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Ali Magoudi : "la peur d'avoir des pensées

blasphématoires nous empêche de penser"


charliehebdo.fr

Ali Magoudi est devenu psychanalyste après avoir rapidement interrompu une carrière de
chirurgien. Sa mère était polonaise et catholique ; son père, algérien et musulman. En
2004, il avait raconté son parcours et cette grande aventure qu'a été sa psychanalyse
dans Le Monde d'Ali. Comment faire une psychanalyse quand on est polonais, chirurgien,
arabe, élevé dans le Sentier ... Il publie aujourd'hui N'ayons plus peur !

Dans son dernier ouvrage, un pastiche du discours de Jean-Paul II «  N’ayez pas peur  »,
Ali Magoudi analyse le monde contemporain comme une extension du domaine de la
peur, une généralisation des phobies, jusqu’à la peur de penser.

Charlie hebdo : Votre livre N’ayons plus peur ! commence par un dîner, n
janvier 2015, où vous êtes surpris par la réaction de certains de vos amis.

Ali Magoudi : Après les attentats, on était sidérés aussi parce que, tout d’un coup, tout le
monde avait peur d’avoir des pensées blasphématoires. Et dans le monde du Livre, avoir
des pensées blasphématoires, c’est être la cible de la sanction divine, c’est-à-dire la
lapidation et la mort. Et là, ça s’était véri é, donc on se retrouvait plongés dans l’Ancien
Testament, où l’on n’a pas le droit de dire le nom de Dieu : c’est une parole
blasphématoire. Voilà que certains de mes amis me disent : «  Il faut respecter le sacré
de l’autre…  » Mais ça ne veut rien dire, ça !

Que leur répondez-vous à ce moment-là ?

Je leur réponds que je vais écrire un livre sur la laïcité. Je commence l’écriture de ce livre,
interrompue à différents moments par des phases de peur, et je m’aperçois qu’en fait on
n’a pas compris ce qu’était la laïcité ni ce qu’impliquait la liberté de religion : l’autre a le
droit d’avoir la religion qu’il veut… Mais, du coup, ses pensées, eu égard aux miennes,
seront obligatoirement blasphématoires.

Question freudienne : comment avez-vous rencontré vos parents ?

Par surprise. J’ai été très étonné qu’on puisse naviguer sur deux bateaux si distincts que
ceux de mon père et ma mère. Même s’ils n’étaient pas pratiquants, dans le langage, ils
étaient dedans à cent pour cent. Antisémite comme on peut l’être quand on est
catholique et polonais ; antisémite comme on peut l’être quand on est musulman et
algérien. La gure de l’autre est persécutrice : c’est à peu près le seul point sur lequel
mes parents étaient d’accord. Voilà, j’étais très surpris d’avoir les parents que j’avais.

Et ça a plutôt fait rencontre ?

Je les ai rencontrés parce qu’il y a eu un espace de médiation qui s’appelle l’école


républicaine et laïque, sans lequel il n’y aurait pas eu de rencontre : j’aurais été déchiré
par un con it de loyauté. J’aurais pu choisir la schizophrénie pour adopter les deux en
même temps. Et puis, plus tard, mon espace laïque, ça a été la psychanalyse. Mon père
me disait parfois : «  Regarde, ta mère pense que Dieu a un ls… Comment Dieu peut-il
avoir un ls ?  » Pour un musulman, c’est une pensée blasphématoire, que Dieu puisse
avoir un ls. La liberté de religion inclut le fait que l’autre a le droit de blasphémer. Dans
l’Ancien Régime, c’était puni de mort. À partir du moment où on change de régime
politique, on ouvre la porte aux blasphèmes, donc à la peur…, celle de dire des
blasphèmes ou d’avoir des pensées blasphématoires. On a peur de crier un truc
blasphématoire dans la rue, tout d’un coup, comme ça ! Et si on ne se rend même pas
compte qu’on a peur de ça, alors on dit des trucs du genre : «  Il faut respecter le sacré de
l’autre.  »

Alors on ne devient pas psychanalyste seulement pour soigner ses parents


et pour se soigner, c’est aussi pour appuyer solidement une position laïque ?

Oui, depuis Freud, la psychanalyse est un des espaces de possibilité de la laïcité.


D’ailleurs, si on représentait sur une carte les pays où la psychanalyse n’a pas pu
s’implanter et sur une autre ceux où il n’y a pas ce principe de la laïcité, elles
coïncideraient.
Deuxième question freudienne : à quoi rêvez-vous ?

Je rêve d’un monde où l’indifférence au blasphème aurait droit de cité. C’est l’utopie que
je souhaite voir se réaliser avant ma mort. Que l’autre se foute de ce que je pense. Qu’il
se foute de ce que je pense de l’avortement, de l’euthanasie, de ce que je pense des
choses essentielles : que l’autre me foute la paix. Je rêve d’un monde où l’autre est
indifférent. Les gens veulent se marier entre eux, qu’ils se marient, je m’en fous. Qu’est-ce
que c’est que ce monde qui n’arrive pas à laisser se déployer des vérités contradictoires ?
On sait bien que la vérité avec un grand V n’existe pas, les caricaturistes nous rappellent
qu’il n’y en a pas.

Dans votre livre N’ayons plus peur !, vous dites que ça va dans l’autre sens :
qu’il y a une augmentation des peurs, des peurs de l’autre… qu’on a de plus
en plus de mal à être indifférent à l’opinion du voisin.

Le paradoxe dans le monde actuel, c’est que les vérités religieuses dans leur portée
collective ont énormément régressé, et dans la mesure où il n ‘y a pas un discours
collectif qui vient porter la pluralité comme norme, il n’y a plus de norme qui protège
d’une pluralité de peurs. Alors on assiste à une épidémie de peurs. On avait une seule
peur, celle de l’Autre, un Autre organisé, un père autoritaire, un Dieu, mais maintenant on
est comme des enfants de 2–3 ans, les peurs sont multiples, elles s’accrochent à tout ce
qui passe. Et tous les énoncés du discours collectif contemporain sont sur le mode «  
Ayez peur !  » : les menaces sont diverses, et les dangers sont imminents – si quelqu’un
ne répond pas à un SMS dans l’instant, on l’imagine sous un camion. On n’est plus dans
la vie que de temps en temps la mort vient interrompre, on est dans la menace
permanente de la mort que la vie vient de temps en temps interrompre : on est comme
des otages qui, de temps en temps, envoient des messages de vie.

Ça change la place de la psychanalyse…


Oui, se laver les mains cent fois par jour, c’est devenu la norme, c’est prescrit par la
faculté, alors celui qui fait ça ne va pas venir voir un psychanalyste. Les peurs sont
devenues une norme sociale.

Que disiez-vous à votre ls quand il avait 3 ans et qu’il avait peur du noir ?

Il avait peur des méchants… Je m’inventais une petite croyance sur le fait que les morts,
on pouvait les retrouver quelque part, je m’inventais un petit scénario de déni, avant de le
lui resservir.

Dernière question freudienne : qu’est-ce qui vous manque ?

Tout. La première idée quand on m’a dit que j’allais avoir un garçon, ça a été : «  Merde,
c’est pas une lle. » Ça n’était pas la nostalgie d’avoir une lle, c’était le fait que je ne
pouvais pas avoir tout en même temps : voilà, je suis bêtement névrosé. Et le manque
nous est insupportable. On s’oblige à faire avec, jusqu’à la dernière minute, mais on n’y
arrive jamais vraiment.

Et vous, qu’est-ce qui vous fait peur ?

J’ai peur, malgré tout le travail que je peux faire sur moi-même, d’être saisi par des peurs
qui m’empêchent de penser. Et de participer, moi aussi, à transmettre la trouille.

Propos recueillis par Yann Diener

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