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Savoirs et textes
19 | 2019
Dire et vouloir dire dans les arts du langage anciens et
tardo-antiques
Marianne Garin
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/methodos/6159
DOI : 10.4000/methodos.6159
ISSN : 1769-7379
Éditeur
Savoirs textes langage - UMR 8163
Référence électronique
Marianne Garin, « La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? », Methodos [En ligne],
19 | 2019, mis en ligne le 25 mars 2019, consulté le 03 mai 2019. URL : http://
journals.openedition.org/methodos/6159 ; DOI : 10.4000/methodos.6159
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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 1
Marianne Garin
J’aimerais remercier ici Leone Gazziero, André Laks et David Lévystone qui, à des égards divers, ont
soutenu avec une grande bienveillance le projet de cet article et m’ont accompagnée tout au long de
son élaboration. Ma reconnaissance va également aux deux lecteurs anonymes de la revue
Methodos. Savoirs et textes, dont les remarques, nombreuses et affutées, m’ont permis de notables
améliorations, ainsi qu’à Florence Thill, qui a offert à ce texte une patiente relecture. Enfin, il faut
mentionner ici que ce travail n’aurait pu être mené à bien sans l’important soutien du Fonds
National de la Recherche Scientifique. Qu’il en soit ici remercié.
Introduction
Penser au langage avant Platon1
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2 Or, il est intéressant de constater que, si le travail effectué par nombre de leurs
prédécesseurs sur la langue, comprise ici comme moyen d'expression, témoigne d'un
niveau de recherche et de sophistication formelles remarquable, les réflexions explicites
portant sur le langage en tant qu’objet d’étude autonome demeurent, quant à elles, d'une
relative discrétion. Pour le dire autrement, les théories développées à l'ère classique, puis
plus tard, aux époques hellénistique et tardo-antique semblent, telle la Déesse Athéna,
sorties tout en arme du front de leurs auteurs, sans avoir connu à l’époque précédente –
ou très peu –, le jaillissement progressif caractérisant les autres disciplines du savoir.
3 Dans le cadre de la présente recherche, je tenterai, sinon une démonstration achevée, du
moins l’esquisse d’une double thèse, dont la seconde compose à la fois le socle et le
prolongement de la première4. En me fondant sur trois fragments d’Héraclite, à savoir
B25, B48 et B1215, je montrerai comment, d’une part, se peut constater, dans un corpus
qui n’en recèle que peu d’indice, une pensée sur le langage remarquablement développée
enclose au sein même de son usage et, d’autre part, comment s’élabore peut-être, avant les
grands auteurs de l’époque classique, une forme de réflexivité implicite, soit une pensée
constituant son objet d’étude non pas à travers l’observation externe, comme il sera
d’usage à partir des Sophistes, mais à l’intérieur de son emploi, c’est-à-dire à travers
l’artisanat et le maniement de la langue.
4 Mon exposé s’articulera en deux parties : dans la première, plus courte et relativement
superficielle, j’effectuerai un survol général des fragments explicites et, dans la seconde,
laquelle formera le cœur de la démonstration, je m’attellerai à l’analyse détaillée de trois
séquences6 à mon sens implicites. C’est donc à partir de l’étude de la prose poétique
façonnée par l’Éphésien que je dégagerai, s’agissant de la langue, l’armature conceptuelle
à mon sens sous-jacente à son expression, pour proposer in fine l’hypothèse d’une pensée
de second ordre subtile recelée au sein de son usage.
5 Ainsi, je tenterai de démontrer que, dans un mouvement réflexif extrêmement
compressé, l’espace entre d’un côté l’objet d’étude – c’est-à-dire la langue – et de l’autre le
retour sur soi – à savoir la réflexion sur le langage – se révèle presque inexistant,
l’orfèvrerie langagière d’Héraclite témoignant, en elle-même, d’une pensée de second
ordre, au sens où l’entend Y. Elkana :
« La consciente détermination à démystifier le monde ne porte pas seulement sur le
monde ; elle constitue aussi un effort pour guider ses pensées : il s’agit de penser
sur la pensée. C’est ce que nous appelons pensée de second ordre. Les gens de toutes
les cultures ‘pensent’. Mais toute ‘pensée’, qu’elle porte sur le monde, la société ou
les affaires de l’individu, n’est pas de second ordre. Aussi longtemps qu’il réside
dans des pensées sur le monde, le corps de la connaissance dans quelque domaine
que ce soit – cosmologie primitive ou Théorie de la relativité générale – n’est pas de
la pensée de second ordre. Toutes les ‘images de connaissance’, c’est-à-dire nos
pensées sur la connaissance, sont des pensées de second ordre. » 7
6 Pour le philosophe, cependant, cette pensée de second ordre – fondamentalement
épistémologique, en ce qu’elle aborde toujours le rapport de la connaissance à elle-même
– émerge en Occident avec les Sophistes, puis Platon et Aristote, les textes des penseurs
archaïques portant quant à eux sur le monde, et plus particulièrement sur les
phénomènes physiques ou métaphysiques dont regorgent les fragments8. Or, comme le
relève A. Laks, parce qu’elle ne tient pas compte des corpus présocratiques esquissant, à
leur façon, une pensée réflexive, cette vision du développement des ordres de la pensée
peut être, sinon contredite, du moins fortement nuancée. À cet égard, il propose
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12 Ensuite, le réflexe, qui est nôtre aujourd’hui et qui consiste à dessiner un périmètre
étanche pour chacune de nos disciplines, n’a, avant le siècle de Périclès, pas plus cours
pour le champ de la langue que pour tout autre domaine du savoir. En ce sens, la
différenciation, elle-même soumise à certains flottements10, que nous entendons entre
linguistique (comme analyse de la langue en tant que langue) et philosophie du langage
(comme analyse de la langue en tant que voie d’accès à la connaissance du monde et de la
pensée), ainsi que l’attribution spécifique de questions techniques à l’une ou l’autre de ces
deux disciplines, ne peuvent, en tant que telles, être appliquées à la lecture des textes
présocratiques. Si, dans le cadre d’une analyse comme la mienne, il paraît inévitable de
décortiquer les corpus anciens par le truchement de nos concepts bien établis, la récolte
du matériau ne saurait se faire, quant à elle, à l’aune de leurs tamis, sans risquer, dans
une inconsciente téléologie, de ne recueillir que les éléments préfigurant les découpages
actuels et, par le chablon du hic et nunc, de se borner à offrir le dessin d’une pensée
ancienne reproduisant trop bien nos conceptualisations propres.
13 Pour cette raison, je me pencherai ici indifféremment sur toutes les formes de réflexion
ayant trait à la langue, ce à quelque niveau que ce soit, et recourrai au besoin, pour
désigner le type de réflexion à mon sens esquissé par Héraclite, aux termes ‘linguistique’,
‘philosophie du langage’ ou, plus généralement, ‘réflexion sur la langue’.
14 Puis, il me faut rappeler que la constitution de la grammaire grecque en discipline
autonome est relativement tardive et ne remonte, au plus tôt, qu’à Denys le Thrace (dit
aussi le Grammairien), à la fin du IIe siècle av. J.-C. – à qui l'on attribue la paternité,
douteuse, de la première Τέχνη γραμματική11 – ou, pour ceux qui en dénient la précocité12,
plus tardivement encore, à la riche bibliographie d’Apollonius Dyscole, et tout
particulièrement à sa Περί συντάξεως, au 2e siècle de notre ère. Si les analyses de
l’agencement des lettres au sein du mot et des mots au sein de la phrase ne constituent
qu’une petite partie de l’étude de la langue, plus encore de son approche philosophique,
la systématisation tardive de la grammaire, postérieure en tous les cas aux premiers
travaux des Sophistes et de Platon, semble indiquer de manière générale certaine
dispersion, à l’époque archaïque, quant à son articulation réflexive.
15 À cet égard, il est intéressant de constater, avec F. Ildefonse, qu’Aristote est sans doute le
tout premier auteur de la tradition ancienne qui, dépassant au chapitre 20 de la Poétique
l’analyse individuelle des unités, les réassigne à un ensemble commun plus vaste qu’il
nomme λέξις, c’est-à-dire « expression », soulignant ainsi l’existence d’une totalité sous-
jacente dont ils ne sont que des parties constitutives13. La notion de langue, comme unité
englobante et articulée, ne peut donc être attendue dans les vestiges textuels des
penseurs archaïques. Cette absence nous conduit à penser que, s’il y a bien, à l’époque, un
intérêt évident pour l’artisanat poétique, comme aussi pour de ponctuelles réflexions sur
des éléments sécables du langage, la conception d’un ensemble construit et ordonné,
répondant à des règles et à des évolutions précises, n’a laissé, quant à elle, aucune trace
explicite dans les fragments qui nous sont parvenus. C’est ce que le linguiste D. Škiljan
décrit, mettant en regard un entendement déjà aigu des effets de la langue sur le public
(auditeur ou lecteur) et l’inconscience apparente de ses structures fondamentales, comme
« une aperception des caractéristiques [du] système »14.
16 Finalement, la terminologie technique qui préside à l’analyse de la langue, à commencer
par la nomenclature linguistique la plus évidente, révèle avant, pendant et après le Ve
siècle av. J.-C., deux formes de dilatation, dont l’une, sur le plan du lexique, se reflète
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parler que sur le principe unitaire constitutif du réel, dissimulé, selon l’auteur, par une
nomenclature toujours changeante.
33 L’on peut supposer que, dans le cadre de cette séquence, Héraclite oppose par ailleurs à la
théologie de ses contemporains un discours critique – celui de l’unité (ἓν), la seule chose
sage qui appelle (re)connaissance –, substituant aux entités traditionnelles de la religion
grecque une perception nouvelle, et subversive, de la totalité du monde. Bien que la
question de l’ὄνομα soit explicite, elle sert plus, à mon sens, d’illustration à une critique
virulente de la théologie de son époque que d’amorce à une réflexion sur le langage.
34 Une comparaison avec le passage du Cratyle analysant précisément la nature et le nom de
Zeus témoigne de la différence d’accent thématique entre les deux passages : chez Platon,
il s’agit bien de démontrer que l’ὄνομα (ou plus, précisément, les deux ὀνόματα) du dieu
constitue un petit λόγος, c’est-à-dire un énoncé indépendant à même de nous révéler sa
vraie nature : appelé tout à la fois Ζῆνα et Δία (tous deux à l’accusatif dans le texte), il
porte donc, affichée sur son nom, la fonction d’un être à travers qui (δι᾽ ὃν = Δία) tout
vient à la vie (ζῆν = Ζῆνα)46. Ce court passage concentre trois des caractéristiques au moins
de la pensée du langage dans l’Antiquité, absente de B32 : la mise en relation de l’un des
éléments du discours avec le discours tout entier – ce qui, en soi, présuppose la
conception d’une unité linguistique dissécable –, la question du rapport général entre le
nom et son objet et, in fine, au cœur du dialogue, l’évaluation de la correction du nom au
regard de la chose décrite.
35 Finalement, les fragments B48 et B6747 me paraissent les plus à même d’intégrer un
premier champ de l’étude du langage. Le second, en effet, semble vouloir éclairer les
différents visages que revêt pour nous le dieu (ὁ θεός) – lequel n’est autre que
l’indissociable concaténation de contraires composant la structure du monde (ἡμέρη
εὐφρόνη χειμὼν θέρος πόλεμος εἰρήνη κόρος λιμός) – par l’exemple didactique de la langue,
laquelle permet de donner au feu, selon les épices (θυώμασιν) que l’on y mêle, le nom de
chacune d’elles.
36 Pour le dire autrement, Héraclite, dans une comparaison explicative (ὅκωσπερ), établit un
lien entre, d’un côté, le fractionnement cognitif du réel en des états contrastés et, de
l’autre, le morcellement offert par la langue, capable d’accentuer les multiples aspects
d’un seul et même objet. La mise en relation des structures respectivement inhérentes à
la langue et au monde constitue un topique classique de la philosophie du langage et, bien
que se cantonnant ici à l’illustration d’un enseignement fondamentalement
métaphysique, la séquence n’en donne pas moins à voir, grâce à une asyndète fameuse,
l’une des perceptions héraclitéennes de la langue : sa capacité segmentante à l’égard du
réel.
37 Le fragment B48, comme indiqué dans mon introduction, sera quant à lui objet de l’une
des trois analyses paradigmatiques de cet article et me permettra, au cas d’espèce, de
montrer comment le terme ὄνομα peut s’avérer paradoxalement secondaire dans
l’analyse d’une étude de la langue implicite.
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38 Avant même que d’en venir au sens probable de ce fragment, une lecture suffit à
remarquer qu’il repose sur l'alliage sophistiqué de deux procédés littéraires, l'un
syntaxique, l'autre phonétique, produisant de concert ce que C. Ramnoux décrit
bellement, s'agissant de la composition héraclitéenne en général, comme « un cosmos, un
arrangement minutieusement calculé où les termes sont dans des rapports extrêmes de
tension, jamais indifférents à leur place ni à leur figure » 50 : d'une part, le chiasme – à
μόροι et μέζονες répondant, en miroir, μέζονας et μοίρας – et, d'autre part, précisément
offerte par la répétition de termes proches ou identiques, l'allitération – le son /
m/ faisant l'attaque de quatre des cinq termes du fragment.
39 Nombre de commentateurs d'Héraclite ont d'ores et déjà souligné que cette petite
ingénierie de la structure et du son permet, à travers la forme, de conforter le sens de la
séquence, à savoir qu'à ceux qui choisissent ou acceptent de renoncer à la vie pour des
morts glorieuses (μόροι μεγάλοι) reviennent (λαγχάνουσι), par symétrie, de plus grandes
destinées (μοῖραι μεγάλαι), qu'il s'agisse de la réputation forgée en ce monde ou de
l’heureux sort réservé dans l'Hadès. En d'autres mots, le fragment relève
vraisemblablement de cette constatation des opposés martelée à tout propos, exploitant
avec bonheur les différentes ressources formelles de la langue afin de soutenir, par le
style, ce que le sens exprime déjà.
40 Allons plus avant dans l'analyse des termes. Les commentateurs soulignent aussi, pour
beaucoup, que l’allitération ne se limite pas ici à une convergence musicale superficielle,
mais puise, en profondeur, à la source commune des deux substantifs51 : en effet, μόρος et
μοῖρα, sorte de faux jumeaux de l'étymologie grecque52, ont pour origine unique le verbe
μείρομαι, c'est-à-dire « obtenir en partage » ou « avoir sa part ». Comme l'explique P.
Chantraine, « nombreux [sont les dérivés du verbe] s'appliquant à la fois au sens de
« part » et à celui de « destin, mort », parfois pour un même mot »53. Et, en effet, lorsque
l'on se penche sur ces deux substantifs, l'on constate que tous deux admettent le sens
initial de « partie » et, avec lui, ses dérivés principaux, à savoir « destin » et « mort », le
verbe μείρομαι ayant équitablement essaimé chacun d'eux. C'est ainsi, du reste, que l'on
est amené à forcer une acception plutôt qu’une autre, ce afin de pouvoir restituer au
fragment un sens qui ne tourne pas à la tautologie54.
41 J'en viens maintenant à la partie expressément linguistique de l'analyse. Tout d'abord, je
constate qu’Héraclite ne se contente pas d'exploiter ici une allitération pour attirer
l'attention sur l'unité cachée des opposés – ce qui, chez lui, procède d'un mécanisme bien
établi –, mais qu'il recourt à trois termes, porteurs du même trait de sens : en effet, les
noms communs μόρος et μοῖρα, comme nous l'avons vu, mais aussi le verbe λαγχάνω,
expriment tous ensemble l'idée de « partie » ou de « lot ».
42 Comme dans le fragment théologique B67 abordé plus haut, l'on pourrait voir dans cette
apparente redondance, in fine déliée par la polysémie des substantifs, une tentative de
recourir à la langue comme à une maquette, à minuscule échelle, de la réalité : ainsi, de
même que le monde se présente comme une totalité unifiée, que seul l'esprit humain
vient définir et fragmenter, de même le verbe μείρομαι constitue-t-il un petit tout
nucléaire se fractionnant en plusieurs substantifs, tels μόρος et μοῖρα, que les nécessités
de la compréhension, en contexte, obligent à distinguer une seconde fois encore. Et cette
lecture déjà, loin de se cantonner à souligner une forme porteuse de sens cosmologique,
indique la présence d’une pensée de second ordre, la capacité de fragmentation organisée
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de la langue étant ici illustrée et, de ce fait, thématisée par l’usage de termes
apparemment redondants.
43 Ce premier constat en appelle deux autres, intimement liés. Tout d'abord, il semble que le
fragment ne joue pas seulement sur les tensions entre a) langue et b) réalité exprimée
mais, aussi, dans une superposition à trois étages, a) entre traits de sens étymologiques
(soit « la part » et « la mort ou le destin », activables pour chacun des deux termes), b)
sens projetés (soit l’activation possible de l’une ou l’autre combinaison) et c) réalité
exprimée (soit, sans doute, l’activation effective, en contexte, d’une combinaison
distinguant les deux termes).
44 Car en effet, la séquence semble superposer deux messages qui, à eux seuls, illustrent
encore une fois l'enseignement de l'unité des contraires au cœur de la pensée
héraclitéenne : soit, d’un côté, l'idée, tautologique mais correspondant à une vision du
réel profondément unifiée, selon laquelle la grandeur (de la part ou de la mort) revient à
la grandeur (de la part ou de la mort), soit, de l’autre, l'idée, jouant sur la fragmentation
polysémique de chaque mot, selon laquelle les morts les plus illustres, et peut-être les
plus brutales, obtiennent, par retour, les plus grandes gratifications. Ainsi, la langue ne se
trouve-t-elle pas mise en relation unique avec l'extérieur, c'est-à-dire avec le monde
extralinguistique dont elle rend compte, mais aussi, dans un mouvement réflexif, avec
elle-même, soit avec l'exploitation de ses différents niveaux sémantiques. La relation
établie entre langue et objets décrits, pour le dire grossièrement, se double, en B25, d’une
réflexion intégrée sur le même – soit l’étymologie commune – et l’autre – c’est-à-dire la
polysémie – et, conséquemment, sur la multiplicité des sens activables pour une seule et
même séquence, selon que l’on favorisera l’unité ou la distinction.
45 Ensuite, il est intéressant de constater qu’Héraclite use ici de deux substantifs
étroitement apparentés, sur les plans étymologique et sémantique, mais se distinguant
par le genre, μόρος étant masculin, μοῖρα féminin. Ainsi, la tension se joue-t-elle
également sur le plan de la morphologie, le masculin et le féminin s’observant en miroir
au cœur de la séquence.
46 Trois constats s’imposent ici. Premièrement, s’il existe, comme évoqué plus haut, un jeu
de miroirs possible entre sens étymologique compact, sinon tautologique, et sens projeté
par l’auteur, lequel s’organise autour de la polysémie, c’est grâce au croisement sous-
jacent des axes diachronique et synchronique régissant chacune des possibles lectures du
couple μόρος-μοῖρα. En effet, si l’on suit la ligne horizontale du temps, l’on est tenté, en
retrouvant l’origine commune des termes, de les considérer, à l’échelle du mot, comme
les visages en apparence différents d’une seule et même idée : celle, plus fondamentale,
de partage. Mais, l’axe vertical de la synchronie appelant une nécessaire distinction,
lorsque ceux-ci se retrouvent dans la même phrase, la scission sémantique s’opère tout
naturellement et l’on attribue dès lors et à l’un et à l’autre deux significations différentes,
de sorte à pouvoir rendre la séquence toute entière à l’intelligibilité sans doute voulue
par son auteur.
47 Cette observation, fondée sur la compacité du trio μόρος-μοῖρα-λαγχάνω ainsi que sur
l’exigence de distinction qu’appelle toute lecture sensée de la phrase, m’incite à penser
que se profile, à l’arrière-fond de cette astucieuse petite composition, une conscience plus
au moins précise des deux axes susmentionnés et, avec elle, de l’idée que la langue se peut
penser, et dans le temps, par ses ancêtres, et sur l’instant, par le contexte et l’intention.
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Fragment B4856
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Fragment B12164
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même temps, s’y intègre, en intrus, le point de vue même de l’énonciateur citant (ἡμέων
μηδὲ εἷς ὀνήιστος ἔστω). Ainsi, le locuteur citant se profile-t-il non pas uniquement à la
marge du discours, comme il est d’usage dans ce type de structure énonciative, mais
également en son sein, livrant d’un seul jet et un jugement prononcé par autrui, et son
évaluation propre dudit jugement, cristallisée autour du ὀνήιστος.
78 Pour conclure, j’aimerais souligner que, de même qu’en B48, il n’était pas question de
faire d’Héraclite l’anticipateur de la sémiologie moderne, de même n’ai-je pas l’intention
de mettre sur le compte d’une linguistique de l’énonciation précoce l’entrelacs de voix
sophistiqué que donne à entendre B121. Il n’est pas besoin, du reste, de développer une
compréhension théorique du discours représenté pour savoir en user.
79 En revanche, il me semble que la déstructuration du contenu, juxtaposant deux
énonciateurs distincts afin de créer un effet d’ironie mordante, suggère un entendement
préalable de l’existence des voix et, avec lui, de l’attribution du discours à des locuteurs
singuliers. La rupture délibérée du contrat discursif, provoquée par la jonction de deux
voix en réalité autonomes, n’est concevable que dans la mesure où chacune d’elles devrait,
en principe, échoir à des énonciateurs indépendants. Or, si l'immixtion de l’énonciateur
au sein de la relation perturbe les codes linéaires du discours rapporté, c’est bien parce
qu’elle suppose en amont une compréhension, fût-elle encore informelle, du schéma
classique de hiérarchisation des voix régissant en principe les relations entretenues par le
rapporteur, auteur du discours encadrant, et les rapportés, auteurs du discours encadré.
Il me semble que, dérogeant sciemment aux règles classiques de l’énonciation pour
venger le sort inique réservé à son ami, Héraclite démontre, paradoxalement, sa parfaite
compréhension des règles discursives en question.
Conclusion : la constellation
80 La langue a ceci de particulier que, bien qu'érigée en domaine d'étude à part entière – au
même titre, par exemple, que la physique, la métaphysique ou l'éthique –, elle demeure
pour le philosophe, en même temps que l'objet observé, l'un des outils de la dissection. Si
on la compare à d’autres domaines de la connaissance, à l’instar par exemple de la
théologie, l’on constate que la réflexion sur le langage peut témoigner d’une
redistribution des ordres de la pensée. Dans le cadre d’une étude portant sur la nature du
divin, le chercheur peut, selon l’angle adopté, développer une pensée de premier ordre,
traitant de l’entité transcendante elle-même, et une pensée de second ordre, abordant de
façon réflexive la manière dont il pense, étudie ou analyse l’entité en question. Dans le
cadre d’une étude portant sur le langage, les deux approches demeurent certes possibles,
puisque l’on peut aussi bien s’atteler aux différents aspects de la langue qu’à la nature de
la réflexion langagière en elle-même.
81 Cependant, la différence réside dans le fait que, contrairement aux entités divines, la
langue n’est pas seulement objet d’étude, qu’il soit direct – dans le cas du premier ordre –
ou indirect – dans celui du second –, mais aussi, à tout moment, véhicule indissociable de
la réflexion, possédant pour le spécialiste le double statut d’objet d’analyse et de vecteur
de la pensée. Autrement dit, ce n’est pas avec dieu que l’on évoque le divin, mais c’est
avec la langue que l’on parle de la langue. Et pour cette raison, précisément, il est possible
de supposer que, chez un penseur comme Héraclite, à une époque où les sciences du
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langage n’ont pas encore éclos, c’est dans l’exploitation consciente des potentialités du
langage que se nichent les prémices d’une pensée de second ordre78.
82 En ce sens, la langue constitue un formidable catalyseur de réflexivité, puisque, toujours
présente, elle demeure susceptible, à des degrés divers, de réverbérer les connaissances
théoriques qu'en ont ses utilisateurs. Ainsi, quand bien même elle se soustrait à une
pensée de premier ordre explicite, la compréhension théorique de la langue peut encore
se profiler au sein du seul maniement, comme cela semble avoir été le cas chez Héraclite.
Celui-ci est alors peut-être plus poète que philosophe, qui pense la langue quand il la fait
ou qui la fait pour la penser.
83 Le recours à nombre des dispositifs présentés dans le cadre de cette étude est, bien
évidemment, antérieur à Héraclite et, pour ce qui est du langage commun, sans doute très
répandu, puisque leur existence même y invite. Ce qui, en revanche, peut dénoter un
recul et une première forme de réflexion technique, c'est le recours pensé et délibéré à
ces fonctions du langage, ce dans le but, d'une part, d'établir des rapports avec l'ontologie
et, d'autre part, de témoigner non seulement de ce que peut la langue mais, aussi, de ce
qu'elle est.
84 L’un des points selon moi saillants de notre lecture vient de ce que l’apport de l’Éphésien
aux sciences du langage ne se caractérise pas, primairement, par le contenu de thèses ou
de théories bien précises, mais par la compréhension d’un certain nombre de structures
fondamentales de l’énoncé et, à travers elle, par un premier mouvement, implicite
encore, vers l’unité organique de ce qui, à l’époque archaïque, se présente comme une
galaxie éparse de réflexions isolées : la langue.
BIBLIOGRAPHIE
Éditions et traductions
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recherche de l’Histoire Ancienne, volume 142, Paris, Les Belles Lettres, p. 7-14.
NOTES
1. Je reprends ici à mon compte l’ambiguïté voulue par A. de Libera pour le titre de son
ouvrage Penser au Moyen Âge : « Cela s’entend de deux façons. La première suggère que
l’on pensait au Moyen Age, qu’il existait, en ce lointain millénaire, quelque chose comme
des penseurs et une pensée ; la seconde, corrélative, dit que de temps à autres, nous
ferions bien de nous en souvenir, en un mot : d’y penser. » Alain de Libera (1991), Penser
au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, p. 9. De même, je tenterai de déterminer, au travers
de l’exemple singulier offert par Héraclite, d’une part comment la langue se pouvait
penser avant Platon et, de l’autre, comment, aujourd’hui, nous pouvons nous-mêmes la
réfléchir, lorsque nous nous attelons aux corpus archaïques.
2. Depuis F. de Saussure au moins, les notions de « langue » et de « langage » possèdent en
principe deux significations distinctes : la première renvoie aux ensembles systématiques
de règles et de dispositions identifiables caractérisant des systèmes de communication
singuliers – tels que, par exemple, le français, l’arabe ou le chinois –, alors que la seconde
désigne la capacité de communication inhérente à l’être humain en général. Selon le
linguiste, la langue constitue donc un acte du langage parmi tant d’autres. Voir Ferdinand
de Saussure (1916, 1995), Cours de linguistique générale, Paris, Éditions Payot & Rivages,
p. 14-21. Dans le cadre de cet article, il ne sera pas question de cette distinction et, très
peu, sinon en filigrane, du langage au sens technique où l’entend F. de Saussure. Pour
cette raison, je recourrai ici à ces deux termes de manière indifférenciée, ce pour
renvoyer aussi bien à la langue grecque qu’à l’usage spécifique qu’en propose Héraclite.
3. Comme l’explique A. Laks, l’intégration des Sophistes au corpus présocratique pose
doublement problème, soit à la fois sur le plan de la chronologie et du concept. D’une
part, parce que « [l]e préfixe « pré- » suggère une antériorité chronologique, alors que
certains des Présocratiques, et non des moindres, sont des contemporains de Socrate, [à
l’instar de] la plupart des Sophistes, quand ce n’est pas de Platon » (p. 22) et, d’autre part,
« si Socrate est le philosophe de la pratique, on ne voit pas bien pourquoi les Sophistes,
dont l’attention se porte en grande partie sur les problèmes de la communauté humaine
(la loi, la justice, le procès, la persuasion), seraient des Présocratiques » (p. 23). André
Laks (2002), « Philosophes présocratiques. Remarques sur la construction d'une catégorie
de l'historiographie », in André Laks & Claire Louguet (éds.), Qu’est-ce que la philosophie
présocratique ? What is Presocratic Philosophy ?, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion p. 22-23. A. Laks entrevoit une possible résolution au second point, s’il s’agit
de considérer Socrate comme le philosophe non de l’éthique, mais du concept et de la
définition. Il souligne toutefois que, dans ce cas même, l’on serait en droit de se demander
si les Sophistes ne développent pas, eux aussi, une pensée de second ordre, portant sur la
pensée elle-même. Finalement, pour contingent qu’il soit, le critère de la fragmentation
actuelle du corpus demeure l’une des rares justifications objectives quant à leur
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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 23
incorporation à la collection présocratique. Voir, sur ce dernier point, André Laks (2006),
Introduction à la « philosophie présocratique », Paris, Presses Universitaires de France,
p. 50-53. Dans la mesure où le présent travail adopte une perspective fondamentalement
diachronique, tentant de situer un penseur archaïque au sein de l’histoire occidentale des
sciences du langage, je me bornerai ici à traiter les Sophistes en successeurs d’Héraclite.
4. Il sera peut-être utile de préciser ici que le présent article est extrait d’une
investigation plus large dans laquelle, partant de la philosophie du langage chez Platon,
et tout particulièrement du Cratyle, je tente de proposer, à rebours de l’ordre des années,
une vue diachronique de l’éclosion des ordres de la pensée – remontant d’une étude de la
langue de premier, voire de second ordre, chez le fondateur de l’Académie, à une
expression archaïque, contenue dans son usage même, chez certains Présocratiques.
5. Dans la mesure où la nomenclature des fragments proposée par H. Diels et W. Kranz
(1903, 1951) demeure la plus connue aujourd’hui encore, j’y recourrai ici par souci de
commodité.
6. Il est, dans le cas d’Héraclite, difficile de parler de « phrase », au sens où nous
l’entendons en principe, et ce pour trois raisons au moins. D’une part, parce que, comme
pour tout autre Présocratique, la forme exacte de l’œuvre originale nous est aujourd’hui
inconnue et que, pour cette raison, nous ne disposons pas de la longueur et de
l’articulation initiales de chacun des segments, telles que voulues par le penseur : en ce
sens, il est parfois difficile de déterminer si, oui ou non, nous avons aujourd’hui affaire à
des fragments de fragments, c’est-à-dire soit à des segments de phrases toujours présents
dans le corpus mais actuellement disloqués, soit à des vestiges isolés – comme il en existe
pour la pierre –, survivants d’une séquence plus longue partiellement perdue. D’autre
part, parce que, dans le cas bien précis d’Héraclite, le genre même de l’œuvre nous est
inconnu et que nous ne savons pas s’il s’agissait d’un poème continu, d’un texte en prose
(poétique) ou d’un ensemble d’apophtegmes se répondant de manière plus ou moins
étroite. Enfin, parce que la langue singulière d’Héraclite, avec ses chiasmes, ses asyndètes,
ses métaphores et ses allitérations nombreux, laisse planer un doute quant à la clôture de
chaque segment. Pour toutes ces raisons, je recours plus volontiers au terme de
« séquence », ici entendu comme une unité sémantico-syntaxique susceptible de faire
sens, sans que rien ne doive être supposé ni de l’agencement original de l’œuvre, ni de ses
différentes parties constitutives.
7. “The conscious resolve to demystify the world is not only about the world; it is also an
effort to guide one's thoughts: it is thinking about thinking. This is what we call second-
order thinking. People in all cultures 'think'. Not all 'thinking', whether it is about the
world, or society, or the affairs of the individual, is second-order. The body of knowledge
in any area –primitive cosmology or General Relativity– as long as it consists of thoughts
about the world, is not second-order thinking. All 'images of knowledge', i.e. our thoughts
about knowledge, are second-order thinking”. Yehuda Elkana (1986), “The emergence of
second-order thinking in classical Greece”, in Shmuel N. Eisenstadt (ed.), Origins and
Diversity of Axial Age Civilizations, Albany, State University of New York Press p. 40. (C’est
l’auteur qui souligne.) Dans une note, où l’auteur relève combien, malgré sa popularité, le
terme de « second ordre » a connu peu d’évaluation critique de la part des chercheurs, il
précise une fois encore le sens qu’il lui attribue dans le cadre de son analyse, et que je
reprends ici à mon compte : « La manière dont [le mot] est utilisé ici, soit comme
réflexivité, c’est-à-dire comme une pensée sur la pensée consciente, systématique […] »
(« The way it is used here, namely as reflexiveness, i.e., conscious, systematic thinking
about thinking […] ») p. 488.
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p. 302-333 ; Jean Lallot (1995), « Grammatici certant : vers une typologie de l’argumentation
pro et contra dans la question de l’authenticité de la Technè », in Vivien Law & Ineke
Sluiter (eds.), Dionysius Thrax and the Technè Grammatikè, Münster, Nodus Publikazionen,
p. 27-39 ; et Frédérique Ildefonse (1997), La naissance de la grammaire dans l'Antiquité
grecque, p. 447-460.
13. Sur l’émergence et l’évolution de la notion de ‘langue’ comme ensemble articulé, voir
Frédérique Ildefonse (1997), La naissance de la grammaire dans l'Antiquité grecque, p. 42-44. À
cet égard, il est intéressant de noter que l’auteur embraie son exposé diachronique par la
remarque suivante : « Il est bien clair que c’est par commodité que je parle ici de
« langage ». Les textes [anciens] semblent bien parler, implicitement, de ce que nous
entendons par « langage », puisque nous y reconnaissons la mention de ses constituants.
Nulle mention n’y est faite, en revanche, d’un ensemble ou d’une unité générique qui
recouperait éléments, syllabes, mots et énoncés » (p. 42).
14. Dubravko Škiljan (1999), « La pensée linguistique grecque avant Socrate », Cahiers
Ferdinand de Saussure. Revue suisse de linguistique générale, No 51/1998, p. 13. (C’est moi qui
souligne.) Dans son article aux allures programmatiques, D. Škiljan distingue, chez les
Présocratiques, quatre possibles niveaux de réflexion linguistique : 1) le maniement de la
langue lui-même, notamment à travers la forgerie de tropes et de figures stylistiques
aussi complexes que variés, 2) les observations, ponctuelles mais explicites, effectuées sur
la langue par des penseurs tels que Xénophane, Héraclite, Parménide ou Démocrite, 3) la
présence d’une théorie linguistique globale in nuce chez certains d’entre eux et,
finalement, 4) la correspondance entre l’épistémologie des penseurs archaïques et les
théories du langage contemporaines. Dans le cadre de mon article, je tenterai
précisément de démontrer que, d’une part, 1) le premier plan se peut confondre avec 3) le
troisième, le maniement de la langue témoignant indirectement d’une conceptualisation
précoce et que, d’autre part, ces deux aspects, chez Héraclite du moins, supplantent en
profondeur et en précision 2) le deuxième niveau, celui-ci étant affaibli, si l’on peut dire,
par la polysémie des termes-clefs et les circonlocutions thématiques de l’auteur.
15. Norman Kretzmann (1971), “Plato on the correctness of names”, American Philosophical
Quarterly, 8/2, n. 1. Sur cette même question, voir également Marieke Hoekstra & Frank
Scheppers (2003), « Ὄνομα, ῥῆμα et λόγος dans le Cratyle et le Sophiste de Platon. Analyse
du lexique et analyse du discours », L'Antiquité classique 72, p. 55.
16. Pascale Hummel (2007), De lingua Graeca. Histoire de l'histoire de la langue grecque, Bern,
Peter Lang, p. 38-39.
17. Sans partager la thèse radicale d’E. A. Havelock, selon laquelle il y aurait
concomitance entre, d’une part, l’implantation de l’écriture en Grèce ancienne et, d’autre
part, la naissance de la philosophie, je le rejoins toutefois, au vu de ses analyses
textuelles, quant à l’idée de penseurs cherchant à développer un langage nouveau, en
césure avec celui de la poésie archaïque, tout en demeurant soumis aux codes d’une
culture fondamentalement orale portée par le public. « The pre-Socratics would be
expected to compose on papyrus, but under what I may call ‘audience control’. In their
own inner thoughts, they were trying to break with the oral tradition. But their public
still had to memorize their statements and consequently these would reflect a
transitional stage in the passage from pre-literacy to literacy. The philosophers would
want to reach forward, but also be impelled to look behind, and their style of composition
would be expected to reflect this ambivalence. » Eric A. Havelock (1966), “Pre-literacy and
the Pre-Socratics” in Bulletin of the Institute of Classical Studies, 13/1, p. 51. Dans le cadre de
son étude, l’auteur se penche plus particulièrement sur le corpus d’Héraclite, afin de
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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 27
25. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary,
p. 278-290. Les fragments B31, B39 et B108 n’étant pas pertinents dans le cadre de la
présente recherche, je me contente de renvoyer ici à l’édition de M. Marcovich où ils
peuvent être consultés.
26. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary,
p. 524-525.
27. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary,
p. 440-443.
28. « οὐκ ἐμοῦ, ἀλλὰ τοῦ λόγου ἀκούσαντας ὁμολογεῖν σοφόν ἐστιν ἓν πάντα εἶναί ».
Voir M. Marcovich (1967, 2001), p. 111-118.
29. « βλὰξ ἄνθρωπος ἐπὶ παντὶ λόγῳ ἐπτοῆσθαι φιλεῖ ». Voir Miroslav Marcovich (1967,
2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary, p. 560-561.
30. « τοῦ δὲ λόγου τοῦδ᾽ ἐόντος ἀεὶ ἀξύνετοι γίνονται ἄνθρωποι καὶ πρόσθεν ἢ
ἀκοῦσαι καὶ ἀκούσαντες τὸ πρῶτον· γινομένων γὰρ πάντων κατὰ τὸν λόγον τόνδε
ἀπείροισιν ἐοίκασι πειρώμενοι καὶ ἐπέων καὶ ἔργων τοιούτων, ὁκοίων ἐγὼ διηγεῦμαι
κατὰ φύσιν διαιρέων ἕκαστον καὶ φράζων ὅκως ἔχει· τοὺς δὲ ἄλλους ἀνθρώπους
λανθάνει ὁκόσα ἔγερθέντες ποιοῦσιν, ὅκωσπερ ὁκόσα εὕδοντες ἐπιλανθάνονται ». Voir
Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short Commentary, p. 2-11. Le
fragment B1 a donné lieu à de nombreuses discussions s’agissant de l’édition de certains
termes, tels que le τοῦ δὲ initial ou l’adverbe ἀεὶ. L’on en trouve une présentation
détaillée dans Serge N. Mouraviev (2006a), Heraclitea. III. 3. B/i. Les fragments du Livre
d’Héraclite. B. Les textes pertinents, extraits des sources (II. A et II. B), Sankt Augustin,
Academia Verlag, p. 2-4.
31. « διὸ δεῖ ἕπεσθαι τῷ ξυνῷ· τοῦ λόγου δ’ ἐόντος ξυνοῦ ζώουσιν οἱ πολλοὶ ὡς ἰδίαν
ἔχοντες φρόνησιν. ». Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a
Short Commentary, p. 88-97.
32. « ψυχῆς πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν
λόγον ἔχει ». Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a Short
Commentary, p. 365-370.
33. « ψυχῆς ἐστι λόγος ἑαυτὸν αὔξων ». Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus.
Greek Text with a Short Commentary, p. 568-570.
34. Voir Laura Gianvittorio (2010), Il discorso di Eraclito. Un modello semantico e cosmologico
nel passaggio dall'oralità alla scrittura, Hildesheim, Georg Olms Verlag, p. 158-159.
35. Comme l’expliquent F. Ildefonse et J. Lallot, « le logos, que l’on peut traduire par énoncé
, intervient en quatrième position, après l’élément ou la lettre, la syllabe et le mot. De
nombreux textes philosophiques le présentent comme un point d’arrêt, une réussite et,
au sens musical, une mesure dans l’ordre de l’expression ». Voir Frédérique Ildefonse,
Jean Lallot (2017), « Grec logos : premières approches philosophiques et grammaticales de
l’énoncé », Langages 2017/1 (N° 205), p. 74, ainsi que, sur la notion de « complexité
croissante » des unités constitutives de la phrase, n. 1. Les deux auteurs soulignent que,
chez Platon, le terme ῥῆμα ne fut cependant pas loin, dans certains cas, de reproduire
l’idée exacte d’énoncé, comme en Protagoras 343b, où il s’applique à un proverbe de
Pittacos tout entier. Si le terme ne s’est pas imposé sous cette acception-là, c’est
précisément parce qu’à l’époque déjà, il circonscrivait une partie singulière de l’énoncé,
laquelle s’opposait à l’ὄνομα, c’est-à-dire au sujet : il renvoyait alors non pas à l’ensemble
de la séquence composée, mais au seul verbe. La concurrence, fugace, s’éteindra donc
rapidement, ce au profit du seul λόγος-énoncé.
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La Prose poétique comme Philosophie du Langage ? 28
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Kirk (1954, 1970), Heraclitus. The Cosmic Fragments, p. 124-129. Quoi qu’il en soit de
l’antécédent, le fragment semble moins se concentrer sur l’idée du nom lui-même que sur
celle de la dynamique épistémologique à l’œuvre dans la formation de la connaissance :
en somme, ce n’est que par association ou opposition que l’esprit parvient à une idée, en
l’occurrence celle de Justice.
43. « ἓν, τὸ σοφὸν μοῦνον, λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα » : « Un, la seule
chose sage, ne veut pas et veut être appelé du nom de Zeus ». Voir Miroslav Marcovich
(1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short Commentary, p. 444-446.
44. « Malgré un texte apparemment impeccable et, en tous cas, unanimement accepté par
pratiquement tous les modernes, ce fragment a donné lieu, au fil des décennies et des
siècles, à plusieurs lectures syntaxiques incompatibles entre elles […]. » Serge
N. Mouraviev (2006b), Heraclitea III. 3. B/iii. Les textes pertinents. Notes critiques, Sankt
Augustin, Academia Verlag, p. 41. Ces différentes constructions sont entre autres
présentées par Geoffrey S. Kirk (1954, 1970), Heraclitus. The Cosmic Fragments, p. 393-395 ;
et Carlo Diano & Giuseppe Serra (1980, 2001), Eraclito. I frammenti et le testimonianze,
Milano, Mondadori (Fondazione Lorenzo Valla), p. 163-164. C. Ramnoux reprend et
discute les hypothèses proposées par G. S. Kirk in Clémence Ramnoux (1959, 1968),
Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, p. 244-245.
45. Dans le cadre de son analyse, C. Ramnoux propose une autre approche, laquelle
resitue B32 dans la tradition de la correction des noms divins. Elle relève, en effet, l’usage
du génitif vieilli Ζηνὸς, possible référence dissimulée au verbe ζῆν, c’est-à-dire ‘vivre’ : en
ce sens, Héraclite signifierait subtilement que l’unité constitutive du réel peut et ne peut
être appelée ‘vie’, « parce que ce [qu’elle] révèle […], ce n’est pas la vie, [mais] la
contrariété qui fait alterner au monde le jour, la nuit et les saisons, les temps de paix et
les temps de guerre, les temps de famine et les temps de prospérité ». Clémence Ramnoux
(1959, 1968), Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, p. 403.
46. « Συμβαίνει οὖν ὀρθῶς ὀνομάζεσθαι οὗτος ὁ θεὸς εἶναι, δι᾽ ὃν ζῆν ἀεὶ πᾶσι τοῖς
ζῶσιν ὑπάρχει. » Platon, Cratyle, 396a-b. Voir, à ce sujet, l’exposé de Michel Fattal (2002),
« Vérité et fausseté de l’onoma et du logos dans le Cratyle de Platon », in Ontologie et
dialogue. Mélanges en hommage à Pierre Aubenque, Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
p. 19-20.
47. « ὁ θεὸς ἡμέρη εὐφρόνη χειμὼν θέρος πόλεμος εἰρήνη κόρος λιμός. ἀλλοιοῦται δὲ
ὅκωσπερ <πῦρ> ὁκόταν συμμιγῇ θυώμασιν ὀνομάζεται καθ΄ ἡδονὴν ἑκάστου » : « Dieu est
jour nuit hiver été guerre paix satiété faim. Il change comme le feu lorsqu’il est mêlé
d’épices est nommé selon le parfum de chacune d’elles. » Voir Miroslav Marcovich (1967,
2001), Heraclitus. Greek Text with a short Commentary, p. 413-420. La plupart des Modernes
s'accordent sur le fait que le manuscrit omet ici le mot désignant le support matériel du
parfum. C’est sur la nature de ce support que les avis divergent : Th. Bergk propose par
exemple οἶνοϛ (vin), E. Zeller ἀήρ (air), W. A. Heidel μύρον (onguent) et H. Fränkel ἔλαιον
(huile). Le πῦρ est entre autres retenu par H. Diels et W. Kranz, M. Marcovich et S.
N. Mouraviev. Pour une présentation exhaustive des diverses conjectures, voir Serge
N. Mouraviev (2006a), Heraclitea III. 3. B/i Les fragments du Livre d'Héraclite B. Les textes
pertinents, Sankt Augustin, Academia Verlag, p. 165.
48. Nos sources sont : Clément d'Alexandrie, Stromates IV, 49, I ; Théodoret de Cyr,
Thérapeutique des maladies helléniques VII, 39 ; Naassènes apud Hippolyte de Rome,
Réfutation de toutes les hérésies V, 8, 42, 44. Je me rapporte ici à l'appareil très complet de
Serge N. Mouraviev (2006a), Heraclitea III. 3. B/i, p. 72.
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49. Sauf indication contraire, les traductions des fragments d’Héraclite sont de moi.
50. Clémence Ramnoux (1959, 1968), Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, p. XIII.
51. Voir, par exemple, Clémence Ramnoux (1959, 1968), Héraclite ou l’homme entre les choses
et les mots, p. 109-110 ; Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short
Commentary, p. 514 ; Jean Bollack & Heinz Wismann (1972), Héraclite ou la séparation, Paris,
Éditions de Minuit, p. 118-119 ; Charles H. Kahn (1979, 2001), The Art and Thought of
Heraclitus, p. 231 ; Marcel Conche (1986, 1991), Héraclite. Fragments, p. 127 ; et Laura
Gianvittorio (2010), Il discorso di Eraclito, p. 43.
52. Dans la somme qu'il consacre à la religion grecque, Martin P. Nilsson analyse les
différents usages des termes, « μοῖρα », « μόρος » et « αἶσα », constatant dès l’abord de
son exposé le caractère originellement matériel de leur signification commune, laquelle
proviendrait de la notion de « part » dans le processus de division du butin. Martin
P. Nilsson (1944, 1955), Geschichte der grieschichen Religion. 1. Die Religion Griechenlands bis
auf die griechische Weltherrschaft, München, C. H. Beck'sche Verlagsbuchhandlung,
p. 361-362 (= [337/338]).
53. Pierre Chantraine (1968, 1999), Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des
mots, Paris, Klincksieck, p. 678-679, s. v. μείρομαι. Le substantif μόρος apparaît sous le point
1 (p. 678) et le substantif μοῖρα sous le point 3 (p. 679). Sur ce dernier terme, le philologue
précise que la version plurielle – ici utilisée par Héraclite – demeure rare, sinon pour
désigner « les Trois Parques ».
54. C'est justement cette redondance que J. Bollack et H. Wismann choisissent
d'accentuer dans leur traduction : « Plus grandes, les parts de vie obtiennent de plus
grandes parts à vivre. » La raison en est que, rendant le terme μόρος par « mort », l'on
prêterait selon eux à Héraclite une opinion à son époque communément admise, c'est-à-
dire triviale, selon laquelle les grands destins peuvent prétendre aux grandes
gratifications dans l'au-delà. Pour restituer au fragment son originalité supposée, les
deux philologues ne décalent que très légèrement le sens de chacun des substantifs, μόρος
renvoyant dès lors à l’idée d’« instant de vie qui atteint son terme » (p. 118) et μοῖρα à
celle de « ce qui, toujours, reste à vivre, parce que la voie de son accomplissement lui est
enlevée par anticipation » (p. 118-119). Le chiasme renforcerait selon eux la symétrie
entre le temps écoulé, déjà vécu, et le temps de l'avenir, encore ouvert. Si la justification
de la traduction, guidée par la recherche de l’originalité, s’entend fort bien,
l’interprétation globale qui en découle me semble, en revanche, inutilement alambiquée.
Jean Bollack & Heinz Wismann (1972), Héraclite ou la séparation p. 118-119.
55. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short Commentary,
p. 514.
56. Nos sources sont : Etymologicum Magnum, s. v. βιός ; Scholies à l'Iliade d'Homère I, 49 ;
Jean Tzétzès, Exégèse à l'Iliade, p. 101 ; Eustathe de Thessalonique, Commentaire sur l'Iliade
I, 49. Voir Serge N. Mouraviev (2006a), Heraclitea III. 3. B/i, p. 120.
57. Les substantifs βιός et βίος ne sont pas des homophones, en ce sens qu'ils se
distinguent par leur accent respectif, mais, en revanche, ce dernier n'ayant pas cours à
l'écrit, les deux termes devaient, dans l’Antiquité, se présenter comme des homographes
parfaits. Voir, sur ce point, Guido Calogero (1936), « Eraclito », Giornale critico della filosofia
italiana 17, p. 204.
58. Voir Marcel Conche (1986, 1991), Héraclite. Fragments, p. 423.
59. La plupart des solutions envisagées tendent, d’une manière ou d’une autre, à
dissoudre l’idée selon laquelle l’appellation serait ici inadaptée à son objet et réassignent
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65. Je présente le fragment B121 sous cette forme segmentée pour deux raisons d’ordre
différent : d’abord, parce que le séquençage original nous étant inconnu, ce type d’édition
permet d’offrir une autonomie relative à chaque unité syntaxico-sémantique minimale,
sans insister sur le caractère trompeusement clos de la phrase traditionnelle, ensuite,
parce que cette exposition permet de mieux visualiser chacune des composantes isolées
par l’analyse, à savoir, d’une part, le discours rapportant et le discours rapporté et,
d’autre part, au sein de ce dernier, les voix constitutives de la polyphonie tissée par
Héraclite.
66. Diogène Laërce utilise le terme d'ἑταῖρος pour qualifier la nature de leur rapport. Voir
Diogène Laërce IX, 2 (= A1).
67. Voir Serge N. Mouraviev (2000), « Hermodore d’Éphèse », in Dictionnaire des philosophes
antiques. III D’Eccélos à Juvénal, Paris, C.N.R.S. Éditions, p. 659-663.
68. Le recueil de ces Lettres inauthentiques compte neuf textes en tout, parmi lesquels une
Lettre du Roi Darius à Héraclite (I), une Lettre d’Héraclite au Roi Darius (II), une Lettre du
Roi Darius aux Éphésiens (III), quatre Lettres d’Héraclite à Hermodore (IV, VII, VIII et IX)
et deux Lettres d’Héraclite à Amphidamas (V et VI).
69. J.-P. Vernant mentionne, quant à lui, les dates de 508 et 507 av. J.-C., décrivant les
Réformes clisthéniennes de la manière suivante : « des mesures mises en œuvre [...] après
la chute de la tyrannie des Pisistratides pour fixer le nouveau cadre institutionnel qui
allait permettre, pendant des siècles, aux citoyens d’Athènes, de se gouverner eux-
mêmes, dans un régime de démocratie directe ». Jean-Pierre Vernant (1995), « Préface »,
in Clisthène et la démocratie athénienne, Paris, Les Belles Lettres, p. 7-8.
70. Marcel Conche (1986, 1991), Héraclite. Fragments, p. 143.
71. Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short Commentary, p. 541.
72. « Il était l'homme le plus capable d'être utile (ὀνήιστος) à tous. En l'expulsant, les gens
d'Éphèse n'ont égard ni à leur propre intérêt, ni à celui de la cité : Hermodore est banni,
quoique capable, parce que le plus capable. Il faut qu’aucune tête ne dépasse l'autre, cela
même au plan des capacités, ce qui fait ressortir l'absurdité de l'égalitarisme «
démocratique ». » Marcel Conche (1986, 1991), Héraclite. Fragments, p. 144. Miroslav
Marcovich propose, sur le plan de l’analyse morphologique, une approche convergente,
fondée sur la dissection du superlatif ὀνήιστος : selon lui, les Éphésiens n’auraient pas
rejeté le ὀνή- caractérisant Hermodore, ses compétences personnelles n’ayant aucune
raison de rebuter ses concitoyens, mais le –ιστος, c’est-à-dire le fait que lesdites
compétences le plaçaient au-dessus de chacun d’eux, menaçant ainsi le gouvernement de
tous par tous. Voir Miroslav Marcovich (1967, 2001), Heraclitus. Greek Text with a short
Commentary, p. 542.
73. Jacques-Henri Michel (1960), Grammaire de base du latin, Anvers, De Sikkel, p. 267. C’est
à dessein que je cite cette définition, laquelle me permet d’installer le distinguo futur
entre les notions de discours rapporté et de discours représenté. Il faut par ailleurs
souligner que la conceptualisation théorique du discours rapporté remonte au moins à
Platon, puisque l’on en trouve des traces dans un passage de La République III, en
392c-398b. Dans cet extrait fameux, où le philosophe affirme la dangerosité des poètes
pour l’équilibre de la cité juste, Socrate commente un passage de l’Iliade, en distinguant
entre les vers où le poète, narrant un événement, s’exprime en son nom propre et ceux
où, endossant la voix de l’un de ses personnages (en l’occurrence le vieillard Chrysès,
prêtre d’Apollon), il se doit d’en adopter l’élocution. C’est ainsi que Platon distingue entre
récit (διήγησις) – lorsque l’auteur parle en son nom propre – et imitation (μίμησις) – dans
les cas où il emprunte la voix d’un personnage.
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RÉSUMÉS
Avec les Sophistes, puis Platon et Aristote, les grands philosophes de l’Antiquité classique ont
démontré un intérêt marqué pour la question du langage, que ce soit dans ses parties
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constitutives ou dans sa dimension pragmatique. En revanche, les traces d’une réflexion explicite
remontant aux corpus archaïques sont, elles, plus diffuses. Dans le cadre de mon article, scindé
en deux parties, je proposerai, tout d’abord, une présentation synthétique des fragments
explicites d’Héraclite d’Éphèse – lesquels reposent sur le lexique du λόγος et de l’ὄνομα –, avant
que de plonger dans l’analyse détaillée de trois séquences implicites – à savoir B25, B48 et B121 –,
ce afin de démontrer que, (1) d’une part, il existe, chez ce penseur archaïque, une perception plus
ou moins aiguë des structures de la langue, que (2), d’autre part, celle-ci se déploie chez lui non
pas en une réflexion autonome, mais au travers même de l’usage pratique qui en est fait et que
(3), finalement, cette réflexion enclose dans son objet se révèle au moins aussi intéressante que
celle reposant sur le vocabulaire précité. La lecture ciblée de ces séquences permettra de
démontrer que, dans une époque antérieure aux grandes formalisations des philosophes et des
grammairiens grecs, les structures éminemment complexes mises en place par le poète
suggèrent, et parfois démontrent, une compréhension profonde de l’unité de la langue comme
organe coordonné et des articulations qui la composent.
Since the Sophists, and later on Plato and Aristotle, great philosophers of the Classical Antiquity
showed significant interest regarding the issue that language was, in both its different
component parts and in its pragmatic dimension. However, evidence of an explicit reflection in
Archaic corpora are much more elusive. In my paper, divided into two distinctive parts, I will
begin by providing an overview of the explicit fragments of Heraclitus of Ephesus –based on the
terms λόγος and ὄνομα–, and will then proceed to make a detailed analysis of three implicit
fragments –namely B25, B48 and B121– in order to demonstrate three different aspects. (1) On
the one hand, that Heraclitus has a more or less sharpened perception of the structure of
language, (2) on the other hand, that this insight doesn’t unfold as an autonomous reflection, but
through the practical use made of it, (3) finally, the latter seems to be as interesting as the one
based on the aforesaid lexical field. The targeted reading of these fragments will show that,
before the important formalizations were accomplished by the Greek philosophers and
grammarians, highly sophisticated structures developed by Heraclitus suggested and sometimes
demonstrated his deep understanding of the unity of language as an articulated whole.
INDEX
Keywords : diachrony, metaphilosophy, semantics, discourse, morphology, semiotics, explicit,
language, synchrony, Heraclitus, logos, synonym, implicit, polyphony, syntax
Mots-clés : diachronie, méta-philosophie, polyphonie, syntaxe, discours, morphologie,
sémantique, explicite, langage, sémiotique, Héraclite, langue, synchronie, implicite, logos,
synonyme
AUTEUR
MARIANNE GARIN
Université de Fribourg (CH)
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