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(Larousse)
Marcel Proust
L'éducation du monde
Le devoir de l'écrivain
« Si j'essayais de me rendre compte de ce qui se passe […] en nous au moment
où une chose nous fait une certaine impression […] je m'apercevrais que, pour
exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, ce seul livre vrai, un
écrivain n'a pas dans le sens courant à l'inventer, puisqu'il existe déjà en chacun
de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un
traducteur. » Savoir traduire le grand livre de nos sensations coexistantes en
nous-mêmes, tel est le premier grand message de Proust ; l'écrivain, selon lui,
n'a pas à créer, mais à recréer, à faire revivre ce qu'il a éprouvé ; il n'y a pas
connaissance, mais reconnaissance. Seuls quelques-uns sont capables
d'accomplir cet effort de traduction. « La grandeur de l'art véritable, ajoute Proust
[…] c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de
laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à
mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance
conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort
de mourir sans avoir connue, et qui est simplement notre vie enfin découverte et
éclaircie, la seule vie par conséquent vécue, cette vie qui, en un sens, habite à
chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. »
Poursuivant sa méditation, Proust précise sa conception de l'art. Si l'écrivain a
pour fonction de traduire sa vie, les aliments qui nourriront son œuvre devront
être cherchés dans son propre passé et non pas dans le présent ni dans le
passé d'autrui. Il n'est question que de nous-mêmes : « Je compris que tous ces
matériaux de l'œuvre littéraire, c'était ma vie passée ; je compris qu'ils étaient
venus à moi […] sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance
même que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la
plante. »
Et, comme cette graine met en réserve les aliments et les trie pour donner
naissance à la plante, l'écrivain va défricher l'immense terrain de ses souvenirs,
qui contient tant de richesses. Tous ces souvenirs n'ont pas la même
importance, mais tous constituent sa nourriture, l'élément fécondant grâce
auquel l'œuvre viendra au jour. Au fond de nous-mêmes gisent des trésors
inconnus qu'il ne tient qu'à nous de découvrir : « Ma personne d'aujourd'hui n'est
qu'une carrière abandonnée qui croit que tout ce qu'elle contient est pareil et
monotone, mais d'où chaque écrivain, comme un sculpteur de Grèce, tire des
statues incomparables. »
Le danger serait d'offrir au monde des statues informes, à peine différentes de
ces blocs de pierre d'où elles sont issues. Quelques souvenirs sont nets, mais la
plupart sont flous, parce que trop loin enfouis dans le passé. Leur clarté n'est
qu'apparente, un halo de mystère les entourant ; pouvoir les interpréter, puis les
traduire n'est possible qu'après une longue école. Tel le statuaire qui choisit
soigneusement son marbre, l'écrivain choisit dans les souvenirs qui lui viennent à
la conscience et s'applique à les déchiffrer. « Il me fallait donc rendre leur sens
aux moindres signes qui m'entouraient. » « Signes », c'est-à-dire guère plus
qu'une indication, et encore une indication à demi voilée. Dans l'univers des
souvenirs, « les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent
lues à rebours et péniblement déchiffrées ». « Sans doute, ce déchiffrage était
difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. » Parfois, heureusement, la
réalité projette dans le présent le souvenir et le rend clair. Ainsi, les pavés mal
équarris de l'hôtel de Guermantes font surgir un souvenir qui est d'abord
imprécis ; puis brusquement tout s'éclaire. Mais il n'en est que rarement ainsi,
car grande est la résistance du souvenir à effleurer à la surface de la
conscience : « Dans ce cas-là comme dans tous les précédents – la cuiller, la
serviette empesée – la sensation commune avait cherché à recréer autour d'elle
le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s'opposait de
toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris, d'une
plage normande ou d'un talus d'une voie de chemin de fer. »
Cette idée de déchiffrage présente à l'écrivain un caractère impérieux. Ce n'est
pas qu'une simple invitation des choses et des souvenirs, c'est aussi un appel,
presque un ordre : « Il fallait tâcher d'interpréter les sensations comme les signes
d'autant de lois et d'idées, en essayant de penser, c'est-à-dire de faire sortir de la
pénombre ce que j'avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or ce
moyen qui me paraissait le seul, qu'était-ce autre chose que faire une œuvre
d'art ? » Et plus loin : « L'œuvre d'art […] préexistant à nous, nous devons, à la
fois parce qu'elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi
de la nature, la découvrir. »
La découverte ne peut se passer qu'en nous, nous l'avons vu, et il faut opérer un
véritable « retour aux profondeurs ». Le narrateur, qui est décidé à s'attacher à la
contemplation de l'essence des choses, s'est aperçu que seule la réflexion sur
nous-mêmes permettait l'œuvre d'art. Et voici qui est définitif : « La seule
manière de les goûter (les impressions) davantage, c'était de tâcher de les
connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c'est-à-dire en moi-
même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. » C'est une illusion
de croire qu'on puisse créer une œuvre en cherchant des matériaux hors de soi.
La réalité n'est pratiquement d'aucun secours, car « j'avais trop expérimenté
l'impossibilité d'atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même ». Les
objets n'ont pas de valeur en eux-mêmes, et Proust conclut : « Mes rencontres
avec M. de Charlus […] ne m'avaient-elles pas permis […] de me convaincre
combien la matière est différente et que tout peut y être mis par la pensée […].
Je m'étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout
dans l'objet, quand tout est dans l'esprit. »
Critique de l'intelligence
Tout en définissant le rôle et les tâches de l'écrivain tels qu'il les entend, Proust
ne cesse de donner un aspect critique à ses réflexions et, dans une certaine
mesure, fonde ses théories artistiques sur celles qu'il condamne. S'il montre ce
que le véritable écrivain doit faire, il met également en lumière les écueils qu'il lui
faut éviter. Il n'est pas inutile de relever les principales critiques de Proust vis-à-
vis des romans de son temps, afin de vérifier s'il a su lui-même s'affranchir des
travers qu'il relève.
« Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé
cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne
s'éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu'une telle vue
cinématographique. » Pourquoi ? Parce qu'elle s'éloigne d'autant plus du vrai
qu'elle prétend se borner à lui ; la simple reproduction de ce que les yeux voient
et de ce que l'intelligence constate ne permet jamais d'atteindre la réalité
profonde contenue et cachée dans l'objet. « Fausseté même de l'art prétendu
réaliste […] qui ne serait pas si mensonger si nous n'avions pris dans la vie
l'habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère
tellement et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité même. »
L'écrivain est dupe de lui-même et écrit une œuvre artificielle parce qu'il ne
s'aperçoit pas qu'il ne peint que l'apparence. Et Proust grossit et exagère sa
thèse pour mieux la faire comprendre : « La littérature qui se contente de décrire
les choses, de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface est,
malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous
appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et de grandeurs, car
elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le
passé, dont les choses gardent l'essence, et l'avenir, où elles nous incitent à le
goûter encore. »
L'important est de réaliser cette communication. Or, une foule de dangers
menacent l'écrivain : les uns le détournent de l'acte d'écrire (Proust donne
comme exemples l'amour-propre, la passion) ; les autres, qui sont peut-être bien
plus graves l'invitent à écrire, mais risquent à tout moment de le faire tomber
dans les excès du réalisme : ce sont l'intelligence et la mémoire volontaire.
Déjà, le Contre Sainte-Beuve commençait par ces mots : « Chaque jour j'attache
moins de prix à l'intelligence. Chaque jour je me rends compte que c'est en
dehors d'elle que l'écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions,
c'est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art. Ce
que l'intelligence nous rend sous le nom de passé n'est pas de lui » (Préface).
L'intelligence, qui substitue une « connaissance conventionnelle » à la vraie
connaissance, est incapable de recréer un monde qui n'est plus ; jamais elle
n'aurait pu aider le narrateur à évoquer Venise, alors que ces simples dalles de
l'hôtel de Guermantes lui rappellent le baptistère de Saint-Marc. Notre
intelligence est limitée ; ses découvertes sont sans profondeur et restent en
marge de la vie ; elles n'apportent qu'une pure satisfaction intellectuelle et rien
de plus. « À côté du passé, essence intime de nous-mêmes, les vérités de
l'intelligence semblent bien peu réelles » (Contre Sainte-Beuve) ; « les vérités
que l'intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine
lumière – et Proust dira et répétera que les grands livres sont les enfants de
l'obscurité et du silence – ont quelque chose de moins profond, de moins
nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une
impression matérielle parce qu'elle est entrée par nos sens, mais dont nous
pouvons dégager l'esprit » (le Temps retrouvé).
Proust ne met pas en doute qu'il y ait des vérités de l'intelligence ; il en dénie
seulement la valeur. L'écrivain doit, autant que possible, les éviter, malgré la
grande tentation d'écrire des œuvres intellectuelles. Proust entend bien ne pas y
succomber et se méfie de la rigueur de ces vérités : « Ces idées formées par
l'intelligence pure n'ont qu'une vérité logique, une vérité possible, leur élection
est arbitraire » (le Temps retrouvé). Or, la vie oppose un démenti constant à la
logique : « Ce que nous n'avons pas eu à éclaircir nous-mêmes, ce qui était clair
avant nous (par exemple des idées logiques), cela n'est pas vraiment nôtre, nous
ne savons pas si c'est réel. C'est du » possible « que nous élisons
arbitrairement » (interview d'E. J. Bois).
La fidèle compagne de l'intelligence est la mémoire volontaire. L'intelligence
guide la mémoire et lui fait commettre ces mêmes erreurs. Solidaires l'une de
l'autre, elles ont les mêmes défauts, et Proust les condamne toutes deux,
puisqu'elles faussent chaque chose : « Extrême différence qu'il y a entre
l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que
nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la
représenter » (le Temps retrouvé). « Pour moi, la mémoire volontaire, qui est
surtout une mémoire de l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que
des faces sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées, dans des
circonstances très différentes, réveillent en nous, malgré nous, le passé, nous
sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler,
et que notre mémoire volontaire peignait, comme ces mauvais peintres, avec des
couleurs sans vérité » (interview E. J. Bois).
Ainsi, les critiques de Proust sont précises. Ni la mémoire volontaire, ni
l'intelligence ne peuvent créer une œuvre sous peine de supprimer ce qui est
pour Proust la vérité en art : la reconnaissance de notre moi et du passé par des
objets présents. Le réalisme qui peint en se fiant à la vision toute faite des yeux
et de la seule intelligence ignore les vérités essentielles.
Procédés techniques
L'œuvre de Proust sera le fruit du miracle et du bonheur. Son point de départ
jaillira de la coïncidence, dans l'esprit de l'écrivain, en un moment unique, d'une
sensation auditive, olfactive ou visuelle et du passé. Chaque fois qu'il y aura
identité entre le présent et le passé, par l'intermédiaire d'un objet matériel, Proust
se sentira soulevé par une sorte de félicité divine qui donnera un élan nouveau à
son œuvre. Cette coïncidence aura pour effet de situer le narrateur hors du
temps : « Cet être extra-temporel n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais
manifesté, qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que
le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir
de me faire retrouver les jours anciens, le Temps perdu, devant quoi les efforts
de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. »
L'analogie miraculeuse des pavés irréguliers et des dalles de Saint-Marc, du bruit
de la cuiller contre une assiette et des coups de marteau contre l'essieu d'un
wagon, de la serviette empesée et de la mer projette le narrateur dans un monde
idéal qui n'est ni le passé ni le présent.
C'est seulement lorsqu'il est libéré des servitudes temporelles que Proust conçoit
qu'il lui est possible d'écrire. Placé dans cette situation qui est à mi-chemin entre
la vie vécue et la vie passée, il constate le bonheur qu'il éprouve et y voit une
invitation à la création romanesque : « Au moment où cette chose, essence
commune de nos impressions, est perçue par nous, nous éprouvons un plaisir
que rien n'égale […] » (Contre Sainte-Beuve). « N'éprouvant cette impression de
beauté que quand à une sensation actuelle, si insignifiante fût-elle, venait se
superposer une sensation semblable, qui renaissant spontanément en moi venait
étendre la première sur plusieurs époques à la fois et remplissait mon âme, où
habituellement les sensations particulières laissaient tant de vide, par une
essence générale […] » (le Temps retrouvé).
La joie du narrateur est déjà la promesse, voire la certitude qu'il peut accomplir
une œuvre. Maintenant que le « déchaînement de la vie spirituelle » est assez
fort en lui, il décide d'écrire À la recherche du temps perdu précisément à partir
d'impressions analogues : « En tout cas, qu'il fût théoriquement utile ou non que
l'œuvre d'art fût constituée de cette façon […] je ne pouvais nier que vraiment en
ce qui me concernait, quand des impressions esthétiques m'étaient venues,
ç'avait toujours été à la suite de sensations de ce genre. » Le narrateur décèle
chez Chateaubriand, Nerval, Baudelaire les mêmes réminiscences, qui sont pour
lui le fondement de l'œuvre d'art ; et l'exemple de ces écrivains, qui tirent le
même parti que lui de ces impressions en les utilisant pour donner naissance à
un phénomène de mémoire, conforte Proust dans l'effort qu'il veut consacrer à
son œuvre.
La mémoire à laquelle Proust fait appel est la mémoire involontaire, puisqu'elle
seule est capable de l'aider à déchiffrer avec vérité le grimoire compliqué de ses
sensations. « Mon œuvre, dit Proust, sera la création de la mémoire
involontaire », et il n'est pas loin de considérer que c'est la forme la plus élevée
de l'art. Il s'étend longuement sur ce point dans l'interview qu'il a donnée à E. J.
Bois : « Voyez-vous ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste
devrait demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément parce
qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la
ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls une griffe d'authenticité. Puis
ils nous rapportent les choses dans un dosage exact de mémoire et d'oubli. Et
enfin, comme ils nous font goûter les sensations dans une circonstance tout
autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous en donnent l'essence extra-
temporelle. »
Mais la grande découverte proustienne est le temps dans le roman. On sait qu'en
ce qui concerne la transcription artistique du temps Proust considérait Flaubert
comme un précurseur et comme l'écrivain qui « le premier a mis le temps en
musique ». Il admirait dans l'Éducation sentimentale un « blanc », un énorme
« blanc » qui indique un changement de temps soudain d'une dizaine d'années.
« Le roman, ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la
psychologie dans le temps. Cette substance indivisible du temps, j'ai tâché de
l'isoler, mais pour cela il fallait que l'expérience pût durer » (interview de E. J.
Bois). Les personnages de l'œuvre seront vus sous des angles différents ; il y
aura une multiplicité de personnages en un seul, suivant les êtres qui le voient.
Pour les mettre en scène, le procédé utilisé par Proust sera de les rendre
perpétuellement mobiles aux yeux d'eux-mêmes comme aux yeux des autres, de
telle sorte qu'on ait le sentiment du temps et de la durée : « […] Comme dans
une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à
notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage
aura pris aux yeux d'un autre, au point qu'il aura été comme des personnages
successifs et différents, donneront – mais par cela seulement – la sensation du
temps écoulé » (interview de E. J. Bois). Les choses elles-mêmes seront peintes
en fonction du temps : « Je tâcherai de rendre continuellement sensible cette
dimension du temps dans une transcription du monde qui serait forcément bien
différente de celle que nous donnent nos sens si mensongers » (le Temps
retrouvé).
L'œuvre se présentera donc « comme un essai d'une suite de romans de
l'inconscient » (interview de E. J. Bois). La relativité du temps proustien, la
mémoire involontaire situeront l'ouvrage dans un monde qui ne sera jamais tout
à fait le passé, ni tout à fait le présent, mais qui participera des deux. Par ailleurs,
quand la mémoire sera impuissante à faire apparaître à la surface de la claire
conscience les souvenirs, quand l'effort pour arracher leur secret aux choses,
pour percer le mystère enclos en chaque objet restera stérile, Proust ne
dédaignera pas l'aide d'une « seconde muse », le rêve, qui suppléera aux
défaillances des autres : « Le rêve était encore un de ces faits de ma vie qui
m'avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du
caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerai pas l'aide dans
la composition de mon œuvre » (le Temps retrouvé). Le rêve et le sommeil
seront bien souvent le support de l'œuvre, à commencer par Du côté de chez
Swann.
Cela ne signifie pas qu'À la recherche du temps perdu puisse être exclusivement
le produit de la mémoire et du rêve, un recueil de souvenirs placés sous le signe
du temps et conçus dans des moments de demi-conscience. Proust entend
gouverner son livre et tient compte de l'acte volontaire de l'art de créer. Il a le
dessein d'user d'un grand moyen technique qui relève du métier de l'écriture tout
autant que les phénomènes qui l'inspirent. Sa passivité de romancier n'est
qu'apparente, et une bonne partie de son œuvre sera le résultat d'une intention
bien définie. Voici le procédé important exposé dans le Temps retrouvé : « La
vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents,
posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qui est le rapport
unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les
anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en
rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence
en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps,
dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de
mots. »
La composition
Proust s'est élevé contre les déductions sommaires des critiques qui pensaient
qu'il écrivait l'histoire de sa vie en se fiant « à d'arbitraires et fortuites
associations d'idées » (lettre à Souday).
En fait, malgré les apparences, rarement une œuvre est aussi solidement
structurée. Tous les thèmes qui seront orchestrés par la suite se trouvent dans
les ouvertures d'À la recherche du temps perdu, pareils aux thèmes de la petite
phrase qui laissent prévoir l'ensemble de la sonate : « Swann écoutait tous les
thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les
prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. » Proust jette
des « pilotis », des pierres d'attente disposés pour supporter le poids de l'édifice
entier. La plupart des personnages qui auront à jouer un rôle sont annoncés dès
Du côté de chez Swann. Les premières pages laissent prévoir le Côté de
Guermantes : « Un jour que ma grand-mère était allée demander un service à
une dame qu'elle avait connue au Sacré-Cœur […], la marquise de Villeparisis,
de la célèbre famille de Bouillon. » Ce sera grâce à Mme de Villeparisis que le
narrateur pourra entrer dans les cercles les plus fermés, grâce à elle encore il
connaîtra Saint-Loup. « Ma grand-mère était revenue de sa visite enthousiasmée
par […] un giletier et sa nièce qui avaient leur boutique dans la cour. » Ce giletier
est Jupien, qui introduira Sodome et Gomorrhe ; sa nièce aimera Morel.
Quelques pages plus loin, le nom de Vinteuil est prononcé. Du côté de
Méséglise, nous assistons à la première apparition de M. de Charlus : « Un
monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux
qui lui sortaient de la tête » ; l'énigmatique dame en rose vue chez oncle Adolphe
est Odette de Crécy. Et voici comment Proust explique la scène de sadisme
entre Mlle de Vinteuil et son amie : « Pour voir combien ma composition est
rigoureuse, je n'ai qu'à me rappeler une critique de vous, mal fondée selon moi,
où vous blâmiez certaines scènes troubles et inutiles de Swann. S'il s'agissait
dans votre esprit d'une scène entre deux jeunes filles (M. Francis Jammes
m'avait ardemment prié de l'ôter de mon livre), elle était, en effet, » inutile « dans
le premier volume. Mais son ressouvenir est le soutien des tomes IV et V (par la
jalousie qu'elle inspire, etc.). En la supprimant, je n'aurais pas changé grand-
chose au premier volume ; j'aurais, en revanche, par la solidarité des parties, fait
tomber deux volumes entiers, dont elle est la pierre angulaire, sur la tête du
lecteur » (lettre à Souday). Rien n'est inutile, tout est préparé, et l'unité est
parfaitement respectée dans ce début de la Recherche.
Le premier chapitre, intitulé Un amour de Swann, a, sans doute, souvent dérouté
les lecteurs, qui ne voyaient pas le rapport qui l'unissait au reste, et, en un sens,
c'est bien le seul morceau que l'on puisse détacher, qui fasse bloc à lui seul.
Mais Un amour de Swann se rattache aussi étroitement à l'ensemble : comme le
remarque le narrateur dans le Temps retrouvé, Swann est le « mince
pédoncule » qui supporte toute sa vie. Swann touche en effet au monde de la
bourgeoisie par son nom, sa situation et à l'aristocratie par ses brillantes
relations : le milieu des Verdurin s'oppose à celui des Guermantes, et Proust
prépare le contraste. Le peintre favori des Verdurin est Biche, que l'on verra paré
de toute sa gloire dans les Jeunes Filles sous le nom d'Elstir. Swann aime
Odette de Crécy, la miss Sacripant d'Elstir. Les deux côtés seront unis bien plus
tard, lorsque la fille de Swann, Gilberte, épousera Saint-Loup et quand
Mme Verdurin deviendra princesse de Guermantes. Le changement social
souligné par Proust dans le Temps retrouvé a pour point de départ Un amour de
Swann. Par ailleurs, l'amour de Swann pour Odette préfigure l'amour du
narrateur pour Albertine et est l'ébauche de Gomorrhe. Le narrateur éprouvera
les mêmes inquiétudes douloureuses au sujet des « amitiés » d'Albertine que
Swann à l'égard d'Odette ; tout comme la petite phrase était devenue l'« air
national » de l'amour de Swann et d'Odette, le narrateur remarquera le
parallélisme qui existe entre la musique de Vinteuil et son amour pour Albertine.
Enfin, le caractère même de Swann rappelle celui du narrateur : Swann remettra
sans cesse la rédaction de son étude sur Vermeer ; le narrateur ajournera
perpétuellement le soin d'écrire une œuvre.
Plus loin, nous retrouvons encore ces préparations de Proust. Le narrateur
découvre que la mystérieuse miss Sacripant est Mme Swann. Rachel, aimée de
Saint-Loup, n'est autre que « Rachel, quand du Seigneur », que le narrateur
avait connue dans une maison de passe. Gilberte signera comme si son nom
était Albertine. (« En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise se
refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historié, appuyé par un i
sans point, avait l'air d'un A, tandis que la dernière syllabe était indéfiniment
prolongée à l'aide d'un paraphe dentelé […]. ») Ces exemples montrent combien
la charpente qui soutient À la recherche du temps perdu est solide ; rien n'est
laissé au hasard. Proust introduit son lecteur dans un labyrinthe de thèmes et de
noms, mais ces thèmes et ces noms, tantôt fugitivement esquissés, tantôt traités
soigneusement, seront repris et développés pour former le fond des livres à
venir.
Il ne se trompait donc pas lorsqu'il affirmait que son œuvre était méticuleusement
composée. Ce qu'il a dit de Ruskin dans sa préface de Sésame et les lys
s'applique à lui-même : « Il se trouve avoir obéi à une sorte de plan secret qui,
dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l'ensemble une sorte d'ordre, et le
fait apercevoir merveilleusement étagé jusqu'à l'apothéose finale. » Qu'on pense,
en effet, à la simplicité toute classique de la composition, à ses parallélismes, à
ses oppositions constantes. D'un côté la bourgeoisie, de l'autre le monde
aristocratique ; en face des réceptions Verdurin, les soirées de Guermantes. À la
sonate de Vinteuil répond, des milliers de pages plus loin, le septuor. François le
Champi, lecture préférée du narrateur enfant, réapparaît dans le Temps retrouvé,
et le tintement de la sonnette qui annonçait l'arrivée de Swann annonce
également à Proust la découverte de sa propre vie.
On songe aux réflexions mêmes du narrateur sur le septuor de Vinteuil. Comme
le septuor, l'œuvre de Proust ressoude « en une armature indivisible des
fragments épars » ; on reconnaît « sous les différences apparentes les
similitudes profondes ». Tous les thèmes ébauchés sont repris et transformés au
sein de cette immense partition : « À plusieurs reprises telle ou telle phrase de la
sonate revenait, mais chaque fois changée sur un rythme, un accompagnement
différents, la même et pourtant autre. » La même et pourtant autre, telle est
l'œuvre de Proust, qui, pareille au septuor dont le narrateur a souligné la
monotonie, développe éternellement les mêmes motifs, puisque « les grands
littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre ».