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HEIDEGGER ET RILKE

Dialoguer et penser à « Zwiesprache » et « Andenken »

Furio Jesi, traduit de l’italien par Martin Rueff

Belin | « Po&sie »

2009/1 N° 127 | pages 93 à 103


ISSN 0152-0032
ISBN 9782701153384
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-poesie-2009-1-page-93.htm
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Furio Jesi

Heidegger et Rilke
Dialoguer et penser à
« Zwiesprache » et « Andenken »
Traduit de l’italien par Martin Rueff

Po&sie a présenté à ses lecteurs plusieurs textes de Furio Jesi dans ses précédents numéros : « Rilke
et la poétique du rituel », Po&sie 121, 2007 ; « Lecture du Bateau ivre », Po&sie 124, 2008.
Le texte que nous traduisons ici se propose comme une reconstruction du dialogue construit par
Heidegger avec Rilke dans « À quoi bon des poètes ? » et « Qu’est-ce que la métaphysique ? ». On verra
combien Furio Jesi est attentif à la lettre du texte allemand, qu’il cite, traduit, commente. Cette exé-
gèse appartient à un ensemble de textes publiés en 1976 par Furio Jesi sous le titre Esoterismo e lin-
guaggio mitologico, Studi su Rainer Maria Rilke, (Ésotérisme et langage mythologique. Études sur
Rainer Maria Rilke), D’Anna, Firenze, Messina, 1976 1. Ce volume a été republié par les soins d’Andrea
Cavaletti aux éditions Quodlibet en 2002. Rappelons que Jesi avait déjà publié un Rilke en 1971 (La
Nuova Italia, Florence).
Les archives de Furio Jesi renferment de nombreux commentaires de Rilke, comme en témoigne la
quatrième section des matériaux réunis par Andrea Cavaletti pour le numéro de Cultura tedesca consa-
cré à Furio Jesi (no 12, décembre 1999) 2.
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Pour une présentation de l’œuvre de Furio Jesi, cf. le numéro 121 de Po&sie. Il nous est agréable
de signaler la parution de deux essais de Furio Jesi publiés sous le titre La fête et la machine mytholo-
gique aux éditions Mix avec une préface de Giorgio Agamben (avril 2008).

L’essai de Heidegger Wozu Dichter (« Pourquoi des poètes ? ») fut rendu public pour
la première fois lors d’une conférence donnée par le philosophe à l’occasion du ving-
tième anniversaire de la mort de Rilke. Il est possible de le définir comme un discours
qui tourne autour de Rilke, ou, du moins, autour de ses questions :

Rainer Maria Rilke est-il un poète en temps de détresse ? Quel est le rapport de son
dire poétique avec l’indigence de l’époque ? Jusqu’où descend-il dans l’abîme ?
Jusqu’où le poète parvient-il, une fois posé qu’il va aussi loin qu’il le peut ?3

1. Le volume est composé de sept essais : « Science du mythe et critique littéraire », « L’ésotérisme de Rilke », « Rilke
romancier : l’alchimiste et le spectre », « Les apostilles de Rilke à La naissance de la tragédie de Nietzsche », « Relations
herméneutiques entre les Sonnets à Orphée et les Élégies de Duino », « Heidegger et Rilke : “Zwiesprache” et “Andenken”
», « Duino. Hypothèses de Rilking ». Deux appendices suivent : l’un consacré à E.T.A. Hoffman et l’autre au romantisme.
2. Elle comprend les textes suivants : une fiche introductive aux Élégies de Duino (pp. 111-120), une exégèse des Élé-
gies (p. 121-127), et un ensemble de fragments : pp. 128-134. L’un d’entre eux est consacré aux blancs dans les Élégies :
« les Élégies de Rilke comme opération rhétorique », pp. 131-132.
3. « Ist R.M. Rilke ein Dichter in dürfitiger Zeit ? Wie verhält sich sein Dicthen zum Dürftigen der Zeit ? Wie eit reicht
es in den Abgrund ? Wohin kommt der Dichter, gesetzt dass er dahin geht, wohin er es kann ? », Martin Heidegger, « Wozu
Dichter ? », in Holzwege, Klostermann, Frankfurt a.M, 1963 (4), p. 252 ; « Pourquoi des poètes ? » in Chemins qui ne mènent
nulle part, traduction Wolfgang Brokmeier, Gallimard, Paris, 1986, p. 329.

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Et pourtant, dans les cinq premières pages de cet essai, on ne trouve aucune référence
explicite à Rilke. L’essai commence avec les mots de Hölderlin : « pourquoi des poètes
en temps de détresse ? » et se poursuit apparemment par un commentaire de Hölderlin,
dont Heidegger cite à plusieurs reprises des vers et des lettres jusqu’au moment où un
petit bloc de propositions isolé entre deux alinéas introduit brusquement l’argument ril-
kéen : « Et nous qui sommes d’aujourd’hui, est-ce qu’un poète d’aujourd’hui nous ren-
contre sur cette voie ? etc »1.
En réalité, c’est dès les toutes premières pages et alors qu’il semble parler d’Hölderlin,
que Heidegger parle avec Rilke. Une analyse superficielle pourrait conduire à affirmer
que Heidegger parle d’Hölderlin avec les mots de Rilke. Le troisième paragraphe de
l’essai se révèle être une paraphrase dissimulée d’un passage d’une lettre de Rilke : lettre
que Heidegger se garde bien de citer, dans ce passage, ainsi que dans d’autres pages de
l’essai, alors même qu’elles regorgent de citations rilkéennes explicites.
Comparons le texte de Rilke avec celui de Heidegger.

Rilke :

Ce n’est plus la culpabilité ni l’erreur attachées au terrestre, c’est au contraire la pureté


de sa nature qui est au centre de la conscience ; le péché est sans doute le plus étrange
détour vers Dieu… mais pourquoi ceux qui ne l’ont jamais quitté devraient-ils se mettre
en chemin ? Le médiateur, avec ses oscillations intimes de pont audacieux, n’a de sens
que là où l’abîme est admis entre Dieu et nous – ; mais cet abîme, justement, c’est l’obs-
curité de Dieu qui l’emplit, et celui qui le découvre, qu’il y descende et qu’il y hurle (c’est
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plus nécessaire que de le franchir). Seul celui pour qui l’abîme même aura été une demeure
voit les cieux dépêchés en avant revenir vers lui, avec tout ce qui est profondément, inti-
mement d’Ici – que l’Église a détourné au profit de l’Au-delà ; tous les anges se décident
en chantant la gloire pour la terre !2

Heidegger :

Avec ce défaut, c’est le fond du monde, son fondement même qui fait défaut. Abîme
signifie originellement le sol et le fond à quoi tend ce qui est suspendu au bord du préci-
pice. Pourtant, dans ce qui suit le a de abîme sera pensé comme l’absence totale de fon-
dement. Le fondement est le sol pour un enracinement et une prestance. L’âge auquel le
fond fait défaut est suspendu dans l’abîme. À supposer qu’à ce temps de détresse un revi-
rement soit encore réservé, ce revirement ne pourra survenir que si le monde vire de fond
en comble, et cela signifie maintenant tout uniment : s’il vire à partir de l’abîme. Dans
l’âge de la nuit du monde, l’abîme du monde doit être éprouvé et enduré. Or, pour cela,
il faut qu’il y ait certains qui atteignent à l’abîme.3

1. « Begegnet uns Heutigen auf dieser Bahn ein heutiger Dichter ? » Holzwege, p. 252; Chemins qui ne mènent nulle
part, p. 329.
2. « Nicht die Sündhaftigkeit und der Irrtum im Irdischen, im Gegenteil, seine reine Natur wird zum wesentlichen Bewusst-
sein, die Sünde ist gewiss der wunderbarste Umweg zu Gott –, aber warum sollten die auf Wanderschaft gehen, die ihn sie
verlassen haben ? Die starke innerlich bebende Brücke des Mittlers hat nur Sinn, wo der Abgrund ist voll vom Dunkel Gottes,
und wo ihn einer erfährt, so steige er hinab und heule drin (das ist nötiger, als in überschreiten). Erst zu dem, dem auch
der Abgrund ein Wohnort war, kehren die vorausgeschickten Himmel um, und alles tief und innig Hiesige, das die Kirche
ans Jenseits veruntreut hat, kommt zurück ; alle Engel entschliessen sich, lobsingend zur Erde ? », Rilke à Ilse Jahr, 22 février
1923, Briefe, Insel, Frankfurt am Main, 1966, p. 176 ; Rilke Correspondance, Œuvres 3, Seuil, Paris, 1976, p. 540.
3. « Pourquoi des poètes ? », p. 324. « Mit diesem Fehl bleibt für die Welt der Grund als der gründende aus. Abgrund
bedeutet ursprünglich den Boden und Grund, zu dem als dem untersten, den Abhang hinab, etwas hängt. Im folgenden sei

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Non seulement Heidegger ne cite pas la lettre de Rilke, mais un peu plus loin il conduit
sur une fausse piste le lecteur qui aurait pu suspecter la présence de Rilke derrière le
mot Abgrund qui appartient autant à Rilke qu’Heidegger. En effet, Heidegger mentionne
l’hymne de Hölderlin Die Titanen (Les Titans) et renvoie le lecteur aux deux vers sui-
vants :

Dans l’abîme déchaîné


Celui qui marque tout1.

Tout se passe alors comme si le discours de Heidegger sur l’Abgrund était d’inspi-
ration hölderlinienne et incarnait la fidélité à une tradition marquée par cette origine.
Par delà cette omission calculée, les mots de Heidegger forment plutôt un discours sur
Hölderlin formulé dans des termes qui pourraient apparaître comme une paraphrase du
discours de Rilke. Mais « paraphrase » n’est pas un terme rigoureux. Si nous voulons
saisir l’articulation entre le passage de Rilke et celui de Heidegger, commençons par
remarquer la position saillante occupée chez l’un et chez l’autre par le thème de la des-
cente dans « l’Abgrund » :

Rilke : « celui qui le découvre, qu’il y descende et qu’il y hurle (c’est plus néces-
saire que de le franchir) ».
Heidegger : « Dans l’âge de la nuit du monde, l’abîme du monde doit être éprouvé
et enduré. Or, pour cela, il faut qu’il y ait certains qui atteignent à l’abîme ».

Heidegger utilise comme Rilke « erfahren » ; à la différence de Rilke, il le renforce


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au moyen de « ausgestanden werden », mais il se contente de dire : « die dem Abgrund
reichen » là où Rilke écrit : « so steige er hinab und heule drin ». Une symétrie existe
donc entre « ausgestanden werden », et « heule drin ». Identifier ces symétries permet
de saisir quelques-uns des éléments qui caractérisent chacun des deux discours et per-
mettent de fonder leur articulation dialogique.
Heidegger utilise comme Rilke « nötig ». Rilke écrit : « das ist nötiger, als ihn über-
schreiten ». Heidegger arrivé à ce même point de son argument simplifie : « ist nötig » ;
mais il ouvre en deux valves le « nötiger, als…überschreiten » de Rilke en les distri-
buant avant et après le « ist nötig ».
Avant : « l’abîme du monde doit être éprouvé »2.
Après : « vers où se tournerait-il [un nouveau ou un ancien dieu] si auparavant un
séjour ne lui avait pas été préparé par les dieux »3.
De cette manière Heidegger se relie aussi au développement successif de Rilke : «Erst
zu dem, dem auch der Abgrund ein Wohnort war, kehren die vorausgeschickten Himmel
um », et, partant, à la détermination rilkéenne de « l’Abgrund » comme « terrain » En

jedoch das ,,-Ab” als das völlige Abwesen des Grunde gedacht. Der Grund ist der Boden für ein Wurzeln und Stehen. Das
Weltalter, dem der Grund ausbleibt, hängt im Abgrund. Gesetzt, dass, dieser dürftigen Zeit überhaupt noch eine Wende
aufbehalten ist, sie kann einst nur kommen, wenn die Welt sich von Grund auf, und d.h. jetzt eindeutig, wenn sie sich vom
Abgrund her wendet. Im Weltalter der Weltnacht muss der Abgrund der Welt erfahren und ausgestanden werden. Dazu ist
aber nötig, dass solche sind, die in der Abgrund reichen », « Wozu Dichter ? » op. cit., pp. 248-249.
1. « Pourquoi des poètes ? », p. 326. Wozu Dichter ? » « Im ungebundenen Abgrund/ Im allesmerkenden auf », op. cit.,
p. 250.
2. « Pourquoi des poètes ? », p. 324 ; Wozu Dichter ?, p. 249 : « Muss der Abgrund Ö ausgestanden werden » ; quelques
lignes plus loin « il faut qu’il y ait certains qui atteignent l’abîme » (« Ödie den Abgrund reichen »).
3. « Pourquoi des poètes ? », p. 324 ; Wozu Dichter ? « wohin soll er [ein neuer Gott oder der alte] sich bei seiner Wie-
derkunft kehren, wenn im nicht zuvor von den Menschen ein Aufenthalt bereit ist ? »

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effet, Rilke poursuit : « und alles tief und innig Hiesige […] kommt zurück ». Heidegger
avait pressenti le caractère de terrain qui appartient à « l’Abgrund » : « Abgrund bedeu-
tet ursprünglich den Boden und Grund […]. Der Grund ist der Boden für ein Wurzeln
und Stehen » et dans des termes qui permettaient d’identifier « terrain » et « terrestre »
dans la lettre de Rilke : « alle Engel entschliessen sich, lobsingend zur Erde ? »
Le point le plus net de la caractérisation des deux discours peut être saisi dans la
symétrie entre « ausgestanden werden » de Heidegger et « und heule drin » de Rilke :
subir l’abîme et hurler dans l’abîme sont deux sommets proches et pourtant séparés par
une vallée profonde. À ces sommets correspondent les deux énonciations du côté ter-
restre (latent) de l’abîme : chez Heidegger ce côté est mémoire du passé (« Abgrund
bedeutet ursprünglich ») et seulement advenue potentielle du futur (« Gesetzt, dass, die-
ser dürftigen Zeit überhaupt noch eine Wende aufbehalten ist ») ; chez Rilke, évocation
d’un présent qui est immobile, tout comme l’abîme qui ne peut pas ne pas être rempli
de la nuit de Dieu. Chez Rilke, ivresse dans la nuit de Dieu, dans l’absence de Dieu,
ivresse qui est avant tout désespoir, « heulen », préservation du sacré à travers le hurle-
ment ; chez Heidegger, énonciation sans ivresse du temps de la pauvreté – énonciation
qui est la préservation efficace de la descente dans l’abîme à partir du moment où elle
entrelace le dialogue avec le discours de celui qui descend dans l’abîme. Le véritable
dialogue entre Heidegger et Rilke dans « Wozu Dichter ? » se déroule seulement dans la
toute première partie de l’essai, alors que Rilke n’est pas nommé. Le reste du propos,
à partir du moment où Heidegger pose la question : « Rainer Maria Rilke est-il un poète
en temps de détresse ? » marque la fin du dialogue et se déploie comme un discours qui
porte sur le dialogue qui vient d’avoir lieu : « c’est dans un cercle étroit » que Heidegger
évoque son dialogue avec Rilke1. C’est ainsi seulement qu’il peut parler aux autres, et
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fût-ce, « dans un cercle étroit ». « Wozu Dichter ? » est la commémoration d’un mort
(« zum Andenken ») : il a fallu d’abord que celui qui le commémore engage avec lui un
dialogue, pour pouvoir ensuite parler aux autres de la seule chose qu’on puisse et qu’on
doive évoquer : le fait même d’avoir engagé un dialogue.

Heidegger le dit dans les premières pages de son essai :

Mais il demeure une seule nécessité : d’éprouver par une pensée sobre et dégrisée
ce qui, dans le dict de son poème, n’a pas été énoncé. Cela, c’est la voie de l’histoire
de l’être 2.

Le soin que met Heidegger à masquer discrètement son dialogue avec Rilke en un
discours autour d’Hölderlin apparaît clairement ici. « Die einzige Not » : « Not » signifie
nécessité, « chose nécessaire », « ce qu’il faut faire ». « Es ist die einzige Not » veut dire
dans le langage courant : « c’est la seule chose à faire ». Dans le contexte du discours de
Heidegger, la proposition a bien ce sens là, mais on y perçoit aussi la signification plus
dramatique de « Not » : « nécessité », certes, mais aussi « soin », « peine », « effort ». Il
s’agit aussi d’ailleurs d’une signification présente dans le langage courant : « Jeder hat
seine Not » (« chacun porte sa croix »). Dans le contexte de ce propos, la simultanéité

1. « Remarques » in Chemins qui ne mènent nulle part, p. 461 (traduction modifiée). « In engstem Kreis », Wozu Dich-
ter ? , p. 345.
2. « Pourquoi des poètes ? », p. 329 ; Wozu Dichter ?, p. 252 : « Aber es wäre und ist die einzige Not, nüchtern denkend
im Gesagten seiner Dichtung das Ungesprochene zu erfahren. Das ist die Bahn der Geschichte des Seins ».

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des deux significations se substitue à la structure allusive qui renvoie l’une à l’autre
dans le langage quotidien pour correspondre à une dimension toute autre que quoti-
dienne : la dimension exceptionnelle et sacrale que forme l’essai. Non pas « Jeder hat
seine Not », mais, pour le penseur qui engage son dialogue avec le poète : « es ist die
einzige Not ». Pour le penseur, c’est bien cela une « Not » : une « nécessité », certes, qui
se trouve radicalement opposée à « l’évasion esthétique », à la tentation de « faire de la
figure du poète un mythe artificiel », à celle « d’abuser de son dict poétique pour en faire
un filon à philosophie »1. Ce n’est pas le moment : et le poète doit refuser et la fugue, et
l’artifice, et l’occasion (de se méprendre) : pour lui, il n’y a là que cette nécessité, qui
est aussi un soin.
« Pensée sobre et dégrisée » : « nüchtern Denken ». Pour le langage courant, « nüch-
tern » signifie « sobrement », « froidement », et parfois, même, « de manière insigni-
fiante ». Chez Heidegger, il y a une opposition implicite entre la pensée « nüchtern » et
la « Begeisterung » poétique (il s’agit précisément de Hölderlin) : il s’agit de la réponse
à la Schwärmerei dont le philosophe accuse le dialogue entre le penseur et le poète :

Auprès de la philosophie, on taxe ce dialogue de donner dans l’exaltation pure pour


esquiver la difficulté.2

« Nüchtern denkend… das Ungesprochene zu erfahren » : Heidegger réplique à la


dérision avec laquelle Hegel traite la « gärende Begeisterung » dans la préface de la
Phénoménologie de l’esprit, I. La pensée sobre dessine le bord de la possibilité du dia-
logue entre le penseur et le poète – qui « séjournent, plus proches que les monts les plus
séparés »3. « Gärende » signifie « qui fermente », « qui fait fermenter », comme le moût,
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le vin ; et « nüchtern » signifie « sobre, non ivre ». Les deux sommets du poète et du pen-
seur sont séparés : l’un accède au vin de Dionysos, l’autre s’enivre avec ce vin, même
s’il ne reste de Dieu que les traces (mais ces traces sont justement le vin) : « Le penseur
dit l’être. Le poète nomme le sacré »4.
« Le penseur dit l’être » : c’est à lui qu’incombe la nécessité, le soin, de penser sobre-
ment, et, dans cette pensée sobre, de saisir l’inexprimé de la poésie (« Dichtung ») du
poète. Heidegger précise que le penseur doit se saisir de l’inexprimé non pas dans la
poésie du poète, mais dans ce qui est dit dans son poème : « im Gesagten seiner
Dichtung ». Le penseur dit (« sagt ») l’être ; le poète, lui aussi, a un dire («im Gesagten »),
mais s’il est poète, c’est parce qu’il ne possède pas seulement un dire, mais parce qu’il
nomme (« nennt ») le sacré. L’inexprimé consisterait donc à nommer le sacré (rôle du
poète) au-delà du dire, mais en disant ? Les propositions de Heidegger (« Es ist die ein-
zige Not… ») peuvent laisser entendre que le dire du poète, pensé sobrement par le pen-
seur, lui permet d’apprendre du poète l’inexprimé et la nomination du sacré. S’il est vrai
que le poète dit aussi, et que le penseur dit, on pourrait donc avoir un dialogue entre les

1. « Alors, ce ne serait, certes, pas le moment pour une évasion d’esthète vers la poésie d’Hölderlin. Ce ne serait pas le
moment de faire de la figure du poète un mythe artificiel, et l’occasion d’abuser de son dict poétique pour en faire un filon
à la philosophie [Gelegenheit sein Gedicht als eine Fundgrube für eine Philosophie zu missbrauchen »] « Pourquoi des
poètes ? », op. cit., p. 328-329 ; « Wozu Dichter ? », p. 251.
2. « Pourquoi des poètes ? », op. cit., p. 329 ; « Wozu Dichter ? », p. 252.
3. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », in Questions I, Paris, Gallimard, 1998, p. 84 « Was ist Metaphisik ? »,
Klostermann, Frankufrt am Main, 1969, p. 51 : « die nahe whonen auf gestrenntesten Bergen ».
4. « Qu’est-ce que la métaphysique ? », op. cit., p. 83. Wast ist Metaphisik ?, p. 309 : « Der Denker sagt das Sein. Der
Dichter nent das Heilige ».

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deux monts séparés : à travers son dire, le penseur parviendrait au dialogue avec le poète,
qui ne se contente pas de dire mais nomme le sacré. Et pourtant, la formulation de la
proposition préliminaire d’Heidegger rend possible une oscillation entre la pensée
du penseur et ce qui est dit dans le poème du poète. La place d’une virgule, absente
du texte d’Heidegger, pourrait modifier ce rapport. On peut lire le texte comme suit :

nüchtern denkend, im Gesagten seiner Dichtung das Ungesprochene zu erfahren.

Ou alors de la façon suivante :

nüchtern denkend im Gesagten seiner Dichtung, das Ungesprochene zu erfahren.

La syntaxe très souple de Heidegger pourrait justifier la première position de la vir-


gule comme la seconde. Et même la construction « denkend im », qui n’est pas classique,
pourrait ne pas être trop surprenante. La traduction littérale dans le premier cas serait :

en pensant sobrement, saisir ce qui dans le dict de son poème n’a pas été exprimé.

Dans le second cas :

pensant sobrement dans le dict de son poème, saisir ce qui n’a pas été exprimé.

Un des traducteurs italiens de Wozu Dichter ?, P. Chiodi a proposé une troisième


version :
pensant sobrement le dict de son poème, en saisir l’inexprimé.1
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Mais cette version ne semble pas justifiable d’un point de vue philologique à partir
du moment où (virgule ou pas), « denkend im » ne saurait être interprété en « pensant ce
que ». Certes, si Heidegger avait écrit « denkend an », on pourrait bien rendre le « dict »
au moyen d’un complément d’objet de « denkend » ; mais Heidegger a écrit « denkend
im » : ainsi, ou on suppose une virgule (« nüchtern denkend, im …»), ou on traduit :
« pensant dans le… »
Le penseur, quand il pense sobrement, doit-il apprendre l’inexprimé dans ce que dit
le poème [« nüchtern denkend, im »] ? Ou bien : le penseur doit-il penser, sobrement, au
sein de ce qui est dit dans le poème, et apprendre ainsi l’inexprimé [« nüchtern denkend
im…»] ? Si Heidegger n’a pas utilisé cette virgule, qui eût été décisive, il a permis que
ses mots fussent disponibles (en apparence au moins) à cette double lecture. Et cepen-
dant, la première lecture, qui sépare davantage la pensée du penseur de ce qui est dit
dans le poème et rend plus incertaine l’hypothèse qui voudrait faire du dire du poète la
possibilité initiale du dialogue entre le penseur et le poète, semble plus utile à partir du
moment où elle semble plus en harmonie avec le fait que le dire du penseur est le dire
de l’être, tandis que le dire du poète est seulement le dire de quelque chose, au-delà
duquel se situe la nomination du sacré qui lui est propre2. Il s’agit donc de deux dires

1. Cf. Martin Heidegger, Sentieri interrotti, traduction italienne de P. Chiodi, La Nuova Italia, Firenze, 1984.
2. Cette hypothèse n’est pas seulement utile : elle est aussi plus fiable d’un point de vue philologique. Le concept de
« denkend im » impliquerait une construction de ce type : « nüchtern im Gesagten seiner Dichtung denkend, das Ungespro-
chene zu erfahren ». Il est vrai néanmoins que la forme « denkend im » serait tout à fait excentrique et pourrait donc impli-
quer (mais pas nécessairement, mieux : avec un surcroît d’excentricité) une construction inhabituelle.

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si profondément différents, qu’ils ne permettraient aucun pont dialogique entre les deux
sommets. Il en résulterait que le poète, lui, a bien un dire propre, dont l’inexprimé
consiste à nommer le sacré, mais que si le penseur parvient à atteindre cet inexprimé,
ce n’est pas par le moyen de la pensée dans le dict du poète, mais bien plutôt en vertu
de la sobriété de sa propre pensée.
La pensée sobre, qui est la tâche du penseur, se situe de par elle-même, dans les voi-
sinages de la nomination du sacré, qui appartient au poète. On pourrait d’abord croire
à un éloignement, parce que cette pensée n’est pas l’ivresse, et que les poètes sont
« comme les prêtres consacrés au dieu du vin »1, mais en fait, il s’agit d’un voisinage,
parce qu’une telle pensée est la prérogative de ceux qui, comme les poètes, se trouvent
dans « des temps de détresse ». Les poètes appartiennent au temps de la pauvreté, eux
qui « de pays en pays, passaient dans la nuit sacrée » (Hölderlin, « Pain et Vin »,
strophe 7). Mais les penseurs y appartiennent eux aussi quand ils ressentent la nécessité
« d’éprouver par une pensée sobre et dégrisée ce qui, dans le dict de son poème, n’a pas
été énoncé ». Ce qui permet de relier le sommet des penseurs à celui des poètes est leur
rapport à l’ivresse : les penseurs pensent sobrement, les poètes, en l’absence du Dieu de
l’ivresse, vont de « pays en pays » en s’enivrant de ses traces. Pour les penseurs, il s’agit
d’une « Not », de « die einzige Not » ; pour les poètes, il s’agit d’une Wagnis, « das
Wagnis » : « le risque ».

À cela près
que, plus encore que la plante et la bête,
nous acceptons ce risque ;2 …
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Et dans le troisième vers, Rilke ajoute :

Nous acceptons ce risque ; nous le voulons.

« Nous le voulons » : dans la situation des poètes (que Rilke rapproche de celle des
plantes et des animaux), cet énoncé signe la proximité des poètes et des penseurs – la
volonté de se situer dans le temps de la pauvreté, la volonté d’entretenir un rapport avec
l’ivresse dans le temps de la pauvreté :

Avec ce caractère vient au jour, dans le cours de la Métaphysique moderne,


l’essence longtemps en retrait de la volonté qui s’y déployait depuis plus longtemps
encore – volonté qui apparaît comme être de l’étant3.

La proximité entre le mot du penseur et celui du poète ne se limite donc pas au rap-
port que l’un et l’autre entretiennent avec l’ivresse, mais à la volonté d’entretenir ce
rapport.

1. « Pourquoi des poètes ? », op. cit., p. 326 ; « Wozu Dichter ? », op. cit., p. 250 : « wie des Weingotts heiliger Priester ».
Ce vers appartient la septième strophe de Pain et Vin, l’élégie de Hölderlin.
2. [Il s’agit du poème du 4 juillet 1924 écrit à Muzot pour Helmuth, Baron Lucius von Stoedten. N .d.T.]. « Pourquoi
des poètes ? », op. cit., p. 333 ; « Wozu Dichter ? », op. cit., p. 255 : « Nur dass wir/ mehr noch als Pflanze oder Tier/ mit die-
sem Wagnis gehen, es wollen ». Nous citons (et modifions) la traduction de Jacques Legrand dans les œuvres poétiques et
théâtrales de Rilke de la bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1997, p. 1060.
3. « Pourquoi des poètes ? », op. cit., p. 347 ; « Wozu Dichter ? », op. cit., p. 267 : « Mit diesem kommt im Verlauf der
neuzeitlichen Metaphisik das lang verborgene Wesen es langher wesenden Willens als des Seins des Seienden zum Vor-
schein ».

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Au terme de la Postface à Qu’est-ce que la Métaphysique ?, Heidegger avait écrit :

On connaît sans doute beaucoup de choses sur les rapports de la poésie et de


la philosophie. Mais nous ne savons rien du dialogue entre poète et penseur qui « habi-
tent proches sur les monts les plus séparés.1

Dans « Qu’est-ce que la Métaphysique ? », le dialogue de Heidegger avec Rilke avait


déjà commencé. Néanmoins, il restait sous le boisseau, comme dans les pages qui ouvrent
« Pourquoi des poètes ? ». La huitième des Élégies de Duino de Rilke s’achève sur les
vers suivants :

Qui donc nous a de la sorte retournés que,


quoi que nous fassions, nous soyons dans l’attitude
de quelqu’un qui s’en va ? Comme lui sur
la dernière colline qui lui montre sa vallée toute entière
une dernière fois, se tourne, s’arrête, attend –
ainsi vivons-nous et toujours prenons congé 2.

Le thème du « congé » (« und nehmen immer Abschied ») revient dans le discours de


Heidegger : « L’offrande est le congé de l’étant dans la marche pour la sauvegarde de
la faveur de l’Être »3.
Heidegger évoque un peu plus loin « la disponibilité celée pour l’essence exodique
de toute offrande »4. Ici il n’y a aucune symétrie verbale entre le discours de Heidegger
et celui de Rilke ; il y a cependant une relation d’Erlaüterung (d’explicitation) qui va
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de Heidegger vers Rilke. Les mots de Heidegger offrent des Erlaüterungen de la poé-
sie de Rilke sans que ce dernier ne soit jamais nommé dans « Was ist Metaphysik ? »
Les vers de la Huitième Élégie que nous avons cités annoncent les deux visages à venir
de ce « quelqu’un qui s’en va »5. On trouve le premier dans la Neuvième Élégie, qui
concerne justement ce « quelqu’un », appelé explicitement, à l’occasion : « der Wanderer
» (« le voyageur », vv. 28-31) :

Le voyageur ne ramène-t-il pas non plus du versant de la crête


non point, dans la vallée, une poignée de terre, qui pour tous est l’indicible, mais
un mot glané, un mot pur, la gentiane bleue, la gentiane
Jaune 6.

Tel est le dessin du motif du « congé » impossible du « voyageur » : il redescend la


pente de la montagne vers la vallée peuplée d’hommes. Mais dans la dixième et dernière

1. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » op. cit., p. 83 sq. ; « Was ist Metaphisik ? », p. 51 : « Mann kennt wohl manches
über das Verhältnis der Philosophie und der Poesie. Wir wissen aber nichts von der Zwiesprache der Dichter und Denker,
die ìnahe wohnen auf getrenntesten Bergenî »
2. Huitième Élégie, traduction de Jean-Pierre Lefebvre in œuvres poétiques et théâtrales de Rilke, op. cit., p. 550. « Wer
hat uns also umgedreht, daß wir,/ was wir auch tun, in jener Haltung sind von einem, welcher fortgeht? Wie er auf/ dem letz-
ten Hügel, der ihm ganz sein Tal/ noch einmal zeigt, sich wendet, anhält, so leben wir und nehmen immer Abschied ».
3. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » op. cit., p. 82 ; « Was ist Metaphisik ? », p. 49 : « Das Opfer ist der Abschied vom
Seiendem auf dem Gang zur Wahrung der Gunst des Seins ».
4. « Qu’est-ce que la métaphysique ? », ibidem ; « Was ist Metaphisik ? », p. 50 : « verborgene Bereitschaft für das abschied-
liche wesen jedes Opfers ».
5. Huitième Élégie, vers 72, op. cit ., p. 550. (« Einer, welcher fortgeht »).
6. Neuvième Élégie, vers 29-32, op. cit., p. 551; « Bringt doch der Wanderer auch vom Hange des Bergrands/ nicht eine
Hand voll Erde ins Tal, die Allen unsägliche, sondern/ ein erworbenes Wort, reines, den gelben und blaun/ Enzian. […] »

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élégie, ce « quelqu’un qui s’en va » n’est plus le « voyageur », mais le jeune mort qui
traverse le pays des Lamentations. Il « doit partir » (« muss fort »), et, sur la pente de la
montagne, il abandonne pour ne plus revenir la Lamentation qui le guide (v. 102-105) :

Sont au pied de la montagne.


Et là, elle enlace, en pleurs.

Lui, solitaire, monte et s’éloigne dans les montagnes de l’archaïque douleur.


Et même ses pas ne font pas retentir le sort sans résonance1.

Le congé du jeune mort est sans retour, il ne saurait échouer : il s’accomplit, et c’est
de ce sacrifice que Heidegger peut donc dire : « L’offrande est le congé de l’étant dans
la marche pour la sauvegarde de la faveur de l’Être ». Heidegger veut faire correspondre
la fin de « Qu’est-ce la Métaphysique ? » avec la fin de la Dixième Élégie en citant les
mots d’un autre poète à propos d’un « congé » qui, comme celui du jeune mort, est aussi
l’accomplissement d’un sacrifice, sur le bord duquel doit s’arrêter la Lamentation (« die
Klage » que Rilke évoque comme une figure féminine). Il s’agit des derniers vers de
l’Œdipe à Colonne, dont Heidegger offre la traduction suivante (dans laquelle apparaît
du reste, naturellement, « die Klage ») :
Doch lass nun ab und nie mehr fürderhin
Die Klage wecket auf ;
Uberallhin nämlich hält bei sich das Ereignete
Verwahrt ein Entschied der Vollendung.
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Mais cessez maintenant, jamais plus désormais
Ne réveillez la plainte ;
Car partout l’advenu tient près de soi gardé
Une décision d’accomplissement 2.

Mais à la différence du passage précédent (« Das Opfer ist der Abschied »), dans
lequel Heidegger répondait à Rilke, on ne trouve pas ici de symétrie verbale entre
Heidegger et Rilke, mais entre Sophocle et Rilke : entre le « dernier poème du dernier
poète de l’hellénisme originel » (« die letzte Dichtung des letzten Dichters im anfängli-
chen Griechentum »)3 et le dernier poème du dernier poète des temps de détresse.
La symétrie entre le propos du penseur et celui du poète ressort de « Wozu Dichter ? »
qui annonce un dialogue entre le penseur et le poète qui permettra au penseur de dire
qu’il fut le responsable du dialogue engagé. Dans « Qu’est-ce que la métaphysique ? »,
le dialogue, dissimulé, apparaît dans les toutes dernières lignes du discours. La symé-
trie verbale entre le poète grec et le poète « des temps de détresse » appartient au dia-
logue entre le penseur et le poète : « nous ne savons rien du dialogue entre le poète et le
penseur » (ce « nous » ne comprend pas Heidegger, mais seulement les autres). Mais
cette symétrie permet de faire référence à la possibilité d’un discours que le penseur
adresserait « aux autres » pour leur dire qu’il a entamé le dialogue avec le poète.
Heidegger fait précéder la citation de l’Œdipe à Colonne d’un renvoi à « l’Abgrund » :

1. Dixième Élégie, vers. 102-105, op. cit, p. 556 : « Stehn am Fuß des Gebirgs./ Und da umarmt sie ihn, weinend. // Ein-
sam steigt er dahin, in die Berge des Ur-Leids./ Und nicht einmal sein Schritt klingt aus dem tonlosen Los ».
2. « Was ist Metaphisik ? », op. cit., p. 51 ; « Qu’est-ce que la métaphysique ? » op. cit., p. 84.
3. « Was ist Metaphisik ? », ibidem ; « Qu’est-ce que la métaphysique ? » ibidem.

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Une des demeures essentielles du mutisme est l’angoisse au sens de l’effroi auquel
l’abîme du rien dispose l’homme.1

Heidegger, dans le texte qu’il composera après « Qu’est-ce que la métaphysique ? »,


et qui sera ensuite imprimé comme son introduction, « Le retour au fondement de la
métaphysique », partira, en citant Descartes, du motif du terrain où plongent les racines
(la métaphysique) d’un arbre (la philosophie). Or, ce thème du « fondement » comme
« du sol pour les racines de l’arbre2 » est le thème rilkéen par excellence d’où décou-
lera « Wozu Dichter ? », ce dialogue avec Rilke dont Heidegger rappellera l’événement
devant un « cercle étroit ».
« Wozu Dichter ? » commémore un mort. La volonté de commémoration («zum
Andenken ») conduit le penseur à lier son dialogue avec le poète à la réalisation d’un
autre acte : celui d’avoir dit « aux autres » qu’il a entamé le dialogue avec le poète. Cette
articulation implique que le penseur construit son dialogue avec le poète à travers des
symétries verbales. Les symétries verbales qui articulent les deux discours, celui du pen-
seur et celui du poète, symétries contenues dans le dialogue dissimulé qui précède et
consent le discours sur l’événement dialogue : voilà ce qui caractérise le rituel évoca-
toire d’où procède le discours de commémoration. Tandis que le rituel évocatoire refermé
sur lui-même est bien, par rapport au poème (« Dichtung »), une explicitation
(« Erlaüterung »), (au sens de « Explicitation pour – Erlaüterung zu », et non
d’«Explicitation de – Erlaüterung vom», c’est-à-dire, comme l’a indiqué Beda Alleman,
une « Laüterung », une purification du regard du penseur 3), le rituel évocatoire « zum
Andenken » recourt à des symétries verbales. Dans le rituel évocatoire « zum Andenken »,
le penseur s’approche autant qu’il peut le faire du poète mort, qui avait évoqué lui aussi,
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« zum Andenken », le jeune poète mort dans la Dixième Élégie.
Dans son évocation du jeune mort, le poète que commémore « Wozu Dichter ? » avait
évoqué en ces termes le congé donné par le jeune mort : « Und nicht einmal sein Schritt
klingt aus dem tonlosen Los – et même ses pas ne font pas retentir le sort sans résonance»4.
Pour le penseur, commémorer le poète mort en s’adressant aux « autres » pour rappeler le
dialogue entamé avec lui signifier dresser face à eux un symbole du « congé » du poète.
De cette manière, le penseur accueille la possibilité d’une reprise apparente du dialogue
avec le poète (de fait, depuis une hauteur de l’être interrompu qu’est le dialogue).
Dixième Élégie de Duino :

Mais s’ils nous éveillaient, les morts, infiniment,


une parabole,
vois, ils nous montreraient peut-être les chatons dans le noisetier
vide ; les suspendus, ou bien
désigneraient la pluie tombante sur un humus obscur
au printemps –.5

1. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » ibidem ; Was ist Metaphisik ? », ibidem : « Einer der Wesenstätten der Sprach-
lösigkeit ist die Angst im Sinne des Schreckens, in der Abgrund des Nichts den Menschen stimmt », ibidem..
2. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » p. 23 ; Was ist Metaphisik ? », p. 7.
3. Beda Alleman, Hölderlin und Heidegger, Atlantis, Zürich-Freiburg, 1954 ; Hölderlin et Heidegger, Recherche de la
relation entre poésie et pensée (traduction de François Fédier), Paris, PUF, Épiméthée, 1959.
4. Dixième Élégie, v. 105.
5. Dixième Élégie, vv. 106-109. op. cit., p. 556 ; « Aber erweckten sie uns, die unendlich Toten, ein Gleichnis,/ siehe, sie
zeigten vielleicht auf die Kätzchen der leeren/ Hasel, die hängenden, oder/ meinten den Regen, der fällt auf dunkles Erdreich
im Frühjahr- ».

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Dans le Finale de la Dixième Élégie, ces vers appartiennent aux huit derniers qu’un
blanc voulu par Rilke sépare des vers qui accomplissent le « congé » du jeune mort1.
Dans ces vers, c’est Rilke qui accomplit son « congé » après avoir évoqué celui du jeune
mort. Alors qu’il se met dans la situation de celui qui célèbre une commémoration,
Heidegger se dispose à recevoir « l’explicitation » de son propre discours des vers du
poète mort et commémoré. La circularité du dialogue, son interruption, s’accomplit dans
des symétries de discours qui sont mises en acte depuis « l’explicitation » qui va du poète
vers Heidegger (zu Heidegger). Le poète, depuis sa mort, sa mort infinie (comme depuis
les morts infinies « die unendliche Toten »), dresse un symbole (« ein Gleichnis ») qui
purifie (« Erlaüterung zu » ’« Laüterung ») le regard du penseur. Il s’agit de symétries
avec le passage du troisième alinéa de « Wozu Dichter ? » (« Avec ce défaut, c’est le fond
du monde, son fondement même qui fait défaut »). Les chatons du noisetier sont les
« suspendus » (« die hängenden ») de Rilke, tout comme chez Heidegger, l’« Abgrund »
signifie originairement « le sol et le fond à quoi tend ce qui est suspendu au bord du pré-
cipice ». L’époque à laquelle manque « der Grund » (Heidegger) « est suspendue au bord
du précipice » : et les morts eux aussi dressent le symbole (Rilke) de la pluie qui tombe
dans la terre de l’abîme – « auf dunkles Erdreich ». La commémoration est cette situa-
tion qui permet au penseur d’accueillir « l’explicitation » qui procède du poète mort :
elle est, pour Heidegger, cette scansion dans le rythme ininterrompu du dialogue.

© Quodlibet, Macerata
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1. [Sur les blancs chez Rilke, cf. Furio Jesi « Le Duineser Elegien come operazione retorica » in Cultura tedesca, op. cit.,
p. 132. N.d.T.].

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