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Les feux
de l'innocence
Titre original : Innocent Fire
©1980, Brooke Hastings
Originally published by SILHOUETTE BOOKS
a Simon & Schuster division of Gulf
& Western Corporation, New York
— Papa ! Papa !
Julia Harcourt fit irruption dans le bureau de son père en
brandissant le journal du matin. Les yeux brillant d'excitation,
elle se jeta dans le fauteuil de cuir fauve qui faisait face à
l'imposant bureau d'acajou derrière lequel était assis Richard
Harcourt.
— Papa, devine qui nous allons avoir comme professeur
à l'université cette année ! Ecoute un peu !
Elle déplia le New York Times et commença à lire :
Le recteur de l'université de Weston, M. Hiram Felker,
nous informe que Derek Veblen, l'artiste peintre mondiale-
ment connu, viendra enseigner à Weston durant la prochaine
année universitaire. Cette décision marque la fin d'une longue
période de retraite de la part de l'artiste. Les apparitions en
public de M. Veblen ces dernières années se sont limitées à
quelques interventions à New York, à Londres et auprès du
Congrès .des Etats-Unis, en vue d'obtenir des subventions
pour l'Association d'aide aux artistes.
Derek Veblen, on s'en souvient, a débuté en tant que por-
traitiste. On ne compte plus les hommes politiques, les femmes
célèbres et les têtes couronnées qui ont posé pour lui. Toute-
fois, il semble avoir évolué ces dernières années vers une
autre forme d'expression, et a presque exclusivement consacré
son talent à dénoncer la guerre, le racisme, la misère et l'in-
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justice. A trente-trois ans, ce jeune artiste est déjà considéré
comme l'un des peintres les plus marquants de notre époque.
Le recteur Felker a précisé que M. Veblen dirigerait un
groupe de travaux pratiques, destiné aux étudiants du troi-
sième cycle. Selon son habitude, M. Veblen s'est refusé à toute
déclaration, mais nous savons de source sûre que l'artiste
désire, par son geste, remercier l'université de Weston pour la
bourse qu'elle lui avait accordée alors qu'il n'était qu'un étu-
diant des quartiers pauvres de Boston. De plus, M. Veblen
aurait déclaré à ses amis qu'il espère trouver dans l'ensei-
gnement une nouvelle source d'inspiration. Dans les milieux
artistiques, on ne parle plus que de la décision du célèbre
peintre et l'on attend avec impatience de le voir renaître à la
vie publique après un silence de trois ans.
— Tu te rends compte ! explosa Julia, incapable de ca-
cher plus longtemps son enthousiasme. Avoir la chance de
travailler avec Derek Veblen ! C'est tout simplement in-
croyable !
Richard Harcourt alluma tranquillement sa pipe, tira
quelques bouffées, puis leva la tête et considéra sa fille. Derek
Veblen était sans aucun doute un brillant artiste; toutefois, le
très conservateur M. Harcourt n'appréciait que très modéré-
ment les idées « engagées » que reflétait l'œuvre de Veblen. Il
n'avait aucune envie de voir sa fille subir l'influence d'un tel
homme.
— Je ne voudrais pas jouer les trouble-fête, Julia, dit-il
d'une voix posée, mais il y a à l'université des centaines d'étu-
diants qui ont choisi la peinture comme matière principale,
tout comme toi. La sélection sera sans doute très sévère et M.
Veblen ne prendra que quelques dizaines d'entre eux. Tu peux
très bien ne pas faire partie des heureux élus.
Pas une seconde Julia Harcourt n'avait envisagé une telle
éventualité. C'était d'ailleurs bien naturel, puisqu'elle avait
toujours obtenu tout ce qu'elle voulait dans la vie, à une ex-
ception près. Elle lança à son père un regard plein d'assurance.
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— Je serai sélectionnée. J'ai autant de talent que n'im-
porte quel autre étudiant à Weston. De plus, ajouta-t-elle avec
un petit sourire qui en disait long, tout le monde n'a pas la
chance d'avoir un père aussi généreux vis-à-vis de l'universi-
té...
— Ma petite fille, tu réussiras à la force du poignet, ou
pas du tout, rétorqua Richard Harcourt en s'efforçant de
prendre un ton sévère. Ne compte que sur toi-même. Est-ce
clair ?
— Oui, monsieur Harcourt, répondit sa fille d'une petite
voix faussement candide. Je me sauve, ajouta-t-elle aussitôt.
J'ai un match de tennis dans une demi-heure. Salut, papa !
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Julia était enchantée de son emploi du temps. A part les
travaux dirigés de Derek Veblen, tous ses cours étaient grou-
pés le matin : le lundi, le mercredi et le vendredi, elle avait
cours de psychologie de 9 à 10 et de relations internationales
de 10 à 12. Les conférences de Derek Veblen sur la peinture
contemporaine auraient lieu tous les mardis à 9 heures.
Le professeur de psychologie demanda à ses étudiants de
noter leurs rêves chaque matin au réveil. A la fin du semestre,
chaque étudiant devrait faire un rapport d'une cinquantaine de
pages dans lequel il analyserait ses rêves.
Le cours de relations internationales semblait beaucoup
plus ardu. La liste des ouvrages à lire était impressionnante et
en plus d'un mémoire à rédiger, il y aurait un examen partiel et
un examen à la fin du semestre. Le professeur ne cacha pas
que certains des livres figurant au programme n'étaient pas
d'un accès facile. Apparemment, la plupart des éminents spé-
cialistes de la politique internationale étaient incapables
d'écrire de façon simple et intelligible.
Le lundi après-midi, Julia se rendit à la librairie de l'uni-
versité. Elle en ressortit les bras chargés de paquets. A peine
rentrée chez elle, elle déballa fiévreusement ses achats et
commença à lire, avec le bel enthousiasme tout neuf de
chaque rentrée scolaire.
Mais après deux chapitres d'un essai sur les origines de la
guerre froide, elle eut l'impression que sa tête allait éclater.
Jamais elle ne pourrait se rappeler tous ces noms, toutes ces
dates ! Découragée par les subtilités de la politique, elle prit
au hasard l'un des livres de psychologie. Dès les premières
pages, elle sut que le cours la passionnerait. Ce serait fascinant
de noter ses rêves tous les matins et d'essayer de découvrir
leur signification. En général, Julia était incapable de dire si
elle avait rêvé ou pas, mais le professeur leur avait affirmé que
c'était simplement une question de pratique. Il avait toutefois
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insisté sur un point : pour que l'expérience soit intéressante, ils
ne devaient pas tricher. Il fallait tout noter scrupuleusement,
même si certains rêves s'avéraient embarrassants. Bien enten-
du, cela resterait secret. Le professeur ne s'intéressait qu'aux
analyses et aux rapports qu'ils lui soumettraient.
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