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KARL LÖWITH OU LA DÉDRAMATISATION DE L’EXISTENTIALISME :

EXCENTRICITÉ ET DÉCENTREMENT

Thomas Keller
in Marie-Anne Lescourret, La dette et la distance

Editions de l'Éclat | « Bibliothèque des fondations »

2014 | pages 63 à 84
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Karl Löwith
ou la dédramatisation de l’existentialisme :
excentricité et décentrement
Thomas Keller

Introduction : une ontologie avec ou sans l’être


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Quand Löwith se réconcilie avec Heidegger en 1969, quatre ans avant
sa mort et sept ans avant celle de Heidegger, dans son exposé précédent, il
a largement cité un échange de lettres avec ce dernier, datant des années
vingt. elles ont le ton du rapport maître-élève, le premier recevant le don
ambigu du second, c’est-à-dire sa thèse d’habilitation :
en 1927, quand je vous ai remis le travail, vous m’avez écrit avec
générosité : « le fait de savoir si vous êtes d’accord ou non avec moi sur
le fond ne joue aucun rôle dans l’acceptation ou le rejet de votre thèse.
Les allusions cachées relèvent de l’humeur dans laquelle on produit ses
premiers travaux1.
Heidegger fait preuve de générosité puisqu’il reconnaît et accepte la
contradiction exprimée par l’élève dans son ouvrage Das Individuum in der
Rolle des Mitmenschen. [« L’individu dans son rôle de Mitmensch »].
Les lettres des années 20 ont dû accompagner Löwith pendant l’exil,
de Marbourg à Rome, de Rome à sendai au Japon, de sendai à Hartford
et new York aux États Unis, de new York à Heidelberg. tandis que le
maître s’appuie sur le sol allemand et grec, peut-être encore sur le sol pro-
vençal, ses lettres font le tour du monde grâce à son élève.
Rien ne symbolise mieux le lien intime et la distance qui respectivement
relient et séparent Löwith et Heidegger. si Löwith est, avec Gadamer, Gur-
vitch et Levinas, l’un des premiers à tenir compte de Sein und Zeit, il est éga-
lement un des premiers à prendre ses distances et, plus tard, à blâmer la
mobilisation en faveur du nazisme et la lâcheté de Heidegger à l’égard de
Husserl et de ses élèves juifs. Heidegger se révèle philosophe allemand
dépourvu et de courage civil (Zivilcourage) et de sagesse politique. On perçoit

1. Karl Löwith, « die natur des Menschen und die Welt der natur » (exposé de
1969), in Sämtliche Schriften, édités par Klaus stichweh et Marc B. de Launay, tome 1.
Mensch und Menschwelt : Beiträge zur Anthropologie, édité par Klaus stichweh, stuttgart,
Metzler, 1981, p. 295-328, ici p. 278.
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souvent Löwith, dans les interprétations de ses actions et œuvres, comme


l’élève de Heidegger qui ouvre la chaîne des détracteurs, celui qui établit en
1946 dans son célèbre article paru dans Les Temps Modernes, le lien entre l’en-
gagement pour le nazisme et la pensée de Heidegger 2.
toutefois, Löwith reconnaît sa vie durant sa dette et fait sienne l’inten-
tion de penser le tout et d’évacuer de la philosophie les derniers résidus
religieux et métaphysiques. il récuse comme Heidegger les philosophies
de l’histoire et du salut, les doctrines du progrès et du libéralisme. ce fai-
sant, il défend le jeune Heidegger contre le philosophe plus âgé. il radica-
lise le geste qui consiste à « détruire » voire « déconstruire » l’héritage
chrétien et métaphysique. selon Löwith l’existentialisme heideggérien
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représente encore une forme sécularisée du christianisme en situant
l’homme moderne dans un intervalle misérable (dürftig) où les dieux ne
sont plus et pas encore. Löwith par contre assume haut et fort la situation
de l’homo artifex post-chrétien insignifiant à l’aune de l’univers.
La tension entre l’ontologie existentialiste de Heidegger et la cosmologie
de Löwith naît avec le regard porté sur la vie humaine concrète. Löwith
fonde, avec d’autres penseurs, tel Plessner, l’anthropologie philosophique
qui met l’accent sur la position excentrique de l’homme assumant différents
rôles (il est persona et donc ‘Mitmensch’) dans un univers qui le décentre.
Löwith transforme l’ontologie qui livre l’homme à la temporalité en une
onto-cosmologie. au-delà du temps fini et de l’éternité il identifie ce qui
résiste au temps tout en changeant. L’homme et l’histoire ne coïncident
jamais complètement. La nature de l’homme n’est pas uniquement histo-
rique. À l’instar des philosophes grecs et des penseurs orientaux, Löwith
situe l’homme dans le cosmos naturel en tant qu’élément parmi d’autres.
À partir de ces transformations et déplacements s’enchaînent les
convergences et les différends avec le maître ainsi qu’avec d’autres élèves
de Heidegger. Par le langage philosophique Löwith souhaite non pas
habiter la maison de l’être mais passer au crible l’usage des mots et des
concepts. Le développement technique n’est pas une fatalité irréversible
(Gestell) mais un artefact de l’homme. Le geste radical, qui consiste à en
finir une fois pour toutes avec la religion et la philosophie traditionnelles,
crée une continuité entre le maître et ses élèves. Les élèves ont tous décen-
tré l’homme. Löwith partage avec d’autres élèves de Heidegger le
reproche d’une ontologie sans l’être. On peut parler d’une complémenta-
2. Karl Löwith, « Les implications politiques de la philosophie de l’existence de Hei-
degger », Les Temps Modernes n° 14, novembre 1946, p. 343-360. Réédité dans Les Temps
Modernes n° 650, juillet-octobre 2008, p. 10-25, suivis des articles d’a. de Waelhens, « La
philosophie de Heidegger et le nazisme », p. 26-35, de K. Löwith, « Réponse à M. de
Waelhens », p. 37-41 et d’a. de Waelhens, « Réponse à cette réponse », p. 42-45.
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rité des élèves à travers les concrétisations : Marcuse pose la question :


qu’est l’homme et ses pulsions ? Qu’est la société ? Qu’est l’économie ?
Que sont la et le politique ? anders évoque la désuétude de l’homme face
à la technique à l’ère atomique et face aux moyens de destruction. La des-
cription de l’inversion entre l’homme et ses artefacts apparaît également
chez Jonas. Levinas donne la primordialité à l’autre. Löwith pose la ques-
tion de la vie qui s’exprime dans la nature et l’homme.
au provincialisme, au pathos, à la profondeur et à la lourdeur de l’exis-
tentialisme heideggérien, Löwith oppose un style différent traduisant l’urba-
nité, le scepticisme, la sobriété, le common sense et le courage civil. s’il est
possible de joindre Löwith au groupe d’élèves dans leur recherche commune
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du concret, son stoïcisme représente une « mesure extrême » particulière : le
monde devient un « realm of senseless contingency3 ». Bien que Löwith partage
avec Marcuse, Jonas, anders et arendt l’expérience de l’exil, il en tire d’au-
tres conclusions. sa mélancolie sereine le distingue de la critique de la tech-
nique apocalyptique d’anders et de Jonas, de l’utopisme révolutionnaire de
Marcuse ainsi que de l’engagement politique d’arendt et de l’éthique de l’al-
térité de Levinas. Parmi les élèves de Heidegger il s’ouvre peut-être le plus à
la contingence, une contingence toutefois sans concrétisation historique.
Je présenterai d’abord la relation personnelle entre Löwith et Heideg-
ger, puis les concepts philosophiques qui les relient et séparent : l’anthro-
pologie philosophique, l’histoire et l’exil.

Une vie précaire


Löwith, né en 1897 à Munich et mort en 1973 à Heidelberg, et Hei-
degger sont liés par une histoire de trahison unilatérale. Löwith n’est que
de huit ans le cadet de Heidegger (1889). il n’a que quelques années de
moins que Jaspers (1883), carl schmitt (1888), et Plessner (1892). il porte
moins que les autres étudiants de Heidegger – Herbert Marcuse (1898),
Günther stern (anders) (1902), Hans Jonas (1903), Hannah arendt (1906)
et emmanuel Levinas (1906) – les caractéristiques de la célèbre généra-
tion non conformiste, une classe d’âge particulièrement mobilisée.
Löwith4 naît dans une famille juive assimilée. son père Wilhelm, origi-

3. Richard Wolin, Heidegger’s children. Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans Jonas, and Her-
bert Marcuse, Princeton University Press, 2001, p. 98.
4. La seule biographie est celle de enrico donaggio, Une sobria inquietudiene. Karl
Löwith e la filosofia, Milan, Feltrinelli, 2004 [trad. fr. Ph. audegean, Karl Löwith et la philo-
sophie. Une sobre inquiétude, Paris, Payot, 2013]. Quelques informations biographiques se
trouvent chez Gerhard danzer, Wer sind wir ? Anthropologie im 20.Jahrhundert. Ideen und
Theorien für eine Formel des Menschen, Berlin-Heidelberg, springer, 2011, p. 129-142.
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naire de Vienne, un peintre aisé jusqu’à l’inflation de 1923, s’est établi à


Munich. de même que sa femme, il s’est éloigné du judaïsme. Leur fils et
enfant unique est baptisé protestant. comme presque tous les jeunes alle-
mands, Karl Löwith se porte volontaire de guerre en août 1914. tandis que
Günther stern (anders) enregistre l’antisémitisme de l’armée impériale,
Löwith n’en pipe mot. il est blessé et fait prisonnier en italie, sa vie sauvée
par un médecin italien. il en garde pour toujours un attachement à l’italie.
La perte d’une partie du poumon ne l’empêche pas de fumer. il percevra
une petite rente en tant que blessé de guerre jusqu’en 1938. La lecture de
Feu de Barbusse lui découvrira tardivement sa sympathie pour le pacifisme.
après ses études de biologie et de philosophie à Munich il suit les
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cours de Husserl à Freiburg. en 1919 il fait la connaissance de l’assistant
de ce dernier, alors sans réputation aucune, Martin Heidegger. Les deux
hommes commencent à entretenir des relations très étroites. Löwith garde
souvent les deux fils de Heidegger. Heidegger le fait participer à la nais-
sance de l’existentialisme. Löwith suit Heidegger à Marbourg en 1924. il
y reste jusqu’en 1934 alors que Heidegger retourne à Fribourg en 1928.
Löwith lit les épreuves de Sein und Zeit. À Marbourg il fait la connaissance
de Leo strauss, de Bultmann et de Gadamer – qui le fera revenir en alle-
magne après la guerre. Löwith épouse ada Kremmer, à l’église protes-
tante de dahlem à Berlin. ils n’auront pas d’enfants.
Les années vingt, marquées par la rédaction Sein und Zeit et par l’habili-
tation Das Individuum in seiner Rolle als Mitmensch de Löwith, sont celles
d’une proximité exceptionnelle entre Löwith et Heidegger. Puis, à l’Uni-
versité de Marbourg Löwith fait cours sur nietzsche, dilthey, Hegel,
Marx, Kierkegaard, l’anthropologie philosophique, la philosophie de
l’existence, la sociologie et la psychanalyse5. il publie une comparaison de
Max Weber et Marx6. il est pourtant encore a-politique. La théorie éco-
nomique et socialiste ne l’intéresse pas. il reconstruit la critique du monde
bourgeois et chrétien à travers l’histoire des idées.
Les événements de 1933 rappellent brutalement à Löwith son origine
juive. il ne s’agit pas là d’une appartenance revendiquée (Zugehörigkeit), mais
d’une assignation (Zuschreibung) par d’autres. chassé de l’Université de Mar-
bourg Löwith émigre en italie en 1934. À l’occasion d’un congrès, Heideg-
ger lui rend visite en 1936 à Rome. Le récit de cette rencontre7 enregistre la

5. Karl Löwith, Mein Leben in Deutschland vor und nach 1933. Ein Bericht, Metzler,
stuttgart, 1986, trad. française Ma vie en Allemagne avant et après 1933, trad. M. Lebedel,
Paris, Hachette, 1988, p. 66.
6. Ibid., p. 68.
7. Ibid.
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rupture : les « juifs » d’un côté, les « aryens », dont Heidegger avec l’insigne
du parti au revers, de l’autre.
en 1936 Löwith part à sendai au Japon, 1941 au collège de théologie
de Hartford, 1949 à la new school for social Research à new York.
après 18 ans d’exil il retourne en allemagne en 1952. il enseigne à l’Uni-
versité de Heidelberg jusqu’en 1964.
son père est mort en 1932 ; sa mère se suicide en 1943 dans un camp
de rassemblement près de Munich pour échapper à la déportation. afra
Geiger, sa condisciple au cours de Husserl et Heidegger, meurt en dépor-
tation.
Le retour de Löwith en allemagne en 1952 coïncide avec la publica-
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tion en allemand de ses textes établissant le lien entre l’engagement nazi
et la philosophie de Heidegger. Les deux hommes s’évitent lors de ren-
contres (par exemple celle de l’amicale des anciens de Marbourg) et de
colloques. Löwith s’en va dès que Heidegger approche.
Puis Löwith devient plus clément. Lors d’un colloque en l’honneur du
80e anniversaire de Heidegger en 1969 à Heidelberg les deux prennent le
risque de se croiser8. dans sa communication, Löwith revient aux années
20, aux lettres de Heidegger de l’époque de son habilitation (Das Indivi-
duum in der Rolle des Mitmenschen) que Heidegger a encouragée malgré les
critiques que Löwith lui adressait. Les deux hommes vont se réconcilier9.
dans une interview de la même année, Löwith caractérise l’homme du
jour dans les termes suivants : « Dieser im Grunde seines Wesens einfache, beschei-
dene, schweigsame und verhaltene Mann. » [cet homme au fond de son être
simple, discret, silencieux et réservé]. il lui rend hommage : « Er hat… jene
Kraft zum Verweilen und zur Besinnung gehabt, die ihn an allem bloss Zeitgemässen
vorübergehen liess10. » [il a eu la force de demeurer et de réfléchir qui lui per-
mit de laisser passer tout ce qui ne relevait du temporel.]
ne pas s’arrêter aux actualités du jour, aux conjonctures de la pensée,
aux modes – c’est aussi la devise de Löwith. ce dernier fait pourtant par-

8. in Karl Löwith, « Letztes Wiedersehen », in Antwort. Martin Heidegger im Gespräch,


Hg. von Günter neske und emil Kettering, Pfullingen, neske Verlag, 1988, p. 170-
174, anmerkung der Herausgeber p. 174.
9. La scène ressemble un peu à la rencontre entre le Je et le tu, entre Martin Buber
et Florens Rang pendant les années 1920 au sein du cercle œcuménique « Kreatur » : le
protestant Rang avait dénié aux juifs une authentique compréhension du christianisme.
Buber avait protesté. Les deux se sont regardés dans les yeux et réconciliés. Mais souli-
gnons la dissymétrie croissante. La réconciliation doit coûter à Löwith après la shoah.
Rappelons que le discours de la shoah ne s’est pas encore frayé un chemin en 1969.
10. Karl Löwith, in Martin Heidegger im Gespräch, édité par R. Wisser, Freiburg/Mün-
chen, alber, 1970, p. 38-41, cité dans Karl Löwith, Denker in dürftiger Zeit, p. 295.
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tie, avec adorno et Horkheimer, Plessner et d’autres, des « rémigrants11 »


qui jouent un rôle décisif dans « la fondation intellectuelle » de la jeune
République Fédérale 12. À la différence des représentants de l’École de
Francfort13 et de l’anthropologie philosophique tels Plessner14 et Gehlen,
par la suite son rayonnement s’affaiblit. aucune grande étude en alle-
mand ne lui est consacrée.
dans l’allemagne occidentale de l’après-guerre Löwith se sent proche
de Plessner, anthropologue et ex-exilé comme lui. en 1958, Löwith a
contacté Plessner au sujet du recrutement de Gehlen à l’Université de
Heidelberg. Gehlen représente à ses yeux un élément stimulant (« Hecht im
Karpfenteich »), Plessner est opposé à ce recrutement : il craint l’impact de la
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pensée anti-démocratique sur les jeunes étudiants15. Finalement Gehlen
sera écarté. depuis son éméritat à partir de 1964, Karl et ada Löwith
séjournent dans le tessin, puis rencontrent Helmuth et Monika Plessner16
à sils Maria, et parfois adorno. L’anthropologie philosophique de Pless-
ner, si proche de celle de Löwith, trouve plus d’écho que celle de ce der-
nier. Löwith, un homme noble, discret, juste, mélancolique, fidèle, n’a pas
fait école. L’existentialisme de Heidegger et l’anthropologie philosophique
de Plessner et Gehlen ont fait de l’ombre à son l’ontologie cosmologique.

11. Jürgen Habermas, « Grossherzige Remigranten. Über jüdische Philosophen in


der frühen Bundesrepublik. eine persönliche erinnerung », in Neue Zürcher Zeitung du
2 juillet 2011.
12. clemens albrecht, Die intellektuelle Gründung der Bundesrepublik. Eine Wirkungsge-
schichte der Frankfurter Schule, campus 1999.
13. Rolf Wiggershaus, Die Frankfurter Schule, Geschichte, theoretische Entwicklung, politi-
sche Bedeutung, München, Hanser, 1986.
14. carola dietze, Nachgeholtes Leben. Helmuth Plessner 1892-1985, Göttingen, Wall-
stein, 2006.
15. Ibid., p. 456 sq.
16. Monika Plessner, Die Argonauten auf Long Island. Begegnungen mit Hannah Arendt,
Theodor W. Adorno, Gershom Scholem u. a., Berlin, Rowohlt 1995, p. 140-144. « entre tous
les collègues, Karl Löwith s’était tenu au plus près de Helmuth après leur retour d’exil.
cela n’avait rien à voir avec leur provenance commune de la biologie et de la phénomé-
nologie : Löwith était tout autant dépourvu de vanité et de pathos qu’Helmuth. tous
deux avaient tiré le meilleur parti de leur exil, devant des citoyens du monde, et réinté-
grant l’université allemande sans la moindre amertume. tous deux avaient de l’humour,
souvent noir chez Löwith. des deux, c’était Helmuth le moins sombre. » [« Karl Löwith
hatte Helmuth nach beider Rückkehr aus dem Exil… von allen Kollegen am nächsten gestanden. Ganz
abgesehen von beider Herkunft aus Biologie und Phänomenologie : Löwith war genauso uneitel und unpa-
thetisch wie Helmuth. Aus der Vertreibung hatten beide das Beste gemacht, waren Weltbürger geworden
und ohne Bitterkeit an die deutsche Universität zurückgekehrt. Und beide hatten Humor, Löwith gelegent-
lich sogar schwarzen. Helmuth war von beiden der unbeschwertere. » (p. 142-143)].
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Les textes : une relation inégale


La relation entre Heidegger et Löwith est intime, elle oscille entre
tutelle, amitié, distanciation, hostilité, réconciliation. aucun des élèves de
Heidegger n’a écrit autant de textes sur le « maître » que Löwith, ce qui
traduit aussi une blessure mal cicatrisée. Löwith réserve le récit racontant
la bassesse personnelle de Heidegger à ses mémoires Mein Leben (Ma vie en
Allemagne avant et après 1933) publiées après sa mort. il s’efforce de formuler
une position juste, nourrie de ses expériences personnelles et de la
connaissance de ses œuvres. avec Löwith on évite encore aujourd’hui la
« Heideguerre », ce qui permet de se frayer un chemin au-delà des apolo-
gies des Beaufret, Vezin, Fédier, david, towarnicki et des détracteurs
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Jean-Pierre et emmanuel Faye et Victor Farias. On peut ainsi se dispen-
ser de l’abondante littérature qui fomente l’alternative entre l’innocence
ou l’identité nazie de Heidegger.
Les premiers textes sur Heidegger n’atteignent pas le public allemand.
Löwith rédige au Japon Der europäische Nihilismus (qui paraît dans une traduc-
tion japonaise 1940) avec le chapitre « der politische Horizont von Heideg-
gers existenzialphilosophie  » (l’horizon politique de la philosophie
heideggérienne de l’existence) sur le rôle de Heidegger en tant que recteur de
l’université de Fribourg. en 1940, il écrit Mein Leben in Deutschland vor und nach
1933, en réponse à une question posée par des chercheurs américains. Les
lecteurs allemands ne prennent acte des remarques personnelles sur la per-
sonnalité douteuse de Heidegger et sur la rencontre en italie qu’en 198617.
dès le début Löwith rédige une analyse de la philosophie de Heideg-
ger. seize des dix-huit pages de Mein Leben relatives à Heidegger, consti-
tuent la source de publications postérieures. L’analyse comporte les
extraits de lettres avec la référence à Van Gogh et Rilke, l’anecdote « je
suis résolu, seulement je ne sais pas à quoi 18 », le commentaire du dis-
cours de rectorat19, le commentaire du discours sur schlageter20, et elle
établit le lien entre la pensée et l’engagement pro-nazi. ce noyau,
constitué dans Der europäische Nihilismus et Mein Leben, réapparaît dans
plusieurs publications. Les chapitres « Martin Heideggers Philosophie
der Zeit (1919-1936) » [La philosophie du temps de Martin Heidegger
(1919-1936)] et « Heideggers Übersetzung des je eigenen daseins in das
deutsche dasein » [La transposition par Heidegger de ‘l’existence pro-

17. Karl Löwith, Ma vie en Allemagne, p. 42-45, p. 56-59.


18. Ibidem, p. 46.
19. Ibidem, p. 50 sqq.
20. Ibidem, p. 55.
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  

pre à chacun’ en ‘existence proprement allemande’] de Mein Leben sont


d’abord publiés en français dans Les implications politiques de la philosophie
de l’existence chez Heidegger paru dans Les Temps Modernes en 1946. Joseph
Rovan 21 a traduit ce texte qui reçoit une vive réplique d’alphonse de
Waelhens22. Les mêmes passages de texte réapparaissent dans Heidegger –
Denker in dürftiger Zeit, (1952-1953) et sont une dernière fois insérés dans
la deuxième édition de Der okkasionelle Dezisionismus de carl schmitt
parue en 196023.
La référence à Rilke et à Van Gogh vient d’une lettre de Heidegger de
1923 :
Malheur à celui qui ne sera pas broyé » (citation de Van Gogh, tK).
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au lieu de céder au besoin général de se cultiver comme si on avait
reçu l’ordre de « sauver la culture », il faudrait, dans une désagréga-
tion et une réduction radicales (Abbau und Rückbau), dans une destruc-
tion, se convaincre fermement de la « seule chose nécessaire » (citation
de Rilke, tK) sans s’occuper du bavardage et de l’agitation des
hommes intelligents et entreprenants24.
c’est aussi le point de vue de Löwith. tous deux posent la question de
savoir ce qui reste et ce qu’on peut faire quand on laisse derrière soi toutes
les certitudes et pensées du salut.
Les nazis ont compris que la pensée de Heidegger n’a rien à voir avec
leur antisémitisme petit-bourgeois : « L’orthodoxie petite-bourgeoise du

21. Joseph Rovan, né Joseph Rosenthal, est munichois comme Löwith, sa famille
s’est également convertie au protestantisme. il s’exile en France. Pendant la guerre il
est résistant ; il lit, traduit et commente avec son ami Jean Beaufret, professeur de phi-
losophie au Lycée ampère, Sein und Zeit (Joseph Rovan, Mémoires d’un Français qui se sou-
vient d’avoir été Allemand, Paris, seuil, 1999, p. 166). Rovan est trahi. il survit à sa
déportation à dachau, est chargé de mission en zone française d’occupation à partir
de 1947. il fait restituer le piano de Heidegger : « j’admirais sa pensée malgré les fai-
blesses qu’il avait eues pour le nazisme. » il se rend avec Jean Beaufret à todtnauberg.
Les deux y passent deux journées. Heidegger est pour Rovan un produit typique du
lycée humaniste. il maîtrise le grec et le latin, ses connaissances du français sont rudi-
mentaires. Beaufret et Rovan rédigent un dictionnaire franco-heideggérien, Heidegger
ajoute « Lu et approuvé » (p. 287).
22. Karl Löwith, « Les implications politiques de la philosophie de l’existence de
Heidegger », Les Temps Modernes n° 14, novembre 1946, p. 343-360. en allemand dans
Sämtliche Schriften, Band 2.
23. ils forment les pages 61 à 68 dans « der okkasionelle dezisionismus von carl
schmitt », in « Heidegger – Denker in dürftiger Zeit », Sämtliche Schriften, p. 32-71.
24. Karl Löwith, « Les implications politiques de la philosophie de l’existence de
Heidegger », Les Temps Modernes n° 14, novembre 1946, p. 343-360. Réédité dans Les
Temps Modernes n° 650, juillet-octobre 2008, p. 10-25, p. 12.
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      

Parti a soupçonné le national-socialisme de Heidegger parce que le pro-


blème juif et racial n’y joue aucun rôle25. »
en quelque sorte, l’engagement pro-nazi de Heidegger se méprend sur
le parti nazi : « en prenant parti pour Hitler, Heidegger accomplissait un
acte dont la signification dépassait l’accord avec l’idéologie et le pro-
gramme du ‘Parti’26. »
Mais Heidegger lui-même voit dans le mouvement nazi un accomplis-
sement de sa pensée : « La possibilité de la politique philosophique de
Heidegger n’est pas née d’un ‘déraillement’ qu’on pourrait regretter, mais
du principe même de sa conception de l’existence qui combat à la fois et
assume ‘l’esprit du temps’ 27. »
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L’origine de l’option de Heidegger se trouve dans un désenchante-
ment antérieur : « Le mobile dernier de cette volonté de rupture, de trans-
formation et de départ, de ce mouvement de jeunesse, maintenant politisé
d’avant la Première Guerre mondiale, se trouve dans la conscience d’une
déchéance et d’un déclin, dans le nihilisme européen28. »
dans sa réponse à de Waelhens, Löwith clarifie sa position: « Je suis parti
du concept heideggérien de l’existence comme existence historique et qui se
décide dans l’instant (Augenblick) (Sein und Zeit, p. 385), en prenant ce concept
comme principe rendant possible l’engagement politique de Heidegger29. »
il ne s’agit pas d’une nécessité causale, mais d’une possibilité. La philo-
sophie de Heidegger reste une grande pensée. son engagement politique
reste celui d’un nazi. sa pensée ne se confond pas avec le nazisme bien
qu’elle partage certaines idéologèmes comme le décisionnisme, le sol.
Löwith formule l’essentiel de sa critique avant la shoah, ce qui rend son
argumentation plus plausible puisque ni Heidegger ni Löwith ne pouvaient
prévoir en 1933 les camps de la mort et la « solution finale » mise en œuvre
entre 1942 et 1945. si l’antisémitisme de Heidegger, de l’homme et non de
sa philosophie, ne fait aucun doute, Löwith n’en parle jamais de même qu’il
n’évoque jamais la shoah. durant les années 50 et 60, ni la majorité des
victimes ni les bourreaux n’en parlent : à ce moment, le discours de la
shoah ne s’est pas encore frayé une brèche. néanmoins, la blessure paraît
dans Mein Leben (Ma vie), publication posthume. Löwith y enregistre dans le
style même la rupture de la fameuse symbiose germano-juive. Quand dans
son exil italien il rencontre Heidegger lors d’un congrès à Rome il ne per-

25. Ibid., p. 22.


26. Ibid., p. 23.
27. Ibidem.
28. Ibidem.
29. Ibid., p. 37.
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  

çoit pas simplement l’insigne du parti nazi et la langue bifide de Heidegger


admettant la primitivité du Stürmer et soutenant pourtant le nazisme. tout
le long du texte Löwith parle d’« aryens » et de « juifs » sans mettre de guil-
lemets. Les catégories nazies se sont imposées comme des réalités. Löwith
ne peut pas être et représenter l’autre allemand en exil30. il n’est pas simple-
ment autre et différent ; il subit une stigmatisation qui l’écarte de la catégo-
rie d’hommes à laquelle appartient Heidegger.
Le public allemand doit attendre les articles parus dans la Neue Rund-
schau et dans la Neue Revue en 1951, 1952 et 1953 qui formeront le recueil
Heidegger – Denker in dürftiger Zeit paru en 1953. L‘article « denker in dürfti-
ger Zeit » de 1952 forme dans le recueil le chapitre « Geschichte,
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Geschichtlichkeit und seinsgeschick ». en paraphrasant la question de
Hölderlin « wozu Dichter in dürftiger Zeit ? » (« à quoi bon un poète en temps
de détresse »), Löwith souligne la position élevée du penseur comparable
au poète allemand. il fait du même coup découler la décision politique
fatale du penseur de la philosophie de l’existence même.
il établit la convergence du vocabulaire de Sein und Zeit et du mouve-
ment politique dont Heidegger attend une révolution totale de l’être-là
allemand (« völlige Umwälzung des deutschen Daseins31 »). Heidegger confond
« l’événement authentique de l’être-là » (eigentliches Geschehen des Daseins) et
l’histoire réelle (wirkliche Geschichte). Les notions d’« existence », « résolu-
tion » (Entschlossenheit), « l’être-là » (Dasein) désignent une philosophie de
l’existence devenue la pensée d’un nouveau départ allemand.
Löwith s’appuie sur le discours de rectorat pour démontrer comment
Heidegger fait converger le moment historique et le destin32 :
non pas du fait que l’action politique pourrait jamais se confondre avec
la pensée philosophique, mais parce que dans certains cas, la pensée fait
mûrir des conséquences déterminées dans lesquelles s’exposent certaines
présuppositions de cette pensée. ce qui se manifeste dans l’appel de
Heidegger, c’est une certaine prédisposition à croire dans le destin histo-
rique en tant que tel. L’« instant » semblait arrivé, où survenait l’histoire
authentique, où survenait un destin de l’être au sens emphatique du
terme et où l’on devait se trouver instantanément. chez Heidegger, il ne
s’agit absolument pas de la question platonicienne de l’essence juste de
l’état. il pense de façon embarrassée et embarrassante “historiquement”

30. Manfred Riedel, « Zum doppelblick des exilanten. Karl Löwith, Martin
Heidegger und die deutschen », in Heinrich-Böll-stiftung (éd.), Hannah Arendt : Verbor-
gene Tradition – Unzeitgemässe Aktualität, Deutsche Zeitschrift für Philosophie, sonderband 16,
Berlin, akademie Verlag, 2007, p. 123-143.
31. Heidegger - Denker in dürftiger Zeit (nR, 1952), p. 170.
32. Heidegger - Denker in dürftiger Zeit (nR, 1952), p. 171.
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      

et simultanément, de façon totalement apolitique, parce que sa pensée


historique s’est déployée sans critique.
dans le même livre, Löwith ajoute un commentaire écrit après la
découverte de la shoah et de l’attitude de Heidegger après le désastre
allemand. de ce dernier, il a lu la Lettre sur l’humanisme (1947) et le recueil
Holzwege (1950). il constate qu’après la deuxième Guerre mondiale Hei-
degger donne une autre interprétation du nazisme, lequel s’est révélé l’es-
clave de la technique, comme le libéralisme et le communisme. de même
que ces derniers il a été un destin inévitable, de sorte que toute condam-
nation morale n’a aucun sens33. depuis le tournant, la fameuse « Kehre »
qui suit Sein und Zeit, Heidegger voit dans l’histoire entière un mouvement
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du nihilisme34. c’est ici qu’apparaît Heidegger le renard, qui s’engage et
se désengage dans toutes les circonstances en se dégageant de sa responsa-
bilité. Le glissement entre la différence ontologique et politique fonctionne
comme chiasme, cette forme d’énonciation si caractéristique de la pensée
heideggérienne35 : l’être authentique qui semblait avoir trouvé une affir-
mation politique dans la grandeur du nazisme devient négation ontolo-
gique de toute possibilité politique après 1945.
Löwith ne mentionne pas les comparaisons calculatrices scandaleuses
de Heidegger, celle des camps de la mort avec l’industrialisation néfaste et
celle des réfugiés allemands avec les juifs. dans son exposé présenté lors
du 80e anniversaire de Heidegger devant l’Akademie der Wissenschaften de
Heidelberg c’est encore Löwith qui fait le premier pas. il veut mener le
débat à partir de leurs divergences philosophiques du début. en se réfé-
rant à l’œuvre d’avant 1933, il s’efforce de décrire une différence qui sub-
siste sans qu’il soit nécessaire de la corroborer rétrospectivement avec
l’engagement pro-nazi de Heidegger.
Löwith renoue avec l’anthropologique philosophique36 qui, depuis tou-
jours, marque la bifurcation entre leurs pensées. il procède à la critique
uniquement à partir de la période allant de 1919 à 1930. il ne prend
jamais la posture du déçu, il maintient toujours une attitude noble de gra-
titude et de critique, de justesse et de justice. il identifie les concepts qu’il
partage avec Heidegger : le scepticisme envers les religions du salut,
envers les philosophies de l’histoire, le progrès et le libéralisme. Mais il se
33. Ibidem, p. 171.
34. p. 173.
35. Cf. Jean-François Mattéi, « Le chiasme heideggérien », in dominique Jani-
caud, Jean-François Mattéi, La métaphysique à la limite. Cinq essais sur Heidegger, Paris,
Presses Universitaires de France, 1983, p. 55 sq.
36. Pour l’évolution des écrits anthropologiques cf. Mihran dabag, Löwiths Kritik der
Geschichtsphilosophie und sein Entwurf einer Anthropologie, Bochum, Brockmeyer, 1989.
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  

démarque de la résistance a-politique, du décisionnisme et de l’extré-


misme. il adopte une position tierce, médiatrice.
Heidegger de son côté dénigre Löwith pendant et après le nazisme. Le
recrutement de Löwith à Heidelberg et les articles parus sous le titre Hei-
degger - Denker in dürftiger Zeit en 1952 et 1953 provoquent sa fureur, docu-
mentée dans une lettre transmise par Petzet, un ami de Heidegger :
il n’y a rien d’étonnant au fait qu’un homme aujourd’hui âgé de cin-
quante-cinq ans et qui pendant neuf ans a suivi mes cours et m’a
rendu des devoirs (et qui venait me harceler chez moi à Marbourg
presque tous les deux jours), puisse aujourd’hui faire quelques révéla-
tions et qu’il produise l’effet de l’informé auprès de l’armée actuelle
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des ignorants. Que l’auteur, émigrant parmi les émigrants aux Usa,
répande les pires mensonges sur moi en suisse et à Paris, de cela les
journaux (Neue Rundschau, Neue Zeit) ne parlent pas. ce qui me fait de la
peine, c’est le malentendu effroyable que l’on fait sur un terme à mes
yeux essentiels, celui de ‘Kehre’. en 1929, alors que Löwith était
encore le marxiste le plus rouge – maintenant, il s’est converti (gekehrt)
en chrétien, et va prendre la chaire de philosophie à Heidelberg –, il a
écrit qu’Être et temps n’était que de la théologie masquée. Pour dire
ensuite que tout cela n’était qu’athéisme. À son gré… 37
ici tout est faux. Löwith n’est ni marxiste ni chrétien. La critique de
Heidegger est dépourvue de toute empathie. il ne se donne pas la peine
de comprendre Löwith à partir de ses textes. ainsi, dans une lettre à elisa-
beth Blochmann du 19 janvier 1954, souligne-t-il que Löwith ne serait pas
un penseur38. il est moins odieux dans ses lettres à Jaspers39.
en revanche Löwith déconstruit Heidegger toujours à partir de lec-
tures. il reçoit des blessures par un maître-penseur qui illustre le clivage
entre un comportement ignoble et une grande pensée. il se donne pour
objectif de récuser la pensée de Heidegger sans devoir se référer à l’enga-
gement en faveur du nazisme.
37. Heinrich W. Petzet, « nachdenkliches zum spiegel-Gespräch », in Antwort.
Martin Heidegger im Gespräch, hg. von Günter neske, l.c., p. 115-126, p. 117.
38. « Vom Denken hat er keine Ahnung : vielleicht hasst er es. Wie mir denn noch nie ein
Menschbegegnet ist, der so ausschliesslich aus dem Ressentiment, dem ‚Anti‘ lebt. » [« il ne sait
pas ce que c’est que la pensée, peut-être même la déteste-t-il. Jusqu’à présent, je n’ai
jamais rencontré pareil homme du ressentiment, qui ne pense qu’anti –quelque
chose … »] Lettre de Heidegger à elisabeth Blochmann, du 19 janvier 1954, cité
d’après Reinhard Mehring, « Martin Heidegger und Karl Löwith. destruktion und
Überlieferungskritik », in Heidegger-Handbuch. Leben – Werk - Wirkung, hersgegeben
von dieter thomä, stuttgart-Weimar, Metzler, 2003, p. 373-375.
39. Cf. Reinhard Mehring, Heideggers Überlieferungsgeschick. Eine dionysische Inszenie-
rung, Würzburg, Königshausen und neumann, 1992, p. 107.
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      

La médiation : de la critique du décisionnisme à la thèse de la sécularisation


a la veille de l’accession des nazis au pouvoir et immédiatement après,
Löwith critique la conception d’une décision prise sans savoir en faveur
de quoi. dans son article « existenzphilosophie » (1932) Löwith présente
l’existentialisme de Heidegger comme « métaphysique finie de la fini-
tude » (« endliche Metaphysik der endlichkeit ») et celui de Jaspers
comme « métaphysique qui teste les possibilités infinies de transcendance
immanente » (« Metaphysik qui erprobt unendliche Möglichkeiten an
immanenter transzendenz40 »). Les deux reflètent le soi-même sans fond
(Bodenlosigkeit des selbstseins) constatée par nietzsche41. Löwith conclut :
la « banalité de la vie » que les penseurs de l’existence abhorrent pourrait
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justement «  résider dans le questionnement existentialiste dont la
moyenne est le malaise et dont l’extrême est le nihilisme42 ».
L’article « existenzphilosophie » représente avant tout une discussion
avec Karl Jaspers qui fait figure de lieu-tenant de Heidegger. au début des
années trente paraissent un grand nombre de livres soulignant la crise du
temps qui appelle à des ruptures, dont Die geistige Situation der Zeit de Jaspers.
contre le soi existentiel Löwith insiste sur la possibilité d’un soi naturel :
dans la confusion actuelle des fronts, appartient-il au destin d’une de
ces positions philosophiques qu’elle s’oriente contre un front en parti-
culier ; mais la question est ‘lequel’ … il s’agit là d’une question déci-
sive : savoir finalement si tout ne reviendrait pas à prendre position
contre une sublimation du moi bourgeois en un moi existentiel, en
faveur d’une humanité naturelle et de l’humain en général43.
dans la note Löwith définit « l’être de soi et l’état naturel » (Selbstsein
und Natürlichkeit). c’est justement l’existence devenue artificielle qui est
possibilité et nécessité se répétant sans cesse et se concrétisant dans le
contexte historique44.
dans sa critique de Die geistige Situation der Zeit Löwith reproche à Jaspers
d’obscurcir les conditions sociales et politiques de l’existence45. décider ne
40. « existenzphilosophie », in Zeitschrift für Deutsche Bildung 8, 1932, p. 602-613,
réimprimé dans Heidegger – Denker in dürftiger Zeit, 1-18, s.12.
41. Ibid., p. 16.
42. Ibid., p. 17.
43. « existenzphilosophie », in Zeitschrift für Deutsche Bildung 8, 1932, p. 602-613,
réimprimé dans Heidegger – Denker in dürftiger Zeit, 1-18, 16.
44. « sich stets wiederholende und je geschichtliche Möglichkeit und notwendig-
keit gerade der künstlich gewordenen “existenz” », Ibidem, p.16.
45. Karl Löwith, « die geistige situation der Zeit » de 1933 paru dans les Neue
Jahrbücher für Wissenschaft und Jugendbildung 9, 1933, p. 1-10, réimprimé dans Heidegger –
Denker in dürftiger Zeit, Ibidem, p. 19-32, p. 29.
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  

serait pas aléatoire ; on voudrait savoir ce qui est en jeu46. ici apparaît pour
la première fois la thèse de la sécularisation qui a son origine dans la distinc-
tion luthérienne entre l’homme spirituel et l’homme profane :
La distinction chrétienne entre un homme intérieur spirituel et un
homme extérieur, temporel, motive finalement… la distinction idéaliste…
de l’être (Dasein) et de l’existence… c’est justement cette sécularisation de
l’anthropologie chrétienne que la philosophie de Jaspers rattache à une
problématique dont on peut se demander si elle en est encore une… c’est
cette problématique de la transcendance et de l’existence qui empêche
Jaspers de retrouver un concept simple et naturel de l’être humain… 47
Löwith n’est pas le premier à avancer la thèse d’une sécularisation à
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effet néfaste. son habilitation – Das Individuum in seiner Rolle als Mitmensch –
et ses textes du début des années trente montrent des convergences stupé-
fiantes avec Stufen des Organischen (1928) [Étapes de l’organique] et Macht
und menschliche Natur (1931) [Puissance et nature humaine] de Plessner.
Plessner identifie dans l’homme excentrique et insondable (« unergründ-
lich ») laissant ouverts ses décisions, la possibilité du politique, le pouvoir
de réagir autrement que par l’affirmation du soi existentiel48.
dans le contexte de la crise et de la montée aux extrêmes à partir de
1929-30 Löwith et Plessner choisissent le point de départ biologique,
c’est-à-dire la vie, et le rôle social de l’homme pour contrer cette séculari-
sation problématique héritière de la force mobilisatrice du christianisme.

46. Ibid., p. 29 sq. Löwith reprend dans Mein Leben la critique de Jaspers, Die geistige
Situation der Zeit (1932) qui déclare comme vraie réalité « das Bewusstsein von Gefahr und
Verlust » (Mein Leben, p. 71).
47. Ibid., p. 31.
48. Helmuth Plessner, « Macht und menschliche natur », in Zwischen Philosophie
und Gesellschaft. Ausgewählte Abhandlungen und Vorträge, Frankfurt am Main, suhrkamp,
1979, p. 276-364, « Politische Anthropologie (macht)…Entwicklungsgeschichte der Formen und
Kräfte des politischen Lebens… unter dem Aspekt seiner Naturbedingtheit begreiflich.…Die Uner-
gründlichkeit seiner selbst… ist das verbindliche Prinzip seines Lebens. » (p. 296). « In dieser Rela-
tion der Unbestimmtheit fasst sich der Mensch als Macht und entdeckt sich für sein Leben… als offene
Frage. » (p. 321) Plessner s’oppose à la « Monopolisierung des Menschseins in einem Kultur-
kreis » à « der abendländischen, vom Griechentum und Christentum entdeckte Möglichkeit » (p. 321).
« Das Eigene gegen ein Fremdes sichernd… Begründet in der Verschränkung, durch die jeder sei-
nen Mitmenschen als den, der man selber (aber doch als ein Anderer) ist… » (p. 328) « Deshalb
ist der Mensch „von Natur“ künstlich und nie im Gleichgewicht. » (p. 330) « schon Ich und Du und
Wir sagen können bedeutet in der damit vollzogenen Abgrenzung der Sphären des Mein, Dein, Unser,
Aller Zurechnungen… » (p. 331) « Der Mensch ist gekennzeichnet durch die Inkongruenz seines
Lebens (das er zufällig als dieses, nicht als ein anderes führt). » « Die Vorgabe des lebensphilosophi-
schen Aspekts lässt den Menschen als Natur oder das nicht mehr Verständliche sehen ; als das Ding,
das in einigen Milliarden Exemplaren über den Planeten hin vorkommt… » (p. 357).
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      

n’oublions pas que la figure de pensée « X n’est rien d’autre que la forme
sécularisée d’Y » est de carl schmitt. Quand schmitt affirme « le poli-
tique n’est rien d’autre que la forme sécularisée de la théologie », il défend
cette continuité qui donne toute sa dynamique au politique.
dans Macht und menschliche Natur, Plessner vérifie la thèse de la séculari-
sation en l’appliquant à Heidegger49. il met en garde contre l’indifféren-
tisme politique :
Mais quand une philosophie qui scinde l’être (l’homme) en une alter-
native entre un retour en soi et ses possibilités personnelles et l’emprise
sur l’homme d’une extériorité dépravée, et que l’on sécularise la
brèche tragiquement ouverte par le luthéranisme entre une sphère pri-
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vée du salut de l’âme et une sphère publique de la violence, philoso-
phie susceptible de rencontrer du succès en allemagne chez les
érudits, cela montre le danger auquel notre état et notre peuple sont
exposés à cause de l’indifférentisme politique de l’esprit50.
Pour Plessner et Löwith les pensées sécularisantes reflètent la perspec-
tive eurocentrique (à l’époque on disait « occidental », « abendländisch »)
qu’ils voudraient dépasser. dans son étude sur nietzsche, Löwith
confirme son souhait de gagner une perspective non-chrétienne. il recourt
à la notion plessnerienne d’« excentrique ». L’interprétation de l’éternel
retour du même de nietzsche, revient à « retraduire le noyau d’être
devenu excentrique dans le texte primaire éternel de la nature51 ».
tandis que Plessner critique ouvertement Heidegger, Löwith avance
la même critique par le truchement d’autres penseurs. après avoir criti-
qué Heidegger par le biais de la critique de Jaspers, dans son article sur le
décisionnisme (1935) il s’en prend à carl schmitt52. Le rapprochement
explicite qu’il opère entre schmitt et Heidegger date de 1960. Löwith
procède avant, pendant et après l’exil à la stratégie qui consiste à se
défaire de l’attraction de l’homme en le situant dans un groupe de pen-
seurs qui amalgament l’existence et la décision. Löwith ménage Heideg-
ger. Mais il lui ôte aussi son originalité. Heidegger devient un
représentant parmi d’autres d’un décisionnisme sans contenu. il faut
attendre quelques années d’exil, la rencontre de Rome en 1936 qui lui ôte
toute illusion pour que Löwith sorte de sa réserve. Le jugement dur et
49. Plessner, Macht und menschliche Natur, p. 361 sq.
50. Ibid., p. 36.
51. Löwith, Nietzsche, 1935-1955, in Sämtliche Schriften 2, stuttgart 1987, p. 101-384,
p.382 (den exzentrisch gewordenen Seinskern in den ewigen Grundtext der Natur rückübersetzen).
52. Hugo Fiala (pseudonyme de Karl Löwith), « der okkasionelle dezisionismus
von carl schmitt », in Revue internationale de la théorie du droit, 1935, p. 101-123 (paraît à
Brno/Brünn). L’article ne contient pas encore les passages sur Heidegger.
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  

juste exprimé dans Ma vie… relie les expériences personnelles décevantes


et l’analyse des éléments de la pensée du maître ayant rendu possible la
décision pro-nazie.
Les analyses de Löwith permettent implicitement de ranger Heidegger
dans la nébuleuse de la révolution conservatrice, dont les représentants, par
exemple Gogarten et carl schmitt, font office de médium à travers lequel
Löwith critique Heidegger. Mais il s’agit là d’un point faible dans l’argu-
mentation : Heidegger en effet s’est décidé en faveur du nazisme, comme
Gogarten, comme schmitt. d’autres représentants de la Révolution conser-
vatrice se sont décidés contre. Jaspers récuse et le nazisme et la révolution
conservatrice. Bien que la révolution conservatrice partage avec le nazisme
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un certain nombre d’idéologèmes tel que la décision, l’action, l’inégalité,
elle s’en distingue aussi. ainsi n’a-t-elle pas besoin de biologisme. La cri-
tique d’emmanuel Faye amalgamant toute position volontariste et non éga-
litaire mais pouvant se passer du biologisme avec le nazisme est trop globale
pour pouvoir percevoir le paysage idéologique de l’époque.
toujours est-il que les textes de Löwith des débuts des années trente
permettent d’identifier le germe de son différend avec Heidegger. il réside
dans la thèse de la sécularisation. Le lien est le suivant : toute pensée qui
sécularise le christianisme hérite sa charge mobilisatrice : elle est attente
de salut et met l’existence souffrante au centre. Le salut doit alors venir du
monde profane. Les penseurs de l’existence attendent les occasions pour
saisir le moment propice, le kairos dans l’histoire. tout en regrettant la
temporalité de l’existence humaine la philosophie de l’existence devient
une pensée du moment d’où vient l’appel à se décider. Par rapport à Hei-
degger la formule est : l’existentialisme n’est rien d’autre qu’une forme
sécularisée du christianisme. si Heidegger avait vraiment rompu avec la
pensée chrétienne sa décision fatale n’aurait pas été possible.
ici apparaît un dilemme. Le concept de sécularisation désigne deux
dimensions foncièrement différentes : la réalité des transferts de la sphère
religieuse vers l’État ; par exemple les mesures anti-catholiques à partir de
la Paix de Westphalie, une dynamique qui débouche sur la séparation de
l’État et de l’Église. Löwith y englobe toutes les philosophies du salut. On
connaît la critique de Hans Blumenberg à propos de la conception de la
sécularisation53. Le terme « sécularisation » figure dans le dictionnaire des
intraduisibles où Marc de Launay54, l’un des éditeurs des Sämtliche Schriften
de Löwith, résume sous ce terme le scepticisme de Löwith à l’égard de

53. Hans Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am M., suhrkamp, 1966.
54. Marc de Launay, « sécularisation » dans Vocabulaire européen des philosophies. Dic-
tionnaire des intraduisibles, Paris, seuil/ Le Robert, 2004, p. 1118-1122.
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      

toutes les doctrines dans lesquelles survit une conception de l’histoire trans-
mise par le christianisme. s’il est vrai que la théorie scientifique s’applique
à un pan toujours plus grand de la réalité, Löwith résume sous le terme
« Heilsgeschichte » des formes de pensées trop diverses et contradictoires
entre elles, notamment millénaristes et éclairées. La formule « X n’est rien
d’autre que la forme sécularisée de Y55 » permet de dire « L’existentialisme
n’est qu’une philosophie de l’histoire chrétienne sécularisée comme par
exemple celle de Proudhon… » Une critique supplémentaire insiste sur la
différence entre les systèmes de pensées de moins en moins religieuses et
métaphysiques et le désenchantement dans histoire moderne sans que le
religieux n’y disparaisse vraiment56. Or Löwith appréhende la sécularisa-
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tion surtout dans les philosophies de l’histoire héritières du christianisme
dont l’existentialisme ferait, à son insu, toujours partie.
il faut dire que Löwith poursuit son argumentation avec rigueur et
conséquence. son hostilité envers les pensées du salut l’amène à se distan-
cier également du messianisme juif. dans l’article sur Heidegger et
Rosenzweig de 1942-43 il affirme la parenté des extrémismes, tous deux
soumis à la pression du temps qui engendre des extrêmes (« beide stehen
unter dem Druck einer Zeit, die Extreme hervortreibt 57 »). il n’a lu que tardive-
ment L’Étoile de Rédemption de Franz Rosenzweig mais constate une mobili-
sation parallèle. Heidegger et Rosenzweig posent des questions
extrêmes58. Poser la question « es-tu païen, chrétien ou juif ? » part d’al-
ternatives qui présupposent une existence foncièrement historique. de
façon semblable l’individu est soumis à une contrainte qui suscite une
alternative entre nationalités : il doit être allemand ou français. Löwith
s’oppose à ce questionnement extrême. À la fin de son article sur Rosenz-
weig il insiste sur le fait que ce qui perdure n’est pas historique (« Das
Immerwährende ist nicht geschichtlich 59 »).
Löwith se réclame de multiples appartenances. il s’oppose aussi à une
appropriation et réfutation de la pensée heideggérienne à partir d’un filtre
spécifiquement juif. Le messianisme d’un Rosenzweig ou plus tard d’un
taubes 60 est contraire à son attitude dédramatisante. Le scepticisme à
55. Cf. Jean-claude Monod, La querelle de la sécularisation, Paris, Vrin, 2002.
56. Marc de Launay : « il (Voltaire) transfère dans la sphère séculière des contenus de
pensée tous empruntés à la sphère spirituelle chrétienne ; mais on ne saurait directement
en conclure que l’histoire moderne est celle d’une sécularisation », in Dictionnaire, p. 1122.
57. Löwith, Denker in dürftiger Zeit, p. 72-101, p. 101.
58. Karl Löwith, « M. Heidegger und F. Rosenzweig. ein nachtrag zu sein und
Zeit », in Denker in dürftiger Zeit, p. 72-101, p. 100.
59. Ibid., p. 101.
60. Michael Jaeger, « Jacob taubes und Karl Löwith. apologie und Kritik des
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  

l’égard du messianisme l’éloigne d’autres élèves de Heidegger, notam-


ment de Levinas et de Marcuse. Marcuse qui semble relier des concepts
heideggériens hostiles au progrès au messianisme révolutionnaire a trouvé
l’objection d’adorno et Horkheimer de l’École de Francfort, mais aussi de
Plessner et Löwith.
c’est ici qu’on peut localiser une ligne de démarcation décisive. On pour-
rait avoir l’impression que Löwith partage avec Heidegger et même avec les
nazis la critique du christianisme, voire l’anti-christianisme. il n’en est rien.
si Löwith craint le transfert de la force mobilisatrice du christianisme vers les
idéologies profanes, il ne prêche aucun anti-christianisme au nom d’une
identité alternative. il s’inscrit en faux contre toutes les identités exclusives. il
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revendique la possibilité de multiples appartenances reliant tous les hommes.
L’originalité de Löwith réside dans le fait qu’il libère les appartenances confi-
nées dans une relation à soi. il les comprend en tant que double relation, à
soi et à l’autre, donc comme rôles. il ne faut pas concevoir les rôles comme
dissimulation. À travers les rôles l’homme accède à une vie plurielle.
Le concept de rôle trouve son origine dans l’anthropologie philoso-
phique décentrant l’homme61. c’est ici qu’on trouve le point d’angle et le
centre secret des discussions autour de la question de savoir quelles sont
les conséquences des pensées qui sécularisent la fatalité de la mort. Le
point de vue religieux – le croyant croit pouvoir vaincre la mort puisqu’il
existe une vie après la mort – est devenu désuet. Levinas et anders théma-
tisent la mort des autres, Jonas celle des générations à venir. Landsberg
poursuit les réflexions de scheler sur la mort : plus la conscience de la
mort est accentuée, plus l’individualité est forte62. dans son anthropologie
philosophique, Löwith concrétise ce qui persiste dans l’histoire (« das
Immerwährende ») comme alternative à « l’être pour la mort » : la vie, l’alter-
nance entre l’état de réveil et le sommeil…

La distance et la dissymétrie de l’homme : la vie, le Mitmensch, la Mitwelt


La distance envers Heidegger s’exprime à travers une théorie de la dis-
tance. Löwith montre l’absence de la nature et de l’autre dans l’ontologie

heilsgeschichtlichen denkens », in Richard Faber, evelyne Goodman-thau, thomas


Macho (éds.), Abendländische Eschatologie. Ad Jacob Taubes, Würzburg, Könighausen und
neumann, 2001, p. 485-508.
61. Cf. thomas Keller, « the discovery of asymmetry. non-reprocity – a para-
digm for intercultural studies », in Jörg Roche/thomas salumets (éds.), Germanics under
construction. Intercultural and Interdisciplinary Prospects, Munich, iudicium, 1996, p. 45-59.
62. Cf. thomas Keller, Deutsch-französische Dritte-Weg-Diskurse. Personalistische Debatten
der Zwischenkriegszeit, Fink, Munich, 2001.
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      

de Heidegger. Le concept de l’être pour la mort ne rend pas compte des


nombreux aspects de la vie. « il ne m’a jamais paru évident que la com-
préhension ontologico-existentielle de ‘l’être pour la mort’ puisse être iso-
lée du phénomène naturel de la vie et par conséquent de celui du décéder
et du mourir 63. »
Löwith rappelle ses propres études de biologie à Fribourg chez Hans
spemann qui comprennent une recherche sur « le courant du proto-
plasme dans les filets d’une fleur, les algues monocellulaires, la vie d’un
organisme64 ». elles révèlent la complexité même de la vie la plus primi-
tive. il partage l’intégration de la biologie non-darwiniste avec les fonda-
teurs de l’anthropologie philosophique qui s’approprient les recherches de
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driesch sur les animaux capables de régénérer les membres perdus et
d’Uexküll sur les tiques découpant des environnements.
dans Das Individuum in der Rolle des Mitmenschen Löwith appelle à concré-
tiser la question de la vie. La vie remplace l’être. Löwith distingue la vie
en soi et la vie biographique65. il décentre et généralise l’altérité. La pre-
mière question anthropologique et du même coup la première concrétisa-
tion de l’être est celle que soulève la vie humaine. La « source d’origine de
toute compréhension 66 » n’est pas la pensée mais « les problématiques
réelles des phénomènes quotidiens de la vie humaine 67 ». Un exemple en
est l’alternance entre l’état d’éveil et le sommeil qui témoigne du senti-
ment et de la conscience de soi qu’on ne saura amalgamer à l’être pour la
mort et au souci heideggériens68.
il s’ensuit la question éthique de la relation entre vies humaines diffé-
rentes69. Löwith décrit la position précise de l’homme, entre le Je et le tu :
L’individu humain est un individu dans le mode d’être de la persona.
cela signifie qu’il existe essentiellement dans des “rôles” humains
déterminés (par exemple comme fils, de ses parents ; comme mari, de
sa femme ; comme père de ses enfants, mais également comme écolier,
de ses maîtres, comme enseignant de ses éventuels auditeurs, comme
auteurs pour ses éventuels lecteurs)70.

63. « die natur des Menschen und die Welt der natur » (1969), in Denker in dürfti-
ger Zeit, p. 281.
64. Ibidem, p. 279 « Protoplasmaströmung in den staubfäden einer Blüte, Bewe-
gung einzelliger algen, Lebendigkeit eines Organismus. »
65. Mitmensch, p. 31 sq.
66. Ibidem, p. 12 (« Ursprünglichkeit der Verständnisquelle »).
67. Ibidem (« die faktischen Fragwürdigkeiten alltäglicher Erscheinungen menschlichen Lebens »).
68. Die Natur des Menschen (1969), ibidem, p. 283.
69. Mitmensch, p. 13.
70. Mitmensch, p.11.
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  

Heidegger a tout de suite compris le différend. il écrit dans son rapport :


Le monde commun est un ensemble de rapport de personae qui jouent
un rôle à l’intérieur de leur monde commun et pour lui, à partir duquel
elles se déterminent comme personnes… de ce fait, le rapport je-tu ne
se laisse pas saisir comme une relation sujet-objet personnifiée71.
L’individu se caractérise par un double rapport, à soi et à l’autre. Le
rapport à l’autre n’est pas un acte autonome d’un sujet. Le je est un « Mit-
mensch ». Par ce rapport dissymétrique entre le Je et le tu, Löwith rompt
avec les pensées post-chrétiennes qui positionnent l’homme là où dieu avait
sa place auparavant. Le terme « Mitmensch » n’a pas d’équivalent en fran-
çais. il figure à juste titre dans le Dictionnaire des intraduisibles. La traduction
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habituelle par « autrui » est à la fois juste et erronée. Marc de Launay,
auteur de l’article « Mitmensch », écrit : « La traduction de Mitmensch par
autrui, sans doute la seule raisonnable et convenable, ne permet nullement
de débarrasser le terme de ses ambiguïtés72. » Le « Mitmensch » s’avère être
une notion intraduisible. il désigne d’abord de façon neutre n’importe
quelle autre personne qui partage avec le moi les caractéristiques de la
condition humaine. il est le Nebenmensch des autres. cependant la notion de
Mitmensch enregistre souvent une acception nettement religieuse différente
du Nebenmensch : il est le prochain. On trouve ces emplois chez Hermann
cohen, Bultmann et Buber, et aussi de façon transformée chez Levinas.
Launay rappelle également la critique que deleuze a adressée à l’alter ego
sartrien dans son introduction à Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel
tournier (« le monde sans autrui », in Logique du sens)73. Vendredi est un Mit-
mensch, sans être un autrui au sens sartrien. Le décentrement de la subjecti-
vité s’effectue sur fond de phénoménologie, de même que l’« autrui »
levinassien s’enracine également dans une reprise de la phénoménologie.
cependant la notion de « persona » permet de mettre en valeur un troi-
sième sens. il faut retracer la filiation anthropologique qui relie le Mit-
mensch aux pensées soulignant l’expressivité du vivant. Löwith comme
Plessner explorent l’être que je deviens dans la relation avec les autres. si
l’autre fait de moi une persona, les différents rôles (mari, enseignant, lec-
teur…) assumés par un individu ne le condamnent pas à la dissimulation.
Le terme persona ne prend ni chez Löwith ni chez Plessner la significa-
tion que sa traduction comme masque pourrait insinuer.

71. « das individuum in der Rolle des Mitmenschen », in Nachweise und Anmerkun-
gen des Herausgebers. Sämtliche Schriften, Metzler, stuttgart, 1981, p. 470-473, 471.
72. Marc de Launay, « Mitmensch », in Vocabulaire européen des philosophies. Diction-
naire des intraduisibles, seuil/Le Robert, 2004, p. 809-811, p. 809.
73. Ibidem.
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      

en remplaçant l’existence par la vie, Löwith dissocie la nature et l’his-


toire 74 pour accéder à la nature dans sa naturalité. chez Heidegger la
nature n’est qu’existant (vorhanden). en revanche, la naissance et la mort de
l’homme ne sont pas naturelles. Heidegger les englobe dans le souci de
l’existence temporelle. Löwith rappelle le processus purement biologique
du périr (blosses Verenden). ici pour affirmer la primauté de la matière et du
bios, pour éviter tout raisonnement religieux, il s’appuie sur Feuerbach. ce
dernier énonce deux principes : la sensualité du Je et le tu : « tout comme
la sensualité est fondée dans la nature même de l’homme, le tu trouve le
même fondement dans le « co-être » de l’existence75. »
ce matérialisme permet de contrer l’historisme. La vie se dirigeant
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vers la mort et la fin de l’existence même échappent à l‘historicité 76.
Löwith transgresse l’interdit anthropologique de Husserl et Heidegger77.
L’apport de la biologie (non-darwiniste) permet de tenir compte de la
relation qu’un être humain entretient avec un autre être humain et avec
les êtres vivants. L’anthropologie de Löwith permet de décrire ce que je
ne suis pas moi-même 78. Le Je se comporte de façon « mitmenschlich ».
toute réciprocité, celle entre homme et femme, enseignant et élève etc.,
n’est pas une relation entre deux pôles ; elle est toujours bi-valente, bi-
vitale. elle introduit dans le Je une altérité.
Les concepts de l’excentricité et du décentrement acquièrent ici un
double sens. ils caractérisent le monde vécu entre personae et entre les
hommes et le monde partagé tout court. Plus Löwith vieillit, plus il décen-
tre l’homme. certes, dans quelques publications il s’efforce de joindre les
efforts de l’anthropologie philosophique en vue de se constituer en disci-
pline. dans son article de 1935 sur scheler, il reprend la formule de ce
dernier selon laquelle il faut tenir compte du « hasard, [de] la contingence
du fait que le monde existe que tout moi vient après ce hasard 79 ».
en 1957 Löwith contribue aux mélanges en l’honneur de Plessner avec
son article « natur und Humanität des Menschen80 ». en se référant à Stufen

74. Löwith, Mitmensch, p.182.


75. Löwith, Mitmensch, p.156. « denn wie die Sinnlichkeit ihre letzte Grundlage in der
„Natur“ des Menschen hat, so das Du im „Mitsein“ des Daseins. »
76. Löwith, Mitmensch, p.188.
77. Jean-claude Monod, « L’interdit anthropologique chez Husserl et Heidegger
et sa transgression par Blumenberg », in Olivier agard/céline trautmann-Waller
(dir.), « L’anthropologie allemande entre philosophie et sciences, des lumières aux
années 1930 », Revue Germanique internationale, 10, 2009, p. 221-236.
78. Michael theunissen, Der Andere, Berlin-new York, de Gruyter, p.425.
79. Löwith, « scheler », in Mitmensch, p. 242.
80. Karl Löwith, « natur und Humanität des Menschen » in Wesen und Wirklichkeit
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  

des Organischen und der Mensch (1928) de Plessner, il décrit la nature pérenne de
l’homme qui fait de lui un animal ouvert, non-déterminé qu’on ne saurait
confondre avec la forme d’existence purement privative décrite dans la
« Geworfenheit » de Heidegger81. Les événements les plus naturels tels que la
conception, la naissance et la mort déclenchent les rites et les cultes, l’acte de
se nourrir se transforme en cérémonie. Le coït est humanisé dans les diffé-
rentes formes de l’érotisme. La langue humaine est un questionnement
impliquant une prise de distance. L’artificiel, la techne, devient la deuxième
nature de l‘homme82. L’homme est un alienus (« Fremdling83 ») dans le monde.
toutefois, la position insignifiante de l’homme dans le cosmos devient
progressivement la pierre angulaire de la pensée löwithéenne. dans Welt und
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Menschenwelt de 1960, Löwith souligne qu’il est impensable pour la philoso-
phie grecque de faire précéder l‘analyse de l’existence humaine isolée de
l’exploration de l’être et du monde84. La philosophie de l’existence ne four-
nit que des conceptions du monde (Heidegger) ou une liberté personnelle
sans fond (sartre). elle méconnaît l’ordre du monde, elle est sans chair85.
Conclusion
Le rapprochement personnel entre Löwith et Heidegger à l’âge mûr
cache leur distance philosophique toujours grandissante. Pour Löwith il
ne s’agit plus de singulariser la structure formelle entre le Je et le tu. il
donne la préséance à la question des relations dissymétriques entre le
monde et l’homme. La Mitwelt et l’Umwelt sont devenues des mondes rela-
tifs parmi d’autres. il commente ainsi la réédition de son habilitation :
« Le monde unique et entier qui existe par nature n’est pas un monde
pour l’homme, et l’homme périssable n’est pas le but de la création
pérenne dans son ensemble86. »
La célèbre Gelassenheit de Heidegger et le scepticisme mélancolique de
Löwith ont une source foncièrement différente. La première relève du
narcissisme, le second de l’humilité.

des Menschen, Festschrift Plessner, édité par Klaus Ziegler, Göttingen. Réimprimé dans
Karl Löwith, Sämtliche Schriften 1, Mensch und Menschenwelt : Beiträge zur anthropo-
logie, hrsg. Von Klaus stichweh, Metzler, stuttgart, 1981, p. 259-294. Karl Löwith,
« natur und Humanität des Menschen », in ders. Gesammelte Abhandlungen, Zur Kritik der
geschichtlichen Existenz, stuttgart 1960, p. 179-207 (sur Plessner p. 196).
81. Idem, p. 279.
82. Ibid., p. 281.
83. Ibid., p.285.
84. Welt und Menschenwelt, p.309.
85. Ibidem.
86. Löwith, nouvelle préface (1962) de Mitmensch, p.14.

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