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BROOKE HASTINGS

Les feux
de l'innocence
Titre original : Innocent Fire
©1980, Brooke Hastings
Originally published by SILHOUETTE BOOKS
a Simon & Schuster division of Gulf
& Western Corporation, New York

Traduction française de : Martine Leconte


© 1982, Éditions J'ai Lu
31, rue de TOurnon, 75006 Paris
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— Papa ! Papa !
Julia Harcourt fit irruption dans le bureau de son père en
brandissant le journal du matin. Les yeux brillant d'excitation,
elle se jeta dans le fauteuil de cuir fauve qui faisait face à
l'imposant bureau d'acajou derrière lequel était assis Richard
Harcourt.
— Papa, devine qui nous allons avoir comme professeur
à l'université cette année ! Ecoute un peu !
Elle déplia le New York Times et commença à lire :
Le recteur de l'université de Weston, M. Hiram Felker,
nous informe que Derek Veblen, l'artiste peintre mondiale-
ment connu, viendra enseigner à Weston durant la prochaine
année universitaire. Cette décision marque la fin d'une longue
période de retraite de la part de l'artiste. Les apparitions en
public de M. Veblen ces dernières années se sont limitées à
quelques interventions à New York, à Londres et auprès du
Congrès .des Etats-Unis, en vue d'obtenir des subventions
pour l'Association d'aide aux artistes.
Derek Veblen, on s'en souvient, a débuté en tant que por-
traitiste. On ne compte plus les hommes politiques, les femmes
célèbres et les têtes couronnées qui ont posé pour lui. Toute-
fois, il semble avoir évolué ces dernières années vers une
autre forme d'expression, et a presque exclusivement consacré
son talent à dénoncer la guerre, le racisme, la misère et l'in-
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justice. A trente-trois ans, ce jeune artiste est déjà considéré
comme l'un des peintres les plus marquants de notre époque.
Le recteur Felker a précisé que M. Veblen dirigerait un
groupe de travaux pratiques, destiné aux étudiants du troi-
sième cycle. Selon son habitude, M. Veblen s'est refusé à toute
déclaration, mais nous savons de source sûre que l'artiste
désire, par son geste, remercier l'université de Weston pour la
bourse qu'elle lui avait accordée alors qu'il n'était qu'un étu-
diant des quartiers pauvres de Boston. De plus, M. Veblen
aurait déclaré à ses amis qu'il espère trouver dans l'ensei-
gnement une nouvelle source d'inspiration. Dans les milieux
artistiques, on ne parle plus que de la décision du célèbre
peintre et l'on attend avec impatience de le voir renaître à la
vie publique après un silence de trois ans.
— Tu te rends compte ! explosa Julia, incapable de ca-
cher plus longtemps son enthousiasme. Avoir la chance de
travailler avec Derek Veblen ! C'est tout simplement in-
croyable !
Richard Harcourt alluma tranquillement sa pipe, tira
quelques bouffées, puis leva la tête et considéra sa fille. Derek
Veblen était sans aucun doute un brillant artiste; toutefois, le
très conservateur M. Harcourt n'appréciait que très modéré-
ment les idées « engagées » que reflétait l'œuvre de Veblen. Il
n'avait aucune envie de voir sa fille subir l'influence d'un tel
homme.
— Je ne voudrais pas jouer les trouble-fête, Julia, dit-il
d'une voix posée, mais il y a à l'université des centaines d'étu-
diants qui ont choisi la peinture comme matière principale,
tout comme toi. La sélection sera sans doute très sévère et M.
Veblen ne prendra que quelques dizaines d'entre eux. Tu peux
très bien ne pas faire partie des heureux élus.
Pas une seconde Julia Harcourt n'avait envisagé une telle
éventualité. C'était d'ailleurs bien naturel, puisqu'elle avait
toujours obtenu tout ce qu'elle voulait dans la vie, à une ex-
ception près. Elle lança à son père un regard plein d'assurance.
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— Je serai sélectionnée. J'ai autant de talent que n'im-
porte quel autre étudiant à Weston. De plus, ajouta-t-elle avec
un petit sourire qui en disait long, tout le monde n'a pas la
chance d'avoir un père aussi généreux vis-à-vis de l'universi-
té...
— Ma petite fille, tu réussiras à la force du poignet, ou
pas du tout, rétorqua Richard Harcourt en s'efforçant de
prendre un ton sévère. Ne compte que sur toi-même. Est-ce
clair ?
— Oui, monsieur Harcourt, répondit sa fille d'une petite
voix faussement candide. Je me sauve, ajouta-t-elle aussitôt.
J'ai un match de tennis dans une demi-heure. Salut, papa !

Julia n'avait que quatorze ans lorsque sa mère était morte.


Ses trois frères aînés, Thomas, Edward et Douglas, avaient
déjà entre vingt-quatre et trente-deux ans à l'époque. Julia, la
petite dernière, avait toujours été gâtée par toute la famille,
mais la mort de Jill Harcourt n'avait fait qu'accentuer cette
tendance. Richard Harcourt couvrait sa fille unique de ca-
deaux somptueux : vêtements luxueux, chevaux, voyages,
bijoux. Pourtant Julia n'était pas vraiment heureuse. Très en-
tourée, très courtisée, elle semblait n'avoir confiance en per-
sonne. La petite fille insouciante et spontanée d'autrefois était
devenue une jeune femme secrète et inaccessible. Elle sem-
blait être enfermée sous une carapace que rien ni personne ne
pouvait percer.
La main reposant légèrement sur la rampe en ébène mas-
sive, Julia descendit le majestueux escalier. Elle traversa le
hall sans même jeter un regard au miroir en pied qui ornait
l'un des murs. Elle était sûre de sa silhouette mince et racée, et
l'époque où elle n'était encore qu'une adolescente gauche, au
visage ingrat, lui semblait bien loin.
Depuis trois ans, toutes les chroniques mondaines van-
taient la beauté de Julia. Des cheveux mi-longs, d'un roux
cuivré, des yeux d'un bleu profond, bordés de longs cils bruns,
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un nez fin et droit, des dents éclatantes et une bouche sen-
suelle formaient un ensemble si parfait que plusieurs marques
de produits de beauté avaient contacté Julia dans l'espoir
qu'elle accepterait de patronner leurs savonnettes, leurs rouges
à lèvres ou leurs crèmes.
Elle était vêtue d'une tenue de, tennis blanche à liseré
marine, qui portait la griffe d'un grand couturier. Même atta-
chés en queue de cheval, ses cheveux étaient splendides. Elle
était belle, resplendissante de santé et de jeunesse, et elle le
savait. Le partenaire qu'elle s'apprêtait à rejoindre avait beau
être un prince du Moyen-Orient, il en fallait bien plus pour
l'impressionner. Julia se dirigea d'un pas tranquille vers le
court de tennis aménagé dans un coin du parc de dix hectares
qui entourait la propriété des Harcourt. Elle remarqua à peine
le ciel d'un bleu intense et la brise légère. Elle avait l'esprit
ailleurs. En fait, elle n'avait cessé de penser à Derek Veblen
depuis qu'elle avait lu le journal. Elle savait pourquoi son père
s'était montré si peu enthousiaste : il n'aimait pas les opinions
politiques de M. Veblen. Julia ne s'intéressait que de très loin
à la situation internationale, mais elle savait bien que Richard
Harcourt était prêt à vendre ses contrats d'assurance aux
quatre coins du monde, pourvu que l'affaire fût rentable. Si les
dissidents d'un pays étaient enfermés dans des prisons ou des
hôpitaux psychiatriques, si la torture y était chose courante, ce
n'était pas son problème. Les affaires restaient les affaires et
c'était la seule chose qui comptait à ses yeux.
Malgré tout, Julia était sûre que son père l'aiderait, si tou-
tefois elle en avait besoin. Il se sentait coupable de n'avoir que
trop peu de temps à lui consacrer et avait toujours essayé de
compenser son absence en lui passant tous ses caprices. Julia
reconnaissait d'ailleurs qu'elle profitait pleinement de la situa-
tion.
Elle songeait déjà aux dessins qu'elle allait soumettre à
Derek Veblen. Le portrait de sa mère, qu'elle avait fait de
mémoire, l'année précédente... Non, c'était une œuvre trop
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personnelle, qui la touchait de trop près. Elle ne le montrerait
pas. Par contre, elle avait commencé une marine qui s'annon-
çait bien. Si elle pouvait retourner passer une semaine au bord
de la mer, dans le Maine, au nord de Boston, elle pourrait sans
doute terminer son tableau et l'inclure dans son dossier. Et
puis, il y avait aussi le château qu'elle avait peint lors de son
dernier voyage en France. Il valait la peine d'être montré à
l'illustre Derek Veblen.
Une voix à peine teintée d'un léger accent interrompit le
cours de sa rêverie.
— Julia ! Vous avez l’air songeuse ! C'est à moi que
vous pensiez, n'est-ce pas ?
— Andy ! Comment allez-vous ?
Elle adressa un sourire charmeur au jeune homme qui lui
faisait face et lui tendit ses deux mains.
Le prince Abrahm se pencha, lui baisa le bout des doigts,
puis l'attira vers lui pour prendre ses lèvres. Elle détourna la
tête au dernier moment, si bien que la bouche du prince ne
rencontra que la joue de Julia.
— Toujours aussi cruelle, Julia ! dit-il en riant. Eh bien,
espérons que quelques échanges sur le court réchaufferont un
peu ce cœur sans pitié !
Julia concentra son attention sur le match et s'y donna
corps et âme. La plupart des jeunes filles auraient sans doute
eu du mal à garder la tête froide avec un prince beau comme
un dieu de l'autre côté du filet ! Mais Julia avait l'habitude de
côtoyer les grands de ce monde : milliardaires, chanteurs,
acteurs à la mode... et tous la laissaient insensible.
Une fois dans sa vie, elle avait donné son cœur... à Mark
Glenndale. Et il l'avait bafouée, blessée. Elle avait adoré sa
mère, mais sa mère avait disparu. Elle avait eu confiance en
son père, et il l'avait exilée à l'autre bout du monde, « pour son
bien », naturellement ! L'adolescente vulnérable qu'elle était
alors n'était pas morte, mais simplement cachée au plus pro-
fond d'elle-même, sous une carapace de fausse indifférence.
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Les journaux et les magazines prêtaient à Julia des liai-
sons tapageuses, qu'elle ne se donnait même pas la peine de
démentir. Elle avait décidé une fois pour toutes de traiter ce
genre de ragots par le mépris. Elle savait que tout le monde
croyait ce que racontaient les journaux, à part sa famille et
quelques amis intimes. Ses chevaliers servants étaient d'ail-
leurs généralement surpris ou furieux lorsqu'ils découvraient
que Julia restait de marbre et que sa réputation était complè-
tement fausse.

Le match de tennis avait été passionnant et Julia s'était


défendue avec acharnement. Mais, plus grand et plus fort
qu'elle, le prince Abrahm avait fini par l'emporter par six jeux
à trois.
— Vous êtes une excellente joueuse, Julia, Je ne m'atten-
dais pas à une victoire aussi difficile !
— Merci, répondit-elle avec un sourire. C'était un vrai
plaisir. Je déteste que les hommes me laissent gagner. Mon
Dieu, déjà midi ? Venez, allons nous changer et déjeuner.
Tandis que l'on conduisait le prince dans l'une des
chambres d'amis, Julia regagna la sienne. Au milieu de la
pièce trônait un magnifique lit à baldaquin, dont le dais en
soie sauvage peinte à la main valait une fortune. Le tapis chi-
nois était lui aussi une merveille. Les commodes en bois de
teck avaient été spécialement réalisées par un ébéniste, d'après
les plans et les dessins de Julia. Il n'y avait nulle trace des
animaux en peluche, photos, souvenirs et autres babioles qui
encombrent habituellement une chambre de jeune fille.
Lorsque Julia redescendit, le prince était déjà sur le patio,
en grande discussion avec Richard Harcourt. Sans, doute son
père essayait-il de lui vendre un contrat d'assurance, se dit
Julia, mais elle se reprocha aussitôt cette pensée peu chari-
table. Après tout, c'était grâce à la compagnie d'assurances
fondée par son grand-père que Julia avait maintenant la
chance d'habiter cette splendide propriété. C'était cette même
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compagnie qui permettait 'à son père de lui offrir ses chevaux
de course, ses leçons de tennis, ses robes de grands couturiers
et ses études dans l'une des universités les plus chères des
Etats-Unis.
Le prince, qui s'était levé en apercevant Julia, lui tendit la
main pour l'aider à prendre place dans l'un des sièges profonds
et moelleux, puis s'assit en face d'elle et déplia ses longues
jambes sous le regard approbateur de Richard Harcourt. Julia
n'ignorait pas ce que son père pensait du jeune homme : il
était prince, riche, puissant et ferait un gendre tout à fait ac-
ceptable. Quant à Julia, qu'elle ait ou non envie de vivre cloî-
trée dans un palais d'Orient était sans importance aux yeux de
son père !
— Alors, Andy, demanda-t-elle de sa voix la plus mon-
daine, restez-vous encore parmi nous cette année ? Vous pré-
parez toujours votre thèse de droit international ?
— Oui, bien sûr. Mais d'après ce que vient de me dire
votre père, vous avez appris la grande nouvelle par le journal
de ce matin. Naturellement, nous connaissons tous l'œuvre de
M. Veblen et en particulier les scènes de tortures de prison-
niers politiques, au Moyen-Orient. C'est un sujet qui semble
l'inspirer. Ses toiles sont d'un réalisme saisissant. Il est toute-
fois regrettable qu'il soit si mal informé. Car je puis vous assu-
rer que rien de tout cela n'existe dans mon pays. Néanmoins, il
faut reconnaître que c'est un peintre très brillant. J'imagine que
vous espérez compter parmi ses futurs disciples ?
— Oui, naturellement, répliqua Julia. La politique n'est
pas mon fort, mais avoir la chance de travailler avec quelqu'un
d'aussi génial, ce doit être extraordinaire ! conclut-elle avec
enthousiasme, oubliant un instant sa réserve habituelle.
Le déjeuner se déroula sans incidents. Richard Harcourt
avait très vite orienté la conversation vers les affaires et Julia
avait écouté d'une oreille distraite. Tandis qu'on leur apportait
la tarte glacée au citron vert et le café, M. Harcourt proposa au
prince de passer l'après-midi à la propriété.
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Andy ne se fit pas prier. L'après-midi se déroula fort
agréablement au soleil, sur le bord de la piscine, tout en dé-
gustant des jus de fruits glacés. D'un commun accord, les deux
jeunes gens avaient décidé d'abandonner les sujets de conver-
sation épineux.
A 4 heures, le prince dut se résigner à partir. Julia ne se
donna même pas la peine de l'accompagner jusqu'à sa voiture.
Elle resta confortablement installée dans son transat et daigna
tout juste lui accorder un petit signe distrait, du bout des
doigts.
« Vraiment, Julia, tu exagères », se dit-elle un peu plus
tard. Oh ! bien sûr, l'après-midi n'avait pas été désagréable. Le
prince était intelligent, beau garçon, spirituel. Mais... il ne
provoquait pas en elle cette petite étincelle magique, ce
trouble indéfinissable, cette réponse instinctive du corps qui
vous font frissonner et tout oublier. Depuis Mark, aucun
homme n'avait su émouvoir Julia.
De retour dans sa chambre, elle décrocha le téléphone.
La voix chaleureuse de sa belle-sœur, Allison, suffit à effacer
ses pensées moroses. Allison était la femme de Tom, le plus
jeune frère de Julia. Lorsque Julia avait rencontré Mark
Glenndale pour la première fois, il avait tout juste vingt-sept
ans. Tom l'avait invité à venir jouer au tennis et, quand Alli-
son les avait rejoints, ils étaient allés chercher Julia pour dis-
puter un match en double mixte. Quant à la suite, Julia préfé-
rait ne pas y penser. A quoi bon se torturer en évoquant le
souvenir de Mark Glenndale, et de son amour déçu... ? Il y
avait pourtant une chose qu'elle n'oublierait jamais : de tous
les membres de sa famille, sa jeune belle-sœur avait été la
seule à oser affronter Richard Harcourt. Allison, à peine âgée
de vingt-deux ans à l'époque, n'avait pas hésité à critiquer le
manque de tact de son beau-père; elle avait passé des heures à
parler avec Julia, pour l'aider à surmonter son désespoir. De-
puis, toutes deux étaient les meilleures amies du monde, en
dépit des cinq années qui les séparaient.
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Julia imagina le visage souriant d'Allison, ses yeux rieurs
tandis qu'elle lui annonçait son intention de venir passer
quelques jours dans le Maine. Sa belle-sœur accueillit la nou-
velle avec enthousiasme et Julia promit de la rappeler dès que
ses projets seraient plus précis.
Elle mettrait son père au courant un peu plus tard. Ce
soir-là, il devait dîner avec Maggie Rasmussen. Mme Ras-
mussen était une veuve de cinquante et un ans, riche et encore
très attirante avec laquelle M. Harcourt sortait depuis près
d'un an. Douglas, le frère aîné de Julia, prétendait avec un
certain cynisme que, si Richard Harcourt et Maggie Rasmus-
sen se décidaient à passer devant monsieur le Maire, ce serait
non pas un mariage mais une fusion de capitaux ! Douglas
avait comme son père la passion des affaires, et la perspective
d'avoir Maggie Rasmussen pour belle-mère était loin de lui
déplaire : la fortune de la veuve accroîtrait d'autant le patri-
moine familial. Quant à Julia, elle était bien décidée à déserter
la maison si Maggie devait devenir la maîtresse des lieux. Non
pas que Maggie se fût montrée particulièrement désagréable à
son égard : elle semblait tout simplement considérer la fille de
Richard Harcourt comme un accessoire encombrant, mais
dont il fallait bien tolérer la présence, bon gré mal gré.

A peine descendue du petit avion privé de son père, Julia


se sentit tout à coup merveilleusement détendue. Allison lui
sauta au cou avant de se tourner vers son beau-père qu'elle
gratifia d'un baiser distrait. Tom, qui était arrivé sur ces entre-
faites, étreignit sa sœur avec autant d'enthousiasme que l'avait
fait AIlison. Par contre, la poignée de main qu'il donna à son
père fut nettement plus réservée.
Lorsque Tom était revenu à la maison pour les vacances
de Noël, l'année de ses dix-neuf ans, et qu'il avait annoncé son
intention d'abandonner l'économie pour étudier la chimie, la
nouvelle avait fait l'effet d'une bombe. Tom avait tenu bon et
passé son doctorat de biochimie. Il s'était ensuite lancé dans la
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recherche, et lorsque ses travaux sur le cancer lui avaient fina-
lement valu un poste important au sein du prestigieux labora-
toire Jackson, même Richard Harcourt avait dû faire amende
honorable. Malgré tout, un fossé s'était creusé entre le père et
le fils, et rien n'avait pu tout à fait le combler par la suite.
Pour Julia, la maison de Tom et Allison représentait un
refuge. Ils vivaient depuis trois ans à Bar Harbor, sur l'île de
Mount Desert, à environ trois cents kilomètres au nord de
Boston. Lorsque Julia avait envie d'échapper à la grande ville,
lorsque le travail à l'université et les réceptions mondaines
devenaient insupportables, elle allait passer un week-end chez
son frère et sa belle-sœur. Là, elle pouvait enfin laisser tomber
la cuirasse dont elle se protégeait habituellement et redevenir
la jeune fille d'autrefois.
Ils prirent congé de Richard Harcourt qui rentrait immé-
diatement à Boston pour un rendez-vous d'affaires et,
quelques minutes plus tard, Tom arrêtait la voiture devant la
petite maison entourée de verdure. Tout en montant la valise
de sa sœur dans la chambre d'amis, il lui fit remarquer d'un ton
joyeux :
— Tu as intérêt à bien profiter de tes appartements privés
pendant qu'il est encore temps ? La prochaine fois que tu
viendras, tu seras sans doute reléguée sur le divan du salon !
Allison confirma avec un sourire heureux :
— C'est pour la fin décembre. Et tu es la première à con-
naître la bonne nouvelle !
La semaine qui suivit fut merveilleuse. Julia passait des
heures à peindre sur la plage. Le temps était idéal, avec un ciel
sans nuages et une petite brise qui soufflait de l'Atlantique. Le
tableau de Julia représentait une plage presque déserte. Un
rocher aux formes tourmentées occupait tout le coin gauche.
Les vagues se brisant contre le roc et venant mourir sur la
plage couvraient le reste de la toile; à l'arrière-plan, un petit
groupe d'enfants construisant un château de sable apportait
une note de vie.
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Julia peignait tous les jours jusqu'à midi, puis déjeunait
d'un sandwich et prenait un bain. Allison venait ensuite la
rejoindre et elles bavardaient et nageaient avant de rentrer à la
maison. Tom et Allison étaient très discrets et n'interrogeaient
jamais Julia sur sa vie privée. Le soir, ils discutaient de la
famille, de Derek Veblen, des travaux de recherche de Tom,
de la future naissance du bébé. Julia se sentait détendue et
heureuse. Son tableau commençait à prendre tournure et elle
se félicitait d'avoir eu l'idée de venir passer cette semaine dans
son refuge favori, loin des réceptions, des princes de la fi-
nance et des journalistes médisants.

Le jeudi soir, Tom dut retourner au laboratoire pour une


réunion de travail; Allison et Julia décidèrent d'en profiter
pour aller dîner à Bar Harbor. Toutes les deux adoraient le
homard, spécialité des restaurants de l'île.
Quatre jours s'étaient écoulés depuis l'arrivée de Julia :
elle était transformée. Dans ce climat de confiance réciproque,
elle se sentait en sécurité et pouvait enfin échapper à son per-
sonnage d'héritière hautaine et sûre d'elle-même. Avec Alli-
son, elle avait envie de s'épancher. Pourtant, au moment
d'aborder la question qui la préoccupait, elle ne savait trop par
où commencer.
— Allie, dit-elle enfin, sais-tu avec qui j'ai passé l'après-
raidi, samedi dernier ?... Avec un prince arabe.
— Ah... Est-ce qu'il te plaît ? demanda négligemment Al-
lison.
— Pas particulièrement. .Et c'est bien ça le problème. Il
est beau, intelligent, très fin, très diplomate. Je devrais être
éperdument amoureuse de lui ! Et pourtant, rien. Je n'éprouve
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strictement rien. Ni pour lui, ni pour qui que ce soit d'autre,
d'ailleurs. Dis-moi, tu crois que je suis normale ?
— Je ne suis pas psychiatre, répondit prudemment Alli-
son. Mais si ça te fait du bien de te confier...
— Oui. Rentrons à la maison, veux-tu ? J'ai besoin de
parler un peu.
Vingt minutes plus tard, elles étaient toutes deux confor-
tablement installées sur le canapé du salon. Allison avait mis
un disque de musique classique sur la chaîne stéréo; la lampe
les enveloppait d'une lumière douce et tamisée et deux verres
de porto étaient posés sur la table basse.
Julia but une gorgée pour se donner du courage, puis elle
se décida :
— Je ne ressens jamais rien, Allie. Quand un homme me
touche, ça ne me fait strictement rien, ou bien ça me répugne.
— Parle-moi de ton voyage en Europe avec ton père, dit
Allison d'une voix très douce. Je sais que tu n'as jamais voulu
l'évoquer, mais maintenant il est temps. Que s'est-il passé ?
Julia se pelotonna au creux des coussins et défit la bar-
rette qui retenait ses cheveux.
— J'étais livrée à moi-même les trois quarts du temps.
J'allais dans les musées et j'y passais des heures, à étudier les
grands maîtres. C'est drôle, d'ailleurs, quand j'y pense il aura
fallu que je visite tous les musées européens pour m'intéresser
à ceux de New York !
— Ton père t'emmenait à des cocktails, des réceptions ?
— Oh, bien sûr ! Sans arrêt ! A des présentations de
mode, chez les grands couturiers également. Il m'a acheté des
montagnes de robes, de tailleurs. J'avais beau savoir qu'il te-
nait uniquement à ce que je lui fasse honneur, cela me faisait
tout de même très plaisir. Tu ne me connaissais pas très bien à
cette époque, Allie. Au début, j'étais très mal à l'aise. J'avais la
figure couverte d'acné et la silhouette aussi plate qu'une
planche à pain. Pourtant, tous les garçons que papa me présen-
tait me faisaient la cour. C'est alors que j'ai commencé à com-
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prendre qu'à travers moi, ils voyaient les dollars de papa. Et
puis il y a eu cette incroyable transformation... Je n'arrive pas
encore à comprendre comment j'ai pu changer à ce point, et en
si peu de temps.
Allison hocha la tête.
— Oui, je me souviens. Tu étais revenue avec ton père
passer quelques semaines à New York avant de repartir pour
Londres. Nous sommes allés dîner tous ensemble avant votre
départ. Je revois encore la tête de Tom lorsqu'il t'a aperçue. Le
vilain petit canard s'était transformé en un superbe cygne !
Mais il avait toujours dit que tu deviendrais une belle jeune
fille. Tu étais d'ailleurs très jolie étant enfant, paraît-il.
— Oui, fit Julia avec un petit rire pleine d'amertume. Une
très jolie petite fille, mais une adolescente au physique « in-
grat », comme on dit, et qui ne voyait pas plus loin que le bout
de son nez. Comment ai-je pu être assez bête pour croire à
l'époque que Mark Glenndale était amoureux de moi !

Julia se força à évoquer les quelques mois de bonheur


qu'elle avait connus avec Mark. Mark était un ancien cama-
rade d'université de Tom. Il enseignait dans un collège voisin.
Pour Julia, qui avait à peine dix-sept ans, il incarnait l'homme
idéal : il était séduisant, intelligent et tellement plus intéres-
sant que les garçons de son âge.
Ils étaient sortis ensemble, parfois trois à quatre soirs
dans la même semaine. Richard Harcourt était bien trop pris
par ses affaires pour remarquer les escapades de sa fille. Julia
s'éclipsait discrètement. Sans trop savoir pourquoi, elle pres-
sentait que son père aurait désapprouvé sa conduite.
Elle était littéralement subjuguée par Mark. Un seul de
ses regards la faisait fondre comme neige au soleil. N'ayant
aucune expérience des hommes, elle fut bientôt convaincue
qu'il s'agissait du grand amour et que Mark était l'homme de
sa vie.
Lorsqu'il la demanda en mariage, un beau soir de juin,
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elle accepta sans hésiter. Sachant qu'il n'y avait personne à la
maison, elle l'invita à entrer quelques minutes. Ils s'étaient
installés dans le salon mais Mark lui avait alors murmuré à
l'oreille qu'il n'y avait plus aucune raison d'attendre... Julia
était naïve, mais pas au point de ne pas comprendre ce qu'il
voulait dire. Le cœur battant, elle l'avait emmené dans sa
chambre. Après tout, Mark avait raison, puisqu'ils allaient
bientôt se marier...
Après quelques baisers préliminaires, il avait déboutonné
le chemisier de Julia, puis dégrafé son soutien-gorge. Bientôt,
sa propre chemise était venue rejoindre les vêtements de Julia
éparpillés sur le tapis. Ils étaient enlacés sur le lit, à demi nus,
la lumière éteinte, lorsque Richard Harcourt avait fait irrup-
tion dans la pièce.
Pendant quelques secondes, Julia était restée pétrifiée. La
lumière du corridor éclairait le visage de son père et elle crut
qu'il allait avoir une attaque. Elle se ressaisit vivement, ramas-
sa son chemisier et tenta maladroitement de se couvrir.
— Papa, Mark m'a demandé de l'épouser, balbutia-t-elle.
Richard Harcourt ne répondit pas. Il tira Mark Glenndale
hors du lit et lui ordonna de le suivre dans son bureau. Sur le
pas de la porte, il se retourna vers Julia.
— Viens aussi, dit-il. Je veux que tu entendes ce que j'ai
à lui dire.
Elle obéit en tremblant. Lorsqu'ils furent tous tes trois as-
sis dans le bureau, Richard Harcourt considéra Mark Glenn-
dale d'un œil froid.
— Ainsi, vous voulez épouser ma fille ?
— Je l'aime et je sais que je peux la rendre heureuse.
J'espère que vous nous donnerez votre bénédiction.
— Mais bien sûr, répondit le père de Julia. C'est d'ail-
leurs la seule chose que je compte vous donner, à vous comme
à elle. Je ne voudrais surtout pas que vous vous mépreniez : Si
elle vous épouse, elle n'aura pas, un centime, ni vous non plus,
par la même occasion !
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Richard Harcourt alluma sa pipe et tira quelques bouffées
en silence, comme pour laisser aux deux jeunes gens le temps
de bien comprendre le sens de sa dernière remarque. Puis il
poursuivit :
— Mais je m'aperçois, Glenndale, que vous avez dû in-
vestir deux mois de votre précieux temps pour les beaux yeux
de ma fille. Je pense que vous avez droit à une petite indemni-
sation.
Horrifiée, Julia vit son père sortir un carnet de chèques.
Mark ne réagissait pas. Pourquoi ne criait-il pas à son père
d'aller au diable ? Pourquoi ne jurait-il pas qu'il l'aimait et
qu'il l'épouserait même si son père la déshéritait ?
Richard Harcourt signa un chèque et leva la tête.
— Dix mille dollars, Julia. Penses-tu valoir ce prix-là ?
Puis il tendit le chèque à Mark Glenndale qui le prit sans
un mot, tourna les talons et disparut sans même jeter un regard
à Julia. Quant à Julia Elisabeth Harcourt, elle sortit du bureau
de son père, raide comme la justice, les lèvres pincées, avant
d'aller s'effondrer en sanglotant sur son lit.
L'année universitaire venait tout juste de se terminer, et
Tom et. Allison étaient attendus le soir même. Ils devaient
passer quelques semaines de vacances à New York. Allison
rejoignit Julia dans sa chambre et, à force de patience et de
douceur, réussit à lui faire avouer toute l'histoire. Allison con-
sola Julia de son mieux, puis alla trouver son beau-père dans
son bureau.
Personne n'avait encore osé parler à Richard Harcourt sur
ce ton. Allison ne mâcha pas ses mots et l'accusa de cruauté
mentale. Il n'avait pas de cœur, il était sans pitié. Il aurait pu
aborder le problème de cent mille autres manières. Mais bien
entendu, il avait choisi celle qui devait à coup sûr humilier et
traumatiser sa fille, encore si jeune et vulnérable. Richard
Harcourt tenta de l'interrompre, mais elle ne lui en laissa pas
le temps et décréta que Julia repartirait avec eux à Boston.
Julia ne demandait pas mieux : l'idée de rester dans cette mai-
19
son avec son père et le souvenir de Mark lui étaient insuppor-
tables.
Durant les dix jours qui suivirent, Allison réussit à con-
vaincre Julia que Mark n'était qu'un triste opportuniste et qu'il
valait mieux qu'elle s'en soit aperçue à temps. Allison avait
raison, bien entendu, mais cette première grande désillusion
laissa dans le cœur de Julia une marque indélébile. Elle avait
l'impression qu'elle ne serait plus jamais capable d'aimer.
Lorsque son père vint la chercher, Julia refusa tout
d'abord de lui parler. Mais ses regrets semblaient si sincères
qu'elle finit par l'écouter. Il la supplia d'interrompre ses études
pendant un an pour l’accompagner en Europe. Il cherchait
visiblement à se faire pardonner. Sa seule excuse était qu'il
aimait sa fille et qu'il avait agi sous le coup de la colère. A
peine une semaine plus tard, Julia se retrouva donc à Paris.
Elle n'avait même pas pu assister à la fête de fin d'année de
son lycée, ni à la cérémonie de remise des diplômes.

Allison avait écouté Julia sans l'interrompre et n'avait pas


non plus cherché à briser le silence qui s'était installé. La
jeune fille était plongée dans ses souvenirs, et il ne fallait
surtout pas la brusquer. Enfin Julia sembla sortir de sa rêverie
et poursuivit à voix haute :
— Et puis papa et moi sommes repartis pour Londres et
de nouveau j'ai fait la tournée des musées et des réceptions.
Nous menions à peu de choses près la même vie qu'à Paris,
avec une différence toutefois, ajouta-t-elle d'un ton cynique
les jeunes gens que me présentait papa voyaient en moi
quelque chose de plus qu'une riche héritière. Je me regardais
dans la glace et je n'arrivais pas à en croire mes yeux ! Au
début, j'ai été flattée par les hommages et les compliments que
je recevais. Et puis j'ai fini par comprendre que c'était encore
l'argent de mon père qui les attirait avant tout. Le fait que je
sois devenue jolie ne faisait qu'ajouter un peu de piment à la
sauce, voilà tout.
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— Et c'est alors que tu as commencé à changer, n'est-ce
pas ? conclut Allison. Tu t'es forgé une carapace et elle est
devenue de plus en plus épaisse. Maintenant tu es prise à ton
propre jeu. Tu cours les réceptions, tu fréquentes des snobs...
et il n'y a plus rien de vrai ni de sincère dans tes rapports avec
les gens.
— Oui. Et les hommes que je rencontre ont tous lu les
horreurs que les journaux publient sur mon compte. Ils ne
voient en moi qu'une conquête supplémentaire à ajouter à leur
palmarès. Apparemment, l'idée de coucher avec une fille qu'ils
croient avoir été la maîtresse de quantité de personnalités en
vue les excite. Parfois, il m'arrive même de ne pas les détrom-
per tout de suite, simplement pour les tenir en haleine et les
observer. En fait, je crois que je suis une vraie petite garce.
— Mais non, la rassura Allison. Lorsque tu es avec nous,
tu redeviens la fille droite et spontanée que tu étais à dix-sept
ans. Mais on t'a fait du mal et tu te défends, voilà tout. Un de
ces jours, tu rencontreras quelqu'un en qui tu pourras avoir
confiance. Pour l'instant, tu restes de marbre parce que tu as
peur de souffrir. Mais laisse-toi guider par ton instinct. Tu
verras, lorsque tu rencontreras un garçon digne de toi, tu sau-
ras le reconnaître.
— Peut-être... mais le mariage n'est pas tout dans la vie !
— Ce n'est pas parce que tu as eu une expérience mal-
heureuse qu'il faut pour autant renoncer à l'amour, insista
Allison. Tu n'étais qu'une gamine lorsque tu t'es crue amou-
reuse de Mark, et...
— Je sais. J'étais amoureuse d'un homme qui n'existait
pas, n'est-ce pas ? Je l'avais inventé, en quelque sorte.
— Petite sœur, je suis persuadée que tu sauras très bien
t'en tirer. Tu te connais mieux que tu ne veux bien l'admettre.
Plus tard, lorsqu'elle fut seule dans sa chambre, Julia
songea avec une pointe de jalousie au mariage réussi de Tom
et Allison. Tom adorait sa femme et Allison le lui rendait au
centuple. Au fond de son cœur, Julia avait peur. Peur de n'être
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jamais capable de faire si totalement confiance à quelqu'un, de
se donner, d'aimer de tout son être.

Au bout d'une semaine, le tableau de Julia fut terminé et


elle reprit l'avion pour New York. A son arrivée, elle trouva
dans son courrier une grande enveloppe qui portait le cachet
de l'université. Elle l'ouvrit d'une main tremblante et lut :
A l'attention des étudiants de la section Beaux-Arts. Cette
année, notre université aura l'honneur de compter parmi ses
professeurs M. Derek Veblen, qui assurera un cours magistral
sur l'Art du XXe siècle. Ce cours est destiné en priorité aux
étudiants de troisième et quatrième année.
D'autre part, M. Veblen a également accepté d'organiser
un groupe de travaux dirigés, qui comprendra une dizaine
d'étudiants choisis parmi les meilleurs de la promotion. M.
Veblen n'étant pas en mesure d'interviewer personnellement
chacun des étudiants concernés, le Comité des Beaux-Arts a
procédé à une présélection. Ceux d'entre vous que le Comité a
désignés pourront soumettre leurs travaux au Pr Veblen. Les
dossiers présentés devront comprendre cinq œuvres au maxi-
mum. Vous trouverez ci-joint votre carte de présélection indi-
quant la date et l'heure de votre convocation...
Julia examina la carte jaune qui était jointe à la lettre :
mercredi 6 septembre, .9 h 15. Elle était ravie d'avoir un pré-
texte pour retrouver son petit appartement à Weston et son
indépendance. En fait, elle serait même partie immédiatement
s'il n'y avait eu la réception que donnait son père, tous les ans
à la même époque, pour ses associés et ses relations d'affaires.
Elle avait lieu le dimanche suivant et Julia devait y jouer les
jeunes filles de la maison.
La réception fut un succès, comme chaque année. Dès le
début de la soirée, Julia avait remarqué avec quels égards son
père traitait Maggie Rasmussen. Elle ne fut donc pas surprise
lorsqu'il la prit à part pour lui dire que Maggie et lui avaient
décidé de profiter de l'occasion pour annoncer leur prochain
22
mariage. Elle félicita son père, puis alla présenter ses vœux de
bonheur à sa futur belle-mère, qui la gratifia d'un baiser dis-
trait et de quelques mots polis.

Julia partit pour Boston le mardi matin. Quelques heures


plus tard, elle était chez elle et défaisait ses valises. Son appar-
tement était situé à deux pas de l'université et cette année, elle
avait décidé de le partager avec une amie. Elles s'étaient con-
nues deux ans plus tôt et avaient tout de suite sympathisé.
Etudiante en médecine, Melinda Ashley était une jeune fille
toujours souriante, mais discrète. Julia était sûre qu'elles s'en-
tendraient bien.
Lorsque Julia eut fini de ranger livres et vêtements, lors-
qu'elle eut fait des provisions et rempli le réfrigérateur, elle
commença à sentir la fatigue du voyage et décida de se cou-
cher. Elle voulait être en forme pour l'interview du lendemain.
Julia Elisabeth Harcourt ne se laissait pas facilement im-
pressionner, et il fallait vraiment des circonstances exception-
nelles pour lui faire perdre sa belle assurance. Pourtant, lors-
qu'elle se retrouva devant la porte du bureau de Derek Veblen,
elle n'en menait pas large. Elle jeta un coup d'oeil à sa montre
9 h 08. Elle avait sept minutes d'avance. Pour la énième fois
depuis la veille, elle sortit de son carton à dessin les quatre
tableaux qu'elle avait décidé de présenter à Derek Veblen. Il y
avait la marine qu'elle avait terminée chez Tom et Allison, le
château français, une aquarelle représentant le jardin de sa
mère et un portrait d'enfant. Elle les rangea soigneusement
une fois de plus et se mit à faire les cent pas dans le hall. «
Allons, ressaisis-toi, se dit-elle. Derek Veblen n'est tout de
même pas le bon Dieu ! Depuis trois ans, tu n'as reçu que des
félicitations de tes professeurs. Alors du calme ! » Elle releva
la tête, respira à fond et retrouva son sang-froid. Elle était
bronzée, bien coiffée et la coupe impeccable de son ensemble
sport mettait sa silhouette en valeur. Elle était belle et se sen-
tait bien dans sa peau. Derek Veblen n'avait qu’à bien se te-
23
nir ! Même l'air effondré du jeune homme qui sortit du bureau
à 9 h 13 ne réussit pas à ébranler son optimisme.
Une minute plus tard, la porte s'ouvrit de nouveau et la
tête de Veblen apparut dans l'entrebâillement.
— Alors, qu'est-ce que vous attendez ! Vous croyez que
je n'ai que ça à faire ?
Julia ramassa son carton à dessin et pénétra dans la pièce
d'un pas assuré.
Comme les bureaux de tous les autres professeurs, celui
de Derek Veblen était exigu. La table de travail disparaissait
sous des montagnes de revues et de papiers. Le mur du fond
était tapissé d'étagères qui croulaient sous le poids des livres
et des boîtes de diapositives empilés pêle-mêle. Face au bu-
reau, la chaise destinée aux visiteurs était occupée par un pro-
jecteur. Julia tendit la main à Derek Veblen et lui adressa son
sourire le plus charmeur.
— Bonjour, monsieur. Je suis Julia Harcourt.
Derek Veblen la regarda comme s'il pensait avoir affaire
à une débile mentale et ignora ostensiblement la main qu'elle
lui tendait.
— Montrez-moi ce que vous avez apporté, ordonna-t-il
d'un ton brusque.
« Mon Dieu qu'il est déplaisant ! songea Julia. C'est sans
doute cela qu'on appelle un tempérament d'artiste ! » Elle lui
tendit ses toiles sans un mot. Il leur accorda cinq secondes
d'examen à chacune, ce qui donna à Julia l'occasion de con-
templer le « Maître » pendant au moins vingt secondes !
Il portait un jean étroit et une chemise bleu clair dont il
avait roulé les manches jusqu'aux coudes. Ses cheveux de jais,
ses yeux très noirs et son teint mat lui donnaient un air va-
guement inquiétant. « La plupart des femmes doivent le trou-
ver irrésistible », se dit Julia. Quant à elle, elle devait bien
admettre qu'il était très beau, mais il la laissait parfaitement
froide.
Elle songea à la biographie de Derek Veblen qu'elle avait
24
étudiée en troisième année de licence. Walter Veblen, le père
de Derek, était allemand. C'était un journaliste engagé et ses
critiques du régime nazi l'avaient obligé à fuir l'Allemagne
vers la fin des années 30. Il avait émigré aux Etats-Unis, où il
avait épousé une jeune Italienne. Derek tenait de sa mère ses
yeux et ses cheveux noirs et son père lui avait légué sa haute
taille et son élégance naturelle.
Walter Veblen avait été tué durant la guerre de Corée et
sa jeune veuve avait élevé seule leurs deux enfants : Derek et
sa sœur aînée, Ramona. Les travaux de couture et les mé-
nages, à raison de dix à douze heures par jour, lui rapportaient
à peine de quoi survivre. De cette enfance difficile, Derek
avait gardé un sens aigu de l'injustice sociale, qui se reflétait
dans sa peinture.
Derek Veblen releva la tête et jeta un regard dédaigneux
à Julia.
— C'est tout, mademoiselle. Vous pouvez disposer, an-
nonça-t-il d'un ton sans réplique.
Le cœur de Julia se mit à battre la chamade, mais elle
réussit à prendre un air détaché pour demander :
— Quand saurai-je...
Derek ne la laissa pas terminer sa phrase.
— Vous n'avez pas les qualités que je recherche.
Il lui tourna le dos et se mit à classer des papiers. Julia fit
un effort pour maîtriser sa colère et sa déception.
— Si vous me disiez ce que vous recherchez, je pourrais
peut-être vous montrer d'autres toiles qui correspondent mieux
à vos critères.
Il se retourna et la considéra d'un œil étonné. Julia soutint
son regard et insista :
— Monsieur Veblen, je ferais n'importe quoi pour être
admise dans votre groupe de travaux dirigés...
Derek Veblen l'interrompit, un sourire sarcastique aux
lèvres.
— Si je comprends bien, mademoiselle, vous m'offrez
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vos faveurs en échange de mes cours ?
Désarçonnée, Julia chercha désespérément une réplique,
mais il la devança.
— Et si je vous prenais au mot ? Mais dites-moi, com-
ment classez-vous vos amants ? Par ordre d'entrée en scène,
ou bien leur donnez-vous des notes de 1 à 10 ? A votre avis,
quelle note obtiendrais-je ?
Julia le toisa d'un air méprisant. Elle aussi savait jouer à
ce petit jeu.
— A votre avis, monsieur, quelle note méritez-vous ?
— Je n'ai malheureusement pas le temps de procéder à
une démonstration, mademoiselle. C'est le genre de choses
que je n'ai pas l'habitude de faire à la sauvette et je m'en vou-
drais de ne pas me montrer à la hauteur de vos éminents par-
tenaires.
Il se dirigea vers la porte. A court de repartie, Julia ra-
massa son carton en silence. Finalement, elle se força à de-
mander d'une voix impersonnelle :
— Puis-je savoir ce que vous reprochez à mes toiles,
monsieur ?
Elle crut un instant qu'il ne daignerait même pas lui ré-
pondre. Il la regarda froidement et finit par déclarer :
— Vous êtes une gosse de riches à qui la vie n'a jamais
rien refusé. Vos tableaux sont comme vous : très jolis, très
bien faits et aussi froids qu'un bloc de marbre. Aucune pas-
sion, aucun engagement personnel. Un ravissant vernis sur un
cœur de pierre.

De retour chez elle, Julia essaya en vain de chasser de


son esprit la conversation qu'elle venait d'avoir avec Derek
26
Veblen. En moins de cinq minutes, il avait mis le doigt sur ce
qui la rongeait et qu'elle n'osait pas s'avouer : « Un ravissant
vernis sur un cœur de pierre... » Etait-elle vraiment ainsi ?
Non ! Elle ne pouvait accepter ce jugement sans appel de
la part de quelqu'un qui ne la connaissait même pas. En fait,
Derek Veblen était tout simplement jaloux de la fortune et de
l'influence de Richard Harcourt, et il rejetait sa rancœur sur
Julia. Sous prétexte d'avoir mangé de la vache enragée à ses
débuts, il estimait sans doute que la misère était indispensable
au talent. Comme chacun sait, l'artiste doit souffrir pour
créer ! Julia aurait pu lui montrer n'importe laquelle de ses
toiles, il avait un préjugé défavorable à son égard et aurait, de
toute façon; refusé de l'admettre dans son groupe de travaux
dirigés...
Eh bien, il ne s'en tirerait pas si facilement ! Tout au long
de la journée, elle rumina sa colère et finit par se convaincre
qu'elle avait été victime d'une injustice scandaleuse. Elle appe-
la son père dans la soirée et lui fit part de la conversation
qu'elle avait eue avec Derek Veblen. Elle savait que Richard
Harcourt ne supportait pas que l'on mît en doute la vertu de sa
fille. Elle l'avait souvent vu se mettre dans des colères folles à
la lecture d'un journal ou d'un magazine qui associait le nom
de Julia Harcourt à quelque chanteur de rock à la moralité
douteuse ou à un politicien marié et père de famille. Il fallait
généralement tout le pouvoir de persuasion de Julia pour cal-
mer son père et le convaincre qu'un procès en diffamation
ferait le régal des journalistes et donnerait encore plus de pu-
blicité à l'affaire. Julia était parfaitement consciente de ce
qu'elle faisait en téléphonant à son père : lui répéter les propos
sarcastiques de Derek Veblen, c'était agiter un chiffon rouge
devant un taureau furieux. Personne ne pouvait se permettre
de traiter ainsi sa fille sans le regretter amèrement par la
suite !
— Je me charge de cette affaire, annonça-t-il à Julia.
Sûre qu'il tiendrait parole, elle attendit donc tranquille-
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ment son arrivée à Weston. Elle ne fut pas déçue : il l'appela
le vendredi à 7 heures du matin et lui demanda de venir le
rejoindre à 11 heures dans le bureau de Hiram Felker, le rec-
teur de l'université.
Julia apporta un soin tout particulier à sa toilette. Elle se
maquilla très discrètement et choisit une robe bain de soleil
blanche et verte qui faisait ressortir son bronzage. Des san-
dales légères affinaient encore ses longues jambes fuselées.
Lorsqu'elle pénétra dans le vaste bureau du recteur, Hi-
ram Felker, Derek Veblen et Richard Harcourt étaient déjà là.
Elle serra la main du recteur et embrassa son père avant de
s'asseoir à côté de lui. Derek Veblen, quant à lui, n'avait pas
pris la peine de se lever pour la saluer. Elle le gratifia d'un
petit signe de tête aussi impersonnel que possible. Il avait l'air
furieux.
Richard Harcourt prit la parole et alla droit au but.
— Bien. Comme vous le savez, Hiram, j'avais l'intention
de faire une donation à l'université lorsque Julia obtiendrait
son diplôme. Mais tout compte fait, à quoi bon attendre jan-
vier ? (Il se tourna vers Derek Veblen.) Il paraît que vous vous
intéressez aux jeunes artistes issus de classes sociales... euh...
défavorisées. Vous souhaitez, m'a-t-on dit, leur donner une
chance de faire leur études à Weston, en souvenir de la bourse
dont vous avez vous-même bénéficié lorsque vous étiez étu-
diant. Je me propose donc de financer les études d'une dizaine
de jeunes gens sans ressources. Naturellement, j'aimerais que
vous choisissiez vous-même ces étudiants.
— Naturellement, répéta Derek Veblen d'un ton acerbe.
Hiram, ajouta-t-il en se tournant vers le recteur, suis-je vrai-
ment obligé d'assister à cette farce grotesque ?
Hiram Felker lui sourit avec diplomatie.
— Voyons, Derek, il s'agit d'une somme considérable.
Votre temps est précieux, je le sais, mais vous nous accorde-
rez bien, quelques minutes ?
— Je peux vous accorder le reste de ma vie, cela n'y
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changera rien ! Je ne suis .pas à vendre.
Derek s'était tourné vers Julia pour lancer sa dernière re-
marque, et elle se sentit rougir jusqu'aux oreilles.
— Monsieur Veblen, je crois qu'il y a un malentendu
entre nous, intervint Richard Harcourt.
Julia connaissait suffisamment son père pour détecter la
lueur de respect qui s'était allumée dans ses yeux.
— Il n'est nullement dans mes intentions de vous deman-
der d'admettre Julia à votre cours si vous estimez qu'elle n'a
pas les capacités requises, poursuivit Richard Harcourt.
Tout en parlant, il s'était levé et se dirigeait vers un pla-
card, à l'entrée du bureau. Julia se demanda avec inquiétude ce
qu'il pouvait bien avoir en tête. De toute évidence, il avait
décidé qu'il était inutile d'essayer d'acheter Derek Veblen. Elle
vit alors son père sortir un tableau du placard et venir le poser
sur la banquette, juste en face de Derek Veblen.
— Julia n'a pas jugé utile .de vous montrer son meilleur
travail. Mais peut-être cette toile vous fera-t-elle réviser votre
jugement ?
Julia ne savait plus où se mettre. Ce portrait de sa mère
trahissait une sensibilité d'écorchée vive et -révélait à quel
point l'artiste était vulnérable. C'était un aspect de sa person-
nalité que Julia s'efforçait toujours de cacher et après ce que
Derek Veblen lui avait dit, elle ne voulait surtout pas lui ôter
ses illusions : Julia Harcourt était une créature - sans cœur et
sans passion, c'était bien connu ! Elle aurait d'ailleurs pu pré-
dire sa réaction :
— Qui a peint cela ? demanda-t-il d'un ton brusque.
— C'est le portrait de la mère de Julia, répondit Hiram
Felker. (Puis, s'adressant à Julia, il ajouta avec douceur :) Tu
n'as pas fait ce portrait de son vivant n'est-ce pas, Julia ? Tu
étais bien trop jeune.
— Non, murmura Julia. Je l'ai fait l'année dernière, de
mémoire, et d'après quelques photos. Maman aimait s'asseoir
ainsi au milieu de ses fleurs, comme si elle voulait... comme si
29
elle voulait leur dire adieu... Excusez-moi, ajouta-t-elle d'une
voix cassée par l'émotion.
Elle sortit précipitamment de la pièce. Pour rien au
monde, elle n'aurait voulu craquer devant Derek Veblen. Elle
ferma les yeux un instant, prit une profonde inspiration et
réussit à maîtriser ses nerfs. Lorsqu'elle revint dans le bureau,
Derek Veblen, debout devant le portrait, l'étudiait avec atten-
tion.
Julia n'avait pas l'intention de se laisser humilier une
deuxième fois. Son calme apparent était en réalité bien fragile
et elle savait qu'elle risquait de s'effondrer si elle devait subir
un autre refus cinglant. Elle décida donc de prendre les de-
vants.
— Je suis désolée de vous avoir fait perdre votre temps,
monsieur Veblen, dit-elle d'un ton faussement détaché, en
traversant la pièce pour reprendre sa toile.
— Un instant, mademoiselle.
La main de Derek Veblen s'était posée sur son épaule et
elle tressaillit. Sa réaction la surprit elle-même. Il y avait à
peine deux jours, cet homme l'avait laissée parfaitement
froide. Et voilà qu'aujourd'hui le simple contact de sa main sur
son épaule la faisait frissonner. Que lui arrivait-il donc ? Elle
leva lentement les yeux vers lui; il la fixait d'un regard froid,
sans la moindre trace de sympathie.
— Si vous m'aviez apporté ce portrait il y a deux jours,
nous aurions pu éviter cette scène ridicule, mademoiselle. Il
est évident que vous avez l'étoffe d'un peintre de talent. La
différence est si incroyable qu'il m'a fallu plusieurs minutes
avant d'être sûr qu'il s'agissait bien de votre travail.
Julia fut incapable de soutenir son regard. Elle baissa les
yeux et contempla le portrait de sa mère. Jin Harcourt était
assise dans son jardin d'hiver, parmi les plantes et les fleurs
qu'elle avait tant aimées. Son visage était empreint d'une infi-
nie tristesse, comme si elle regrettait déjà ce qu'elle allait bien-
tôt quitter pour toujours. C'était poignant.
30
— Vous êtes admise dans mon groupe, dit Derek Veblen
sans lâcher l'épaule de Julia. Mais il faut que vous sachiez que
si vous voulez travailler avec moi, vous ne vous en tirerez pas
avec les jolis petits coloriages que vous m'avez montrés
d'autre jour. Il faut peindre avec ses tripes. Maintenant, c'est à
vous de décider.
— J'en serai très honorée, professeur Veblen, répondit
Julia avec une déférence volontairement exagérée.
Le peintre lui saisit alors le menton pour l'obliger à le re-
garder bien en face. Elle se raidit, une lueur de défi au fond
des yeux.
— Une dernière chose, mademoiselle. Sachez que je ne
tolère pas la moindre impertinence de la part de mes étudiants.
Suis-je assez clair ?
Comment osait-il la traiter ainsi devant son père et Hiram
Felker ? Elle réussit à se contrôler au prix d'un immense ef-
fort.
— Parfaitement, monsieur, marmonna-t-elle enfin.
Derek Veblen parut satisfait. Il se tourna vers Richard
Harcourt, l'informa que sa contribution financière serait la
bienvenue et prit congé avec désinvolture.
Soulagée de le voir quitter la pièce, Julia consulta son
père du regard. Une lueur amusée brillait dans les yeux de
Richard Harcourt.
— J'avais sous-estimé ce garçon, Hiram. Je dois même
avouer qu'il commence à m'être sympathique. (Il se tourna
vers sa fille.) Eh bien, Julia, tu as intérêt à marcher droit avec
lui ! Je crois bien que tu as trouvé ton maître. !
Julia avait envie de sortir en claquant la porte. Elle
n'avait que faire des conseils de son père ! Mais en jeune fille
bien élevée, elle dit poliment au revoir au recteur et à son
père, ramassa le portrait de sa mère et quitta la pièce d'un pas
gracieux.

Melinda arriva le dimanche après-midi. Elle avait roulé


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une bonne partie de la journée et était épuisée. Julia l'aida à
s'installer et prépara le dîner, puis elles décidèrent toutes les
deux de se coucher de bonne heure pour être en forme le len-
demain.
Le lundi matin, la liste des cours fut distribuée aux étu-
diants. On leur remit égarement des fiches d'inscription qu'ils
devaient faire signer par chacun de leurs professeurs. Les
séances de travaux dirigés de Derek Veblen avaient lieu tous
les mardis de 14 à 16 heures. Julia fut tentée d'imiter sa signa-
ture tant elle redoutait de se retrouver en tête à tête avec lui. Il
avait le don de lui faire perdre tous ses moyens. De plus, elle
n'était pas prête d'oublier la façon dont il l'avait traitée. Néan-
moins, elle savait très bien qu'elle ne pourrait échapper à cette
corvée et qu'elle finirait par aller lui présenter sa fiche.
En dehors de ces travaux dirigés et du cours magistral de
Derek Veblen sur la peinture contemporaine, elle s'était aussi
inscrite à un cours sur les relations internationales. Elle ne
s'était jamais beaucoup intéressée à la politique, mais avait
décidé qu'il était grand temps de combler ses lacunes dans ce
domaine. Enfin, il lui restait un cours à choisir parmi les ma-
tières facultatives. Elle opta pour « La psychologie des
rêves ». Des camarades lui avaient dit que c'était un cours
amusant et relativement facile.
L'après-midi, elle s'arma de courage et se rendit au bu-
reau de Derek Veblen pour faire signer sa fiche d'inscription.
Bien décidée à ne pas se laisser intimider, elle frappa à la
porte d'un geste énergique. Mais lorsqu'elle entendit la voix de
Derek Veblen crier : « Oui, entrez ! », son cœur se mit à co-
gner à grands coups dans sa poitrine.
Le bureau était encore plus en désordre que la semaine
précédente. Derek Veblen surprit son imperceptible grimace
de dégoût.
— Mes assistants disent que je suis un cas désespéré,
plaisanta-t-il, et j'avoue humblement que je ne suis pas doué
pour le rangement !
32
Il désigna la chaise des visiteurs, toujours occupée par le
projecteur qui était maintenant recouvert d'une épaisse couche
de poussière :
— Posez-le par terre et asseyez-vous.
Soulagée de le voir de si bonne humeur, Julia obéit et lui
tendit sa fiche. Il griffonna sa signature et lui rendit le petit
carton sans même y jeter un coup d'œil. Julia le remercia et
s'apprêtait à partir lorsqu'il l'arrêta d'un geste de la main.
— Attendez un instant. J'ai deux mots à vous dire.
Julia se rassit sans sourciller. Elle tremblait intérieure-
ment, mais rien dans son expression ne trahissait la moindre
émotion. Son calme parut agacer Derek Veblen.
— Je tenais à vous avertir, mademoiselle. Ne vous avisez
jamais de recommencer le genre de petite scène à laquelle j'ai
été contraint d'assister vendredi dernier. Je ne supporte pas
que l'on mette en doute mon intégrité. A l'avenir, tâchez de ne
pas l'oublier.
Quelque chose dans l'attitude autoritaire de Derek Ve-
blen poussa Julia à le défier et elle ne put résister au plaisir de
répliquer avec une pointe de moquerie dans la voix :
— Bien, monsieur. Maintenant, si Monsieur veut bien me
donner la permission de me retirer…
— Contrairement aux usages auxquels vous êtes sans
doute habituée, je n'exige pas de mes inférieurs qu'ils s'adres-
sent à moi à la troisième personne, mademoiselle. Vous pou-
vez m'appeler Derek, comme tout le monde. De plus, ajouta-t-
il en se levant, il me semble vous avoir déjà dit que je ne tolé-
rais pas l'impertinence...
Il était maintenant debout devant elle et la regardait
fixement.
— Levez-vous, Julia, ordonna-t-il à mi-voix.
Fascinée par l'intensité de son regard, elle obéit sans pro-
tester. Il lui sembla tout à coup que les murs se rapprochaient
et que le sol se dérobait sous ses pieds. Sa main se crispa sur
sa fiche d'inscription et il lui suffit de quelques secondes pour
33
se ressaisir. Elle détourna la tête et serra les dents. Non, il ne
devait pas voir à quel point elle était troublée ! Jamais elle ne
lui ferait ce plaisir !
Lorsqu'il lui saisit le visage d'une main ferme pour l'obli-
ger à lui faire face, les yeux bleus de Julia n'exprimaient plus
que mépris et froideur. Il prit ses lèvres brutalement, comme
s'il voulait lui faire payer cette insolence. Julia ne lui opposa
aucune résistance; elle s'efforça simplement de ne pas montrer
son émoi. Les bras le long du corps, elle se laissa embrasser
sans manifester la moindre réaction, mais il ne s'avoua pas
vaincu pour autant. Son baiser se fit plus pressant, comme s'il
voulait la dompter, la posséder. Puis la violence fit place peu à
peu à une douceur persuasive, tandis qu'il pressait le corps de
Julia contre le sien.
Julia sentit qu'elle perdait pied. Jamais elle n'avait éprou-
vé ce désir impérieux, cette envie irrésistible de répondre à
l'étreinte d'un homme. Pas même avec Mark. Mon Dieu... lui
rendre son baiser, nouer ses bras autour de son cou, laisser
enfin parler son corps ! Mais son orgueil était plus fort que
tout. Jamais Derek Veblen ne devinerait le pouvoir qu'il exer-
çait sur elle.
Lorsqu'il la libéra enfin, il la tint un instant à bout de bras
et scruta son visage avec intérêt, comme s'il découvrait une
créature venue d'une autre planète. Julia subit cet examen sans
sourciller.
— Je vous dois des excuses, mademoiselle. Lorsque j'ai
dit que vous aviez un cœur de pierre, j'ai oublié d'ajouter que
vous étiez aussi dotée d'un corps de glace !
Au moins Julia savait maintenant qu'elle avait magnifi-
quement joué son rôle de belle indifférente et qu'il y avait cru.
— Mais dites-moi, reprit-il d'une voix suave, est-ce ainsi
que vous vous conduisez avec tous vos amants ?
— Une jeune fille comme il faut ne répond pas à ce
genre de questions, monsieur, dit Julia avec un sourire ingénu.
Et un véritable gentleman ne se permettrait pas de les poser !
34
Mais je vais tout de même satisfaire votre curiosité : je réagis
en fonction de la séduction et du savoir-faire de mes parte-
naires. Et vous avez encore quelques progrès à faire ce côté-
là ! Vous feriez bien de prendre quelques cours et nous en
reparlerons un peu plus tard !
Il lui lança un regard furibond. Puis son expression chan-
gea brusquement et il se mit à rire.
— Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ?
Allons, je suis trop vieux pour ce genre de gaminerie. Retour-
nez jouer à la marelle. Et à demain !
Il riait encore lorsqu'il referma la porte derrière elle.
Quant à Julia, elle était déconcertée. Dans une certaine me-
sure, la tournure prise par les événements la rassurait : leurs
rapports étaient moins tendus et ils ne se regarderaient pas en
chiens de faïence le lendemain. Derek Veblen avait une forte
personnalité et un sens de l'humour redoutable. Mais elle
n'était pas mécontente d'avoir pu lui clouer le bec, pour une
fois. Quant à son beau discours sur son « intégrité »...
La vie privée de Derek Veblen avait défrayé la chro-
nique, une dizaine d'années plus tôt. Sa première commande
avait été le portrait de la mère d'un de ses camarades d'univer-
sité. La dame en question s'était rapidement entichée du jeune
artiste, et l'avait lancé en le recommandant auprès de ses
amies de la bonne société. Si l'on en croyait la rumeur pu-
blique, bon nombre de ces dames d'âge mûr avaient fait plus
que poser pour Derek Veblen,
Derek avait probablement été amené à accepter ce genre
de travail pour gagner sa vie, mais sa tirade sur l'intégrité avait
exaspéré Julia. Maintenant qu'il était riche et célèbre, il pou-
vait se permettre de faire la fine bouche, mais il ne s'était pas
montré aussi intransigeant onze ans plus tôt !

4
35
Julia était enchantée de son emploi du temps. A part les
travaux dirigés de Derek Veblen, tous ses cours étaient grou-
pés le matin : le lundi, le mercredi et le vendredi, elle avait
cours de psychologie de 9 à 10 et de relations internationales
de 10 à 12. Les conférences de Derek Veblen sur la peinture
contemporaine auraient lieu tous les mardis à 9 heures.
Le professeur de psychologie demanda à ses étudiants de
noter leurs rêves chaque matin au réveil. A la fin du semestre,
chaque étudiant devrait faire un rapport d'une cinquantaine de
pages dans lequel il analyserait ses rêves.
Le cours de relations internationales semblait beaucoup
plus ardu. La liste des ouvrages à lire était impressionnante et
en plus d'un mémoire à rédiger, il y aurait un examen partiel et
un examen à la fin du semestre. Le professeur ne cacha pas
que certains des livres figurant au programme n'étaient pas
d'un accès facile. Apparemment, la plupart des éminents spé-
cialistes de la politique internationale étaient incapables
d'écrire de façon simple et intelligible.
Le lundi après-midi, Julia se rendit à la librairie de l'uni-
versité. Elle en ressortit les bras chargés de paquets. A peine
rentrée chez elle, elle déballa fiévreusement ses achats et
commença à lire, avec le bel enthousiasme tout neuf de
chaque rentrée scolaire.
Mais après deux chapitres d'un essai sur les origines de la
guerre froide, elle eut l'impression que sa tête allait éclater.
Jamais elle ne pourrait se rappeler tous ces noms, toutes ces
dates ! Découragée par les subtilités de la politique, elle prit
au hasard l'un des livres de psychologie. Dès les premières
pages, elle sut que le cours la passionnerait. Ce serait fascinant
de noter ses rêves tous les matins et d'essayer de découvrir
leur signification. En général, Julia était incapable de dire si
elle avait rêvé ou pas, mais le professeur leur avait affirmé que
c'était simplement une question de pratique. Il avait toutefois
36
insisté sur un point : pour que l'expérience soit intéressante, ils
ne devaient pas tricher. Il fallait tout noter scrupuleusement,
même si certains rêves s'avéraient embarrassants. Bien enten-
du, cela resterait secret. Le professeur ne s'intéressait qu'aux
analyses et aux rapports qu'ils lui soumettraient.

En arrivant près du bâtiment où avait lieu le cours magis-


tral de Derek Veblen, le mardi matin, Julia n'en crut pas ses
yeux. Il y avait des caméras de télévision un peu partout. Des
centaines d'étudiants attendaient déjà devant l'entrée. Visible-
ment, le département des Beaux-Arts avait prévu une assis-
tance aussi nombreuse, car le cours devait avoir lieu dans le
plus grand amphithéâtre de l'université. Il pouvait accueillir
sept cent cinquante personnes et était habituellement réservé
aux spectacles et aux conférences.
Les portes s'ouvrirent quelques minutes après 9 heures.
Les étudiants se bousculèrent pour entrer dans une cohue in-
descriptible.. A 9 h 15, Derek Veblen fit son apparition, suivi
de quelques assistants qui installèrent les projecteurs et les
micros. L'amphithéâtre était plein à craquer. Il y avait des
étudiants assis par terre, entre les gradins et d'autres debout
dans les allées ou entassés à l'arrière. Manifestement, le cours
ne pourrait avoir lieu dans de telles conditions. Quelqu'un
tendit un micro à Derek Veblen et il prit la parole.
— Bonjour !
Il gratifia son auditoire d'un large sourire. Sa veste était
déboutonnée et son nœud de cravate légèrement décentré, nota
Julia qui était assise au dixième rang.
— Quelques-uns d'entre vous vont devoir se sacrifier,
j'en ai peur, reprit Derek.
Sa remarque fut accueillie par un concert de protesta-
tions.
— Voyons, si je vous disais que le cours demande une
vingtaine d'heures de lecture par semaine, est-ce que cela
découragerait quelques vocations ?
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— Non ! crièrent les étudiants avec un ensemble parfait.
L'artiste leva la main pour demander le silence et Julia
fut surprise de voir avec quelle facilité il se faisait obéir. Elle
avait eu l'occasion de juger du pouvoir de séduction de Derek
Veblen, elle avait essuyé sa colère, mais n'avait pas imaginé
qu'il pût avoir un tel ascendant sur son auditoire. Il sembla
réfléchir quelques secondes, puis annonça :
— Très bien. Tous les étudiants de troisième et qua-
trième année, levez la main .et voyons combien vous êtes.
Environ les deux tiers des mains se levèrent.
— O.K. Cela me paraît raisonnable. Vous pouvez rester.
Quant aux autres, conseillez-leur de me traiter gentiment. (Il
eut un de ses sourires charmeurs.) Je me laisserai peut-être
convaincre de revenir dans deux ans...
Les étudiants exclus accueillirent cette annonce avec des
applaudissements enthousiastes, puis quittèrent bruyamment
la salle.
Derek Veblen reprit le micro et commença à exposer les
grandes lignes de son cours. Il avait décidé de mettre l'accent
sur les jeunes artistes méconnus du grand public, estimant que
les géants tels que Picasso avaient certainement été étudiés les
années précédentes.
Ses assistants s'escrimèrent sur les projecteurs récalci-
trants pendant quelques minutes, puis tout fut prêt. Les étu-
diants ouvrirent aussitôt leurs cahiers et classeurs et attendi-
rent, stylo en main.
— Eh ! inutile de prendre des notes ! s'exclama Derek.
Ce n'est qu'une introduction. Le vrai travail ne commence que
la semaine prochaine. Pour l'instant, contentez-vous de regar-
der !
Les reproductions de tableaux défilèrent sur l'écran. Les
commentaires du professeur étaient brillants et souvent pleins
d'humour. Julia ne vit pas le temps passer.
A la fin du cours, elle écouta d'une oreille amusée les
remarques qu'échangeaient les étudiantes : « Je donnerais cher
38
pour qu'il me demande de poser pour lui ! », ou « Croyez-vous
qu'on pourrait le kidnapper et oublier de réclamer la ran-
çon ? », ou encore : « Mon Dieu ! Il est tout simplement ex-
tra ! »
Il était sûrement habitué à provoquer ce genre de réac-
tions, et il devait trouver ça tout naturel. La coqueluche de ces
dames ! Eh bien, s'il pensait que Julia allait rejoindre la co-
horte de ses admiratrices, il se trompait ! Certes, il avait du
charme, mais il n'avait qu'à l'exercer auprès de toutes ces
jeunes personnes qui ne demandaient pas mieux. Quant à elle,
elle ne s'intéressait qu'à ses talents de professeur.

En se dirigeant vers, l'atelier où avait lieu la séance de


travaux dirigés, Julia ne se sentait pas très à son aise. Néan-
moins, elle était l'image même de l'assurance lorsqu'elle péné-
tra d'un pas désinvolte dans la pièce brillamment éclairée.
Derek Veblen arriva avec cinq minutes de retard, jeta sa
veste sur le dossier d'une chaise et s'appuya nonchalamment
contre l'un des bureaux.
— Désolé de ce retard. Vous avez tous assisté à mon
baptême du feu, ce matin ? demanda-t-il avec un sourire enjô-
leur.
Tous les étudiants se mirent à rire et acquiescèrent. Tous,
sauf Julia. Elle attendit quelques secondes et dit d'un ton déta-
ché :
— Vous avez été brillant et vous le savez. Ils étaient tous
béats d'admiration.
— Ils, mademoiselle Harcourt ? Dois-je comprendre que
vous ne vous comptez pas parmi mes admirateurs ?
— Mais bien sûr que si, professeur Veblen. Sinon pour-
quoi serais-je ici ? dit-elle négligemment.
— Qui sait ? Peut-être pour mettre ma patience à
l'épreuve ?
Les rires qui fusèrent dans la salle dispensèrent Julia de
répondre, et elle en éprouva un certain soulagement. Quelque
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chose lui disait que Derek aurait toujours le dernier mot. Elle
se contenta donc de le toiser sans vergogne, mais elle en fut
pour ses frais. Il s'était déjà tourné vers la classe et annonçait :
— Je veux que ces travaux dirigés ne soient pas des tra-
vaux forcés, mais un plaisir. Vous avez maintenant atteint un
niveau technique suffisamment élevé pour que je n'aie plus
grand-chose à vous apprendre. Bien entendu, je serai toujours
là pour vous guider et corriger vos erreurs si nécessaire... (Il
parcourut l'assistance des yeux.). Vous avez tous des points
faibles.
Julia eut l'impression qu'il ajoutait pour lui-même : « Et
tout particulièrement vous, mademoiselle Harcourt. » Mais
son regard ne s'était pas posé sur elle plus longtemps que sur
ses camarades.
— Mon but est de vous ouvrir l'esprit, poursuivit Derek.
Veblen, d'élargir votre horizon. Je voudrais vous faire décou-
vrir de nouvelles formes d'expression, de nouveaux styles; je
veux que vous vous dépassiez, que vous alliez au delà de votre
petit confort moral et .de vos certitudes rassurantes...
Il marqua une pose, puis reprit d'une voix pensive :
— Ce n'est pas parce que vous êtes réunis ici que vous
êtes les sept meilleurs étudiants du département des Beaux-
Arts. Votre présence signifie simplement que moi, Derek
Veblen, j'ai vu-dans votre travail quelque chose qui m'a inté-
ressé, qui m'a touché. Pour moi, un tableau doit exprimer une
émotion, une passion. C'est ce que j'attends de vous...
Il laissa ses étudiants méditer ses paroles pendant
quelques secondes, puis ajouta
— Une dernière chose : il n'y aura pas de session de rat-
trapage pour ce cours. Ou vous réussirez ou vous échouerez,
sans possibilité de redoubler. Êtes-vous tous d'accord sur ce
principe ?
Les sept étudiants hochèrent la tête en signe d'acquies-
cement. « Comme s'il nous laissait le choix ! » pensa Julia.
— Parfait. Attendez-moi une minute.
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Il traversa la pièce à grandes enjambées et sortit. Chacun
se mit immédiatement à donner ses impressions à mi-voix.
Tous étaient subjugués.
— Je m'attendais à une espèce d'ours renfrogné, confia
l'une des filles. Je ne pensais même pas être admise au cours.
Il a regardé mes toiles pendant à peu près cinq minutes et il
m'a pratiquement flanquée à la porte de son bureau !
Les autres renchérirent. Apparemment, ils avaient tous
subi le même traitement.
— Je me demande comment il a reçu ceux dont il n'a pas
aimé les tableaux ! murmura l'un des garçons.
Julia aurait pu satisfaire sa curiosité et lui dire que le «
Maître » leur consacrait alors cinq secondes au lieu de cinq
minutes, mais elle préféra se taire.
Lorsque Derek Veblen réapparut, il avait une coupe de
fruits dans les bras. La surprise se peignit sur tous les visages.
Il n'allait tout de même pas leur demander de dessiner des
pommes et des oranges ?
— Oh ! ne prenez donc pas cet air horrifié ! dit-il, visi-
blement amusé par la réaction de ses élèves. Vous allez
peindre ces fruits, mais en essayant de les rendre intéressants.
Ne vous bornez pas à votre style habituel. Faites quelque
chose de nouveau, que vous n'avez encore jamais tenté. Vous
verrez que vous possédez des ressources insoupçonnées. Mais
surtout, n'en discutez pas entre vous, et ne montrez pas votre
travail à vos camarades avant la séance de la semaine pro-
chaine. Je ne demande pas de chefs-d’œuvre, rassurez-vous.
Nous n'avons pas encore l'intention d'exposer au musée du
Louvre ! Bon, c'est tout pour aujourd'hui. A mardi prochain !

De retour dans son appartement, Julia se mit à réfléchir à


ce qu'avait dit Derek Veblen. Elle savait en tout cas ce qu'elle
ne devait surtout pas peindre : une jolie coupe de fruits aux
couleurs fraîches et appétissantes, un « joli coloriage »,
puisque c'était ainsi qu'il avait appelé les toiles qu'elle lui avait
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montrées le premier jour. Et soudain elle eut une idée. Elle
allait représenter les fruits, mais gâtés; de vieux fruits dessé-
chés, ou bien avec des taches de moisissure... Elle qui d'habi-
tude ne s'intéressait qu'à la beauté, elle allait peindre les dé-
fauts de la nature.
Elle travailla jusqu'à l'heure du dîner, puis rejoignit Me-
linda au salon pour regarder le journal télévisé. Elle espérait
voir le reportage sur le cours de Derek Veblen. Effectivement
l'amphithéâtre apparut bientôt sur l'écran, avec la foule des
étudiants qui se bousculaient à l'entrée. Vinrent ensuite
quelques images prises pendant le cours. Melinda avait les
yeux rivés sur le petit écran.
— Tu ne m'avais pas dit qu'il était si beau garçon ! s'ex-
clama-t-elle. Non seulement c'est un Apollon, mais en plus, il
a un charme fou ! Comment peux-tu rester assise en face de
lui et t'intéresser à de vulgaires tableaux ?
— Je ne devrais sûrement pas l'avouer, fit Julia, mais
puisque tu insistes... tu as parfaitement raison ! Je ne peux
pas... alors je ferme les yeux, voilà tout !
A cet instant, le téléphone se mit à sonner. Julia reconnut,
tout de suite la voix du prince Abrahm.
— Etes-vous libre samedi soir ? demanda-t-il sans dé-
tour.
Elle hésita, puis finit par accepter. Après tout, elle pou-
vait quand même s'accorder une petite distraction de temps en
temps. Ils convinrent qu'il viendrait la chercher vers 19
heures.

Julia passa le reste de la semaine à s'organiser et à étu-


dier. Les textes à lire pour le cours de relations internationales
étaient difficiles, mais elle était bien décidée à ne pas aban-
donner. Par contre, elle n'eut aucun mal à noter ses rêves
chaque matin pour le cours de psychologie. Certains étaient
faciles à interpréter. Le mercredi matin, par exemple, elle
s'aperçut qu'elle avait rêvé que des pommes et des bananes
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dansaient une sarabande, autour de sa chambre. Mais elle
avait aussi le souvenir d'images plus inquiétantes, comme ce
rêve où elle marchait le long d'un couloir interminable, avec
des portes de chaque côté. Elle les ouvrait l'une après l'autre et
il n'y avait jamais rien derrière...
Elle passait tous les jours à l'atelier pour contempler la
coupe de fruits de Derek Veblen. Elle y rencontrait souvent
l'un ou l'autre de ses camarades, mais tous respectèrent la
consigne de leur professeur et personne ne parla de son projet.
Dans l'ensemble, Julia n'était pas mécontente de son travail :
sa coupe de fruits avariés se présentait plutôt bien !
Le samedi soir, Andy vint la chercher comme convenu.
Une fois de plus, il fut un peu trop entreprenant, mais se mon-
tra bon joueur lorsque Julia repoussa ses avances. Il était très
séduisant... pourquoi donc était-elle insensible à son charme ?
C'était désespérant...

Sept étudiants très nerveux attendaient Derek Veblen


dans l'atelier.
— J'en ai fait des cauchemars toute la semaine ! Et en
même temps, j'avais hâte d'en être à aujourd'hui !
C'était Justine Brandon qui parlait, mais elle ne faisait
qu'exprimer l'opinion générale. Enfin Derek arriva, avec
quelques minutes de retard, comme le matin même pour son
cours magistral.
Il avait été brillant et avait mené son cours tambour bat-
tant. Julia n'était qu'un visage anonyme perdu au milieu de
cinq cents autres visages et pouvait apprécier en toute quié-
tude le talent et le sens de l'humour de son professeur. Mais
cet après-midi, c'était tout autre chose : ils n'étaient plus que
sept et elle ne pouvait plus passer inaperçue ! Pourtant, per-
sonne n'aurait pu deviner que cette jolie jeune fille rousse qui
avait l’air de vaguement s'ennuyer était en fait aussi nerveuse
que les autres.
Derek regarda tour à tour chacun de ses étudiants, une
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lueur amusée au fond des yeux.
— Bon. Qui sera la première victime ! Y a-t-il des volon-
taires ?
Personne ne broncha. Ils baissèrent le nez sur leur bureau
et gardèrent les bras collés au corps.
— Mademoiselle Brandon, vous avez la malchance d'être
la première sur la liste alphabétique. Mais je vous promets que
la prochaine fois nous commencerons par les « z » ! Mainte-
nant, voyons un peu si vous avez réussi à transformer cette
innocente coupe de fruits en plaidoyer en faveur des femmes
opprimées !
Pratiquement, tout ce que peignait Justine Brandon se
rapportait au Mouvement de Libération des Femmes. Elle
posa son tableau sur le chevalet à côté de Derek Veblen. Les
six autres étudiants et leur professeur l'étudièrent en silence
tandis que Justine regagnait sa place.
Le tableau était un véritable cauchemar surréaliste. Les
fruits étaient peints en gros plan; extérieurement, ils étaient
représentés très fidèlement. Mais Justine les avait coupés en
deux et les avait remplis de grappes d'ouvriers misérables qui
s'agrippaient aux bords pour essayer de s'échapper. C'était une
scène d'horreur en miniature.
Derek Veblen se mit à rire.
— Je vois que vous avez réussi ! Vous avez tout simple-
ment remplacé les femmes par des hommes !
— Mais ce n'est pas une œuvre féministe, protesta fai-
blement Justine. Cela représente la lutte des classes.
— Voilà une élève digne de son maître ! plaisanta Derek.
Il ajouta quelques commentaires qui ne ménageaient
guère l'amour-propre de la pauvre Justine, puis annonça :
— Très bien. Maintenant je laisse la parole aux autres
membres du jury.
Les six étudiants hésitèrent tout d'abord à critiquer leur
camarade, mais il ne leur fallut que quelques minutes pour se
prendre au jeu et ils se montrèrent en fin de compte aussi fé-
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roces que des critiques professionnels. Julia participa elle
aussi au massacre, mais elle ne pouvait s'empêcher de se
mettre à la place de l'infortunée Justine. Enfin, au bout d'un
quart d'heure, Derek interrompit le débat.
— N'ayez pas l'air si accablée ! dit-il à la victime. Main-
tenant vous allez pouvoir vous venger !
Cela ne sembla pas tellement consoler la pauvre Justine,
qui n'eut même pas le courage de sourire. Les deux suivants,
Ted Cartwright et Ned Clay, ne furent pas mieux traités
qu'elle. Julia fut presque soulagée quand son tour arriva. Puis-
qu'ils devaient tous y passer, autant en finir le plus vite pos-
sible !
Lorsqu'elle alla poser son tableau sur le chevalet, elle eut
l'impression de monter à l'échafaud. Elle réussit malgré tout à
conserver une attitude apparemment détachée et personne
n'aurait pu deviner l'angoisse qui l'étreignait.
Derek Veblen jeta un coup d'œil au tableau et un large
sourire se dessina sur son visage.
— Mademoiselle Harcourt, vous seule étiez capable de
peindre des fruits à la fois parfaitement pourris et parfaitement
élégants ! En dépit du milieu privilégié dans lequel vous évo-
luez, vous devriez tout de même savoir que la laideur existe
quelque part dans le monde ! Des fruits gâtés ne sont pas
beaux, alors pourquoi fermer les yeux pudiquement ?
Il considéra de nouveau la toile de Julia et resta perplexe
pendant quelques secondes.
— Ou bien était-ce ironique de votre part ? demanda-t-il
soudain.
Julia ne voyait pas du tout ce qu'il voulait dire et son re-
gard interrogateur répondit pour elle.
— C'est bien ce que je pensais. Dommage ! soupira le
peintre.
Il se tourna alors vers la classe pour expliquer sa re-
marque.
— L'idée de la très élégante Mlle Harcourt peignant des
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fruits gâtés et les rendant extérieurement aussi élégants
qu'elle, n'aurait pas manqué d'intérêt. Une parodie d'elle-
même, en quelque sorte. Est-ce clair ? ajouta-t-il en fixant
Julia.
— Oui, monsieur Veblen, répondit-elle d'un ton égal.
Elle ne voyait maintenant que trop bien ce qu'il avait
voulu dire : elle était belle, mais sa beauté n'était qu'une appa-
rence qui cachait une âme pervertie. Elle se sentit rougir de
honte et d'humiliation et dut faire un immense effort pour
rester impassible et ne pas montrer à quel point sa remarque
l'avait affectée.
— Eh bien, voyons maintenant si vous réussirez mieux
que moi à percer la cuirasse de Mlle Harcourt, dit-il enfin en
s'adressant à la classe.
Le quart d'heure qui suivit fut une véritable torture pour
Julia. Ses camarades la traitèrent de fille à papa, de pimbêche
arrogante, sans cœur et sans pitié; ils décrétèrent qu'elle était
incapable de peindre avec émotion. Seul le portrait de sa mère,
qu'ils avaient tous eu l'occasion de voir dans l'atelier, trouva
grâce à leurs yeux. Mais le plus insupportable fut le regard de
Derek Veblen, qu'elle sentit peser sur elle durant toute la dis-
cussion. Il semblait guetter le moment où elle craquerait et
s'enfuirait de la salle en pleurant. Elle aurait préféré mourir
plutôt que de lui faire ce plaisir ! Elle écouta attentivement les
commentaires les plus blessants, comme s'ils étaient adressés
à quelqu'un d'autre. Lorsqu'elle leva finalement les yeux, elle
croisa le regard de Derek Veblen qui la contemplait d'un air
railleur. Ce fut une piètre consolation pour Julia que de voir
les trois dernières victimes subir un traitement tout aussi peu
charitable.
Lorsque la sonnerie annonçant la fin du cours retentit,
Derek Veblen demanda à ses étudiants de rester encore
quelques minutes.
— Je sais que tout ceci n'a pas été très agréable pour
vous. Mais j'ai préféré vous laisser vous massacrer mutuelle-
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ment une bonne fois pour toutes. Maintenant que c'est fait,
nous n'aurons pas à y revenir. Dorénavant, je ne veux entendre
de votre part que des remarques constructives. Quant aux
commentaires sarcastiques, faites-moi confiance : je m'en
chargerai personnellement. (Il balaya la salle du regard et
ajouta :) Ai-je réussi à en décourager quelques-uns ou bien
revenez-vous tous la prochaine fois ?
Bien entendu, personne n'avait l'intention d'abandonner.
Mais Julia remarqua que les visages étaient plutôt défaits et
qu'ils évitaient soigneusement de se regarder en face.
— Bien, dit Derek d'un ton satisfait. Pour la semaine
prochaine, recommencez-moi la coupe de fruits et tâchez de
vous souvenir de ce que vous avez appris aujourd'hui.
Ils s'apprêtaient à quitter la salle lorsque leur professeur
les arrêta une fois encore.
— Ah ! une dernière chose : vous vous en êtes tous très
bien tirés aujourd'hui.
Les sept jeunes gens le regardèrent avec des yeux ronds.
— Mais si, je parle sérieusement. J'avais fixé la barre très
haut ; alors ne pensez pas que votre cas est désespéré et que
vous ne serez jamais capables de faire quelque chose d'origi-
nal. Et puis vous feriez aussi bien de vous pardonner mutuel-
lement. A mon avis, vous êtes tous à égalité ! ajouta-t-il avec
un sourire, Allons, ne faites pas cette tête-là ! Après tout, c'est
moi qui suis l'expert. Vous êtes censés me croire ! Alors re-
dressez-vous ! Et à la semaine prochaine !
Malgré tout, ils étaient bien loin de triompher en sortant
de l'atelier. La tête dans les épaules et la mine déconfite, ils se
quittèrent en hâte. Aucun d'eux n'avait envie de parler de
l'épreuve qu'ils venaient de subir.
« La carotte et le bâton ! songeait Julia. Et quelle lo-
gique ! Il commence par nous mettre en pièces, pour nous
expliquer ensuite que c'est justement parce que nous sommes
très doués qu'il nous ridiculise ! »
De retour chez elle, elle décida de prendre un bain pour
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se calmer les nerfs. Elle en avait bien besoin ! Le calme et
l'indifférence qu'elle avait affichés avaient eu raison de sa
résistance nerveuse. Elle avait réussi à sauver la face sur le
moment, mais elle se sentait maintenant complètement anéan-
tie.
Lorsque le prince Abrahm l'appela plus tard dans la soi-
rée, pour l'inviter à passer le week-end à New York, elle refu-
sa poliment : elle avait trop de travail pour se permettre de
partir tout un week-end. « Et puis, ajouta-t-elle pour elle-
même, à quoi bon ! »

En tant qu'étudiante de quatrième année, Julia n'était pas


tenue d'assister aux cours d'histoire de l'art que donnaient les
assistants de Derek Veblen. Mais elle avait entendu dire que le
cours d'un certain Max Nyquist était très intéressant et elle
décida d'aller l'écouter, par simple curiosité.'
Max Nyquist était en train d'écrire au tableau le plan de
son exposé lorsque Julia pénétra dans la salle. Taille au-dessus
de la moyenne, carrure solide, cheveux blonds, jean délavé,
chemise bleue. « Pas mal du tout », se dit Julia. Il se retourna :
yeux marron foncé, traits réguliers. Décidément, l'endroit
valait largement l'envers !
Le cours était bien organisé, concis et captivant. Julia
remarqua que Max Nyquist ne pouvait s'empêcher de lancer
de temps à autre un regard dans sa direction.
A la fin du cours, elle décida d'aller lui dire qu'elle avait
apprécié son exposé. Après tout, c'était la moindre des poli-
tesses : il devait se demander ce qu'elle faisait là, puisqu'elle
n'était pas inscrite dans son groupe.
Plusieurs étudiants entouraient déjà Max. Julia attendit
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un peu à l'écart. Lorsqu'ils furent seuls, elle lui tendit la main
et se présenta :
— Bonjour ! Je m'appelle Julia Harcourt. Je suis en qua-
trième année, mais on m'a dit beaucoup de bien de votre
cours, alors je suis venue vous écouter.
— J'en suis très flatté, répondit Max en souriant, mais
vous n'aviez pas besoin de vous présenter : tout le monde vous
connaît à Weston ! Alors, quel est votre verdict ? Vous con-
naissiez déjà tout cela, n'est-ce pas ?
— Oui. Je regrette seulement que le cours que j'ai suivi il
y a deux ans n'ait pas été aussi vivant que le vôtre !
— Comme vous ne reviendrez probablement pas dans
mon groupe, j'aimerais beaucoup... euh... enfin, pourrais-je
avoir votre numéro de téléphone ?
Julia déchira une page de son bloc-notes et y inscrivit son
adresse et son numéro. Elle lui tendait la feuille lorsqu'elle
aperçut Derek Veblen. Elle décida de ne pas partir tout de
suite.
— Aimez-vous le base-ball ? demanda-t-elle à Max, sa-
chant pertinemment que Derek Veblen pouvait les entendre.
— J’ai appris à jouer avant d'apprendre à marcher ! ré-
pondit-il en riant. A propos, accepteriez-vous de m'accompa-
gner au match de dimanche prochain ?
— Avec plaisir, répondit-elle. Je crois que votre patron
veut vous parler, ajouta-t-elle en désignant Derek d'un signe
de tête.
Max se retourna d'un air gêné.
— Oh ! je suis désolé, Derek. Je ne vous avais pas enten-
du arriver. J'en ai, pour une minute. (Il se tourna de nouveau
vers Julia.) Ma voiture est chez le garagiste. Cela ne vous
dérange pas que nous y allions en train ?
— Nous prendrons la mienne, proposa Julia.
Ils convinrent d'un rendez-vous, tandis que Derek atten-
dait patiemment. Julia devait passer devant lui pour sortir de
la pièce. Elle le salua d'un signe de tête. Il ne daigna pas lui
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répondre et se contenta de la regarder d'un air moqueur.

Julia passa son dimanche matin le nez plongé dans ses


livres. Auparavant, elle avait toujours dosé ses efforts pour
obtenir des notes respectables, mais ne s'était jamais tuée à la
tâche. En fait, elle Consacrait beaucoup plus d'énergie à
s'amuser qu'a travailler. Elle ne se décidait généralement à
écrire ses dissertations que lorsqu'elle avait le couteau sous la
gorge et elle avait passé plus d'une nuit blanche à taper à la
machine un devoir qu'elle devait rendre le lendemain matin.
Cette année, elle se surprenait elle-même ! Elle avait
consacré tout son samedi à prendre des notes pour un mémoire
qu'elle ne devait rendre qu'a la fin du semestre ! « Au moins,
se dit-elle, je peux aller voir le match de base-ball sans avoir
mauvaise conscience ! » •
C'était une belle journée d'automne froide et ensoleillée.
Julia n'eut aucun mal à trouver la maison de Max. Elle était à
peine descendue de voiture qu'il se précipitait à sa rencontre.
Il avait dû la guetter par la fenêtre.
L'après-midi fut très agréable. Leur équipe gagna les
deux manches. Max suivit le match avec plus d'attention que
Julia, mais elle profita du soleil, se boUrra de pop-corn et de
glaces et s'amusa beaucoup de l'enthousiasme des supporters
surexcités.
Au retour, Max l'invita à prendre une tasse de café. Il ha-
bitait avec ses parents, qui réservèrent à la jeune fille un ac-
cueil simple mais chaleureux. Puis Max la raccompagna jus-
qu'à sa voiture. C'était un garçon plutôt timide, du moins avec
elle ! Quel contraste avec les don Juans qu'elle devait cons-
tamment remettre à leur place ! Elle appréciait la discrétion de
Max, et son amitié franche et sincère. Dans un élan spontané,
elle leva la tête pour l'embrasser sur les deux joues et le re-
mercier, mais il l'enlaça avec une fougue à la fois brutale et
maladroite. Julia se laissa faire sans réagir. Lorsque Max se
rendit compte qu'elle ne répondait pas à son baiser, il la libéra,
50
bredouilla un mot d'excuse et l'aida à monter dans sa voiture.
Et voilà ! Encore un qui cachait bien son jeu, songea Ju-
lia avec amertume. Ce serait pourtant merveilleux de rencon-
trer un jour — ne fût-ce qu'une seule fois — un homme qui la
traiterait simplement en amie !

Le mardi après-midi, Derek Veblen arriva en retard,


comme d'habitude. Encore traumatisés par le souvenir de la
séance précédente, les étudiants l'avaient attendu en silence. Il
brisa tout de suite la glace, en plaisantant avec les uns et les
autres. « On se croirait à un cocktail plutôt que dans une salle
de classe ! » se dit Julia.
— Et vous, mademoiselle Harcourt ?
Elle sursauta en entendant son nom. Elle avait laissé son
esprit vagabonder et Derek venait d'interrompre sa rêverie.
— Comment va le cours de relations internationales ?
— Très bien, monsieur, répondit-elle d'une voix indiffé-
rente.
Derek Veblen leva un sourcil.
— Ah ! Mlle Harcourt s'ennuie parmi nous, annonça-t-il
au reste de la classe. Eh bien, nous allons donc commencer
par elle aujourd'hui !... Voyons un peu ce que vous avez à
nous présenter.
La première tentative de Julia avait été si peu appréciée
qu'elle avait opté cette fois pour quelque chose de totalement
différent. Elle n'avait jamais été tentée par l'art abstrait mais
c'était l'occasion rêvée ! Sa coupe de fruits était devenue un
curieux assemblage de formes géométriques et de couleurs
acides.
Derek jeta un coup d'œil au tableau.
— Pourquoi ? fit-il simplement.
— Pourquoi pas ? répondit-elle en haussant les épaules.
— Parce que le but de l'exercice était d'exprimer une
émotion, expliqua-t-il avec une patience résignée. Avez-vous
peint ceci pour vous débarrasser d'une corvée, parce que vous
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ne vouliez pas vous donner la peine de prendre l'exercice au
sérieux ?
Après toutes les heures qu'elle avait passées sur ce ta-
bleau, Julia fut piquée au vif.
— Je suis désolée, mais il se trouve qu'un saladier plein
de fruits ne m'inspire pas particulièrement, surtout deux se-
maines de suite !
— Existe-t-il quelque chose qui soit capable de vous ins-
pirer un sentiment quelconque ? répliqua Derek. A part la
mort d'un proche ? ajouta-t-il, suffisamment bas pour que
Julia soit seule à l'entendre.
Elle eut l'impression qu'il venait de la gifler. Elle aurait
donné ce qu'elle avait de plus cher au monde pour pouvoir lui
rendre la pareille et lui lancer une flèche aussi cruelle que la
sienne. Mais les autres étudiants attendaient la suite des évé-
nements avec un intérêt évident et elle n'allait pas se donner
en spectacle. Elle se mordit la langue et s'efforça de prendre
un air blasé et indifférent.
— Très bien. Vous pouvez disposer, soupira Derek.
Il tourna son attention vers la classe, tandis que Julia re-
gagnait sa place.
— Parlons un peu de la peinture abstraite. Vous qui avez
fait d'excellentes choses dans ce domaine, monsieur McCar-
thy, que pensez-vous du cubisme ?
Le débat qui suivit fut très animé et ne se rapporta que de
loin en loin au tableau de Julia. Elle ne put s'empêcher de
reconnaître que Derek Veblen savait admirablement manipu-
ler son auditoire. En quelques secondes, il avait réussi à trans-
former un climat tendu en une ambiance de coopération en-
thousiaste. Julia ne souhaitait qu'une chose : s'enfuir loin de
cet atelier et de Derek Veblen. Pourtant, elle dut assister sans
broncher à la suite du cours; elle remarqua au passage qu'au-
cun de ses camarades ne fut traité aussi durement qu'elle
l'avait été.
Encore cinq minutes... Derek venait de lever les yeux
52
vers la pendule.
— Je serai absent mardi prochain, annonça-t-il, mais
votre prochain exercice vous prendra plus d'une semaine.
L'une des choses les plus importantes que l'on puisse ap-
prendre dans la vie, c'est l'irrévérence. Il faut refuser l'admira-
tion béate, le respect obligatoire, l'autorité incontestée. Il faut
savoir remettre en cause les idées reçues et l'ordre établi. Bien
sûr, ajouta-t-il en jetant un coup d'œil vers Julia, ceux d'entre
vous qui font partie de l'ordre établi ne seront sans doute pas
d'accord avec moi...
« Suivez mon regard ! » pensa Julia avec irritation.
— Et l'irrévérence s'applique également au monde de
l'art, poursuivit Derek. Vous atteignez un âge où vous devez
être capables de juger par vous-mêmes, sans vous laisser in-
fluencer. Je vous demande donc de choisir un peintre célèbre
et de lui manquer de respect... en parodiant l'un de ses ta-
bleaux ! Mais je vous en prie, ne choisissez pas tous la Jo-
conde !
Pour la première fois depuis le début du cours, le regard
de Julia s'éclaira : elle savait déjà ce qu'elle allait peindre...
Alors qu'elle allait quitter la salle, Derek vint lui poser la
main sur l'épaule. Elle refréna un frisson instinctif.
— Venez avec moi dans mon bureau, dit-il. J'ai à vous
parler.
Elle lui emboîta le pas, le cœur battant et la gorge sèche.
Pourquoi cet homme la troublait-il ainsi ? Il voulait sans
doute lui conseiller d'abandonner le cours... En tout cas, elle
se sentait incapable de supporter une autre de ses remarques
meurtrières.
Pourtant, ce fut avec un sourire charmeur qu'il lui de-
manda :
— Qu'en pensez-vous ? C'est l'œuvre de Max Nyquist.
(D'un large geste de la main, il désignait son bureau bien ran-
gé.) Il prétend qu'on devrait lui décerner une médaille pour ce
travail de romain !
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Julia n'avait pas la moindre envie de plaisanter. Jamais
elle ne s'habituerait au caractère lunatique de Derek Veblen !
Ses sautes d'humeur imprévisibles la laissaient perplexe et
désemparée.
— Je suppose que vous ne m'avez pas convoquée ici
pour me faire admirer votre bureau immaculé ? fit-elle. Si
vous voulez que je ne vienne plus à votre cours...
— Julia ! Ne soyez pas stupide ! s'exclama Derek. Ceci
n'a rien à voir avec votre travail.
— Mais vous pensez que je perds mon temps... et le
vôtre, n'est-ce pas ?
Derek était tout près d'elle et elle dut faire un effort pour
le regarder en face tout en cachant son désarroi.
— J'ai peut-être été trop dur avec vous, murmura-t-il d'un
air pensif. Si c'est le cas, j'en suis désolé. Vous avez une telle
maîtrise de vous-même que j'oublie parfois que vous êtes
encore très jeune.
Il avait parlé d'un ton très doux et Julia se troubla sou-
dain. Elle se sentait irrésistiblement attirée par cet homme.
Elle devait être folle ! Elle savait pourtant qu'il était cruel et
sans pitié. Il jouait avec elle comme un chat avec une souris :
charmant une minute, pour mieux la blesser l'instant d'après.
Elle recula en hâte et s'assit sur la chaise en s'efforçant de
prendre un air très digne.
Derek s'installa dans son fauteuil et posa ses pieds sur le
bureau.
— L'un des avantages d'un bureau bien rangé, c'est qu'on
a la place d'y poser les pieds ! observa-t-il en riant. Mais peut-
être regrettez-vous le projecteur ? S'il vous manque, j'irai vous
le chercher.
— Puis-je savoir ce qui me vaut tout à coup tant de solli-
citude ? lança-t-elle d'un ton sec.
— Vous avez raison, dit Derek. J’ai une faveur à vous
demander.
— Une faveur ? A moi ?
54
Elle était tellement surprise qu'elle en oublia son ressen-
timent. Que pouvait-il bien attendre d'elle ?
— Oui, une faveur. Mais vous n'avez pas l'air d'humeur
particulièrement réceptive, aujourd'hui ! Je devrais peut-être
vous inviter à dîner avant de formuler ma requête... Ou bien
êtes-vous si furieuse que ce serait peine perdue ?
— Je ne suis pas furieuse, mentit Julia. J'assiste à votre
cours et je vous écoute, monsieur Veblen, tout simplement.
— Comme vous voudrez, mademoiselle Harcourt. Vous
n'êtes pas furieuse, ni vexée, ni embarrassée. Tout le monde
sait que vous êtes un roc inébranlable ! D'ailleurs, je ne vous
ai pas demandé de venir ici pour commenter vos états d'âme.
(Il marqua une pause, puis reprit tout à coup d'un ton grave :)
Julia... j'aimerais que vous posiez pour moi.
Julia crut un instant qu'elle avait mal compris.
— Mais vous ne faites plus de portraits depuis long-
temps ! s'écria-t-elle. A moins que vous n'ayez l'intention de
peindre la décadence morale des classes dirigeantes ? ajouta-t-
elle avec un sourire sarcastique.
Derek Veblen éclata de rire.
— Mon Dieu ! Que vous êtes méfiante ! Vous voulez des
explications ? Très bien, je vais vous les donner.
Mais il se tut et Julia crut qu'il n'allait pas poursuivre.
Lorsqu'il recommença à parler, ce fut d'un ton hésitant, qui
contrastait avec son élocution habituellement facile et rapide.
— Hiram Felker est un ami de longue date. Il m'avait dé-
jà demandé de venir enseigner à Weston, il y a quelques an-
nées, mais j'étais trop passionné, trop pris par ce que je faisais
alors. Si j'ai décidé d'accepter cette année, c'est que j'avais
besoin d'être stimulé par une expérience nouvelle. On ne peut
pas jouer éternellement les redresseurs de torts. Je suis fatigué
de la mort, de la torture et de la haine. Je veux prendre un
nouveau tournant, me renouveler, me régénérer, peindre autre
chose que ce que j'ai fait ces trois dernières années. Et il y a en
vous quelque chose que je voudrais essayer de capturer. Me
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permettez-vous d'essayer ?
Cet élan de sincérité déconcerta Julia plus encore que sa
rudesse et ses sarcasmes. Elle se demandait ce qu'il voulait «
capturer », mais pour rien au monde n'aurait voulu lui poser la
question. Bien qu'habituée à être admirée pour sa beauté, elle
était heureuse de l'intérêt que semblait lui porter le peintre,
même s'il ne s'agissait que d'un intérêt purement artistique.
— Je suis très flattée, répondit-elle enfin, et j'accepte vo-
lontiers de poser pour vous.
Il eut l'air satisfait.
— Je veux réfléchir à ce portrait pendant quelques jours
encore. Je reviens de New York mercredi prochain. Vous
n'avez pas de cours le jeudi après-midi, n'est-ce pas ?
Elle fut surprise de constater qu'il connaissait son emploi
du temps.
— Non, en effet. Voulez-vous que je vous retrouve dans
votre bureau ?
— Parfait. Disons... à midi ? Nous irons chez moi direc-
tement.
— Chez vous ? répéta Julia stupidement.
— Je ne peins pas ici. J'ai un atelier chez moi. Ce n'est
pas la peine de prendre votre voiture, je vous raccompagnerai.
— Entendu. Comment dois-je m'habiller ?
— Comme vous voudrez. Cela n'a aucune espèce d'im-
portance.
Julia crut voir l'ombre d'un sourire sur son visage, mais
lorsqu'elle se leva pour partir, il lui dit au revoir d'un air par-
faitement sérieux. Elle avait dû rêver.

Julia avait travaillé avec tant d'ardeur pendant toute la


semaine qu'elle accepta deux invitations pour le week-end.
Après tout, elle avait bien mérité de se distraire un peu !
Le samedi soir, le prince Abrahm l'emmena à l'inaugura-
tion d'un club privé à Boston. Julia y retrouva tout à fait par
hasard quelques jeunes gens avec lesquels elle était sortie
56
auparavant, ce qui ne fut pas du goût de son chevalier ser-
vant ! Face à leurs manifestations affectueuses, Andy réagit en
ne quittant pas Julia d'une semelle. De toute évidence, il vou-
lait faire valoir ses droits de propriétaire ! Julia n'avait pas la
moindre envie d'être considérée comme la propriété person-
nelle d'un homme, quel qu'il fût, mais elle ne put s'empêcher
de sourire devant cette réaction si typiquement masculine.
La soirée se termina très tard et Julia s'endormit dans la
voiture d'Andy, sur le chemin du retour. Il dut se contenter de
quelques baisers que Julia toléra avec une indifférence en-
sommeillée.
Le lendemain, Julia assista avec Max à un concert donné
par les étudiants du département de Musique de l'université.
Pendant l'entracte, elle aperçut Derek. Il était accompagné
d'une jeune assistante de la Faculté des Sciences. Les deux
couples se saluèrent, puis échangèrent leurs impressions sur le
concert. Max avait négligemment posé son bras autour des
épaules de Julia. De nouveau, Julia fut amusée par ce réflexe
de mâle jaloux. Pauvre Max ! Il ne se doutait pas à, quel point
son geste était superflu ! Derek était bien le dernier homme au
monde à s'intéresser à elle. S'il la trouvait assez belle pour lui
servir de modèle, il la considérait avant tout comme une en-
fant gâtée et son opinion sur ses talents de peintre n'était guère
plus flatteuse.
Lorsque Max la déposa en bas de chez elle, il l'embrassa
avec une conviction et une ardeur touchantes, mais qui la
laissèrent de marbre.
Pendant les quelques jours qui suivirent, Julia s'absorba
dans le projet, qu'elle devait terminer pour la prochaine séance
de travaux dirigés de Derek. Elle avait du mal à se concentrer
sur les autres matières. Elle peignait des heures durant et en
oubliait même de manger. Contente de son travail, elle avait
hâte de voir la tête de Derek lorsqu'il découvrirait son œuvre.
Le jeudi, elle retrouva Melinda à la cafétéria pour déjeu-
ner. Elles avaient beau habiter ensemble, elles n'avaient pas
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souvent l'occasion de bavarder. Leurs emplois du temps ne
concordaient pas et c'est tout juste si elles se croisaient une
fois par semaine dans le vestibule.
— Il faut que je lise le journal pour avoir de tes nou-
velles ! la taquina Melinda. Mais dis-moi, tes week-ends ont
l'air chargés !
Le journal local avait publié un article sur l'ouverture du
nouveau club privé et il y avait une photo de Julia, au milieu
de quelques personnalités en vue. Le prince Abrahm, à ses
côtés, la tenait par la taille. Une autre photo montrait Julia en
compagnie du fils d'un sénateur. Une coupe de champagne à
la main, le jeune homme l'embrassait et Julia riait aux éclats.
Julia et Melinda étaient en grande conversation lorsque la
sonnerie les interrompit.
— Mon Dieu ! s'exclama Julia. J'ai rendez-vous à midi
dans le bâtiment C ! Je n'y serai jamais !
Elle ramassa ses livres, embrassa Melinda et s'éloigna au
pas de course, en jouant des coudes pour éviter les groupes
d'étudiants qui venaient en sens inverse.
Elle était à bout de souffle lorsqu'elle arriva devant le bu-
reau de Derek Veblen. Un peu nerveuse, elle frappa à la porte
et attendit. Pas de réponse...
Lorsque Derek apparut à l'autre bout du couloir, quelques
minutes plus tard, elle l'accueillit plutôt fraîchement.
— J'ai couru jusqu'ici parce que je ne voulais pas vous
faire attendre ! lança-t-elle. Vous ne pouvez donc jamais arri-
ver à l'heure ?
— Si je vous dis que vous êtes encore plus jolie quand
vous êtes en colère, me pardonnerez-vous ? répondit-il avec
un sourire désarmant.
— Je vous en prie, cessez de jouer les don juans et ré-
pondez-moi. Pourquoi êtes-vous systématiquement en retard ?
C'est incorrect.
— Je suis vraiment toujours en retard ? demanda-t-il d'un
air innocent.
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— Vous le savez pertinemment ! Vous pourriez quand
même penser un peu aux autres. Ce n'était vraiment pas la
peine que je me presse tant, pour...
— D'accord, d'accord, coupa Derek. Vous l'avez déjà dit.
Alors, allons-y, au lieu de discuter.
Puis, dans une de ses sautes d'humeur, il lui ébouriffa
soudain les cheveux et lui sourit d'un air malicieux.
— Je tâcherai de faire mieux la prochaine fois. Je ne
veux pas que mon modèle favori fasse la moue.
Ils marchaient côte à côte et Julia ruminait sa rancœur :
elle n'aimait pas être traitée comme une gamine boudeuse ! La
camionnette de Derek était garée devant l'entrée du bâtiment,
en stationnement interdit, bien entendu. La carrosserie était
décorée de dessins bariolés. Il ouvrit la portière et Julia aper-
çut, à l'arrière, des cadres et des toiles vierges.
— Je me demandais ce que vous transportiez là-dedans,
fit Julia. D'habitude, les jeunes y installent leur lit !
— Vous êtes déçue ? demanda-t-il d'une voix moqueuse.
— Très drôle !
Ils roulèrent en silence pendant quelques minutes, puis
Derek demanda négligemment :
— Vous vous êtes bien amusée, samedi soir ?
— Oui, pourquoi ?
Derek semblait très absorbé par la circulation. Il ne quitta
pas la route des yeux lorsqu'il demanda d'un ton brusque :
— Lorsque vous êtes au lit avec votre prince arabe, sen-
tez-vous l'odeur du sang sur ses mains ? Avez-vous une petite
pensée émue pour les hommes qui meurent tous les jours dans
les prisons de son père ?
L'attaque avait été si soudaine que Julia resta sans voix.
Elle se souvenait maintenant avoir vu dans un musée de New
York un tableau de Derek qui représentait une scène de torture
dans une prison du Moyen-Orient.
— Andy dément formellement ce genre de rumeurs, dit-
elle enfin. D'après lui, vous êtes mal informé.
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— Etes-vous donc si naïve ? Il y a des preuves, figurez-
vous : on a pris des photos en cachette et elles sont parvenues
jusqu'à nous. Mais vous vous doutez bien que c'est la dernière
des choses qu'il irait avouer à sa maîtresse américaine, n'est-ce
pas ?
— Je n'en sais rien, répondit Julia d'un ton glacial. Il se
trouve que je n'ai pas l'honneur d'occuper la position que vous
m'attribuez. De toute manière, je me permets de vous rappeler
que cela ne vous regarde pas le moins du monde ?
Derek demeura silencieux un moment, mais dès qu'ils
eurent quitté l'autoroute, il se tourna vers elle :
— Je suis désolé, dit-il simplement. Vous avez raison.
Cela ne me regarde pas.
Julia était encore sous le choc de ses accusations et elle
resta figée, regardant droit devant elle, sans un mot. Derek lui
saisit le menton et l'obligea à lui faire face. Prise au dépourvu,
elle n'eut pas le temps de se composer un visage indifférent.
— Mon Dieu ! murmura Derek en voyant son expression
blessée. Ne me regardez pas comme ça !
Confuse de cet instant de faiblesse, elle se ressaisit im-
médiatement et le toisa avec dédain.
— Est-ce mieux ainsi ? fit-elle d'un ton qui se voulait
agressif.
Contre tout attente, Derek lui sourit.
— Parlez-moi du tableau que vous faites pour mardi pro-
chain ! J'ai l'impression que vous n'allez pas laisser passer une
si belle occasion de vous venger !
Julia ne fut pas dupe. Elle savait parfaitement que le
brusque changement d'attitude de Derek était destiné à l'ama-
douer et à lui rendre sa bonne humeur. La manœuvre était
cousue de fil blanc, mais elle saisit la perche qu'il lui tendait.
— Vous ne saurez rien avant mardi ! répondit-elle avec
un sourire malicieux. (Elle hésita quelques secondes, puis
ajouta :) Après tout, vous avez peut-être raison, au sujet des
prisons.
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— Eh bien, je ne savais pas que mes talents d'orateur
étaient si efficaces ! dit-il d'un ton taquin. Alors, nous sommes
de nouveau amis ?
« Amis »... Ce n'était pas exactement le mot que Julia au-
rait employé, mais elle murmura « Oui » et se plongea dans la
contemplation du paysage.

Derek habitait à une soixantaine de kilomètres de l'uni-


versité. Sa maison était construite au milieu des bois, au bout
d'une petite, route de campagne sinueuse.
Julia sortit de la camionnette et admira le décor magni-
fique qui l'entourait. Le vert sombre des sapins faisait ressortir
la symphonie de tons roux et dorés des chênes et des érables
qui n'avaient pas encore perdu leurs feuilles.
— Comme ce doit être beau quand les branches sont
couvertes de givre ! Oh ! Derek ! ça va être formidable de voir
la nature se transformer peu à peu !
Elle s'aperçut tout à coup qu'elle venait de l'appeler par
son prénom et s'excusa :
— Oh ! pardonnez-moi, monsieur Veblen.
— Vous pardonner ? Mais de quoi donc ? Pouvez-vous
me dire ce qui vous empêche de m'appeler Derek ? Surtout
après la conversation que nous venons d'avoir !
— Vous êtes mon professeur et je suis toujours votre
étudiante, répondit-elle d'un ton ferme. Je suis contre la fami-
liarité.
— Vraiment ? C'est tout à fait inattendu de la part de
quelqu'un comme vous, mademoiselle Harcourt !
Décidément, il semblait résolu à croire ce que racontaient
les journaux ! En dépit de ses protestations, il était probable-
ment convaincu que le prince Abrahm était son amant. Eh
bien, tant pis ! Après tout, il pouvait bien croire ce qu'il vou-
lait...
Même si Julia n'avait pas déjà lu quelque part que Derek
Veblen avait dessiné lui-même les plans de sa maison, elle
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l'aurait deviné au premier coup d'œil. La porte d'entrée donnait
directement sur un vaste living. D'épais tapis recouvraient une
grande partie du parquet en chêne. Le décor était sobre, dans
les tons brun et écru, et le mobilier ultramoderne. Mais les
œuvres d'art ! Julia n'en avait jamais tant vu. Il y avait des
tableaux sur tous les murs, et des sculptures un peu partout, en
bois, en bronze, pour la plupart d'avant-garde. La pièce était
un véritable musée d'art moderne.
— Puis-je voir le reste de la maison ?
Julia avait posé la question pour la forme, car elle se di-
rigeait déjà vers la cuisine. La pièce était grande et entière-
ment équipée d'éléments en acier dépoli, à part un antique
comptoir de boucher en bois massif Un coin repas avait été
aménagé près de la fenêtre sans rideaux, qui donnait directe-
ment sur la forêt.
Ils retraversèrent le living, passèrent devant un escalier
en colimaçon et se dirigèrent vers une porte au fond de la
pièce. La chambre de Derek Veblen était meublée d'un im-
mense lit en cuivre et d'une armoire rustique. Elle était beau-
coup plus dépouillée que le living; sur l'un des murs, les
taches de couleur d'un tableau abstrait contrastaient de ma-
nière saisissante avec l'austérité du mobilier. Si Julia n'avait
pas reconnu la signature, elle n'aurait jamais deviné qu'il
s'agissait d'une œuvre du maître des lieux.
— Venez, dit-il en l'entraînant vers l'escalier. Montons à
l'atelier. Je veux commencer à travailler.
Julia le suivit docilement. L'atelier occupait tout le pre-
mier étage. Il était éclairé par de larges baies vitrées et une
énorme verrière au plafond, par laquelle la lumière pénétrait à
flots. Quelques projecteurs étaient remisés dans un coin, à
côté d'une table de travail et d'un placard rempli de pinceaux,
de tubes, de pots de peinture et de vieux chiffons.
Le centre de l'atelier était occupé par un divan recouvert
d'un drap en satin et d'un chevalet sur lequel était posée une
toile vierge.
62
— La salle de bains est par là-bas, dit Derek en désignant
le fond de la pièce. Allez vous déshabiller pendant que je
prépare ma palette.
Julia resta clouée sur place.
— Que dois-je mettre ? demanda-t-elle en s'efforçant de
prendre un ton détaché.
— Je ne vous ai pas dit de vous changer, je vous ai dit de
vous déshabiller, précisa-t-il d'une voix agacée, comme si elle
lui faisait perdre son temps. Il y a un peignoir derrière la porte
de la salle de bains, si vous voulez le passer en attendant que
je sois prêt. Mais j'ai haussé le chauffage en arrivant. Vous
n'aurez pas froid.
— Monsieur Veblen, voulez-vous dire que vous avez
l'intention de me peindre... nue ?
Pour la première fois depuis le début de la conversation,
Derek leva les yeux de ses tubes de peinture. Julia avait re-
trouvé son sang-froid et son regard ne trahit pas la moindre
émotion.
— Est-ce que cela pose un problème, mademoiselle Har-
court ? demanda Derek avec une pointe d'agacement dans la
voix.
— Non, aucun problème, répliqua-t-elle d'un ton égal. Je
refuse simplement.
Il abandonna ses pinceaux et s'approcha d'elle.
— Mais vous avez l'air de parler sérieusement ! Pourtant,
je suppose que cela ne vous gêne aucunement de vous dénuder
devant vos amants ? Alors pourquoi tant de manières ?
— Je vous l'ai déjà dit, monsieur Veblen : ma vie privée
ne vous regarde pas. Je ne me donnerai même pas la peine de
répondre à vos insinuations.
Il marmonna quelque chose entre ses dents, puis sembla
se calmer, et expliqua posément :
— Julia, tout ceci est ridicule. Vous avez dû passer tout
un semestre à dessiner des nus. Vous savez très bien que cela
n'a rien d'indécent ! Vous voulez me faire croire que vous êtes
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une petite fille timide et innocente ? Très bien, je vous crois.
Maintenant cessez de faire tant d'histoires, allez dans cette
fichue salle de bains et déshabillez-vous. Je n'ai pas de temps
à perdre.
Julia se sentit tout à coup intimidée par ce ton impératif,
mais ne bougea pas d'un centimètre.
— Monsieur Veblen, veuillez avoir l'obligeance de me
raccompagner chez moi, dit-elle de sa voix la plus cassante.
Pour toute réponse, Derek se mit à sourire.
— Imaginez que je suis votre médecin, dit-il. Vous vous
déshabillez quand il vous le demande, n'est-ce pas ?
Le médecin de Julia était assez vieux pour être son
grand-père. Mais Julia n'allait certainement pas avouer à De-
rek la véritable raison de son refus ! Elle ne pouvait lui dire
que ce qui la gênait le plus dans l'idée de poser nue pour lui,
c'était l'attirance physique qu'il exerçait sur elle. S'il avait eu
soixante-dix ans, un crâne chauve et une bedaine rebondie,
elle n'aurait peut-être pas éprouvé la même réticence...
Mais après tout, comment lui en vouloir ? Il n'était pas
responsable du trouble qu'il provoquait en elle. C'était un très
grand artiste et pour lui, elle n'était qu'un modèle intéressant.
Elle se rendit soudain compte de l'évolution de ses pensées et
se sentit rougir. Elle n'envisageait tout de même pas de faire
ce qu'il lui demandait ? Elle redescendit sur terre et s'aperçut
que Derek lui parlait.
— Détachez vos cheveux, Julia, et laissez-les tomber na-
turellement sur vos épaules, là, comme sa, parfait.
Insensiblement, il l'avait guidée vers le fond de l'atelier,
comme si elle avait d'ores et déjà capitulé. Elle s'arrêta net
devant la porte de la salle de bains.
— Non... Je... je ne veux pas.
— Julia, commença Derek d'une voix patiente, comme
s'il s'adressait à un très jeune enfant. Je suis sûr que vous avez
un corps splendide. Vous n'avez aucune raison d'en avoir
honte. N'ayez pas peur, je ne vais pas me jeter sur vous ni
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peindre un tableau indécent ou obscène ! J'ai en tête une vi-
sion de vous que je veux transposer sur la toile. Je vous en
prie, Julia. Pourquoi attacher tant d'importance à un détail
aussi mineur ?
Il avait sans doute raison, se dit Julia. Elle se conduisait
comme une gamine capricieuse. Derek était un artiste et non
un voyeur. Sans un mot, elle entra dans la salle de bains et
referma la porte. Elle se déshabilla et enfila le peignoir qui
était accroché derrière la porte. C'était un peignoir d'homme :
il lui arrivait aux chevilles.
Elle était tellement troublée qu'elle en oublia le fameux
pouvoir de séduction de Derek qui lui faisait si peur quelques
minutes plus tôt. Elle s'assit sur le divan et s'efforça de
prendre un air digne. Derek, toujours penché sur sa palette et
ses pinceaux, jeta un coup d'œil dans sa direction.
— Détendez-vous ! Tous les modèles sont un peu ner-
veux, la première fois. Tenez, je me souviens, c'était l'un de
mes premiers portraits, et la dame qui posait pour moi...
Il se lança dans une anecdote extrêmement comique, puis
enchaîna sur d'autres souvenirs de ce qu'il appelait son époque
de vaches maigres. Quelques minutes plus tard, Julia riait de
bon cœur, parfaitement à l'aise. Tout en parlant, Derek s'était
approché d'elle et commençait à lui faire prendre la pose qu'il
recherchait.
— Et cette énorme matrone avait décidé que je devais la
représenter... (Il fit glisser le peignoir sur les épaules de Julia)
en statue de la Liberté ! J'ai eu un mal fou à la dissuader — la
tête un peu plus penchée, Julia — mais elle a quand même
tenu à ce que je peigne le drapeau américain en toile de fond !
Là, repliez un peu la jambe, voilà, parfait. Elle appelait cela
du symbolisme !
Julia était si absorbée par ce monologue ininterrompu
qu'elle avait à peine pris conscience de sa nudité. Il termina
son histoire et se mit à rectifier l'attitude de Julia, plaçant un
coussin sous un coude, étalant une mèche de cheveux sur une
65
épaule. Son visage n'exprimait aucune émotion. Julia avait
l'impression qu'il ne la voyait même pas : il voyait un futur
tableau. Elle, par contre, était au supplice. Maintenant que le
premier sentiment de gêne avait disparu, elle avait du mal à ne
pas trembler chaque fois que la main de Derek effleurait sa
peau nue. Elle n'osait pas le regarder : elle avait trop peur qu'il
ne lise dans ses yeux le trouble qui s'était emparé d'elle.
Il parut enfin satisfait et se planta devant le chevalet.
— La pose est parfaite, dit-il doucement. Mais ce n'est
pas l'expression que je recherche.
Il la contemplait, le pinceau à la main et Julia crut voir
l'ombre d'un sourire sur ses lèvres.
— Parlez-moi de vos amants, Julia.
Instantanément, les yeux de Julia lancèrent un éclair de
défi et sa bouche se durcit en un sourire glacial. Elle redressa
la tête, mais Derek l'arrêta d'un geste de la main.
— Non, non ! Ne bougez surtout pas ! Je veux seulement
cette expression, ce regard qui semble dire : « Je suis Julia
Harcourt et qui s'y frotte s'y pique. »
Julia comprit alors ce que recherchait Derek.
Sans être orgueilleuse, elle n'ignorait pas qu'elle était
belle. Trop d'hommes lui avaient répété qu'elle avait un corps
fait pour l'amour. Et c'était le contraste entre ce corps sensuel
et l'expression glaciale de son visage que Derek voulait
peindre.
Eh bien, il serait facile de lui donner satisfaction ! Elle
fixa un point dans l'espace, quelque part derrière Derek et fit
le vide dans son esprit. Mais au fond d'elle-même, elle était
blessée. Si Derek l'avait simplement considérée comme un bel
objet qu'il avait envie de peindre, cela ne l'aurait pas dérangée.
Mais la froideur et le manque de sensibilité étaient des traits
de caractère qu'il méprisait ouvertement. Et pour peindre ce
mépris, c'était elle qu'il avait choisie pour modèle...
Elle était allongée sur le divan, parfaitement immobile, le
regard lointain et dédaigneux. Bientôt, elle fut prise de
66
crampes insupportables. Jamais elle n'aurait cru qu'il était
aussi difficile de rester dans la même position. Elle s'efforça
de ne pas bouger, mais Derek s'aperçut très vite qu'elle avait
du mal à tenir en place.
— Vous êtes fatiguée, n'est-ce pas ? Bon. Habillez-vous.
Je vais vous raccompagner.
Julia remonta instinctivement le peignoir sur sa poitrine.
C'était un réflexe ridicule. Après tout, Derek venait de passer
deux heures à la contempler en tenue d'Eve ! Lorsqu'elle se
redressa, il avait disparu. Elle courut vers la salle de bains;
enfila rapidement son jean et son pull à col roulé et le rejoignit
au rez-de-chaussée.
Il était assis sur le canapé, l'air furieux. Julia s'immobilisa
au pied de l'escalier et toussota pour attirer son attention. Vi-
siblement, quelque chose l'avait contrarié.
— Vous n'êtes pas content de la séance, monsieur Ve-
blen ? demanda-t-elle doucement.
Comme tous les artistes, elle connaissait bien ces
brusques accès de dépression. Elle-même avait souvent ce
genre de réaction lorsqu'elle ne parvenait pas à exprimer ce
qu'elle voulait sur une toile.
Il leva les yeux vers elle et elle fut étonnée d'y voir plus
de chaleur et d'intimité que lorsqu'elle était nue dans l'atelier.
Il sembla sur le point de dire quelque chose, puis se ravisa et
secoua la tête.
— Excusez-moi. Les artistes sont des êtres bizarres, vous
le savez bien ! Vous avez été un modèle très patient, Julia.
J'aimerais que vous posiez encore pendant quelques séances.
Vous êtes libre le lundi après-midi, n'est-ce pas ?
— Oui, à partir de 11 heures.
— Bien. Voulez-vous me retrouver dans mon bureau à
midi ? Je promets de ne pas vous faire attendre !
Il lui lança sa veste de cuir et ils se dirigèrent tous deux
vers la camionnette.

67
6

Le lundi suivant, Julia arriva devant le bureau de Derek à


midi pile. Elle espérait vaguement qu'il serait en retard, pour
pouvoir le taquiner. Mais il l'attendait et regarda ostensible-
ment sa montre dès qu'il l'aperçut.
Ils firent le trajet en silence. Julia en profita pour admirer
le paysage et souffler un peu : maintenant qu'elle consacrait
deux après-midi par semaine à ces séances de pose, elle devait
mettre les bouchées doubles et travailler sans relâche tous les
week-ends. Sa seule distraction avait été une pièce de théâtre
que donnait la troupe de l'université. Elle y était allée avec
Max et y avait d'ailleurs rencontré Derek, toujours en compa-
gnie de la jeune assistante de la Faculté des Sciences. Par
contre, elle avait refusé une invitation du prince Abrahm.
Bouleversée par les révélations de Derek, elle avait décidé de
ne plus sortir avec Andy.
Dès qu'il arrivèrent, Derek lui conseilla de monter se
préparer, mais il ne la suivit pas immédiatement. Elle se dés-
habilla et s'allongea sur le divan en attendant qu'il vienne la
rejoindre. Elle se sentait beaucoup moins gênée que la pre-
mière fois. Soudain, une musique douce emplit la pièce.
— Cela vous fera paraître le temps moins long, annonça
Derek en émergeant de l'escalier.
Il s'était changé et avait enfilé un jean et une chemise
sport dont il avait relevé les manches. Julia ne put s'empêcher
d'admirer son long corps souple et musclé. Elle s'amusa à
renverser les rôles et se dit qu'elle aurait bien du mal à résister
si c'était lui qui posait pour elle... Mais lui la regardait avec à
peu près autant d'émotion que s'il avait examiné la coupe de
fruits des travaux dirigés !
— Hum ! La tête un peu plus à droite....
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Il se mit à rectifier les plis du drap, la position d'un bras,
la cambrure de ses reins. Chacun de ses gestes était une véri-
table torture pour Julia. Le contact des mains de Derek sur sa
peau la brûlait comme du fer rouge. Chaque frôlement invo-
lontaire accélérait les battements de son cœur et faisait courir
dans ses veines un frisson de plaisir. Elle ferma les yeux, pour
mieux résister à la tentation de l'attirer plus près d'elle.
Enfin il mit un terme à son supplice et se dirigea vers le
chevalet. Julia plaqua un masque d'indifférence sur son vi-
sage, fixa le point imaginaire, très loin dans l'espace et se
laissa bercer par la musique.
— Dites-moi, Julia, j'espère que ces séances ne nuisent
pas à vos activités mondaines ? demanda Derek au bout de
quelques minutes.
Immédiatement sur la. défensive, Julia se raidit. Mais à
sa grande surprise, elle ne vit pas dans les yeux de Derek l'iro-
nie à laquelle elle s'attendait, mais plutôt une lueur amusée.
— Max Nyquist. Quelle note lui avez-vous donnée ?
Mon assistant est-il un amant à la hauteur ?
Julia s'apprêtait à lui lancer une riposte cinglante, lors-
qu'elle comprit soudain sa manœuvre.
— Vous essayez de me provoquer, protesta-t-elle. Ce
n'est pas du jeu !
Il se mit à rire.
— Vous êtes trop prise par la musique : vous avez le re-
gard d'un jeune faon qui vient de naître ! Je veux l'arrogante
héritière des assurances Harcourt. Allons, Julia ! Un peu de
froideur ! Montrez-moi que je suis tout juste bon à cirer vos
bottes !
La réplique s'imposait :
— Mes bottes sont dans la salle de bains, avec ma
montre, et... tout le reste ! dit-elle avec un sourire malicieux.
Derek reposa son pinceau.
— C'est du sabotage. Vous m'avez fait perdre mon inspi-
ration. Je descends chercher quelque chose à boire. Vous avez
69
soif ?
— Terriblement !
Après son départ, elle résista à l'envie d'enfiler le pei-
gnoir pour se couvrir. Derek trouverait sûrement ce geste
ridicule et puéril. Il revint quelques minutes plus tard et lui
tendit une bouteille de Coca-Cola.
— Profitez-en, dit-il en s'asseyant au pied du lit. Je ne
veux pas être obligé de vous faire reprendre la pose toutes les
cinq minutes !
Julia était du même avis, mais pas pour les mêmes rai-
sons que lui ! En dépit du vernis sophistiqué qu'elle avait ac-
quis au cours des trois dernières années, rien ne l'avait prépa-
rée à faire face à l'intensité des sensations que cet homme
éveillait en elle. Elle le regarda à la dérobée : son visage était
impassible, comme s'il était à des milliers de kilomètres. Elle
se dépêcha d'avaler le reste de son Coca et annonça qu'elle
était prête à reprendre la pose.
Elle dut subir une fois encore le contact affolant de ses
mains sur sa peau nue, tandis qu'il rectifiait telle ou telle
courbe. Dieu merci, la séance se termina sans autre interrup-
tion.
Comme le jeudi précédent, Derek s'arrêta lorsqu'il la sen-
tit fatiguée et descendit pendant qu'elle se rhabillait. Il se mon-
tra froid et distant durant le trajet du retour. Julia n'osa pas
rompre le silence, de peur de l'importuner.
Le lendemain matin, Derek fit son entrée dans l'amphi-
théâtre alors que la sonnerie de 9 heures retentissait. Il ne prit
pas immédiatement la parole, mais scruta la salle pour y dé-
couvrir Julia. Lorsqu'il l'aperçut, il montra la pendule du doigt
et lui adressa un sourire faussement ingénu, comme un petit
garçon qui attend un compliment parce qu'il a été bien sage.
Julia fit le geste d'applaudir. Toutes les têtes se retournèrent
pour voir ce .qui se passait et les regards convergèrent sur elle.
Bien sûr, chacun savait qui était Julia Harcourt. « Veblen est
sans doute son dernier amant », se dirent la plupart des étu-
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diants. Les filles avaient du mal à cacher leur jalousie. Quant à
Julia, elle aurait voulu rentrer dans un trou de souris. Elle se
consola en se disant qu'elle prendrait sa revanche l'après-midi
même, pendant les travaux dirigés.
Lorsqu'elle entra dans l'atelier à 2 heures, Derek discutait
déjà avec deux de ses étudiants. Julia tenait son tableau de
façon à ce que Derek ne puisse voir que l'envers de la toile. Il
se tourna vers elle dès qu'elle pénétra dans la pièce.
— 2 h 01 ! J'estime que je mérite un dix de conduite et la
croix d'honneur !
— Allez-vous continuer à vous adresser des compliments
à vous-même pendant le reste du semestre ? rétorqua Julia.
Elle hésita quelques secondes, voyant que Peter McCar-
thy et Justine Brandon ne perdaient pas un mot de leur con-
versation. « Et puis après tout, pourquoi pas ? » se dit-elle
finalement, et elle lança :
— A propos, vous auriez pu vous montrer un peu plus
discret ce matin ! Tout l'amphithéâtre doit penser que nous
étions en train d'organiser un rendez-vous !
— Et ce n'était pas le cas ? s'empressa de demander
McCarthy.
— Non, mon cher ! Notre honorable professeur voulait
simplement me faire remarquer qu'il était à l'heure, pour une
fois !
— J'en ai pris pour mon grade la semaine dernière, con-
fessa Derek, sous le regard intrigué de quelques étudiants qui
venaient d'arriver et n'avaient pas entendu le début de la con-
versation. J'avais commis l'horrible péché de faire attendre
Mlle Julia Harcourt. Pour ma pénitence, j'ai décidé d'arriver à
l'heure à tous mes cours. Et croyez-moi, conclut-il d'un ton
solennel, c'est une grave résolution ! Mais passons aux choses
sérieuses. Mademoiselle Harcourt... vous semblez impatiente
de nous montrer votre chef-d’œuvre. Peut-on connaître le nom
de l'auguste maître à qui vous avez décidé de manquer de
respect ? (Il se tourna vers le reste de la classe.) Voyez-vous
71
un inconvénient à ce que Mlle Harcourt passe la première ?
demanda-t-il.
Les autres ne demandaient pas mieux. Ils étaient visible-
ment fascinés par les rapports ambigus qu'ils devinaient entre
leur professeur et l'étudiante la plus célèbre de l'université.
Un large sourire aux lèvres, Julia vint poser triomphale-
ment son tableau sur le chevalet. Ses camarades le contemplè-
rent d'un air perplexe.
Julia avait fait le portrait de la mère du gouverneur. Cette
dame de la haute société de Boston était connue comme le
loup blanc, et plus réputée pour sa fortune que pour sa beauté.
En d'autres termes, la brave dame était d'une laideur repous-
sante. Un maquillage savant ne parvenait pas à faire oublier de
petits yeux trop rapprochés, un menton fuyant et un nez cro-
chu. En outre, les régimes amaigrissants les plus sévères
n'avaient jamais eu le moindre effet sur son tour de taille par-
ticulièrement généreux.
Julia avait habilement gommé les disgrâces de son mo-
dèle et avait réussi à en faire une femme d'âge mur, encore
séduisante. Curieusement, le portrait était à la fois ressem-
blant, mais suffisamment outré pour faire sourire un observa-
teur avisé.
Derek examina le tableau, un peu plus longtemps que les
vingt secondes qu'il consacrait habituellement aux œuvres de
ses élèves, puis éclata de rire.
— Vous avez dû bien vous amuser en le peignant, n'est-
ce pas ? (Il hocha la tête d'un air lugubre et s'adressa à la
classe :) Il est évident que Mlle Harcourt a vu certaines de mes
œuvres de jeunesse !
Il se tourna vers Julia et leva un sourcil interrogateur.
— J'ai vu des portraits dans les salons d'amis de mes pa-
rents, acquiesça Julia.
Elle était soulagée par sa réaction. Elle avait attendu avec
impatience le moment de lui montrer ce portrait, tout en re-
doutant sa colère.
72
— Je dois reconnaître que vous êtes beau joueur, admit-
elle.
— Je n'ai pas le choix ! Votre toile est pratiquement par-
faite.
Voyant que les autres étudiants avaient toujours l'air aus-
si déconcerté, Derek expliqua :
— Mlle Harcourt a peint une parodie impitoyable de mes
premiers portraits. Vous savez peut-être que, lorsque j'ai débu-
té, j'ai découvert qu'il était... rentable... de flatter mes modèles.
Les pauvres en avaient d'ailleurs bien besoin, car elles
n'étaient plus dans la fleur de l'âge ! En toute modestie, je dois
avouer que j'étais particulièrement doué pour ce genre d'exer-
cice ! dit-il en riant. Mais voilà que mon passé m'a rattrapé et
me regarde en face ! Je regrette simplement que vous ne puis-
siez voir quelques-uns de ces portraits. Vous verriez alors à
quel point le travail de Julia est brillant.
Julia aurait voulu rester fidèle à son image de marque et
ne pas montrer que le compliment la touchait. Mais elle ne put
s'empêcher de rougir de plaisir.
— Etes-vous contente du compliment ou du bon tour que
vous m'avez joué ?
— Oh ! les deux, monsieur Veblen ! répondit-elle en lui
adressant son sourire le plus ingénu.
Les autres étudiants avaient choisi des sujets plus con-
ventionnels, mais leurs efforts furent accueillis favorablement
par leur professeur et leurs camarades.
— Je constate que vous avez tous aimé cet exercice, con-
clut Derek à la fin du cours. Et moi qui vous croyais trop do-
ciles et respectueux ! Eh bien, l'avenir n'est pas sans espoir !
Pour la semaine prochaine, j'aimerais que vous me fassiez
quelque chose d'abstrait. Représentez une émotion et nous
essaierons d'interpréter votre tableau.
Un concert de protestations s'éleva.
— Comment ? Vous n'aimez pas la peinture abstraite ?
Justine Brandon se fit le porte-parole de la classe :
73
— Une semaine, c'est trop court ! Nous n'aurons pas le
temps !
Ses camarades renchérirent. Tous avaient des disserta-
tions à rendre, des exposés à préparer,
— Ah ! l'ivresse du pouvoir ! plaisanta Derek. J'ai bien
envie de ne vous accorder qu'une semaine, pour voir ce que
ressent un dictateur !
— Et vous osez peindre des tableaux contre la torture et
l'injustice ! s'exclama Julia. Vous devriez avoir honte !
— Oh, mais j'ai honte ! et j'en rougis ! Allons, vous avez
gagné. Deux semaines. Mais tâchez de les mettre à profit !

Les jours suivants, Julia passa le plus clair de Bontemps


à la bibliothèque pour essayer de rattraper le retard accumulé :
elle avait consacré beaucoup d'heures au portrait de la mère du
gouverneur, au détriment des autres matières. De plus, elle ne
pourrait pas travailler pendant le week-end : elle devait aller à
New York pour assister au mariage de son père et de Maggie
Rasmussen. Richard Harcourt tenait absolument à ce que toute
la famille soit réunie. Même Edward, le frère aîné de Julia,
devait venir de Californie avec sa femme Nancy. Tom et Alli-
son comptaient faire le trajet en voiture et avaient proposé à
Julia de passer la prendre à Boston.
Le vendredi matin, tout en faisant ses bagages, Julia son-
geait à Derek et à la séance de pose de la veille. Une sorte de
routine s'était maintenant installée. Elle allait le retrouver dans
son bureau à midi et ils roulaient en silence jusque chez lui.
La veille, Julia s'était attendue à reprendre le petit duel amical
du mardi précédent, mais il ne semblait pas d'humeur à plai-
santer. Julia n'insista pas. Elle avait appris à ne plus se poser
de questions. Elle essayait simplement de s'adapter à son tem-
pérament versatile.
Comme d'habitude, elle s'était déshabillée tandis qu'il
mettait un disque. Puis il l'avait rejointe dans l'atelier, et avait
ajusté sa pose, avec des gestes précis et impersonnels. Si par
74
hasard sa main effleurait un sein ou la courbe d'une cuisse,
cela ne semblait avoir aucun effet sur lui. Par contre, Julia
avait de plus en plus de mal à masquer son trouble. Elle avait
beau se répéter qu'elle était ridicule de perdre la tête pour un
homme tel que lui, cela ne calmait pas pour autant les batte-
ments accélérés de son cœur et le désir poignant qui l'étrei-
gnait chaque fois que la main de Derek touchait sa peau.
Comme les fois précédentes, Derek s'arrêta dès qu'elle
commença à s'agiter et ne lui adressa pas la parole pendant le
retour. Peut-être sa froideur n'était-elle après tout qu'une ma-
nière polie de lui faire comprendre qu'il la trouvait intéres-
sante à reproduire sur une toile, mais insignifiante en tant
qu'individu. u De toute façon, se dit Julia avec une pointe de
dépit, il est évident que je ne l'attire pas physiquement. »

Tom et Allison arrivèrent un peu après midi. Installées


sur la banquette arrière, les deux jeunes femmes étaient heu-
reuses de bavarder.
— Comment t'entends-tu avec le fameux artiste ? de-
manda Allison alors que Tom était parti leur acheter des
sandwiches.
Julia fit à l'intention de sa belle-sœur l'historique de ses
débuts difficiles avec Derek.
— Mais il a aimé mon dernier tableau, qui parodiait une
de ses œuvres de jeunesse. Et puis..., il est en train de faire
mon portrait.
— Comment ? Tu plaisantes ! Il ne fait plus : de portraits
depuis des années. De plus, je croyais que vous vous parliez à
peine !
— C'est tout juste si nous nous adressons la parole pen-
dant les séances de pose. Il m'envoie au premier étage pour...
(Julia s'arrêta au milieu de sa phrase.) Oh ! après tout, je ferais
aussi bien de tout te dire ! Je pose pour lui, euh... enfin...
— Nue, c'est bien le mot que tu cherches ? suggéra Alli-
son.
75
— Il... c'est un grand artiste, dit-elle comme pour se justi-
fier. Et de toute façon, il ne s'intéresse pas à moi.
— S'il ne s'intéressait pas à toi, pourquoi ferait-il ton por-
trait ? rétorqua Allison avec une logique irréfutable.
— Il m'oblige à prendre un air distant et hautain. Ce qui
l'attire, je crois, c'est le contraste. Tu sais, « corps de feu et
cœur de glace », ce genre de chose...
— Tu es sa maîtresse ?
— Allison ! Toi aussi ? s'écria Julia d'une voix blessée.
Allison passa son bras autour des épaules de Julia.
— Je te demande pardon, ma chérie. C'est seulement
que... eh bien, j'ai été élevée à Boston, tu sais !... et il est très
connu ici. Plus d'un mari ou d'un père a refusé que Derek fasse
le portrait de sa femme ou de sa fille, à cause de sa réputation.
Je n'aimerais pas que tu te laisses prendre au piège, Julia. Tu
as déjà assez souffert comme ça. Il ne t'a jamais fait
d'avances ?
Julia avait passé sous silence le baiser que lui avait donné
Derek dans son bureau, au début de l'année scolaire. Mais elle
ne savait pas mentir à Allison et se contenta de secouer la tête
en essayant de ne pas rougir. Allison ne fut pas dupe.
— Quand, Julia ?
— Ce n'était pas... ça ne signifiait rien pour lui, dit Julia
en hésitant. Il était furieux de l'intervention de papa pour me
faire admettre à ses travaux dirigés. Quand je l'ai revu, il m'a
dit mes quatre vérités. Cela ne m'a pas plu et je l'ai provoqué.
Alors, il... il m'a embrassée, c'est tout. C'était comme une sorte
de punition qu'il voulait m'infliger.
— Et tu crois vraiment qu'il aurait choisi cette façon de
te punir si tu avais eu un double menton et une silhouette
d'hippopotame ?
— Non. Mais c'est à cause de ma réputation. Il a dû pen-
ser que j'étais une fille facile. Il ne s'est rien passé depuis. Au
contraire, on dirait qu'il peint une statue. Il me touche, il me
regarde, mais... Cela a l'air de le laisser complètement indiffé-
76
rent, conclut Julia d'une voix curieusement enrouée.
— Mais pas toi, fit Allison. Je veux dire, il ne te laisse
pas indifférente ?
— C'est vrai, confessa Julia en baissant les yeux.
Tout à coup, Allison se mit à rire. Julia lui lança un re-
gard de reproche.
— Pardonne-moi, mais je pensais à la dernière fois que
nous nous sommes vues ! Tu te plaignais alors de ne jamais
rien ressentir, tu te souviens ? Eh bien, voilà au moins un
problème de résolu !
Julia ne put s'empêcher de sourire.
— Oui, mais je me demande si je ne regrette pas ma belle
indifférence ! Premièrement, je ne lui plais pas. Deuxième-
ment, il a trente-trois ans et me considère comme une gamine.
Et enfin...
— Oui ?
— J'ai tellement hésité avant de me mettre nue devant lui
qu'il a dû comprendre que je n'étais pas aussi « libérée » qu'il
le croyait. C'est même devenu un sujet de plaisanterie. Chaque
fois que je perds l'expression qu'il veut peindre, il dit quelque
chose du genre « Comment va votre dernier amant, Julia ? »
ou bien « Avez-vous jamais songé à publier un guide person-
nel sur les performances sexuelles des princes de ce
monde ? » Je crois qu'il sait que je ne suis pas... enfin que je
ne...
— Espérons qu'il agira en conséquence, coupa Allison.
Elle enchaîna sur un sujet moins délicat en voyant arriver
Tom, les bras chargés de victuailles.

Richard Harcourt et Maggie Rasmussen devaient passer


devant le maire le lendemain à 6 heures du soir. En voyant le
clan Harcourt rassemblé dans le hall, Richard déclara avec une
fierté évidente qu'ils formaient vraiment une belle famille.
Julia sentit soudain sa gorge se serrer. Le remariage de son
père marquait pour elle la fin d'une période importante de sa
77
vie. Depuis la mort de Jill Harcourt, son père avait reporté
toute son affection sur Julia. Il n'avait peut-être pas été tou-
jours présent, et avait trop souvent cru que des cadeaux
luxueux pouvaient compenser ses absences; mais Julia savait
qu'il l'aimait sincèrement et qu'il avait toujours cru agir pour
son bien. Elle ne put résister à l'élan qui la poussait vers lui et
courut se jeter à son cou.
— Vous êtes très séduisant, monsieur Harcourt ! Pour un
peu, je serais jalouse de Maggie !
Il parut profondément touché par cette marque d'affec-
tion.
— Voyons, Julia ! fit-il d'un ton bourru. (Il s'éclaircit la
voix, et ajouta d'un air gêné ;) Je voudrais que tu saches, ma
petite fille... Enfin ne crois surtout pas que...
— Allons, mon petit papa, ne sois pas ridicule ! Si tu es-
saies de me dire que je pourrai toujours compter sur toi, ne
t'inquiète pas ! Je sais que tu as toujours fait tout ton possible
pour...
— C'est bientôt fini ? l'interrompit Tom. C'est un ma-
riage, pas une veillée funèbre ! Allons-y, papa, sinon ta fian-
cée va croire que tu as changé d'avis !
Julia dut reconnaître que Maggie avait fort bien fait les
choses. La cérémonie fut suivie d'un dîner dansant. Le cham-
pagne coula à flots. Julia fit la conquête de tous les invités de
son père et se prêta de bonne grâce aux exigences des photo-
graphes de presse. La soirée se prolongea longtemps après le
départ des nouveaux mariés.
Le réveil, le lendemain matin, fut difficile et douloureux
pour certains. Après le déjeuner, on se congratula, on se pro-
mit de s'écrire, on se dit au revoir et chacun reprit le chemin
du retour.
Tom et Allison déposèrent Julia en bas de chez elle en
début de soirée. Elle avait prévu de travailler un peu avant de
se coucher, mais Melinda insista pour connaître tous les dé-
tails de la réception. Tant pis, les livres de psychologie et de
78
relations internationales attendraient ! Elles bavardèrent et ne
virent pas le temps passer. Il était 2 heures du matin lorsque
Julia s'écroula sur son lit, ivre de sommeil.

— Vous avez une mine de papier mâché ! décréta Derek


en la voyant arriver le lundi à midi. Qu'est-ce que vous avez
bien pu fabriquer pendant le week-end ?... Ah, c'est vrai ! Le
mariage de votre père ! J'ai vu les photos dans le journal. J'es-
père que vous en avez profité pour ajouter quelques noms
illustres sur votre carnet de rendez-vous.
Il l'observait du coin de l'œil, attendant qu'elle morde à
l'hameçon.
— Non, répondit-elle d'un ton léger. Par contre, j'ai reçu
quelques demandes en mariage, en bonne et due forme. Il faut
croire que tout le monde ne partage pas votre avis à mon sujet,
monsieur Veblen. Certains ne me trouvent pas si dénuée de
charme !
Derek la regarda fixement pendant quelques secondes.
Julia s'attendait à ce qu'il proteste poliment, mais il se contenta
de hausser les épaules, avant d'annoncer qu'elle avait décidé-
ment trop mauvaise mine pour poser et qu'elle ferait mieux de
rentrer chez elle.
De retour dans son appartement, Julia s'installa sur son lit
et finit par s'endormir sur le traité de politique internationale
qu'elle avait ouvert pour se donner bonne conscience.
Pendant les quelques semaines qui suivirent, Julia mena
une vie régulière et studieuse, qui l'aurait horrifiée quelques
années plus tôt. Jusque-là, elle avait vécu sans but précis. Elle
ne laissait jamais passer une occasion de s'amuser et n'hésitait
pas à sécher un cours pour aller assister à une réception à New
79
York ou pour rejoindre la jeunesse dorée de Boston pour un
week-end prolongé au bord de la mer. Elle s'apercevait au-
jourd'hui que cette existence superficielle l'avait coupée des
autres étudiants et l'avait empêchée de profiter au maximum
de ses cours. Elle le regrettait et, pour rattraper le temps perdu,
ne s'accordait plus que de rares distractions.
Le lundi et le jeudi, elle posait pour Derek. Les séances
se déroulaient toujours de la même manière. Derek se montrait
très distant et Julia s'efforçait d'en faire autant. Elle y réussis-
sait parfaitement, en apparence tout au moins. En arrivant, elle
prenait le temps de faire un petit tour pour admirer la forêt : au
fur et à mesure que l'automne avançait, les arbres prenaient
des couleurs de plus en plus chatoyantes et Julia s'émerveillait
à chaque fois de la beauté de ce décor sauvage. En tant qu'ar-
tiste, Derek devait comprendre Julia, mais elle sentait bien que
sa petite promenade rituelle l'agaçait et qu'il était impatient de
se mettre au travail.
Le portrait commençait à prendre forme et Julia en ob-
servait les progrès avec intérêt. Apparemment, Derek travail-
lait l'arrière-plan lorsqu'elle n'était pas là. Bien qu'elle posât
sur le divan de l'atelier, le tableau la représentait sur l'immense
lit en cuivre qu'elle avait vu dans la chambre. Cette découverte
la mit mal à l'aise, beaucoup plus que le fait de poser nue.
Le prince Abrahm l'avait appelée deux fois depuis son
retour de New York, mais elle n'était pas revenue sur sa déci-
sion et avait décliné les deux invitations. Elle avait limité ses
distractions à quelques soirées à l'université où l'avait entraî-
née Max Nyquist. Max devenait d'ailleurs de plus en plus
entreprenant et Julia avait du mal à lui faire garder ses dis-
tances. Appréciant sa compagnie, mais pas son insistance, elle
envisageait de mettre un terme à leurs relations.
En dehors de ces quelques sorties, elle consacrait la ma-
jeure partie de son temps à étudier. Son mémoire pour le cours
de relations internationales était en bonne voie et son profes-
seur semblait satisfait.
80
Elle continuait à noter chaque matin les rêves qu'elle
avait faits pendant la nuit. Elle fut à la fois stupéfaite et fu-
rieuse de constater qu'elle rêvait très souvent de Derek Ve-
blen. Elle notait scrupuleusement tous les détails, mais ne
mentionnait Derek que par l'initiale « D ». Elle ne pouvait
s'empêcher de rougir en transcrivant certains passages. Les
ébats érotiques auxquels se livraient la Julia Harcourt de ses
rêves et un certain « D » dépassaient de loin tout ce qu'elle
avait pu lire ou voir au cinéma dans ce domaine et elle s'éton-
nait de posséder un subconscient aussi imaginatif ! Pire en-
core, elle rêvait souvent qu'elle était mariée avec « D ». Ils
vivaient ensemble et accomplissaient ensemble les mille et
une petites choses de la vie quotidienne que font tous les
couples mariés; La sonnerie du réveil, qui l'obligeait à redes-
cendre sur terre, lui était insupportable.
La réalité, malgré tout, offrait quelques compensations.
Julia avait l'impression que Derek était content d'elle, et les
séances de travaux dirigés étaient beaucoup moins orageuses
qu'au début. Elle avait longuement hésité avant de commencer
le tableau abstrait qu'il leur avait demandé. Peindre une émo-
tion... En fin de compte, elle s'aperçut que le mariage de son
père rayait beaucoup plus marquée qu'elle ne l'aurait cru :
c'était une page de sa vie qu'elle venait de tourner. Elle songea
à son enfance, tout d'abord avec mélancolie, puis les moments
les plus heureux de ses jeunes années lui 'revinrent peu à peu
en mémoire : un pique-nique avec ses parents, une promenade
au zoo, une partie de ballon avec ses frères, ses premiers des-
sins... Et c'est ce qu'elle essaya d'exprimer sur sa toile : la joie
de vivre pure et innocente d'un enfant. Julia n'était pas sûre
d'avoir réussi mais Derek et ses camarades n'eurent aucun mal
à interpréter son tableau.
Derek se montrait un peu plus exigeant à chaque séance.
Il obligeait ses étudiants à se surpasser, à aborder des modes
d'expression auxquels ils n'auraient jamais songé d'eux-
mêmes. L'horizon de Julia s'élargissait; elle progressait
81
presque malgré elle. Un jour, Derek leur demanda de faire
deux portraits d'eux-mêmes : Fun à l'âge de cinq ans et l'autre
à quinze ans. Si Julia eut du plaisir à peindre la jolie petite
fille qu'elle avait été, elle passa en revanche des heures pé-
nibles à faire le portrait de Julia Harcourt adolescente.
Quelques mois plus tôt, elle aurait refusé de regarder la vérité
en face et aurait sans doute peint une jeune fille charmante et
gracieuse. Mais elle savait que Derek n'accepterait pas ce
genre de faux-fuyant; elle peignit donc sans la moindre indul-
gence le visage ingrat et la silhouette gauche de ses quinze ans
et les compliments de son professeur furent la plus merveil-
leuse des récompenses.
Pourtant, l'attitude de Derek à son égard était tout à fait
différente pendant les séances de pose et Julia ne comprenait
pas pourquoi. Maintenant qu'il était satisfait de son élève, il se
montrait charmant, encourageant ou taquin durant les cours.
Mais lorsqu'ils étaient seuls, il redevenait distant, parfois
même franchement hostile. elle essayait bien de temps à autre
de briser la glace, mais ses tentatives tombaient invariable-
ment à plat. Julia finit par se dire que les artistes ne réagis-
saient pas comme le commun des mortels. Lorsqu'il peignait,
Derek était sans doute trop absorbé par ce qu'il faisait pour se
préoccuper du reste.

Après un automne exceptionnel, l'hiver semblait décidé à


montrer le bout de son nez. Tout en suivant Derek jusqu'à la
camionnette, Julia serra frileusement autour de son visage le
capuchon doublé de fourrure de son anorak. Le ciel gris et bas
n'augurait rien de bon.
Les premiers flocons commencèrent à tomber alors qu'ils
quittaient l'université. Derek ne fit aucun commentaire; Julia,
qui avait appris à ses dépens qu'il valait mieux, dans ces cas-
là, ne pas le déranger, respecta son silence.
Lorsqu'ils arrivèrent devant la maison de Derek, le sol
disparaissait déjà sous plusieurs centimètres de neige. Mais
82
pourquoi s'inquiéter ? On était à la mi-novembre et la neige ne
tiendrait pas.
Elle se déshabilla, puis resta allongée sur le divan, à con-
templer les flocons qui tourbillonnaient au-dessus de sa tête et
venaient s'accrocher sur la verrière. L'atelier était plongé dans
la pénombre Jusqu'à présent, Derek n'avait pas eu besoin de
lumière artificielle : le soleil d'automne inondait la pièce. Mais
cette fois, il traîna les lourds projecteurs près du divan et se
mit à régler les éclairages. Il essayait de reproduire les reflets
du soleil, regardant tour à tour le portrait, puis Julia, éteignant
une ampoule, inclinant un écran réfléchissant... Il ne semblait
jamais satisfait de l'effet produit. Julia commençait à trouver
le temps long. La chaleur des projecteurs devenait de plus en
plus intense et cette lumière crue à laquelle elle n'était pas
habituée lui donnait l'impression d'être encore plus nue... ou
peut-être était-ce le regard de Derek qui la mettait mal à l'aise.
Enfin, il hocha la tête, alla baisser le thermostat et prit ses
pinceaux.
Durant ces séances, Julia ne se rendait jamais compte de
l'heure. Ses seuls points de repère étaient la musique et la
courbe du soleil dans le ciel. Mais aujourd'hui, le ciel était
déjà sombre lorsqu'ils étaient arrivés et Derek avait choisi une
musique de fond qu'elle ne connaissait pas du tout. Elle avait
hâte qu'il donne le signal de la pause : elle était épuisée. Mais
contrairement aux autres fois, il ne s'aperçut pas qu'elle don-
nait des signes d'impatience et continua à peindre, les sourcils
froncés et le regard concentré.
Julia connaissait cette espèce d'état de grâce dans lequel
est parfois plongé un artiste : lorsque l'inspiration est là, plus
rien ne compte. Elle prit donc son mal en patience et continua
à fixer la neige, en essayant d'oublier ses crampes et la chaleur
de plus en plus intenable.
— Bon sang, Julia, mais cessez donc de gigoter comme
cela ! grogna soudain Derek.
— Désolée.
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Julia s'efforça de garder la pose, en dépit des fourmille-
ments qui commençaient à envahir ses membres ankylosés.
Dix minutes plus tard, Derek se redressa, l'air écœuré.
— Mais qu'est-ce que vous avez, aujourd'hui ? Vous ne
tenez pas en place ?
— Quelle heure est-il, monsieur ? demanda timidement
Julia.
Il jeta un coup d'œil à sa montre et se radoucit.
— Ce n'est pas possible ! Presque 5 heures ! Pas étonnant
que vous soyez fatiguée ! Je suis désolé.
— Je ne vous ai jamais vu si absorbé, observa Julia.
Elle osait à peine y croire : ils venaient d'échanger plus
de mots en une minute qu'ils n'en avaient échangés durant les
deux dernières séances réunies !
— Hum... Quel dommage d'être obligé de s'arrêter. Si
nous faisions une petite pause, croyez-vous...
Il ne finit pas sa phrase et lui lança un regard auquel il
était difficile de résister. Elle était un peu inquiète à cause de
la neige qui n'avait pas cessé de tomber depuis midi, mais
devant l'enthousiasme de Derek, elle se sentit incapable de
refuser.
— Pourrais-je passer sous la douche avant de reprendre
la séance ? demanda-t-elle simplement. Je suis en nage. Et
auriez-vous quelque chose boire ?
— Bien sûr ! Prenez votre douche et rejoignez-moi en
bas. Pendant ce temps, je vais presser quelques oranges.
Julia resta un bon moment sous la douche, les yeux fer-
més. La caresse de l'eau à peine tiède lui procurait une mer-
veilleuse sensation de fraîcheur et de bien-être. Puis elle se
brossa les cheveux, enfila le peignoir de Derek et descendit à
la cuisine.
Derek avait préparé un pichet de jus d'orange et un pla-
teau garni de gâteaux. Julia s'y attaqua avec ardeur qui n'avait
rien, de sophistiqué.
— Cela vient d'une pâtisserie italienne de Boston, dit-il.
84
Le paradis de mon enfance. Hélas, nous devions souvent nous
contenter de regarder la vitrine !
Julia crut remarquer une pointe de défi dans sa voix. De-
vait-elle se sentir coupable parce qu'elle n'avait jamais man-
qué de rien ?
— Mais maintenant, vous avez les moyens de vous offrir
tout ce qui vous plaît, n'est-ce pas ? répliqua-t-elle d'un ton
léger.
Elle ne se rendit compte du double sens de sa remarque
qu'en voyant le regard de Derek l'envelopper de la tête aux
pieds.
— En êtes-vous si sûre ? murmura-t-il avec un sourire
amusé.
Julia vida son verre en toute hâte et, évitant de croiser
son regard, annonça qu'elle allait l'attendre dans l'atelier.
Lorsqu'il la rejoignit quelques minutes plus tard, il était
redevenu le Derek froid et distant des séances de pose. Il rap-
procha l'un des projecteurs, réajusta les plis du drap et se remit
au travail sans un mot.
Julia fixait le ciel, au delà de la baie vitrée. La nuit était
tombée et la lune éclairait les flocons qui maintenant tom-
baient en rideau compact.
Il était 8 heures lorsque Derek annonça enfin qu'il était
trop fatigué pour continuer.
— Dommage... mais il est temps que je vous ramène
chez vous !
Julia attendit qu'il quitte la pièce, comme il le faisait
d'habitude, mais il resta planté devant son chevalet à contem-
pler son œuvre. Elle se décida finalement à enfiler son pei-
gnoir et se dirigea vers la salle de bains. Lorsqu'elle en sortit,
il lui fit signe de venir admirer le portrait.
— Eh bien ? Qu'en pensez-vous ?
Elle hésita quelques secondes, puis se décida. Après tout,
pourquoi lui mentir ?
— Je ne l'aime pas beaucoup. Oh ! s'empressa-t-elle
85
d'ajouter en voyant son visage se rembrunir, je reconnais que
c'est... brillant, pour ce que vous vouliez montrer. Mais ce
n'est pas comme cela que je me vois, du moins plus mainte-
nant.
— Vraiment ? (Le ton était intrigué.) Pourtant vous me
semblez plus froide et plus indifférente que jamais.
— Vous êtes injuste et vous le savez ! s'écria-t-elle avec
véhémence. Ce que j'ai fait en travaux dirigés...
— Je ne parle pas de votre travail, je parle de vous, cou-
pa Derek. Vous êtes aussi glaciale que le jour où vous êtes
venue dans mon bureau faire signer votre fiche d'inscription !
conclut-il avec un curieux sourire.
Julia avait l'impression qu'il voulait simplement la taqui-
ner. Malgré tout, elle n'aimait pas la tournure que prenait la
conversation. Elle tourna les talons et descendit l'escalier d'un
pas très digne.
Derek la suivit en riant, lui lança son anorak et enfila un
blouson. Mais lorsqu'il ouvrit la-porte, son sourire se figea. Il
la referma en étouffant un juron.
— Il y a au moins un mètre de neige, annonça-t-il d'un
ton lugubre. Mais bon sang, elle n'est quand même pas venue
par miracle ?
— Non, j'imagine qu'elle est tout simplement tombée du
ciel.
Derek alla dans sa chambre et décrocha le téléphone d'un
geste rageur, comme si l'appareil était responsable des condi-
tions atmosphériques.
— Allô ? Sandy ?... Quoi ? L'autoroute ?... Oui... oui,
bien sûr... oui, je comprends... D'accord. Allez, au revoir !
Il raccrocha et se tourna vers Julia.
— C'était le type qui déblaie d'habitude. Toute la région
est paralysée à cause de cette fichue neige. Des idiots sont
sortis sans pneus cloutés et sans chaînes. Ils sont bloqués un
peu partout sur l'autoroute. Les routes secondaires sont impra-
ticables. De toute façon, la circulation est interdite, sauf pour
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les sauveteurs et la police.
— Vous avez été bien inspiré de prolonger la séance, es-
saya de plaisanter Julia, sinon nous serions enfouis sous la
neige sur la route, au heu d'être confortablement installés au
chaud !
Elle faisait la fière, mais n'en menait pas large. L'atti-
rance physique qu'elle éprouvait pour Derek n'avait pas dimi-
nué avec le temps, bien au contraire ! Elle se rendait parfaite-
ment compte du danger de la situation : la tentation de se lais-
ser aller était grande. Elle prit son expression de princesse
inaccessible.
— Voyons, Julia, ce n'est tout de même pas de ma faute !
dit Derek en l'entraînant vers le living. Venez, je pense qu'il
est temps que nous mettions les choses au point.
Il la fit asseoir sur le canapé et s'installa en face d'elle.
— Vous comprenez, n'est-ce pas, que nous pouvons très
bien rester bloqués ici pendant plusieurs jours ?
Julia fit signe que oui. Il reprit d'un ton posé, comme s'il
lui expliquait un problème de mathématiques :
— Bien. Autant regarder les choses en face. Il se trouve
que vous êtes une jeune femme très désirable et que je ne suis
pas de bois. Si vous croyez qu'il m'a été facile de me concen-
trer sur cette fichue toile alors que vous étiez étendue, nue, sur
ce divan... Oh ! Et puis à quoi bon tourner autour du pot ? Il y
a le divan de l'atelier... et mon lit, Julia. Que choisissez-vous ?
Julia resta frappée de stupeur. C'était la première fois de
sa vie qu'un homme lui faisait ce genre de proposition d'une
manière aussi directe. Et puis, elle tombait des nues.
— Mais... vous êtes toujours si froid, si impersonnel,
balbutia-t-elle.
— Qu'est-ce que cela prouve ? Mais vous n'avez pas ré-
pondu à ma question.
Julia baissa les yeux et secoua la tête.
— Mais je ne... Je n'ai jamais..., commença-t-elle.
Elle fut incapable de poursuivre. Il la dévisagea d'un air
87
sceptique.
— Vous me prenez pour un imbécile ? Vous n'espérez
tout de même pas me faire croire que vous êtes un modèle de
vertu ! Si je ne vous plais pas, dites-le, et nous n'en parlerons
plus.
— Je n'espère rien du tout et je me fiche pas mal de ce
que vous croyez ! cria Julia. Quant à ma réponse à votre ques-
tion stupide, c'est « NON ». Est-ce assez clair ?
— Ma question n'était pas stupide ! Elle était simplement
franche et directe. Je n'aime pas l'hypocrisie et n'ai pas l'habi-
tude de séduire les femmes contre leur gré !
Julia le fusilla du regard. Elle était d'autant plus outrée
qu'il avait l'air de considérer tout cela comme une plaisanterie.
Soudain, il vint s'asseoir sur le bras du canapé et la regarda
pensivement.
— Je devrais me fier davantage à mon instinct, murmura-
t-il. La Julia Harcourt que j'ai appris à connaître est en effet si
différente de la fille peu farouche dont parlent les journaux.
Ainsi, vous n'êtes pas celle que l'on croit... Comme c'est
dommage ! conclut-il d'une voix faussement désespérée.
Il lui adressa un sourire si désarmant que la colère de Ju-
lia fondit aussitôt et qu'elle ne put s'empêcher de sourire à son
tour.
— Il faut donc que je me résigne à passer une bien triste
nuit, ajouta-t-il d'un air sombre. Tant pis, je me rabattrai sur
les plaisirs de la table ! Je vais de ce pas nous concocter un
bon petit dîner !
Il se leva nonchalamment et se dirigea vers la cuisine. Ju-
lia resta assise. La conversation qu'ils venaient d'avoir l'avait
étrangement troublée et elle était incapable de retrouver son
calme en quelques secondes. Lui, par contre, semblait parfai-
tement maître de lui. Ses dernières paroles, en tout cas, étaient
plutôt terre à terre et ne semblaient pas exprimer le désir le
plus ardent. Comment pouvait-il passer aussi facilement de
l'amour aux recettes de cuisine ? « Et dire que je me croyais si
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forte ! Dire que je me vantais de pouvoir manipuler les
hommes comme des marionnettes ! » songea Julia. Elle était
flattée et heureuse de savoir que Derek la trouvait jolie, dési-
rable même, mais il fallait oublier cet aveu dangereux. Elle ne
voulait pas souffrir les conséquences d'une aventure sans len-
demain. Elle avait dit non et elle était certaine d'avoir pris la
bonne décision.
Ayant fait la paix avec elle-même, elle alla rejoindre De-
rek à la cuisine.
Il avait sorti du congélateur deux entrecôtes qu'il était en
train de faire revenir dans une poêle, avec du beurre et des
échalotes hachées.
— Non content de peindre avec talent, vous êtes un véri-
table cordon bleu ! s'exclama Julia.
— Que voulez-vous, les artistes ont eux aussi un esto-
mac. Et il faut bien qu'ils mettent la main à la pâte quand leur
modèle se désintéresse de ces contingences Matérielles !
— Je vous demande pardon, monsieur Veblen ! Les
jeunes filles de bonne famille apprennent aussi la cuisine et je
vous signale que j'étais une élève très douée !
Elle lui tira la langue pour mieux ponctuer son affirma-
tion.
— Vous êtes bien imprudente ! Vous feriez mieux de ca-
cher ce petit bout de langue au lieu de provoquer vos supé-
rieurs. Et maintenant, faites-moi le plaisir de débarrasser le
plancher et de me laisser préparer le dîner, dit-il en la poussant
hors de la pièce sans ménagement.
En attendant que le repas soit prêt, Julia examina les ta-
bleaux et les sculptures qui décoraient le living. Comment
Derek avait-il réussi à accumuler de tels trésors ? Pratique-
ment chaque toile portait la signature d'un peintre célèbre. Elle
reconnut également les œuvres de sculpteurs contemporains
de grand renom. La visite de ce musée privé fut interrompue
par un appel impératif venant de la cuisine.
— Julia ! A la soupe !
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L'invitation n'était peut-être pas très protocolaire, mais
Julia avait trop faim pour jouer les difficiles ! Elle eut l'eau à
la bouche en apercevant les entrecôtes, la salade et les
pommes de terre dorées à souhait.
— C'est un four à micro-ondes ? demanda-t-elle en se
rappelant qu'à peine cinq minutes plus tôt, elle avait vu les
pommes de terre encore crues sur le plan de travail.
— Indispensable pour les gens comme moi, qui n'aiment
pas attendre et qui oublient d'allumer le four, acquiesça Derek.
Avec cet engin, un poulet tout congelé est cuit en dix minutes.
Mais assez parlé, servez-vous. J'ai déjà remarqué que vous
aviez un appétit d'ogresse.
— Vous voulez dire comme une jeune Américaine en
bonne santé, je suppose ?
Le repas fut silencieux; ils étaient affamés tous les deux
et la conversation fut reléguée au second plan. Derek avait
débouché une bouteille de vin de Californie à laquelle Julia fit
honneur. Lorsqu'ils eurent fini, Julia proposa de remettre la
cuisine en ordre; chacun son tour !
— Vous n'avez pas perdu au change, plaisanta-t-elle. La
cuisine est un véritable chantier, encore pire que votre bureau
la première fois que je l'ai vu ! Comment vous êtes-vous dé-
brouillé pour salir toutes ces casseroles ?
— Simple question de talent, répondit Derek en quittant
la pièce sans même se retourner.
Un peu plus tard, Julia monta à l'atelier. Derek était assis
à sa table de travail. Plongé dans ses papiers, il ne l'avait appa-
remment pas entendue monter. N'osant pas le déranger, elle
redescendit à pas de loup et appela Melinda pour la prévenir
de ce qui se passait, puis ouvrit un de ses livres. Par chance,
elle était passée à la librairie le matin même et avait acheté
plusieurs ouvrages pour son cours de relations internationales.
Elle allait pouvoir s'avancer un peu dans son travail.
Derek descendit la rejoindre vers 11 heures.
— J'ai changé les draps du divan, annonça-t-il, Fati-
90
guée ? Un peu. .
En fait, elle tombait de sommeil. Elle avait failli s'en-
dormir sur l'Histoire du Moyen-Orient. Elle se leva du canapé
où elle s'était pelotonnée et se dirigea vers l'escalier. Mais
Derek lui barra le chemin lorsqu'elle arriva à sa hauteur.
— Je n'ai même pas droit à un petit baiser ?
Julia se raidit, mais les lèvres de Derek étaient déjà sur
les siennes. Il la serra doucement dans ses bras; son baiser fut
léger comme une caresse et d'une tendresse émouvante. Puis il
lui ébouriffa les cheveux comme à une enfant et ordonna :
— Allez, ouste, au lit, mademoiselle !
Julia obéit, mais en montant l'escalier, tandis que Derek
se retirait dans sa propre chambre, elle dut se rendre à l'évi-
dence : elle était en train de tomber amoureuse de Derek Ve-
blen.
Cette découverte aurait dû l'effrayer. Au lieu de cela, elle
se sentait au contraire merveilleusement heureuse. La façon
dont il l'avait traitée, à la fois taquin et plein de sollicitude
prouvait qu'il tenait à elle. Il n'était pas du genre à cacher ses
sentiments. S'il éprouvait quelque chose pour elle, elle savait
qu'il finirait par le lui avouer. Elle n'avait plus qu'à attendre, le
coeur plein d'espoir.
Elle aurait voulu ne jamais s'endormir. C'était si agréable
d'imaginer que Derek faisait partie de son avenir, de rêver à la
vie qu'ils pourraient mener ensemble...

Julia fut réveillée par une délicieuse odeur de café. Elle


s'étira paresseusement et ouvrit les yeux. Au-dessus d'elle, le
vent avait chassé la neige de la verrière, mais les flocons tour-
billonnaient sur un fond de ciel gris.
91
— Enfin réveillée ?
En entendant la voix de Derek, Julia tourna instinctive-
ment la tête vers l'escalier : personne. Elle regarda autour
d'elle et le découvrit enfin à l'autre extrémité de l'atelier. Il
était assis à sa table de travail et la contemplait en souriant. La
cafetière était posée par terre à côté de lui.
La veille, Julia avait lavé ses sous-vêtements et les avait
mis à sécher dans la salle de bains. Elle s'était endormie com-
plètement nue, sans même se glisser sous les couvertures,
tellement il faisait chaud dans l'atelier. Derek s'approcha d'elle
et, instinctivement elle s'assit sur le divan, tout en enroulant le
drap autour de sa poitrine. Derek s'installa à son côté et se mit
à lui mordiller la nuque.
— Bonjour ! Je suis venu travailler ici et vous regarder
dormir. Vous ronflez !
— Ce n'est pas vrai ! dit Julia, en essayant de ne pas
montrer à quel point le contact de ses lèvres sur son cou la
troublait. Quelle heure est-il ?... Derek ! (Il venait de lui
mordre l'épaule.) Non ! Derek ! Arrêtez !
— Ah ! on daigne enfin m'appeler Derek !... Pas loin de
8 h 30. Mais inutile de vous presser. Vous n'irez pas à votre
cours de psychologie.
— Pourquoi ? Qu'y a-t-il ?
— Il a neigé toute la nuit et le vent s'est levé. Des con-
gères se sont formées un peu partout. Bref, vous êtes à ma
merci pendant encore quelque temps !
Cette nouvelle enchanta Julia, mais pour rien au monde,
elle n'aurait voulu le reconnaître.
— La circulation est toujours interdite ?
— Oui... et on annonce une autre tempête de neige en
provenance du Canada. Cela vous ennuie ? demanda-t-il tout
en lissant les cheveux emmêlés de Julia.
— Non, fit-elle d'une voix légèrement enrouée.
— Cette nuit vous a-t-elle porté conseil, mademoiselle
Harcourt ? ajouta-t-il d'un ton taquin. Ou suis-je toujours con-
92
damné à mon grand lit solitaire ?
Julia était bouleversée. Tout son corps se tendait vers De-
rek, réclamait sa chaleur et sa force, mais elle ne pouvait se
résoudre à lui avouer qu'elle aussi le désirait alors qu'il ne lui
avait même pas dit qu'il l'aimait.
Le silence se prolongea pendant de longues minutes. De-
rek, immobile, attendait sa réponse.
— Si... si vous commenciez..., vous savez très bien que
je... que je ne vous arrêterais pas, murmura Julia sans oser le
regarder.
— Je vous l'ai déjà dit, répondit Derek d'une voix ferme.
Je n'ai pas l'habitude de séduire les femmes contre leur gré. Ne
comptez pas sur moi pour prendre la décision à votre place.
C'est à vous de savoir ce que vous voulez.
— Alors c'est non. Pas encore, dit-elle en risquant un re-
gard vers lui. Etes-vous fâché ?
Pour toute réponse, Derek lui donna un petit baiser ami-
cal sur le bout du nez et lui sourit.
— Mais non, voyons ! Un peu déçu seulement. Votre
corps vous appartient, après tout. Mais si je reste ici quelques
minutes de plus... je ne réponds de rien ! Allez, habillez-vous
et venez prendre le petit déjeuner.
Dès que Derek eut quitté la pièce, Julia déchira une page
de son classeur et y griffonna le rêve qu'elle avait fait pendant
la nuit. Elle avait déjà oublié les détails, mais elle se rappelait
qu'on l'avait forcée à épouser un inconnu. Elle partait en
voyage de noces avec lui, mais pendant la nuit, ce n'était pas
son mari qui la rejoignait dans la chambre nuptiale : c'était
Derek. Dans son rêve, tout cela lui paraissait parfaitement
normal et elle ne s'inquiétait même pas de la disparition de son
époux !
Elle prit une douche et s'habilla. Elle était de merveil-
leuse humeur. La façon dont la traitait Derek, un mélange de
passion et de tact, lui donnait des ailes.
Pendant qu'elle avalait son café, Derek lui exposa la si-
93
tuation. Toute la région était paralysée. Les magasins et les
écoles étaient fermés. Les autoroutes étaient encombrées de
véhicules accidentés ou bloqués par la' neige. Des automobi-
listes imprudents étaient même morts de froid dans leur voi-
ture.
— Et pour tout arranger, conclut Derek, le téléphone est
coupé. Le vent a dû endommager les lignes.
— Eh bien, j'ai eu une bonne idée d'appeler Melinda hier
soir ! répondit Julia.
Elle regarda par la fenêtre. Les arbres et les buissons
couverts de neige offraient un spectacle féerique.
— Vous avez vraiment choisi un coin très isolé, murmu-
ra-t-elle.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura Derek. Nous ne ris-
quons pas de mourir de faim ! Le congélateur est plein. Nous
avons de quoi soutenir un siège !
Il surprit le regard sceptique de Julia sur le compartiment
« freezer » du réfrigérateur, dans un coin de la cuisine.
— Non, pas celui-ci ! Il y en a un énorme au sous-sol. Je
déteste faire les courses, alors j'y vais le moins souvent pos-
sible. J'ai un boucher qui connaît mes goûts mieux que moi. Il
emballe la viande, l'étiquette et je n'ai plus qu'à la congeler.
— Et à mettre en marche le four à micro-ondes ! ajouta
Julia.
— Exactement.
Lorsque Julia eut terminé ses œufs au bacon, son troi-
sième toast et sa deuxième tasse de café, ils regagnèrent le
living.
— Mais au fait, je ne vous ai pas encore fait faire la vi-
site guidée de ma collection d'œuvres d'art ! remarqua Derek.
— J'y ai jeté un coup d'œil hier soir, répondit Julia. C'est
remarquable. Puis-je me permettre de vous poser une ques-
tion ?
— Je vous écoute.
— Eh bien, je me demandais... (Elle hésita, sachant très
94
bien que sa question était délicate.) Comment avez-vous fait
pour accumuler tous ces chefs-d’œuvre ? Je veux dire, toutes
ces toiles et ces statues représentent une véritable fortune.
Le visage de Derek se rembrunit tout à coup et elle re-
gretta aussitôt son indiscrétion. Elle allait s'excuser et parler
d'autre chose, mais il ne lui en laissa pas le temps.
— Ce sont les trophées de mon passé dissolu, dit-il avec
un sourire cynique. A vrai dire, j'aime ces objets, mais je ne
suis pas particulièrement fier de la façon dont je les ai acquis.
Oh ! j'en ai acheté quelques-uns; d'autres m'ont été offerts par
les artistes eux-mêmes; mais dans l'ensemble, ce sont des
cadeaux de dames très riches et plus très jeunes, dont j'ai fait
autrefois le portrait et... la conquête... Elles menaient une vie
oisive et s'ennuyaient à mourir. Moi, j'étais un jeune loup
ambitieux. Je voulais sortir ma mère du taudis dans lequel elle
vivait et j'étais fatiguée d'être pauvre. Vous ne pouvez pas
comprendre...
— En êtes-vous sûr ? murmura Julia. Elles vous faisaient
des cadeaux et vous les amusiez. C'était une sorte d'échange et
chacun y trouvait son compte. Ce n'est pas un crime. Quand
vous avez enfin réussi à voler de vos propres ailes, vous avez
peint ce que vous vouliez vraiment peindre, c'est cela, n'est-ce
pas ?
— Pas exactement ! J'adorais que les femmes se jettent à
mes pieds. J'aimais les costumes sur mesure, les voitures de
sport et les soirées à bord des yachts. J'étais très flatté que des
gens célèbres me demandent leur portrait. Ils étaient inca-
pables d'apprécier la bonne peinture, mais cela m'était égal.
Tenez, le tableau que vous voyez là-bas : c'est une veuve im-
mensément riche et laide à faire peur qui me l'a offert. Je
l'avais admiré chez elle et elle me l'a tout simplement donné.
Elle disait que cela ne ressemblait à rien et qu'elle ne compre-
nait pas comment on pouvait trouver cela beau. Voilà, Julia !
Je nageais comme un poisson dans l'eau dans ce milieu stu-
pide et prétentieux.
95
— Et qu'est-ce qui vous a poussé à y renoncer ?
— Ma mère. Elle m'a dit que je ne valais pas mieux que
la dernière des prostituées de Boston. J'étais furieux, mais cela
m'a fait réfléchir et je me suis aperçu qu'elle avait raison.
J'avais parcouru le monde entier, côtoyé la misère, le crime, le
racisme et cela ne m'avait pas révolté ni empêché de m'amuser
et de profiter d'un luxe facile.
— Exactement comme Julia Harcourt. C'est ce que vous
alliez dire, n'est-ce pas ? Essayez-vous de me convertir ? Si
c'est le cas, inutile de vous donner tant de mal : vous y avez
réussi depuis longtemps !
Derek se dérida immédiatement.
— Eh bien, c'est déjà un point de gagné ! dit-il. Aurai-je
autant de succès pour le suivant ?
Julia le regarda sans comprendre.
— Maintenant que vous m'avez rejoint sur le plan des
idées, expliquez-moi, chère mademoiselle, comment je dois
m'y prendre pour vous convaincre de me rejoindre sur ma
couche !
Julia ne put s'empêcher de rire.
— Oh ! vous pouvez toujours essayer de m'enchaîner aux
barreaux du lit, par exemple ! lança-t-elle en se sauvant vers la
cuisine.
Tout en rangeant les tasses et les soucoupes dans le lave-
vaisselle, elle songeait à la conversation qu'ils venaient
d'avoir. Elle était très heureuse qu'il lui ait confié des souve-
nirs aussi personnels, qu'il ait dévoilé avec tant d'honnêteté
une partie de son passé. Loin d'être choquée par ce qu'elle
avait appris, il lui semblait qu'elle commençait à le com-
prendre mieux.
Lorsqu'elle revint dans le salon, il était assis, une ciga-
rette à la main.
— Je ne savais pas que vous fumiez, remarqua-t-elle.
— C'est de votre faute, mademoiselle Harcourt. J'avais
pratiquement cessé, mais dans les moments de frustration...
96
Il ne termina pas sa phrase, mais tira une longue bouffée
et rejeta la fumée dans sa direction, en lui décochant un regard
particulièrement éloquent.

Ils passèrent la matinée à travailler, Derek au premier


étage et Julia dans le living. A midi, elle décida de préparer le
repas et s'amusa à imaginer que Derek et elle étaient déjà de
vieux époux tandis qu'elle lui criait de venir à table.
Dehors, la tempête s'était calmée et Derek suggéra une
promenade dans la neige après le déjeuner.
— Mais je vais être trempée ! Je n'ai pas de vêtements de
rechange, protesta Julia.
— Et alors, les séchoirs électriques ne sont pas faits pour
les chiens !
Ils s'emmitouflèrent jusqu'aux oreilles, enfilèrent bottes
fourrées et gants de laine et partirent à l'assaut des congères.
Bien entendu, un bonhomme de neige s'imposait, mais il
n'était pas question de se contenter de mettre deux grosses
boules de neige l'une sur l'autre, avec quelques brindilles pour
les yeux et la bouche. Derek avait d'autres ambitions : il
s'agissait de réaliser une véritable œuvre d'art. Il prit immédia-
tement la direction des opérations, lançant des ordres d'un ton
sans réplique. Mais pourquoi était-ce à elle de patauger dans
la neige ? Elle s'enfonçait jusqu'aux genoux pour aller cher-
cher les pommes de pin ou les branches qu'exigeait Derek,
tandis que lui se réservait le beau rôle !
— Vous appelez ça un bras ? Mais enfin, cela ressemble
à tout sauf à un bras de bonhomme de neige !
Julia lui demanda d'une voix suave de préciser sa pensée
et de bien vouloir lui dire comment il imaginait le bras en
question... et dès qu'il eut le dos tourné, elle lui lança une
boule de neige qui vint s'écraser sur sa nuque.
La riposte ne se fit pas attendre et Julia fut aussitôt bom-
bardée de boules blanches. Au début, elle réussit à placer
quelques tirs adroits qui atteignirent leur cible, mais ce fut très
97
vite la débâcle. Elle ne put que se protéger le visage des deux
mains et crier grâce. Mais Derek ne respecta pas le cessez-le-
feu.
Le souffle coupé par la violence de l'assaut, elle com-
mençait à trouver le jeu de moins en moins drôle et se diri-
geait vers la maison lorsque Derek s'arrêta enfin, surpris de
voir le visage déconfit de son adversaire. Julia était au bord
des larmes.
— Mais qu'ai-je fait ? demanda-t-il d'un ton innocent.
— D'abord, vous êtes trop autoritaire. Si je n'ai pas le
droit de donner mon avis, vous n'avez qu’à le faire tout seul,
votre bonhomme de neige !
— D'accord. Je plaide coupable, mais ne pleurez plus.
Ensuite ? Quel autre crime ai-je commis ?
— Vous êtes trop brutal. Ce n'était plus une bataille de
boules de neigé, mais un massacre !
— Je reconnais mes torts, confessa-t-il, la main sur le
cœur et je sollicite l'indulgence du jury. Vous avez droit à cinq
coups à titre de dommages et intérêts !
Cette soudaine capitulation était suspecte, mais Julia le
prit au mot. Elle lui envoya deux boules qu'il évita sans pro-
blème et s'apprêtait à lancer la troisième lorsqu'il l'arrêta :
— Vous avez des biceps en coton ! Venez plus près !
Piquée au vif, elle avança de quelques pas et jeta son pro-
jectile de toutes ses forces.
— Raté ! dit-il en riant. Je crois que vous feriez mieux
d'oublier la neige et d'utiliser vos poings ! Cela vous soulage-
rait peut-être ?
Julia pataugea jusqu'à lui et le poussa pour le faire tom-
ber à la renverse, mais cette erreur de tactique s'avéra fatale.
Elle s'étala de tout son long, tandis que Derek la dominait.
— Vous savez que vous êtes tout à fait charmante dans
cette position ? Que dis-je ? Absolument irrésistible !
Il se laissa tomber à genoux à côté d'elle. Julia n'était pas
d'humeur à badiner. Elle tenta de se redresser, mais fut inca-
98
pable de lutter contre les deux bras qui la plaquèrent au sol et
contre les lèvres qui se posèrent sur les siennes. Le baiser de
Derek était à la fois tendre et possessif. Julia dut s'avouer
vaincue. Elle était trempée jusqu'aux os, mais ne sentait plus
le froid. Dans un geste instinctif, ses bras entourèrent le cou
de Derek et elle répondit à son baiser avec une ardeur pas-
sionnée.
Son bonheur dura à peine trente secondes. Derek desserra
son étreinte et lui murmura à l'oreille :
— Allons, je suis trop vieux pour ce genre de sport !
Rentrons. Ce n'est pas le moment d'attraper une pneumonie.
Il l'aida à se relever et ils regagnèrent la maison, bras
dessus, bras dessous. La neige s'était remise à tomber.
Derek la conduisit dans sa chambre, lui ordonna d'enle-
ver ses vêtements trempés et quitta la pièce en refermant la
porte derrière lui. Elle obéit sans protester et enfila un pei-
gnoir tout en regrettant un peu la discrétion dont faisait preuve
Derek. De toute évidence, il était sérieux lorsqu'il lui avait dit
que c'était à elle de prendre ses responsabilités...
— Maintenant, vous allez prendre un bain bien chaud,
pendant que je mets tout cela dans le sèche-linge, décréta-t-il
en revenant.
Julia se laissa glisser dans l'eau chaude et parfumée. Une
merveilleuse sensation de détente s'empara d'elle. Bientôt ses
paupières s'alourdirent et elle sombra dans une douce somno-
lence. Lorsqu'elle ouvrit à nouveau les yeux, la pièce était
plongée dans l'obscurité. L'eau était complètement froide.
— Derek ? Est-ce vous qui avez éteint ?
Pas de réponse. Julia sortit de la baignoire, s'enveloppa
dans une vaste serviette éponge et appuya sur l'interrupteur :
Rien !
Au même instant, Derek frappa à la porte.
— Julia ? Vous n'êtes pas encore noyée ?
Toujours enroulée dans sa sortie de bain, Julia alla ou-
vrir.
99
— C'est une panne de courant, n'est-ce pas ? demanda-t-
elle d'un ton lugubre.
— Plaignez-vous ! La cuisinière marche au gaz ! et le
congélateur est branché sur un groupe électrogène. Le seul
ennui, c'est le chauffage. Il n'y en a plus pour le moment ! Je
savais bien qu'on reviendrait un jour aux bonnes vieilles mé-
thodes de nos grand-mères ! ajouta-t-il en montrant la chemi-
née.
Il repartit vers la cuisine, laissant Julia perplexe. Pas de
chauffage... une cheminée dans la chambre... un seul lit...
Derek revint avec les vêtements de Julia; ils étaient en-
core tout humides.
— Pourquoi n'ai-je pas pensé à faire installer un séchoir à
gaz ! Enfin ! je vais voir ce que je peux faire pour vous.
Il fouilla dans son armoire et en sortit une chemise à car-
reaux et un vieux jean. Julia fit la grimace.
— Vous devriez vous réjouir, lui dit-il. Avec ça sur le
dos, personne, pas même un obsédé sexuel, ne voudra de
vous !
— Merci quand même !
Lorsqu'elle fut seule dans la pièce, Julia se résigna à enfi-
ler les vêtements de Derek. La chemise lui arrivait aux ge-
noux; le jean était si large qu'il aurait fallu des bretelles pour
le retenir. Elle dénicha une ceinture qu'elle noua autour de sa
taille, laissa pendre la chemise par-dessus le jean et roula les
manches. Le bas du pantalon subit le même sort. Une paire de
chaussettes de laine trois fois trop grandes pour elle vint com-
pléter sa tenue.
Quelques coups ébranlèrent la porte et Julia alla ouvrir.
Derek était sur le seuil, les bras chargés de bûches qu'il alla
déposer près de la cheminée.
— Quelle élégance ! dit-il d'un ton railleur, avant de re-
descendre au sous-sol pour compléter la provision de bois.
A l'heure du dîner, le froid commença à se faire sentir.
Derek avait préparé des côtes de porc avec une sauce au vin
100
blanc, accompagnées de riz et de légumes surgelés. Ils empor-
tèrent leurs assiettes dans la chambre et dînèrent devant la
cheminée à la lueur dansante des flammes.
Tout en mangeant, ils écoutèrent les informations sur le
transistor. La police de la route et les secouristes essayaient
toujours de dégager l'autoroute. La circulation ne serait sans
doute pas rétablie avant vingt-quatre heures.
Derek avait installé une lampe de camping près du lit et
ils passèrent la soirée à lire, allongés côte à côte. Ou plutôt,
songea Julia avec amertume, Derek passa la soirée à lire.
Quant à elle, elle fut tout juste capable de faire semblant....
De temps à autre, Derek se levait pour aller attiser le feu
ou ajouter une bûche. Finalement, Julia n'y tint plus. Elle ras-
sembla son courage et posa la question qui lui brûlait les
lèvres :
— Derek, où vais-je dormir cette nuit ?
— Si vous voulez dormir par terre, je ne vous en em-
pêche pas, répondit-il d'un ton indifférent. Mais le lit est beau-
coup plus confortable.
— Le plancher est beaucoup moins dangereux ! répliqua-
t-elle en imitant son intonation.
— Si c'est de moi que vous avez peur, je vous rassure
tout de suite : je ne vous toucherai pas, répondit-il avec impa-
tience. Mais si c'est de vous-même... c'est un autre problème.
— Vous me trouvez stupide, n'est-ce pas ?
— Non. Pas vraiment. Je ne vous comprends pas très
bien, voilà tout. Vous savez que je suis incapable de vous faire
du mal.
Julia se mit sur le côté et lui tourna le dos. Elle n'avait
pas envie de poursuivre la discussion. « Je vous aime »... Ces
trois mots qu'elle aurait tant voulu entendre, il ne les avait pas
prononcés.
— Nous ferions mieux d'essayer de dormir, marmonna
Derek.
Il sortit deux pyjamas de l'armoire, puis disparut dans la
101
salle de bains, pendant que Julia se changeait. Lorsqu'il eut
fini, elle alla faire sa toilette à son tour, puis revint se coucher.
Déjà au lit, Derek éteignit la lampe. Ils n'avaient pas échangé
un seul mot.
Quelques minutes plus tard, sa respiration était calme et
régulière. Julia aurait bien voulu s'endormir aussi facilement
que lui ! Elle se recroquevilla à l'autre bout du lit et essaya
d'oublier sa présence, mais c'était plus facile à dire qu'à faire !
Elle dut se résigner à supporter ce sentiment de frustration, ce
désir insatisfait, cette envie irrésistible de se blottir contre son
corps qui l'attirait comme un aimant. Ce fut un véritable cal-
vaire et elle ferma à peine l'œil de la nuit.

Le lendemain matin, il faisait presque aussi froid dans la


maison que dehors. Seule la chambre était encore à peu près
confortable. Le téléphone était toujours coupé et la tempête
avait ajouté quelques dizaines de centimètres à l'épaisse
couche de neige qui recouvrait le sol. Derek alluma le transis-
tor : le gouverneur avait déclaré l'état d'urgence. Si la tempête
cessait, les routes seraient probablement dégagées le lende-
main; mais en attendant, toute personne circulant sans laissez-
passer serait arrêtée.
Ils étaient condamnés à rester dans la chambre, et cette
réclusion forcée commençait à devenir insupportable. Julia
avait les nerfs à fleur de peau et Derek tournait en rond
comme un lion en cage. Il fumait cigarette sur cigarette et
n'était pas à prendre avec des pincettes. Il ne voulut pas que
Julia l'aide à préparer le repas. Elle comprit qu'il avait besoin
d'être seul.
L'après-midi, il sortit pour déblayer la neige devant la
maison. Julia avait pendu ses vêtements dans la salle de bains,
mais il y faisait tellement froid qu'ils étaient toujours aussi
humides. Elle observa Derek par la :fenêtre. Il s'attaquait à la
neige à grands coups de pelle rageurs, comme pour la punir
d'être tombée justement sur sa propriété. Julia aurait bien vou-
102
lu prendre un peu d'exercice, elle aussi. Pourquoi resterait-elle
cloîtrée ? Ce n'était pas juste ! Elle fouilla dans l'armoire, y
dénicha plusieurs gros pulls qu'elle enfila les uns sur les autres
avant de sortir.
Derek avait dégagé toute l'allée centrale et s'apprêtait à
faire de même pour sa camionnette à moitié enfouie sous la
neige.
— Je croyais vous avoir dit de rester à l'intérieur ! lança-
t-il d'un ton agressif lorsqu'il aperçut Julia.
— J'en ai par-dessus la tête de rester enfermée.
— Ne discutez pas ! Je ne suis pas d'humeur à...
— Vous êtes d'une humeur de dogue et moi aussi. Il y a
sûrement une autre pelle quelque part. Je vais vous aider.
Il sembla se calmer et lui lança sa propre pelle. Julia se
mit à l'ouvrage avec une énergie farouche. Une minute plus
tard, Derek la rejoignit avec une deuxième pelle. Ils travaillè-
rent côte à côte, sans un mot. Lorsqu'ils eurent fini de déblayer
l'allée et la camionnette, ils étaient trop épuisés pour se querel-
ler.
— Il ne reste plus qu'à espérer que le vent ne recouvre
pas tout cela pendant la nuit, dit Derek en prenant Julia par
l'épaule et en l'entraînant vers la maison.
Il lui tendit un vieux chandail d'un gris passé, une paire
de chaussettes et un short qui avait connu des jours meilleurs.
— Ravissant ! décréta-t-il lorsqu'elle émergea de la salle
de bains.
Elle retenait d'une main le short qui menaçait de lui re-
tomber sur les pieds.
— Est-ce que vous avez quelque chose que je pourrais
utiliser comme ceinture ? bougonna-t-elle. Et puis, j'ai froid
aux genoux !
Derek se mit à rire.
— Enlevez cet horrible short. Je me charge de vous ré-
chauffer !
— Très drôle !
103
Elle ouvrit l'armoire et en sortit quelques cravates.
— Celle-ci est horrible, Derek. Je la confisque.
— C'est sûrement le cadeau d'une amie qui me voulait du
mal ! En tout cas, je ne me rappelle pas l'avoir jamais portée.
Affalé sur son lit, il l'observait. Elle lui tourna le dos, re-
leva le chandail et se fit une ceinture improvisée à l'aide de la
cravate.
— Si on m'avait dit qu'un jour la télévision me manque-
rait..., fit Derek avec un sourire malicieux. Mais je dois recon-
naître que vous offrez à vous seule un spectacle des plus inté-
ressants !
Il finit par allumer le transistor pour écouter la retrans-
mission d'un match de football. Julia s'allongea à son côté et
ouvrit un de ses livres.
Bientôt, après un coup d'œil dans la direction de Derek,
Julia constata qu'il s'était endormi. Cela n'avait rien d'éton-
nant, après les trois heures qu'il avait passées à charrier des
pelletées de neige. Elle étouffa un bâillement. Après tout,
c'était lui qui avait raison. C'était encore la meilleure façon de
passer le temps !
Lorsqu'elle s'éveilla, la pièce n'était éclairée que par le
feu dans la cheminée et Derek avait disparu. Elle se leva et le
rejoignit dans la cuisine. Le dîner était presque prêt : esca-
lopes de veau nappées d'une sauce au citron. Le repas se dé-
roula dans un silence paisible; la viande était délicieuse et
Derek avait débouché une excellente bouteille de bordeaux,
Les informations du soir annoncèrent qu'on espérait rou-
vrir l'autoroute dès le lendemain matin. Les chasse-neige dé-
gageraient les routes secondaires aussi rapidement que pos-
sible. Les équipes de l'Electricité et du Téléphone travaillaient
vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour réparer les lignes.
Derek et Julia lurent toute la soirée. Vers minuit, il se le-
va sans un mot et alla se changer dans la salle de bains, bientôt
imité par Julia. Lorsqu'elle revint dans la chambre, il fumait
une cigarette, le regard absent. Elle marmonna un « Bonne
104
nuit » tandis qu'il allait remettre des bûches dans la cheminée.
Incapable de trouver le sommeil, Julia se tournait et se
retournait sans cesse.
— Bon sang, vous ne pouvez pas rester un peu tran-
quille ! grogna-t-il au bout d'un moment.
— Je suis désolée, chuchota-t-elle. Je n'arrive pas à dor-
mir.
— Tiens donc ! Je me demande bien pourquoi !
Julia se recroquevilla sous les couvertures et se força à
rester immobile. Enfin, la respiration de Derek devint plus
lente et régulière. Julia mourait d'envie de se rapprocher de
lui, de le toucher. Doucement elle se glissa vers lui et se pelo-
tonna contre son dos musclé.
— Ne vous gênez surtout pas !
Elle sursauta et s'écarta brusquement.
— Je... je croyais que vous dormiez, bredouilla-t-elle.
— Et vous aviez l'intention d'en profiter pour me violer ?
Il lui faisait face maintenant, et les flammes projetaient
une lueur diffuse sur son visage. Ses yeux moqueurs et son
demi-sourire eurent plus d'effet sur Julia que s'il l'avait réel-
lement touchée. Après deux jours et deux nuits de frustration,
c'était plus qu'elle n'en pouvait supporter.
— Oui, murmura-t-elle d'une voix de gorge.
— Le jeu est faussé. Vous n'êtes pas en mesure de
prendre une décision raisonnable.
— Oh, je vous en prie ! Ce n'est pas le moment de jouer
les chevaliers nobles et vertueux ! s'écria-t-elle en se blottis-
sant contre lui.
Elle enfouit son visage au creux de son épaule et posa ses
lèvres sur sa peau tiède et lisse.
Il resta parfaitement immobile, et pendant un instant, elle
crut qu'il allait la repousser. Mais il tendit un bras, lentement,
comme s'il luttait contre lui-même et posa la main sur la
hanche de Julia. Puis il se retourna brusquement vers elle et la
serra étroitement contre lui. Son baiser, violent et impatient,
105
était plus qu'éloquent. Lorsqu'il lui chuchota à l'oreille : « Je
suis en train de tomber amoureux », Julia sentit s'envoler ses
derniers scrupules. D'ailleurs, il ne lui laissa pas le loisir de
répondre; ses lèvres, encore plus avides et impérieuses que la
première fois, lui imposèrent le silence. Elle ne put que fermer
les yeux et s'abandonner à la vague de bonheur qui la submer-
geait.
Derek l'embrassait, la caressait, attentif à ses moindres
réactions. Il prévenait ses désirs, oubliant sa propre impatience
pour ne penser qu'au plaisir qu'il faisait naître en elle.
De son côté, Julia cherchait à le satisfaire et une sorte de
sixième sens lui dictait les gestes qui répondaient à l'attente de
l'homme qu'elle aimait. D'instinct, son corps se pliait aux dé-
sirs de Derek et ses mains trouvaient des caresses inconnues et
pourtant éternelles.
Soudain, Derek se redressa et commença à la déshabiller,
avec des gestes lents et contrôlés. Il éprouvait une satisfaction
évidente à les faire languir tous les deux, à retarder le plus
possible le moment où ils s'abandonneraient enfin. A son tour,
il se mit torse nu, puis s'allongea de nouveau auprès d'elle et la
serra dans ses bras, d'abord très doucement, puis dans une
étreinte de plus en plus pressante.
C'est alors que le téléphone se mit à sonner. Derek pous-
sa un grognement exaspéré.
— Oh non ! C'est maintenant qu'il se décide à remar-
cher ! marmonna-t-il entre ses dents.
Julia essaya de se dégager, mais il la retint prisonnière.
— Non, laissons-le sonner !
Mais leur correspondant avait de la suite dans les idées.
A la dixième sonnerie, Derek se laissa retomber sur le dos,
complètement écœuré. Comme il ne faisait pas le moindre
geste pour décrocher, Julia se glissa au-dessus de lui pour
saisir le combiné.
— Allô ? Ici la résidence de Derek Veblen, annonça-t-
elle d'une voix qui tremblait un peu.
106
Elle reconnut immédiatement le ton impératif de son
père.
— Julia ? C'est toi ? Vas-tu enfin m'expliquer ce qui se
passe ?
Julia s'efforça de prendre un ton détaché.
— Oh, bonsoir, papa ! Tout va bien. Nous dormions. La
neige...
— Comment ça, vous dormiez ? Qu'est-ce que signi-
fie... ?
Il semblait absolument hors de lui.
— Ce n'est rien, papa. Le chauffage ne marche plus et il
y a une cheminée dans la chambre, alors nous...
— J'essaie de te joindre depuis hier, coupa Richard Har-
court. Melinda m'a dit où tu étais. Mais que fabriques-tu là-
bas ?
— Si tu me laissais terminer mes phrases, papa... J'étais
chez Derek pour une séance de pose et nous avons été bloqués
par une tempête de neige. Mais tout va bien. Derek est un
parfait gentleman. Voilà. Tu es rassuré ?
Julia jeta un coup d'œil à Derek, qui semblait trouver très
drôle sa dernière remarque. Par contre, Richard Harcourt ne
parut guère apprécier les explications de sa fille.
— Passe-le-moi immédiatement ! hurla-t-il.
Derek avait entendu et prit le téléphone des mains de Ju-
lia.
— Richard, comme c'est gentil de nous appeler ! dit-il
d'une voix suave.
— Qu'est-ce que ma fille fait chez vous ?
— A vrai dire, vous n'avez pas choisi le meilleur moment
pour appeler ! J'étais justement en train de lui faire l'amour.
Maintenant, si vous voulez bien nous excuser...
Il raccrocha, puis redécrocha le combiné et le fourra sous
un coussin pour ne plus entendre la tonalité.
Julia était suffoquée.
— Comment avez-vous pu lui dire une chose pareille ! Il
107
est très pointilleux quand il s'agit de ma réputation, Derek. Il...
— Il ne faut surtout pas toucher à sa petite fille pure et
innocente, n'est-ce pas ? L'amour est aveugle, surtout l'amour
paternel ! dit Derek avec un sourire désabusé. En tout cas, j'ai
bien failli m'y laisser prendre. Maintenant assez plaisanté,
Julia. Venez ici que nous terminions ce que nous avons com-
mencé.
Julia eut l'impression qu'il venait de la gifler.
— Derek ! Que... que voulez-vous dire ? balbutia-t-elle.
— Oh, je vous en prie ! lança-t-il d'un ton irrité. Si vous
avez joué les blanches colombes pendant ces deux derniers
jours uniquement pour rendre le troisième acte plus intéres-
sant, parfait ! Je n'ai rien contre les jeux érotiques, Julia, mais
je n'aime pas que l'on se moque de moi trop longtemps.
Julia était trop abasourdie pour pleurer.
— C'est tout ce que cela signifie pour vous ? dit-elle
d'une voix blanche. Un simple jeu ?
— Julia chérie, il ne faudrait quand même pas me
prendre pour un imbécile ! Je suis capable de faire la diffé-
rence entre une jeune fille inexpérimentée et une femme qui
connaît les hommes ! Mes compliments ! Vous avez une tech-
nique de professionnelle !
— Mais... je n'ai pas... je voulais vous faire plaisir ! Vous
m'avez dit que vous étiez... sur le point de tomber amoureux...
Il eut un petit rire amer.
— Vous avez dû trouver cela très drôle, n'est-ce pas ?
Dire que j'ai été assez bête pour croire...
Il prit une cigarette et craqua une allumette d'un geste ra-
geur. Lorsqu'il poursuivit, sa voix était parfaitement calme.
— J'ai bien failli mordre à l'hameçon ! Pauvre petite Ju-
lia, vulnérable et innocente, injustement accusée des pires
horreurs par des journalistes sans scrupule ! Laissez-moi rire !
Je parie que vous vous êtes offert tous les fils à papa d'Amé-
rique et d'ailleurs !
— Et vous, Derek ! Vous oubliez les vieilles dames de
108
Boston, riposta Julia avec colère. Vous n'êtes pas particuliè-
rement bien placé pour me faire la morale, il me semble !
— Au moins, j'ai toujours eu l'honnêteté de le reconnaître
et j'ai rompu depuis longtemps avec ce genre d'existence ! Et
puis, pour un homme, ce n'est pas pareil !
Cette dernière remarque fut la goutte d'eau qui fit débor-
der le vase. Julia attrapa son oreiller et se précipita hors de la
pièce, sans même prendre la peine de remettre sa veste de
pyjama.
La température dans l'atelier était descendue au-dessous
de zéro, mais Julia était si bouleversée qu'elle s'en aperçut à
peine. Au bout de quelques minutes pourtant, elle sentit le
froid la pénétrer malgré la couverture dont elle s'était enve-
loppée. Elle se mit à trembler, mais rien n'aurait pu la con-
vaincre de retourner dans la chambre de Derek. Dire qu'il
l'avait rejetée simplement parce qu'elle avait répondu à ses
caresses de tout son cœur, de tout son amour...
Elle sanglotait en silence lorsque Derek vint la chercher.
Elle se raidit, prête à riposter s'il cherchait à discuter, mais il
la souleva sans dire, un mot.
— Ne me touchez pas ! cria-t-elle.
— Rassurez-vous ! Je n'ai pas la moindre envie de vous
toucher. J'aurais trop peur de me salir. Je ne tiens pas à ce que
vous mouriez de froid dans mon atelier, c'est tout.
Il la porta jusqu'à la chambre et la laissa tomber sur le lit,
comme un vulgaire paquet. Puis il se recoucha, lui tourna le
dos, et s'endormit.

— Julia ! Tu ne peux pas rester comme ça, à pleurer sans


arrêt ! Il faut réagir ! Tu ne veux pas essayer de manger un
109
peu ?
Julia regarda Melinda, puis secoua la tête. Elle n'avait
pas ouvert la bouche de toute la matinée. Elle était restée pros-
trée sur son lit, les yeux rouges, la poitrine secouée de san-
glots convulsifs.
Ce matin-là, elle avait été réveillée par le bruit du chasse-
neige. Derek était dehors, en train de fixer des chaînes sur les
pneus de la camionnette. Les vêtements de Julia étaient enfin
secs et elle s'était habillée en vitesse, puis avait attendu dans la
chambre, bien trop orgueilleuse pour faire le premier pas. Sur
la route du retour, ils n'avaient pas échangé un seul mot. De-
rek l'avait déposée en bas de chez elle et avait redémarré sans
même lui dire au revoir.
Depuis, elle était restée dans cet état de prostration. Me-
linda la regardait d'un air consterné, ne sachant pas quoi faire,
lorsqu'on sonna. Elle reconnut aussitôt Derek. Mais elle
n'avait jamais vu le monsieur d'âge mûr qui l'accompagnait.
— Vous êtes sûrement Melinda ? Je suis Richard Har-
court, le père de Julia, dit-il en lui tendant la main.
Elle les fit entrer et leur proposa un café qu’ils acceptè-
rent volontiers.
— Julia est dans sa chambre ? demanda Richard Har-
court.
— Euh... oui, fit Melinda d'une voix hésitante. Mais elle
n'est pas... elle ne se sent pas très bien, monsieur. Je crois
qu'elle ne veut pas qu'on la dérange.
C'était exactement la chose à ne pas dire à Richard Har-
court. Il lança un regard furibond dans la direction de Derek et
se précipita dans la chambre.
Julia le fixa d'un œil hagard, comme si elle ne le voyait
pas. La colère de Richard Harcourt tomba comme par miracle
lorsqu'il aperçut le visage défait de sa fille. Il s'assit près d'elle
et passa son bras autour de ses épaules.
— Julia, mon tout petit, qu'est-ce qui ne va pas ?
Ce fut sans doute ce geste de tendresse qui déclencha la
110
réaction de Julia : elle se jeta dans ses bras et éclata en san-
glots incontrôlables. Elle resta un long moment blottie contre
la poitrine de son père, à pleurer sans retenue, comme avec
soulagement. Il tentait de la consoler en la berçant comme un
bébé, en lui murmurant des paroles apaisantes. Lorsqu'elle se
fut enfin calmée, il lui dit d'une voix très douce :
— Va te refaire une beauté, ma chérie. Nous partons
pour Baltimore.
Cette nouvelle inattendue eut un curieux effet sur Julia;
elle fut soudain prise d'une crise de fou rire proche de l'hysté-
rie.
— A Baltimore ? Pour quoi faire ?
— Tu épouses Derek Veblen. Non, non, ne discute pas.
Tout est arrangé. Ton parrain vient nous chercher à l'aéroport.
C'est lui qui vous mariera.
Il avait parlé d'un ton parfaitement calme et naturel,
comme s'il avait annoncé que le temps s'était rafraîchi. Julia
resta perplexe quelques instants avant de bien comprendre le
sens de ses paroles, puis elle le dévisagea comme s'il venait de
s'échapper d'un asile d'aliénés.
— Papa ! Mais tu ne sais plus ce que tu dis ! Je ne peux
pas me marier avec Derek. Il...
— Il attend dans le salon. Il est tout à fait d'accord. Main-
tenant, ma petite fille, il est temps d'aller te préparer.
— Non. (C'était un « non » catégorique, prononcé d'une
voix ferme et résolue.) Papa, reprit Julia, je ne sais pas quelle
sorte de chantage tu as pu exercer sur M. Veblen pour obtenir
son accord, mais...
— Derek ! appela Richard Harcourt. Venez par ici !
Trente secondes plus tard, Derek était dans la chambre. Il
portait un costume .en velours côtelé gris et sourit à Julia.
— Laissez-nous seuls, dit-il à Richard Harcourt qui quit-
ta la pièce.
Julia ne pouvait détacher son regard de Derek. La situa-
tion lui paraissait si irréelle qu'elle en avait oublié sa colère et
111
son désespoir. Il alla fermer la porte, puis sembla hésiter.
— Ne le contrariez pas, Julia, dit-il enfin. Il est hors de
lui.
— Depuis quand vous intéressez-vous aux états d'âme de
mon père ?
— Dans l'état d'esprit où il se trouve actuellement, il est
capable d'engager un tueur pour venger l'honneur de sa fille !
(Derek lui décocha son sourire le plus charmeur.) Je sais que
vous m'en voulez, Julia, mais tout de même pas au point de
souhaiter ma mort !
— A votre place, je n'en serais pas si sûre ! répliqua-t-
elle d'un ton cinglant. Toute cette histoire est ridicule ! Après
tout ce que vous m'avez dit, comment pouvez-vous imaginer
une seconde que je...
— Ne vous énervez pas, je vous en prie. Je reconnais que
j'ai un caractère épouvantable. Je vous présente toutes mes
excuses pour hier soir. Maintenant, essayons de garder la tête
froide, voulez-vous ? Votre père finira bien par se calmer.
Julia essaya de lire le fond de sa pensée dans ses yeux,
mais n'y vit qu'une détermination inflexible.
— Voulez-vous dire par là que nous devrions obéir pour
ne pas le contrarier et faire annuler le mariage par la suite ?
— C'est une possibilité, admit Derek.
— Vous oubliez qu'il est très difficile de faire annuler un
mariage, fit Julia, sauf s'il s'agit d'un mariage blanc.., et encore
faut-il le prouver ! En ce qui nous concerne, ajouta-t-elle d'un
ton sarcastique, cela risque de poser un petit problème, n'est-
ce pas ? Vous avez constaté vous-même que la marchandise
n'était pas de première main... Alors peut-on savoir quel autre
motif vous invoquerez pour obtenir l'annulation ?
Il haussa les épaules.
— Je n'en sais rien, je ne suis pas juriste. Le contraire
peut-être ? Il sera toujours temps d'y penser le moment venu !
— Mais vous ne croyez tout de même pas sérieusement
que mon père serait capable de vous faire assassiner ?
112
— Vous l'avez dit vous-même, Julia. Il est très pointil-
leux dès qu'il s'agit de votre... « vertu »... (Il eut un sourire
ironique en prononçant ce dernier mot.) Et vous n'ignorez pas
qu'un homme aussi puissant que lui peut démolir n'importe
qui : il peut traîner ses adversaires en justice, ruiner ses con-
currents, briser la plus brillante des carrières. Vous savez très
bien que votre père n'a pas besoin d'un tueur à gages pour
abattre un homme aussi sûrement que s'il l'avait assassiné. Il
s'agit d'un simple aller et retour à Baltimore, Julia !
— Mais je ne veux pas vivre avec vous ! protesta Julia,
sans se rendre compte que refuser la vie commune, c'était déjà
admettre le principe du mariage.
— Je ne vous le demande pas ! Vous avez une demi-
heure pour vous habiller.
Derek tourna les talons et sortit, laissant Julia méditer sur
le cas de conscience qu'il venait de lui poser.
Après tout, pourquoi pas ? Visiblement, Derek ne prenait
pas ce mariage au sérieux. Dans quelques semaines, l'avocat
de la famille arrangerait tout cela. D'ici là, son père se serait
calmé. A ses yeux, l'honneur serait sauf, puisque Derek aurait
« réparé ».
Lorsqu’elle émergea de sa chambre, une heure plus tard,
elle trouva Melinda, Derek et son père en grande conversation
autour d'un plateau de sandwiches.
Elle avait mis un élégant tailleur en lainage, avec un
chemisier en soie qui apportait une note féminine et adoucis-
sait le côté classique de sa tenue. Une légère couche de fond
de teint et quelques touches de fard pour les yeux lui don-
naient meilleure mine et masquaient ses cernes et ses pau-
pières rougies.
Durant tout le trajet, Derek et Richard Harcourt discutè-
rent comme les plus vieux amis du monde, à la grande sur-
prise de Julia. Elle resta silencieuse, tandis qu'ils évoquaient
les bourses d'études financées par son père, la collection
d'œuvres d'art de Richard Harcourt, que Julia connaissait par
113
cœur.
Lorsque l'avion personnel de Richard Harcourt atterrit à
l'aéroport de Baltimore, le parrain de Julia les attendait pour
les conduire à la mairie. La publication des bans n'était pas
obligatoire dans l'Etat de Maryland et le parrain de Julia,
maire de la ville, pouvait célébrer le mariage immédiatement.
La cérémonie fut expédiée en un quart d'heure. Julia avait
toujours rêvé de se marier à l'église, mais elle se consola en se
rappelant que ce n'était pas un vrai mariage.
C'est l'alliance de Jill Harcourt que Derek glissa au doigt
de Julia sans la moindre trace d'émotion. Par contre, lorsque le
parrain de Julia prononça les paroles traditionnelles : « Je vous
déclare mari et femme », Derek fut beaucoup plus démonstra-
tif. Il prit les lèvres de sa femme avec autorité et la gratifia
d'un long baiser passionné qu'elle ne lui rendit pas. Le baiser
fut d'ailleurs suivi d'un clin d'œil qui semblait dire : « Désolé,
il fallait bien donner le change ! »
Richard Harcourt déposa sa fille et son gendre à l'aéro-
port, d'où ils rejoignirent Boston sur un vol régulier. Lui-
même repartit immédiatement pour New York.
Derek s'était montré peu communicatif dès qu'il s'était re-
trouvé en tête à tête avec Julia. De son côté, elle n'avait pas
spécialement le cœur à rire. Elle était persuadée qu'il la dépo-
serait en bas de chez elle, sans même lui dire au revoir. Elle
s'était à peine trompée. Il ne lui dit pas « Au revoir », mais
« A demain midi ». Elle le regarda avec des yeux ronds. Elle
avait sûrement mal compris ! Il n'espérait tout de même pas
qu'elle allait continuer à poser pour lui, après ce qui s'était
passé entre eux ! Son visage devait refléter ses pensées, car il
ajouta :
— Le chauffage remarche, Julia. Vous n'aurez pas froid.
— Il ne s'agit pas de ça ! s'exclama-t-elle d'un ton fu-
rieux. Vous n'imaginez tout de même pas...
— Je veux terminer ce portrait, coupa-t-il. Je ne touche-
rai pas à un seul cheveu de votre tête, madame, si ce n'est pour
114
les besoins de la pose ! (Il scruta le visage fermé de sa jeune
femme.) Vous ne pouvez pas refuser cette faveur à un pauvre
artiste !
— Il n'en est pas question.
— Julia, je t'en prie ! Ce sera la dernière séance, supplia-
t-il d'un air malheureux.
Elle se radoucit.
— Vous... tu me jures qu'il ne se passera rien ?
— Croix de bois, croix de fer... dit-il d'un ton solennel en
faisant le salut scout.
— Bon. Je serai là à midi.
Elle descendit de la camionnette et claqua la portière der-
rière elle, sans même lui dire bonsoir.

Etendue sur le divan de l'atelier, Julia attendait Derek.


C'était exactement comme si rien ne s'était passé entre le jeudi
précédent et ce lundi après-midi. Le trajet silencieux de l'uni-
versité à la maison de Derek, la musique diffusée par les haut-
parleurs, Derek qui attendait qu'elle soit prête avant de mon-
ter... rien n'avait changé. Si l'alliance de sa mère n'avait pas
brillé à son annulaire gauche, elle aurait pu croire qu'elle avait
rêvé cet épisode insensé. Seuls l'amour qu'elle éprouvait pour
Derek, malgré ses accusations injustes, et son désir désespéré
de se blottir dans ses bras étaient bien réels.
Derek s'approcha silencieusement du divan. Il commença
à ajuster les plis du drap. Julia lui tournait le dos et restait
plongée dans la contemplation des nuages qui défilaient der-
rière la verrière. Lorsqu'elle sentit qu'il lui caressait les che-
veux, elle se raidit instinctivement. Puis il fit le tour du divan.
C'est alors qu'elle vit qu'il ne portait qu'un peignoir. La pa-
nique s'empara d'elle.
— Tu... tu avais promis ! balbutia-t-elle.
Il se mit à rire.
— Eh oui ! Parole de scout... (Il s'assit et suivit du bout
du doigt les contours de son menton, de son cou, de son
115
épaule.) Mais je n'ai jamais été scout ! ajouta-t-il d'une voix
sourde.
— Non, Derek, je ne veux pas...
— Si, Julia, moi je veux..., dit-il en imitant le ton affolé
de Julia.
Une seconde plus tard, il était allongé tout contre elle et
la couvrait de baisers avides et possessifs. Julia, emportée par
ce tourbillon de sensualité, fut bientôt incapable de résister.
Lorsqu'il la souleva dans ses bras pour l'emporter dans la
chambre, elle enfouit son visage au creux de son épaule en
gémissant. Elle sentait sous ses lèvres la tiédeur de sa peau et
murmura dans un souffle :
— Je croyais que tu n'aimais pas séduire les femmes
contre leur gré...
— Tu es ma femme, maintenant. J'ai le droit de te sé-
duire aussi souvent que je le voudrai !

Lorsque Julia sortit de la salle de bains, Derek était éten-


du sur le lit et fumait nerveusement. Elle le regarda d'un air
hésitant, et il lui fit signe de venir s'asseoir à côté de lui.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit, Julia ?
— Mais c'est toi qui n'as pas voulu m'écouter, répondit-
elle simplement. J'avais tellement d'expérience, d'après toi !
— Julia ! Souviens-toi de ce que tu as dit, au sujet de
l'annulation de notre mariage. Comment pouvais-je deviner
que ce n'était pas vrai ? Tu disais cela par bravade ?
Elle ne répondit pas, mais lui lança un regard lourd de
reproches.
— Bon sang, Julia, ne me regarde pas ainsi ! Je ne suis
pas un monstre ! Tu n'avais pas l'air de te défendre avec beau-
coup de conviction. Je ne me suis pas rendu compte que tu
étais réellement effrayée. (Son ton se radoucit soudain.) En-
suite, j'ai cru que tu résistais par coquetterie et j'ai perdu la
tête. Je suis désolé de t'avoir forcée, Julia.
Julia était assise, parfaitement immobile. Elle essayait de
116
se mettre à la place de son mari.-Elle le comprenait, mais cela
n'effaçait pas pour autant la douleur, qu'elle avait ressentie. La
colère aveugle de Derek lorsqu'elle lui avait résisté, à la der-
nière minute, l'avait blessée plus encore que sa violence phy-
sique.
Le silence accusateur de Julia finit par mettre Derek hors
de lui.
— Mais est-ce que tu vas passer ta vie à me regarder
avec cet air de martyr ? cria-t-il. Qu'est-ce, que tu veux ? Que
je me mette à genoux devant toi et que je te sois reconnaissant
jusqu'à la fin de mes jours de m'avoir fait le don de ta pré-
cieuse virginité ?
Julia le regardait fixement, mais ne répondait toujours
pas.
— Très bien, continua-t-il d'un ton rageur. Ne me parle
pas. Tu as fait les quatre cents coups avec je ne sais combien
d'hommes, mais tu t'es bien gardée d'aller jusqu'au bout, n'est-
ce pas ? Il fallait préserver les apparences et te préserver pour
ton mari. Eh bien, j'en suis très honoré. Au moins, j'ai eu
quelque chose qu'ils n'ont pas eu avant moi !
A ces mots, il sortit de la chambre en claquant la porte.
Julia ne savait plus très bien si elle devait rire ou pleurer. Dans
une certaine mesure, elle avait pris sa revanche. Il se sentait
sûrement coupable de ce qui venait de se passer. Lui, l'amant
incomparable, s'était conduit comme un hussard ! De plus, il
avait manqué à sa parole. Il devait être horriblement vexé.
D'un autre côté, ses accusations la blessaient profondé-
ment. Pourquoi persistait-il à la prendre pour une fille facile ?
Comment pouvait-il prétendre être tombé amoureux d'elle, et
la traiter de cette manière ? Bien sûr, il pensait qu'elle lui avait
menti, qu'elle s'était moquée de lui. Sa réaction était compré-
hensible et son silence n'avait rien arrangé ! Mais pourquoi
était-il toujours prêt à croire les pires horreurs sur son
compte ? Qu'avait-elle fait pour mériter un tel mépris, un tel
cynisme ? Pourquoi ne pouvait-il lui faire confiance ?
117
Le lendemain matin, Derek consacra son cours à des ré-
visions, en vue de l'examen partiel qui aurait lieu la semaine
suivante. Julia fut incapable de se concentrer et ne retint pas
un traître mot. Elle ne cessait de penser à la scène de la veille.
Derek l'avait raccompagnée chez elle sans un mot, et elle avait
passé la soirée à pleurer.
Pourtant, ces moments pénibles n'étaient rien en compa-
raison de ce qu'elle avait vécu le lendemain à l'université !
Lorsqu'elle était arrivée, ses camarades s'étaient précipités
vers elle en brandissant le journal :
— Félicitations ! Tu es en première page ! Regarde !
Elle jeta un coup d'œil à l'article. Son père avait appa-
remment jugé bon de faire un communiqué à la presse :
M. Richard Harcourt, président de la. Compagnie d'As-
surances Harcourt Corporation, a annoncé hier le mariage de
sa fille Julia Elisabeth Harcourt avec M. Derek Veblen, le
célèbre artiste peintre. La cérémonie s'est déroulée à Balti-
more, dans la plus stricte intimité. Le couple a fait connais-
sance à l'université de Weston, près de Boston, où la jeune
Mme Veblen est l'élève de son célèbre époux.
Lorsqu'elle était entrée dans l'amphithéâtre, des centaines
d'yeux s'étaient braqués sur elle et, pour la première fois de sa
vie, elle en avait été gênée. Certains l'avaient accueillie aux
cris de « Meilleurs Vœux ! » ou « Vive la mariée ! », mais elle
savait très bien ce que tous devaient penser : pourquoi ce ma-
riage à la sauvette ?
Derek était arrivé un peu en retard. « Il a déjà repris ses
anciennes habitudes », avait songé Julia avec amertume. Dès
qu'il était apparu, le brouhaha qui régnait dans la salle avait
cessé comme par enchantement. Derek avait parcouru l'assis-
tance des yeux et son regard s'était durci lorsqu'il avait croisé
celui de Julia. Enfin, il avait saisi le micro et annoncé avec son
charme habituel :
— Me suis-je fait des ennemis mortels de tous les jeunes
118
gens ici présents, pour leur avoir ravi Mlle Harcourt ?
La plaisanterie avait été accueillie par des rires, des
« Oui ! » et des « Félicitations ! » Puis Derek avait immédia-
tement commencé son cours, sans autre commentaire. Il s'était
abstenu d'ajouter qu'il était un homme comblé, comme l'aurait
voulu la tradition. Tout le monde avait dû remarquer ce
manque de galanterie, et Julia en était humiliée. Ils devaient
tous s'imaginer qu'elle était enceinte ou que Derek l'avait
épousée pour sa fortune.

Elle redoutait la séance de travaux dirigés de l'après-


midi, et avait même envisagé de ne pas y aller. Mais Derek
aurait été furieux et elle ne se sentait pas la force d'essuyer ses
remarques blessantes. L'attitude qu'il adopta à son égard fut
des plus impersonnelles et elle en fut soulagée. Il discuta avec
ses étudiants, comme à son habitude, puis les œuvres des uns
et des autres furent analysées et commentées. Lorsque vint le
tour de Julia, il précisa simplement qu'il découvrait son ta-
bleau en même temps qu'eux. Dieu merci, la toile de Julia eut
l'honneur de lui plaire ! Elle se sentait bien trop vulnérable
pour supporter un autre de ses jugements impitoyables.
A la fin du cours, alors qu'elle s'apprêtait à quitter la salle
avec les autres, il l'interpella :
— Madame Veblen, voulez-vous rester quelques mi-
nutes, je vous prie.
Elle attendit que les autres soient partis.
— Oui ? demanda-t-elle d'une voix hésitante.
— Enfin seuls ! dit-il en plaisantant — et il la prit dans
ses bras.
Déconcertée par ce brusque changement d'attitude, Julia
resta de marbre et ne lui rendit pas son baiser.
— Je sens que j'aurai du mal à me faire pardonner mes
péchés d'hier soir ! commenta-t-il. Julia, ma sœur Ramona a
téléphoné d'Albany. Ma mère est arrivée de Floride et nous
sommes invités à dîner jeudi. Je veux te présenter ma famille.
119
— A quoi bon puisque nous aurons divorcé d'ici peu ?
répliqua Julia en ramassant ses affaires.
— Pas si vite ! Il est temps que tu comprennes deux ou
trois petites choses, Julia. Tout d'abord, je n'ai pas la moindre
intention de faire annuler notre mariage et encore moins de
demander le divorce. D'autre part, je m'opposerai formelle-
ment à toute initiative de ce genre de ta part.
— Mais tu avais dit...
— Ne, renversons pas les rôles, Julia. C'était ton idée,
pas la mienne. Quant à moi, j'ai simplement admis que c'était
une possibilité. A ce propos, ajouta-t-il en lui prenant ses
livres des mains, il me semble qu'une femme mariée est cen-
sée vivre avec son mari. Nous partirons pour Albany jeudi
matin. Nous y passerons la nuit, et à notre retour, tu viendras
habiter chez moi.
— Mais..., commença Julia.
Elle n'eut pas l'occasion d'exprimer son point de vue :
une main se posa sur sa bouche. Elle ne se débattit pas, il au-
rait été bien trop content, mais resta de glace, raide et figée.
— Une dernière chose, madame Veblen. J'ai l'intention
de vous « séduire » jeudi soir...
Tout en parlant, il s'était penché vers elle et ses lèvres
vinrent remplacer sa main sur la bouche de sa femme. Les
bonnes résolutions de Julia s'envolèrent en fumée. Les mots
qu'il venait de prononcer avaient réveillé le désir qui couvait
en elle et elle se pressa contre lui, lui rendant son baiser avec
passion. Il la relâcha et lui murmura à l'oreille :
— Allons, madame Veblen, un peu de tenue ! J'ai dit
jeudi, pas aujourd'hui !
— Oh ! Derek... Pourquoi attendre si longtemps ? chu-
chota-t-elle en rougissant. Tu n'as pas envie... maintenant ?
— Encore plus que toi, Julia. Comment peux-tu en dou-
ter ? Mais je n'ai pas été très... doux avec toi hier soir. (Son
regard devint plus grave.) Je crois qu'il vaut mieux être rai-
sonnable.
120
Elle fit oui de la tête. Elle était touchée par sa délicatesse
et les mots amers de la veille furent repoussés très loin, dans
un petit coin inaccessible de sa mémoire. La tendresse qu'elle
lut dans les yeux de son mari lui donna le courage de poser la
question qui lui brûlait les lèvres :
— Pourquoi m'as-tu épousée ? Mon père n'a pas pu
vraiment te menacer de...
— Plus tard, l'interrompit Derek. Je ne veux pas discuter
de cela pour l'instant. Nous ne pourrions que nous faire du
mal. Allons, ajouta-t-il en lui prenant la main. Je te raccom-
pagne chez toi.
Durant le trajet, Derek lui recommanda d'être prête à 10
heures le jeudi matin et d'emporter de quoi se changer puis-
qu'ils passeraient la nuit à l'hôtel.
— Fais-toi belle en mon honneur, Julia, ajouta-t-il avec
un sourire. Mais je ne veux pas de la Julia des magazines. Tu
es ma femme désormais, et non plus une image de marque !
En d'autres circonstances, elle n'aurait pas toléré de rece-
voir des ordres ni même des conseils aussi impertinents, mais
le sourire de Derek était si charmeur et le ton si taquin qu'elle
dut s'avouer vaincue. Elle n'allait tout de même pas lui cher-
cher querelle alors qu'il avait fait le premier pas et qu'il se
conduisait tout simplement en époux.

Le surlendemain, Derek arriva ponctuellement à 10


heures, accepta la tasse de café que lui proposait Julia et exa-
mina sa jeune femme d'un œil approbateur.
Julia avait mis une robe chasuble en daim bleu pâle sur
un chemisier du même ton. Le haut de ses bottes d'un ton
légèrement plus soutenu que le chemisier, venait frôler l'ourlet
de la robe, juste sous le genou. Pour plaire à Derek qui n'ai-
mait pas qu'elle soit trop sophistiquée, elle avait éliminé les
coiffures apprêtées et ses cheveux étaient simplement retenus
par une barrette. Cette coiffure de petite fille dégageait l'ovale
parfait de son visage et laissait la cascade de mèches rousses
121
tomber librement sur ses épaules.
— Tu es très belle, Julia.
Ce fut le seul commentaire de Derek. Julia avait longue-
ment hésité avant de choisir sa toilette, mais cette simple pe-
tite phrase lui fit oublier les moments d'incertitude qu'elle
avait passés devant sa glace, à se demander s'il approuverait
son choix.
— Il fallait bien que je sois à la hauteur de mon escorte !
dit-elle d'un ton badin.
Jamais elle n'avait vu Derek habillé avec autant de re-
cherche. Avec son costume anthracite à fines rayures, sa che-
mise bleu clair et sa cravate « club », il ressemblait plus à un
élégant homme d'affaires qu'à un artiste.
— C'est mon costume de scène, expliqua Derek avec un
demi-sourire. Je le porte pour les vernissages et les exposi-
tions de mes toiles. La plupart des gens s'attendent à voir arri-
ver un clochard barbu et délirant et j'aime assez leur réserver
cette surprise. A part ces quelques occasions, il reste généra-
lement accroché dans l'armoire.
— En quel honneur le portes-tu aujourd'hui ? demanda
Julia.
— Ah ! aujourd'hui, c'est différent. Nous allons voir ma
mère, et elle me fait une scène si je ne suis pas habillé
« comme il faut » !
— Parle-moi de ta famille, dit Julia, tandis qu'ils se diri-
geaient vers la camionnette de Derek.
On ne pouvait jamais prédire quelle serait son humeur et
elle était soulagée de le voir dans d'aussi bonnes dispositions.
— Ma sœur est musicienne. Elle enseigne le solfège et
elle donne aussi des leçons de piano. Mon beau-frère, Allen
Moran, est sociologue. Quant à mes deux neveux, ils rentrent
à l'université l'année prochaine : (Il lui lança un regard en
coin, tout à fait éloquent.) Ils vont t'adorer. Il faudra sans
doute que je les attache pour les empêcher de se jeter sur toi !
Ils bavardèrent à bâtons rompus pendant tout le trajet, et
122
Julia ne vit pas le temps passer. Elle fut tout étonnée lorsqu'ils
arrivèrent à Albany, la capitale de l'Etat de New York.
Ce fut la mère de Derek qui vint leur ouvrir. C'était un
petit bout de femme aux cheveux blancs, un peu rondelette,
mais encore très séduisante. Derek lui sauta au cou, ou, plus
exactement, la souleva de terre pour l'embrasser. Puis il lui
présenta Julia. Clementina Veblen salua sa toute nouvelle
belle-fille d'un signe de tête plutôt froid et d'une poignée de
main tout aussi réticente. Julia, qui s'apprêtait à embrasser sa
belle-mère, se reprit et adopta une attitude polie mais réservée.
Ramona Moran, la sœur de Derek, était une version fé-
minine de son frère : même taille élancée, mêmes cheveux et
yeux noirs, même teint mat. Son attitude à l'égard de Julia fut
identique à celle de sa mère. S'il n'y avait pas eu l'accueil cha-
leureux d'Allen Moran et des deux neveux de Derek, Walter et
Charles, Julia se serait sentie totalement rejetée par sa belle-
famille. Mais comme l'avait prédit Derek, elle avait immédia-
tement fait la conquête de ses neveux. Ils la dévoraient des
yeux et ne se privèrent pas de dire à leur oncle qu'il était bien
trop vieux pour mériter une femme aussi adorable. Ils ne ju-
raient que par leur oncle auquel ils vouaient une véritable
adoration. Leur père avait beau être un éminent expert dont les
mérites étaient reconnus dans tous les Etats-Unis, Derek avait
infiniment plus de prestige à leurs yeux. Son mariage avec une
jeune femme dont ils avaient vu si souvent la photographie
dans les journaux ne faisait que renforcer son image de
marque.
Les hommes de la famille se retirèrent bientôt dans le sa-
lon pour regarder un match de football à la télévision, laissant
Julia à la cuisine avec les femmes. Mme Veblen s'adressait à
sa fille en italien. Julia, qui parlait couramment cette langue,
ne put s'empêcher de sourire de cette petite ruse parfaitement
inutile. La mère de Derek aurait sûrement été très embarrassée
de savoir que Julia comprenait parfaitement ses commentaires
peu flatteurs.
123
Ramona s'empressa de mettre un terme à l'impolitesse de
sa mère et enchaîna en anglais. Elle n'éprouvait peut-être pas
de sympathie particulière pour Julia, mais elle avait suffisam-
ment de tact pour se montrer aimable. Julia réussit à faire
bonne figure et aida de son mieux à peler, couper et râper les
divers ingrédients du menu.
En attendant que le repas soit prêt, le clan Veblen se réu-
nit au salon pour l'apéritif. Mme Veblen mère avait exigé
qu'on éteigne la télévision, malgré les protestations véhé-
mentes de ses deux petits-fils. Les langues allaient bon train.
Julia, un peu sur la défensive, se contentait d'écouter. Elle
savait gré à son mari de sa délicatesse. Il s'était assis à côté
d'elle et avait passé un bras protecteur autour de ses épaules.
De temps à autre, Allen Moran lui posait une question ou
s'adressait directement à elle et ces marques de sympathie lui
allèrent droit au cœur.
Au cours du repas, Julia n'hésita pas à se lever pour aider
à apporter les plats ou à débarrasser la table. Cette initiative
parut impressionner favorablement sa belle-mère. Quant à
Ramona, elle profita d'un moment où elle était seule avec Julia
pour s'excuser de la froideur de son accueil.
— Ma mère et moi avons toujours gâté mon petit frère.
Et bien sûr, aucune femme ne nous paraissait digne de lui !
Mais je vous avais mal jugée et je vous en demande pardon.
Derek est fou de vous. Soyez la bienvenue dans notre famille !
Julia remercia Ramona et l'embrassa affectueusement.
Elle était très touchée par sa gentillesse, même si elle avait des
doutes quant à la perspicacité de sa belle-sœur sur les senti-
ments de Derek !
Après le dîner, Mme Veblen elle-même parut se dérider.
Quant à Derek, Julia ne l'avait jamais vu si détendu. Une pe-
tite pointe de jalousie lui déchira le cœur. Il semblait si heu-
reux au sein de sa famille, alors qu'avec elle il était toujours si
indifférent, agressif même !
Lorsqu'ils prirent congé, tout le monde s'embrassa affec-
124
tueusement. A sa grande surprise, sa belle-mère lui demanda
de l'appeler « Mama », comme le reste de la famille. Julia ne
put résister au plaisir de lui répondre, dans un italien parfait,
qu'elle en serait très heureuse. Pendant quelques secondes, il y
eut un silence gêné, puis Mme Veblen éclata de rire et dit à
Derek qu'il s'était choisi une femme avec autant de caractère
que sa mère, et qu'il n'avait plus qu'à filer doux !
— Oh ! elle a déjà fait de moi un autre homme ! plaisanta
Derek en glissant son bras sous celui de Julia.
Un peu plus tard, alors qu'ils retournaient à leur hôtel, il
demanda :
— Je n'ai pas saisi la plaisanterie, Julia. Qu'y avait-il
donc de si drôle dans ce que tu as dit à Maman en italien ?
— Ta mère et ta sœur parlaient en italien, quand nous
étions toutes les trois dans la cuisine. Et les remarques de ta
mère n'étaient pas très gentilles pour moi ! Bien sûr, ajouta-t-
elle en riant, elle ne se doutait pas que je comprenais tout et je
me suis bien gardée de le lui dire !
— En tout cas, tu as fait leur conquête ! dit Derek, visi-
blement ravi.
Julia lui lança un regard enjôleur. Le vin lui avait un peu
tourné la tête et lui avait fait perdre sa réserve naturelle.
— N'ai-je pas droit à une petite récompense, pour avoir
charmé toute la famille ? demanda-t-elle d'une voix sugges-
tive.
— Tu ne perds rien pour attendre, répondit son mari en la
serrant contre lui.
Il y avait deux grands lits dans la chambre. Derek jeta
son pardessus et sa veste sur l'un d'eux, sa cravate et sa che-
mise suivirent le même chemin, puis il disparut dans la salle
de bains. Julia entendit le grésillement de son rasoir élec-
trique. Elle s'était allongée sur le deuxième lit, tout habillée.
Son cœur battait un peu trop vite dans sa poitrine. Elle était à
la fois impatiente, vaguement inquiète et merveilleusement
heureuse.
125
Derek sortit de la salle de bains et s'avança vers elle. Il la
souleva dans ses bras, la mit debout et commença à la désha-
biller, très lentement, avec des gestes très doux. Puis il éteignit
la lampe, rejeta les couvertures et déposa délicatement Julia
sur le lit. Il la fit s'allonger sur le ventre et se mit à lui masser
le dos et les épaules. Julia avait envie de ronronner.
Ce qui suivit fut d'une telle intensité que c'était à peine
tolérable. Les mains et la bouche de Derek parcouraient le
corps de Julia, caressaient chaque centimètre carré de sa peau.
Chaque effleurement la faisait vibrer comme la corde d'un arc
trop tendue et prête à se rompre. Mais lorsqu'elle tendit les
mains vers lui pour lui rendre ses caresses, il lui saisit les poi-
gnets et la menaça de l'attacher si elle recommençait.
Son plaisir et son désir avaient atteint la limite du sup-
portable. Elle était sur le point de supplier Derek de faire ces-
ser cette torture à la fois délicieuse et presque douloureuse,
lorsqu'il s'arrêta net, alluma une cigarette et s'allongea sur le
dos pour fumer tranquillement.
Julia attendit patiemment. Elle savait qu'il ne pourrait re-
tarder très longtemps l'inévitable. Enfin, il se tourna vers elle
et l'embrassa paresseusement d'abord, puis avec de plus en
plus d'ardeur. Ses caresses se firent plus précises et, cette fois,
il ne l'arrêta pas lorsqu'elle tendit la main pour le caresser à
son tour...
Soudain, n'y tenant plus, il la posséda avec une passion
sauvage. Julia ferma les yeux et se laissa emporter par le tour-
billon de plaisir qu'il faisait naître en elle.

Un peu plus tard, alors qu'elle était blottie contre lui, le


corps encore secoué de frissons voluptueux, il lui demanda
avec un sourire provocant :
— Madame est-elle satisfaite ?
— Tu le sais bien, murmura-t-elle en le regardant avec
adoration.
— Moi aussi. (Il s'étira paresseusement.) Tu me fais
126
perdre la tête, Julia. Tu me rends fou. Ton corps, ta façon de
m'embrasser...
Soudain Julia vit une ombre sur son visage et il s'écarta
très légèrement. Lorsqu'il posa de nouveau les yeux sur elle,
son regard s'était durci.
— Alors, quelle note m'accordes-tu ?
— Derek, je t'en supplie. Ne dis pas cela. Je n'ai jamais...
— Oh, je t'en prie Va le raconter à d'autres ! coupa De-
rek.
— Derek, je te le jure, répéta Julia d'un ton désespéré.
— Je peux apprendre à vivre avec ton passé, dit-il d'une
voix dangereusement calme, mais je ne supporte pas que tu
me mentes. Maintenant dis-le : ai-je mérité un dix ?
Julia était tellement blessée par ces mots cruels qu'elle ne
songea qu'à lui faire mal à son tour.
— Voyons, dit-elle, si je me souviens bien, il y a eu ce
prince belge qui méritait bien un sept. Ah, j'allais oublier, ce
sénateur de Californie que j'ai poussé au divorce. Tu ne peux
pas imaginer les choses que nous faisions ensemble dans sa
Jaguar ! Mais le meilleur de tous, ce fut ce prince italien que
j'ai rencontré à Bombay. Les Orientaux savent vraiment s'y
prendre avec les femmes ! Celui-là était hors-concours... mais
tu ne t'en es pas trop mal tiré non plus. Je dirais que cela méri-
tait bien un huit.
— Très bien, dit-il entre ses dents.
Il sauta hors du lit, jeta par terre la pile de vêtements qui
encombraient l'autre lit et se coucha sans un mot.

10

Décidément, les trajets silencieux faisaient désormais


partie de sa vie, songea Julia. Elle finirait sans doute par s'y
127
habituer ! La méfiance de Derek à son égard la révoltait. Elle
n'aurait pu dire au juste ce qui lui était le plus pénible : ses
accusations injustes ou son refus de la croire. Elle sentait qu'il
tenait à elle; elle l'attirait physiquement, c'était indéniable. Et
de son côté, elle était désespérément amoureuse de lui, en
dépit de tout ce qu'il lui faisait endurer. Mais comment espérer
être un jour heureux ensemble, alors qu'ils avaient pris un si
mauvais départ ?
Elle laissa échapper un soupir. Derek jeta un coup d'œil
dans sa direction, fronça les sourcils et alluma une autre ciga-
rette. En tout cas, ce n'était plus la peine qu'elle déménage.
Après ce qui venait de se passer, Derek ne voudrait sûrement
pas qu'elle vienne habiter avec lui.
Elle se trompait complètement. Derek gara la voiture en
bas de chez elle et décréta qu'il montait l'aider à emballer ses
affaires.
— Mais, Derek ! protesta-t-elle. J'ai des examens la se-
maine prochaine. Je ne pourrai jamais les préparer sérieuse-
ment si... si nous nous disputons sans arrêt. Je ne peux plus
supporter toutes ces scènes. J'ai besoin de calme pour travail-
ler. Derek, je t'en prie...
Derek semblait plongé dans la contemplation du parking
et elle se demanda s'il l'avait écoutée. Quand il se tourna fina-
lement vers elle, il répondit d'un ton très calme :
— D'accord. Plus de scènes. Mais tu es ma femme et je
ne tiens pas à être la risée de l'université. Tu habiteras avec
moi !
Ainsi c'était cela ! La peur du qu'en dira-t-on ! Comment
pouvait-il être aussi cynique ? Oh ! bien sûr, elle comprenait,
mais elle avait du mal à les imaginer vivant tous les deux sous
le même toit, comme deux étrangers polis et réservés. La mai-
son était toute petite; tôt ou tard, ils finiraient par se quereller.
— Non, Derek. Cela ne marchera pas. Nous sommes in-
capables de vivre ensemble sans nous faire du mal. Je serai
trop énervée pour étudier et je raterai mes examens. Ce n'est
128
pas...
Elle s'arrêta au milieu de sa phrase, en sentant les lèvres
de son mari se poser sur sa nuque. Il savait très bien qu'il lui
suffisait de la toucher pour faire d'elle ce qu'il voulait et il en
profitait. Elle se raidit.
— Derek, je t'en prie ! Tu sais bien que cela se termine
toujours par des disputes... J'ai travaillé dur, cette année, et je
ne veux pas gâcher...
— Très bien, madame Veblen, je me rends à vos raisons,
l'interrompit Derek, et je proclame le cessez-le-feu. (Il libéra
Julia et reprit d'un ton plus grave :) Et maintenant, Julia, ne
discutons plus et allons prendre tes affaires. S'il te plaît !
— Tu promets de ne pas t'énerver ? Tu me laisseras tra-
vailler ? Tu n'essaieras pas de profiter de la situation ?
— Je jure d'être sage comme une image !
Le sourire à la fois angélique et espiègle de Derek eut
raison des dernières hésitations de Julia.
Derek l'aida à empaqueter ses vêtements et ses livres,
puis il alla garer la camionnette près de la porte d'entrée, pen-
dant que Julia écrivait un mot à Melinda. Moins d'une heure
plus tard, ils arrivaient à Concord. Derek avait acheté une
commode ancienne et avait dégagé une partie de son armoire.
Malgré cela, il leur fut impossible de faire tenir l'imposante
garde-robe de Julia dans la chambre de Derek. (Julia ne par-
venait pas encore à parler de leur chambre.)
— Cela m'apprendra à épouser une héritière aux goûts de
luxe ! soupira Derek. Mais que peux-tu bien faire de toutes ces
robes ? Tu es toujours en jean et en col roulé !
— Figurez-vous que j'avais l'habitude de fréquenter des
gens chics, avant de venir m'enterrer ici avec vous, monsieur
Veblen !
La remarque n'eut pas l'air de l'affecter outre mesure :
— Tant pis pour toi ! dit-il d'un ton gouailleur. Il est trop
tard pour regretter !
— Mais je ne regrette pas, admit tranquillement Julia.
129
— Bon. Alors on va ranger toutes ces reliques d'un passé
glorieux dans l'atelier, décréta Derek. Il y a plus de place là-
haut. Et maintenant, il faut trouver un endroit pour accrocher
le portrait de ta mère. Que dirais-tu de ce panneau, à gauche
de la cuisine ?
Julia se mit à rougir.
— Mais... il... il n'est pas... pas assez bien pour être ac-
croché à côté de... de tous ces...
— Tu bégaies, ma chérie ! (Il lui releva le menton et
plongea son regard au fond des .yeux bleus remplis d'incerti-
tude.) Je ne pourrai jamais tenir ma promesse si tu prends cet
air de petite fille malheureuse ! soupira-t-il.
Julia détourna la tête avec embarras.
— Julia, ce portrait mérite une place d'honneur, reprit
Derek. A ton avis, pour quelle autre raison t'aurais-je admise à
mon cours ?
— Tu... tu le penses vraiment ?
— Tu cherches des compliments, Julia ! Tu veux m'en-
tendre dire que tu as beaucoup de talent ? Eh bien, c'est vrai...
et pas seulement pour la peinture, ajouta-t-il à mi-voix.
Lorsque le portrait de Jill Harcourt fut accroché, Julia
rassembla tout son courage et aborda la question qui la préoc-
cupait depuis leur arrivée.
— Il vaut mieux que nous ne dormions pas ensemble,
Derek. C'est trop risqué... et...
— Chut ! Inutile de prendre cet air suppliant ! C'est d'ac-
cord. Tu dormiras dans l'atelier. Je ne cède mon lit à per-
sonne !
Julia acquiesça d'un hochement de tête. Pour la première
fois, elle eut l'impression qu'elle réussirait peut-être à passer
ses examens en paix. Derek tint parole. Il se conduisit en par-
fait camarade de chambre. Il la laissa réviser ses examens et se
serait même chargé de la cuisine matin et soir si Julia n'avait
pas insisté pour mettre la main à la pâte. Une femme de mé-
nage venait nettoyer la maison à fond une fois par semaine et
130
ils n'avaient qu'à s'occuper des petites tâches quotidiennes.
Julia étudiait sans relâche. Son examen sur les relations inter-
nationales avait lieu le vendredi suivant, et elle était loin
d'avoir terminé ses révisions. Elle accepta bien volontiers
l'aide de Derek. Le mercredi soir, il l'interrogea sur les ques-
tions de cours qui figuraient au programme, commenta tel ou
tel point un peu obscur et lui montra comment développer
telle ou telle idée. Ils reprirent la discussion le jeudi soir et
Julia s'aperçut qu'elle dominait beaucoup mieux son sujet,
grâce aux conseils de Derek. Jamais elle ne s'était sentie aussi
proche de son mari. S'il ne s'était montré aussi raisonnable, s'il
n'avait pas joué son rôle de professeur et d'examinateur avec
autant de sérieux, elle n'aurait sans doute pas pu résister et
serait allée le rejoindre dans son lit. Mais elle savait que cela
ne pourrait que les conduire au désastre et il n'était pas ques-
tion de se présenter à son examen au bord de la crise de nerfs
à cause d'une scène de ménage.
Le vendredi matin, Derek partit pour New York. Il devait
donner une série de conférences au Musée d'Art Moderne. Il
comptait profiter de ce voyage pour rencontrer des amis an-
glais de passage à New York et ne devait rentrer à Boston que
le dimanche soir.
Quant à Julia, elle avait des ailes en sortant de la salle
d'examen. Elle était pratiquement sûre d'obtenir une excellente
note. Dans l'ensemble, elle avait le sentiment d'avoir brillam-
ment réussi dans toutes les matières et elle espérait décrocher
son diplôme avec une mention «. Très Bien ». Elle regrettait
seulement de n'avoir pas travaillé avec autant d'ardeur et d'as-
siduité les années précédentes.
Il lui restait maintenant à terminer son mémoire pour le
cours de relations internationales. Elle y travailla tout le sa-
medi. La seule interruption fut un coup de fil de son mari. Elle
était dans l'atelier lorsque le téléphone sonna. Elle dévala
l'escalier, tout en se demandant pourquoi Derek n'avait pas
encore eu l'idée de faire installer un poste là-haut !
131
— Allô ? Ici la résidence de Derek Veblen, dit-elle en
décrochant.'
— Ah ! Et n'est-ce pas également la maison de Julia Ve-
blen ?
— Derek ! Comment vas-tu ? Et tes conférences ?
— Tout s'est très bien passé. Et ton examen ?
— Impeccable ! Mais c'est grâce à toi ! Je travaille à mon
mémoire en ce moment. N'ai-je pas droit à un dix de con-
duite ?
— Hum. Je regrette de ne pas pouvoir rentrer ce soir-
même pour vérifier ! dit Derek d'une voix suggestive.
— Mais tu reviens demain soir, n'est-ce pas ?
— Oui. A demain, ma chérie.
L'appel de Derek l'avait remplie d'allégresse et elle se re-
plongea dans ses notes avec une énergie renouvelée. Le mé-
moire fut terminé le soir-même. Il ne restait plus qu'à le taper
à la machine.

« Ce n'est pourtant pas le moment d'attraper la grippe ! »


soupira Julia en se réveillant le dimanche matin. Elle resta
allongée, espérant que son malaise allait disparaître, mais elle
avait l'estomac barbouillé et n'arriva pas à se rendormir. Vers
10 heures et demie, se sentant un peu mieux, elle descendit à
la cuisine et se força à avaler une tasse de thé et un toast. Le
remède fut efficace : ses nausées disparurent comme par en-
chantement.
Excellente dactylo, Julia se mit à l'ouvrage et, avant la fin
de l'après-midi elle avait tapé les quarante-cinq pages de son
mémoire. Elle relut son travail, corrigea les quelques fautes de
frappe et contempla son œuvre avec un petit sourire de fierté.
Satisfaite mais affamée, elle se dirigea vers la cuisine pour se
faire un sandwich. Ses yeux se posèrent machinalement sur le
calendrier mural : dimanche 3 décembre... déjà ?
Uniquement préoccupée par l'approche de ses examens,
Julia en avait oublié tout le reste. Mais non... ce n'était pas
132
possible ! Ce mal au cœur... ? Ce retard... ?
Comment annoncerait-elle la chose à Derek ? De toute
évidence, sa maison n'était pas conçue pour une famille nom-
breuse ! D'ailleurs, il ne voulait probablement pas d'enfants. Il
avait dû penser qu'elle prenait la pilule, du moins jusqu'à ce
qu'il s'aperçoive qu'elle était vierge. Peut-être même qu'il ne
s'était pas posé de question du tout ? Les hommes ne se préoc-
cupent généralement pas de ce genre de problèmes.
Elle aurait dû faire attention… Mais à qui la faute ? De-
rek avait promis de ne pas la toucher et il ne lui était pas venu
à l'esprit qu'il pourrait changer d'attitude après le mariage,
puisqu'il ne s'agissait que d'une union de convenance. Enfin !
Il était trop tard pour se lamenter maintenant. Elle passerait à
l'infirmerie pour faire faire un test de grossesse mais au fond
d'elle-même, elle en connaissait déjà le résultat.
Julia était bien décidée à mettre ce bébé au monde, que
Derek le veuille ou non. C'était l'enfant de l'homme qu'elle
aimait et elle attachait trop de valeur à la vie pour envisager
une autre solution. Mais si Derek n'était pas d'accord ? Serait-
elle capable de lui tenir tête ?
A 8 heures du soir, son estomac se mit de nouveau à pro-
tester. Elle décida de se faire cuire un « hamburger », mais
l'odeur de la viande grillée lui souleva le cœur et elle fut inca-
pable d'en avaler une bouchée. Combien de temps cela allait-il
durer ?
Lorsque Derek arriva à 10 heures, Julia était allongée sur
le lit et regardait la télévision. Ses nausées avaient repris de
plus belle.
— Alors, ce mémoire ? Terminé ? demanda-t-il en l'em-
brassant sur le front.
— Oui, répondit-elle d'un ton morne.
— Tu pourrais me regarder quand tu me parles ! Ou bien
ai-je commis quelque nouveau crime, sans le savoir ?
Julia secoua la tête en réprimant un haut-le-corps.
— Qu'y a-t-il ? demanda Derek.
133
C'était plus un reproche qu'une question. De nouveau, Ju-
lia secoua la tête.
— Rien.
— Dans ce cas, voudrais-tu être assez aimable pour libé-
rer ma chambre ? J'aimerais me reposer.
Julia courut se réfugier dans l'atelier. Elle l'entendit jurer
à voix basse tandis qu'elle grimpait l'escalier.
Elle resta allongée en attendant que son malaise dispa-
raisse. Un peu plus tard, elle redescendit à la cuisine et grigno-
ta quelques biscuits salés. C'était à peu près la seule chose
qu'elle supportait et elle emporta la boîte avec elle pour la
nuit.
Derek apparut au pied de son lit à 8 heures lendemain
matin.
— Si Sa Majesté a l'intention d'être à son cours à 9
heures... elle ferait bien de se presser. J'ai un rendez-vous à 9
h 15, ajouta-t-il et je te préviens que je pars dans un quart
d'heure, avec ou sans toi.
Julia réussit à prendre sa douche et à s'habiller en un
temps record malgré les nausées qui ne lui laissaient aucun
répit. Elle ramassa ses livres et son mémoire, emporta
quelques biscuits et descendit au salon. Derek l'attendait, assis
sur le canapé. Il avait l'air d'une humeur exécrable.
Une fois de plus, ils n’échangèrent pas un mot durant le
trajet. Pourquoi ne pouvait-elle s'armer de courage et lui dire
simplement : « J'attends un enfant et je suis malade ? » A quoi
bon lui en parler tant qu'elle n'était pas tout à fait sûre.
Derek la déposa devant le bâtiment où avait lieu son
cours de psychologie et redémarra en trombe sans même lui
dire au revoir. Au lieu d'entrer directement, Julia fit un détour
par l'infirmerie pour se faire faire une prise de sang. On l'assu-
ra qu'elle aurait les résultats le lendemain matin.
Elle arriva au cours un peu en retard. Le professeur avait
déjà rendu les copies d'examen. Julia avait obtenu 18 sur 20,
ce qui lui remonta un peu le moral.
134
Après le cours, elle décida d'aller peindre dans l'un des
ateliers de travaux pratiques. Son travail l'absorbait complè-
tement quand, tout à coup, elle fut prise de vertige. Elle posa
son pinceau et se passa la main sur le front. Elle se sentait si
lasse. Mon Dieu ! Serait-ce ainsi jusqu'au bout ? Elle jeta un
coup d'œil .à sa montre : 5 heures. Derek ne serait pas libre
avant 6 heures. Elle rangea son matériel, alla se passer un peu
d'eau fraîche sur le visage, puis s'allongea quelques instants
sur la banquette.
6 heures et demie ! Elle se leva d'un bond. La sonnerie
l'avait réveillée en sursaut. Elle avait dormi pendant une heure
et demie ! Elle courut à perdre haleine jusqu'au bureau de
Derek. Il était fermé à clé et Derek n'avait même pas pensé à
lui laisser un mot
Julia poussa un soupir résigné. Il n'y avait plus qu'une
chose à faire : retourner à son ancien appartement et prendre
sa voiture, qui était restée sur le parking depuis la tempête de
neige. Après tout, c'était l'occasion ou jamais de la récupérer.
Par chance, la voiture démarra sans rechigner. Julia con-
duisait lentement, s'efforçant d'éviter les accélérations trop
brusques pour ménager son estomac hypersensible. Ce ne fut
qu'en abordant la route secondaire qu'elle se rappela qu'elle
avait oublié de faire remplacer ses pneus normaux par des
pneus à clous. Soudain les roues arrière se mirent à déraper
sur une plaque de verglas. Julia essaya désespérément de re-
prendre le contrôle du véhicule, mais la voiture fit une embar-
dée, quitta la route et vint terminer sa course contre un tronc
d'arbre.
Heureusement, le moteur n'avait apparemment pas souf-
fert. Les genoux tremblants, l'estomac noué, Julia regagna la
route en marche arrière et roula au pas pendant les cinq kilo-
mètres qu'il lui restait à parcourir. Elle patina lamentablement
sur les derniers cinq cents mètres, mais réussit tant bien que
mal à gravir l'allée en pente douce qui menait à la maison. Ses
jambes la soutenaient à peine lorsqu'elle descendit de voiture.
135
Derek était tranquillement en train de dîner. Elle fit un
pas vers la cuisine, mais battit immédiatement en retraite :
l'odeur de la nourriture lui était insupportable. Pourtant, Derek
ne la laissa pas échapper aussi vite. En deux enjambées il
l'avait rejointe. Julia s'assit sur le canapé en soupirant.
— Où étais-tu ? Il est presque 8 heures.
— Tu ne m'as pas attendue, dit Julia d'une voix lasse.
Alors j'ai pris ma voiture.
Elle voulait en finir au plus vite pour aller s'allonger sur
le divan de l'atelier.
— Et c'est toi qui me reproches d'être toujours en retard !
Je t'ai attendue plus d'une demi-heure, figure-toi. Et puis je me
suis dit que tu ne viendrais plus. Où étais-tu passée ?
Il semblait fou de rage. Il lui avait parlé sur le ton du
maître prêt à fouetter une esclave rebelle. En temps normal,
Julia aurait riposté avec la même agressivité, mais ce soir, elle
n'en avait pas la force.
— Je me suis endormie sur un banc, bredouilla-t-elle.
— Endormie ! Sur un banc ! Tu pourrais trouver une ex-
cuse plus vraisemblable ! dit-il d'un ton cassant. Et peut-on
savoir qui est l'heureux élu, cette fois ?
Julia n'avait aucune envie de rester assise à écouter ses
accusations ridicules, mais lorsqu'elle tenta de se lever, il la
repoussa d'un geste brusque. Les murs se mirent à tourner
autour d'elle et elle dut se cramponner au bras du canapé.
— J'ai quelque chose à te montrer, annonça Derek d'une
voix glaciale.
Il alla dans la chambre et en rapporta un grand paquet
plat et rectangulaire. Il déchira le papier d'emballage et brandit
un tableau sous les yeux de Julia. Elle resta sans voix. C'était
une toile de Picasso. Seul, un milliardaire pouvait s'offrir un
Picasso...
— C'est un cadeau de mariage ! lança Derek. De la part
de ton père. Je suis passé le voir à New York. (Il jeta la toile
sur le fauteuil le plus proche.) Très drôle, n'est-ce pas ? M.
136
Richard Harcourt adresse tous ses vœux de bonheur aux
jeunes mariés... et moi, comme un imbécile, je mène une vie
de saint pendant toute une semaine; je reviens de voyage en
espérant trouver une femme douce et aimante, et madame ne
daigne même pas m'accorder un regard ! Madame a l'esprit
ailleurs... Tu avais raison, après tout. Nous ferions mieux de
divorcer tout de suite !
— D'accord. Je compte sur toi pour régler les détails, ré-
pondit froidement Julia, avant de se précipiter vers l'atelier.
Cette fois, Derek ne chercha pas à la retenir.
Le lendemain matin, Julia se faufila dans la chambre de
Derek pendant qu'il prenait sa douche et téléphona à l'infirme-
rie. Les résultats du test étaient positifs, mais maintenant que
Derek parlait de divorce, elle n'allait certainement pas lui
annoncer la nouvelle ! Elle n'imaginait que trop bien sa réac-
tion : « Qu'est-ce qui me prouve que cet enfant est bien de
moi ? » ou bien : « Tu ne pouvais pas faire attention ? ». Et s'il
ne voulait pas qu'elle le garde ? D'ailleurs, même s'il acceptait
l'enfant, jamais elle ne pourrait supporter de vivre à côté de lui
dans le seul but d'assurer un foyer au petit être qu'elle portait
en elle. Non, s'il n'avait pas confiance en elle, jamais ils ne
seraient heureux ensemble. Il allait jusqu'à la soupçonner de
retrouver ses amants sur les bancs de l'université ! Comment
lui dire, après cela, qu'elle attendait un enfant de lui ?
En sortant de la maison, Derek remarqua immédiatement
la voiture de Julia.
— Que s'est-il passé ? demanda-t-il d'un ton furieux.
Comme si elle avait embouti son pare-choc uniquement
pour lui être désagréable !
— J'ai dérapé... Pas de pneus neige. Je suis rentrée dans
un arbre, réussit à dire Julia, entre deux vagues de nausées.
Il bougonna quelque chose d'inintelligible, puis décréta
d'un ton péremptoire :
— En tout cas, je ne veux plus te voir circuler dans cet
engin.
137
Julia se rendit directement à l'amphithéâtre, pendant que
Derek allait chercher des notes dans son bureau. Lorsqu'il
parut, à 9 h 10, il n'avait pas son légendaire sourire de séduc-
teur. Il commença les projections sans même saluer son audi-
toire. Les images défilaient sur l'écran à une telle allure que
les étudiants n'arrivaient pas à suivre. Quelques protestations
s'élevèrent du fond de la salle.
— Vous n'avez qu'à écrire plus vite ! lança Derek avec
mauvaise humeur.
Il termina le cours avec une demi-heure d'avance.
« Mais quelle mouche l'a piqué ? » fit une étudiante juste
derrière Julia. Un garçon assis à sa gauche l'interpella :
— Alors, Julia ? Qu'est-ce qui se passe ? Le torchon
brûle ?
Elle se contenta de secouer la tête. Elle ne se sentait dé-
cidément pas dans son assiette. Elle était le point de mire de
tout l'amphithéâtre et aurait voulu rentrer sous terre. Elle quit-
ta la salle avec soulagement.
Tout comme la veille, elle se sentit soudain beaucoup
mieux vers midi. Elle se dirigea vers la bibliothèque : la
séance de travaux dirigés de Derek avait été annulée à cause
des examens et elle avait quartier libre pour l'après-midi. Mais
elle était bien incapable de se concentrer sur les subtilités de la
politique internationale. Finalement, elle retourna au bâtiment
des Beaux-Arts pour continuer son aquarelle. Mais cette fois,
elle surveilla la pendule du coin de l'œil. Elle s'arrêta à 5
heures pour aller attendre Derek dans son bureau. Vu son
humeur, ce n'était pas le moment d'être en retard !
Les résultats des examens étaient affichés sur la porte du
bureau et elle constata qu'elle avait obtenu l'une des meilleures
notes. Pourtant cette nouvelle ne suffit pas à lui rendre son
optimisme. Elle allait frapper lorsque Derek sortit. Il lui ac-
corda à peine un regard et s'éloigna à grandes enjambées. Elle
dut courir pour le rattraper.
— Madame est-elle disposée à faire le dîner ce soir ?
138
demanda-t-il en arrivant à la maison.
— Je m'en occupe, murmura Julia qui était prête à tout
plutôt que de risquer une autre scène.
— Très bien. Appelle-moi quand ce sera prêt.
Et il monta dans son atelier.
Julia se résigna à préparer le repas, alors que la simple
vue des aliments lui soulevait le cœur. Elle espérait simple-
ment que ce serait mangeable, car elle ne se sentait pas le
courage de goûter !
Elle appela Derek, puis s'assit en face de lui et contempla
son assiette d'un œil morne. En fin de compte, la seule chose
qu'elle fut capable d'avaler fut un grand verre d'eau minérale.
— Tu ne finis pas ? dit Derek en montrant la côte de
veau et le riz pilaf auxquels Julia n'avait pas touché.
— Non. Je... euh... j'ai bien déjeuné à midi. Tu le veux ?
Il échangea leurs assiettes sans un mot et attaqua la part
de Julia.
— Excellent, dit-il en avalant la dernière bouchée. Il y a
au moins un point sur lequel tu n'as pas menti tu sais effecti-
vement faire la cuisine.
Elle se leva sans répondre : elle était trop malade pour ri-
poster. Derek repoussa son assiette vide et se cala contre le
dossier de sa chaise.
— Et le café ? Pas encore passé ?
Cette fois, il était allé trop loin.
— Tu n'as qu'à le faire toi-même ! explosa Julia. Moi je
n'en veux pas !
Et elle se précipita hors de la cuisine.

Les choses n'allèrent pas mieux le lendemain, ni le sur-


lendemain. Toutefois, Julia se sentait un peu moins mal le
matin, ou peut-être avait-elle simplement fini par s'habituer...
Le professeur de relations internationales leur rendit leurs
copies d'examen le mercredi. Julia ne put s'empêcher d'éprou-
ver une certaine fierté lorsqu'elle vit sa note : 16 sur 20. Mais
139
l'attitude hostile de son mari doucha son bel enthousiasme.
Elle recommença à tenir le journal de ses rêves, qu'elle
avait abandonné ces derniers temps. Elle faisait des rêves
étranges, des cauchemars bien souvent, qui tous se rappor-
taient manifestement à l'enfant qu'elle attendait.
Le mercredi soir, Derek annonça en la déposant à la mai-
son qu'il repartait dîner à Boston avec des amis. Elle fut sou-
lagée à la perspective de passer enfin une soirée paisible et
sans disputes, et déçue en même temps qu'il n'ait même pas
songé à l'inviter, mais elle était bien trop orgueilleuse pour le.
montrer. Elle descendit de la camionnette en lui lançant un
« Amuse-toi bien ! » indifférent. Elle veilla très tard ce soir-là,
mais il n'était toujours pas rentré lorsqu'elle se décida enfin à
aller se coucher.

Le lendemain après-midi, Julia était en train de peindre


dans la salle de travaux pratiques lorsqu'elle entendit des pas
derrière elle. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et
aperçut Max Nyquist. Elle ne l'avait pas revu depuis son ma-
riage.
— Comment se porte la jeune épousée ?
Il y avait dans sa voix une pointe de sarcasme que Julia
feignit de ne pas remarquer.
— Très bien, Max. Et vous-même ? Comment va l'his-
toire de l'art ?
Il ne répondit pas, mais vint se poster devant le chevalet
de Julia et commenta en voyant son esquisse :
— Pas mal. Manifestement, Derek vous a appris beau-
coup de choses... et pas seulement en peinture !
Une fois encore, Julia fit semblant d'ignorer l'allusion.
Elle refusait de se laisser entraîner sur ce terrain.
— Eh bien, c'est très gentil d'être passé me dire bonjour,
Max, mais je...
— Et moi, Julia, qu'est-ce que j'étais dans tout cela ? La
cinquième roue du carrosse ? (Ses yeux brillaient de colère.)
140
Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que je n'avais pas la moindre
chance ? Vous aviez bien deviné que je vous aimais ! Vous
me laisserez bien embrasser la mariée ! ajouta-t-il en la saisis-
sant par les épaules.
Julia serra les poings et se raidit. Pourquoi ne pouvait-on
pas la laisser en paix ! Elle ne voulait pas de ce baiser. Tout
son être se révoltait contre cette agression, mais Max tenait à
sa ridicule petite revanche.
— Ne vous gênez surtout pas pour moi !
Max se redressa brusquement et se retrouva nez à nez
avec Derek. Il devint écarlate.
— Essayez encore une fois de seulement poser les yeux
sur elle, Nyquist et vous vous réveillerez à l'hôpital. (Sa voix
était dangereusement calme.) Maintenant fichez-moi le camp.
Max ne se le fit pas dire deux fois et s'empressa de dispa-
raître. « Quelle élégance, vraiment ! » songea Julia. Il aurait
pu au moins expliquer que c'était lui qui l'avait embrassée, et
contre sa volonté !
Derek était blême. Jamais elle n'avait vu cet éclat meur-
trier dans ses yeux.
— Je vais nettoyer mes pinceaux, commença-t-elle timi-
dement.
— Pas la peine. Je te ramène à la maison.
Il l'empoigna par le bras et l'entraîna brutalement. Elle
sentait les doigts de Derek s'imprimer dans sa chair et des
larmes de douleur lui montèrent aux yeux. ,
— Allez, et plus vite que ça !
Elle n'avait ni l'intention ni la force de résister.
Sur la route, Derek passa sa colère sur le levier de vi-
tesses et sur les autres automobilistes. Il était pâle de rage. Il
ne restait plus à Julia qu'à espérer qu'il se calmerait un peu
d'ici leur arrivée. Elle se rendait parfaitement compte que la
scène qu'il avait surprise ne faisait que confirmer ses soup-
çons. Mais comment lui expliquer ce qui s'était réellement
passé ? Il ne l'écouterait pas. Il était bien trop furieux.
141
Les quarante, minutes du trajet n'eurent pas l'effet qu'es-
comptait Julia. Dès qu'ils furent dans la maison, il ordonna :
— Va dans la chambre et déshabille-toi !
Le ton de sa voix la fit frissonner. Pour la première fois,
elle avait peur de lui, peur de sa violence. Il n'était plus lui-
même. Son regard était comme fou. Elle obéit sans discuter.
Dieu sait comment il réagirait si elle tentait de résister ! Elle
dégrafait son soutien-gorge d'une main tremblante lorsqu'il
entra dans la chambre, à demi-nu.
— Alors, Julia, tu ne vas pas refuser à ton mari ce que tu
offres si généreusement aux autres, n'est-ce pas ?
Il ne lui laissa pas le temps de répondre : il la jeta sur le
lit et l'immobilisa, pesant de tout son poids sur le corps gracile
et sans défense de sa femme. Il écrasa sa bouche sur la sienne,
cherchant à la meurtrir par ce qui n'était plus un baiser mais
une morsure sauvage. Julia suffoquait et se débattait. Elle
avait peur non seulement pour elle-même, mais pour l'enfant
qu'elle portait. Enfin, dans un effort désespéré, elle réussit à
reprendre son souffle et cria :
— Non ! Derek, je t'en supplie... le bébé...
Il se redressa d'un seul coup et la regarda fixement.
— Quoi ?
— C'était lui qui m'embrassait. Moi je ne voulais pas,
Derek. J'attends un enfant et je suis tout le temps malade.
Elle avait parlé d'une traite, poussée par la panique. De-
rek ne réagit pas tout de suite. Il s'assit sur le bord du lit et se
prit la tête entre les mains. Lorsqu'il se retourna pour la regar-
der, Julia vit qu'il tremblait de tous ses membres.
— Julia... est-ce vrai ? demanda-t-il d'une voix sourde.
— Je... je ne t'ai jamais menti, Derek. Jamais. Je te le
jure.
— Mon Dieu... J'ai dû perdre la tête. Et dire que j'étais
prêt à...
Il ne termina pas sa phrase, mais retourna dans le living,
s'habilla à la hâte et sortit en claquant la porte.
142
Julia respira. Il allait faire un tour et se calmer. Elle aussi
avait besoin de se retrouver seule pendant quelques instants.
Ce qui venait de se passer l'avait bouleversée.
Mais. Derek ne revint pas ce soir-là, ni le lendemain ma-
tin. Julia était restée toute la nuit près du téléphone. Elle se
rendit malgré tout à l'université avec sa voiture. A midi, elle
passa au bureau de Derek, mais la porte était fermée à clé. Sur
le chemin du retour, elle s'arrêta dans une station-service et fit
mettre des pneus à clous sur sa voiture.
Lorsqu'elle s'éveilla le samedi matin, Derek n'avait tou-
jours pas donné signe de vie. Elle ne pouvait plus supporter de
rester seule dans cette maison à se torturer. Elle avait besoin
de se sentir épaulée, protégée, consolée. Elle jeta pêle-mêle
quelques vêtements dans une valise et monta dans sa voiture.

11

Julia arriva chez Tom et Allison au début de l'après-midi.


Elle éclata en sanglots dès qu'Allison ouvrit la porte. Sa belle-
sœur la fit asseoir sur le canapé, la prit dans ses bras et la ber-
ça comme un bébé jusqu'à ce qu'elle se calme.
Lorsque la crise de nerfs fut passée, Allison obligea Julia
à avaler une tasse de thé bien chaud et l'encouragea à lui ra-
conter ce qui s'était passé.
D'une voix entrecoupée de sanglots, Julia confia à Alli-
son l'histoire de son mariage gâché. Allison l'écouta sans l'in-
terrompre, mais son visage reflétait tantôt la fureur, tantôt
l'inquiétude. Lorsque Julia eut terminé son récit, sa belle-sœur
la regarda d'un air pensif.
— Julia, tu aurais dû lui dire tout de suite, pour le bébé.
Mais à part ça, tu prétends aimer Derek. Peux-tu me dire
pourquoi ?
143
— C'est une bonne question, dit Julia avec un petit rire
sans joie, quand on songe à ce qu'il m'a fait subir ! Pourquoi
n'a-t-il pas confiance en moi, Allison ?
— Réponds d'abord à ma question et nous verrons en-
suite si nous pouvons répondre à la tienne, répliqua Allison.
— Eh bien, je crois que je l'aime parce qu'il... il est ca-
pable de s'engager à fond. Il ressent les choses très intensé-
ment. Cela se voit très bien dans ses tableaux... il est extrê-
mement sensible... et il... (Elle se mit à rougir.) C'est un amant
extraordinaire quand il le veut... tendre, généreux, passionné.
Il m'a appris tellement de choses.
— Bien. Tu l'aimes parce qu'il est sensible et passionné.
— Mais il peut aussi se montrer parfaitement froid et lo-
gique, corrigea Julia.
— Quand il s'agit de choses qui ne le touchent pas per-
sonnellement, j'imagine ?
— Peut-être. Mais où veux-tu en venir, Allison ?
— J'essaie de te faire comprendre que ton mari n'est cer-
tainement pas capable d'être logique et rationnel quand il s'agit
de toi, Julia. S'il t'a dit ce fameux soir qu'il était en train de
tomber amoureux, ce n'est sûrement pas le genre d'homme à
changer d'avis. '
— Mais Allison, c'était avant..., soupira Julia. Avant qu'il
ne décide une fois pour toutes que je méritais ma réputation de
mangeuse d'hommes.
— Julia, répéta Allison d'une voix sévère, s'il t'aimait
« avant », il n'a pas pu cesser de t'aimer du jour au lendemain.
Peu importe ce qu'il croit. Seul un homme froid et calculateur
serait capable de maîtriser ses sentiments de cette façon. Et
apparemment ce n'est pas le cas de Derek ! Ton, mari est un
émotif, un passionné. C'est d'ailleurs ce qui fait de lui un
grand artiste.
— Bon. Admettons. Il m'aime. Et alors ? Quel mariage
idéal, s'il n'a pas confiance en moi ! fit Julia avec un sourire
désabusé.
144
— Mais il faut lui laisser le temps, ma chérie ! Il finira
bien par comprendre !
Allison se resservit un peu de thé et but une gorgée d'un
air songeur.
— Tu n'es pas quelqu'un d'ordinaire, Julia. Derek vient
d'un milieu modeste. Je sais bien qu'il a voyagé dans le monde
entier et qu'il a rencontré des tas de gens célèbres... mais on
n'oublie pas son enfance aussi facilement. Je suis bien placée
pour en parler : ta famille m'intimidait terriblement, au dé-
but !... Et pour en revenir à Derek, mets-toi un peu à sa place !
Ton nom apparaît régulièrement en première page des jour-
naux depuis trois ans. Tu as déjà été demandée en mariage par
une demi-douzaine de jeunes gens qui étaient d'excellents
partis. Julia Harcourt, la princesse de Boston, belle, riche,
adulée des foules ! Quel homme se sentirait parfaitement sûr
de faire face à une telle femme ?
— Mais je ne suis pas du tout comme cela, Allie ! Tu le
sais bien !
— Peu importe. Ton personnage te colle à la peau, que tu
le veuilles ou non. Et Derek est prêt à croire n'importe quoi,
justement parce que cela le fait souffrir.
— Je ne comprends pas très bien, dit Julia.
— Derek avait une réputation de don Juan, il y a
quelques années. Et tout à coup, il cesse de faire des portraits,
il s'enferme dans sa tour d'ivoire et se met à peindre ces scènes
de torture et de sang. Alors qu'il devient célèbre dans le
monde entier, il vit en véritable ermite. Comment expliques-tu
ce revirement, Julia ?
— Il m'a dit un jour que sa mère lui avait fait honte de la
vie qu'il menait et que de ce moment-là il avait décidé de
changer.
— Trois ans de réclusion, à peindre avec frénésie tout ce
qu'il a sur le cœur, comme s'il voulait expier je ne sais quelles
fautes et tu te demandes encore pourquoi il ne te fait pas con-
fiance ? Mais Julia, il est fou de toi, voilà tout. Il est possessif,
145
jaloux de tous tes prétendus amants et se torture lui-même. Il
est malheureux comme les pierres.
Allison marqua une pose, puis ajouta comme pour elle-
même :
— Il y a pourtant une chose que je ne comprends pas. Il
aurait tout de même dû s'apercevoir que tu n'avais aucune
expérience...
Julia avait passé sous silence cette partie de l'histoire.
Elle avait laissé entendre que seuls les articles de journaux et
de magazines avaient convaincu Derek de sa conduite « légère
Elle finit par avouer en rougissant :
— Il a dit que... qu'il savait faire la différence... que
j'avais une technique de... de professionnelle ! Oh ! Allie...
Allison ne put s'empêcher de rire.
— Pauvre Derek ! Il était sans doute prêt à jouer les pro-
fesseurs !
— Pauvre Derek ? C'est plutôt moi que tu devrais
plaindre ! Si tu savais comment il m'a traitée, Allie.
— Que veux-tu, ma chérie. Tu ne peux pas aimer un
homme parce qu'il est sensible et passionné, et le condamner
parce que ces qualités même provoquent des réactions qui ne
te plaisent pas !
— Il est si bizarre, si lunatique. Il est passionné un mo-
ment, méprisant l'instant d'après. Quand je le crois fou de
rage, il me taquine gentiment une seconde plus tard. Je ne sais
jamais à quoi m'en tenir.
— Lui non plus, sans doute, répondit Allison. Après tout,
tu ne lui as jamais dit que tu l'aimais.
— Mais... crois-tu qu'il m'aime vraiment ?
— Naturellement ! Et ton passé le rend malade de jalou-
sie. Tu aurais dû être plus maladroite au lit ! plaisanta Allison.
— Alors je ferais peut-être mieux de rentrer à la maison
pour l'attendre ?
— Non, je ne pense pas. Laisse-le se calmer un peu.
Soudain, Julia pâlit.
146
— Mon Dieu ! Allie, et s'il lui était arrivé quelque
chose ?
— Ton mari est une célébrité. S'il avait eu un accident,
tous les journaux en parleraient ! Non, ne t'inquiète pas. S'il a
pu disparaître pendant trois ans pour peindre, il peut bien
prendre trois jours, .ou trois semaines, pour faire le point et
essayer d'y voir clair en lui ! Sois patiente, il reviendra !
— Mais il ne sait pas où je suis !
— Il saura bien te retrouver ! Il appellera sûrement ton
père. Veux-tu que je le prévienne que tu es ici, si cela peut te
rassurer ?
— Oui, s'il te plaît, mais je préfère ne pas parler à papa
pour l'instant. Tâche de lui en dire le moins possible !
Allison lui lança un clin d'œil complice et se dirigea vers
le téléphone.

Si Julia n'avait pas été aussi inquiète, la semaine qui sui-


vit aurait été parfaite. Ses nausées avaient pratiquement dispa-
ru et elle se sentait en pleine forme. Allison, de son côté, était
resplendissante. Lorsque Julia proposa de faire le portrait de la
future maman, celle-ci accepta avec enthousiasme. Julia tra-
vailla plus d'après les photos qu'avait prises Tom que d'après
nature, car les séances de pose prolongées fatiguaient la jeune
femme. Elle s'allongeait sur le lit, dans la chambre de Julia et
elles bavardaient pendant que Julia peignait. Tom était ravi de
la présence de sa sœur et faisait de son mieux pour la rassurer
quand elle s'inquiétait du silence de Derek.
Julia avait emporté deux livres sur les relations interna-
tionales, mais ne s'y intéressait que de très loin ! Elle avait
oublié son journal, mais s'efforçait tout de même de noter ses
rêves au jour le jour.
Au bout d'une semaine, Richard Harcourt téléphona. Al-
lison était partie faire sa promenade quotidienne et ce fut Julia
qui décrocha.
— Bonjour, jeune épouse indigne ! la taquina, son père.
147
J'ai pensé que tu serais intéressée d'apprendre que ton mari est
en route pour Bar Harbor.
Le cœur de Julia se mit à battre à grands coups.
— Il t'a téléphoné ?
— On ne peut rien te cacher ! Apparemment, il croyait
que tu étais ici avec moi. Il a été plutôt surpris quand je lui ai
dit que je ne t'avais pas vue depuis votre mariage. En vérité,
reprit Richard Harcourt d'un ton plus grave, il avait l'air bou-
leversé. Il semblait si désemparé que j'ai eu pitié de lui et lui
ai révélé où tu te cachais. Il devrait arriver d'ici quelques
heures. Ne t'inquiète pas, ma chérie, tout s'arrangera. Je ne
connais pas la cause de votre brouille, mais il y a une chose
que tu as sans doute le droit de savoir. Derek ne me pardonne-
ra pas d'avoir vendu la mèche, mais tant pis. Le soir où ton
satané mari m'a raccroché au nez, j'étais fou de rage. J'ai sauté
dans mon avion à la première heure le lendemain. Il a même
fallu obtenir l'autorisation du gouverneur pour atterrir ! J'ai
téléphoné à Derek de l'aéroport. J'étais tellement hors de moi
que je l'ai menacé de lancer la police à ses trousses et de l'at-
taquer en justice pour prise d'otage, kidnapping et viol tout à
la fois ! Il a éclaté de rire et m'a simplement dit qu'il ne de-
mandait pas mieux que de t'épouser. Il est même venu me
chercher à l'aéroport ! Mais il a insisté pour que je le laisse
prendre les choses en main. Il a voulu n'en faire qu'à sa tête et
si tu veux mon avis, j'ai l'impression qu'il s'est débrouillé
comme un idiot !
Au moins, Derek l'avait épousée de son plein gré. C'était
déjà une chose !
— Je te remercie de m'avoir appelée, papa, murmura-t-
elle, Je t'embrasse.
— Au revoir, ma chérie. Prends bien soin de toi... et du
bébé.
Allison revint un quart d'heure plus tard.
— Nous allons avoir de la visite, annonça Julia.
— Derek ?
148
— Oui. Allie, j'ai le trac !
— Allons, Julia. Tout se passera bien, tu verras. Reste
dans ta chambre quand il sonnera, j'irai ouvrir et nous verrons
d'où vient le vent !
Julia semblait indécise et très nerveuse.
— Pourquoi ne peins-tu pas en attendant ? proposa Alli-
son. Cela te fera du bien et l'attente te paraîtra moins longue.
Comme l'avait prévu Allison, Julia fut bientôt complète-
ment absorbée par son tableau et prit à peine le temps de gri-
gnoter un sandwich pour le déjeuner, Le portrait de sa belle-
sœur était déjà bien avancé. Julia avait merveilleusement réus-
si à capter l'expression à la fois chaleureuse et malicieuse de la
jeune femme.
Lorsque des coups énergiques furent frappés à la porte
d'entrée, Julia sursauta. Elle faillit en laisser tomber son pin-
ceau. Le cœur battant, elle alla se poster dans le couloir. Elle
voulait savoir ce qui allait se passer.
Allison ne se pressa pas d'aller ouvrir. Pendant ce temps,
le visiteur impatient continuait à tambouriner à la porte.
— Où est ma femme ?
Julia reconnut immédiatement le ton impératif de Derek.
— Je suppose que vous êtes Derek, fit la voix d'Allison.
Ravie de vous connaître.
— Moi de même, grogna Derek. Maintenant que les for-
mules d'usage sont échangées, allez-vous me dire où est Ju-
lia ?
Julia entendit ses pas qui se rapprochaient de l'escalier.
— Une minute, je vous prie. (Cette fois la voix d'Allison
était ferme.) J'ai deux mots à vous dire.
— Je me fiche pas mal de ce que vous avez à me dire. Si
vous ne vous écartez pas, je vous...
— Monsieur Veblen, vous semblez oublier que vous êtes
ici chez moi et que ce n'est-pas vous qui allez faire la loi dans
ma propre maison. Maintenant suivez-moi dans le salon et
écoutez-moi bien sagement.
149
En dépit de sa nervosité, Julia ne put s'empêcher de sou-
rire en imaginant la scène. Apparemment, sa petite belle-sœur
avait eu raison du mètre quatre-vingt de Derek ! Les pas
s'éloignèrent. Julia résista à la tentation de se faufiler au rez-
de-chaussée pour écouter à la porte. Il valait mieux attendre en
haut, et laisser Allison arrondir les angles.
Elle les entendit ressortir du salon environ trois quarts
d'heure plus tard et se sentit à nouveau paralysée par le trac.
Puis elle entendit claquer la porte d'entrée et son cœur s'arrêta
de battre. Il s'en allait ?
Assise sur son lit, ne sachant que penser, elle était sur le
point d'appeler Allison lorsque la porte d'entrée s'ouvrit à
nouveau. Les pas de Derek résonnèrent dans l'escalier... Il ne
prit même pas la peine de frapper et entra dans la pièce en
évitant le regard de sa femme. Il tenait un tableau à la main.
Il le posa devant Julia et dit d'une voix grave :
— Je voudrais que tu me regardes avec ces yeux-là, Ju-
lia.
C'était le portrait qu'il avait fait d'elle. Mais la jeune
femme froide et lointaine avait disparu laissant la place à une
Julia au regard tendre et amoureux, qui semblait inviter l'ob-
servateur à venir la rejoindre. Il se dégageait de cette image
d'elle-même une telle sensualité que Julia sentit ses joues
s'empourprer. Lorsque Derek s'approcha d'elle, elle n'osa pas
le regarder et baissa les yeux.
— Tu as une belle-sœur incroyable ! dit-il d'un ton faus-
sement désinvolte. Je crois que je peux m'estimer heureux
d'être encore indemne ! (Puis il n'y tint plus et ajouta d'une
voix soudain enrouée :) Julia, regarde-moi. Dis-moi quelque
chose, je t'en supplie.
— A quoi bon ? Tu ne veux jamais me croire, dit sim-
plement Julia.
— Je n'ai que ce que je mérite, n'est-ce pas ? (Il fit un pas
vers elle, mais elle s'écarta légèrement.) Ma chérie...
Lorsqu'il tendit la main pour la toucher, Julia eut un
150
mouvement de recul et elle vit ses traits se crisper.
— Julia, dit-il d'un ton ferme, je sais que tu m'aimes. Tu
vas être furieuse contre moi; mais je n'ai plus rien à perdre...
J'ai lu ton journal. Je présume que le « D » dont tu rêves toutes
les nuits, c'est moi ?
— Tu n'avais pas le droit ! cria Julia, indignée.
— Je sais. Je l'ai trouvé dans l'atelier avec tes livres; je
l'ai ouvert sans savoir ce que c'était... et je ne le regrette pas !
(Il prit un ton confidentiel.) Vos rêves devraient être interdits
aux moins de dix-huit ans, madame Veblen. J'ai été très cho-
qué !
Julia commit alors l'erreur de lever les yeux et le sourire
de son mari eut raison de sa résistance. Elle se jeta dans ses
bras.
— Je t'aime tant ! murmura-t-elle en lui tendant ses
lèvres.
Il l'embrassa avec fougue; puis sa bouche glissa le long
de la joue de Julia et il lui mordilla le cou.
— Je me demande bien pourquoi, mon amour. Je t'en fais
voir de toutes les couleurs ! Mais je t'en prie, répète-moi que
tu m'aimes !
Julia ne répondit pas, mais se serra encore plus fort
contre lui.
— Je t'aime, Julia, ma chérie, tu le sais, n'est-ce pas ?
continuait Derek.
Le visage enfoui au creux de son épaule, Julia écoutait en
silence ces mots qu'elle avait tant attendus. Ils restèrent ainsi
un long moment, enlacés, à écouter battre leurs cœurs. .Enfin
Julia s'écarta et aborda le sujet qui les avait toujours empêchés
de vivre heureux ensemble.
— Mais tu n'as pas confiance en moi.
— C'est vrai, Julia, je n'avais pas confiance... mais com-
prends-moi ! J'étais comme une bête sauvage qui a peur qu'on
lui prenne sa proie. Lorsque ton père m'a menacé des pires
représailles si je ne t'épousais pas, je n'ai pas discuté ! Je t'ai-
151
mais et je ne demandais pas mieux. Je me disais que lorsque
tu serais ma femme, les hommes que tu avais connus avant
moi n'auraient plus d'importance. Je t'ai menti pour t'amener à
accepter ce mariage, Julia, et je t'en demande pardon : jamais
je n'ai eu l'intention de te rendre ta liberté ! Mais je m'étais
juré de ne pas te forcer et d'être patient. J'espérais que tu fini-
rais par m'aimer. Dès que nous avons été mariés, toutes mes
belles résolutions se sont envolées. Je t'aimais si fort que je
n'ai pas pu résister. J'étais obsédé par ton passé et plus tu pro-
testais, moins je te croyais. Si seulement j'avais réfléchi un
peu, au lieu de foncer tête baissée...
— Oui, Derek ? murmura Julia.
— Je suis devenu fou quand j'ai surpris Max Nyquist en
train de t'embrasser. Après t'avoir pratiquement violée, je suis
sorti et j'ai erré sans but. Ensuite j'ai fait la tournée des bars et
j'ai fini par atterrir dans un hôtel minable. Lorsque je suis
rentré le lendemain, tu étais partie... J'étais prêt à remuer ciel
et terre pour te retrouver. C'est alors que j'ai trouvé ton jour-
nal.
— Tu n'avais pas le droit de le lire ! protesta Julia, en
songeant avec embarras à toutes les choses intimes qu'elle
avait notées dans ce cahier.
— Mais pourquoi n'aurais-je pas eu le droit de savoir que
tu rêvais de moi depuis des semaines, tandis que de mon côté
j'étais obsédé par ton image ? Oh ! je reconnais qu'au début,
c'était une attirance purement physique. Non seulement je te
trouvais belle, mais ta froideur était une sorte de provocation.
J'ai eu envie de faire ton portrait dès que je t'ai vue... et je n'ai
jamais songé à te peindre autrement que nue. C'est lorsque tu
as refusé que j'ai commencé à voir en toi une femme et non
plus une héritière à scandales. Et cela ne m'a pas facilité les
choses ! Tu ne peux pas savoir la volonté qu'il m'a fallu pour
ne pas te prendre dans mes bras. Ces séances de pose étaient
inhumaines !
— Pour moi aussi, murmura Julia. Tu n'arrêtais pas de
152
me toucher, et cela me troublait terriblement !
— En tout cas, tu cachais bien ton jeu !... Et puis, il y a
eu cette tempête de neige. J'ai compris alors que je ne te lais-
sais pas indifférente, mais tu avais l'air si innocente... Je ne
voulais pas te brusquer. Quand enfin tu es venue vers moi, de
ton plein gré... il a fallu que je gâche tout, comme un imbé-
cile ! Simplement parce que tu te montrais imaginative, sen-
sible et amoureuse ?... Je te demande pardon, Julia... Mais tu
sais, jusqu'à ce que je lise ton journal, je ne me doutais pas
que tu m'aimais. Ce n'est qu'après que j'ai compris à quel point
j'avais été aveugle ! Maintenant, je sais que c'est ton amour
pour moi qui a fait de toi cette maîtresse merveilleuse. Même
avant que ta belle-sœur ne m'explique...
— Que t'a-t-elle dit ? demanda Julia, immédiatement sur
la défensive.
— Oh ! elle m'a parlé de Mark Glenndale, de l'année que
tu as passée en Europe et de la petite fille vulnérable que tu
caches soigneusement au fond de toi. Grâce à elle, je te com-
prends mieux, mais je te jure que tu avais déjà toute ma con-
fiance avant même que je ne frappe à cette porte... Maintenant
que j'ai mis mon cœur à nu, ai-je le droit de te poser une ques-
tion, Julia ?
— Chacun son tour, c'est de bonne guerre !-acquiesça.
Julia.
— Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu attendais un en-
fant ? Je n'ai cessé de penser à toi pendant mon voyage à New
York. Tu semblais si heureuse de m'entendre au téléphone. Et
puis, quand je suis revenu...
— Je te demande pardon. J'aurais dû t'en parler tout de
suite, mais j'hésitais. J'avais peur que tu ne sois fâché, que tu
ne veuilles pas de cet enfant... Ensuite, tu t'es mis à parler de
divorce.
Il lui sourit tendrement.
— Julia, c'est le seul acte de création qu'un artiste ne
puisse accomplir seul ! Bien sûr que je veux des enfants de
153
toi, puisque je t'aime. Comment as-tu pu en douter ?
— Mais la maison, dit-elle avec une petite moue de re-
proche. C'est toi qui en as dessiné les plans... et il n'y a qu'une
seule chambre.
Derek éclata de rire.
— Vraiment, il n'y a que Mlle Julia Harcourt pour tenir
de tels raisonnements ? Ma chérie, à l'époque où j'ai fait cons-
truire cette maison, je n'avais pas les moyens de la faire plus
grande ! Le terrain était très cher. J'avais dessiné des plans
bien plus ambitieux, mais je les avais mis de côté en me pro-
mettant de les réaliser plus tard, quand j'aurais assez d'argent.
Par la suite, je me suis aperçu que mon nid d'aigle me suffisait
largement. Je passais mon temps dans l'atelier et je ne recevais
jamais personne. Qu'aurais-je fait d'une maison plus grande ?
Je ne pouvais pas deviner que je finirais par rencontrer Julia
Harcourt et qu'elle bouleverserait ma vie ! ajouta-t-il d'un ton
léger. Il va falloir songer sérieusement à lui offrir un cadre
digne d'elle et de...
Derek enveloppa sa femme d'un long regard sensuel, s'at-
tardant sur les courbes parfaites de son jeune corps que révé-
laient le tee-shirt et le jean moulants. Julia, les yeux brûlants
d'amour, attendait qu'il vienne la rejoindre. Les paroles de son
mari résonnaient encore dans sa tête comme une douce mu-
sique et elle commençait seulement à en comprendre toute la
signification. Il l'aimait, il la désirait, il voulait leur enfant, il
avait confiance en elle et... Dieu comme elle l'adorait !
Mais Derek ne bougeait pas. Il restait debout, à la con-
templer, comme s'il attendait qu'elle fasse le premier pas. Un
large sourire éclaira le visage de Julia; elle se mit à genoux sur
le lit, se redressa et commença à ôter son tee-shirt, très lente-
ment.
— Professeur Veblen, dit-elle d'une voix sensuelle, légè-
rement rauque, que dois-je faire pour être reçue à mon exa-
men ?
— N'oublie pas qu'il n'y a pas de session de rattrapage !
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répondit-il avec un sourire tout empreint de malice.
— Derek ! Tu me coupes mes moyens !
— Oh ! pardon. Continue, dit-il en s'asseyant sur le bord
du lit, sans la quitter des yeux.
Elle lança son tee-shirt à l'autre extrémité de la pièce,
puis s'étira langoureusement.
— Je ferais n'importe quoi pour être reçue à mon exa-
men, monsieur Veblen, dit-elle d'une voix de vamp, en s'ef-
forçant de ne pas rire.
Il la renversa sur le lit et se mit à jouer avec une mèche
de cheveux roux.
— Si je comprends bien, mademoiselle Harcourt, vous
m'offrez vos faveurs en échange de votre examen ? Vous
m'invitez à commettre sur votre personne des actes que la
morale réprouve ? murmura-t-il en lui mordillant l'oreille.
— Absolument. Oserez-vous me prendre au mot ?
— A l'instant même ! répondit Derek en lui fermant la
bouche d'un long baiser.

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