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Langage et société

La langue maternelle comme outil d'enseignement


Anne Biquard, Kader Eddatkra

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Biquard Anne, Eddatkra Kader. La langue maternelle comme outil d'enseignement. In: Langage et société, n°19, 1982. pp. 67-
73;

doi : https://doi.org/10.3406/lsoc.1982.1875

https://www.persee.fr/doc/lsoc_0181-4095_1982_num_19_1_1875

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LANGUE MATERNELLE COMME OUTIL D'ENSEIGNEMENT

Anne BIQUAED
Kader EDDATKRA

Le récent colloque organisé par le département Education de lf UNESCO


— Division des structures, contenus, méthodes et techniques de l'éducation ••
du 30 novembre au 4 décembre derniers réunissait une vingtaine d'experts
dans le domaine des sciences de la langue et de l'éducation. Ils étaient
invités à titre personnel par le Directeur général de l'Or ganisation dans le but
d'examiner le bilan international des activités menées dans la dernière
décennie en faveur des langues maternelles considérées comme véhicule d'ensei-
gnemento Ils ont exprimé de nombreuses recommandations qui seront publiées
ultérieurement.
L'une d'entre elles, pourtant, a retenu notre intérêt et nous a
semblé mériter une attention particulière : les experts ont demandé que l1 UNESCO
exprime, dans une large campagne d'information, l'exigence de l'intégration
de la langue maternelle dans tout processus d'enseignement. Les conséquences
immédiates se traduisent par la nécessité impérieuse de saisir chacun des
gouvernements de ce problème. En effet, toute politique d'enseignement
nécessite la mise en place de décisions gouvernementales et de choix financiers,
qui, si l'on réfléchit à l'importance des langues maternelles comme instrument
de développement global - y compris socio-éducatif et socio-économique — prend
un caractère d'urgence.
Le fait de poser le problème à l'échelle internationale et pour tous
les gouvernements représente un processus nouveau et oblige à une remise en
cause de la politique d'enseignement conduite en occident et bien évidemment
en France, nous reviendrons sur ce dernier volet.
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En effet, tout un chacun est bien conscient de la priorité du


problème de la langue dans des pays comme l'Afrique ou l'Asie, où le nombre de
langues parlées pose d'entrée de jeu des choix au sein des nouveaux Etats pour
la constitution de leur langue nationale.
"Dans la situation linguistique de nombreux pays où le multilinguis-
"me est une caractéristique très répandue et très complexe des
systèmes socio-culturels, l'importance des langues maternelles est
évidente car leur promotion, leur développement et leur utilisation,
"à des degrés variés et combinées entre elles de manière diverse,
"ont une influence profonde sur les comportements des individus et
" de s communautés • " ( 1 )

De nombreux Etats affrontent déjà le problème de la distinction entre


langue nationale et langues d'enseignements, puisque la langue est un outil
dont, les objectifs d'utilisation déterminent les contraintes prioritaires :
"une politique linguistique nationale... susceptible d'avoir des
répercussions non seulement sur tous les aspects de l'édification d'une
"école nouvelle, mais encore sur la relation des forces en jeu pour
"le dévellopement social et économique national,," (2)

Nous n'approfondirons pas la réflexion dans le domaine des langues


nationales, car sa complexité recouvre des facteurs politiques et
économiques qui entrent en interférence avec les idéologies justificatrices sur des
problèmes qui touchent à la communication et à la circulation de
l'information, sans que ceux-ci soient véritablement posés dans leur dimension totale,
ni en fonction de l'ensemble des interactions et des interdépendances non
plus que dans leurs déterminations réciproques.
Elles viennent à l'appui du centralisme qui est apparu jusqu'ici
comme modèle indiscuté de toute mise en place d'un appareil d'Etat investi de la
mission de créer une NATION, sans que jamais, même, cet idéal n'ait été
repris par des éléments significatifs de la population.
Et ceci justifie de tous les ravages dont l'importance est au moins
aussi grande que celle que l'on a pu constater en Europe, la France étant,
c'est le moins qu'on puisse dire, la mieux placée comme "modèle" d'une
centralisation aveugle s 'exerçant au mépris de toute identité o Et nous citerons
avec Michèle DECOUST (3)1 une chanson populaire basque , "exprimant des besoins

(1) UNESCO : "note d'orientation" ED/81-CCNF-6O1/3, 15 octobre 1981, souligné par nous,
(2) id, p. 10.
(3) M, DECOUST, "Kantarli, bertchu, toberak : la renaissance basque", AUTREMENT n° 16,
novembre 1978, p. 262o
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complexes, profonds et universels : vje ne veux pas de cette civilisation—là",


et qui traduit le désir d'une société autre où la valeur privilégiée ne serait
pas le profit mais la communication (dont les processus se développent à
l'inverse) où il s'agirait de "prendre l'air" comme l'explique si joliment Claude
DUNETON (4).
Il convient de rappeler ici cette idée d'A. SAYAD, selon laquelle :
"l'une des dominations, ou peut-être la domination la plus pesante
"qu'ait engendrées le centralisme étatique /est/ la domination cul-
"turelle. Parce que, sans se réduire à aucune d'elles, cette domina—
"tion contient toutes les autres formes ; parce qu'elle est au
principe, mais aussi à l'aboutissement, de chacune d'elles..." (5).

Le patois, considéré comme servant à remplir des tâches de


communication simples et limitées, comme la langue maternelle opposée à la langue du
savoir, laisse à entendre qu'il existe une hiérarchie irréversible, dont le
niveau mineur - la langue maternelle, celle qui pourtant nourrit la
structuration de l'enfant - ne lui permet pas lorsque celle-ci n'est pas la même
que la langue d'enseignement, d'être correctement structuré en fonction de la
connaissance à recevoir.
C'est bien là la glottophagie érigée en principe, qui impose la
destruction de l'autre au travers de la destruction de sa langue.
Ainsi, des langues de tradition orale qui sont évincées du champs social
par le pouvoir de l'écrit.
A ce propos, la chronique de J. CELLARD (6) qui présentait dernièrement
la méthode d'othographe ALFONIC mise au point par A. MARTINET, prolonge sur les
problèmes d'application nos propres réflexions. En effet, et particulièrement
en français, les problèmes de l'écrit continuent de présenter des difficultés
pédagogiques qu'il est de moins en moins possible de refuser si l'on veut
cesser de faire de l'enseignement non seulement un filtre spécifique — ce que
l'on pourrait admettre dans une certaine logique, à condition qu'elle soit
explicite, attendu que la notion d'égalité des chances données par
l'enseignement gratuit pour tous a cessé de faire illusion. Le "Bagage de la
connaissance universelle" n'existe pas, et l'enseignement tel qu'il est dispensé
intervient surtout comme un blocage complexe dans la construction de la per-

4) Claude DDNETON : "Parler Croquant", éd. Stock, 1978.


5) A. SAYAD : "Les usages sociaux de la "culture des immigrés", C.I.E.M.M., 1978,
tiré à part des ACTES DE LA RECHERCHE.
(6) J. CELLARD : "Le cube qui rend fou", le MONDE DIMANCHE, 10 janvier 1982
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sonnalité.
En effet, les difficulté de la pédagogie de 1* écrit - érigé en code
normatif par la fonction de transmission qu'elle a assumé — ont mobilisé
toutes les énergies de la réflexion pédagogique comme des programmes. Toute
la partie qui concerne l'expression personnelle de l'enfant s'est peu à peu
dissous "aisant de l'enfant scolarisé "un récepteur passif, inquiet et
culpabilisé" au lieu d'un "acteur à part entière", et nous reprenons là
entièrement à notre compte ces mots empruntés à J, CEL1AR1).
Toute la réflexion du premier dossier "orthographe" du C,I*E,P„ (7)
intervient comme une initiative pour resituer le problème de l'écrit dans
ses véritables dimensions« L'expression écrite ne reste que l'une des formes
d'expression, et l'ensemble des raisons qui l'avaient promu a un rang
prioritaire, largement recensées, ont déjà été par ailleurs longuement discutées
et contes téeso
le "préapprentissage phonétique" proposé par A. MARTINET dans sa
méthode remet en priorité la nécessité impérieuse pour l'enfant de continuer
de s'exprimer pour continuer de développer sa structuration et sa maturation
et prouve qu'une solution est envisageable, dans le contexte de cette
priorité. Elle eet du même ordre que de garder les langues maternelles au sein
de l'école. II est seulement nécessaire de s'interroger sur la façon©

En effet, lorsque l'on parle de langue maternelle, il s'agit bien du


contexte linguistique familial, dans lequel l'enfant s'est développé, et
expression oralisée d'une culture et d'une forme de pensée - partagées au sein
des membres de la famille et avec l'enfant - qui découvre avec elle à la fois
qui il estj et qui ils sont.
Cette langue, c'est la façon de voir les choses à travers les siens,
traduite en images reconnaissable par tous ceux à qui elle s'adresse, créée
par eux à travers leur propre vision. Empruntons encore une fois à Mo DEC0U5T,
son interview de Christiane qui dit, à propos de sa langue, le Basque :
w,oo chaque mot est pesé, on ne peut parler d'un tiers, il faut s'ad-
"dresser directement à lui. On ne peut employer des mots abstrait». »
"Pour dire la NATION on emploie le même mot que pour peuple, gens,.,
"ou village !... C'est une langue qui a collé à notre réalité,,, à
"ce que nous sommes" (8)

(7) "Orthographe, 1. Les recherches linguistiques et leurs applications", Centre


International d'Etudes Pédagogiques, 1 av, Léon-Jouhault, 92310 SEVRES«
(8) M. DECOUST, op, citée : p. 254.
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Enfin, pour revenir à une question brilante, il faut s'arrêter à


l'inadéquation existant entre langue maternelle et langue d'enseignement, où,
rappelons-le, enseignement est employée n«n dans le sens d'éducation
"transmission d'un savoir" (sous-entendu l'un parmi tous les autres), mais
"transmission .du savoir" (le seul qu'il faille connaître, légitimé par la force de
celui qui le premier a pensé à supprimer la parole de l'autre, et comme le
notait Jacques BERQUE "un langage sert non pas à parler, mais à être". Tant
que l'enseignement gardera cet objectif, il assumera la non existence de tous
ceux qui ne sont pas intéressés à un tel savoir«

Langue maternelle, au contraire, en restant langue d'expression et


langue intime préserve cette relation privilégiée qu'est la communication,
transmission chargée de création, de personnalité, où le choix des couleurs,
des traits ou des mots porte la notion d'offrande,
II reste encore, que pour beaucoup, ces expressions anormatives ne
peuvent être classées que dans la notion d'Art, de cet art qui lutte depuis
des années, par la création même, pour se délivrer de l'Académisme qui oblige
pour la reconnaissance à l'association à la Connaissance, clé du cannenisme«
La valeur en réalité ne peut être que celle que parmi toutes les
données culturelles on a sélectionné, selon ses critères. Peu importe le nombre
pour reconnaître au groupe, à la communauté, sa légitimité. Son choix lui
sert d'identité, à la fois en son sein (un peu comme un mot de passe) et en
dehors, comme le signe de sa différence.

Ce n'est sans doute pas le fait du hasard si, dans nos sociétés -
qui se démarquent par l'humour (comme "mot de passe" entre initiés) de celles
qui ont gardé une forme expressionniste de communication — on ait perdu le
goût du jeu (élevé au rang de loisir).
Or, pour rester dans l'ordre des analogies, nous voudrions rappeler
que ces sociétés dont le sens ludique est multiforme et intégré au quotidien,
sont précisément celles qui ont su préserver la culture de tradition orale.
Elles ont su ainsi privilégier dans la connaissance ce qu'elle a d'actif et
donc d'évolutif, de créatif. La tradition écrite fige le savoir, le quantifie
au lieu que de le qualifier !
La langue est alors synonyme de plaisir, de jeu, de création et de
communication du progrès, et non pas outil de transmission des acquis.
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Et s1 il nous semblait nécessaire de comprendre l'origine du blocage


scolaire, de l'échec, particulièrement aigu pour les enfants immigrés, sans
penser faire ainsi le tour des problèmes, nous avons reconnu dans la demande
de conformisme que l'école impose à l'enfant, le lieu de refus et de rejet,
d1 autant plus grave que ce conformisme à une norme immuable récuse le droit
à la différence par l'uniformisation.
Le seul moyen de transmettre ce que nous estimons opportun de
sélectionner parmi les connaissances jugées nécessaires pour le futur citoyen de
notre communauté (son rite de passage à la responsabilité, si l'on veut),
c'est de reconnaître ce choix parmi un grand nombre d'autres, et de le
valider, en tout premier lieu, en le laissant comme une liberté de choix,
reconnaissant par là-même, le droit à la différence d'autres communautés dont les
critères de sélection n'ont pas Mt apparaître les mêmes pilori tés.

Parmi les recherches menées par les linguistes sur les problèmes de
l'échec scolaire, un certain nombre d'expérience prennent en compte la
demande de ce monde, qui avant d'être repérable comme scolaire, l'est comme enf an-
tin. Ils lui reconnaissent ainsi le droit de demander qu'on leur laisse dans
l'école un lieu pour l'imaginaire, lieu dynamique et créatif, lieu qui donne
à exprimer. Nous citerons les recherches/actions conduites par une équipe du
BELC (9) sur les problèmes d'échec scolaire en milieu émigré « Pour effacer
ce qu'ils considèrent comme un brouillage locutif, ils introduisent au
travers du conte traditionnel une autre façon de dire, dire et suivre l'écoute,
et faisant ainsi la place de l'interlocuteur, l'inviter... à répondre,
Nous sommes bien conscients que d'autres problèmes se posent à
l'enfant émigré dont le bilinguisme reconnu n'est pas toujours celui des faits
ce qui l'oblige souvent à être trilingue, depuis que l'Education Nationale,
et à travers elle l'Etat, a pris en compte la question de l'intégration des
langues d'origine dans les programmes d'éducation. C'œt une façon de dire
que cette question est prise en compte et qu'il existe une volonté des
pédagogues français de s'ouvrir aux différentes sensibilités culturelles
existant au sein de l'école.
Mais c'est une façon de reproduire le système d'enseignement français
sans l'avoir remis en cause, comme modèle essaimé dans tous les Etats où l'in-

(9) le BELC spécialisé dans la recherche sur l'enseignement du français langue étrangère,
une équipe de ses chercheurs a travaillé avec des enfants émigrés, 2e génération,
à l'école du Port de Gennevilliers,
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fluence culturelle et politique de la France s'est exercée, au sens où les


langues dites d'origine, enseignées ou en voie de l'être, ne sont que les
langues nationales. Ainsi, au Maghreb, où la langue nationale est devenue
depuis peu l'Arabe, nous pouvons suivre le processus de mise en place de
l'échelon national d'une langue dont pourtant l'ancienneté et ce qu'elle a
porté de résistance devraient lui donner des atouts positifs. Les
difficultés pourtant sont énormes, parce qu'il reste à faire une place aux langues
maternelles. A ce propos nous renvoyons à l'analyse proposée par G. GRAND-
GUILLAUME (10).

Tant que l'Education Nationale ne posera le problème de la


reconnaissance des cultures autres que pour les Etats, elle ne saura résoudre le
problème posé par les enfants antillais qui s'expriment en créole et doivent
apprendre en français les fruits d'une idéologie qu'ils n'ont pas la
possibilité ni de vérifier, ni d'analyser«

Le problème du choix d'une langue nationale est un problème que ne


peut éviter de se poser aucun Etat. Autre chose est d'enseigner la langue
nationale, et autre chose encore de faire une action d'éducation«

L'école est un lieu social important où le jeune vit ses premiers


échanges et ses premières communications en dehors de la famille, rencontre
les premières grandes différences qui l'amèneront à se définir, à définir une
conduite en regard de ces situations et à les intégrer à son propre univers
idéologique.
L'objectif de l'éducation doit être explicite pour que soit adaptée
la solution adoptée, qui ne sera jamais plus qu'une des voies possibles vers
une éducation spécifique«
Nous ne pouvons plus longtemps nous limiter à des réflexions sur la
délicate question de l'échec scolaire. Il nous faut au plus tôt nou& atteler
à l'éliminer, en interdisciplinarité, et en tout premier lieu au sein des
Etablissements scolaires avec les enseignants«
Nous proposons ici, un n° spécial de la revue où puissent se rencontrer
et s'exprimer tous ceux qui travaillent à cette question«

(1O) Gilbert GRANDGUILLAUME : "Pour une Anthropologie de l'arabisation au Maghreb" in


PEUPLES MEDITERRANEENS, MEDITERRANEAN PEOPLES, trimest., n° 1 Oct-Déc. 1977

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