1912.

A. NEYER, Notes sur Qohélet (l’Ecclésiaste), Paris, Minuit, 1951 ; réimpr. 1994.

A. MAILLOT, Qohélet ou l’Ecclésiaste ou La contestation, Paris, Bergers et Mages, 1971, deuxième


édition, complètement revue 1987.

D. LYS, L’Ecclésiaste ou Que vaut la vie ? Traduction, introduction générale, commentaire de 1/1 à 4,3
Paris, Letouzey et Ané, 1977.

M.A. EATON, Le livre de l’Ecclésiaste. Introduction et commentaire (Commentaires Sator), Méry-sur-


Oise/Marne-la-Vallée, Sator/Farel, 1989.

Ch. MOPSIK, L’Ecclésiaste et son double araméen : Qohélet et son Targoum (Les Dix Paroles), Lagrasse,
Verdier, 1990.

A.-J. VOELKE (éd.), Le scepticisme antique. Perspectives historiques et systématiques. Actes du Colloque
international sur le scepticisme antique, Université de Lausanne, 1er-3 juin 1988 (Cahiers de la Revue de Théologie
et de Philosophie 15), Genève-Lausanne-Neuchâtel, 1990.

T. RÖMER, La sagesse dans l’Ancien Testament (Cahiers bibliques 3), Poliez-le-Grand, Moulin, 1991.

J.-J. LAVOIE, La pensée du Qohélet. Etude exégétique et intertextuelle (Héritage et projet, vol. 49),
Montréal, Fides, 1992.

L.-I. LEMAÎTRE DE SACY, L’Ecclésiaste. Traduit de l’hébreu, avec une postface de Gérard Rabinovitch,
Paris, Mille et une Nuits, 1994.

J.-J. LAVOIE, Qohélet. Une critique moderne de la Bible (Parole d’actualité 2), Montréal-Paris,
Médiaspaul, 1995.

M. ROSE, « Qohéleth, le Maître. Compréhension de l’univers et compréhension de soi », Variations


herméneutiques 3 (1995), p. 3-22.

D. DORÉ, « Qohélet, le Siracide, ou l’Ecclésiaste et l’Ecclésiastique », Cahier Evangile 91, 1995.

Lumière et Vie 221, « La saveur biblique de l’instant », 1995.

M. TARADACH, J. FERRER, Un Targum de Qohélet. Ms. M-2 de Salamanca. Editio Princeps. Texte
araméen, traduction et commentaire critique (Le Monde de la Bible, vol. 37), Genève, Labor et Fides, 1998.

D. LYS, Des contresens du bonheur ou l’implacable lucidité de Qohéleth, Poliez-le-Grand, Moulin, 1998.

M. ROSE, Rien de nouveau. Nouvelles approches du livre de Qohéleth (Orbis Biblicus et Orientalis, vol.
168), Fribourg (Suisse)/Göttingen, Universitätsverlag/Vandenhoeck & Ruprecht, 1999.

M. ROSE (éditeur responsable), « Situer Qohéleth. Regards croisés sur un livre biblique », Revue de
théologie et de philosophie, vol. 131, 1999/II.

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