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LE LIVRE
DES SUPPLIQUES
MERCVRE DE FRANCE
Je veillerai à ce que ton âme
ne manque pas de mots.
LE LIVRE DES SUPPLIQUES
Que ceci soit vrai ou faux
On se disait que tu continuerais à faire le mort par omission ou par
paresse pour te distinguer de ceux qui marchent adossés aux bruits de la
ville que tu nous paierais une bouteille de Xérès pour célébrer l’arrivée
d’un hiver vêtu de laine de chèvre afghane et des bottes glanées dans les
tombes des riches
Que ceci soit faux ou vrai
On se disait aussi que ta voix emmurée saurait nous départager lors de
la répartition des vents dans le platane de la place et entraîner les lucioles
échappées des manches de l’obscurité à éclairer le chemin de Dieu venu
vérifier la teneur de sa neige en solitude et si les passants glissent sur ses
larmes lorsque l’envie lui prend de pleurer
S’il faut croire la rumeur
tu battais les arbres femelles
battais le pavé et les tapis sur les rambardes
entrais dans les livres des deux pieds
faisais le tri entre enfants raturés par les parents et ceux fignolés par les
cigognes
entrais des deux pieds visiteur attendu de tout temps
accrochais des baisers rutilants sur les joues des filles
des médailles de maréchal-ferrant sur les épaulettes des garçons
puis repartais des deux pieds sans avoir salué la femme grise qui tournait
le potage
sans décliner le jour et ton nom
Faut-il te rappeler que tu n’es que ce qui se dit et s’oublie
frère d’ombres criant dans le marronnier
pensée esquissée
silence ébréché par l’usage
que le vent qui te pousse vers l’étang n’est pas l’ami de l’étang ni des
laveuses qui t’essorent avec le linge rouge des parturientes qui se
plaignent de cailloux dans leur poitrine quand tombent leurs bras et le
jour
Admettons que ta disparition était feinte
une mise en scène en connivence avec l’éclipse d’un soleil loufoque
que tu ne t’es jamais éloigné de ce seuil où tu trouais le ciel avec ton
lance-pierres tuant du même coup anges et mésanges
imaginaires les plumes qui ensanglantaient les cheveux de la femme grise
une invention d’érable la pluie rouge sur le puits
comment savoir qui a plumé l’ange et qui a mangé la mésange
et que ce qui est arrivé est arrivé
Admettons que tu as fait le mauvais choix
Opter pour les murs qui s’ouvrent sur d’autres murs n’est pas une raison
pour maudire l’escargot du jardin et l’herbe qui n’a pas retenu ton
nom
Pas le moindre écho de tes conciliabules avec le merle infatué de lui-
même
devenant deux merles dans la baie vitrée
Pas de prémices non plus d’une éventuelle esquisse de ton visage
les vapeurs échappées du potage ne sont l’image d’aucune âme
La femme debout face à l’évier fait pleurer le robinet
Mange à l’endroit et à l’envers ce que ta main droite arrache à l’arbre
les pieds nus le lui rendront miettes pour oiseaux céréaliers
donne à cet arbre une généalogie qu’il transmettra à sa descendance
un bon père celui qui donne son nom mais ne partage pas le ragoût de la
marmite
ses enfants mangeront le cri des châtaignes sous la cendre
l’odeur du pain levé
Ah ! Je les vois encore laver les pieds de ce père qu’ils s’étaient inventé
La grande maigreur du peuplier sied à ta nouvelle silhouette
Moins entravé
Tu écarterais l’hiver des deux mains pour voir si ta peau prolongeait
l’écorce
Tu crois applaudir les performances du feuillage qui danse
Suivre les déambulations de l’ombre dans les interstices
Tes appels comme au fond d’un puits lorsqu’une scie s’active plus haut
Le rire de l’homme remonte à tes genoux
Tu es démuni face aux moineaux qui attaquent ton figuier et déstabilisent
ton échelle
Arpenter une terre sous une autre terre t’enlève toute énergie
qui rêve de bouc s’enrichit répètent ses genoux à chaque pas sur le chemin
inversé
Celui qui pénètre par effraction dans le jardin malade fait couler le sang
blanc du bouleau
tu mets le feu à la page quand tu colores en rouge les cheveux de la fille
qui tourne le dos au jardin malade
les fumées ternissent l’éclat de la lampe
le soir assombrit l’humeur des murs
ce que tu prends pour toit n’est que pluies suspendues
et âmes indécises le linge qui frémit au vent
Demain
la page cessera d’être page et le crayon happé par le sol s’émiettera à tes
pieds
Peu importe que tu sois là où tu n’es pas
Arbre inversé
ou tigre raturé par sa rage
la caillasse a fendu ton orteil comme sabot de mule de labour
comme ongle de cordonnier maladroit
l’hirondelle qui te survole ne sait pas lire le marc de ton marbre ni ton
visage à trois dimensions
Bientôt la page cessera d’être et la main qui écrit sera buée sur le miroir
Quelle couleur a la terre vue d’en bas
paraît-elle plus seule de là où tu te tiens
et combien faut-il compter d’années pour que ton visage cesse de pleurer
j’emporte sur mon épaule la main essuyant ce visage vide de l’intérieur
retire trois cailloux du puits et les lance dans le puits
le bruit des branches te conduit à l’arbre
les vibrations du sol sous tes pieds te mènent à la maison foulée par
l’arbre
les chambres profondes s’ouvrent par le haut comme les boîtes de dragées
comme les huches à pain
tu déplies les murs remontes la pendule laves l’eau attises les larmes
à bien réfléchir
ton absence n’a pas vieilli ta maison ni blanchi les cheveux du noyer qui
continue à regarder le soleil en face malgré la paille effilochée de son
nid
un battement d’ailes c’est tout ce que tu emportes
seule l’alouette aux cheveux de suie portera ton deuil
Tu ne fais pas la différence entre la pierre mâle étanche et la pierre
femelle poreuse
et donnes un nom rugueux aux choses qui t’ont quitté
Tu appelles épervier tueur la feuille détachée de l’arbre
Mouette médisante les cailloux qui jacassent
Colline le cheval figé dans son élan
comment te raisonner sans bousculer l’ordre tribal de l’alphabet et te faire
admettre que ce que tu prends pour écriture n’est que pierres écroulées
d’une haie
entassement de silences qui se déplacent sans raison
Vent hargneux
qui refuse de s’attabler face à toi pour une discussion franche
de partager ta soupe
ou de reprendre le chemin houleux qui l’a largué sur ton seuil
penchée à la fenêtre
son regard ce matin suit la progression du nuage qui t’a vu arriver
honte à toi qui reviens le cœur vide telle noix de fin d’été
honte à la fenêtre refermée et à la voix qui te souhaite
Longue pluie
Retourne-toi sur ta couche pour changer de rêve lorsqu’une forêt
s’approche de ton lit
Le fer à cheval sur ta porte te protège des dérives de l’obscurité et des
hiboux
Allume une bougie pour chacun de tes doigts
Laisse la cire couler jusqu’au ventre du sol souillé
les arbres repartiront queue entre les jambes
comme des chiens
la terre déborde de réminiscences
lâcher bruyant de pigeons les rumeurs qui s’en s’échappent
tu écrivais l’hiver
même bruit équidistant de la pluie et du clavier
même pelage fumant du chat et de la robe suspendue à la corde
dans l’arrière-cour une femme fait bouillir ses enfants avec le linge
tes gesticulations ne dépassent pas la vitre
ne repousseront pas la neige prévue pour ce soir
ne retisseront pas le cœur effiloché
Adossé à la porte fermée tu invoques l’esprit des lieux pour qu’il éloigne
les âmes en souffrance et les coyotes
La clef est sous une pierre analogue à toutes les pierres
tu cherches à tâtons le lit du fleuve où dormir et les draps tendus entre les
berges
quelle pierre soulever sans susciter la panique des lézards et sans
éparpiller le peuple peureux des fourmis
le vent tu le sais ne peut t’être d’aucun secours
fâché avec l’eau
le puits qu’il creuse depuis des siècles est rempli de ta voix
le dormeur peut rêver tout son saoul l’espace est assez vaste pour absorber
ses rêves
la femme vue de dos dans son sommeil est une outre d’incompréhension
elle va dans les livres comme on va à l’herbe
le sécateur dans une main
le silence dans l’autre
entre dans la page sans frapper
remplace un mot par un cri
essuie la sueur d’un autre
croise des voix flétries
s’essuie les pieds dans la marge
Demain
Le franc-tireur cassera sa kalachnikov sur son genou comme une paille
Demain
il échangera sa vie contre un plat de lentilles au cumin
et une rasade de raki
Dans l’abri
On parle d’une armée d’arbres prêts à envahir le pays
copeaux hargneux d’hommes et d’écorces
ils escaladeront les femmes et les échelles
planteront des enfants verts à l’intersection des hanches
enfumeront les ruches jusqu’à carbonisation complète de la reine
dépèceront les hommes et le bourdon
Un temps d’abstinence et d’austérité
les doigts amaigris ne retiennent plus les bagues
les veuves qui remuent le fond marin avec des bâtons
exhument des algues silencieuses et des noyés mécontents
Refoulés vers le large les époux morcelés
leur peau ridée plaide contre eux
et ce qu’on prend pour diamant est sel pétrifié entre deux cils
il y a trop de noyés à compter
Fatiguées d’essorer leurs serpillières dans la Méditerranée
les veuves dorment contre les murs
sur leur propre épaule
le cierge sur le seuil chasse le mort indésirable