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Galvani, P. (2001). Boire à la source : gestes et symboles du rapport formateur à l'eau. In R.

Barbier
& G. Pineau (Eds.), Les eaux écoformatrices (pp. 269-284). Paris Montréal: L'Harmattan.

BOIRE À LA SOURCE
gestes et symboles du rapport formateur à l’eau

Pascal Galvani
Université de Tours

L’expérience de se « remettre en forme » par une relation directe avec un élément naturel est une
expérience commune. Pourtant, le processus d’écoformation n’est pas reconnu comme tel. Il reste
à nommer, et à comprendre. Nous avons encore du mal à comprendre la place de l’écoformation
dans notre formation malgré la transformation massive des pratiques de plein air où
l’environnement naturel prend une place aussi importante que la pratique physique elle-même.
Le mot formation désigne le processus vital d’émergence et de transformation d’une forme
vivante. Pour comprendre ce processus de morphogenèse il faut tenir compte de trois acteurs
majeurs : soi, les autres, les choses (Pineau, 1986). L’interaction de ces trois pôles conjugue, au
sens propre, une formation vitale et permanente. La relation auto-éco-formatrice entre soi et le
monde ne se limite donc pas à un espace-temps particulier. Cette relation est aussi présente dans
les temps de loisir et de travail que d’apprentissage. Elle est aussi présente au bureau, à l’usine, que
dans les forêts ou les cités de banlieues. La relation entre soi et le monde ne se limite pas non plus
à la dimension physique. Elle engage les dimensions psychiques et spirituelles de la personne
même si c’est dans l’expérience corporelle qu’elle prend sa source.

Gestes et imaginaire de la formation

Pour comprendre cette relation auto-éco-formatrice, il faut s’intéresser à la place de l’imaginaire


symbolique dans la formation, car l’image symbolique est précisément un monde intermédiaire
entre le sensible et l’intelligible (Wunenburger, 1997). Nous ne pouvons développer ici les
processus de cette connaissance symbolique dans la formation (Galvani, 1997) ; nous rappellerons
simplement qu’ils se fondent sur l’homologie, la similitude entre les formes du monde naturel et
les formes des gestes humains. Dans l’interaction entre la personne et l’environnement,
l’imagination est le lieu intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, le lieu des correspondances
symboliques et des résonances harmoniques. C’est la forme de l’interaction sensori-motrice entre
la personne et l’environnement qui s’intériorise dans la psyché sous forme d’images (Piaget,
1976). Autrement dit, c’est la forme même de nos gestes, la structure dynamique de nos
interactions qui s’intériorise en images. Cette intériorisation de la forme du geste est le schème. Le
schème c’est la forme d’un mouvement, l’abstraction du geste (Durand, 1969 p. 61). Les gestes
Galvani, P. (2001). Boire à la source : gestes et symboles du rapport formateur à l'eau. In R. Barbier
& G. Pineau (Eds.), Les eaux écoformatrices (pp. 269-284). Paris Montréal: L'Harmattan.
fondamentaux de l’être humain : se dresser, se nourrir, se reproduire, sont alors les grandes
matrices qui polarisent l’imagination de la formation humaine. Gilbert Durand nomme ce
processus de formation le trajet anthropologique.
C’est-à-dire l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions
subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social.
(Durand, 1969, p. 38)
La station debout oriente la structure ascensionnelle de l’imaginaire diurne. Intimement liée à la
lumière, elle s’effectue par un geste dont la forme est à la fois héroïque (parce que se dresser est
toujours un effort) et antithétique (parce que ce geste oppose radicalement le bas et le haut, la
lumière et les ténèbres…). Dès lors, se dresser c’est toujours valoriser l’héroïsme et l’opposition.
On se dresse, face, ou contre l’environnement, l’adversité…
Le geste de l’avalement dont la forme nous porte vers les rêveries de l’intimité et de l’intériorité
oriente l’imaginaire nocturne mystique. Avaler c’est dans le même temps devenir ce que l’on
mange et l’assimiler à soi. La structure de l’avalement dont l’archétype est la succion du lait
maternel se prolonge et résonne avec toutes les formes de fusion jusqu’à celle du sujet et de son
environnement.
Enfin, le geste de la reproduction se caractérise par les formes cycliques, rythmiques et
complémentaires. Cet imaginaire nocturne synthétique est celui de toutes les pensées paradoxales
qui gèrent les polarités dans la complémentarité.
Comment situer l’eau dans cette carte à grande échelle de l’imaginaire formateur ? Nous partirons
d’abord de l’expérience existentielle et concrète de l’eau, suivant la méthode de l’anthropologie de
l’imaginaire qui place le geste, l’acte, à la racine de toute représentation. Pour comprendre
l’importance majeure de l’élément Eau dans la formation, nous montrerons le lien entre
l’expérience existentielle humaine de l’eau et sa place dans les grands symboles mythologiques.
Pour ce faire, nous utiliserons et mêlerons trois sources :
 les apports de l’anthropologie de l’imaginaire,
 des récits d’expériences d’écoformation avec l’eau,
 des blasons de formation . 1

Approche anthropologique du rapport écoformateur à l’eau

Quels sont les gestes de l’interaction humaine avec l’eau ? Boire d’abord, c’est l’évidence… L’eau
est l’aliment le plus essentiel à l’être humain. On peut se passer de tout autre aliment pendant
plusieurs semaines, mais pas d’eau . Boire est le seul geste d’interaction avec l’eau qui soit vital .
2 3

L’expérience existentielle humaine de l’eau est de ce fait probablement surdéterminée par le


régime nocturne mystique de l’imaginaire : celui de la nuit intérieure, de la fusion du sujet avec la
source de vie. Ce pendant, boire n’est pas le seul geste humain d’interaction avec l’eau. Même s’ils
sont moins universellement vitaux, les autres gestes de l’eau sont aussi à explorer.

1 Les blasons constituent une démarche d’exploration de l’imaginaire formateur, développée dans le cadre d’une
recherche en Sciences de l’Education (Galvani, 1997).
2 La nécessité de l’air est encore plus impérieuse, mais il ne s’agit plus d’un aliment qui relève de l’avalement.
L’absence de consistance de l’air et son indispensable mouvement l’associé plus radicalement à l’esprit qui anime
plus qu’à l’aliment qui donne vie.
3 Les autres formes d’interaction tirent une partie de leur importance symbolique de ce premier caractère vital. Si la
navigation est un symbole du passage de la vie sur terre c’est parce qu’elle se fait sur l’eau, les autres moyens de
locomotion n’ont pas le même caractère.
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Un premier recensement des gestes formateurs du rapport à l’eau nous permet de les situer dans les
régimes diurne et nocturne de l’imaginaire définis par Gilbert Durand.
Régime Régimes Nocturnes
Diurne Synthétique Mystique
Les gestes de l’eau
Jaillir, sourdre, fertiliser, couler, tanguer, alternance des Reflète, désaltère, nourri…
engloutir marées, ondes, la houle
Les gestes d’interaction humaine avec l’eau
Emerger, sortir des eaux, naviguer, nager, ramer, surfer, boire, aller à la source,
traverser les eaux, glisser, ricocher… s’immerger, baigner, plonger, se
refléter, se mirer…
quelques symboles…
Traversée de la mère rouge et le bateau, le navire, la barque, la eau de vie, lait, élixir
sortie d’Egypte du peuple galère (symbole du passage sur d’immortalité, élixir de jouvence
hébreu, traversée héroïque terre), porté par les eaux de la
le lac dont la surface tranquille
d’Ulysse, des Argonautes et de vie, poussé par les vents de
reflète parfaitement le ciel et ses
tous les mythes de quêtes (Graal, l’esprit, naviguant à grand-peine
astres symbole de l’esprit
Toison d’or, Dive Bouteille, à la rame de toutes les galères ou
conscient mais immobile dans la
Jardin des Hespérides…) épousant le cours de l’eau de la
méditation et la contemplation
navigation ou de la nage en
Fontaines, geysers… l’île au milieu de l’océan de la
rivière
vie, jardin au centre duquel se
vagues, marées, houle…
trouve la fontaine de jouvence…
le fleuve de vie, le flot
« on ne se baigne jamais deux
fois dans le même fleuve… »
La traversée héroïque amène le la navigation ou la nage consiste L’immersion et l’absorption sont
héros à basculer dans le régime à épouser le cours de l’eau, le les modèles de la fusion des pôles
mystique nocturne lorsqu’il cours de la vie, le cours du opposés, la fusion du sujet et de
atteint l’autre rive, celle de temps… l’objet connu
l’autre monde spirituel, au-delà
des eaux du monde terrestre

L’eau symbole des genèses et des morphogenèses

Par son association à la vie, à la naissance et aux transformations de l’être, l’eau apparaît comme
l’un des grands symboles de la formation. A la différence de l’Air qui symbolise l’esprit au-delà de
la manifestation (Pineau, 1992), l’eau symbolise le principe de vie parce qu’elle est une substance
(visible palpable buvable) qui n’a pas de forme déterminée. Dans son état liquide, déjà, la forme de
l’eau est une forme potentielle, elle épouse toutes les formes. Elle est palpable, mais insaisissable.
Elle est sans résistance et pourtant on ne peut la combattre. Les coups d’épée dans l’eau sont
inefficaces et il est bien difficile de la retenir dans un barrage. Mais l’eau n’épouse pas seulement
toutes les formes à l’état liquide, elle est aussi l’élément le plus commun de l’expérience humaine
ordinaire qui épouse tous les états : liquide, solide, gazeux. Lorsque l’on parle de l’eau, on parle
donc toujours des eaux : pluie, lac, rivière, mer, mais aussi brume, vapeur, neige, glace… Par cette
capacité de transformation, l’eau symbolise donc la formation de toutes formes.
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Mais l’eau est aussi liée à la formation parce qu’elle est le lieu de toutes les genèses. Elle génère la
vie. L’enfant sort des eaux matricielles de la mère comme la vie grouillante émerge de toutes les
mares après la pluie . Dans les cultures amérindiennes la pluie est souvent associée à une semence
4

céleste qui fertilise la Terre Mère (Eliade, 1986 p.166).


Matrice des formes et des naissances, l’eau a déjà de quoi inspirer les rêveries de la formation et
des transformations.
les eaux symbolisent la totalité des virtualités… la matrice de toutes les possibilités d’existence.
« Eau tu es la source de toute chose et de toute existence ! » dit un texte indien (Bavicyottarapûna,
31,14), synthétisant la longue tradition védique. Les eaux sont les fondements du monde entier…
elles sont l’essence de la végétation, l’élixir d’immortalité… Principe de l’indifférentiel et du
virtuel, fondement de toute manifestation cosmique, réceptacle de tous les germes, les eaux
symbolisent la substance primordiale dont naissent toutes les formes et dans laquelle elles
reviennent, par régression ou par cataclysme… les eaux sont toujours germinatives, renfermant
dans leur unité non fragmentée, les virtualités de toutes les formes. Dans la cosmogonie, dans le
mythe, dans le rituel, dans l’iconographie, les Eaux remplissent la même fonction, quelle que soit
la structure des ensembles culturels dans lesquels elles se trouvent : elles précèdent toute forme et
supportent toute création. (Eliade, 1986 p.165).
Mais l’expérience humaine de l’eau nous la révèle aussi comme la seule nourriture qui soit à la fois
proprement vitale, indispensable et commune à tous les êtres vivants. L’eau n’est pas seulement à
l’origine de la formation, elle soutient la permanence et le développement de tous les êtres. Les
êtres humains, les animaux et les végétaux peuvent supporter la privation de tel ou tel aliment mais
pas la privation d’eau. Dans la contemplation du monde naturel, l’eau apparaît comme la nourriture
vitale commune à tous les êtres vivants . Celle qui manquera le plus vite à tout être et dont il ne
5

pourra jamais se passer définitivement. Pour de nombreuses cultures traditionnelles, ce fait


positionne d’évidence tous les êtres dans une relation de fraternité et de relation maternelle avec la
création.

Quelques gestes d’écoformation symbolique par l’eau…

L’eau fournit de nombreux gestes et de nombreux symboles de formation. Nous nous proposons
simplement d’illustrer comment l’expérience humaine de l’eau inspire les gestes de la formation à
travers quelques exemples.
Emerger de l’eau : naissances

Même si l’imaginaire de l’eau est surdéterminé par la constellation mystique de l’imaginaire, l’eau
n’est pas absente de l’imaginaire diurne (héroïque et ascensionnel) car toute naissance est d’abord
une sortie des eaux. Se former, prendre forme, c’est se distinguer, se séparer d’un fond, d’une
première unité indifférenciée. Plusieurs verbes illustrent le régime diurne et ascensionnel de la
formation comme émerger, sortir des eaux. Le geste de l’émergence et de la verticalité
ascensionnelle est aussi présent dans l’eau grouillante, magma, premier moment de l’animation
(Durand, 1969, p. 77). Après la fusion de l’immersion aquatique, émerger des eaux c’est aussi
prendre son inspiration aérienne.

4 De ce point de vue, l’eau est le premier lieu de l’émergence grouillante du régime diurne de l’imaginaire dans sa
première phase d’animation. Plusieurs cultures indiennes d’Amérique du Nord utilisent le symbole du têtard
représenté dans une ondulation ascendante pour signifier cette énergie principielle de la vie.
5 Une rêverie approfondie montrerait que l’eau est aussi la nourriture des minéraux depuis les sels et les calcaires
qui se forment en sont sein jusqu’à l’élément lui-même qui est associé à un « minéral liquide » dans l’eau de roche,
l’eau lourde…
Galvani, P. (2001). Boire à la source : gestes et symboles du rapport formateur à l'eau. In R. Barbier
& G. Pineau (Eds.), Les eaux écoformatrices (pp. 269-284). Paris Montréal: L'Harmattan.
Mon âme
plonge dans l’eau et ressort
avec le cormoran. 6

Le blason suivant, réalisé par une formatrice symbolise la formation comme une lente émergence
des eaux de la vie.

Le commentaire de l’auteur suit la dynamique ascensionnelle en partant du livre en bas pour


décrire ensuite la terre, la flèche, la lune et enfin les bulles d’air qui montent entre les différents
symboles. Ce sont surtout les bulles d’air qui circulent autour des éléments du blason qui
confirment sa dominante ascensionnelle.

« Entre ces quatre éléments circulent des bulles d’air : ce sont des bulles d’air qui
montent dans l’eau pour aller éclater à la surface. Elles grossissent au fur et à mesure
de leur ascension, et contrairement à toute logique physique, elles ne s’élèvent pas
verticalement, mais plus ou moins au hasard des rencontres. C’est l’enrichissement
personnel, la réalisation de « soi ». (Galvani, 1997 pp : 87-89)

L’expérience humaine de formation par l’eau est donc aussi une expérience de lutte. On pourrait
évoquer d’autres gestes de lutte avec l’eau comme la traversée des eaux. La traversée d’une rivière
est une entreprise périlleuse qui symbolise le passage d’un état à un autre état. Dans l’histoire des
religions, ce thème est souvent repris pour le passage dans l’au-delà ou pour le passage à la
réalisation spirituelle. Un formateur illustre cette lutte, contre le cours des eaux de la vie, de la
manière suivante.
Blason de ma formation « un poignard dans l’eau ». L’eau représente le déroulement de la vie, le
poignard la vengeance (revanche) sur le sort. La lutte pour apprendre, me battre pour me former,
une épée dans l’eau - la vie - ce n’est pas la mer, une sorte de rivière source de jouvence qui
alimente la vie. C’est mon blason aujourd’hui. Demain ? autre chose. L’épée c’est le combat
intérieur, mort et renaissance à chaque fois que l’épée se retrempe. (Galvani, 1997, p.78)
Epouser le cours de la vie…

Après l’émergence d’une forme personnelle, la formation prend souvent les gestes du
développement au cours de la vie. Dans ce régime nocturne de l’imaginaire, l’eau inspire alors les
gestes de la nage, de la navigation. Il s’agit de suivre le fil de l’eau. L’eau vive qui s’écoule est un
symbole du temps qui passe. Le passage, c’est peut-être la caractéristique principale de notre
situation de vivant. La formatrice qui évoque comme symbole de l’autoformation « un voilier qui
s’éloigne vers l’horizon, quel horizon ? » reprend un symbole ancien de la vie terrestre.
Dans diverses images romanes, le thème du navire s’inspire d’un texte de Saint Augustin (la vie
bienheureuse I, I-4) comparant la vie dans ce monde à la navigation en barque. (Beigbeder, 1979
p.11)

6 Poème japonais tiré de l’anthologie Haïku (Munier 1978).


Galvani, P. (2001). Boire à la source : gestes et symboles du rapport formateur à l'eau. In R. Barbier
& G. Pineau (Eds.), Les eaux écoformatrices (pp. 269-284). Paris Montréal: L'Harmattan.
Plusieurs formateurs ont illustré leur formation par le cours d’un fleuve que l’on suit en barque.
Certain prennent comme devise : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ».
L’écoformation tiré de l’eau vive est multiple. Elle est connaissance du mouvement. Nageurs,
pêcheurs ou voyageurs en canoë ont appris cette leçon du mouvement de la vie à épouser. Ils ont
les mêmes mouvements souples que celui du fleuve.
Tous les matins, Antonio se mettait nu. D’ordinaire, sa journée commençait par une lente
traversée du gros bras noir du fleuve. Il se laissait porter par les courants ; il tâtait les nœuds de
tous les remous ; il touchait avec le sensible de ces cuisses les longs muscles du fleuve et, tout en
nageant, il sentait, avec son ventre, si l’eau portait, serrée à bloc, ou si elle avait tendance à
pétiller. De tout ça il savait s’il devait prendre le filet à grosses mailles, la petite maille, la
navette, la gaule à fléau, ou s’il devait pêcher à la main dans les ragues du gué. (Giono, 1934, p.
20)
La formation se vit alors comme une adhésion au mouvement de transformation de la vie. Cette
idée inspire particulièrement les disciplines spirituelles orientales comme le Tai Chi Chuan. Il
s’agit pour le pratiquant d’être présent à son mouvement corporel sans interférer dans son
développement. La présence à l’acte est une présence non-agissante qui laisse éclore la forme
comme l’eau s’écoule sans interruption.
La longue boxe (Tai Chi Chuan) est semblable aux flots d’un long fleuve ou de la mer, qui se
meuvent continuellement et sans fin. (Despeux, 1981, p.56)
L’union avec l’eau…

Dans les écoles méditatives et contemplatives l’image du lac tranquille est souvent reprise pour
symboliser l’esprit et ses profondeurs au repos. Lorsque les vagues des pensées sont apaisées, la
surface lisse des eaux est un miroir qui reflète parfaitement le ciel. Mais la fusion de sujet et de
l’objet dans la connaissance est aussi souvent symbolisée par le geste de boire à la source. La soif
de connaissance se fonde sur le geste anthropologique de l’avalement que Durand présente comme
le support du régime nocturne mystique de l’imaginaire. Le réflexe dominant de succion du
nourrisson est nocturne parce qu’il renvoie à l’intériorité, au caché, ainsi qu’a la fusion nocturne
antérieure à toutes distinctions visuelles diurnes. Les multiples dérivés symboliques (eau, lait miel,
huiles et onctions de baptême, nectar d’immortalité, fontaine de jouvence…) participent de cette
symbolique du centre de l’intériorité nocturne et vitale. Par la structure dominante du geste
digestif, l’eau se rattache à l’imaginaire mystique de l’unité du sujet et du monde. Avaler c’est
s’assimiler le monde et c’est devenir le monde. L’eau est le liquide de la vie, et il s’agit alors de
boire à la source intérieure. Dans le symbolisme de la tradition soufie, l’image de la source
intérieure désigne l’inspiration spirituelle directe, sans médiation, qui transcende les codifications
de la religion institutionnelle.
celui qui a atteint à la Source de la Vie, s’est abreuvé de l’Eau d’Immortalité (…)
car c’est à cette profondeur intérieure, à ce « prophète de ton être », que sourd l’Eau de la Vie, au
pied du Sinaï mystique, pôle du microcosme, centre du monde, etc. (Corbin, 1993 pp.50-54)
Chercher la source de la vie, boire à la fontaine de jouvence, sont parmi les images les plus
communes de ce geste d’intériorité. Dans ces exemples, l’eau est transfigurée. Ce n’est plus l’eau
tombante du ciel, ni l’eau qui s’écoule du fleuve qui est inspiratrice ; c’est l’eau jaillissante de la
fontaine au centre du jardin ou l’eau qui sourd au fond du puits intérieur. Cette image de la
fontaine au centre de l’être ou du jardin a été reprise par plusieurs personnes pour symboliser leur
formation dans leur blason (Galvani, 1997, chapitre 3). Nous reprendrons simplement cette
fontaine perpétuellement jaillissante qui s’alimente de son propre flux. Associé à l’image de
certaines fontaines de jouvence, ce dessin est particulièrement évocateur de l’autoformation d’où
émerge la personne consciente.
Galvani, P. (2001). Boire à la source : gestes et symboles du rapport formateur à l'eau. In R. Barbier
& G. Pineau (Eds.), Les eaux écoformatrices (pp. 269-284). Paris Montréal: L'Harmattan.

Un geyser jaillissant d’une fontaine. Ma vision de


l’autoformation. C’est à la fois, pour ce qui est de la fontaine,
les fondements de l’être, un réservoir de connaissances, des
potentialités, et puis, le geyser, une sorte de force
bouillonnante, irrépressible, en recherche, qui pousse à
découvrir ce qui nous entoure, à entrer en contact ; les
retombées du geyser viennent enrichir l’être de base d’un
ensemble d’expériences nouvelles. (Galvani, 1997 p.131)

Cette eau est rare, elle demande un effort, une quête préalable. Il y faut une quête, creuser en soi ou
descendre dans les gorges de nos forêts intérieures. C’est l’eau de vérité qui sort du puits comme
l’eau de Jouvence sort de la fontaine. Il s’agit de boire à la source de toute vie dans une relation de
fusion, de participation au monde. L’image nous invite à boire le monde. Elle est une participation
immédiate et sans distance.
Dans ma coupe à bord d’horizon,
Je bois à la rasade
Une simple gorgée de soleil
Pâle et glacé.
(…) La rêverie cosmique nous fait vivre en un état qu’il faut bien désigner comme anté-perceptif.
La communion du rêveur et de son monde est toute proche, elle n’a pas de distance. (Bachelard,
1989 p.149)
Cette fusion avec l’univers peut sembler grandiloquente. Elle est pourtant intime à ceux qui ont pu
faire l’expérience de boire directement l’eau d’une rivière ou d’une source dans les territoires où
c’est encore possible.

Vers l’eau intérieure : l’eau et les rites de formation spirituelle amérindiens

Quel est l’enseignement de l’eau ? Qu’est ce que l’eau a à nous apprendre ? L’eau nourrit tous les
êtres vivants. Elle est analogiquement le sang de la vie. Elle circule du ciel à la terre dans des
cycles de métamorphose qui vivifient toutes choses. L’association de l’eau vitale et du lait place
l’expérience humaine dans un rapport maternel avec la terre. Chez les Indiens d’Amérique du
Nord, l’écoformation est vécue dans un rapport fraternel avec tous les êtres vivants qui boivent à la
même source vitale.
Mes mots ne font qu’un
Avec les grandes montagnes,
Avec les grands rochers,
Avec les grands arbres :
Ils ne font qu’un avec mon corps
Et mon cœur.
Eh vous tous, aidez-moi
Avec vos pouvoirs surnaturels :
Toi le jour,
Et toi la nuit !
Regardez-moi tous :
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Je ne fais qu’un avec le monde ! (Philip, 1997, p.30)
On peut voir que l’eau est un thème central de la religion traditionnelle des Indiens Shoshones.
Dans la religion de la Naraya, les rêves et les visions sont traduits sous forme de chants qui
accompagnent la longue danse qui constitue le rituel central. Dans ces chants de rêves, l’eau est
l’élément le plus fréquent. Elle apparaît sous toutes ses formes - neige, glace vapeur, rivières, etc.
dans ces poèmes qui peignent les scènes naturelles sublimes des Montagnes Rocheuses.
Notre montagne sort de la brume, rampante et ondulante
Notre montagne sort de la brume, rampante et ondulante
Brume brume brume, rampante et ondulante
Brume brume brume, rampante et ondulante

Dans de nombreux chants, l’eau est associée à l’« âme » (ou plus littéralement au pouvoir spirituel
qui anime la personne) sous la forme du têtard ou du nuage de vapeur.
Brume de l’âme, brume de l’âme
Brume de l’âme, brume de l’âme
L’âme flotte, en s’envolant, elle flotte, en s’envolant,
L’âme flotte, en s’envolant, elle flotte, en s’envolant.
(Vander, 1996 pp : 17-25)
La Naraya nous montre une tradition spirituelle basée sur la méditation des formes naturelles dans
les chants qui traduisent rêves et visions. Ces chants, psalmodiés longuement pendant la danse qui
dure plusieurs jours, produisent l’intuition d’une réalité vécue intérieurement au-delà du monde
sensible. Chez les Shoshones, cette danse très ancienne était un rite de renouvellement et de mise
en relation avec l’esprit qui anime toute chose (Puha). Lorsque les Shoshones ont adopté la danse
du soleil ils l’ont nommé la danse de la soif. Un mouvement de danse continuelle autour du mat
sacré au centre du cercle. Comme une pulsation de la circonférence au centre. Il s’agit de s’abstenir
de boire pour se rendre sensible à une eau spirituelle qui transite par le mat de la danse de la soif.
Le mat central est le médium à travers lequel le pouvoir surnaturel est transmis… Dans tous les
cas… le pouvoir est associé à l’eau. (Jorgensen, 1972 p.182)
Dans la conception traditionnelle indienne, la contemplation des formes du monde inspire la
connaissance du mystère qui anime toutes choses. L’eau comme substance matricielle est une
manifestation concrète de cette puissance mystérieuse qui donne la vie.
En utilisant l’eau dans la loge à transpirer, nous devons fixer notre pensée sur le Grand-Esprit
qui se répand sans cesse, communiquant son Pouvoir et sa Vie à toute chose ; nous devons
d’ailleurs toujours nous efforcer d’être semblables à l’eau qui est plus basse que toute chose, et
cependant plus forte même que le roc. (…)Toutes ces choses sont sacrées pour nous et nous
devons les comprendre profondément si nous désirons vraiment nous purifier ; le pouvoir d’une
chose ou d’un acte est dans sa signification et dans la compréhension que nous en avons. (Brown
et Elan Noir, 1992 pp : 58-59)

Au terme de ce bref parcours, nous voyons que les expressions comme étancher sa soif de
connaissance, plonger dans une situation, ou encore émerger d’un problème ne sont pas de
simples formules conventionnelles. Le processus de formation a ses rythmes et ses cycles qui sont
ceux de la dynamique des gestes de naissances et de transformations. L’interaction concrète et
imaginaire avec les éléments naturels active ces grands rythmes.
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L’expérience concrète de l’eau est le support d’une écoformation qui oriente, structure et inspire
les métamorphoses humaines. Il faut avoir fait l’expérience de boire l’eau d’une source ou d’une
rivière pour connaître le rapport d’intimité avec le monde qu’elle produit en soi.

Peut-on imaginer l’impact éducatif, social, et culturel que produirait la généralisation de cette
expérience sur les bords de la Loire, de la Seine ou du Rhône ? Nous avons les moyens techniques
de rendre cette expérience possible. Il manque encore la prise de conscience de son importance
pour passer de la possibilité technique à sa réalisation concrète.

Bibliographie

Bachelard Gaston, 1989, La poétique de la rêverie, éd : P.U.F.


Beigbeder Olivier, 1979, Lexique des symboles, éd. Zodiaques.
Brown et Elan Noir, 1992, Les rites secrets des indiens sioux, éd. Le Mail.
Corbin Henry, 1993, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, éd : Aubier.
Despeux Catherine, 1981, Taiji-Quan, éd : Trédaniel.
Durand Gilbert, 1969, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris : Dunod.
Eliade Mircea, 1986 (1ère éd. 1964), Traité d’histoire des religions, Paris : Payot.
Galvani Pascal, 1997, Quête de sens et formation : anthropologie du blason et de l’autoformation,
Paris : L’Harmattan.
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