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Methodos

Savoirs et textes
19 | 2019
Dire et vouloir dire dans les arts du langage anciens et
tardo-antiques

La Prose poétique comme Philosophie du


Langage ?
Langue explicite et langue implicite dans le corpus d’Héraclite d’Éphèse
(Fragments B25, B48 et B121)
Prose poetry as philosophy of language? Implicit discourse and explicit discourse
in Heraclitus of Ephesus (Fragments B25, B48, B121)

Marianne Garin

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/methodos/6159
DOI : 10.4000/methodos.6159
ISSN : 1769-7379

Éditeur
Savoirs textes langage - UMR 8163

Référence électronique
Marianne Garin, « La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? », Methodos [En ligne],
19 | 2019, mis en ligne le 25 mars 2019, consulté le 03 mai 2019. URL : http://
journals.openedition.org/methodos/6159 ; DOI : 10.4000/methodos.6159

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 1

La Prose poétique comme


Philosophie du Langage ?
Langue explicite et langue implicite dans le corpus d’Héraclite d’Éphèse
(Fragments B25, B48 et B121)
Prose poetry as philosophy of language? Implicit discourse and explicit discourse
in Heraclitus of Ephesus (Fragments B25, B48, B121)

Marianne Garin

À la mémoire d'Enrique Hülsz Piccone.

J’aimerais remercier ici Leone Gazziero, André Laks et David Lévystone qui, à des égards divers, ont
soutenu avec une grande bienveillance le projet de cet article et m’ont accompagnée tout au long de
son élaboration. Ma reconnaissance va également aux deux lecteurs anonymes de la revue
Methodos. Savoirs et textes, dont les remarques, nombreuses et affutées, m’ont permis de notables
améliorations, ainsi qu’à Florence Thill, qui a offert à ce texte une patiente relecture. Enfin, il faut
mentionner ici que ce travail n’aurait pu être mené à bien sans l’important soutien du Fonds
National de la Recherche Scientifique. Qu’il en soit ici remercié.

Introduction
Penser au langage avant Platon1

1 Au sein de l'histoire de la pensée occidentale, l'étude de la langue pour elle-même2 a


connu, d’abord avec les Sophistes3, puis avec Platon et Aristote, tout à la fois son essor et
une forme d'apogée presque immédiate, non pas dans le sens d'un épuisement de la
discipline, mais dans celui d'un embrassement des trois grands segments qui la fondent
aujourd'hui encore, à savoir, d'une part, l'étude morphologique et syntaxique (portée sur
l'analyse des différentes unités constitutives de la langue), d'autre part, la sémantique
(travaillant sur le rapport entre création du signe et production du sens), enfin, la
pragmatique (dédiée à la compréhension des effets de la langue utilisée en contexte).

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2 Or, il est intéressant de constater que, si le travail effectué par nombre de leurs
prédécesseurs sur la langue, comprise ici comme moyen d'expression, témoigne d'un
niveau de recherche et de sophistication formelles remarquable, les réflexions explicites
portant sur le langage en tant qu’objet d’étude autonome demeurent, quant à elles, d'une
relative discrétion. Pour le dire autrement, les théories développées à l'ère classique, puis
plus tard, aux époques hellénistique et tardo-antique semblent, telle la Déesse Athéna,
sorties tout en arme du front de leurs auteurs, sans avoir connu à l’époque précédente –
ou très peu –, le jaillissement progressif caractérisant les autres disciplines du savoir.
3 Dans le cadre de la présente recherche, je tenterai, sinon une démonstration achevée, du
moins l’esquisse d’une double thèse, dont la seconde compose à la fois le socle et le
prolongement de la première4. En me fondant sur trois fragments d’Héraclite, à savoir
B25, B48 et B1215, je montrerai comment, d’une part, se peut constater, dans un corpus
qui n’en recèle que peu d’indice, une pensée sur le langage remarquablement développée
enclose au sein même de son usage et, d’autre part, comment s’élabore peut-être, avant les
grands auteurs de l’époque classique, une forme de réflexivité implicite, soit une pensée
constituant son objet d’étude non pas à travers l’observation externe, comme il sera
d’usage à partir des Sophistes, mais à l’intérieur de son emploi, c’est-à-dire à travers
l’artisanat et le maniement de la langue.
4 Mon exposé s’articulera en deux parties : dans la première, plus courte et relativement
superficielle, j’effectuerai un survol général des fragments explicites et, dans la seconde,
laquelle formera le cœur de la démonstration, je m’attellerai à l’analyse détaillée de trois
séquences6 à mon sens implicites. C’est donc à partir de l’étude de la prose poétique
façonnée par l’Éphésien que je dégagerai, s’agissant de la langue, l’armature conceptuelle
à mon sens sous-jacente à son expression, pour proposer in fine l’hypothèse d’une pensée
de second ordre subtile recelée au sein de son usage.
5 Ainsi, je tenterai de démontrer que, dans un mouvement réflexif extrêmement
compressé, l’espace entre d’un côté l’objet d’étude – c’est-à-dire la langue – et de l’autre le
retour sur soi – à savoir la réflexion sur le langage – se révèle presque inexistant,
l’orfèvrerie langagière d’Héraclite témoignant, en elle-même, d’une pensée de second
ordre, au sens où l’entend Y. Elkana :
« La consciente détermination à démystifier le monde ne porte pas seulement sur le
monde ; elle constitue aussi un effort pour guider ses pensées : il s’agit de penser
sur la pensée. C’est ce que nous appelons pensée de second ordre. Les gens de toutes
les cultures ‘pensent’. Mais toute ‘pensée’, qu’elle porte sur le monde, la société ou
les affaires de l’individu, n’est pas de second ordre. Aussi longtemps qu’il réside
dans des pensées sur le monde, le corps de la connaissance dans quelque domaine
que ce soit – cosmologie primitive ou Théorie de la relativité générale – n’est pas de
la pensée de second ordre. Toutes les ‘images de connaissance’, c’est-à-dire nos
pensées sur la connaissance, sont des pensées de second ordre. » 7
6 Pour le philosophe, cependant, cette pensée de second ordre – fondamentalement
épistémologique, en ce qu’elle aborde toujours le rapport de la connaissance à elle-même
– émerge en Occident avec les Sophistes, puis Platon et Aristote, les textes des penseurs
archaïques portant quant à eux sur le monde, et plus particulièrement sur les
phénomènes physiques ou métaphysiques dont regorgent les fragments8. Or, comme le
relève A. Laks, parce qu’elle ne tient pas compte des corpus présocratiques esquissant, à
leur façon, une pensée réflexive, cette vision du développement des ordres de la pensée
peut être, sinon contredite, du moins fortement nuancée. À cet égard, il propose

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l’exemple, très intéressant, de la cosmologie d’Anaxagore de Clazomènes, laquelle agirait


comme un paradigme susceptible de s’appliquer à la pensée :
« [L]a théorie selon laquelle l’Intellect préside au devenir du monde par séparation (
diakrisis) progressive, et jamais achevée, d’un mélange primitif contenant « tout ce
qui est » implique une thèse proprement gnoséologique sur ce qu’est la pensée et le
« jugement » (krisis) – comme si une réflexion de second ordre était incorporée à
une réflexion de premier ordre. »9
7 C’est dans cette ligne interprétative de l’incorporation que j’aimerais développer ici
l’hypothèse d’une pensée de second ordre chez Héraclite, en me concentrant sur
l’exemple d’une consciente conceptualisation de la langue repérable au sein même de sa
prose poétique, laquelle est donc aussi, comme nous le verrons, pensée sur le langage.

Remarques liminaires : un moment d’une délicatesse extrême

8 En préambule de cette étude, il me faut, sinon clarifier, du moins rendre compte de la


nébulosité caractérisant l’émergence de la pensée sur le langage, telle qu’on la perçoit,
encore, à l’époque de Platon et, partant, bien avant lui également. Quatre remarques
s’imposent donc en préambule de l’analyse, lesquelles, d’une manière ou d’une autre,
touchent toutes à l’indifférenciation de ce nexus où se massent, durant les premières
Antiquités philosophiques, considérations sur la poésie, analyses morphologiques, études
du rapport entre langue et monde ou, encore, dissection des effets du langage sur autrui.
9 Avant toute chose, j’aimerais préciser ici de quelle manière j’entends les expressions
« langue explicite » et « langue implicite », lesquelles incarnent, tant par la forme que par
le fond, le cœur de ma lecture. Dans le cadre de la présente étude, c’est de manière
délibérément métonymique que j’utilise ces deux syntagmes : par une compression
extrême, l’expression « langue explicite » désigne l’existence d’une pensée sur le langage
expressément formulée – comme ce sera par exemple le cas à partir des Sophistes et de
Platon – et celle de « langue implicite », à l’inverse, l’existence d’une pensée dissimulée
dans l’usage même de la langue – comme il me semble pouvoir le déceler chez Héraclite.
C’est bien ici mon projet que de mettre en lumière, dans le corpus de l’Éphésien, chacune
de ces deux « langues » – c’est-à-dire chacune de ces deux manières de parler de la langue – en
montrant in fine que la « langue implicite » est chez lui peut-être plus révélatrice d’une
perception articulée du langage que ne le sont les fragments recourant à des termes
pourtant explicites, tels que λόγος et ὄνομα.
10 Ainsi, les syntagmes « langue implicite » et « langue explicite » ne renvoient-ils pas à des
états ou à des formes de la langue même, mais à une manière d’en exprimer son
entendement propre, c’est-à-dire, plus précisément, à un certain type de discours
linguistique. Par l’effet de resserrement qui lui est propre, la métonymie, qui invite à lire
ici le terme « langue » comme « discours portant sur la langue », permet d’incarner l’idée
selon laquelle, chez le penseur d’Éphèse, le travail formel n’est pas seulement effet
d’ornement ou production d’un sens cosmologique mais, aussi, réflexion linguistique.
11 Dans une même idée, c’est en me fondant sur cet usage métonymique que je recourrai aux
expressions de « séquence ou fragment explicite » et « séquence ou fragment implicite »,
ceux-ci renvoyant donc aux segments d’Héraclite proposant, respectivement, une pensée
positive sur le langage, vocabulaire dédié à l’appui, et l’expression subtile d’une
linguistique encore embryonnaire, moulée dans le travail de la forme.

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12 Ensuite, le réflexe, qui est nôtre aujourd’hui et qui consiste à dessiner un périmètre
étanche pour chacune de nos disciplines, n’a, avant le siècle de Périclès, pas plus cours
pour le champ de la langue que pour tout autre domaine du savoir. En ce sens, la
différenciation, elle-même soumise à certains flottements10, que nous entendons entre
linguistique (comme analyse de la langue en tant que langue) et philosophie du langage
(comme analyse de la langue en tant que voie d’accès à la connaissance du monde et de la
pensée), ainsi que l’attribution spécifique de questions techniques à l’une ou l’autre de ces
deux disciplines, ne peuvent, en tant que telles, être appliquées à la lecture des textes
présocratiques. Si, dans le cadre d’une analyse comme la mienne, il paraît inévitable de
décortiquer les corpus anciens par le truchement de nos concepts bien établis, la récolte
du matériau ne saurait se faire, quant à elle, à l’aune de leurs tamis, sans risquer, dans
une inconsciente téléologie, de ne recueillir que les éléments préfigurant les découpages
actuels et, par le chablon du hic et nunc, de se borner à offrir le dessin d’une pensée
ancienne reproduisant trop bien nos conceptualisations propres.
13 Pour cette raison, je me pencherai ici indifféremment sur toutes les formes de réflexion
ayant trait à la langue, ce à quelque niveau que ce soit, et recourrai au besoin, pour
désigner le type de réflexion à mon sens esquissé par Héraclite, aux termes ‘linguistique’,
‘philosophie du langage’ ou, plus généralement, ‘réflexion sur la langue’.
14 Puis, il me faut rappeler que la constitution de la grammaire grecque en discipline
autonome est relativement tardive et ne remonte, au plus tôt, qu’à Denys le Thrace (dit
aussi le Grammairien), à la fin du IIe siècle av. J.-C. – à qui l'on attribue la paternité,
douteuse, de la première Τέχνη γραμματική11 – ou, pour ceux qui en dénient la précocité12,
plus tardivement encore, à la riche bibliographie d’Apollonius Dyscole, et tout
particulièrement à sa Περί συντάξεως, au 2e siècle de notre ère. Si les analyses de
l’agencement des lettres au sein du mot et des mots au sein de la phrase ne constituent
qu’une petite partie de l’étude de la langue, plus encore de son approche philosophique,
la systématisation tardive de la grammaire, postérieure en tous les cas aux premiers
travaux des Sophistes et de Platon, semble indiquer de manière générale certaine
dispersion, à l’époque archaïque, quant à son articulation réflexive.
15 À cet égard, il est intéressant de constater, avec F. Ildefonse, qu’Aristote est sans doute le
tout premier auteur de la tradition ancienne qui, dépassant au chapitre 20 de la Poétique
l’analyse individuelle des unités, les réassigne à un ensemble commun plus vaste qu’il
nomme λέξις, c’est-à-dire « expression », soulignant ainsi l’existence d’une totalité sous-
jacente dont ils ne sont que des parties constitutives13. La notion de langue, comme unité
englobante et articulée, ne peut donc être attendue dans les vestiges textuels des
penseurs archaïques. Cette absence nous conduit à penser que, s’il y a bien, à l’époque, un
intérêt évident pour l’artisanat poétique, comme aussi pour de ponctuelles réflexions sur
des éléments sécables du langage, la conception d’un ensemble construit et ordonné,
répondant à des règles et à des évolutions précises, n’a laissé, quant à elle, aucune trace
explicite dans les fragments qui nous sont parvenus. C’est ce que le linguiste D. Škiljan
décrit, mettant en regard un entendement déjà aigu des effets de la langue sur le public
(auditeur ou lecteur) et l’inconscience apparente de ses structures fondamentales, comme
« une aperception des caractéristiques [du] système »14.
16 Finalement, la terminologie technique qui préside à l’analyse de la langue, à commencer
par la nomenclature linguistique la plus évidente, révèle avant, pendant et après le Ve
siècle av. J.-C., deux formes de dilatation, dont l’une, sur le plan du lexique, se reflète

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fidèlement en miroir, c’est-à-dire de manière inversée, au niveau de la cristallisation de la


discipline.
17 D’une part, les termes utilisés par les Anciens afin de disséquer le langage se présentent
de manière encore non dégrossie, renvoyant, pour chacun, à un champ lexical tout entier,
là même où, aujourd’hui, nous aurions recours à une terminologie plus fine et autrement
moins télescopée. Comme l’explique N. Kretzmann, le terme grec ὄνομα, que nous avons
aujourd’hui coutume de rendre par l’idée de « nom », était utilisé aux Ve et IVe siècles av.
J.-C. pour désigner, indifféremment, le nom propre, la description définie, l’adjectif, le
participe et même, occasionnellement, l’infinitif et le sujet15.
18 D’autre part, et de manière analogue, les termes utilisés pour désigner des phénomènes
ou des mécanismes langagiers se déclinent, à l’époque, sur plusieurs domaines où, bien
que conservant leur sème fondamental d’un champ sur l’autre, ils témoignent cependant
d’acceptions très diverses, selon les domaines et les contextes. Le terme σύνταξις en offre,
comme le relève P. Hummel, un excellent exemple qui, de Thucydide (Ve siècle av. J.-C.) –
chez qui il renvoie à l’idée d’armée en ordre de bataille – à Apollonius Dyscole (II e siècle
ap. J-C.) – où, désignant la coordination des éléments composant la phrase, il endosse
l’acception qui sera nôtre –, témoigne de la non-spécificité de cette terminologie encore
jeune16. Ainsi, le vocabulaire dédié présente-t-il la particularité d’un double flottement :
d’une part à cause de l’indistinction des différentes fonctions syntaxiques de la phrase et,
d’autre part, par déclinaison, au sein de champs lexicaux parfois très éloignés, d’un même
sème – tel que celui de « mise en ordre » ou d’« organisation » – s’activant alors de
manières différentes selon les contextes d’utilisation.
19 Ces quatre considérations, respectivement liées à ma propre terminologie, à la
délimitation des champs d’étude, à la naissance de la discipline grammaticale et à la lente
formation d’un lexique consacré, ont ceci de commun qu’elles touchent toutes ensemble
d’abord à la constitution de la science du langage en domaine d’étude autonome – c’est-à-
dire en un objet d’observation, d’analyse et de réflexion détaché de l’usage même de la
langue – et, ensuite, au degré de réflexivité qui le caractérise – soit à la manière dont les
auteurs pensent, précisément, leur manière de penser. S’agissant de la présente étude, les
constats généraux ici résumés invitent à délaisser les approches formatées par les
sciences du langage contemporaines et, avec elles, la recherche d’une terminologie
précise et affinée, ce afin de se consacrer aux fragments tels qu’ils se présentent à nous,
c’est-à-dire comme les marqueurs déictiques d’une époque dont la matrice intellectuelle
et physique a, en l’état, tout à fait disparu.
20 C’est donc en tenant compte de la singularité de ce moment d’émergence où les lignes se
dessinent sans que personne, encore, ne les restitue au dessin intellectuel plus large dont
elles relèvent que j’aborderai ici trois fragments d’Héraclite, qui, tous, me permettront de
distinguer, en filigrane de l’orfèvrerie poétique éphésienne, les prémices d’une réflexion
sur le langage enfouie dans son expression.

Héraclite d’Éphèse. La pensée dans l’objet


Langue explicite. Une philosophie du langage à l’époque archaïque ?

21 Héraclite constitue, avec les Milésiens, Pythagore de Samos et Xénophane de Colophon,


l’un des plus anciens penseurs du recueil présocratique initialement formé par H. Diels et

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W. Kranz et, partant, de la tradition philosophique occidentale telle que nous la


concevons aujourd’hui. La forme excessivement travaillée que revêt son œuvre, autant
d’ailleurs que l’hypothèse d’une possible composition orale17, font des vestiges qui nous
sont parvenus un matériau de choix, eu égard au sujet qui nous occupe. Il est de ce fait
intéressant de constater qu’au sein de la vaste étude diachronique qu’il consacre aux
développements de la philosophie du langage, le grand linguiste Eugen Coșeriu ne
sélectionne, au côté de Platon, d’Aristote, des Stoïciens et d’Augustin, qu’un seul
représentant de l’Antiquité archaïque, à savoir Héraclite18. Les raisons de cette élection
tiennent à deux phénomènes qui, précisément, ne constitueront pas l’objet premier de
cette étude : d’une part, la prédominance du terme λόγος, d’autre part, la présence d’un
sous-corpus, modeste mais indubitable, faisant mention du terme ὄνομα et autorisant de
fait l’hypothèse, sinon d’une théorie achevée, du moins d’un intérêt exprès pour le
langage.
22 Plus radicalement encore, les tableaux dressés dans une optique diachronique par des
historiens de la linguistique tels que D. Gambarara19 ou F. Desbordes20, s’ils font bien état
d’une pensée sur le langage antérieure à l’époque classique, se concentrent presque
exclusivement sur les poèmes d’Homère et d’Hésiode, en se limitant soit à la question de
l’origine des noms, que l’on retrouvera plus tard dans le Cratyle de Platon, soit à celle de la
parole prononcée, c’est-à-dire de la φωνή. À quelques exceptions près, tel Pythagore, les
Présocratiques occupent une place restreinte au sein de ce panorama. Dans l’optique de la
présente recherche, je relèverai cependant que, pour D. Gambarara, dans la mesure où la
Grèce antique n’a pas, sur le modèle du mythe de Prométhée, développé un récit des
origines de la langue, « [la linguistique] va se former à partir de la pratique, […] [autour]
d’un petit rite familial très répandu dans différentes communautés »21. En effet, à la
naissance d’un enfant, la famille se réunit et le père choisit un nom « parlant,
transparent »22, dont l’étymologie viendra répondre aux vœux formés sur le futur. Bien
que la présente étude adopte un axe de lecture fondamentalement différent, elle souscrit
à l’hypothèse d’une émergence de la réflexion sur le langage à travers la pratique et, au
cas d’espèce, à travers l’emploi de la langue et l’exploitation de ses potentialités.
23 Avant que de passer au cœur de l’analyse, je m’arrêterai ici un instant sur les raisons qui
m’incitent, dans le cadre de cette investigation du moins, à mettre entre parenthèses
l’approche lexicale souvent adoptée par les linguistes, ce afin de privilégier une
entreprise plus oblique reposant sur une forme de réflexion implicite. Je présenterai donc
ici, en deux temps, un bref tour d’horizon des fragments explicites, ce pour témoigner de
leur apport, tremblé, à la pensée du langage dans l’Antiquité et, surtout, pour en
souligner les limites, la pensée implicite dévoilant à mon sens une réflexion plus profonde
et plus technique, au moins aussi intéressante que sa jumelle.
24 Premier point : l’on ne peut, bien évidemment, aborder la question de la philosophie du
langage chez Héraclite sans songer presque aussi immédiatement à l'importance de son
λόγος, cité pas moins de dix fois au sein du corpus qui nous est parvenu, soit en B1 (deux
fois), B2, B31, B39, B45, B50, B87, B108 et B11523. La compréhension du terme pose un
double problème, qui tient, d'une part, à sa polysémie intrinsèque24, très évidemment
répercutée au sein du corpus, et, d'autre part, au caractère souvent opaque des séquences
dont il est le pivot. Bien que les sens de « mot », de « parole » ou de « discours » – y
compris comme renvoyant aux énoncés d'Héraclite lui-même, notamment en B1 –
trouvent aisément à se défendre, la variété des traductions et des lectures proposées
jusqu'à présent pour chacune des occurrences démontre la versatilité du terme et,

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partant, le caractère labile de ses relations à la linguistique ou à la philosophie du


langage.
25 Une fois cet ensemble émondé des séquences où le terme λόγος revêt une signification
évidemment autre que linguistique – soit en B3125 (avec l’idée de proportion ou de
mesure), B3926 (avec l’idée d’estime ou de réputation) et B108 27 (avec l’idée
d’enseignement, laquelle induit cependant, à cette époque, la présence d’un discours oral
également) –, demeurent six fragments dont la complexité, notamment eu égard à
l’absence de contexte direct, rend l’interprétation hautement spéculative. Sans entrer
dans le détail de l’analyse, je peux, à tout le moins, formuler deux observations, lesquelles
me semblent, sinon dissoudre, du moins atténuer l’ancrage du terme λόγος dans une
possible philosophie du langage.
26 Tout d’abord, quoique de manières différentes, les fragments B5028 et B8729 appellent tous
deux des interprétations telles que la lecture linguistique en devient malaisée : en B50,
parce qu’Héraclite y invite précisément à écouter non lui-même (οὐκ ἐμοῦ), mais le λόγος
– lequel, quoi qu’il puisse être, tend non seulement à se distinguer de son discours, mais
aussi à se présenter comme une entité externe – et, en B87, parce que si le penseur y
indique bel et bien qu’un homme sot (βλάξ ἄνθρωπος) est mis hors de lui par tout discours
(ἐπὶ παντὶ λόγῳ ), il est difficile de déceler dans cet adage les prémices d’une approche
linguistique théorique.
27 Dans un deuxième temps, nous restent les séquences B130, B231, B4532 et B115 33, dont
l’acception fondamentale demeure éminemment discutée parmi les exégètes : dans la
monographie qu'elle consacre aux rapports d'Héraclite à l'oralité et à l'écrit, L.
Gianvittorio dédie un très utile tableau synoptique aux traductions proposées, pour
chacune des séquences concernées, par pas moins de vingt-trois chercheurs, de
F. Schleiermacher (1807) à L. Gemelli Marciano (2007)34. Sans, encore une fois, entrer dans
le détail d’une comparaison qui n’est pas l’objet de cet article, l’on constate que la
confrontation des éditions sélectionnées révèle, pour ces quatre séquences-là, des
versions telles que, en B1, « Verhältnis » (chez F. Schleiermacher), « formula of things »
(chez G. S. Kirk) ou « truth » (chez M. Marcovich) ; en B2, « Weltgesetz » (chez A. Busse)
ou « raison » (chez J. Bollack et H. Wismann) ; en B45, « Grund » (chez J. Burckhardt) ou
« ragione » (chez G. Reale) ; ou encore, en B115, « value » (chez M. L. West).
28 Outre les divergences de lecture dont il témoigne, ce panorama lexical, évidemment non-
exhaustif, met en relief l’irréductibilité du λόγος héraclitéen à son sème uniquement
linguistique et, partant, à la signification technique d’« énoncé » qu’il revêtira ensuite
chez Platon et Aristote, puis plus tard encore chez les Grammairiens, où il renverra alors
à une forme composée incluant, a minima, verbe et sujet35. S’il entretient bel et bien un
rapport étroit avec la langue – comme dans la première des deux occurrences de B1 où,
couplé au verbe ἀκούω36, il peut, de manière autoréférentielle, désigner le discours du
penseur lui-même –, le λόγος des fragments précités ne saurait se contenter d’une
acception uniquement linguistique et renvoie au moins autant, sinon plus, à une
structure extra-mentale, sans doute ontologique, fondatrice de la constitution de tout ce
qui existe et susceptible d’être appréhendée de l’extérieur par l’esprit humain :
« Un premier sens, qui, de manière générique, peut être qualifié de “linguistique” (
logos comme parole, discours, langage) est souvent perçu comme la signification
superficielle. Mais, même s’il est présent dans les deux occurrences du proême
[c’est-à-dire dans le fragment B1 d’Héraclite, considéré, depuis l’Antiquité, comme
le début du Livre], ce sens purement linguistique ne paraît pas suffisant dans les

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expressions pertinentes à elles seules, mais requiert un sens additionnel,


“ontologique”. Ce double sens linguistico-ontologique de logos pourrait être
impliqué (fût-ce avec des nuances et des intensités distinctes) dans les […] deux
occurrences restantes. Pour le moment, nous nous bornerons à avancer que, si nous
considérons le texte avec le soin requis, les notions d’ordre, de proportionnalité, de
rationalité et de légalité objectifs sont indispensables pour une compréhension
minimale de logos en B1. »37
29 À cet égard, il ne me paraît pas indifférent que, dans sa reconstruction d’un premier
moment de la philosophie du langage à travers le corpus d’Héraclite, Eugen Coșeriu se
focalise presque uniquement, pour ce qui est des fragments du λόγος, sur la séquence B1,
dont la première occurrence au moins, soutenue par le verbe ἀκούω (entendre) et le
substantif pluriel ἔπεα (mots ou phrases), offre de solides arguments en faveur d’une
lecture linguistique38. De fait, les autres séquences concernées sont, sur ce plan, beaucoup
plus équivoques, la nécessité d’une interprétation épistémologico-ontologique en
atténuant donc ici l’attrait.
30 Second point : outre les fragments susmentionnés, la collection d’Héraclite recèle,
hypéronyme à l’appui, un sous-ensemble de fragments univoquement dédié à la langue, à
savoir B23 (Δίκης ὄνομα), B32 (λέγεσθαι et Ζηνὸς ὄνομα), B48 (ὄνομα βίος) et B67 (ὀνομάζεται
καθ ́ἡδονὴν). Toutefois, comme souvent avec Loxias39, l’on relève que la présence de
certain vocabulaire explicite n’atteste pas plus du traitement d’un sujet que son absence
ne prouve sa totale omission, l’auteur ayant pour habitude de ‘parler à côté’ – de son
objet, et donc du lexique utilisé. Ainsi, de même que les motifs de l’animal ou de l’enfant
jalonnent son œuvre sans qu’il y soit jamais question de zoologie ou de pédagogie, de
même les fragments de l’ὄνομα n’entretiennent-ils pas nécessairement de lien privilégié
avec une réflexion sur le langage40.
31 Ainsi, en B2341, l’auteur semble-t-il moins recourir à l’expression Δίκης ὄνομα dans
l’optique d’une réflexion sur le nom de (la) Justice qu’il ne l’invoque pour souligner
l’importance de l’indissociabilité des contraires, ce jusqu’au cœur du processus présidant
à l’acquisition des connaissances. J’en veux pour preuve que, si l’on ôtait à la séquence le
terme ὄνομα en substituant, au syntagme Δίκης ὄνομα, un simple accusatif, à savoir Δίκην,
faisant de lui le complément d’objet direct du verbe οἶδα (connaître), l’idée centrale – à
savoir le fait que l’humain ne vient au concept de (la) Justice que parce qu’il expérimente
quotidiennement son contraire, à savoir les injustices42 – ne s’en trouverait que très peu
altérée. Il semble ici qu’Héraclite ne s’intéresse pas, fondamentalement, au sens profond
du nom porté par la Justice, mais, plus précisément, au processus cognitif conduisant
l’individu à connaître un objet par appréhension de son contraire.
32 De façon analogue, le fragment B3243, malgré les ambiguïtés de sa structure syntaxique –
dont S. N. Mouraviev relève dix-huit formes différentes au sein de la littérature
spécialisée44 – et la difficulté d’interprétation due, entre autres, à l’éclatement sous-jacent
de la théologie héraclitéenne, présente la même particularité que B23. Il semble en effet
moins se concentrer sur l’idée du nom de Zeus, en tant qu’appellation, que sur le rapport
entre, d’une part, l’unité constitutive du réel et, d’autre part, les différents visages que lui
confère l’esprit humain, ici symbolisés par le Panthéon grec. Autrement dit, la cosmologie
endosse, sous le regard des Hommes, les apparences et les noms de dieux variés – tantôt
Zeus, tantôt Aphrodite, tantôt Apollon –, son caractère profondément unifié subissant un
éclatement épistémologique dû au fonctionnement cognitif et social de l’être humain45.
Ainsi l’accent semble-t-il moins porter sur les questions linguistiques à proprement

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 9

parler que sur le principe unitaire constitutif du réel, dissimulé, selon l’auteur, par une
nomenclature toujours changeante.
33 L’on peut supposer que, dans le cadre de cette séquence, Héraclite oppose par ailleurs à la
théologie de ses contemporains un discours critique – celui de l’unité (ἓν), la seule chose
sage qui appelle (re)connaissance –, substituant aux entités traditionnelles de la religion
grecque une perception nouvelle, et subversive, de la totalité du monde. Bien que la
question de l’ὄνομα soit explicite, elle sert plus, à mon sens, d’illustration à une critique
virulente de la théologie de son époque que d’amorce à une réflexion sur le langage.
34 Une comparaison avec le passage du Cratyle analysant précisément la nature et le nom de
Zeus témoigne de la différence d’accent thématique entre les deux passages : chez Platon,
il s’agit bien de démontrer que l’ὄνομα (ou plus, précisément, les deux ὀνόματα) du dieu
constitue un petit λόγος, c’est-à-dire un énoncé indépendant à même de nous révéler sa
vraie nature : appelé tout à la fois Ζῆνα et Δία (tous deux à l’accusatif dans le texte), il
porte donc, affichée sur son nom, la fonction d’un être à travers qui (δι᾽ ὃν = Δία) tout
vient à la vie (ζῆν = Ζῆνα)46. Ce court passage concentre trois des caractéristiques au moins
de la pensée du langage dans l’Antiquité, absente de B32 : la mise en relation de l’un des
éléments du discours avec le discours tout entier – ce qui, en soi, présuppose la
conception d’une unité linguistique dissécable –, la question du rapport général entre le
nom et son objet et, in fine, au cœur du dialogue, l’évaluation de la correction du nom au
regard de la chose décrite.
35 Finalement, les fragments B48 et B6747 me paraissent les plus à même d’intégrer un
premier champ de l’étude du langage. Le second, en effet, semble vouloir éclairer les
différents visages que revêt pour nous le dieu (ὁ θεός) – lequel n’est autre que
l’indissociable concaténation de contraires composant la structure du monde (ἡμέρη
εὐφρόνη χειμὼν θέρος πόλεμος εἰρήνη κόρος λιμός) – par l’exemple didactique de la langue,
laquelle permet de donner au feu, selon les épices (θυώμασιν) que l’on y mêle, le nom de
chacune d’elles.
36 Pour le dire autrement, Héraclite, dans une comparaison explicative (ὅκωσπερ), établit un
lien entre, d’un côté, le fractionnement cognitif du réel en des états contrastés et, de
l’autre, le morcellement offert par la langue, capable d’accentuer les multiples aspects
d’un seul et même objet. La mise en relation des structures respectivement inhérentes à
la langue et au monde constitue un topique classique de la philosophie du langage et, bien
que se cantonnant ici à l’illustration d’un enseignement fondamentalement
métaphysique, la séquence n’en donne pas moins à voir, grâce à une asyndète fameuse,
l’une des perceptions héraclitéennes de la langue : sa capacité segmentante à l’égard du
réel.
37 Le fragment B48, comme indiqué dans mon introduction, sera quant à lui objet de l’une
des trois analyses paradigmatiques de cet article et me permettra, au cas d’espèce, de
montrer comment le terme ὄνομα peut s’avérer paradoxalement secondaire dans
l’analyse d’une étude de la langue implicite.

Langue implicite. La réflexivité dans un cocon


Fragment B2548

μόροι μέζονες μέζονας μοίρας λαγχάνουσι.


Des morts plus grandes reçoivent en partage de plus grandes parts 49.

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38 Avant même que d’en venir au sens probable de ce fragment, une lecture suffit à
remarquer qu’il repose sur l'alliage sophistiqué de deux procédés littéraires, l'un
syntaxique, l'autre phonétique, produisant de concert ce que C. Ramnoux décrit
bellement, s'agissant de la composition héraclitéenne en général, comme « un cosmos, un
arrangement minutieusement calculé où les termes sont dans des rapports extrêmes de
tension, jamais indifférents à leur place ni à leur figure » 50 : d'une part, le chiasme – à
μόροι et μέζονες répondant, en miroir, μέζονας et μοίρας – et, d'autre part, précisément
offerte par la répétition de termes proches ou identiques, l'allitération – le son /
m/ faisant l'attaque de quatre des cinq termes du fragment.
39 Nombre de commentateurs d'Héraclite ont d'ores et déjà souligné que cette petite
ingénierie de la structure et du son permet, à travers la forme, de conforter le sens de la
séquence, à savoir qu'à ceux qui choisissent ou acceptent de renoncer à la vie pour des
morts glorieuses (μόροι μεγάλοι) reviennent (λαγχάνουσι), par symétrie, de plus grandes
destinées (μοῖραι μεγάλαι), qu'il s'agisse de la réputation forgée en ce monde ou de
l’heureux sort réservé dans l'Hadès. En d'autres mots, le fragment relève
vraisemblablement de cette constatation des opposés martelée à tout propos, exploitant
avec bonheur les différentes ressources formelles de la langue afin de soutenir, par le
style, ce que le sens exprime déjà.
40 Allons plus avant dans l'analyse des termes. Les commentateurs soulignent aussi, pour
beaucoup, que l’allitération ne se limite pas ici à une convergence musicale superficielle,
mais puise, en profondeur, à la source commune des deux substantifs51 : en effet, μόρος et
μοῖρα, sorte de faux jumeaux de l'étymologie grecque52, ont pour origine unique le verbe
μείρομαι, c'est-à-dire « obtenir en partage » ou « avoir sa part ». Comme l'explique P.
Chantraine, « nombreux [sont les dérivés du verbe] s'appliquant à la fois au sens de
« part » et à celui de « destin, mort », parfois pour un même mot »53. Et, en effet, lorsque
l'on se penche sur ces deux substantifs, l'on constate que tous deux admettent le sens
initial de « partie » et, avec lui, ses dérivés principaux, à savoir « destin » et « mort », le
verbe μείρομαι ayant équitablement essaimé chacun d'eux. C'est ainsi, du reste, que l'on
est amené à forcer une acception plutôt qu’une autre, ce afin de pouvoir restituer au
fragment un sens qui ne tourne pas à la tautologie54.
41 J'en viens maintenant à la partie expressément linguistique de l'analyse. Tout d'abord, je
constate qu’Héraclite ne se contente pas d'exploiter ici une allitération pour attirer
l'attention sur l'unité cachée des opposés – ce qui, chez lui, procède d'un mécanisme bien
établi –, mais qu'il recourt à trois termes, porteurs du même trait de sens : en effet, les
noms communs μόρος et μοῖρα, comme nous l'avons vu, mais aussi le verbe λαγχάνω,
expriment tous ensemble l'idée de « partie » ou de « lot ».
42 Comme dans le fragment théologique B67 abordé plus haut, l'on pourrait voir dans cette
apparente redondance, in fine déliée par la polysémie des substantifs, une tentative de
recourir à la langue comme à une maquette, à minuscule échelle, de la réalité : ainsi, de
même que le monde se présente comme une totalité unifiée, que seul l'esprit humain
vient définir et fragmenter, de même le verbe μείρομαι constitue-t-il un petit tout
nucléaire se fractionnant en plusieurs substantifs, tels μόρος et μοῖρα, que les nécessités
de la compréhension, en contexte, obligent à distinguer une seconde fois encore. Et cette
lecture déjà, loin de se cantonner à souligner une forme porteuse de sens cosmologique,
indique la présence d’une pensée de second ordre, la capacité de fragmentation organisée

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de la langue étant ici illustrée et, de ce fait, thématisée par l’usage de termes
apparemment redondants.
43 Ce premier constat en appelle deux autres, intimement liés. Tout d'abord, il semble que le
fragment ne joue pas seulement sur les tensions entre a) langue et b) réalité exprimée
mais, aussi, dans une superposition à trois étages, a) entre traits de sens étymologiques
(soit « la part » et « la mort ou le destin », activables pour chacun des deux termes), b)
sens projetés (soit l’activation possible de l’une ou l’autre combinaison) et c) réalité
exprimée (soit, sans doute, l’activation effective, en contexte, d’une combinaison
distinguant les deux termes).
44 Car en effet, la séquence semble superposer deux messages qui, à eux seuls, illustrent
encore une fois l'enseignement de l'unité des contraires au cœur de la pensée
héraclitéenne : soit, d’un côté, l'idée, tautologique mais correspondant à une vision du
réel profondément unifiée, selon laquelle la grandeur (de la part ou de la mort) revient à
la grandeur (de la part ou de la mort), soit, de l’autre, l'idée, jouant sur la fragmentation
polysémique de chaque mot, selon laquelle les morts les plus illustres, et peut-être les
plus brutales, obtiennent, par retour, les plus grandes gratifications. Ainsi, la langue ne se
trouve-t-elle pas mise en relation unique avec l'extérieur, c'est-à-dire avec le monde
extralinguistique dont elle rend compte, mais aussi, dans un mouvement réflexif, avec
elle-même, soit avec l'exploitation de ses différents niveaux sémantiques. La relation
établie entre langue et objets décrits, pour le dire grossièrement, se double, en B25, d’une
réflexion intégrée sur le même – soit l’étymologie commune – et l’autre – c’est-à-dire la
polysémie – et, conséquemment, sur la multiplicité des sens activables pour une seule et
même séquence, selon que l’on favorisera l’unité ou la distinction.
45 Ensuite, il est intéressant de constater qu’Héraclite use ici de deux substantifs
étroitement apparentés, sur les plans étymologique et sémantique, mais se distinguant
par le genre, μόρος étant masculin, μοῖρα féminin. Ainsi, la tension se joue-t-elle
également sur le plan de la morphologie, le masculin et le féminin s’observant en miroir
au cœur de la séquence.
46 Trois constats s’imposent ici. Premièrement, s’il existe, comme évoqué plus haut, un jeu
de miroirs possible entre sens étymologique compact, sinon tautologique, et sens projeté
par l’auteur, lequel s’organise autour de la polysémie, c’est grâce au croisement sous-
jacent des axes diachronique et synchronique régissant chacune des possibles lectures du
couple μόρος-μοῖρα. En effet, si l’on suit la ligne horizontale du temps, l’on est tenté, en
retrouvant l’origine commune des termes, de les considérer, à l’échelle du mot, comme
les visages en apparence différents d’une seule et même idée : celle, plus fondamentale,
de partage. Mais, l’axe vertical de la synchronie appelant une nécessaire distinction,
lorsque ceux-ci se retrouvent dans la même phrase, la scission sémantique s’opère tout
naturellement et l’on attribue dès lors et à l’un et à l’autre deux significations différentes,
de sorte à pouvoir rendre la séquence toute entière à l’intelligibilité sans doute voulue
par son auteur.
47 Cette observation, fondée sur la compacité du trio μόρος-μοῖρα-λαγχάνω ainsi que sur
l’exigence de distinction qu’appelle toute lecture sensée de la phrase, m’incite à penser
que se profile, à l’arrière-fond de cette astucieuse petite composition, une conscience plus
au moins précise des deux axes susmentionnés et, avec elle, de l’idée que la langue se peut
penser, et dans le temps, par ses ancêtres, et sur l’instant, par le contexte et l’intention.

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48 Deuxièmement, se distinguent, dans le jeu pensé par l’auteur, trois dimensions


linguistiques différentes : la sémantique, présente au travers de l’étymologie et de la
polysémie, la syntaxe, mise en valeur par le chiasme, et, enfin, la morphologie, avec la
mise en miroir d’un masculin et d’un féminin. L’on me rétorquera ici que le recours à des
strates différentes du langage est, pour tout locuteur, naturel, et qu’il n’exige ni
connaissance, ni même intuition de ses structures, l’esprit puisant à même le savoir
empirique sans avoir besoin, en amont, de les théoriser. À cela, je répondrai en deux
temps.
49 D’une part, quels que soient le sens et l’interprétation que l’on en retienne, ce fragment
repose sur une élaboration minutieuse qui n’est pas innocente et qui, de ce fait, ne doit
rien à l’usage spontané et naïf forgé par mimétisme social. D’autre part, travaillée,
contrainte et chantournée, la langue qui nous est ici présentée ne rebondit pas, comme
par accident, sur chacun des trois niveaux linguistiques mentionnés plus haut – à savoir
la sémantique, la syntaxe et la morphologie –, mais en joue délibérément, ce afin de créer
des effets de sens incarnant une réflexion singulière : ainsi, il faut par exemple que la
communauté et la distinction de signification de μόρος et de μοῖρα soient bien présentes à
l’esprit de l’auteur, pour que leur association suggère, sur le plan ontologique, l’unité
sous-jacente, puis, par le truchement de l’énonciation, l’apparente distinction inhérente à
toute chose. En ce sens, le recours à ces différentes dimensions du langage ne me semble
pas pouvoir être tenu pour un effet secondaire des jeux linguistiques chers à Héraclite,
mais doit être lu comme un ensemble de ressources auquel il puise consciemment, ce afin
de créer des parallèles entre cosmologie du monde et cosmologie de la langue.
50 Troisièmement, c’est ici par contraste que nous pourrions saisir le mieux la spécificité
non pas de la langue héraclitéenne – les jeux de sons et de sens, comme nous allons le
voir, étant chose commune à son époque –, mais de ce qu’elle présuppose peut-être déjà
en matière de compréhension théorique. Dans son édition commentée des fragments, M.
Marcovich indique que le rapprochement entre les deux termes se lit déjà dans les
Choéphores d'Eschyle (deuxième des trois tragédies composant l’Orestie), au vers 911 55.
Dans ce passage, Clytemnestre, blâmée par son fils Oreste pour le meurtre de son époux,
fait porter la responsabilité (παραιτία) de son crime au destin (Μοῖρα), ce à quoi Oreste lui
répond que c'est cette même Μοῖρα qui prépare le sort (μόρον), punitif, dont elle sera à
son tour l’objet : « καὶ τόνδε τοίνυν Μοῖρ᾽ ἐπόρσυνεν μόρον ».
51 Bien que semblables formellement, l’alliage opéré par Eschyle et celui proposé par
Héraclite se distinguent à mon sens très clairement. Le premier utilise le rapprochement
lexical afin de renforcer l'idée de causalité entre le meurtre commis par Clytemnestre sur
son époux et la vengeance dont elle sera ensuite l'objet de la part de leurs enfants, la
Μοῖρα de la mère engendrant, en quelque sorte, le μόρος causé par les rejetons. Le second,
en revanche, échafaude une construction linguistique en trois dimensions –
morphologique, syntaxique et sémantique –, laquelle peut aussi être interprétée comme
une réflexion dans la langue portant sur la langue. Autrement dit, les effets visant à
produire du sens se nichent, chez le tragédien, dans la correspondance, formelle et
sémantique, entre les deux mots, quand, chez Héraclite, la multiplicité des procédés
littéraires et la gradation des niveaux linguistiques semblent témoigner, en sus, d’un
entendement théorique de la langue.

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Fragment B4856

τῷ τόξῳ ὄνομα βίος, ἔργον δὲ θάνατος.


L’arc a pour nom vie, mais son œuvre est mort.
52 Le sens littéral de ce fragment pose assez peu problème. L'arc – qui se peut dire en grec
aussi bien τόξον que βιός, le ‘omicron’ étant, dans ce cas, accentué – a pour finalité la mort
(θάνατος), alors même que l'une de ses appellations, βιός donc, s'avère un homonyme
presque parfait57 du terme « vie », soit, en grec, βίος, le ‘iota’ étant ici accentué. Pour le
dire autrement, il existe une opposition évidente, comme toujours avec l’Éphésien, entre
l'usage de l'arc, qui fait œuvre de mort, et l'une de ses possibles appellations, laquelle,
différemment accentuée, renvoie à la notion de « vie ».
53 Sur le plan linguistique, deux points me paraissent pouvoir être soulignés. Tout d'abord,
l'homonymie de βιος (que je retranscris ici sans accent aucun, ce afin de renvoyer aux
deux acceptions en même temps) a été constamment soulignée, parfois longuement
discutée, par les commentateurs d'Héraclite, notamment dans l'optique de l'intérêt porté
par les Anciens à l'étymologie, comprise comme la connaissance de l'ἔτυμον, c'est-à-dire
du sens caché des mots58. Le problème ayant monopolisé l’attention des commentateurs59
vient de ce que, du point de vue de l’ὀρθότης ὀνόματος (la correction du nom), déjà
évoquée plus haut s’agissant de l’analyse des noms divins dans le Cratyle, le fragment B48
constitue de prime abord une rupture de la tradition, puisque le nom de l’arc βιός
révèlerait l’inverse exact de sa fonction, à savoir la mort. Je voudrais, pour ma part,
proposer une autre approche du fragment, qui ne soit pas immédiatement fondée sur la
notion de correction du nom, mais sur ce que les quelques informations révélées ici nous
disent de l’entendement héraclitéen du langage.
54 Tout d’abord, il faut mettre en exergue le recours, explicite et simultané, à deux
phénomènes linguistiques opposés, à savoir, comme déjà mentionné, l'homonymie de βιος
, moyeu de ce fragment mais, aussi et surtout la synonymie de τόξον et de βιός, c'est-à-dire
le fait, pour deux noms distincts, de renvoyer à un seul et même objet. Outre le fait que
les deux paires reflètent, dans cette micro-cosmologie qu'est la langue d'Héraclite, la loi
de l’union des contraires, elles révèlent peut-être aussi, sur un plan théorique, une
conscience des modalités diverses qui régissent les rapports linguistiques entre mots et
objets : de l'un au multiple (dans le cas de βιος, lequel possède deux sens) et du multiple à
l'un (dans le cas de τόξον et de βιός, qui renvoient à un seul et même objet).
55 Ensuite, il est peut-être significatif qu’Héraclite, dans un mouvement didactique peu
coutumier, prenne soin de mentionner le nom usuel de l'arc, à savoir τόξον – là où, de
l’Obscur, l’on eût pu attendre un sobre « τὸ ἔργον βίου θάνατος » –, si bien que se
retrouvent juxtaposées, pour un même objet, deux appellations distinctes, la première, si
l’on en croit P. Chantraine, commune pour les contemporains de l'auteur60, la seconde
beaucoup plus rare. Or, le point intéressant vient ici de ce que la mention des deux noms
permet une forme de triangulation explicite entre, d'une part, a) l'objet réel, ici
justement cristallisé par le terme τόξον, d’autre part, b) le nom mis en exergue par le
penseur, à savoir βιός, et, finalement, c) la conception que nous en avons communément,
soit celle d’un « travail de mort ».
56 Cette mise en relation – entre a) objet, b) mot et c) concept ou représentation – rappelle
fortement les bases de la sémiologie posées au début du XXe siècle par F. de Saussure,
dans lesquelles ce dernier conceptualise le rapport unissant le monde, la langue et l'esprit

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par la terminologie correspondante suivante : b) « signifiant » pour le mot61 (en


l'occurrence βιός), c) « signifié » pour la représentation mentale (ici θάνατος), et « signe »
pour l'association des deux, le signifiant n'étant investi de sens que dans la mesure où il
est relié à un concept62. La finesse du fragment vient de ce que, dans l’esquisse de cette
triade encore embryonnaire, l’auteur parvient à faire endosser au terme τόξον le statut
d’objet, permettant ainsi de révéler la relation qui unit la chose à la fois avec son nom et
l’image que s’en font les locuteurs. Aussi intéressante, donc, que la question de la
correction du nom, je relève la distinction explicite de ces trois niveaux de la dynamique
langagière que sont, en synthèse, l’objet, le mot et l’image mentale, lesquels renvoient
immédiatement aux relations, fondamentales pour les sciences du langage, entretenues
par l’être, la langue et l’esprit.
57 Je conclurai l’analyse de B48 par trois constats. Tout d’abord, de même que le double
usage de l’étymologie et de la polysémie suggérait peut-être, en B25, une réflexion
théorique sur le même (μείρομαι) et sur l’autre (μόρος et μοῖρα), de même le recours à
l’homonymie et à la synonymie peut-il indiquer ici une conscience, certes encore volatile,
des rapports entre, d’une part, l’un et le multiple (dans le cas de βιος, lequel possède deux
sens distincts) et, de l’autre, le multiple et l’un (dans le cas de τόξον et de βιός, qui
renvoient à un seul et même objet).
58 Ensuite, bien que mon idée ne soit pas de faire d'Héraclite un précurseur de la sémiologie
saussurienne, j’insisterai cependant à nouveau sur le degré de conceptualisation
linguistique que laisse deviner le fragment B48, notamment sur le plan de la relation
entre, d’une part, le signifiant et, d’autre part, par-delà l'objet, le concept qu'il recouvre –
c’est-à-dire quelque chose qui n’existe que dans l’esprit et qui, en l’occurrence, est évoqué
à travers la fonction de l’objet, à savoir son ἔργον.
59 Enfin, comme annoncé à l’extrême fin de la section précédente, il me paraît intéressant
de relever, eu égard aux points d’ancrage lexicaux généralement adoptés par les
historiens des sciences du langage, que, s’agissant d’un auteur comme Héraclite, la
recherche peut se faire, pour ainsi dire, à côté de l’ὄνομα, et ce en deux sens au moins.
D’abord, parce que la question de la synonymie, ici consciemment utilisée afin de
confronter le nom (βιός) et son objet (τόξον), peut être soulevée sans qu’il y ait à en passer
par la notion explicite de nom63 ; ensuite parce que, même si le terme demeure
évidemment fondamental au sein de la triade sémiotique dégagée plus haut, il s’y insère
entre deux autres catégories présentes de manière virtuelle, à savoir la chose et le
concept. En ce sens, il vaut peut-être la peine, s’agissant des corpus antérieurs à Platon,
de prendre du recul quant au lexique et, lorsque lexique il y a, de le resituer au milieu de
ce qui ne se dit pas, mais se montre par l’emploi.

Fragment B12164

ἄξιον Ἐφεσίοις ἡϐηδὸν ἀπάγξασθαι πᾶσι, 1


καὶ τοῖς ἀνήϐοις τὴν πόλιν καταλιπεῖν,
οἵτινες Ἑρμόδωρον ἄνδρα ἑωυτῶν ὀνήιστον 3
ἐξέϐαλον φάντες·
« ἡμέων μηδὲ εἷς ὀνήιστος ἔστω,
εἰ δὲ μή ἄλλῃ τε καὶ μετ΄ ἄλλων ». 6
Tous les Éphésiens adultes devraient se pendre, 1
et laisser la cité aux jeunes,
eux qui, Hermodore, l'homme le plus utile d'entre eux, 3
ont banni en disant :

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« Que pas un d'entre nous ne soit le plus utile,


sinon ailleurs et parmi d'autres ». 65 6
60 Pour bien comprendre le ressort langagier sur lequel repose le fragment B121, il faut
avant tout en éclairer le probable contexte, à savoir l’identité du dénommé Hermodore et,
avec elle, les raisons vraisemblablement politiques de son bannissement.
61 D’Hermodore d’Éphèse, nous ne savons presque rien, sinon qu’il fut un intime66 de notre
penseur et sans doute un législateur, fort réputé, de sa ville natale, peut-être auteur d'un
décret, cité par Polémon, portant sur les chaussures des femmes libres67. Il est également
le destinataire de quatre des neuf Lettres pseudépigraphiques attribuées à Héraclite 68, ces
textes, manifestement inauthentiques, confirmant à tout le moins la réputation d’amitié
proverbiale liant les deux hommes.
62 D’Hermodore banni, nous savons avant tout ce que l'injonction polémique d’Héraclite
nous en dit : après la réhabilitation de la démocratie à Éphèse, cet homme d’influence fut
vraisemblablement condamné à l'expulsion par des concitoyens désireux de préserver
leur cité de toute dérive oligarchique. Il semble en effet que le bannissement
d’Hermodore ait découlé d’une loi, introduite à Athènes au début du VIe siècle av. J.-C.
dans le cadre des Réformes clisthéniennes, et selon laquelle il était permis d’expulser les
individus dont l’attitude, d’une manière ou d’une autre, aurait mis en péril le fragile
équilibre démocratique de la cité.
« Dans l'esprit de Clisthène, qui établit l'ostracisme à Athènes en 509 69, il s'agissait
d'une juridiction qui, en permettant d'exiler pour dix ans tel personnage public
devenu trop influent, visait à écarter un tyran éventuel. [...] Éphèse, après avoir été
‘tyrannisée’ au VIe s. [...], s'était donné un gouvernement populaire, et le
bannissement d'Hermodore fut peut-être une précaution inspirée par la crainte
d'un retour au régime antérieur. »70
63 Sur le plan de l’interprétation générale, ce fragment est sans doute l’un des plus
univoques dont nous disposions, sa signification faisant consensus parmi les chercheurs,
ce au point que sa transparence pousse M. Marcovich à affirmer que, malgré sa richesse
informative, il ne comporte aucune dimension philosophique71. Derrière la colère suscitée
par un événement ponctuel, la plupart des spécialistes discernent la critique d’un régime
politique assez stupide pour préférer72, à l’action d’un homme de valeur utile à la cité, le
goût crispé de la démocratie, in fine plus néfaste que toute autre gouvernance.
64 Passons maintenant à la question du langage. Ce qui frappe, à la lecture de ce fragment,
c’est la place accordée au discours rapporté, ici présenté sous la forme, on ne peut plus
claire, d’un discours direct reproduisant la sentence d’exil formulée par le Conseil de la
ville. Comme en témoigne la définition ci-après, il existe en latin et en grec deux manières
au moins de reprendre et de rapporter des paroles ou des écrits formulés par un tiers :
« On peut rapporter les paroles d’une personne de deux manières différentes. Ou
bien telles qu’elles ont été prononcées (entre guillemets, selon la ponctuation
moderne) : c’est le discours direct (oratio recta). Ou bien, en subordonnant le
discours tout entier à un verbe déclaratif [ici φάντες] : c’est le discours indirect (
oratio obliqua) […]. »73
65 Cette définition a le mérite de mettre en exergue, s’agissant du discours direct, un préjugé
répandu qu’il vaut la peine, dans le présent contexte, de rectifier. En effet, le discours
direct, pas plus que toute autre forme de discours rapporté, ne se caractérise, dans son
essence, par une fidélité intrinsèque au discours initialement émis : si ses marqueurs et sa
forme donnent l’impression d’une adéquation totale entre le propos source et sa relation,

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le degré de similitude ne dépend en réalité aucunement de la modalité discursive choisie,


et ce pour deux raisons au moins.
66 D’une part, parce que le discours direct peut respecter l’esprit des propos qu’il relate,
sans pour autant en rendre la lettre, provoquant ainsi des modifications plus ou moins
importantes dans le signifiant comme dans le signifié originels. D’autre part, parce que la
relation peut être toute ou partie mensongère, prêtant au locuteur des propos qu’il n’a
jamais tenus, ni sur le fond, ni sur la forme. De nombreux linguistes, à l’instar de J.
Vigneron-Rosbach, considèrent que, du point de vue linguistique,
« il n’y a pas de frontière nette entre du ‘vrai’ discours rapporté, c’est-à-dire des
paroles réitérées dans un contexte postérieur, et du discours rapporté « inventé »,
que ce soient des pensées ou encore du discours rapporté fictif » 74.
67 Si j’insiste ici sur l’indifférence du discours direct à l’authenticité de son contenu, c’est
parce qu’il s’agit d’un point nodal de mon analyse de B121. Dans ce cas précis, comme déjà
évoqué, le discours est attribué par l’énonciateur, à savoir Héraclite, à ses concitoyens,
plus probablement à une assemblée délibérative de la ville ayant prononcé, en amont, une
sentence d’expulsion à l’adresse d’Hermodore. Penchons-nous maintenant de plus près
sur la construction linguistique de ce jugement, ici articulé en deux mouvements.
68 (1) Tout d'abord, la condition, marquée par un impératif présent : « ἡμέων μηδὲ εἷς
ὀνήιστος ἔστω… » ou « Que pas un d’entre nous ne soit le plus utile… ».
69 (2) Ensuite, la conséquence, dont le verbe, sous-entendu, laisse quelque jeu à
l'interprétation : « …εἰ δὲ μή, ἄλλῃ τε καὶ μετ΄ ἄλλων » ou « …sinon, [qu’il le soit]
ailleurs et parmi d’autres ».
70 Si (2) la conséquence semble retranscrire de manière fidèle la décision d’expulsion prise
par les Éphésiens, (1) sa justification ne laisse, quant à elle, de surprendre. En effet, il
semble peu probable que, lors d’une assemblée délibérative statuant sur le sort
d’Hermodore, ses concitoyens aient invoqué, comme motif du bannissement, sa trop
grande utilité politique. Eu égard à ce que nous savons de l’ostracisme clisthénien, nous
pouvons supposer qu’en réalité, ce furent l’ascendant, les connaissances, le charisme,
voire peut-être la richesse ou les relations du célèbre législateur qui, prenant
insidieusement le pas sur les processus démocratiques de la cité, suscitèrent la crainte,
puis le rejet des Éphésiens. Ainsi, il est peu de chance que l’ὀνήιστος, justification de la
sentence placée par Héraclite dans la bouche de ses concitoyens, retraduise fidèlement le
résultat de leurs délibérations. En effet, qui serait assez stupide non seulement pour se
priver délibérément de la personne la plus utile à la communauté mais, en outre, pour
s’en priver officiellement sous ce motif-là, revendiquant aux yeux du monde une
médiocrité, sinon une volonté d’auto-sabordage, débarrassée de tout scrupule ? Par
conséquent, d’où vient le segment « ἡμέων μηδὲ εἷς ὀνήιστος ἔστω » et quelle idée
exprime-t-il exactement ?
71 Il semble que cette première partie du discours direct n’exprime pas la motivation réelle
des Éphésiens, mais sa transposition dans le système moral et politique d'Héraclite lui-
même qui, de ce fait, peut en être considéré comme l’auteur effectif. Pour le dire
autrement, le penseur met ici au jour le revers des justifications sans doute invoquées par
les votants : en effet, si, pour les Éphésiens, l’expulsion se justifie par une volonté
acharnée de préserver la démocratie, fût-ce au prix de l’excellence, elle se mue, dans la
pensée de l’auteur, en une forme de cécité intellectuelle conduisant à préférer, à la
perfection d’un seul, la pesante loi du nombre. Là où la cité qualifia peut-être Hermodore

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« d’homme le plus dangereux » ou « le plus nuisible », Héraclite, jugeant des qualités de


son ami, entendit « le plus utile ».
72 Comme on le voit, le discours source, virtuellement prononcé par les concitoyens
d'Héraclite, diffère sans doute aucun de celui que nous ressert le fragment, et ce pour la
simple et bonne raison que, quelle qu’ait pu être sa gloire ou sa noirceur, Hermodore ne
fut pas chassé en raison même de son utilité, mais parce que son aura menaçait
l’organisation démocratique de la cité. Le contenu du discours direct repose donc ici sur
une construction polyphonique très subtile puisque, dans une juxtaposition naturelle des
voix, elle rapporte la sentence effective infligée à l’homme illustre, tout en substituant
aux motifs bien réels des Éphésiens une vision toute héraclitéenne de la situation : par ce
procédé de transmutation discursive, Héraclite dévoile à ses concitoyens la réalité de leur
action, laquelle les a conduits à chasser selon lui non pas l’homme le plus dangereux, mais
le citoyen le plus utile et le plus valeureux75.
73 Comment interpréter, sur le plan linguistique, la construction de ce discours direct
hybride, juxtaposant, en un continuum apparemment harmonieux, deux systèmes de
pensée totalement opposés, à savoir, d’une part, la défense historique du régime
démocratique et, de l’autre, le choix de l’efficacité tant regretté par Héraclite ?
74 La réponse, il me semble, peut nous être apportée par la notion de ‘discours représenté’
développée par le linguiste N. Fairclough. Dans le cadre de l’analyse de corpus issus des
médias, il constate que la notion traditionnelle de ‘discours rapporté’ ne suffit pas à
rendre compte d’un certain nombre d’énoncés qui, pour une raison ou pour une autre,
prêtent à un locuteur des propos qu’il n’a jamais prononcés : parce qu’il s’agit, par
exemple, du décryptage de sous-entendus, d’une synthèse personnelle ou, encore, d’une
anticipation quant à la réponse attendue. Le chercheur propose alors d’utiliser la notion
de ‘discours représenté’ qui, plus vaste et moins précise, inclut toute forme de
représentation du discours d’autrui au sein d’un énoncé propre.
75 L’avantage offert par cette notion, eu égard à celle de discours rapporté, réside dans le
fait qu’elle permet d’englober la relation de propos qui n’ont, dans les faits, jamais été
prononcés, mais dont le locuteur citant, de bonne foi ou non, tient l’attribution à un autre
locuteur pour légitime. Alors même que le concept de discours rapporté semble par
définition exclure les propos inexacts ou inventés ne rapportant rien du tout, celui de
discours représenté, plus extensible, affiche officiellement son indifférence à l’égard du
critère de véracité. Autrement dit, au sein du dispositif discursif analysé, la notion de
discours représenté ne fait pas seulement place aux différents locuteurs impliqués –
citant et cité –, mais aussi à la notion de point de vue, le rapporteur étant susceptible soit
de fabriquer un énoncé-source, soit d’en exprimer sa perception propre et, de ce fait, d’y
imprimer des appréciations subjectives76.
76 Comme l’expliquent les linguistes scandinaves H. Nølke, K. Fløttum et C. Norén, alors que
la notion de discours rapporté induit l’idée d’une relation exacte, « [d]ans le DR [c’est-à-
dire le discours représenté], LOC [soit le locuteur citant] construit une image d’un
personnage à qui il fait prendre la parole »77, l’authenticité de cette construction et, avec
elle, de la parole rapportée n’étant en aucun cas garantie.
77 Ainsi, le propos placé dans la bouche des Éphésiens en B121 relève-t-il des deux modalités
à la fois : du discours rapporté – parce qu’il comprend la relation, sans doute fidèle, d’un
énoncé antérieur (ἄλλῃ τε καὶ μετ΄ ἄλλων ) prononcé par un groupe d’individus
explicitement identifié (Ἐφέσιοι φάντες) – et du discours représenté – parce que, dans un

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même temps, s’y intègre, en intrus, le point de vue même de l’énonciateur citant (ἡμέων
μηδὲ εἷς ὀνήιστος ἔστω). Ainsi, le locuteur citant se profile-t-il non pas uniquement à la
marge du discours, comme il est d’usage dans ce type de structure énonciative, mais
également en son sein, livrant d’un seul jet et un jugement prononcé par autrui, et son
évaluation propre dudit jugement, cristallisée autour du ὀνήιστος.
78 Pour conclure, j’aimerais souligner que, de même qu’en B48, il n’était pas question de
faire d’Héraclite l’anticipateur de la sémiologie moderne, de même n’ai-je pas l’intention
de mettre sur le compte d’une linguistique de l’énonciation précoce l’entrelacs de voix
sophistiqué que donne à entendre B121. Il n’est pas besoin, du reste, de développer une
compréhension théorique du discours représenté pour savoir en user.
79 En revanche, il me semble que la déstructuration du contenu, juxtaposant deux
énonciateurs distincts afin de créer un effet d’ironie mordante, suggère un entendement
préalable de l’existence des voix et, avec lui, de l’attribution du discours à des locuteurs
singuliers. La rupture délibérée du contrat discursif, provoquée par la jonction de deux
voix en réalité autonomes, n’est concevable que dans la mesure où chacune d’elles devrait,
en principe, échoir à des énonciateurs indépendants. Or, si l'immixtion de l’énonciateur
au sein de la relation perturbe les codes linéaires du discours rapporté, c’est bien parce
qu’elle suppose en amont une compréhension, fût-elle encore informelle, du schéma
classique de hiérarchisation des voix régissant en principe les relations entretenues par le
rapporteur, auteur du discours encadrant, et les rapportés, auteurs du discours encadré.
Il me semble que, dérogeant sciemment aux règles classiques de l’énonciation pour
venger le sort inique réservé à son ami, Héraclite démontre, paradoxalement, sa parfaite
compréhension des règles discursives en question.

Conclusion : la constellation
80 La langue a ceci de particulier que, bien qu'érigée en domaine d'étude à part entière – au
même titre, par exemple, que la physique, la métaphysique ou l'éthique –, elle demeure
pour le philosophe, en même temps que l'objet observé, l'un des outils de la dissection. Si
on la compare à d’autres domaines de la connaissance, à l’instar par exemple de la
théologie, l’on constate que la réflexion sur le langage peut témoigner d’une
redistribution des ordres de la pensée. Dans le cadre d’une étude portant sur la nature du
divin, le chercheur peut, selon l’angle adopté, développer une pensée de premier ordre,
traitant de l’entité transcendante elle-même, et une pensée de second ordre, abordant de
façon réflexive la manière dont il pense, étudie ou analyse l’entité en question. Dans le
cadre d’une étude portant sur le langage, les deux approches demeurent certes possibles,
puisque l’on peut aussi bien s’atteler aux différents aspects de la langue qu’à la nature de
la réflexion langagière en elle-même.
81 Cependant, la différence réside dans le fait que, contrairement aux entités divines, la
langue n’est pas seulement objet d’étude, qu’il soit direct – dans le cas du premier ordre –
ou indirect – dans celui du second –, mais aussi, à tout moment, véhicule indissociable de
la réflexion, possédant pour le spécialiste le double statut d’objet d’analyse et de vecteur
de la pensée. Autrement dit, ce n’est pas avec dieu que l’on évoque le divin, mais c’est
avec la langue que l’on parle de la langue. Et pour cette raison, précisément, il est possible
de supposer que, chez un penseur comme Héraclite, à une époque où les sciences du

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 19

langage n’ont pas encore éclos, c’est dans l’exploitation consciente des potentialités du
langage que se nichent les prémices d’une pensée de second ordre78.
82 En ce sens, la langue constitue un formidable catalyseur de réflexivité, puisque, toujours
présente, elle demeure susceptible, à des degrés divers, de réverbérer les connaissances
théoriques qu'en ont ses utilisateurs. Ainsi, quand bien même elle se soustrait à une
pensée de premier ordre explicite, la compréhension théorique de la langue peut encore
se profiler au sein du seul maniement, comme cela semble avoir été le cas chez Héraclite.
Celui-ci est alors peut-être plus poète que philosophe, qui pense la langue quand il la fait
ou qui la fait pour la penser.
83 Le recours à nombre des dispositifs présentés dans le cadre de cette étude est, bien
évidemment, antérieur à Héraclite et, pour ce qui est du langage commun, sans doute très
répandu, puisque leur existence même y invite. Ce qui, en revanche, peut dénoter un
recul et une première forme de réflexion technique, c'est le recours pensé et délibéré à
ces fonctions du langage, ce dans le but, d'une part, d'établir des rapports avec l'ontologie
et, d'autre part, de témoigner non seulement de ce que peut la langue mais, aussi, de ce
qu'elle est.
84 L’un des points selon moi saillants de notre lecture vient de ce que l’apport de l’Éphésien
aux sciences du langage ne se caractérise pas, primairement, par le contenu de thèses ou
de théories bien précises, mais par la compréhension d’un certain nombre de structures
fondamentales de l’énoncé et, à travers elle, par un premier mouvement, implicite
encore, vers l’unité organique de ce qui, à l’époque archaïque, se présente comme une
galaxie éparse de réflexions isolées : la langue.

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NOTES
1. Je reprends ici à mon compte l’ambiguïté voulue par A. de Libera pour le titre de son
ouvrage Penser au Moyen Âge : « Cela s’entend de deux façons. La première suggère que
l’on pensait au Moyen Age, qu’il existait, en ce lointain millénaire, quelque chose comme
des penseurs et une pensée ; la seconde, corrélative, dit que de temps à autres, nous
ferions bien de nous en souvenir, en un mot : d’y penser. » Alain de Libera (1991), Penser
au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, p. 9. De même, je tenterai de déterminer, au travers
de l’exemple singulier offert par Héraclite, d’une part comment la langue se pouvait
penser avant Platon et, de l’autre, comment, aujourd’hui, nous pouvons nous-mêmes la
réfléchir, lorsque nous nous attelons aux corpus archaïques.
2. Depuis F. de Saussure au moins, les notions de « langue » et de « langage » possèdent en
principe deux significations distinctes : la première renvoie aux ensembles systématiques
de règles et de dispositions identifiables caractérisant des systèmes de communication
singuliers – tels que, par exemple, le français, l’arabe ou le chinois –, alors que la seconde
désigne la capacité de communication inhérente à l’être humain en général. Selon le
linguiste, la langue constitue donc un acte du langage parmi tant d’autres. Voir Ferdinand
de Saussure (1916, 1995), Cours de linguistique générale, Paris, Éditions Payot & Rivages,
p. 14-21. Dans le cadre de cet article, il ne sera pas question de cette distinction et, très
peu, sinon en filigrane, du langage au sens technique où l’entend F. de Saussure. Pour
cette raison, je recourrai ici à ces deux termes de manière indifférenciée, ce pour
renvoyer aussi bien à la langue grecque qu’à l’usage spécifique qu’en propose Héraclite.
3. Comme l’explique A. Laks, l’intégration des Sophistes au corpus présocratique pose
doublement problème, soit à la fois sur le plan de la chronologie et du concept. D’une
part, parce que « [l]e préfixe « pré- » suggère une antériorité chronologique, alors que
certains des Présocratiques, et non des moindres, sont des contemporains de Socrate, [à
l’instar de] la plupart des Sophistes, quand ce n’est pas de Platon » (p. 22) et, d’autre part,
« si Socrate est le philosophe de la pratique, on ne voit pas bien pourquoi les Sophistes,
dont l’attention se porte en grande partie sur les problèmes de la communauté humaine
(la loi, la justice, le procès, la persuasion), seraient des Présocratiques » (p. 23). André
Laks (2002), « Philosophes présocratiques. Remarques sur la construction d'une catégorie
de l'historiographie », in André Laks & Claire Louguet (éds.), Qu’est-ce que la philosophie
présocratique ? What is Presocratic Philosophy ?, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion p. 22-23. A. Laks entrevoit une possible résolution au second point, s’il s’agit
de considérer Socrate comme le philosophe non de l’éthique, mais du concept et de la
définition. Il souligne toutefois que, dans ce cas même, l’on serait en droit de se demander
si les Sophistes ne développent pas, eux aussi, une pensée de second ordre, portant sur la
pensée elle-même. Finalement, pour contingent qu’il soit, le critère de la fragmentation
actuelle du corpus demeure l’une des rares justifications objectives quant à leur

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incorporation à la collection présocratique. Voir, sur ce dernier point, André Laks (2006),
Introduction à la « philosophie présocratique », Paris, Presses Universitaires de France,
p. 50-53. Dans la mesure où le présent travail adopte une perspective fondamentalement
diachronique, tentant de situer un penseur archaïque au sein de l’histoire occidentale des
sciences du langage, je me bornerai ici à traiter les Sophistes en successeurs d’Héraclite.
4. Il sera peut-être utile de préciser ici que le présent article est extrait d’une
investigation plus large dans laquelle, partant de la philosophie du langage chez Platon,
et tout particulièrement du Cratyle, je tente de proposer, à rebours de l’ordre des années,
une vue diachronique de l’éclosion des ordres de la pensée – remontant d’une étude de la
langue de premier, voire de second ordre, chez le fondateur de l’Académie, à une
expression archaïque, contenue dans son usage même, chez certains Présocratiques.
5. Dans la mesure où la nomenclature des fragments proposée par H. Diels et W. Kranz
(1903, 1951) demeure la plus connue aujourd’hui encore, j’y recourrai ici par souci de
commodité.
6. Il est, dans le cas d’Héraclite, difficile de parler de « phrase », au sens où nous
l’entendons en principe, et ce pour trois raisons au moins. D’une part, parce que, comme
pour tout autre Présocratique, la forme exacte de l’œuvre originale nous est aujourd’hui
inconnue et que, pour cette raison, nous ne disposons pas de la longueur et de
l’articulation initiales de chacun des segments, telles que voulues par le penseur : en ce
sens, il est parfois difficile de déterminer si, oui ou non, nous avons aujourd’hui affaire à
des fragments de fragments, c’est-à-dire soit à des segments de phrases toujours présents
dans le corpus mais actuellement disloqués, soit à des vestiges isolés – comme il en existe
pour la pierre –, survivants d’une séquence plus longue partiellement perdue. D’autre
part, parce que, dans le cas bien précis d’Héraclite, le genre même de l’œuvre nous est
inconnu et que nous ne savons pas s’il s’agissait d’un poème continu, d’un texte en prose
(poétique) ou d’un ensemble d’apophtegmes se répondant de manière plus ou moins
étroite. Enfin, parce que la langue singulière d’Héraclite, avec ses chiasmes, ses asyndètes,
ses métaphores et ses allitérations nombreux, laisse planer un doute quant à la clôture de
chaque segment. Pour toutes ces raisons, je recours plus volontiers au terme de
« séquence », ici entendu comme une unité sémantico-syntaxique susceptible de faire
sens, sans que rien ne doive être supposé ni de l’agencement original de l’œuvre, ni de ses
différentes parties constitutives.
7. “The conscious resolve to demystify the world is not only about the world; it is also an
effort to guide one's thoughts: it is thinking about thinking. This is what we call second-
order thinking. People in all cultures 'think'. Not all 'thinking', whether it is about the
world, or society, or the affairs of the individual, is second-order. The body of knowledge
in any area –primitive cosmology or General Relativity– as long as it consists of thoughts
about the world, is not second-order thinking. All 'images of knowledge', i.e. our thoughts
about knowledge, are second-order thinking”. Yehuda Elkana (1986), “The emergence of
second-order thinking in classical Greece”, in Shmuel N. Eisenstadt (ed.), Origins and
Diversity of Axial Age Civilizations, Albany, State University of New York Press p. 40. (C’est
l’auteur qui souligne.) Dans une note, où l’auteur relève combien, malgré sa popularité, le
terme de « second ordre » a connu peu d’évaluation critique de la part des chercheurs, il
précise une fois encore le sens qu’il lui attribue dans le cadre de son analyse, et que je
reprends ici à mon compte : « La manière dont [le mot] est utilisé ici, soit comme
réflexivité, c’est-à-dire comme une pensée sur la pensée consciente, systématique […] »
(« The way it is used here, namely as reflexiveness, i.e., conscious, systematic thinking
about thinking […] ») p. 488.

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 24

8. Voir Yehuda Elkana (1986), “The emergence of second-order thinking”, p. 60-65.


9. André Laks (2002), « Philosophes présocratiques », p. 28. Voir également, dans le même
article, p. 18-20.
10. La recherche de définitions contemporaines délimitant, de manière définitive et
univoque, ces deux grandes disciplines voisines que sont la linguistique et la philosophie
du langage, confronte inévitablement à leur évidente porosité, les deux domaines
connaissant des points de jonction innombrables, sinon, ponctuellement, de parfaites
superpositions. Autrement dit, tant que l’on se borne à les comparer sur la seule
dimension interne à la langue – en mettant par exemple en regard questions, méthodes et
analyses –, la démarcation demeure incertaine. En revanche, l’une des distinctions
fondamentales qui appert à la lecture des spécialistes, et qui repose non pas sur le type de
questions traitées, mais sur la finalité de chacune de ces deux disciplines, vient du
mouvement asymptotique qui, toujours, porte la philosophie à l’extérieur du langage,
c’est-à-dire de la manière dont la structure et la fonction de la langue sont susceptibles
d’éclairer, pour le philosophe, celles-là même qui régissent et le monde, et la pensée. « On
peut dire que c’est au moins à partir du Cratyle de Platon que la philosophie s’est occupée
du langage : de son origine, de ses fonctions, du fondement de sa capacité à exprimer des
significations ; et plus particulièrement des différentes « parties du discours » et de leurs
fonctions, des différents types de relation sémantique, du rapport entre langage et
pensée, langage et monde externe, langage et société humaine, et d’un très grand nombre
d’autres problèmes à propos desquels le langage est pertinent. » Diego Marconi (1995,
1997), La philosophie du langage au XXe siècle, Paris, Éditions de l’Éclat, p. 9, ainsi que
p. 16-20. Si nombre de disciplines inhérentes à la linguistique s’intéressent elles aussi
spécifiquement aux rapports entretenus par la langue et le monde extralinguistique – à
l’instar, par exemple, de la pragmatique, dont les Sophistes demeurent les plus illustres
préfaciers –, l’on peut néanmoins maintenir la distinction, en ce que la linguistique, dans
un mouvement rotatoire qui n’est pas celui de la philosophie du langage, se penche sur
l’extérieur pour mieux revenir à la compréhension interne de la langue et, partant, à sa
mécanique propre.
11. Comme le souligne F. Ildefonse, « la date étonnamment tardive de la constitution de la
grammaire ne signifiait pas l'absence de toute analyse linguistique [puisque] les Sophistes
semblaient avoir amorcé de telles analyses ». Frédérique Ildefonse (1997), La naissance de
la grammaire dans l'Antiquité grecque, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, p. 12. En
revanche, elle dit sans aucun doute quelque chose de ce point aveugle de la réflexion
ancienne que constitue la langue comme objet d’étude.
12. Le débat qui touche à l’authenticité et, partant, à la datation de la Τέχνη γραμματική,
est aussi riche qu’ancien, puisqu’il remonte au Moyen Âge byzantin et nourrira la
polémique jusqu’au XXe siècle encore, opposant les défenseurs de Denys le Thrace à ceux
pour qui le texte, synthèse déjà épurée des grands ouvrages antérieurs, remonte en fait
aux IIIe ou IVe siècle de notre ère. Les deux grands arguments invoqués à l’appui de la
thèse de l’inauthenticité reposent, d’une part, sur l’idée qu’il y aurait d’importantes
dissensions entre certaines positions grammaticales présentées dans le traité et ce que
nous savons par ailleurs des conceptions avancées par Denys le Thrace et, d’autre part,
sur l’argument a silentio selon lequel les papyri les plus anciens citant l’ouvrage
remontent au Ve siècle ap. J.-C. Pour une vue synthétique de ce problème, l’on peut entre
autres se reporter à Vincenzo Di Benedetto (1990), “At the origins of Greek grammar”,
Glotta LVIII, p. 19-39 ; Alan Kemp (1991), “The emergence of autonomous Greek
grammar”, in Peter Schmitter (Hrsg.), Geschichte der Sprachtheorie, Tübingen, Gunter Narr,

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 25

p. 302-333 ; Jean Lallot (1995), « Grammatici certant : vers une typologie de l’argumentation
pro et contra dans la question de l’authenticité de la Technè », in Vivien Law & Ineke
Sluiter (eds.), Dionysius Thrax and the Technè Grammatikè, Münster, Nodus Publikazionen,
p. 27-39 ; et Frédérique Ildefonse (1997), La naissance de la grammaire dans l'Antiquité
grecque, p. 447-460.
13. Sur l’émergence et l’évolution de la notion de ‘langue’ comme ensemble articulé, voir
Frédérique Ildefonse (1997), La naissance de la grammaire dans l'Antiquité grecque, p. 42-44. À
cet égard, il est intéressant de noter que l’auteur embraie son exposé diachronique par la
remarque suivante : « Il est bien clair que c’est par commodité que je parle ici de
« langage ». Les textes [anciens] semblent bien parler, implicitement, de ce que nous
entendons par « langage », puisque nous y reconnaissons la mention de ses constituants.
Nulle mention n’y est faite, en revanche, d’un ensemble ou d’une unité générique qui
recouperait éléments, syllabes, mots et énoncés » (p. 42).
14. Dubravko Škiljan (1999), « La pensée linguistique grecque avant Socrate », Cahiers
Ferdinand de Saussure. Revue suisse de linguistique générale, No 51/1998, p. 13. (C’est moi qui
souligne.) Dans son article aux allures programmatiques, D. Škiljan distingue, chez les
Présocratiques, quatre possibles niveaux de réflexion linguistique : 1) le maniement de la
langue lui-même, notamment à travers la forgerie de tropes et de figures stylistiques
aussi complexes que variés, 2) les observations, ponctuelles mais explicites, effectuées sur
la langue par des penseurs tels que Xénophane, Héraclite, Parménide ou Démocrite, 3) la
présence d’une théorie linguistique globale in nuce chez certains d’entre eux et,
finalement, 4) la correspondance entre l’épistémologie des penseurs archaïques et les
théories du langage contemporaines. Dans le cadre de mon article, je tenterai
précisément de démontrer que, d’une part, 1) le premier plan se peut confondre avec 3) le
troisième, le maniement de la langue témoignant indirectement d’une conceptualisation
précoce et que, d’autre part, ces deux aspects, chez Héraclite du moins, supplantent en
profondeur et en précision 2) le deuxième niveau, celui-ci étant affaibli, si l’on peut dire,
par la polysémie des termes-clefs et les circonlocutions thématiques de l’auteur.
15. Norman Kretzmann (1971), “Plato on the correctness of names”, American Philosophical
Quarterly, 8/2, n. 1. Sur cette même question, voir également Marieke Hoekstra & Frank
Scheppers (2003), « Ὄνομα, ῥῆμα et λόγος dans le Cratyle et le Sophiste de Platon. Analyse
du lexique et analyse du discours », L'Antiquité classique 72, p. 55.
16. Pascale Hummel (2007), De lingua Graeca. Histoire de l'histoire de la langue grecque, Bern,
Peter Lang, p. 38-39.
17. Sans partager la thèse radicale d’E. A. Havelock, selon laquelle il y aurait
concomitance entre, d’une part, l’implantation de l’écriture en Grèce ancienne et, d’autre
part, la naissance de la philosophie, je le rejoins toutefois, au vu de ses analyses
textuelles, quant à l’idée de penseurs cherchant à développer un langage nouveau, en
césure avec celui de la poésie archaïque, tout en demeurant soumis aux codes d’une
culture fondamentalement orale portée par le public. « The pre-Socratics would be
expected to compose on papyrus, but under what I may call ‘audience control’. In their
own inner thoughts, they were trying to break with the oral tradition. But their public
still had to memorize their statements and consequently these would reflect a
transitional stage in the passage from pre-literacy to literacy. The philosophers would
want to reach forward, but also be impelled to look behind, and their style of composition
would be expected to reflect this ambivalence. » Eric A. Havelock (1966), “Pre-literacy and
the Pre-Socratics” in Bulletin of the Institute of Classical Studies, 13/1, p. 51. Dans le cadre de
son étude, l’auteur se penche plus particulièrement sur le corpus d’Héraclite, afin de

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démontrer que certains traits typiques de sa prose poétique confirmeraient l’hypothèse


d’une formulation pensée pour une transmission orale. Ces caractéristiques sont de trois
ordres et visent toutes à faciliter la mémorisation, fonction fondamentale d’un
apprentissage dépourvu de support écrit : d’abord, des formules brèves et percutantes
(par exemple en B11, B33 ou B54), ensuite, des jeux de sonorité divers et variés (par
exemple en B30, avec la récurrence du son /o/), enfin, un champ lexical de l’écoute
particulièrement prégnant, témoignant d’un rapport étroit à l’audition (par exemple en
B1).
18. Voir Eugen Coșeriu (1975, 2015), Geschichte der Sprachphilosophie. Band 1 : Von Heraklit
bis Rousseau, Tübingen, Narr Francke Attempto Verlag, p. 21-30.
19. Voir Daniele Gambarara (1989), « L’origine des noms et du langage dans la Grèce
ancienne », in Sylvain Auroux (éd.), Histoire des idées linguistiques. 1. La naissance des
métalangages en Orient et en Occident, Liège ; Bruxelles, Pierre Mardaga, p. 79-85. L’auteur
consacre cependant quelques pages à Phérécyde de Syros (p. 83), Xénophane de Colophon
(p. 83) et Pythagore de Samos (p. 83-85), insistant avant tout sur l’importance des jeux
étymologiques dans le choix de certains noms communs.
20. Voir Françoise Desbordes (1989), « Les idées sur le langage avant la constitution des
disciplines scientifiques », in Sylvain Auroux (éd.), Histoire des idées linguistiques. 1. La
naissance des métalangages en Orient et en Occident, Liège ; Bruxelles, Pierre Mardaga,
p. 152-159. Se fondant sur deux éléments historiques disjoints, F. Desbordes esquisse
cependant la piste, spéculative, d’une pensée sur le langage à l’époque archaïque : d’une
part, en raison de la multiplication des approches formulées à partir des Sophistes, celles-
ci suggérant un prélude, fût-il timide, à l’ère précédente (p. 154), d’autre part, les
ajustements successifs apportés à l’alphabet grec, lesquels indiqueraient une réflexion à
l’égard de l’écrit, et donc de la langue (p. 155). Ces deux hypothèses ne sont toutefois pas
approfondies.
21. Daniele Gambarara (1989), « L’origine des noms et du langage dans la Grèce
ancienne », p. 80-81.
22. Daniele Gambarara (1989), « L’origine des noms et du langage dans la Grèce
ancienne », p. 81.
23. Je n’inclus pas ici le fragment B72, dont le τῷ λόγῳ, au datif, est considéré par M.
Marcovich comme une glose incise de l’auteur citant, à savoir Marc Aurèle. Voir Miroslav
Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary. Editio Maior, Sankt
Augustin, Academia Verlag, p. 17-18.
24. Le λόγος, tel qu’employé par Héraclite, est plus précisément soumis à une double
polysémie : la première, inhérente à l’usage ancien de ce terme pluriel, ce dans la mesure
où ses acceptions multiples essaiment les fragments – notamment au travers des idées de
« proportion » ou de « réputation » –, la seconde, interne au corpus de l’auteur, puisqu’au
sein même du sens spécifiquement philosophique esquissé par les séquences subsistent de
nombreux flottements, la consistance sémantique n’étant pas assurée d’une occurrence à
l’autre. À cet égard, comme le constate E. Hülsz Piccone : « Debido a la fuerte y compleja
carga semántica que la palabra tiene en los textos de Heráclito, parece muy difícil
establecer una significación común válida para todos los usos documentados en los
fragmentos mismos (en total, diez usos en nueve fragmentos), de suerte que en principio
debe hablarse más bien de los significados de logos, siempre en plural. ». Enrique Hülsz
Piccone (2011), ΛΟΓΟΣ. Heráclito y los orígenes de la filosofía, México, Universidad Nacional
Autónoma de México, p. 75.

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 27

25. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary,
p. 278-290. Les fragments B31, B39 et B108 n’étant pas pertinents dans le cadre de la
présente recherche, je me contente de renvoyer ici à l’édition de M. Marcovich où ils
peuvent être consultés.
26. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary,
p. 524-525.
27. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary,
p. 440-443.
28. « οὐκ ἐμοῦ, ἀλλὰ τοῦ λόγου ἀκούσαντας ὁμολογεῖν σοφόν ἐστιν ἓν πάντα εἶναί ».
Voir M. Marcovich (1967, 2001), p. 111-118.
29. « βλὰξ ἄνθρωπος ἐπὶ παντὶ λόγῳ ἐπτοῆσθαι φιλεῖ ». Voir Miroslav Marcovich (1967,
2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary, p. 560-561.
30. « τοῦ δὲ λόγου τοῦδ᾽ ἐόντος ἀεὶ ἀξύνετοι γίνονται ἄνθρωποι καὶ πρόσθεν ἢ
ἀκοῦσαι καὶ ἀκούσαντες τὸ πρῶτον· γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε
ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων, ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι
κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει· τοὺς δὲ ἄλλους ἀνθρώπους
λανθάνει ὁκόσα ἔγερθέντες ποιοῦσιν, ὅκωσπερ ὁκόσα εὕδοντες ἐπιλανθάνονται ». Voir
Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary, p. 2-11. Le
fragment B1 a donné lieu à de nombreuses discussions s’agissant de l’édition de certains
termes, tels que le τοῦ δὲ initial ou l’adverbe ἀεὶ. L’on en trouve une présentation
détaillée dans Serge N. Mouraviev (2006a), Heraclitea. III. 3. B/i. Les fragments du Livre
d’Héraclite. B. Les textes pertinents, extraits des sources (II. A et II. B), Sankt Augustin,
Academia Verlag, p. 2-4.
31. « διὸ δεῖ ἕπεσθαι τῷ ξυνῷ· τοῦ λόγου δ’ ἐόντος ξυνοῦ ζώουσιν οἱ πολλοὶ ὡς ἰδίαν
ἔχοντες φρόνησιν. ». Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a
Short Commentary, p. 88-97.
32. « ψυχῆς πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν
λόγον ἔχει ». Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short
Commentary, p. 365-370.
33. « ψυχῆς ἐστι λόγος ἑαυτὸν αὔξων ». Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus.
Greek Text with a Short Commentary, p. 568-570.
34. Voir Laura Gianvittorio (2010), Il discorso di Eraclito. Un modello semantico e cosmologico
nel passaggio dall'oralità alla scrittura, Hildesheim, Georg Olms Verlag, p. 158-159.
35. Comme l’expliquent F. Ildefonse et J. Lallot, « le logos, que l’on peut traduire par énoncé
, intervient en quatrième position, après l’élément ou la lettre, la syllabe et le mot. De
nombreux textes philosophiques le présentent comme un point d’arrêt, une réussite et,
au sens musical, une mesure dans l’ordre de l’expression ». Voir Frédérique Ildefonse,
Jean Lallot (2017), « Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de
l’énoncé », Langages 2017/1 (N° 205), p. 74, ainsi que, sur la notion de « complexité
croissante » des unités constitutives de la phrase, n. 1. Les deux auteurs soulignent que,
chez Platon, le terme ῥῆμα ne fut cependant pas loin, dans certains cas, de reproduire
l’idée exacte d’énoncé, comme en Protagoras 343b, où il s’applique à un proverbe de
Pittacos tout entier. Si le terme ne s’est pas imposé sous cette acception-là, c’est
précisément parce qu’à l’époque déjà, il circonscrivait une partie singulière de l’énoncé,
laquelle s’opposait à l’ὄνομα, c’est-à-dire au sujet : il renvoyait alors non pas à l’ensemble
de la séquence composée, mais au seul verbe. La concurrence, fugace, s’éteindra donc
rapidement, ce au profit du seul λόγος-énoncé.

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 28

36. Comme en témoigne la proposition de G. S. Kirk, lequel parvient à tenir à l’écart la


signification fondamentalement linguistique de la première occurrence de B1, il demeure
possible, même dans ce cas, d’interpréter le terme comme une loi de constitution
ontologique des choses sans rapport aucun à la langue ou au discours, en arguant que le
verbe ἀκούω revêt ici le sens métaphorique d’ἕπομαι utilisé en B2, c’est-à-dire de
« suivre » ou d’« obéir ». Ainsi ne s’agirait-il plus d’entendre un discours, mais de suivre,
intellectuellement, une loi cosmologique fondamentale. Voir Geoffrey S. Kirk (1954, 1970),
Heraclitus. The Cosmic Fragments, Cambridge, Cambridge University Press, p. 67.
37. « Un primer sentido, que puede llamarse genéricamente “lingüístico” (logos como
palabra, discurso, lenguaje) suele ser visto como el significado superficial. Pero, aunque
está presente en los dos usos del proemio, este sentido puramente lingüístico no parece
suficiente en las expresiones pertinentes por sí solas, sino que requiere un sentido
adicional, “ontológico”. Este doble sentido lingüístico-ontológico de logos pudiera estar
implicado (aunque con distintos matices e intensidades) en los […] usos restantes. Por
ahora, adelantemos sólo que, si se considera el texto con el cuidado debido, las nociones
de orden, proporcionalidad, racionalidad o legalidad objetivos son indispensables para
una mínima intelección de logos en Bl. » Enrique Hülsz Piccone (2011), ΛΟΓΟΣ. Heráclito y
los orígenes de la filosofía, México, Universidad Nacional Autónoma de México, p. 75-76.
38. Voir Eugen Coșeriu (1975, 2015), Geschichte der Sprachphilosophie. Band 1: Von Heraklit bis
Rousseau, p. 23-26.
39. Surnom donné à Apollon, en raison du caractère ambigu de ses oracles, « Loxias », par
une ironique analogie, est accolé au nom d'Héraclite par Lucien de Samosate, dans ses
Philosophes à l'encan § 14.
40. L’on peut d’ailleurs se demander si, de manière générale, la présence de champs
lexicaux déconnectés des sujets réellement abordés ne constitue pas une indication forte
de discours de second ordre.
41. « Δίκης ὄνομα οὐκ ἂν ᾔδεσαν, εἰ ταῦτα μὴ ἦν » : « Ils ne connaitraient pas le nom de
Justice, si ces choses n’existaient pas. » Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus.
Greek Text with a Short Commentary, p. 227-230.
42. Le fragment, tel qu’il nous est rapporté par Clément d’Alexandrie, ne mentionne pas
le substantif « injustices » – fruit d’une interprétation qui, pour être répandue, n’en
demeure pas moins discutable –, mais le pronom démonstratif au neutre pluriel ταῦτα,
c’est-à-dire « ces choses-là ». Pour cette lecture, voir par exemple Hermann Diels, Walther
Kranz (1903, 1951, 2004), « (das Ungerechte ? »), in Die Fragmente der Vorsokratiker, Erster
Band, Hildesheim, Weidmann, p. 156 ; Clémence Ramnoux (1959, 1968), « Les épreuves
qui forcent l'homme à crier : ce n'est pas juste ! », in Héraclite ou l’homme entre les choses et
les mots, Paris, Les Belles Lettres, p. 377 ; Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek
Text with a Short Commentary « i. e. wrongdoing or injustice », p. 229 ; Charles H. Kahn
(1979, 2001), « acts of injustice (adikia), violations of the law, with their resulting penalties
and punishment », in The Art and Thought of Heraclitus, Cambridge, Cambridge University
Press, p. 185 ; Marcel Conche (1986, 1991), « les hommes n'auraient pas connu le juste
nomos, le νóμος Δíκης s'il n'y avait eu les ἀδíκιαι », in Héraclite. Fragments, Paris, Presses
Universitaires de France, p. 393 ; et André Laks & Glenn W. Most (2016), « [i.e. les actions
injustes ?] », in Les débuts de la philosophie. Des premiers penseurs grecs à Socrate Paris,
Fayard, p. 277. Une autre ligne exégétique possible, reposant sur le contexte de citation
clémentin et le rapprochement de la séquence B23 avec la lettre pseudépigraphique VII
censément adressée par Héraclite à Hermodore d’Éphèse, consiste à supposer que le
pronom renverrait non pas aux « injustices », mais aux « lois » de la cité. Voir Geoffrey S.

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Kirk (1954, 1970), Heraclitus. The Cosmic Fragments, p. 124-129. Quoi qu’il en soit de
l’antécédent, le fragment semble moins se concentrer sur l’idée du nom lui-même que sur
celle de la dynamique épistémologique à l’œuvre dans la formation de la connaissance :
en somme, ce n’est que par association ou opposition que l’esprit parvient à une idée, en
l’occurrence celle de Justice.
43. « ἓν, τὸ σοφὸν μοῦνον, λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα » : « Un, la seule
chose sage, ne veut pas et veut être appelé du nom de Zeus ». Voir Miroslav Marcovich
(1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short Commentary, p. 444-446.
44. « Malgré un texte apparemment impeccable et, en tous cas, unanimement accepté par
pratiquement tous les modernes, ce fragment a donné lieu, au fil des décennies et des
siècles, à plusieurs lectures syntaxiques incompatibles entre elles […]. » Serge
N. Mouraviev (2006b), Heraclitea III. 3. B/iii. Les textes pertinents. Notes critiques, Sankt
Augustin, Academia Verlag, p. 41. Ces différentes constructions sont entre autres
présentées par Geoffrey S. Kirk (1954, 1970), Heraclitus. The Cosmic Fragments, p. 393-395 ;
et Carlo Diano & Giuseppe Serra (1980, 2001), Eraclito. I frammenti et le testimonianze,
Milano, Mondadori (Fondazione Lorenzo Valla), p. 163-164. C. Ramnoux reprend et
discute les hypothèses proposées par G. S. Kirk in Clémence Ramnoux (1959, 1968),
Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, p. 244-245.
45. Dans le cadre de son analyse, C. Ramnoux propose une autre approche, laquelle
resitue B32 dans la tradition de la correction des noms divins. Elle relève, en effet, l’usage
du génitif vieilli Ζηνὸς, possible référence dissimulée au verbe ζῆν, c’est-à-dire ‘vivre’ : en
ce sens, Héraclite signifierait subtilement que l’unité constitutive du réel peut et ne peut
être appelée ‘vie’, « parce que ce [qu’elle] révèle […], ce n’est pas la vie, [mais] la
contrariété qui fait alterner au monde le jour, la nuit et les saisons, les temps de paix et
les temps de guerre, les temps de famine et les temps de prospérité ». Clémence Ramnoux
(1959, 1968), Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, p. 403.
46. « Συμβαίνει οὖν ὀρθῶς ὀνομάζεσθαι οὗτος ὁ θεὸς εἶναι, δι᾽ ὃν ζῆν ἀεὶ πᾶσι τοῖς
ζῶσιν ὑπάρχει. » Platon, Cratyle, 396a-b. Voir, à ce sujet, l’exposé de Michel Fattal (2002),
« Vérité et fausseté de l’onoma et du logos dans le Cratyle de Platon », in Ontologie et
dialogue. Mélanges en hommage à Pierre Aubenque, Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
p. 19-20.
47. « ὁ θεὸς ἡμέρη εὐφρόνη χειμὼν θέρος πόλεμος εἰρήνη κόρος λιμός. ἀλλοιοῦται δὲ
ὅκωσπερ <πῦρ> ὁκόταν συμμιγῇ θυώμασιν ὀνομάζεται καθ΄ ἡδονὴν ἑκάστου » : « Dieu est
jour nuit hiver été guerre paix satiété faim. Il change comme le feu lorsqu’il est mêlé
d’épices est nommé selon le parfum de chacune d’elles. » Voir Miroslav Marcovich (1967,
2001), Heraclitus. Greek Text with a short Commentary, p. 413-420. La plupart des Modernes
s'accordent sur le fait que le manuscrit omet ici le mot désignant le support matériel du
parfum. C’est sur la nature de ce support que les avis divergent : Th. Bergk propose par
exemple οἶνοϛ (vin), E. Zeller ἀήρ (air), W. A. Heidel μύρον (onguent) et H. Fränkel ἔλαιον
(huile). Le πῦρ est entre autres retenu par H. Diels et W. Kranz, M. Marcovich et S.
N. Mouraviev. Pour une présentation exhaustive des diverses conjectures, voir Serge
N. Mouraviev (2006a), Heraclitea III. 3. B/i Les fragments du Livre d'Héraclite B. Les textes
pertinents, Sankt Augustin, Academia Verlag, p. 165.
48. Nos sources sont : Clément d'Alexandrie, Stromates IV, 49, I ; Théodoret de Cyr,
Thérapeutique des maladies helléniques VII, 39 ; Naassènes apud Hippolyte de Rome,
Réfutation de toutes les hérésies V, 8, 42, 44. Je me rapporte ici à l'appareil très complet de
Serge N. Mouraviev (2006a), Heraclitea III. 3. B/i, p. 72.

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49. Sauf indication contraire, les traductions des fragments d’Héraclite sont de moi.
50. Clémence Ramnoux (1959, 1968), Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, p. XIII.
51. Voir, par exemple, Clémence Ramnoux (1959, 1968), Héraclite ou l’homme entre les choses
et les mots, p. 109-110 ; Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short
Commentary, p. 514 ; Jean Bollack & Heinz Wismann (1972), Héraclite ou la séparation, Paris,
Éditions de Minuit, p. 118-119 ; Charles H. Kahn (1979, 2001), The Art and Thought of
Heraclitus, p. 231 ; Marcel Conche (1986, 1991), Héraclite. Fragments, p. 127 ; et Laura
Gianvittorio (2010), Il discorso di Eraclito, p. 43.
52. Dans la somme qu'il consacre à la religion grecque, Martin P. Nilsson analyse les
différents usages des termes, « μοῖρα », « μόρος » et « αἶσα », constatant dès l’abord de
son exposé le caractère originellement matériel de leur signification commune, laquelle
proviendrait de la notion de « part » dans le processus de division du butin. Martin
P. Nilsson (1944, 1955), Geschichte der grieschichen Religion. 1. Die Religion Griechenlands bis
auf die griechische Weltherrschaft, München, C. H. Beck'sche Verlagsbuchhandlung,
p. 361-362 (= [337/338]).
53. Pierre Chantraine (1968, 1999), Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des
mots, Paris, Klincksieck, p. 678-679, s. v. μείρομαι. Le substantif μόρος apparaît sous le point
1 (p. 678) et le substantif μοῖρα sous le point 3 (p. 679). Sur ce dernier terme, le philologue
précise que la version plurielle – ici utilisée par Héraclite – demeure rare, sinon pour
désigner « les Trois Parques ».
54. C'est justement cette redondance que J. Bollack et H. Wismann choisissent
d'accentuer dans leur traduction : « Plus grandes, les parts de vie obtiennent de plus
grandes parts à vivre. » La raison en est que, rendant le terme μόρος par « mort », l'on
prêterait selon eux à Héraclite une opinion à son époque communément admise, c'est-à-
dire triviale, selon laquelle les grands destins peuvent prétendre aux grandes
gratifications dans l'au-delà. Pour restituer au fragment son originalité supposée, les
deux philologues ne décalent que très légèrement le sens de chacun des substantifs, μόρος
renvoyant dès lors à l’idée d’« instant de vie qui atteint son terme » (p. 118) et μοῖρα à
celle de « ce qui, toujours, reste à vivre, parce que la voie de son accomplissement lui est
enlevée par anticipation » (p. 118-119). Le chiasme renforcerait selon eux la symétrie
entre le temps écoulé, déjà vécu, et le temps de l'avenir, encore ouvert. Si la justification
de la traduction, guidée par la recherche de l’originalité, s’entend fort bien,
l’interprétation globale qui en découle me semble, en revanche, inutilement alambiquée.
Jean Bollack & Heinz Wismann (1972), Héraclite ou la séparation p. 118-119.
55. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short Commentary,
p. 514.
56. Nos sources sont : Etymologicum Magnum, s. v. βιός ; Scholies à l'Iliade d'Homère I, 49 ;
Jean Tzétzès, Exégèse à l'Iliade, p. 101 ; Eustathe de Thessalonique, Commentaire sur l'Iliade
I, 49. Voir Serge N. Mouraviev (2006a), Heraclitea III. 3. B/i, p. 120.
57. Les substantifs βιός et βίος ne sont pas des homophones, en ce sens qu'ils se
distinguent par leur accent respectif, mais, en revanche, ce dernier n'ayant pas cours à
l'écrit, les deux termes devaient, dans l’Antiquité, se présenter comme des homographes
parfaits. Voir, sur ce point, Guido Calogero (1936), « Eraclito », Giornale critico della filosofia
italiana 17, p. 204.
58. Voir Marcel Conche (1986, 1991), Héraclite. Fragments, p. 423.
59. La plupart des solutions envisagées tendent, d’une manière ou d’une autre, à
dissoudre l’idée selon laquelle l’appellation serait ici inadaptée à son objet et réassignent

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 31

à Héraclite un assentiment profondément culturel à la correction du nom, ici combinée à


l’enseignement de l’union des contraires : voir, par exemple, Bruno Snell (1926), “Die
Sprache Heraklits ”, Hermes 61, p. 367-368 ; Geoffrey S. Kirk (1954, 1970), Heraclitus. The
Cosmic Fragments, p. 116-122 ; Clémence Ramnoux (1959, 1968), Héraclite ou l’homme entre
les choses et les mots, p. XVII ; Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a
short Commentary, p. 192-193 ; et Charles H. Kahn (1979, 2001), The Art and Thought of
Heraclitus, p. 201.
60. Pierre Chantraine précise que le terme τόξον est, chez Homère, environ cinq fois plus
courant que ne l'est βιός. C'est d'ailleurs sans doute la proximité avec son homonyme βίος
qui concourra à le faire disparaître. Voir Pierre Chantraine (1968, 1999), Dictionnaire
étymologique de la langue grecque, s. v. βιός, p. 176.
61. En réalité, le linguiste recourt à l'expression d'« image acoustique », peu au terme
habituel de « mot », moins encore à celui de « morphème ». Dans le chapitre consacré au
signe, il commence par réfuter l'idée commune selon laquelle « la langue, ramenée à son
principe essentiel, [serait] une nomenclature, c'est-à-dire une liste de termes
correspondant à autant de choses » (p. 97). Les raisons de sa critique sont au nombre de
trois. D'abord, parce que cette conception suppose que les idées préexisteraient à la
langue, alors même qu'il défend la thèse selon laquelle, sans la langue, « la pensée [serait]
comme une nébuleuse où rien n'est nécessairement délimité » (p. 155). Ensuite, parce
qu'elle ne dit pas « si le nom est de nature vocale ou psychique », c'est-à-dire si celui-ci
procède du son ou de l’image, cette dernière fût-elle subjectivement liée à des sons (p. 97).
Enfin, parce qu'elle implique que le mécanisme qui unit le mot à la chose constituerait
« une opération toute simple », ce qu'il n'est vraisemblablement pas (p. 97). Or, pour F. de
Saussure, du point de vue du processus cognitif qui préside à l'utilisation de la langue, le
signe met en relation non un objet et un mot, mais un concept – c'est-à-dire une
représentation mentale – et une « image acoustique » (p. 98, et particulièrement n. 1) :
cette dernière notion permet de faire saillir l'aspect non-articulé du son, tel qu'il peut
exister dans l'esprit, sans être prononcé. Ainsi, si le chercheur ne recourt pas au terme de
‘son’, c'est parce qu'il ne vise pas ici l'aspect matériel ou physique du mot, mais
« l'empreinte psychique » que celui-ci laisse dans l'esprit et, partant, la représentation
qui lui est associée (p. 98). Ainsi la théorie sémiologique de F. de Saussure est-elle
fondamentalement axée sur le fonctionnement cognitif et psychique des locuteurs, non
sur la déconstruction de la langue comme système désincarné. Ferdinand de Saussure
(1916, 1995), Cours de linguistique générale, p. 97 ; 98-99 et 155.
62. Ferdinand de Saussure (1916, 1995), Cours de linguistique générale, p. 99.
63. Ce qui ne signifie en aucun cas que mon analyse ne tient pas compte du terme ὄνομα,
mais qu’elle n’est pas contrainte de le faire, la synonymie patente des deux termes-clefs
du fragment attirant d’elle-même l’attention de l’auditeur ou du lecteur sur l’idée de
« nom ». Ainsi, la même analyse eût-elle été possible en l’absence du mot ὄνομα, rendu
dispensable par la prégnance de la synonymie : la séquence « τὸ τόξον βίος, ἔργον δὲ
θάνατος » aurait pu engendrer une même lecture, le rapprochement du sujet et de
l’attribut, pour être bien compris, induisant tout naturellement les notions d’homonymie
et de nom.
64. Nos sources sont : 1-6 Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres IX, 2 ; 1,
3-6 Strabon, Géographie XIV, 1, 25 ; 1, 3 [οἵτινες Ἑρμόδωρον] et 4-6 Cicéron, Tusculanes V,
36, 105. Voir Serge N. Mouraviev (2006a), Heraclitea III. 3. B/i, p. 305. Comme pour le
fragment B1, la plupart des éditeurs composent une version mixte à partir des différents
substrats susmentionnés.

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 32

65. Je présente le fragment B121 sous cette forme segmentée pour deux raisons d’ordre
différent : d’abord, parce que le séquençage original nous étant inconnu, ce type d’édition
permet d’offrir une autonomie relative à chaque unité syntaxico-sémantique minimale,
sans insister sur le caractère trompeusement clos de la phrase traditionnelle, ensuite,
parce que cette exposition permet de mieux visualiser chacune des composantes isolées
par l’analyse, à savoir, d’une part, le discours rapportant et le discours rapporté et,
d’autre part, au sein de ce dernier, les voix constitutives de la polyphonie tissée par
Héraclite.
66. Diogène Laërce utilise le terme d'ἑταῖρος pour qualifier la nature de leur rapport. Voir
Diogène Laërce IX, 2 (= A1).
67. Voir Serge N. Mouraviev (2000), « Hermodore d’Éphèse », in Dictionnaire des philosophes
antiques. III D’Eccélos à Juvénal, Paris, C.N.R.S. Éditions, p. 659-663.
68. Le recueil de ces Lettres inauthentiques compte neuf textes en tout, parmi lesquels une
Lettre du Roi Darius à Héraclite (I), une Lettre d’Héraclite au Roi Darius (II), une Lettre du
Roi Darius aux Éphésiens (III), quatre Lettres d’Héraclite à Hermodore (IV, VII, VIII et IX)
et deux Lettres d’Héraclite à Amphidamas (V et VI).
69. J.-P. Vernant mentionne, quant à lui, les dates de 508 et 507 av. J.-C., décrivant les
Réformes clisthéniennes de la manière suivante : « des mesures mises en œuvre [...] après
la chute de la tyrannie des Pisistratides pour fixer le nouveau cadre institutionnel qui
allait permettre, pendant des siècles, aux citoyens d’Athènes, de se gouverner eux-
mêmes, dans un régime de démocratie directe ». Jean-Pierre Vernant (1995), « Préface »,
in Clisthène et la démocratie athénienne, Paris, Les Belles Lettres, p. 7-8.
70. Marcel Conche (1986, 1991), Héraclite. Fragments, p. 143.
71. Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short Commentary, p. 541.
72. « Il était l'homme le plus capable d'être utile (ὀνήιστος) à tous. En l'expulsant, les gens
d'Éphèse n'ont égard ni à leur propre intérêt, ni à celui de la cité : Hermodore est banni,
quoique capable, parce que le plus capable. Il faut qu’aucune tête ne dépasse l'autre, cela
même au plan des capacités, ce qui fait ressortir l'absurdité de l'égalitarisme «
démocratique ». » Marcel Conche (1986, 1991), Héraclite. Fragments, p. 144. Miroslav
Marcovich propose, sur le plan de l’analyse morphologique, une approche convergente,
fondée sur la dissection du superlatif ὀνήιστος : selon lui, les Éphésiens n’auraient pas
rejeté le ὀνή- caractérisant Hermodore, ses compétences personnelles n’ayant aucune
raison de rebuter ses concitoyens, mais le –ιστος, c’est-à-dire le fait que lesdites
compétences le plaçaient au-dessus de chacun d’eux, menaçant ainsi le gouvernement de
tous par tous. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short
Commentary, p. 542.
73. Jacques-Henri Michel (1960), Grammaire de base du latin, Anvers, De Sikkel, p. 267. C’est
à dessein que je cite cette définition, laquelle me permet d’installer le distinguo futur
entre les notions de discours rapporté et de discours représenté. Il faut par ailleurs
souligner que la conceptualisation théorique du discours rapporté remonte au moins à
Platon, puisque l’on en trouve des traces dans un passage de La République III, en
392c-398b. Dans cet extrait fameux, où le philosophe affirme la dangerosité des poètes
pour l’équilibre de la cité juste, Socrate commente un passage de l’Iliade, en distinguant
entre les vers où le poète, narrant un événement, s’exprime en son nom propre et ceux
où, endossant la voix de l’un de ses personnages (en l’occurrence le vieillard Chrysès,
prêtre d’Apollon), il se doit d’en adopter l’élocution. C’est ainsi que Platon distingue entre
récit (διήγησις) – lorsque l’auteur parle en son nom propre – et imitation (μίμησις) – dans
les cas où il emprunte la voix d’un personnage.

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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 33

74. Jeanne Vigneron-Rosbach (2015), « Des spécialistes du (discours) direct ? », E-rea.


Revue électronique d’études sur le monde anglophone. 1. La syntaxe du discours direct en anglais §
7. Expliquant le préjugé positif dont jouit, dans nos esprits, le discours direct, D.
Maingueneau relève par ailleurs que sa récurrence, au sein de la littérature journalistique
par exemple, reste symptomatique de l’idée selon laquelle celui-ci serait plus fidèle à
l’énoncé-source que le discours indirect et permettrait par conséquent à son énonciateur
de paraître le plus objectif possible. Voir Dominique Maingueneau (1998, 2012), Analyser
les textes de communication, Paris, Armand Colin, p. 168.
75. De manière très schématique, le processus de transposition se peut illustrer de la
manière suivante : I. Propos source (prononcé par les Éphésiens) = Inconnu → II. Discours
rapporté lambda (susceptible d’être prononcé par n’importe qui) = ‘Ils ont dit : « Si
quelqu’un devient trop dominant, trop riche ou trop puissant, qu’il s’en aille (pour ne pas
nuire à notre équilibre démocratique). »’ → III. Discours représenté par Héraclite = ‘Ils ont
dit : « Si quelqu’un devient le plus utile d’entre nous, qu’il s’en aille. »’ En II. et III., la
conséquence demeure la même : en revanche, la représentation de la condition du
bannissement diffère selon le point de vue adopté, Héraclite représentant, par un adjectif
de son cru, non pas les motivations réelles des Éphésiens, mais l’imbécilité profonde
qu’elles trahissent.
76. Voir Norman Fairclough (1988), “Discourse representation in media discourse”,
Sociolinguistics 17, London, p. 125-139.
77. Henning Nølke, Kjersti Fløttum, Coco Norén (2005), « 3. Discours représenté », in
Henning Nølke, Kjersti Fløttum, Coco Norén (éds.), ScaPoLine. La théorie scandinave de la
polyphonie linguistique, Paris, Édition Kimé, p. 59.
78. Dans un article consacré à la notion de ‘grammaire universelle’ (ou GU) – laquelle
caractérise la fonction de l’esprit humain permettant d’associer efficacement
compréhension théorique et expérience empirique des règles grammaticales –, Noam
Chomsky considère que tout locuteur, quelle que soit sa langue maternelle, dispose d’une
connaissance tacite de sa grammaire. Il précise cependant que « cela ne veut pas dire que
[tout locuteur] possède un savoir propositionnel sur les principes et règles de sa
grammaire ; le linguiste, lui, pourra élaborer un tel savoir propositionnel […] ». Noam
Chomsky (1984), « La connaissance du langage » in Communications 40. Grammaire
générative et sémantique, p. 8. De la même manière, je ne prétends pas que le recours
simple, spontané et irréfléchi aux différentes potentialités de la langue témoigne
nécessairement d’une connaissance propositionnelle de ses mécanismes. En revanche, il
me semble que, dans le cadre d’une œuvre critique portant sur différents aspects du
monde et de la vie humaine, l’on peut supposer qu’un usage éminemment sophistiqué du
grec laisse entrevoir, incrusté dans la forme, le contenu propositionnel en principe
réservé aux philosophes et aux linguistes.

RÉSUMÉS
Avec les Sophistes, puis Platon et Aristote, les grands philosophes de l’Antiquité classique ont
démontré un intérêt marqué pour la question du langage, que ce soit dans ses parties

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constitutives ou dans sa dimension pragmatique. En revanche, les traces d’une réflexion explicite
remontant aux corpus archaïques sont, elles, plus diffuses. Dans le cadre de mon article, scindé
en deux parties, je proposerai, tout d’abord, une présentation synthétique des fragments
explicites d’Héraclite d’Éphèse – lesquels reposent sur le lexique du λόγος et de l’ὄνομα –, avant
que de plonger dans l’analyse détaillée de trois séquences implicites – à savoir B25, B48 et B121 –,
ce afin de démontrer que, (1) d’une part, il existe, chez ce penseur archaïque, une perception plus
ou moins aiguë des structures de la langue, que (2), d’autre part, celle-ci se déploie chez lui non
pas en une réflexion autonome, mais au travers même de l’usage pratique qui en est fait et que
(3), finalement, cette réflexion enclose dans son objet se révèle au moins aussi intéressante que
celle reposant sur le vocabulaire précité. La lecture ciblée de ces séquences permettra de
démontrer que, dans une époque antérieure aux grandes formalisations des philosophes et des
grammairiens grecs, les structures éminemment complexes mises en place par le poète
suggèrent, et parfois démontrent, une compréhension profonde de l’unité de la langue comme
organe coordonné et des articulations qui la composent.

Since the Sophists, and later on Plato and Aristotle, great philosophers of the Classical Antiquity
showed significant interest regarding the issue that language was, in both its different
component parts and in its pragmatic dimension. However, evidence of an explicit reflection in
Archaic corpora are much more elusive. In my paper, divided into two distinctive parts, I will
begin by providing an overview of the explicit fragments of Heraclitus of Ephesus –based on the
terms λόγος and ὄνομα–, and will then proceed to make a detailed analysis of three implicit
fragments –namely B25, B48 and B121– in order to demonstrate three different aspects. (1) On
the one hand, that Heraclitus has a more or less sharpened perception of the structure of
language, (2) on the other hand, that this insight doesn’t unfold as an autonomous reflection, but
through the practical use made of it, (3) finally, the latter seems to be as interesting as the one
based on the aforesaid lexical field. The targeted reading of these fragments will show that,
before the important formalizations were accomplished by the Greek philosophers and
grammarians, highly sophisticated structures developed by Heraclitus suggested and sometimes
demonstrated his deep understanding of the unity of language as an articulated whole.

INDEX
Keywords : diachrony, metaphilosophy, semantics, discourse, morphology, semiotics, explicit,
language, synchrony, Heraclitus, logos, synonym, implicit, polyphony, syntax
Mots-clés : diachronie, méta-philosophie, polyphonie, syntaxe, discours, morphologie,
sémantique, explicite, langage, sémiotique, Héraclite, langue, synchronie, implicite, logos,
synonyme

AUTEUR
MARIANNE GARIN
Université de Fribourg (CH)

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