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jeudi
20.02.20
Analyse
Jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité.
L’extraordinaire progression des moyens de transport et de
communication, notamment depuis l’Internet et le développement des
réseaux sociaux, renforce chaque jour cette conscience horizontale
d’humanité globale. En outre, nous savons que nous sommes exposés aux
mêmes risques planétaires : épidémies, changement climatique,
catastrophe nucléaire, épuisement des ressources naturelles, extinction des
espèces, crise économique mondiale, etc. Et pourtant l’unité de l’humanité
et les valeurs universalistes qui lui sont associées reculent dans les
représentations collectives. À droite comme à gauche.
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8/4/2020 L’universel, seule voie possible de l’émancipation | AOC media - Analyse Opinion Critique
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Quatrième critique : Il n’y a pas de lieu neutre pour juger une injustice et
l’expérience des souffrances particulières est incommunicable. Ceux qui
s’approprient culturellement les souffrances d’une communauté
particulière (esclavage, shoah, apartheid, colonialisme, patriarcat, etc.) en
prétendant leur donner une valeur « universelle » ne font que la banaliser
et la réduire au même.
C’est vrai : chaque souffrance d’une communauté est unique et doit être
rappelée comme telle.Mais pourquoi seules les victimes auraient-elles le
« droit » d’en porter le poids et la mémoire? Car une injustice ne concerne
pas seulement ceux qui en sont victimes, ou coupables, mais la
communauté morale tout entière. Sans un tiers lieu d’où elles peuvent être
constatées, dénoncées, jugées et éventuellement réparées, il n’y a plus
d’injustices à proprement parler (ni donc de justice), il n’y a que des
dommages, des préjudices et des vengeances. L’idée de justice suppose
l’universel sous peine de n’être pas. En outre, ce type de souffrance
comporte nécessairement une dimension communicable – donc
universalisable – sous peine de demeurer singulière, confinée à la
sidération muette des victimes, et de perdre ainsi toute portée collective –
ce qui serait le comble pour un projet de libération ou même pour un
programme de transmission mémorielle.
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C’est vrai : tout universel naît dans des conditions particulières. Pourtant,
ce n’est pas forcément en limiter sa portée. L’algèbre est née en Perse au
IXe siècle : cela n’en fait pas une science iranienne, mais bien une science
universelle, autrement dit une science « tout court ». De même, la loi de la
chute des corps a été formulée par Galilée en 1605, cela n’en fait pas une
loi italienne du XVIIe siècle. Il n’y a pas de « science occidentale », la
formule est oxymorique. De même, les superstitions ou les pratiques
barbares, ne sont pas plus orientales qu’occidentales.
Quant aux droits de l’homme, il est vrai que leur formulation en termes de
« droits subjectifs », autrement dit leur « ontologie », les lie à la
philosophie du libéralisme du XVIIIe siècle. L’homme des « droits de
l’homme » est un individu autonome, sujet souverain, rationnel et libre,
une particule simple susceptible d’exister complète et achevée avant
d’entrer en communauté ; celle-ci est réduite à une somme d’unités
élémentaires, une collection d’égaux pouvant cohabiter contractuellement,
voire entrer en compétition les uns avec les autres. Cette vision du monde
est fort particulière.
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place Tahir au Caire, du Yémen au Bahreïn, par des peuples qu’on disait
appartenir à une autre « civilisation », ou dont on estimait qu’ils ne
pouvaient pas participer à « nos » Lumières, faute de n’avoir pas connu un
XVIIIe siècle voltairien et de n’être pas « sortis », comme nous, du
religieux.
Comment osons-nous penser que « après tout, tout ça, c’est leur « truc » à
eux » et que « c’est bien leur droit, à ces « peuples », d’avoir leur truc,
puisque l’universel, ce n’est rien d’autre que notre « truc » à nous,
occidentaux » ? Ce raisonnement est non seulement absurde, il est cynique
et, une fois de plus, ethnocentriste. Pourquoi, s’il y a « ici » des voix
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N’y a-t-il pas, dans toute société, et même dans toute « culture » si l’on
tient à ce mot, des consciences, qu’elles soient opprimées ou éclairées, des
voix parlant au nom de l’universel, qui se révoltent contre l’esclavage dans
les « cultures esclavagistes », qui s’insurgent contre les sacrifices d’êtres
humains, le suicide par le feu des jeunes veuves, la lapidation des femmes
adultères, les « meurtres d’honneur », le bandage des pieds des fillettes,
l’exclusion des albinos du corps social, etc.
N’y a-t-il pas, de temps en temps, et partout, des Antigone ? Mais si « tout
est culture » et si toutes les prétendues « cultures » se valent, que valent
ces voix et comment entendre ces consciences morales ? Viennent-elles de
leur culture ou de la nôtre ? Qui est ethnocentriste ? Celui qui croit qu’il
peut exister partout des consciences individuelles porteuses d’un
humanisme universaliste ou celui qui prétend que tout ce qui vient d’une
culture est culture, sauf (évidemment !) ce qui vient de la sienne – par
exemple sa capacité à critiquer l’ethnocentrisme ou son aptitude à
l’autocritique dans sa propre « culture » ?
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Car tout n’est pas « bel et bon » dans une culture au prétexte que c’est
culturel et notamment toutes valeurs (ou idéologies) fondées sur l’inégalité
a priori des humains (racisme, antisémitisme, xénophobie, homophobie,
machisme) ainsi que leurs conséquences pratiques (esclavage, ségrégation,
discrimination, colonialisme, patriarcat, mutilations, etc.).
Ce qui est sûr, c’est que, à l’heure de la globalisation des risques et des
menaces d’uniformisation culturelle, l’universalisme doit intégrer l’idée
que les êtres humains se pensent toujours, concrètement, à partir de leurs
différences, qu’elles soient physiques, sociales, géographiques,
historiques, linguistiques, mémorielles ou culturelles et qu’ils se
définissent de plus en plus, à mesure même de la cosmopolitisation
croissante, par des identités multiples et mouvantes.
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Francis Wolff
Philosophe, Professeur émérite au département de philosophie de l'ENS-Ulm
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