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dans : Claire Clivaz, Simon Mimouni, Bernard Pouderon (éd.

), Les judaïsmes
dans tous leurs états aux Ier-IIIe siècles, Turnout, Brepols, 2015, p. 57-72.

JOSÈPHE RESTAURATEUR DU JUDAÏSME APRÈS 70


par E. Nodet

Résumé

Après la chute de Jérusalem en 70, la tradition rabbinique, de nature peu


sacerdotale, prenait corps en Judée, laissant entendre qu’il ne restait rien du
Temple. Parallèlement, le prêtre Josèphe, prisonnier de haut rang à Rome puis
affranchi, a voulu reconstituer le judaïsme depuis Rome, avec un culte du
Temple rétabli au moins partiellement, selon diverses sources. Il se déclare très
instruit, pieux et pharisien, c’est-à-dire proche de la mouvance d’origine
babylonienne la plus répandue dans le monde méditerranéen. Son ouvrage
principale, les Antiquités, est une sorte de manuel à cet effet, non sans visée
apologétique. Il n’a pas eu de postérité juive directe, mais son œuvre, partiale
mais protégée en bibliothèques publiques, est restée le seul témoignage
documenté sur la Judée du 1er siècle.

Summary

After the ruin of Jerusalem in 70, the Rabbinic traditions began to take shape
in Judea, and suggested that nothing was left of the Temple. By the same time
the priest Josephus, a Roman freedman, strove to give Judaism a new shape, but
from Rome, when some Temple worship had been restored, according to
several sources. He boasts of his higher education, his own piety and his choice
to belong to the Pharisean party, of Babylonian origin, which was the
overwhelming reference of the Jews in the Roman Empire. His main book, the
Jewish Antiquities, was a kind of handbook to this effect, and he got involved in
apologetics. However, he had no known Jewish posterity, but his works,
protected in public libraries, have been the only detailed history of Judea in the
1st century, albeit somewhat biased.

Introduction

Il est bien connu que Josèphe, assiégé avec ses troupes par les Romains en
67 à Yotapata, s’est rendu à Vespasien en 67, à 30 ans. Par la suite, affranchi
par celui-ci devenu empereur, il est parvenu à être l’historien officiel de la
guerre de 70, soulignant l’ineptie de ses compatriotes qui voulaient s’en prendre
Josèphe restaurateur du judaïsme 2

aux Romains ; il fut publié vers 78. Mais dans le monde gréco-romain, il était
de bon ton de ne pas sembler être d’extraction récente. Virgile avait rattaché les
origines de Rome à la guerre de Troie. Animé du même souci, Josèphe s’attela à
la tâche, mais sous deux angles très différents : d’une part, dans les Antiquités
juives (en 93), il paraphrase la Bible, la complétant à partir de l’époque
d’Alexandre par divers détails, d’abord dispersés, puis plus précis après
l’instauration du régime asmonéen. D’autre part, dans le Contre Apion (vers
95), œuvre alerte au ton polémique, il prend une toute autre perspective : il ne
s’appuie pas sur la Bible, supposée sans autorité pour ses lecteurs, mais il
cherche des témoignages sur les Juifs chez les écrivains anciens ; en outre, il
réfute diverses attaques menées par des adversaires du judaïsme.
Ce Contre Apion est très documenté, et manifestement destiné au monde de
culture grecque ; incidemment, on peut noter que l’auteur vante l’exactitude de
la Bible, mais il se garde bien de toute comparaison précise, car les historiens
qu’il cite ne la connaissent manifestement pas. Au contraire, les Antiquités
forment un ouvrage épais en vingt livres, de facture lourde et moralisante.
L’ouvrage est dédié à un certain Épaphrodite, ami des arts, mais on se propose
de montrer ici qu’il est destiné aussi – et peut-être surtout – aux Juifs de
l’Empire (sauf l’Égypte). La fiction de s’adresser surtout aux Grecs est analogue
à celle de la Lettre d’Aristée.
Après un examen de ce qu’on peut savoir de Josèphe, on se demande
pourquoi il a voulu au moins à Rome prendre un profil pharisien, la plus
ancienne des écoles ; on considère enfin sa vision du culte après 70, entre Rome
et Jérusalem.

I – Sur Flavius Josèphe

En conclusion des Antiquités, Josèphe déclare que ses compatriotes


admettent que sa connaissance du judaïsme est supérieure à la leur, puis il
annonce un appendice autobiographique, qui est aussi une apologie (AJ 20:263-
266). Ce complément a ensuite été détaché de l’ouvrage principal, peut-être à
l’occasion d’un remaniement1, mais il a conservé une conclusion caractéristique
(Vie § 430) : « Ayant donc, très excellent Épaphrodite, donné une relation
complète de nos antiquités, j’achève ici mon récit. »
Cependant cette autobiographie est déséquilibrée : après quelques indications
personnelles où il affiche un excellent pedigree sacerdotal et royal et où il
revient sur sa compétence exceptionnelle en matière de Judaïsme (§ 1-16),
Josèphe consacre la plus grande partie de son exposé aux quelques mois de la
1
Il y a en effet après cette annonce une seconde conclusion (§ 266-267) qui indique que
l’ouvrage comprend 20 livres (donc sans la Vie) et qui donne une date (13e année de
Domitien). On peut donc supposer une opération éditoriale due à l’auteur, qui aurait détaché
lui-même l’annexe autobiographique, mais il reste une difficulté chronologique (cf. n.
suivante).
Josèphe restaurateur du judaïsme 3

guerre de Galilée en 66/67, où il a été envoyé par les autorités de Jérusalem


pour préparer la défense juive contre une attaque romaine jugée certaine ; il
ajoute en finale quelques brèves indications sur la guerre de Titus en 70 et sur sa
vie ultérieure (§ 413-430). L’auteur, qui est le principal acteur, rédige à la
première personne.
Cette affaire de Galilée est en fait la suite du récit des Antiquités, qui s’arrête
avant la guerre de 66-67, c’est-à-dire avant l’intervention de Josèphe lui-même
dans la vie publique, alors que dans la Guerre le récit s’étend jusqu’en 73 ou 74,
avec la chute de Massada et le démantèlement du temple d’Onias, et l’auteur
parlait des activités de Josèphe, à la troisième personne. Dans l’autobiographie,
la campagne de Galilée n’est pas racontée en entier, puisque au moment du
premier engagement sérieux contre l’armée de Vespasien, à Yotapata, il arrête
son récit et indique brièvement qu’il a changé de camp et qu’il est devenu un
protégé du futur empereur. Il renvoie alors expressément à la Guerre, où toute
la campagne a déjà été relatée en détail, avec la jalousie d’un certain Jean de
Gischala et la difficulté de réunir les diverses factions juives pour présenter un
front commun contre les Romains. En effet, ce Jean avait en Galilée pour
ennemis premiers non pas les Romains, mais les Juifs infidèles, plus ou moins
hellénisés, et en particulier le roi Agrippa, vassal des Romains et régnant sur la
ville illicite de Tibériade, bâtie sur un cimetière par Hérode Antipas vers 17 (AJ
18:37, cf. j.Shebiit 9:1).

Le résultat est que cette autobiographie est surtout formée d’une série
d’événements d’amplitude purement locale, mais Josèphe indique de nouveaux
adversaires : un notable juif, Justus de Tibériade, a composé une Histoire de la
guerre juive qui critique son action en Galilée, mais il ne l’a publiée qu’après la
mort d’Agrippa II, probablement vers 932, peu avant la publication des
Antiquités cette même année (AJ 20:267). Plus important pour notre propos,
Josèphe donne quelques détails instructifs (Vie § 189-198) : Jean de Gischala a
envoyé à Jérusalem une délégation auprès de Simon fils de Gamaliel, un
pharisien d’envergure, pour obtenir le rappel de Josèphe. Celui-ci, ami de Jean
de Gischala, accepte et s’efforce de persuader Ananos et le parti des prêtres que
Josèphe a pris en Galilée une importance devenue dangereuse. Ananos résiste
d’abord, car les grands prêtres et les notables ont bonne opinion de lui. Grâce à
une corruption organisée par Simon, une délégation de quatre est envoyée en
Galilée : trois pharisiens et un descendant de grands prêtres.
Ces détails importent : depuis au moins l’arrivée des Romains en -63, c’est
des pharisiens ruraux de Galilée qu’étaient issus les divers types de zélotes,
Judas le Galiléen étant le plus célèbre d’entre eux. Jean de Gischala en était

2
Selon Vie § 359, Agrippa était déjà mort. La chronologie est rendue confuse par le
témoignage de PHOTIUS, Bibliothèque, n° 33 (sur la Chronique des rois juifs disposée en
stemmes du même JUSTUS), qui dit qu’Agrippa est mort en l’an 3 de Trajan, soit 100 ; cette
indication doit probablement être rejetée, cf. la discussion de SCHÜRER-VERMES, I:481, n. 47.
Josèphe restaurateur du judaïsme 4

aussi, mais sa figure est certainement noircie par Josèphe ; en tout cas, son
instance auprès de Simon se comprend aisément. En face, Josèphe était prêtre
de haute lignée, et qu’il soit d’abord défendu par le parti des grands prêtres se
conçoit bien. De plus, le grand prêtre Ananos et un certain Joseph fils de Gorion
avaient été établis chef suprême à Jérusalem, après la défaite désastreuse de
Cestius, le gouverneur de Syrie venu en 66 rétablir l’ordre en Judée (G 2:562-
563). Ce sont eux qui avaient envoyés des généraux dans les provinces, et en
particulier Josèphe en Galilée3 (2:566-568).
Ananos, fils du grand prêtre Ananos (Anne) n’était pas le premier venu :
sadducéen, il avait exercé brièvement le pontificat en 62, et avait été déposé
pour avoir fait lapider légalement Jacques, « le frère de Jésus dit Christ » (AJ
20:200) ; sa position était en danger, mais il apparut que c’était une grave erreur
politique4. Pourtant, Josèphe affirme que s’il n’avait pas été massacré en 67, il
aurait pu éviter la guerre grâce à son envergure religieuse et politique (G 4:321).
En bref, Josèphe s’est trouvé confronté d’une part à Ananos, qui l’a soutenu
puis désavoué, et d’autre part à Simon, un pharisien de haut rang qui veut
l’écarter. Pourtant, il fait l’éloge de ce dernier (Vie § 192) : « Il était un homme
hautement pourvu d’intelligence et de jugement, capable par son habileté de
redresser les difficultés des affaires publiques. Ami de longue date de Jean (de
Gischala), il était alors en désaccord avec moi. » Ce jugement prudent suggère
que plus tard il s’est retrouvé à ses côtés, ou au moins qu’il a tenu à le faire
croire.
Dans son curriculum (Vie § 9-12), Josèphe se déclare déjà surdoué à 14 ans,
puis il explique qu’il a voulu s’initier aux principales écoles : pharisiens,
sadducéens et esséniens. Il fut un temps disciple dans le désert d’un certain
Bannous ; celui-ci était certainement proche des esséniens que par ailleurs il
admire, mais il conclut en précisant qu’il a finalement choisi « de prendre part
aux affaires publiques (πολιτεύεσθαι) en suivant l’école des pharisiens ».
Ce choix est remarquable, car Josèphe s’est présenté comme un prêtre
compétent ; de plus, la tradition biblique indique que ce sont les prêtres ou les
lévites qui sont chargés de l’enseignement. Il convient donc d’identifier
l’importance des pharisiens, du moins tels que vus par Josèphe à partir de
Rome.

3
Les § 564-565 introduisent une notice sur Éléazar fils de Simon, un chef zélote qui avait
pillé l’armée de Cestius en déroute, et qui finit par s’imposer par ses intrigues comme
commandant en chef ; on a ainsi l’impression que c’est lui qui a envoyé les généraux, dont
Josèphe. Cependant, il n’en est pas question dans le Vie. De plus, la totalité des passages
mentionnant cet Éléazar (G 4:225 ; 5:5.10.12.21.99.250) sont absents de la version slavone de
la Guerre, qu’il faut considérer comme la trace d’une première édition (justifications en RB
111 [2004], p. 262-277). Entre les deux éditions, Josèphe a eu connaissance d’un document
sur Éléazar et en a introduit divers éléments dans son récit, et c’est sans doute par erreur qu’il
a mis la première notice avant l’envoi des généraux.
4
Cf. Étienne NODET, « Jacques le Juste et son Épître », RB 116 (2009), p. 415-439 & 572-
597.
Josèphe restaurateur du judaïsme 5

II – Pharisiens

Josèphe lui-même donne quelques définitions, en plusieurs notices : selon la


première en date (G 2:162-166), les pharisiens constituaient la plus ancienne
école ; très dévoués les uns aux autres, ils cherchaient à rester en communion
avec la nation entière. Vers -20, Hérode le Grand se méfiait de la puissance
populaire diffuse des pharisiens ; il voulut en vain leur faire jurer fidélité, alors
même que son pouvoir était sans partage (AJ 15:370). Josèphe indique au
présent leur popularité, c’est-à-dire de son temps (AJ 18:15) : tout le culte est
fait selon leur enseignement (ἐξήγησις). Mais ce n’est nullement une nouveauté.
Dans une notice mise au temps de Jonathan, le premier grand prêtre asmonéen
(152-144), il précise (AJ 13:297) : « Les pharisiens avaient transmis au peuple
beaucoup de coutumes qu’ils tenaient des anciens, mais qui n’étaient pas
inscrites dans les lois de Moïse, et que pour cette raison les sadducéens
rejetaient, soutenant qu’on ne devait considérer comme des lois que ce qui était
écrit, et ne pas observer ce qui était seulement transmis par la tradition. » Les
sadducéens, toujours définis par rapport aux pharisiens, prônaient un retour à
l’Écriture, dûment interprétée, mais il n’est jamais dit en sens inverse que les
pharisiens ont ajouté des coutumes non scripturaires à leurs doctrines. Il n’y a
aucune raison de supposer que les sadducéens formaient un parti légitimiste se
rattachant aux grands prêtres antérieurs à la crise maccabéenne, supposés
sadocides5.
Plus précisément, les sadducéens apparaissent dans l’histoire sous le roi
Alexandre Jannée (103-76), malgré ce que dit Josèphe. En effet, celui-ci affirme
qu’à la fin de son règne le grand prêtre Jean Hyrcan (135-104) s’aliéna les
pharisiens à l’occasion d’un banquet et se rapprocha des sadducéens (AJ
13:289-298). En fait, un passage talmudique (b.Qidushin 66a) ainsi que d’autres
considérations invitent à conclure que c’est sous Jannée que s’est produit ce
mouvement, car sa légitimité était contestée par le peuple6. Au seuil de la mort,
il recommanda à sa femme Alexandra, qui devait lui succéder (76-67), de
revenir aux pharisiens, ce qu’elle fit (AJ 13:408). Les incohérences de Josèphe
sont dues à de petites manipulations destinées à gommer diverses discontinuités
dans l’histoire du judaïsme7 ; en particulier, le fait de remonter dans le temps les
trois écoles (pharisiens, sadducéens, esséniens) est destiné à souligner leur
ancienneté supposée, bien qu’elles n’aient joué aucun rôle lors de la crise.
La première apparition des pharisiens (ou protopharisiens), comme parti

5
Cf. Étienne NODET, La crise maccabéenne, Paris, Cerf, 2005, p. 245-255.
6
Cf. Emmanuelle MAIN, « Les sadducéens selon Josèphe », RB 97 (1990), p. 161-206 ;
Günther STEMBERGER, Pharisäer, Sadduzäer, Essener (SBS 144; Stuttgart : Kathol.
Bibelwerk, 1991), p. 100-102.
7
Cf. Joseph SIEVERS, « Josephus, First Maccabees, Sparta, The Three Haireseis — and
Cicero », JSJ 32 (2001), p. 241-251.
Josèphe restaurateur du judaïsme 6

distinct de l’ensemble du peuple, remonte pourtant à la crise maccabéenne,


lorsqu’on voit l’assemblée des hassidim se mettre aux côtés de Mattathias (1 M
2,42) ou de Judas Maccabée (2 M 14,6). Ils soutinrent le nouveau régime
asmonéen jusqu’à la rupture momentanée sous Jannée. Selon 1 M 12,6-18 le
grand prêtre Jonathan a envoyé aux Spartiates une lettre où il évoque une
ancienne amitié entre le grand prêtre Onias d’avant la crise et Aréios, le roi des
Spartiates ; il déclare ensuite n’avoir plus besoin de cette amitié, « ayant pour
consolation les livres saints (τὰ βιβλία τὰ ἅγια) qui sont entre nos mains ». Cette
lettre présente diverses difficultés, mais cette déclaration est remarquable, car
elle laisse entendre qu’auparavant une partie de la bibliothèque sacrée, en
dehors du Pentateuque, n’était pas à Jérusalem8. Si l’on remonte encore plus
haut, on remarque en 2 M 2,13-14 une allusion à des Mémoires de Néhémie :
« (Celui-ci,) fondant une bibliothèque (καταβαλλόµενος βιβλιοθήκην), y réunit
les livres qui concernaient les rois, les écrits des prophètes et de David, et des
lettres de rois au sujet des offrandes (ἐπιστολὰς βασιλέων περὶ ἀναθεµάτων).
Judas, pareillement, a rassemblé les livres dispersés à cause de la guerre. » Le
contenu de cette bibliothèque paraît formé de deux parties : d’une part, les
Prophètes antérieurs et postérieurs ainsi que les Écrits (ou au moins les
Psaumes9), et d’autre part des lettres royales réglant le culte. Ces dernières, qui
correspondent à divers documents d’époque perse cités en Esd 1-7, proviennent
des autorités suzeraines10. Quant au premier ensemble, il doit être rapproché des
« livres saints » de Jonathan. Judas Maccabée, et après lui les asmonéens, sont
présentés comme les héritiers de Néhémie, mais il est douteux que celui-ci ait
réellement établi toute la bibliothèque qui lui est attribuée.
En effet, dans la galerie de portraits bibliques que donne Si 44-49, la liste,
qui ignore Esdras, s’achève sur Néhémie « qui releva pour nous les murs en
ruine […] et releva nos habitations ». Il était donc connu comme bâtisseur venu
de Babylonie, et il est remarquable que dans sa paraphrase Josèphe n’en sache
pas davantage (cf. AJ 11:159-183), ce qui indique que l’ensemble du livre à son
nom n’avait pas encore pleine autorité. En effet, dans le livre actuel, Néhémie
est aussi un réformateur qui insiste sur deux points essentiel : l’observance
stricte du sabbat, ce qui suppose une protection par des murailles, et le maintien
de la pureté généalogique, sur laquelle Esdras, un autre Babylonien, insiste aussi
fortement (Esd 9-10). Il faut ajouter que les compagnons d’Esdras et Néhémie,
revenus d’exil, n’ont qu’une faible connaissance du Pentateuque : lors de la

8
La rupture définitive entre Juifs et Samaritains a eu lieu après la crise maccabéenne, mais
ceux-ci n’ont conservé que le Pentateuque (et des chroniques de faible autorité), cf. Étienne
NODET, « Alexandrie, Ben Sira, Prophètes, Écrits », RB 119 (2012), p. 110-118.
9
Cf. Daniel R. SCHWARTZ, « Special People or Special Books ? On Qumran and the New
Testament Notions of Canon », dans : Ruth A. CLEMENTS & Daniel R. SCHWARTZ (eds.),
Text, thought, and practice in Qumran and early Christianity (STDJ, 84), Leiden, Brill, 2009,
p. 49-60.
10
Cf. Giovanni GARBINI, Il ritorno dall’ esilio babilonese (Studi biblici, 129), Brescia,
Paideia, 2001.
Josèphe restaurateur du judaïsme 7

proclamation solennelle de la Loi par Esdras aux rapatriés à Jérusalem (Ne 8,1-
14), cela paraît très nouveau, et il est précisé que la fête des Tentes n’avait pas
été célébrée ainsi depuis Josué fils de Nûn. Selon Ne 13,1-3, les rapatriés
découvrent le Deutéronome à Jérusalem, et s’en inspirent pour « séparer d’Israël
tout mélange », ce qui va bien au-delà du passage expressément cité (Dt 23,2-3).
Esdras et Néhémie ont donc apporté de Babylonie des coutumes non
bibliques, sous une forme d’ailleurs plutôt sectaire, ce qui justifie l’appellation
ultérieure de « pharisien », signifiant « séparé ». Par la suite, Judas Maccabée et
les asmonéens en ont hérité, d’où l’importance de ce courant dans la Judée
élargie d’Hérode.
Hors du pays, on dispose de quelques indications. Vers -200, à la suite d’un
soulèvement en Lydie et en Phrygie, le roi Antiochos III (223-187) avait envoyé
en Asie Mineure deux mille familles juives de Mésopotamie et de Babylone
comme colons ruraux, avec dispense d’impôts pendant dix ans ; il insistait sur l’
(AJ 12:148-153). Il s’agissait d’occuper le terrain pour calmer des séditions
locales et pour former une sorte de limes non militaire face aux prétentions
romaines. Le choix de Juifs pour cette opération relevait d’une politique avisée :
du fait de leur observance du sabbat, ils étaient inutilisable dans aucune armée.
Par la suite, les asmonéens, pour des raisons politiques évidentes, autorisèrent
vers -166 la défense armée le sabbat (1 M 2,29-41). Il n’en était pas de même en
Égypte, où des colons Juifs servaient dans l’armée.
Il apparaît donc que la Babylonie était un centre culturel et religieux juif de
première importance, ce que Josèphe souligne encore de son temps. Au 1er
siècle avant notre ère, l’Empire s’était agrandi, et les Juifs y étaient nombreux,
mais les Romains craignaient cette obédience orientale, qui se trouvait alors
dans le royaume ennemi des Parthes. Cela explique pourquoi, à partir de César,
ils promulguèrent des décrets favorables aux Juifs : de manière caractéristique,
ils les dispensaient de service militaire, bien que souvent citoyens, et ils
favorisaient l’observance du sabbat (AJ 14:185-264). Par ailleurs, lors d’une
guerre civile en Judée, les Parthes avaient réussi à installer à Jérusalem un roi
asmonéen à leur dévotion, Antigone. C’était inadmissible pour Rome, qui ne
voulait à aucun prix perdre le contrôle de la totalité de la côte méditerranéenne.
Fin politique, Hérode réussit à se faire nommer par le Sénat roi de Judée, en -40,
avec la mission de ramener la Judée sous son orbite. Il mit trois ans à
reconquérir sa capitale et à rétablir vers le Jourdain le limes de l’Empire. Plus
tard, il érigea un nouveau temple somptueux, peut-être avec l’aide des Romains,
car il s’agissait de bien montrer que le centre du judaïsme était dans l’Empire.
Un détail est significatif : Hérode ne fut jamais accepté comme roi par les
Galiléens, car même circoncis depuis deux ou trois générations, il n’était pas
d’origine juive (AJ 14:403). C’est bien une vue proprement pharisienne,
héritage d’Esdras et Néhémie. Par ailleurs, le judaïsme rabbinique, largement
d’origine pharisienne avec le primat de la tradition orale, fournit quelques
compléments. Hillel l’ancien, l’un des pères fondateurs sous Hérode de cette
Josèphe restaurateur du judaïsme 8

tradition, était un Babylonien, et selon j.Pesahim 6:1 il fut promu par les anciens
de Bathyra, colonie d’origine babylonienne établie par Hérode le Grand sur le
Golân (AJ 17:23-30). Un autre père fondateur fut Yohanan b. Zakkaï, après la
guerre de 70. Selon b.Megila 13a, il était l’ultime disciple de Hillel, et j.Shabbat
16:8 indique qu’avant la guerre il avait enseigné une vingtaine d’années en
Galilée, près de Séphoris. Son successeur fut Gamaliel, fils de ce notable Simon
que Josèphe a cherché à ménager.
Résumons en deux points : d’une part, la tendance pharisienne, aux attaches
babyloniennes, était la référence pour l’ensemble des Juifs dans l’Empire11, sauf
en Égypte. D’autre part, la Galilée, surtout orientale, était le haut lieu des
pharisiens au pays d’Israël, à une distance prudente de Jérusalem. Cela explique
pourquoi Josèphe, voulant paraître pharisien, dut, dans son autobiographie,
défendre fermement son propre rôle en Galilée, où selon lui Jean de Gischala
cherchait à régner ; lors de la guerre de 70 ce Jean par ses excès fut de ceux qui
contriguèrent à la ruine de Jérusalem.
On peut alors se demander qui pouvait s’intéresser à de menus épisodes aussi
provinciaux, quelque vingt-cinq ans après les faits. La réponse est évidente : les
Juifs de Rome et de l’Empire. C’est donc à eux que s’adressaient les vingt livres
des Antiquités, et le prêtre Josèphe, avec son habit pharisien, avait pris la peine
d’étaler longuement ses qualifications pour enseigner avec autorité. Il se posait
en refondateur du judaïsme depuis Rome, après avoir déclaré que Dieu, lassé de
Jérusalem, était parti pour l’Italie ayant manifesté sa volonté par divers signes
(G 5:362-374).
Il reste à déterminer comment fit Josèphe, alors qu’au même moment R.
Yohanan puis R. Gamaliel lançaient en Judée les bases de ce qui allait devenir
le judaïsme rabbinique.

III – Culte

On examine trois questions que soulève le témoignage de Josèphe, qui porte


sur des réalités postérieures à la guerre de 70 : sur l’Écriture, sur la Pâque et sur
le temple de Jérusalem.

Bible. La première question porte sur la raison d’être d’une paraphrase de la


Bible par Josèphe. Dans la Guerre, il a commencé son exposé avec la crise
maccabéenne. Dans les Antiquités, il suit le récit biblique jusqu’à la période

11
Cf. Daniel R. SCHWARTZ, « Josephus on the Pharisees as Diaspora Jews », dans :
Christfried BÖTTRICH & Jens HERZER (ed.), Josephus und das Neue Testament, Tübingen,
Mohr Siebeck, 2007, p. 137-146. Au contraire, Steve MASON, « Josephus’ Pharisees : The
Narratives », dans : Jacob NEUSNER & Bruce CHILTON (ed.), In Quest of the Historical
Pharisees, Waco, Baylor University Press, 2007, p. 3-40, cherche à distinguer les pharisiens
d’un judaïsme ordinaire et permanent, d’origine prémaccabéenne, mais c’est justement ce
dernier qui est mal défini.
Josèphe restaurateur du judaïsme 9

perse, puis il ajoute quelques traditions sur la période hellénistique, la pièce


maîtresse étant la Lettre d’Aristée, et enfin il reprend et complète ce qu’il a dit
dans la Guerre. Jusqu’à la crise maccabéenne, plus de 95% de ce qu’il rapporte
est connu par ailleurs.
Voici un extrait du prologue des Antiquités (1:5…13).
Quant au présent ouvrage, je m’y suis attelé en pensant qu’il paraîtrait
digne d’attention à tous les Grecs : il se propose de contenir toute notre
histoire ancienne, et d’exposer nos constitutions, le tout traduit des livres
hébraïques ( ) […] Certains, curieux de cette histoire, me pressaient de
poursuivre, et plus que tout autre Épaphrodite, homme passionné pour toute
forme de savoir, et particulièrement intéressé par les leçons de l’histoire
[…] Je n’eus de cesse de me demander, à propos de nos ancêtres, s’ils
étaient disposés à communiquer de telles informations, et au sujet des Grecs,
s’il s’en trouvait de curieux de les connaître Et de fait, j’ai trouvé que le
second des Ptolémées […] fut particulièrement désireux de faire traduire en
langue grecque notre Loi et la constitution politique ( ) qui en découle.
D’autre part, l’un de nos grands prêtres, Éléazar […] ne se fit pas scrupule
d’accorder à ce roi cette satisfaction, alors qu’il eût refusé net, s’il n’était
contraire à notre tradition de rien dissimuler de ce qui est bien. J’ai donc
jugé convenable d’imiter moi-même la libéralité de ce grand prêtre, et de
supposer que maintenant encore, à l’instar du roi [Ptolémée], beaucoup
aiment s’instruire. En outre, il n’eut pas l’heur de recueillir toutes nos
annales : seule la partie concernant la Loi [lui] fut transmise par ceux qui
avaient été envoyés faire la traduction à Alexandrie.
Ce passage souligne trois points qui méritent quelques remarques :
1. Les destinataires sont supposés être des Grecs qui ignorent tout de
l’histoire israélite. Il est un fait que les historiens classiques sont aussi mal
informés que ceux qui sont cités dans le Contre Apion. Trogue Pompée, un
Gaulois contemporain d’Auguste, explique en latin que les Juifs étaient
originaires de Damas ; leurs rois furent Hazaël, Hadad, Abraham et Israhel ;
celui-ci eut dix fils. L’un d’eux, Juda, mourut prématurément, et son nom fut
donné à l’ensemble. Le plus jeune fut Joseph, semblable au Joseph biblique, et
celui-ci eut pour fils Moïse, qui fut expulsé d’Égypte avec d’autres lépreux.
Arrivé au Sinaï, il institua le sabbat en souvenir d’un jeûne de Sept jours au
désert. Aaron, fils de Moïse, fut prêtre puis roi12. Un siècle plus tard Tacite,
toujours méticuleux, fournit six explications de l’origine des Juifs, mais il ne
choisit pas13 ; la première la situe en Crète, et les autres reflètent les divers
auteurs cités par Josèphe dans son Contre Apion. Le tout n’offre que de très

12
Épitomé de TROGUE POMPÉE par JUSTIN, Historiae philippicae 36.1.9-3.9 ; cf. Menahem
STERN, Greek and Latin Authors on Jews and Judaism, Jerusalem, Israel Academy, 1974-
1984, I:334-342 (n° 137).
13
TACITE, Historiae 5.2-4, cf. M. STERN, II:17-63 (n° 281).
Josèphe restaurateur du judaïsme 10

vagues allusions bibliques, ce qui est remarquable. Il n’y avait donc pas de
documentation accessible en bibliothèque publique.
2. Il faut croire Josèphe quand il affirme avoir rendu un original hébreu14,
mais il a manifestement une hésitation à rendre en grec les récits bibliques,
comme s’il y avait un tabou, et il éprouve le besoin de s’appuyer sur le
précédent décrit par la Lettre d’Aristée. C’est admissible à l’usage des Grecs,
mais plus difficile à comprendre pour des Juifs. Le NT montre une connaissance
de la LXX dans les synagogues du monde romain, mais Philon ne s’aventure
guère au-delà du Pentateuque. Il faut cependant observer qu’il n’est pas prouvé
que la Bible grecque était utilisée dans le culte synagogal, ni même que sa
diffusion était importante. La bibliothèque d’Alexandrie avait disparu depuis
plus d’un siècle. Il est possible aussi que les repères pharisiens généralisés aient
eu pour effet une connaissance très insuffisante de l’Écriture chez les Juifs
d’Empire, et qu’il ait voulu y remédier en composant un manuel regroupant
histoire et lois.
3. À propos de lois, Josèphe se veut pharisien, mais en fait il suit surtout
l’Écriture, dûment interprétée. Il signale parfois des coutumes, mais en évitant
toute controverse. Un exemple triple est fourni par la récitation du Shema Israël,
l’inscription aux portes (mezuza) et le port des phylactères (AJ 4:212-213) :
Deux fois par jour, au commencement de la journée et quand vient
l’heure de se livrer au sommeil, ils devront rendre témoignage15 à Dieu des
bienfaits qu’il leur a accordés en les délivrant du pays des Égyptiens […] Ils
inscriront aussi à leurs portes les plus grands bienfaits qu’ils ont reçus de
Dieu, et chacun devra les porter visiblement sur les bras ; et tout ce qui peut
attester la puissance de Dieu ainsi que sa bonté à leur égard, ils en
porteront la mention écrite sur la tête et sur le bras, afin qu’on puisse voir
de toutes parts la vive sollicitude dont Dieu les entoure.
Il s’agit d’un ensemble d’interprétations de Dt 6,4-9. La rédaction, lâche,
s’efforce de combiner deux usages différents des phylactères.

La Pâque à Rome ; calendriers. L’agneau pascal a disparu très tôt de l’usage


rabbinique (cf. m.Pes 7:1-2), mais Josèphe indique par deux fois que le rite de
l’agneau pascal est encore pratiqué. En racontant la sortie d’Égypte d’après Ex
12,1-36, il parle des sacrifices faits par phratries ou groupements de familles16,
de purifications par le sang et de repas ; il ne mentionne pas expressément
l’agneau pascal, mais il conclut (AJ 2:313) : « De là vient qu’encore aujourd’hui

14
Cf. Étienne NODET, « Josephus and the Pentateuch », JSJ 28 (1997), p. 154-194 ; ID.,
« Josephus and the Books of Samuel », in Studies in Josephus and the Varieties of Ancient
Judaism (Festschrift L. H. Feldman) Leiden, Brill, 2007, p. 141-167.
15
Dans le premier verset du Shema Israël (Dt 6,4 TM), la dernière lettre du premier mot
sont agrandies ‫ אחד‬et celle du dernier ‫ ; שמע‬ces deux lettres forment le mot ‫ « עד‬témoin ».
16
Pour les agneaux immolés au Temple, on comptait au moins dix personnes (G 6:423).
Josèphe restaurateur du judaïsme 11

nous sacrifions selon la coutume. » Plus loin (3:248), il rappelle ce qu’il a déjà
dit en expliquant que ces sacrifices faits par phratries s’appellent « pâque », et
continue à en parler au présent ; il s’agit donc bien de l’agneau pascal. Pour lui,
il s’agit toujours de commémorer la Pâque de sortie d’Égypte, et non celle de
l’entrée en Terre promise avec Josué17. Comme souvent, le langage de Josèphe
est imprécis, ou plus exactement il essaie de combiner des sources divergentes
ou de se placer au-dessus de toute controverse ; ici, on ne sait s’il parle de la
Pâque à Jérusalem, dans le cadre d’un culte plus ou moins restauré, ou à Rome,
c’est-à-dire n’importe où, ce qui serait assez proche de Philon18.
Josèphe n’est jamais clairement mentionné dans la tradition rabbinique, mais
un passage donne cependant du relief à son hésitation ici (b.Pesahim 53a-b) : un
certain Théodose (ou Théodore), à Rome, voulut instaurer (ou restaurer)
l’agneau pascal19, et de Yabné on lui envoya dire que s’il avait été un
personnage plus commun on l’aurait banni. Sur la question de savoir en quoi il
était important, les uns disent qu’il était un savant, d’autres assurent qu’il
disposait d’un pouvoir dangereux, à ne pas contrer trop ouvertement. Les deux
opinions conviennent très bien à Josèphe, avec sa position d’écrivain officiel et
d’affranchi de rang très élevé, sans compter une rivalité certaine avec la
dynastie de Simon, père de Gamaliel. Quant au nom de Théodose (« don de
Dieu »), il est évidemment différent de « Josèphe », mais il suffit d’y voir une
traduction de l’hébreu Mattathias, de même sens (mattat-yah ou mattityah « don
de YHWH », cf. 1 Ch 9,31), qui était justement le nom de son père (Vie § 3).
Quelques indices montrent qu’il a cherché à harmoniser le calendrier
traditionnel luni-solaire, d’origine babylonienne, avec le système julien en
vigueur à Rome depuis -45 : en AJ 2:311), mais le tout avec prudence, pour
éviter toute controverse. Il donne pour la Pâque la date du 14 Xanthikos, « mois
appelé Pharmuthi par les Égyptiens et Nisân par les Hébreux ». Sous le régime
séleucide, Xanthikos était l’équivalent exact de Nisân, mois lunaire babylonien,
mais Pharmuthi est bien au temps de Josèphe le mois égyptien correspondant à
avril romain depuis la réforme d’Auguste, qui a imposé en -22 le comput julien
en Égypte20. Il donne donc pour la Pâque une date julienne fixe.
Par ailleurs, lorsqu’il raconte le haut fait de Judas Maccabée rétablissant
17
Que pourtant il mentionne dans sa paraphrase de Jos 5,10-12 (AJ 5:20-21).
18
PHILON, Spec. leg. 2:146 est lui aussi imprécis, vraisemblablement pour des raisons
analogues (il ne signale jamais de controverse légale) : il souligne (bien avant 70) que pour le
sacrifice pascal tout le peuple est prêtre, comme au temps de Moïse ; on peut comprendre soit
« tout le peuple rassemblé », c’est-à-dire en pèlerinage, soit « chacun chez soi », c’est-à-dire
hors de la « métropole ». L’ambiguïté laisse cependant entendre la coexistence des deux
coutumes. Selon JUSTIN, Dial. § 40-46, Tryphon admet que l’agneau pascal ne peut être
sacrifié qu’à Jérusalem (vers 150).
19
Un agneau entièrement rôti (‫ מקולס‬,)‫ גדי‬c’est-à-dire avec les entrailles sorties de manière
à être exposées au feu, comme l’exige Ex 12,9, cf. m.Pesahim 7:1 ; Saul LIEBERMAN, Tosefta
kifshutah, New York, The Jewish Theological Seminary of America, 1955-1973, 5:958 sur
t.Beça 2:15.
20
Cf. Marshall CLAGETT, Ancient Egyptian Science : A Source Book, Diane, 1989, II: 47.
Josèphe restaurateur du judaïsme 12

l’autel des sacrifices le 25 Kislev -164, Josèphe suit pas à pas le récit de 1 M
4,56-59 et donne comme date le 25 Apellaios, ce qui correspond, au moins au
sens séleucide (mois lunaire). Cependant, il nomme la commémoration non pas
Dédicace, mais « Lumières » (φῶτα). Pour lui, cette appellation est à la fois
traditionnelle et peu explicite, car il hasarde une explication qui paraît assez
gratuite (AJ 12:325) : « Car, je pense, cette libération s’est manifestée contre
toute espérance. » C’est d’autant plus remarquable qu’il vient de dire que Judas
a rallumé les « lumières » (φῶτα) du chandelier du temple (§ 319). En fait, dans
le calendrier julien, Apellaios est identifié à décembre, et le 25 correspond au
solstice, jour où le soleil cesse de décroître et va recommencer à croître, et c’est
justement à un rituel de lumières croissant jusqu’au 1er janvier que Josèphe fait
allusion21.
Dans les deux cas cités, il y a un déplacement de calendrier, mais il est voilé,
ce qui suggère encore une diversité d’usages.

Temple. Quant au temple de Jérusalem, la tradition rabbinique indique que le


sacrifice perpétuel a cessé définitivement pendant le siège de Jérusalem un 17
Tammuz (m.Taanit 4:6), soit quelque trois semaines avant la ruine ; de même,
elle dit que la capitation du demi-sheqel et l’offrande des prémices sont
suspendues, car elles ne sont dues que si le Temple existe (m.Sheqalim 8:8). Le
financement des sacrifices publics est donc tari. Josèphe confirme la date d’arrêt
des sacrifices le 17 Panémos (août) 70, mais il dit seulement que le sacrifice ne
fut pas offert ce jour-là « faute d’hommes » (G 6:94), c’est-à-dire faute du
personnel cultuel idoine. Remarquons au passage que la référence est un mois
julien, approximativement identifié à l’époque avec le mois lunaire Tammuz.
De plus, l’arc de Titus à Rome montre l’arrivée du mobilier cultuel pris à
Jérusalem vers le temple de la Paix (G 7:158-162). Apparemment, l’evocatio a
été réalisée : la divinité de la Judée soumise est arrivée à Rome. Après le
triomphe de Titus la capitation juive qui était destinée à Jérusalem fut récupérée
par les Romains et versée au Capitole22 (G 7:218). Mais cette situation a pu
évoluer.
En effet, Josèphe laisse clairement entendre qu’un certain culte a repris. Bien
après 70, il parle de la licéité nécessaire du mariage des prêtres, qui nécessite un
collationnement des généalogies, pour éviter toute mésalliance (CAp 1:31). Il
explique qu’une copie de toutes les pièces d’état-civil établies en diaspora est
envoyée aux archives de Jérusalem, qui ont été restaurées après chaque guerre,

21
Comme dans de nombreuses cultures, cf. Julian MORGENSTERN, « The Chanukka
Festival and the Calendar of Ancient Israel », HUCA 20 (1947), p. 1-136 et 21 (1948), p. 365-
496 ; il est possible que telle soit l’origine du rite rabbinique d’allumer une lampe le premier
jour (25 Kislev), deux le second, etc., mais il a été replacé dans le mois lunaire de Kislev, ce
qui le détache du solstice.
22
Sur le fiscus iudaicus, cf. SCHÜRER-VERMES III:122. Cf. Christiane SAULNIER, « Flavius
Josèphe et la propagande flavienne », RB 96 (1989), p. 545-562.
Josèphe restaurateur du judaïsme 13

d’Antiochus Épiphane, de Pompée, de Varus, et dernièrement, c’est-à-dire après


la guerre de 70. Cette administration sacerdotale fonctionne donc au moment où
il écrit, après 90. Auparavant, pendant la guerre, Titus avait accueilli les prêtres
de Jérusalem qui s’étaient rendus et les avait mis en résidence surveillée à
Gophna, à quelque distance au nord (G 6:114-117). D’autre part, lorsqu’il décrit
l’organisation du culte, il en parle systématiquement au présent (AJ 3:224-230).
En CAp 2:193-195, il rappelle, toujours au présent, qu’il y a un seul temple pour
un seul Dieu, et que les prêtres sont constamment occupés au service. Il signale
même les sacrifices quotidiens offerts par les Juifs pour les empereurs et le
peuple romain (CAp 2:77) ; la coutume existait auparavant (G 2:197), mais
c’était apparemment aux frais de César (Philon, Legatio § 157). Détail
remarquable, Josèphe ne parle plus de la ruine du temple dans les Antiquités. Il
est notable que Clément de Rome, vers 96, s’exprime à peu près dans les mêmes
termes que Josèphe, sur l’unicité et la permanence du culte (1 Clém. § 40-41).
Davantage, Justin rappelle expressément à Tryphon vers 150 (Dial. 46.2) que
c’est depuis l’échec de la révolte de Bar Kokhba (135) que les sacrifices ne sont
plus possibles au temple de Jérusalem23.
Josèphe s’est voulu à la fois prêtre et pharisien, cherchant à combiner la
qualification à enseigner et une vaste crédibilité populaire. Installé à Rome, il
tenait au temple de Jérusalem et se posait en maître. D’une certaine manière, il
suivait les traces de Philon, philosophe n’affichant aucune appartenance à
aucune école particulière, mais il n’en avait certainement pas l’envergure.

Pour finir

L’ambition de Josèphe de devenir un guide de sa nation accepté des Romains


est restée sans suite, mais on peut relever deux réactions.
La première est un rejet par la tradition rabbinique, attachée à l’hébreu et au
pays d’Israël. Outre la controverse sur la Pâque, on peut relever des récits
tardifs. À propos de la fondation de l’école de Yabné-Iamnia par Yohanân b.
Zakkaï en 68, il y a deux lignes narratives : selon la première, il se rendit à
Vespasien, lui prédit en latin qu’il deviendrait empereur, et en obtint de
s’installer à Yabné avec quelques docteurs ; selon la seconde, ayant tenté en
vain, dans Jérusalem durement assiégée, de persuader ses concitoyens
d’interrompre une guerre vaine, il aurait fui la ville caché dans un cercueil pour

23
Il y a d’ailleurs lieu de croire que la révolte a été suscitée par le projet d’Hadrien de
romaniser Jérusalem, voire d’interdire la circoncision, c’est-à-dire une situation analogue à
celle de la crise maccabéenne. Selon les documents du Wady Muraba‘at et quelques traces
rabbiniques, B. Kokhba s’est voulu messie et a frappé monnaie (DJD II, n° 44). La Xe legio
fretensis était en garnison à Jérusalem depuis 70 et a été peu à peu renforcée. Cf. William D.
GRAY, « The Foundation of Aelia Capitolina and the Jewish War Under Hadrian », American
Journal of Semitic Languages and Literatures 41 (1976), p. 139-147. D’après les monnaies,
la fondation fut effective en 131-132.
Josèphe restaurateur du judaïsme 14

se rendre à Vespasien et en obtenir des concessions. Ces récits sont difficiles à


concilier : l’affaire de la fuite pendant le siège de Jérusalem peut se comprendre
sous Titus mais non sous Vespasien, qui n’est pas venu à Jérusalem, alors que la
prédiction ne peut convenir qu’à Vespasien, mais non à Titus24. Parallèlement,
Josèphe raconte qu’assiégé à Yotapata en 67 il s’est rendu à Vespasien en lui
prédisant qu’il serait empereur ; plus tard, lors du siège de Jérusalem par Titus
en 70, il tenta de persuader ses concitoyens d’interrompre une guerre sans
espoir. Il est difficile de croire que l’essai de restauration par Josèphe n’ait pas
été transféré sur Yohanan, ce qui tempère la qualification de traître.
Du côté chrétien, l’ensemble Luc-Actes, dûment unifié par le personnage de
Théophile25, comporte de nombreux détails en commun avec Josèphe26. Le
cadre d’ensemble est remarquable : un mouvement conçu en Galilée vint éclore
en Judée grâce au recensement ordonné par César Auguste ; après de
nombreuses péripéties, l’aboutissement est l’arrivée de Paul enchaîné à Rome,
où il finit par enseigner avec pleine assurance et sans obstacle (Ac 28,30).
Josèphe aussi, mais en matière de judaïsme les Galiléens furent ses adversaires.

24
Abot de-Rabbi Nathan A, 4 ; cf. Jacob NEUSNER, A Life of Yohanan ben Zakkai, Ca. 1-
80 C. E. (Studia Post-Biblica, 6), Leiden, Brill, 19702, p. 152-156. On adopte ici des
conclusions différentes, sauf pour la date de l’arrivée à Yabné de Yohanan.
25
Cf. Étienne NODET, « Théophile (Lc 1,1-4; Ac 1,1) », RB 119 (2012), p. 585-595.
26
Cf. Steve MASON, Josephus and the New Testament, Peabody, Hendrickson, 22003, p.
170-195.

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