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En 1474, au moment où Isabelle monte sur le trône de Castille, la péninsule Ibérique est
divisée en cinq États : le Portugal, la Castille, l’Aragon, la Navarre, dont le territoire s’étend
jusqu’à Pau, de l’autre côté des Pyrénées, et enfin, au sud-est, le dernier vestige de la
puissance musulmane, l’émirat de Grenade. À l’exception de ce dernier, et malgré les
différences que l’histoire a contribué à creuser entre eux, les quatre autres ont le sentiment
d’appartenir à une même communauté de civilisation, nous dirions ; à une même aire
culturelle et on n’a jamais perdu l’espoir de refaire l’unité perdue en 711. Les rois de Castille se
croient héritiers légitimes de la monarchie wisigothique et ils ont longtemps aspiré à la
reconstituer à leur profit, mais, au milieu du XVº siècle, il est clair que l’union ne se réalisera
que sur la base d’ententes dynastiques.
La Castille a l’initiative : après la guerre civile et la défaite (1479) le Portugal signe la paix au
mois de septembre à Alcaçobas. Le Portugal évacue les territoires occupés et reconnaît
Isabelle comme reine de Castille. Le traité d’Alcaçobas s’efforce, d’autre part, de mettre fin à
la rivalité des deux puissances dans l’Atlantique. La Castille admet que le littoral africain et les
archipels – à l’exception des Canaries – font partie de la zone d’influence portugaise. En 1478,
la France a fait la paix avec les rois de Castille ; elle garde cependant le Roussillon et la
Cerdagne, que l’Aragon lui abandonne momentanément. La même année, le Saint-Siège, qui a
préféré rester neutre dans la querelle dynastique, prend acte de la victoire d’Isabelle.
Quant à l’intérieur, il faudra plus de trois ans pour venir à bout des résistances. Cinq régions
étaient en dissidence au début de la guerre civile : les domaines de l’archevêque de Tolède,
ceux du marquis de Villena, qui allaient de Murcie à Tolède, l’Estrémadure, l’Andalousie et la
Galice, c'est-à-dire plus de la moitié du royaume. Une partie des nobles rebelles se rallient
après la déroute de leurs alliés portugais. Contre les autres, Ferdinand et Isabelle mettent en
œuvre deux moyens d’action : la création d’une force armée, la Fraternité sacrée (Santa
Hermandad), financée par les municipalités et, destinée, en principe, à maintenir l’ordre
dans les campagnes. D’autre part, ils cultivent les sentiments d’hostilité à l’égard du régime
seigneurial. Ils invitent les populations à se révolter contre leurs seigneurs en promettant de
les rattacher directement à la couronne. L’essentiel pour eux était d’affirment leur autorité.
C’est à quoi tendent les mesures destinées à instaurer la suprématie de l’État.
Quant à Ferdinand, il recueille la couronne d’Aragon en 1479, à la mort de son père. Ainsi se
met en place la double monarchie. Castille-Aragon, première étape vers l’unification
politique de la péninsule. Il ne s’agit pas d’une union nationale, mais d’une simple union
dynastique : les deux groupes de territoires ont les mêmes souverains, mais chacun d’eux
conserve son autonomie. Dans cet ensemble, la couronne d’Aragon occupe une place
secondaire. L’explication vient du fait que la Castille représente les deux tiers du territoire de
la double monarchie, plus de six millions d’habitants vers 1500 (un peu moins d’un million
pour la couronne d’Aragon).
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Pour les institutions, Ferdinand s’inspire, en les adaptant, des mesures adoptées en Castille.
Il s’agit de réduire le rôle politique des assemblées locales et de le limiter à la gestion des
affaires d’intérêt commun. Les institutions régionales et locales deviennent ainsi des simples
organismes administratifs et les oligarchies traditionnelles se voient confirmées et consolidées.
La Catalogne, malgré une certaine reprise économique, et loin de retrouver la prospérité
d’antan. Dans la Couronne d’Aragon, Valence confirme son avance. La richesse agricole de la
région, le commerce méditerranéen des produits de Castille, son devenir en place financière,
sa population de soixante-quinze mille habitants en 1483 (2 fois plus que Barcelone) font de
Valence la plus grande ville de la péninsule Ibérique.
L’exception valencienne ne doit pas masquer le repli global de la couronne d’Aragon. Les
grandes entreprises du règne des Rois Catholiques sont menées par la Castille avec les
ressources et les hommes de Castille. L’Espagne moderne qui se prépare à la fin du XVème
siècle et qui s’épanouit au XVIème est avant tout marquée par la Castille et par les valeurs
castillanes. Les Catalans et les Aragonais, dans une moindre mesure les Valenciens en
éprouveront de l’amertume et ne se reconnaîtront jamais dans cette Espagne-là.
Politique internationale.
La prise de Grenade n’a pas été seulement la fin d’une longue entreprise de reconquête ; c’est
aussi le point de départ d’une expansion au-delà du détroit de Gibraltar. Préoccupations
militaires, intérêts économiques et esprit de croisade se mêlent. Les seigneurs andalous
financent des expéditions sur le littoral africain, fréquenté par les pêcheurs de Palos et de la
Niebla. Les uns et les autres se heurtent aux Portugais. Le traité d’Alcaçovas (1479) avait
délimité des zones d’influence. Le traité de Tordesillas de 1494 reconnaît les droits de
l’Espagne sur la zone située à l’est de Ceuta. Alors une politique d’expansion prend son essor
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dans le bassin occidental de la Méditerranée, de Cadix à Naples. Dès 1494, les Espagnols
acquièrent Melilla, terminus des caravanes qui amènent l’or du Soudan à travers le Sahara.
L’étape suivante est marquée par l’occupation de Mers el-Kebir en 1505, prélude à
l’occupation d’Oran, réalisée en 1509 par Pedro Navarro, avec la participation personnelle du
cardinal Cisneros qui a engagé dans l’opération une partie des revenus du diocèse de Tolède.
En 1515. Toute la rive sud de la méditerranée, de Mélilla à Bougie, est placée sous le
protectorat de l’Espagne.
L’Afrique du Nord n’est que l’un des points d’application d’une politique étrangère ambitieuse.
La monarchie des Rois Catholiques a aussi des intérêts en Europe et les ambassades
permanentes créées à partir de 1495 disent bien quelles sont ses préoccupations : Rome,
Venise, Londres, Bruxelles, c’est-à-dire l’Italie et l’Europe du Nord. Une politique
matrimoniale visera à préserver les intérêts de la Castille en Europe du Nord.
De ce point de vue, la grande affaire, qui va avoir des conséquences à long terme sur le destin
de l’Espagne, ce sont les mariages bourguignons. Marie de Bourgogne, fille de Charles le
Téméraire, dernier duc de Bourgogne, avait épousé un Habsbourg, Maximilien d’Autriche,
empereur du Saint Empire. Or les Rois Catholiques et l’Empereur ont un ennemi commun, la
France, qui menace les positions espagnoles dans les Pyrénées et en Italie et qui s’oppose à
la reconstitution du duché de Bourgogne, objectif des Habsbourgs. Un double mariage, en
1497, va sceller l’alliance entre les deux puissances : Marguerite d’Autriche, fille de
l’empereur, épouse le prince Jean, héritier des Rois Catholiques, tandis que Philippe le Beau,
lui aussi fils de l’empereur, épouse l’infante Jeanne. La mort subite du prince Jean, en 1497,
fait de cette dernière l’héritière du trône de Castille et ouvre la voie à l’installation en
Espagne de la dynastie des Habsbourgs.
La France est exclue de ce système d’alliances. C’est que, depuis l’avènement des Rois
Catholiques, elle apparaît l’adversaire de la double monarchie. Les deux pays s’affrontent en
effet dans le Roussillon, en Italie et en Navarre.
Lors de la guerre civile de Catalogne (1462-1472), Louis XI avait soutenu Jean II d’Aragon
contre ses sujets révoltés. En guise de compensation il avait occupé le Roussillon et la
Cerdagne et cette situation constituait un motif de discorde entre la France et l’Aragon.
Ferdinand le Catholique réclamait la dévolution de ces territoires qu’il considérait comme
partie intégrante du principal de Catalogne. Il obtient satisfaction en 1493 : pour avoir les
mains libres en Italie, Charles VIII rétrocède à l’Aragon les comtés contestés.
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Louis XII s’incline : le royaume de Naples est alors rattaché, pour deux siècles, à la couronne
d’Aragon.
Ce sont les succès remportés en Italie qui font de l’Espagne, dès le début du XVIº siècle, une
grande puissance européenne. On doit en particulier au Grand Capitaine la mise au point de
l’instrument qui fonde l’efficacité et la supériorité de l’armée espagnole : des unités légères
qui disposent d’une grande capacité de manœuvre. Un groupement de piques, d’épées
courtes, d’arquebuses et de mousquets, appuyé par des détachements de cavalerie, qui forme
l’ossature des tercios (le mot n’apparaît qu’en 1534). Le développement par Diego de Vera et
Pedro Navarro d’un corps d’artillerie complète la réorganisation que s’opère au début du XVIº
siècle. L’armée devient l’une des priorités de l’Espagne ; elle absorbait quinze pour cent du
budget de l’État en 1480 ; à la fin du règne, cette proportion dépasse cinquante pour cent.
Il faut d’abord dénoncer la falsification historique des chroniqueurs officiels qui, pour exalter
l’œuvre de Ferdinand et Isabelle, ont noirci leur prédécesseur. De 1454 à 1464,
la Castille a connu dix années de paix et de justice. C’est après 1464 que les choses se gâtent à
la suite des discordes politiques, des prétentions de la noblesse, des querelles dynastiques,
mais pas au point de justifier une condamnation sans appel du règne d’Henri IV. Les Rois
Catholiques ont, sur bien de points, suivi la tâche esquissée par leurs prédécesseurs.
En créant la Santa Hermandad ils ont mis au point une idée qui était en l’air depuis plusieurs
décennies : il y avait d’abord les hermandades, alliances temporaires de certaines villes pour
se défendre mutuellement. La hermandad de Villacastín avait autorité sur l’ensemble du
territoire et avait la mission de maintenir l’ordre. La Santa Hermandad s’inspire des mêmes
principes mais va plus loin : chaque commune de plus de quarante feux (deux cent habitants
environ) est tenue de recruter deux magistrats et une brigade d’intervention (cuadrilleros).
Même qu’elle n’était pas destinée à devenir une institution permanente, la Santa Hermandad
restera en vigueur jusqu’à la fin du XVIIème siècle.
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Au-delà du maintien de l’ordre il s’agira d’une tâche plus importante : le rétablissement de
l’autorité de l’État. L’ensemble de mesures prises dans ce sens ont été approuvées en 1480
par les Cortès réunies à Tolède. La réorganisation des pouvoirs publics décidée à ce moment-là
ne sera pas remise en cause par les Habsbourgs ; pour l’essentiel, les institutions mises en
place par les Rois Catholiques sont donc appelées à durer ; ce sont elles qui assureront
pendant plus de deux siècles la prééminence du pouvoir royal en Castille.
Le Conseil Royal (Consejo Real) voit sa composition modifiée et ses atributions précisées. Il
est désormais présidé par un évêque et formé de trois nobles (caballeros) et d’une dizaine de
juristes (letrados). Les membres de la haute noblesse restent membres de droit ; ils peuvent
continuer à assiter aux séances, mais à titre d’observateurs et avec voix consultative (ils
cesseront peu à peu d’y participer). Le Conseil devient l’organe suprême du gouvernement et
qui regroupe tos les pouvoirs, judiciares, administratifs et politiques.
Les Rois Catholiques ont cherché, au début de leur règne, à s’appuyer sur les Cortès, c'est-à-
dire, sur les villes, pour faire entendre raison aux opposants, notamment aux seigneurs, et
pour faire entériner leur conception de l’État. C’est ainsi qu’il faut interpréter les réunions de
Madrigal (1476) et surtout de Tolède (1479-1480) qui ont permis de mettre au point les
grandes lignes de la nouvelle organisation du royaume : création de la Santa Hermandad,
généralisation des corregidores, prééminence du Conseil royal, effacement du rôle politique de
la noblesse. Ces résultats acquis, les Cortès passent au second plan, ce qui est logique dans la
perspective des souverains : ils avaient besoin des Cortès pour retirer toute influence politique
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à la noblesse, mais ils n’entendaient pas partager le pouvoir avec elles. Désormais on les
convoque rarement, quand il faut préparer la succession au trône ou bien quand la situation
exige des impôts nouveaux.
Les Rois Catholiques vont aussi créer un tribunal spécial chargé de veiller à la pureté de la foi
chez les conversos. Par la bulle Exigit sincerae devotionis du 1º novembre 1478, le pape Sixte
IV autorise les Rois Catholiques à nommer des inquisiteurs dans leurs royaumes. Le nouveau
tribunal sera composé d’ecclésiastiques, mais il restera sous l’étroite dépendance de l’État. Le
Saint-Siège délègue ainsi au pouvoir civil l’une de ses prérogatives : la défense de la foi et la
lutte contre l’hérésie ; telle est l’originalité de l’Inquisition espagnole et ce qui la distingue de
l’Inquisition médiévale, confiée aux évêques.
En principe, l’Inquisition est destinée à défendre l’orthodoxie religieuse, mais, de fait, elle a
été créée pour sanctionner les conversos judaïsants et, au cours de sa longue histoire, elle ne
perdra jamais de vue cet objectif. C’est ce qui inquiète les contemporains, les critiques portent
sur les méthodes, en particulier sur le secret de la procédure, et surtout sur la discrimination
dont sont victimes les conversos : en s’attaquant à une seule forme d’hérésie – celle des
judaïsants – et à une seule catégorie d’hérétiques – ceux qui sont d’origine juive -, l’Inquisition
contredit les principes d’universalité du catholicisme.
Au-delà de ces critiques se pose un problème de fond : a-t-on le droit d’imposer la foi par
contrainte? Est-ce bien le rôle de l’État de veiller à la pureté de la religion? Avec l’Inquisition,
on voit se mettre en place, à la fin du XVº siècle, la première forme du totalitarisme
moderne.
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L’Inquisition s’en prend seulement aux nouveaux chrétiens issus du judaïsme, à ceux dont on
pensait que leur conversion n’avait été ni sincère ni totales. Ceux qui ont choisie de rester juifs
restent libres de pratiquer leur religion. Pourtant, le 31 mars 1492, les Rois Catholiques
décident que tous les Juifs devront quitter l’Espagne dans un délai de quatre mois. Comment
interpréter cette mesure ? L’explication la plus plausible paraît celle qui est donné dans le
décret d’expulsion : on voulait créer une situation irréversible ; en éliminant le judaïsme, on
espérait décourager les judaïsants. Le climat d’exaltation religieuse qui a suivi la prise de
Grenade a fait le reste.
On peut ajouter une seconde raison : la création d’un État moderne paraissait postuler l’unité
de foi. Était-il souhaitable de conserver des communautés juives dotées d’un statut particulier
qui les autorisait à s’administrer elles-mêmes selon leur propre droit, en marge de la société
chrétienne majoritaire ? Les Rois Catholiques n’ont pas voulu maintenir, sur ce point,
l’originalité de l’Espagne. L’État moderne n’était prêt à reconnaître ni le droit à la différence
ni la différence des droits en faveur des minorités religieuses. L’Espagne des Rois Catholiques
montre la voie que suivront bientôt les autres pays d’Europe ; partout, le souverain va se croire
autorisé à imposer une foi à ses sujets.
La répression contre les « conversos » ainsi que l’expulsion des juifs aura des conséquences
démographiques (environ 150.000 personnes ont dû partir) et surtout économiques dans les
royaumes hispaniques. On perd une minorité très active et laborieuse, caractérisée par une
mentalité précapitaliste. Cela signifie aussi l’imposition de l’intolérance et du conservatisme
social.
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Carte d'Europe en 1500
- impression d'Art Derveaux, papier vergé industriel, dimensions 40*54 cm
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