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Montagne Prayer
Montagne Prayer
Raphaël Gély
Si être une montagne, c’est être une prière, l’affectivité radicale d’un
chant d’amour, il n’est plus possible alors de confondre cette montagne
que je perçois avec sa condition matérielle. Il existe des montagnes en
papier, celle que cette peintre merveilleuse vient de dessiner, d’autres
dont la texture est celle d’un songe, il y a ces montagnes faites de mots,
ces montagnes qui peuplent les mondes célestes. Toutes ces montagnes
ne sont pas des semblants, comme si n’étaient réelles que les montagnes
que l’on perçoit, ces montagnes que l’on peut définir comme effectives.
La réalité des montagnes excède absolument celle des montagnes maté-
rielles. Cette montagne que je perçois ne se réduit pas à la matérialité
même des rochers en lesquels néanmoins elle surgit, en lesquels elle ap-
paraît, prend chair. Cette montagne que je perçois, sa réalité est celle d’un
chant d’amour, dont les sons, les points d’inflexion du souffle qui la tra-
verse et la fait être, sont faits de rochers. En ces rochers d’Aix-en Pro-
vence, mais tout aussi absolument en cette toile de Cézanne, une mon-
tagne passe, devient. Il n’y a de montagne qu’en mouvement, qu’en
devenir, celui de son chant. Je peux regarder cette montagne en étant tout
préoccupé de moi-même, de mes projets, je peux, exploitant minier, m’in-
téresser à ses ressources matérielles. Je catégorise, j’identifie, je compare.
Cette montagne que j’identifie, c’est en réalité une montagne dans la tête,
une montagne-objet. Oui, bien entendu, je peux dire de ceci que c’est une
montagne, je peux lui donner ce nom-là, mais une telle montagne n’a rien
de réel, elle n’est pas chant, parole d’amour. Ce qui m’intéresse en réalité
dans ce que je définis comme une montagne, ce n’est pas l’énigme dont
elle est porteuse, ce n’est pas sa réalité. C’est sa condition matérielle, c’est
ce en quoi elle surgit et que j’identifie abusivement avec son être même.
Une montagne, c’est de l’apparaître, rien que de l’apparaître, celui d’un
chant d’amour, et c’est ce chant d’amour qui, en ce site minier si convoité,
prend chair. Tout à la fois, cette montagne est et n’est pas ce gisement que
je m’apprête à exploiter. Elle surgit en ces rochers et en ce sens les de-
vient. Mais elle ne les devient qu’à partir de ce qui la rend en même temps
irréductible à eux. La merveille, c’est qu’en ces rochers, un chant d’amour
surgisse. Il ne s’agit pas de se détourner de la matérialité de la montagne
comme s’il y avait d’une part ces rochers et puis cachée à l’intérieur on
ne sait où une prière. Non, c’est bien en ces rochers que cette montagne
naît, devient. Il fait partie de l’aventure spirituelle des montagnes de naître
en une diversité extraordinaire de corps, de devenir ces corps, radicale-
ment, c’est-à-dire de laisser s’y déployer leur chant d’amour, leur si pro-
fonde énigme.
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d’une montagne dans la tête, d’une montagne sans présence, d’une mon-
tagne sans excès radical. Si, comme exploitant minier, je rase cette mon-
tagne, on pourra certes dire qu’il y avait avant ici une montagne et qu’elle
a disparu. Le verdict est implacable : s’il n’y a plus de rochers, si tout est
rasé, il n’y a plus de montagne. Mais cette montagne qu’ainsi j’aplanis
follement, c’est en réalité une montagne déjà morte, un semblant. En ré-
duisant la montagne à sa matérialité, je n’ai plus affaire qu’à un cadavre.
J’ai toujours l’apparence matérielle de la montagne, mais désertée de sa
vie, de son énigme. Cette apparence-là n’est plus celle d’une montagne
réelle, elle est tout juste celle d’une montagne-objet, d’une montagne dans
la tête.
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qu’en devenir. En chaque rivière, très singulièrement, qu’elle soit terrestre
ou céleste, qu’elle coule en notre village ou dans les mots du poète, c’est
une énigme qu’il s’agit d’accueillir, radicalement, en la devenant. Je de-
viens cela que je vois, je ne le vois qu’en laissant son énigme naître en
moi, et inversement, ce que je vois accueille en lui mon énigme, mon im-
possibilité. Cette rivière et moi-même sommes miroir l’un de l’autre. Il
ne peut y avoir de rivières, de montagnes réelles dans le monde que si
nous les laissons naître en nous, nous renvoyer à notre propre énigme, à
l’impossible en nous. A chaque fois que je cherche à fuir cet excès de vie
que je suis, à occulter ce chant d’amour qui me traverse et me décentre
radicalement de moi-même, le monde s’irréalise, les choses perdent leur
consistance, leur densité, qui est celle de l’impossible en elles, leur chant
d’amour.
Au cœur de cette montagne, un chant d’amour, qu’il n’y a que Dieu, qu’il
n’y a rien sinon Dieu. Encore faut-il être pour être cette pure dépossession
de soi : être tout en n’étant pas, être dans et à partir de l’impossibilité
même de l’être. En l’apparence matérielle de cette montagne, un chant
d’amour se dépose, un chant impossible dont on comprend qu’à Dieu seul
il appartient. L’absolue singularité de chaque chose, son altérité radicale,
c’est l’impossible en elle. En toute chose, voir, entendre cet amour fou
qui l’habite, la laisse être. Je suis appelé à laisser chaque chose que je
rencontre devenir pleinement réelle, c’est-à-dire déposer en moi son se-
cret, m’enseigner que seul l’impossible est. Je ne deviens que dans cette
pauvreté absolue, que dans cet abandon radical, que dans ce consentement
à être aimé. Ce qu’il s’agit d’aimer en l’autre, ce n’est pas son effectivité,
ses apparences, c’est ce dont ses apparences deviennent l’apparaître
même lorsque je l’aime, c’est son impossibilité, son énigme à jamais, sa
réalité.
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Il y a ce prédateur insensé que je suis, cet humain qui fuit sa propre réalité,
son énigme, en réduisant toute chose au silence, il y a ce prédateur in-
sensé, ce Pharaon en moi qui rit de moi si je lui dis qu’une rivière est un
miracle de chaque instant, ou encore que la fraîcheur d’un feu d’amour
habite les plus humbles buissons, qu’il faut en prendre soin, qu’il nous
faut marcher en ce monde les pieds nus, retirer ses sandales, laisser la
Terre respirer en nous. Ce Pharaon, son cœur ne s’endurcit qu’à la mesure
de cet amour fou qui l’appelle. Il s’agit de consentir à l’impossible en soi,
et ce consentement il ne peut se réaliser qu’en aimant ce que Dieu aime,
qu’en aimant cette rivière, qu’en laissant mon regard, mes mains, tout
mon corps en accueillir l’énigme. Cette montagne que je perçois, l’aimer
en son impossibilité, la devenir. Notre passage en ce monde est une
épreuve, un chemin d’élévation, mais qui, loin de nous abstraire de celui-
ci, nous enfonce en lui. Voici une montagne, vais-je consentir à la voir,
vais-je désirer qu’elle soit ? Et il en va de cette montagne comme de toute
chose. Le chemin spirituel est éveil au réel des choses, il est amour de ce
qui est, chant d’amour.