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JOURNAL D'ÉPIDÉMIE

«Nous ne sommes pas


dans un blockbuster
hollywoodien»
Par Christian Lehmann, médecin et
écrivain(https://www.liberation.fr/auteur/6578-christian-lehmann) — 23
avril 2020 à 12:29

Le professeur Didier Raoult, le 27 février à l'hôpital de la Timone, à Marseille. Photo


Daniel Cole. AP
Christian Lehmann est écrivain et médecin
dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient
la chronique quotidienne d'une société sous
cloche à l'heure du coronavirus

J’aurais tellement aimé qu’un génie brillant à la Jeff Goldblum dans


Jurassic Park découvre sur un coin de paillasse LE médicament miracle
contre le coronavirus. J’aurais applaudi si, allant vite, très vite, trop pour le
commun des mortels, ce héros magnifique avait grillé les étapes avec brio,
s’il avait sauvé des millions de vies, démontrant ainsi la justesse de son
hypothèse devant un monde médusé. Mais nous ne sommes pas dans un
blockbuster hollywoodien. Nous sommes dans un pénible remake des
grands classiques de Pagnol, avec un César beaucoup moins admirable que
ne le fut Raimu.

Lorsque Didier Raoult lance sa première étude sur la chloroquine, il se base


sur trois points : un fait vérifiable, une affirmation, et une intuition.

Le fait vérifiable est qu’in vitro, c’est-à-dire dans une éprouvette, et non
dans le corps humain, la chloroquine est active contre le Sars-cov-2, le virus
du Covid-19. Que cette action in vitro existe sur nombre d’autres virus, sans
jamais avoir donné de bons résultats chez l’humain, voire en augmentant la
mortalité dans le cas du chikungunya, devrait pourtant inciter à une
certaine prudence.

L’affirmation, elle, balaie toute retenue : une étude chinoise vient de sortir.
Elle démontre que la chloroquine donne «une amélioration spectaculaire et
c’est recommandé pour tous les cas cliniquement positifs d’infection à
coronavirus chinois». Mais aujourd’hui, près de deux mois après ce scoop,
le monde attend encore la moindre corroboration de ce qui s’apparente de
plus en plus à un bluff médiatique.

Enfin, l’intuition. C’est ce que Didier Raoult défend encore aujourd’hui


mordicus, dans des vidéos de plus en plus étranges. L’idée qu’un chercheur
hors du sérail, qui a longtemps bourlingué, un homme de terrain, peut
immédiatement percevoir l’essentiel quand une horde de suiveurs engoncés
dans leurs protocoles mettra des mois à se mettre en branle.

Didier Raoult lance donc des études, suscitant par son attitude d’absolue
certitude, son aisance médiatique, un immense espoir, si grand que
personne, dans les médias ou au sein du personnel politique ne songe à le
questionner. Qui imaginerait qu’une figure respectée, au CV
impressionnant, se lancerait ainsi à l’aveuglette dans un coup de bluff ?

Tétanisés
Les études de Didier Raoult vont se succéder, accumulant des erreurs et des
approximations, mais aussi, plus grave, des truquages insensés. Ainsi dans
la première étude, sur 42 patients, parmi ceux traités par «le protocole
Raoult», l’un décède, trois sont hospitalisés pour aggravation. Et par un tour
de passe-passe (qu’en français s’apelorio une fraude), ils sont tous les quatre
exclus des résultats alors qu’ils auraient dû être considérés comme des
échecs de l’hydroxychloroquine.

A l’hydroxychloroquine, Raoult va rajouter en cours de route un


antibiotique, l’azithromycine, et conclura que l’association est plus efficace
que l’HCQ seule, alors que la différence, sur six patients seulement, n’est pas
significative.

Le critère retenu pour juger du succès de l’essai devait être la recherche du


virus par voie nasale vers quatorze jours. Or, l’étude sera arrêtée au sixième
jour, et la diminution de la charge virale en intranasal sera considérée
comme un signe d’efficacité (sans qu’on sache si cette disparition ne signifie
pas simplement la migration du virus au niveau pulmonaire).
A LIRE AUSSI
Dans quelles revues ont été publiées les études de Didier Raoult ?
(https://www.liberation.fr/checknews/2020/04/14/dans-quelles-revues-ont-ete-publiees-
les-etudes-de-didier-raoult_1784850)

Une seconde étude va être lancée dans la foulée alors que la première va être
publiée dans des conditions douteuses et immédiatement reniée par la
Société internationale de chimiothérapie antibactérienne. Et cette étude,
dans laquelle Raoult et son équipe choisissent quels patients traiter
(intervenant donc sur leur thérapeutique dans une maladie présentant 95%
de guérisons spontanées), est déclarée comme une simple étude
observationnelle (sans intervention des médecins sur le déroulé des
événements). Ceci permet d’éviter de devoir obtenir l’accord obligatoire de
l’Agence nationale de sécurité du médicament.

Tout se passe comme si, tétanisés par l’évident cafouillage de la gestion


gouvernementale de l’épidémie, personne n’osait émettre une objection.
Passant outre la nécessité de demander l’accord du comité d’éthique,
l’Institut marseillais se donne lui-même bénédiction et, fin mars, traite 80
patients à l’hydroxychloroquine parce que «c’est ce que nous dicte le
serment d’Hippocrate». Didier Raoult va donc prescrire des médicaments
potentiellement cardiotoxiques non évalués à des patients
asymptomatiques, en violation des règles éthiques de base concernant la
prescription.

Un jour à Clemenceau, l’autre jour à Foch


Il y aurait, il y aura, beaucoup à dire sur l’immobilisme des agences, des
institutions, du politique, face à la fuite en avant d’un homme qui entraîne
derrière lui des millions de gens apeurés, des dizaines de milliers de
complotistes, des centaines de trolls haineux devenus virologues en deux
heures sur YouTube en dévorant les vidéos de leur gourou.

A LIRE AUSSI
Les épisodes précédents du Journal d’épidémie de Christian
Lehmann(https://www.liberation.fr/journal-epidemie-coronavirus-lehmann,101217)
Mais ce qui m’intéresse au premier chef, c’est le rationnel de Didier Raoult,
cette certitude que le serment d’Hippocrate (qui nulle part ne mentionne le
droit de se livrer à l’expérimentation humaine en freestyle), le diplôme de
médecin, et l’intuition personnelle, constituent une sorte de joker.
Rappelons-le encore une fois : Didier Raoult est microbiologiste, spécialiste
des virus, des bactéries. Il n’a aucune expérience en recherche
thérapeutique, et les erreurs grossières qu’il commet dans le déroulement de
ses études comme dans l’analyse de ses résultats ou ses processus de
publication ne sont pas liées comme il veut le faire croire à l’émergence d’un
nouveau paradigme, mais à la résurgence rance de ce qu’on espérait voir
disparaître, la toute-puissance intouchable et tyrannique de mandarins
incapables de se remettre en cause.

Alors que commencent à s’accumuler, dans le monde entier, les résultats


des premières études correctement menées sur l’hydroxychloroquine,
résultats globalement négatifs voire inquiétants, il ne semble rester comme
ligne de défense à Didier Raoult que l’excuse d’avoir agi dans l’urgence. Se
comparant un jour à Clemenceau, l’autre jour à Foch, il se fantasme en chef
de guerre, seul à même de faire face à l’événement, loin des tergiversations
des ternes garants de la méthode scientifique. La plupart des médias
semblent n’avoir retenu de sa dernière vidéo en date, intitulée «La leçon des
épidémies courtes», que son affirmation que le Covid-19 est une maladie
saisonnière, vouée à disparaître, et que «dans un mois il n’y aura plus
aucun nouveau cas». Le travail des lanceurs d’alerte sur les réseaux sociaux,
simples généralistes, cardiologues, urgentistes et réanimateurs, a semble-t-il
porté ses fruits. Cette affirmation du grand devin qui, en janvier, moquait
l’inquiétude «quand il y a trois Chinois qui meurent, ça fait une alerte
mondiale», ne passe plus. Mais combien réalisent que, si Didier Raoult met
en avant sa dernière intuition en date, c’est que seule une «épidémie
courte» lui permettrait de justifier a posteriori le fait d’avoir fabriqué
n’importe quoi dans l’urgence ? Que le Covid-19 s’installe plus durablement,
et il ne pourra échapper à l’autopsie minutieuse de ses prises de parole et de
ses actions. Et le résultat sera dévastateur.
Christian Lehmann médecin et écrivain(https://www.liberation.fr/auteur/6578-christian-
lehmann)

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