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Numéro 17
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et cité
Le breton
Dans une perspective d’observation des pratiques langagières,
le cas du breton apparait comme emblématique de la situation
des langues en danger dans les sociétés européennes. Face
Langue et littérature p. 7 Quoi qu’il en soit, si le 20e siècle a été le siècle du déclin de
l’usage vernaculaire du breton, il a également été celui de l’émer-
Le roman p. 8 gence de nouveaux usages : formels, littéraires, techniques, artis-
tiques… et la plupart des Bretons – comme le montrent différents
Musiques et langues p. 9 sondages – ne semblent pas prêts à faire le deuil de leur langue.
S’il est vrai que le breton normé n’est pas le breton des locuteurs
Dynamique breton- traditionnels, n’est-ce pas là justement le prix à payer pour la
français p.10 survie de la langue ?
C
’est par cette sentence en forme observées depuis dix ans se prolongent, le pour la mise en place d’une signalisation
d’aphorisme qu’un journaliste seuil des 100 000 locuteurs pourrait être routière bilingue.
présentait déjà la situation du atteint d’ici une quinzaine d’années.
breton le 1er août 1991 dans un quotidien Une officialisation de fait
régional. Une vingtaine d’années plus Reconnaissance « officielle »
tard, le propos reste pertinent : la langue Ces initiatives ne sont pas toujours
bretonne est l’objet d’un constant double Dans le même laps de temps, le breton s’est considérées comme suffisantes. Mais les
discours. On redoute d’une part sa pourtant vu reconnaitre progressivement panneaux routiers bilingues donnent une
disparition imminente. Mais la promotion comme l’une des langues de Bretagne et nouvelle visibilité à la langue. Bien d’autres
dont elle bénéficie désormais lui confère comme l’une des langues de France. La réalisations y contribuent : la scolarisation
d’autre part un statut explicite qu’elle première reconnaissance législative – et de plusieurs milliers d’élèves en classes
n’avait jamais eu jusqu’à présent. En la seule, bien qu’étant obsolète à ce jour bilingues en est une. Des programmes
1913, l’écrivain Yves Le Febvre est – est intervenue le 11 janvier 1951 lors de TV en breton sont diffusés sur la TNT ou
persuadé que le breton « ne répond plus l’adoption de la loi Deixonne, qui autorisait sur la toile. Plusieurs stations de radio
aux nécessités historiques » du moment timidement l’enseignement facultatif de proposent des émissions. Des comédies
et ne pense pas qu’on puisse « empêcher quatre langues locales, dont le breton. La de situation (sitcoms) ou des feuilletons
son élimination plus ou moins rapide par reconnaissance constitutionnelle est ac- sont mis en production. Des troupes de
le français ». Un siècle plus tard, on ne quise près de 60 ans plus tard, le 21 juillet théâtre présentent de nouvelles créations.
parle que de la nécessité de « sauver la 2008 : avec l’adoption du nouvel article 75-1 Nombre de chanteurs ont acquis une
langue bretonne ». Ses défenseurs les plus de la Constitution, elle est implicite puisque forte notoriété. Pour ce qui est de
actifs sont conscients que « le point zéro » personne n’imagine que le breton ne soit l’expression culturelle, la langue bretonne
pourrait être atteint sans tarder et que ce pas considéré comme l’une des langues a dynamiquement investi de multiples
ne peut donc être que « la reconquête ou régionales qui font désormais partie du domaines.
le tombeau ». patrimoine de la France.
Le statut actuel du breton est paradoxal à
Question de survie Entre-temps, une charte culturelle avait bien des égards. Alors qu’il est clairement
été signée le 4 octobre 1977 entre les perçu comme une langue dont le
Les parents d’élèves de Diwan sont représentants de l’État d’une part et nombre de locuteurs décline, il bénéficie
convaincus qu’à travers leurs écoles d’autre part l’Assemblée régionale et les régionalement d’une forme de légitimation
« c’est la survie de la langue bretonne qui conseils généraux des cinq départements : qu’il n’a pas sur le plan national : ce
se joue ». L’Office de la langue bretonne est ce texte traduisait pour la première fois la hiatus pourrait se révéler une difficulté
alarmiste : son dernier rapport la présente reconnaissance de la « personnalité cul- pour l’avenir. Mais en région, c’est une
comme étant « à la croisée des chemins », turelle » de la Bretagne par la République. officialisation de fait : l’Office de la langue
bien qu’elle ne soit « pas encore dans une Puis, c’est le Conseil régional de Bretagne bretonne va devenir un établissement
situation désespérée ». Ces déclarations qui, le 17 décembre 2004 et à l’unanimité, public et il aura pour tâche de mettre
correspondent à celles qui à travers le « reconnait officiellement, aux côtés de la en œuvre la politique linguistique de la
monde prennent la défense des langues langue française, l’existence du breton et région. Alors qu’il y a un large consensus
menacées et veulent préserver la diversité du gallo comme langues de la Bretagne » pour conserver ou pour enseigner la
linguistique. Une langue ne peut exister en s’engageant sur un plan de politique langue régionale, le pourcentage de
en soi si elle n’a pas de locuteurs. À cet linguistique. La formulation est subtile, puis- ceux qui estiment indispensable ou utile
égard, le breton est assurément l’une de que le Conseil régional ne proclame pas de la connaitre n’est pas si important.
celles dont le nombre de locuteurs a le plus à proprement parler le breton et le gallo Un dernier point demande réflexion :
régressé depuis le milieu du 20e siècle. Le (langue romane parlée dans la partie de quoi parle-t-on lorsqu’on parle de
dernier sondage fait état d’un taux de 13 % orientale de la région) comme langues offi- langue bretonne ? S’agit-il seulement
de bretonnants en Basse-Bretagne, ce qui cielles en Bretagne aux côtés du français. des nouveaux brittophones qui ont pour
correspond à une population de 172 000 Mais cette reconnaissance « officielle » référence la langue normée, ou des
habitants (Broudic 2009 a et b). Comme il et la mise en œuvre par la Région de la bretonnants de moins en moins nombreux
y en avait 1 100 000 vers 1950, le nombre
de bretonnants a diminué de plus de 80 %
glottopolitique qui en découle ont changé
la donne. Des conventions additionnelles .
dont le breton est la langue première ?
Une réflexion nécessaire
Les mots et du cœur, des champs et de la convivialité ;
le français, la langue de la raison, de la
de la Bretagne ducale et provinciale, en
Basse-Bretagne – à l’ouest d’une ligne
3
D
urant le mois de décembre 2009, plan volontariste de sauvegarde et de pro- phrase est totalement incorrecte et incom-
le Conseil général du Finistère a motion de la langue bretonne. L’enjeu : préhensible.
diffusé une affiche accolée sur les revitaliser la langue bretonne et promou-
arrêts de bus du département. On y lisait voir son usage dans tous les domaines » Résoudre la contradiction
« Bloavezh mat d’ar vevliesseurted » : cette (site internet de la Région Bretagne). Ce
phrase en breton se voulait la traduction qui est mené, notamment par l’Ofis ar Lorsqu’on l’interroge, la population bas-
de la même affiche qui, en français, brezhoneg / Office de la langue bretonne, bretonne, dans sa très grande majorité, se
disait « Bonne année à la biodiversité ». créé en 1999 à l’initiative de la Région déclare favorable à cette volonté de poli-
À l’évidence, elle est tout aussi Bretagne, avec le soutien du ministère de tique linguistique, même si cet aménage-
incompréhensible par les bretonnants du la Culture et de la Communication, c’est ment semble extérieur aux pratiques
Finistère que ne le sont les traductions une politique d’aménagement linguistique effectives des locuteurs. En effet, ces der-
proposées sur certains panneaux de – ce qui permet d’expliciter le paradoxe niers parlent breton au sein d’une sphère
signalisation – « Mirdi ar morlu / Musée précité. sociolinguistique restreinte, informelle et
de la Marine », « Kounlec’h / Mémorial »... paritaire, et ils distinguent certainement
Cet état de fait peut sembler paradoxal : Un breton institutionnel cette pratique de ce qui ressortit à une
les institutions diffusent une forme de sphère publique, formelle et disparitaire :
breton qui n’est pas compréhensible Par essence, les institutions de droit sont aux oreilles et à l’esprit des bretonnants,
par l’immense majorité des locuteurs. normalisatrices, en Bretagne comme les deux sphères sont clairement disso-
Pourtant, cette apparente contradiction ailleurs. De nos jours, toute politique lin- ciées, les deux idiomes pratiqués en leur
n’a rien d’étonnant – que ce soit heureux guistique s’inspire plus ou moins grande- sein le sont également. « C’est pas le
ou malheureux est un autre problème –, ment du modèle catalan qui a visé à même breton » disent parfois les anciens :
et elle est même tout ce qu’il y a de plus normaliser l’usage de la langue catalane cette phrase est sans doute à entendre au
logique. Pourquoi ? grâce à deux volets : un volet linguistique sens propre. C’est aussi ce qui explique
de normativisation – création de néolo- que le Conseil général du Finistère ait
Langue du cœur ou symbole ? gismes et de nomenclatures nouvelles, lancé une action qui vise à tisser des liens
codifications grammaticales et orthogra- entre les bretonnants premiers et les col-
Breton est le nom d’au moins deux prati- phiques, etc. – et un volet social d’exten- légiens ou les lycéens des filières bilin-
ques qui, finalement, n’ont que peu de sion de la pratique de la langue dans des gues. Inciter les jeunes à devenir des
rapports. Pour les bretonnants premiers, domaines où elle n’était pas ou plus uti- « Quêteurs de mémoire » est donc bel et
le breton est la langue de leur première lisée. Logiquement, en Bretagne, les insti- bien une volonté de résoudre une contra-
socialisation : ils la parlent quotidien- tutions régionales et départementales diction qui marque maintenant durable-
nement, entre pairs, dans des situations
de grande informalité. Leur pratique
langagière est plus ou moins fortement
diffusent, à travers la signalisation ou des
traductions, une forme qui se veut normée
et normalisée, une et indivisible, de
breton.
ment le paysage sociolinguistique
logiciels libres (entre autres, Open Office, L’Office de la langue bretonne est partie
Philippe JACQ Firefox, Thunderbird, Skype, projets Wiki, prenante de ce mouvement. Il s’agit d’of-
Directeur de l’Office de la langue bretonne Google, OpenStreetMap…) disposent frir des outils (traduction de logiciels, créa-
aujourd’hui de leur version bretonne régu- tion d’un correcteur et d’un traducteur
L
’informatique et l’internet font partie lièrement mise à jour. À cela trois explica- automatique) et du contenu (traductions
de notre quotidien. Ils ont envahi tions principalement : le bon niveau général de sites) dans la langue. Au-delà des logi-
notre environnement de travail et la de formation des Bretons, la présence de ciels libres, l’autre enjeu consiste à pro-
plupart des foyers. L’on sait, en outre, que longue date d’une industrie informatique poser au public les outils propriétaires les
plus les gens sont jeunes, plus ils utilisent et des communications, et la volonté de la plus courants. L’Office s’y emploie en dé-
les nouvelles technologies. Les jeunes communauté linguistique de s’approprier veloppant des partenariats, avec l’entre-
générations passent plus de temps devant cette nouvelle opportunité qu’est l’internet. prise Microsoft notamment. Le bloc
leur écran d’ordinateur que devant la À cet égard les projets tels que l’encyclo- linguistique breton, sa présence physique
télévision. Chez les adolescents, MSN est pédie en ligne Wikipédia sont intéressants, et géographique très concrète, s’est ef-
roi. Tout aménageur linguistique est donc car ils offrent des statistiques qui permet- facé. Il se transforme et se reconstruit
confronté à l’enjeu majeur des nouvelles tent de mesurer le dynamisme d’une com- sous nos yeux en forme de réseaux. Les
technologies. Certains linguistes ont même
pu affirmer que les langues qui ne sont pas
présentes sur l’internet ne passeront pas
munauté linguistique donnée. Leur lecture
est particulièrement instructive. On y ap-
prend que seules environ 250 langues
nouvelles technologies sont un des sup-
ports centraux de cette transformation. .
le 21e siècle. Sans préjuger de l’avenir, il dans le monde disposent du ressort né-
est clair que pour des langues, telles que cessaire pour créer un projet encyclopé-
le breton, parlées dans un environnement dique. C’est le cas du breton. L’on y
européen riche et mondialisé, les nouvelles apprend aussi qu’en nombre d’articles
technologies sont incontournables. (31 665 articles en février 2010), le breton
LANGUE BRETONNE :
UNE DES GRANDES ENTREPRISES DE BRETAGNE
Meriadeg VALLERIE
Observatoire de la langue bretonne
L
a langue bretonne a longtemps été ETP (équivalent temps plein) ont ainsi été mis en évidence l’atout que peut consti-
délaissée par les institutions et, par dénombrés, des postes pourvus par plus tuer la maitrise du breton dans un CV. En
ricochet, perçue par les Bretons d’un millier de brittophones. Ces premières effet, sur le marché de l’emploi en langue
comme un frein à leur progression sociale. données montrent que la langue bretonne bretonne, l’offre est plus grande que la de-
Le contexte a évolué et la langue bénéficie se hisse au rang des grandes entreprises mande : outre les 900 postes mentionnés
aujourd’hui d’une opinion largement posi- de Bretagne. plus haut, l’Office a recensé en 2006 plus
tive au sein de la société bretonne en tant d’une centaine de postes qui auraient
que marqueur identitaire qu’il faut Suite au fort développement de l’enseigne- gagné à être pourvus par des brittophones,
conserver (Broudic 2009). La langue a par ment bilingue ces trente dernières années, mais ne l’étaient pas. Qui plus est, l’entre-
ailleurs beaucoup progressé en tant que près des trois quarts de ces postes (73,4 %) prise « langue bretonne » est dynamique
compétence nécessaire à l’exercice de se rapportent au domaine de l’enseigne- puisque le nombre de postes est en pro-
certains emplois salariés. Il s’agit toutefois ment. Outre les diverses formations desti- gression rapide. Ainsi, les données les plus
d’une évolution silencieuse : en effet, qui nées aux adultes, l’enseignement scolaire récentes font apparaitre que ceux-ci ont
connait réellement en Bretagne la réalité (et particulièrement l’enseignement bi- progressé de près de 25 % dans l’ensei-
du marché de l’emploi en breton ? Pour lingue) représente à lui seul les deux tiers gnement scolaire entre 2006 et 2010. Plus
répondre à cette question, l’Office de la des postes recensés. Toutefois, d’autres globalement, on évalue en 2010 à près de
langue bretonne a mené en 2006 la pre-
mière enquête visant à recenser les postes
nécessitant la maitrise de la langue bre-
milieux tels que la culture, le monde asso-
ciatif, les médias ou l’édition font travailler
des brittophones aux compétences
des brittophones .
1 150 le nombre de postes ETP employant
tonne (Observatoire, 2006). 900 postes variées. L’enquête de l’Office a par ailleurs
5
E
n 1951, la loi Deixonne sont dissuasifs. Les profes- fants en maternelle atteint compétences obligatoires.
est la première à per- seurs sont souvent affectés sur presque les 6 % d’une classe L’enseignement du breton n’est
mettre l’enseignement plusieurs établissements. Ces d’âge dans le Finistère, 5,24 % pas une obligation pour l’admi-
des langues régionales. Elle difficultés liées à un état d’es- le Morbihan et 2,75 % pour nistration, mais seulement une
est suivie en Bretagne d’une prit parfois consumériste expli- toute la Bretagne. On mesure possibilité à laquelle elle peut
mise en place progressive quent de la part des élèves une le chemin qui reste à parcourir très bien ne pas répondre. Les
d’un enseignement optionnel désaffection entre la sixième pour atteindre le standard obstacles à l’ouverture de
essentiellement dans les collè- et la troisième. Le nombre européen en la matière et per- classes bilingues sont multi-
ges et lycées. L’enseignement d’heures d’enseignement se li- mettre un usage social de la ples : absence d’enseignant,
bilingue à parité horaire ou mite trop souvent à une heure langue bretonne. Le nombre de opposition de la municipalité,
immersif commence en 1977 par semaine et les élèves ont brittophones formés est insuf- d’une équipe enseignante, de
avec l’ouverture de la première souvent des capacités langa- fisant et la langue bretonne est l’encadrement… Qu’attendent
école Diwan. En 1983, l’ensei- gières assez limitées en classée par l’Unesco comme les associations de parents ?
gnement public ouvre sa pre- breton. langue en danger de dispari- La proposition et l’organisation
mière filière bilingue, suivi en tion. progressive par l’Éducation na-
1990 de l’enseignement privé. L’enseignement bilingue tionale de l’enseignement bi-
La parité horaire consiste à Les structures d’enseignement lingue breton français dans
enseigner en langue régionale C’est l’une des raisons pour ne parviennent pas à répondre toutes les écoles de Bretagne.
pendant la moitié du temps lesquelles l’enseignement du aux enjeux. Le système édu-
scolaire et en langue française breton sous la forme bilingue catif ne forme pas assez de Pour cela, ces associations ap-
pendant l’autre moitié. Dans la paritaire ou immersive se ré- professeurs capables d’ensei- pellent de leurs vœux une évo-
méthode par immersion, la lan- vèle attractif. Ce type d’ensei- gner le breton ou en breton. lution de la législation qui
gue régionale est la seule lan- gnement scolarise aujourd’hui Les institutions ne mettent pas reconnaisse ce qui est une réa-
gue d’enseignement pendant plus de 13 000 élèves dans en place les outils nécessaires lité dans la plupart des pays
la maternelle et une partie du trois filières différentes : 5 400 pour le faire. La promotion de d’Europe : le droit à l’enseigne-
primaire. Les deux systèmes élèves dans le public, 4 450 l’enseignement bilingue reste ment des langues régionales.
visent une compétence com- dans le privé et 3 210 dans les l’affaire des associations de Si l’État estime qu’il n’est pas
parable dans les deux langues écoles Diwan. Il est en aug- parents, alors que dans de le mieux placé pour gérer la di-
à la sortie du CM2. mentation constante d’environ nombreuses régions d’Europe versité linguistique, ne pour-
700 élèves par an. Il s’est mis elle est assurée par des orga- rait-il pas transférer aux régions
Le breton en option en place sous la pression des nismes publics. les compétences et les moyens
parents qui sont attachés à ce nécessaires ? L’enseignement
L’enseignement optionnel que leurs enfants parlent le Les attentes des parents des langues régionales ne de-
concerne un nombre assez breton et bénéficient des bien- vrait-il pas être partout orga-
important d’élèves. Dans le faits du bilinguisme précoce. L’enseignement des langues nisé sur le modèle de ce qui se
premier degré, il est proposé Le but est d’aller vers le pluri- régionales et la préservation fait en Corse ? Ne serait-ce pas
dans de nombreuses écoles linguisme tout en préservant la de la diversité linguistique ne la seule façon de préserver le
primaires du Finistère par la
volonté du Conseil général qui
rémunère des intervenants
langue bretonne. La demande
reste forte et à chaque rentrée
des demandes d’ouverture de
sont pas perçus comme une
priorité. Cette préservation est
dévolue aux régions qui le veu-
çais ? .
patrimoine linguistique fran-
extérieurs. Dans les autres classes ne sont pas satis- lent bien par l’intermédiaire de
départements, il est quasi- faites. conventions plus ou moins am-
ment inexistant en primaire. bitieuses signées avec l’État.
L’Éducation nationale a déve- Les associations de parents Par exemple la Région Bretagne
loppé l’enseignement optionnel d’élèves, mais aussi les élus, a mis en place un système de
au collège et au lycée. Dans les s’impliquent et demandent un bourses destinées à inciter les
5 départements bretons, en- enseignement breton français jeunes à devenir enseignants
viron 3 000 élèves sont pour leur(s) enfant(s). Malgré en breton. Mais en l’état actuel
concernés dans le public et en- une incontestable réussite et de la législation, les régions,
viron 2 100 dans le privé. Cet l’engouement qu’il suscite, on malgré leur volonté parfois affi-
enseignement optionnel peut noter que l’enseignement chée, ne peuvent guère être 1 Association des parents d’élèves des
manque de soutien de la part bilingue reste encore peu déve- très efficaces sur un dossier classes bilingues de l’enseignement
de l’institution et les horaires loppé. Le pourcentage d’en- qui ne fait pas partie de leurs public
6
LE BRETON où le breton est présent au
minimum via une intervention
Prendre en charge les
DÈS LA
hebdomadaire, le niveau 2 pour
les crèches dont au moins deux
personnes âgées
professionnels travaillent en
A
le mode de garde majoritaire. ujourd’hui, les breton- prise en charge des personnes
Gregor MAZO L’association tient un répertoire nants de naissance désorientées, une dynamique
Association Divskouarn de celles qui peuvent travailler sont âgés : la majeure de partage pour le groupe, la
en breton et propose le breton partie d’entre eux a plus de démotivation souvent présente
à l’occasion de regroupements. soixante-cinq ans et, parfois, chez les sujets institutionna-
L
’association Divskouarn La famille est le lieu idéal pour cette avancée en âge s’accom- lisés laissant place à une
(Les oreilles) a été la transmission d’une langue : pagne de troubles cognitifs nécessité de les « canaliser » !
créée pour promouvoir un travail de conseil est réalisé (survenant lors de démences),
la langue bretonne avant la à ce sujet auprès des parents, associés ou non à des troubles Outre cette facette « théra-
scolarisation. Elle agit depuis et des groupes de rencontres du comportement (agressivité, peutique », la communication
2005 dans les trois domaines sont organisés pour que agitation…). Les professionnels en breton peut se révéler
d’intervention de la petite les familles puissent venir y (médecin, infirmière, kinésithé- d’une certaine utilité sociale.
enfance : les lieux d’accueil découvrir le breton avec leur rapeute, aide-soignante, aide à Différentes actions sont
collectifs, les assistant(e)s bébé. domicile) relaient un constat : actuellement menées pour
maternel(le)s, les familles. la détérioration des fonctions permettre aux jeunes de
Proposer le breton à l’âge de Depuis l’année dernière, a cognitives fait réapparaitre la rencontrer les anciens afin
la petite enfance présente de été lancé un programme de langue apprise dans l’enfance d’échanger en breton :
multiples intérêts. D’abord, le formation associant langue (qui n’était plus parlée couram- c’est le cas, entre autres,
jeune enfant est naturellement bretonne et petite enfance. Un ment, le français ayant pris le de l’opération « Quêteurs
capable d’intégrer les langues stage adapté aux débutants relais). Pour certains patients de mémoire » initiée par le
auxquelles il est confronté a d’abord été organisé, avant déments, le breton devient la Conseil général du Finistère.
régulièrement. Ensuite, cette l’expérimentation d’une for- seule langue pour communi- Ces actions ou animations
période est idéale puisqu’il n’y mule destinée aux personnes quer… Les intervenants témoi- visent à maintenir le lien social
a pas la pression du résultat. maitrisant déjà bien la langue gnent alors de l’intérêt à parler et intergénérationnel, mais
Enfin, ce type de proposition bretonne. Il faut maintenant breton pour gérer les situations aussi à revaloriser la place
permet d’informer les familles généraliser l’usage de ces difficiles : crises d’agitation ou des anciens dans la société en
en amont de la scolarisation. outils afin que les propositions d’angoisse par exemple. leur permettant de retrouver
Opter pour la langue régionale d’accueil du jeune enfant en leurs rôles d’antan parfois
est d’abord un choix culturel : langue bretonne deviennent Malheureusement, la prise oubliés : témoigner du passé
l’apprendre, c’est être en phase significatives. Il existe ailleurs en charge des personnes et transmettre le savoir. Ces
avec son territoire. Opter pour en Europe des projets similaires âgées en EHPAD1 ou à rencontres deviennent alors
le breton en Bretagne est aussi en lien avec l’éducation pré- domicile est souvent assurée d’autant plus importantes
un choix pragmatique dans scolaire : Divskouarn doit par des professionnels non qu’elles permettent à deux
l’optique d’offrir un bilinguisme
équilibré aux enfants : pour que
ce bilinguisme soit efficace,
donc aussi confronter sa jeune
.
expérience à celle de cas de
figure plus aboutis
bretonnants… Les difficultés
de communication deviennent
alors source d’angoisse pour
regard l’une sur l’autre .
générations de porter un autre
L
e Centre de recherche bretonne et spatiale du breton ; l’histoire du collectage en Bretagne se
celtique (CRBC) articule depuis poursuit, appuyée sur l’antenne créée à
40 ans une équipe de recherche plu- > enfin, la sociolinguistique constitue un Kernault en 1991 du Centre de recherche
ridisciplinaire (historiens, ethnologues, lin- autre domaine qui a été considérablement et de documentation sur la littérature
guistes, littéraires) et multisite (Brest et développé par les chercheurs du CRBC : la orale, et au fil de la découverte et de
Rennes) à une équipe de documentalistes variation sociale du breton se décline à l’accessibilité aux archives de personna-
liée à un riche fonds documentaire (52 000 partir de l’analyse de l’évolution quantita- lités qui ont marqué ce domaine et dont
ouvrages dont 5 000 en breton, 2 000 tive et qualitative de la pratique du breton les manuscrits se trouvent conservés au
titres de revues, archives) situé en partie des origines à nos jours. CRBC (archives La Villemarqué, Le Braz,
dans les locaux de l’Université de Bretagne Herrieu, mais aussi dans d’autres do-
occidentale à Brest et en partie au Manoir Nouveaux domaines maines Guieyesse, Keravel, Hélias, Lainé,
de Kernault à Mellac (Finistère). À côté Delaporte, Keineg, Le Scouëzec, etc.) et
et en constante interaction avec le pôle Des travaux de nature variée permettent d’archives sonores (12 000 enregistre-
« société et culture », le pôle « langue et d’y avoir accès. Les travaux personnels ments de radios, collectes de chants et
littérature » s’est considérablement enrichi sous forme de conférences, d’articles ou musique, langue bretonne). Par ailleurs,
au fil de ces quatre décennies, tant au d’ouvrages se combinent entre eux et per- l’informatisation de corpus linguistiques et
niveau de la connaissance concernant le mettent d’élaborer des rencontres plus littéraires joue un rôle important dans le
breton, qu’au niveau de l’histoire des ori- importantes lors de colloques. La tenue, champ de la vulgarisation de la recherche :
gines nationales au travers du gaulois, ou de 1984 à aujourd’hui (interruption lexiques et dictionnaires anciens et ré-
encore à celui des relations linguistiques entre 1998 et 2007) de séminaires trimes- cents, cédéroms de synthèse vocale, lexi-
et culturelles avec les iles britanniques triels donnant la possibilité aux spécialistes ques pour l’enseignement bilingue, corpus
(gallois, cornique, gaélique, etc.). de se retrouver et de discuter sans conces- ethnolinguistiques, corpus de textes des
sion de questions de fonds ou de méthode 19e et 20e siècles…
Les axes de recherche est un élément de cohésion et de lien géo-
graphique et historique pour la discipline. À la fois ancrée dans sa spécialité de
L’exhaustivité ne peut être ici de mise, mais Le Groupe de recherche sur l’économie l’étude de la langue bretonne, ouverte au
il est possible d’indiquer les grandes voies linguistique de la Bretagne, qui a pris le comparatisme (avec d’autres langues cel-
que les chercheurs du CRBC ont jusqu’ici nom de Bretagne linguistique, publie ainsi tiques et d’autres langues de France) et
fait emprunter à la recherche effectuée sur un volume annuel regroupant les réflexions nourrie de l’interdisciplinarité, c’est ainsi
la langue bretonne et les textes en langue issues de ce groupe de travail (préparation que se développe la recherche en langue
bretonne afin de répondre aux questions du 15e numéro en cours). et littérature bretonnes au CRBC, seul
suivantes : pourquoi et comment a-t-
on parlé et écrit le breton ? Pourquoi et
comment parle-t-on et écrit-on le breton
Les avancées effectuées depuis 40 ans au
sein du CRBC sur ces quatre voies permet-
savoir dans ce domaine .
laboratoire en France à créer et diffuser du
C
es dernières années, 2008). un gros roman qui a rencontré prose assez proches : recueils
comme plus largement son public après avoir rem- de nouvelles, elles-mêmes à
la première décennie Le roman pour ados est claire- porté le premier prix dans sa géométrie variable, mais avec
du nouveau siècle, sont mar- ment tributaire de modes, voire catégorie en 2008, An deiz hir- de nouveaux noms parfois (ou
quées par un développement nourri de stéréotypes, comme gortozet [Le jour tant attendu], un pseudo-transsexuel tel
soutenu du roman en langue la vague du fantastique tel que chronique sociale mais bran- Henri Dorsel), comme on
bretonne, donnant un nouveau celui-ci s’est imposé via la litté- chée (sexe compris) des an- continue d’apprécier les chro-
sens à ce que l’on nomme rature mondialisée qui a envahi nées post-68 et premier volume niques du genre histoire de vie
« roman breton » dès l’aube de simultanément les écrans pe- d’une trilogie de Gege Gwenn (qui firent la fortune littéraire
la littérature. Cette tendance, tits et grands, ou les hypermar- en cours d’édition. Un autre de Pierre-Jakez Hélias).
déjà relevée à la fin du chés en traduction de l’anglais. roman récompensé en 2009
20e siècle, dépasse la vogue Mais les meilleurs auteurs est dû à une plume féminine, Faut-il voir plus qu’une coïnci-
centenaire des genres courts, comme Yann Gerven, roman- parmi d’autres : Etrezek an dence dans cet engouement
telle qu’elle a été analysée pour cier confirmé, y ajoutent du enez [Vers l’ile] de Mich Beyer, romanesque pour ce qui a fait
le siècle précédent (Le Berre, second degré, divers clins d’œil qui a débuté par les romans longtemps « mauvais genre » ?
1994) : la nouvelle, héritière du ou une bonne dose de dérision pour la jeunesse. Il s’agit de S’agirait-il pour l’écriture en
conte traditionnel, populaire et lorsque les sorcières, remises romans personnels, voire psy- langue bretonne d’un marqueur
oral, mais aussi le théâtre dé- au gout du jour par la télévision chologiques, sinon d’une ana- de modernité, après laquelle
sormais radiophonique, la comme par le cinéma améri- lyse, du moins d’itinéraires plus courent toujours les langues
poésie – une constante durant cain (Bewitched), troquent le ou moins contraints dans le minorisées, en ce nouveau
toute la période contemporaine balai pour un aspirateur on ne temps comme dans l’espace. siècle où l’on ne sait comment
– tendant vers l’ascèse avec la peut plus sophistiqué. Le fonds Le leitmotiv de l’ile suggère ici, la caractériser après la césure
vague du haïku ou l’écho de le plus traditionnel se retrouve outre le dépaysement, un par- postmoderne de ces dernières
postsurréalistes, et singulière- métissé de Harry Potter, alors cours initiatique, à moins qu’il décennies ? Ou n’est-ce sim-
ment l’influence d’un poète que d’autres auteurs préfèrent ne s’agisse de quête mémo- plement que l’arrivée à matu-
breton de langue française Tolkien ou des références my- rielle ou de recherche d’iden- rité – dans tous les sens du
comme Guillevic. thologiques comme le kraken tité typiquement individuelle, terme – de la génération qui a
nordique. Ces romans pour la plus que collective. C’est là promu le bilinguisme institu-
Des romans pour ados jeunesse sont, de toute évi- que pointent des thèmes ou tionnel selon les modèles
dence, influencés par la culture des motifs nouveaux comme transfrontaliers venus d’outre-
Passé le cap de l’an 2000, ce jeune désormais mondialisée une sexualité sans tabou, une Manche comme d’au-delà des
sont en gros une dizaine de et ses multiples avatars futu- homosexualité enfin assumée Pyrénées, quand on sait que
romans qui paraissent cha- ristes (anticipation et science- ou revendiquée par exemple, novel et novela sont aussi en
que année dans les genres les fiction via la BD ou le jeu de ce qui est aussi le sujet d’un gallois ou en gaélique comme
plus divers, selon un modèle rôle, voire le jeu vidéo, etc.). essai de coming out littéraire en basque des genres actuelle-
apparu dès les années qua- Souvent brefs, ils sont comme Par dibar [Pair impair] ment très productifs, même si
tre-vingt (romans historiques, construits selon un schéma im- de Yann-Fañch Dupuy. la production en breton peut
voire préhistoriques, ou plus muable qui a fait la fortune du difficilement rivaliser avec celle
ou moins autobiographiques genre, l’action devant évoluer Analysé par ses auteurs comme de ces langues d’enseigne-
et bientôt policiers ou noirs)
avec des évolutions notables :
le polar se diversifie davantage
autour d’un héros auquel le
jeune public puisse s’identifier
au gré d’une quête ou d’une
un gage de survie du breton en
termes de création – créer ou
mourir – ce roman nouveau
devenues .
ment de masse qu’elles sont
et se banalise aussi en limitant recherche à suspense. Tel est, s’inscrit dans une volonté de
ses ambitions formelles à des par exemple, l’archétype que répondre aux sensibilités d’un
schémas commodes et préé- suit à dessein Yann-Fañch Jacq lectorat au moins bilingue ; à
tablis, devenant sciemment un qui publie au moins un roman l’effort de vitalité sociolinguis- Brezoneger ma ’z on,
produit de consommation. En par an depuis une bonne dé- tique s’ajoute une recherche Ar brezoneg eo ma bro,
réponse à une offre éditoriale, cennie. de connivence, selon le prin- ha me ki dezañ.
concours ou prix, face à un be- cipe bien connu de plaisir avec, (P.-J. Hélias)
soin pédagogique parascolaire Modernité ? Ou modèles comme en contrepoint, la déci-
(étoffer l’environnement bilin- venus d’ailleurs ? sion d’un auteur prolifique Bretonnant que je suis,
gue des apprenants), plus qu’à (Mikael Madeg) de cesser Le breton est mon maitre
une demande sociale sponta- D’un genre plus classique, d’écrire dans un genre qui et moi son chien.
née, le roman pour adolescent moins faussement autobiogra- peine dans son cas à fidéliser
9
Marthe Vassallo, vous êtes sième espace peut à son tour irri- tion et dans la création. Quel est
connue comme chanteuse de guer chacun des deux autres… le sens de votre démarche ?
langue bretonne : c’est un choix, Pratiquer intimement plusieurs Bugel Koar est à la croisée des es-
dès le départ ? musiques, c’est parler plusieurs paces dont je parlais tout à l’heure.
J’étais une adolescente qui chan- langues ; parler plusieurs langues, Partis d’une démarche de « traduc-
tait et qui apprenait le breton, c’est désapprendre l’évidence et, tion » (par la musique, par le
donc l’apprentissage du chant par là, approcher la liberté. C’est théâtre) d’un répertoire tradi-
traditionnel – de chez moi et des cela qui importe. tionnel à l’intention d’un public
alentours, c’est-à-dire en breton non bretonnant, nous avons étendu
– s’est imposé naturellement. S’ajoute à cela, plus concrètement, le champ jusqu’à la composition
Les encouragements d’autrui, les un plaisir de défendre chaque mu- de chansons personnelles. Le sens
possibilités de pratique, très nom- sique que j’aime : je peux parler de tout cela ? Dire ce que nous
breuses même pour une débutante des richesses d’une musique avec avions besoin de dire, comme tous
dans ces années quatre-vingt-dix, le vocabulaire de l’autre… C’est-à- les artistes… Et la musique tradi-
Plusieurs musiques, plusieurs langues…
et un réseau de transmission déjà dire aussi dans le langage du mi- tionnelle peut exprimer tant de
assez développé (Dastum, ate- lieu social de l’autre, car l’écart choses qu’il serait dommage de la
liers…) ont fait que mes désirs n’est pas seulement linguistique et confiner à sa propre case.
artistiques naissants ont pris artistique. D’une certaine façon,
corps dans ce terrain-là. issue d’un milieu intellectuel et Comment réagit le public ? Yann-
pratiquant une musique de pay- Fañch Kemener, chanteur comme
Vous menez aujourd’hui une vie sans, j’étais dès le départ un pied vous, explique que ce n’est pas la
multiple : vous frôlez le jazz, vous ici et un pied là. Le désir de tra- même chose de chanter
fréquentez le classique, vous parti- duire est peut-être une pulsion aujourd’hui devant un public qui
cipez à des chorégraphies contem- assez normale chez un bilingue : ne sait presque plus le breton,
poraines… Qu’est-ce qui importe ? chercher à réduire et à faire fructi- alors qu’il y a 30 ans ce public, en
Chanter en breton ? Chanter tout fier la dichotomie initiale ? Basse-Bretagne, réagissait direc-
simplement ? Ou multiplier les ex- tement par rapport au chant.
périences musicales ? Vous avez commencé par le Qu’en pensez-vous ?
Être chanteur traditionnel n’est fest-noz et vous y chantez tou- Qu’à 35 ans, j’envie Yann-Fañch
pas synonyme d’être chanteur pro- jours avec le groupe « Loened d’avoir connu cette époque !
fessionnel, y compris quand, Fall » [Les vauriens]. Dites-nous Aujourd’hui le public a une réac-
Entretien avec Marthe Vassallo - Propos recueillis par Fañch BROUDIC
comme dans mon cas, les deux se donc ce qu’est un fest-noz et tion étonnante : quel que soit le
recoupent largement. La chan- l’intérêt que vous y trouvez ? luxe d’explications que vous dé-
teuse tout court et la chanteuse Un fest-noz est un bal où sont ploierez, il se sentira toujours
trad’ s’observent, s’épaulent, s’ap- jouées et dansées les danses po- frustré de ne pas comprendre,
prennent, parfois se critiquent mu- pulaires bretonnes. La musique, alors qu’il écoutera sans états
tuellement. Quand j’ai pris mes parfois d’un très haut niveau, est d’âme un chanteur africain ou
premiers cours de chant classique, interprétée par des musiciens ou américain ! Comme si le fait que le
je chantais en fest-noz depuis plu- chanteurs, depuis les duos a ca- breton soit « langue du pays » (que
sieurs années déjà. Au bout de pella traditionnels jusqu’à des le « pays » en question soit la
quelque temps, il est devenu clair groupes électrifiés ; les danseurs Bretagne ou la France) exacerbait
que je n’avais envie de renoncer ni viennent par centaines ou par mil- un sentiment d’impuissance à ne
à l’un, ni à l’autre ! liers, avant tout pour faire la fête, pas le comprendre. Mais peut-être
tous âges et milieux confondus. Et est-ce là le signe que les gens
Parallèlement, à travers diverses moi, là-dedans, j’ai le sentiment de n’ont pas encore « renoncé » à
rencontres artistiques, je voyais ce rentrer à la maison, là où tout est cette langue, que tout en leur étant
que ce « bilinguisme » apportait, plus direct et plus simple. Et j’ap- inaccessible elle ne leur est pas
dans les deux sens, à mon oreille, précie surtout un échange étrangère ?
à ma musicalité, à mes capacités d’énergie avec le public qui n’a
de travail et de collaboration. Plus d’égal que ce qui se passe peut- Vous allez continuer à chanter
je tâche d’avancer dans la compré- être dans un très grand concert de en breton ?
hension et le respect de ces deux rock. J’y compte bien ! J’écris en breton,
formes (trad’ et lyrique), pratique- en français et en anglais. Et je me
ment opposées, et plus croît ma Sur scène, dans le spectacle sens plus que jamais l’envie de dé-
liberté dans un troisième espace, « Bugel koar » [Enfant de cire] fendre le chant traditionnel « brut »,
celui de mon propre langage d’ar- par exemple, vous interprétez notamment les gwerziou, les com-
tiste, là où il n’y a plus de règles des « gwerziou », des mélodies plaintes à écouter, aujourd’hui
sinon celles que je fixe moi-même.
Et ce que j’apprends dans ce troi-
traditionnelles. En même temps,
vous innovez dans l’interpréta-
sous-estimées après avoir été my-
thifiées autant que méconnues .
10
Le rapport dynamique entre breton et français :
l’exemple d’une commune morbihannaise
Erwan LE PIPEC La brutalité de la chute ne laisse pas de de le comprendre, c’est bien parce qu’ils y
Université de Haute-Bretagne surprendre, passant en vingt ans seule- sont intensément exposés. La courbe des
ment de 80 % de locuteurs actifs pour une locuteurs passifs, qui frôle les 100 % au
M
alguénac est une commune ru- classe d’âge à presque zéro. Par rapport à début des années vingt connait même une
rale du nord du Morbihan, près la courbe de l’Ined pour l’ensemble de la stabilisation du début des années quarante
de Pontivy. Après une diminution Basse-Bretagne (Héran & al. 2002), la au début des années cinquante. Puis, elle
significative, sa population actuelle a re- perte du breton a commencé à Malguénac suit le même mouvement que celle des lo-
trouvé le niveau qui était le sien vers 1900, légèrement plus tardivement, mais elle y a cuteurs actifs, avec un simple décalage
soit environ 1 750 habitants. L’évolution de été nettement plus rapide. En revanche, la dans le temps : vers 1950, l’usage du
leurs pratiques linguistiques a, elle, été compréhension seule du breton se main- breton devient progressivement minori-
beaucoup plus radicale, les faisant passer tient beaucoup plus longtemps et régresse taire, pour devenir confiné dès le milieu
pratiquement d’un monolinguisme à de manière plus lente. Quatre « moments » des années soixante.
l’autre. semblent se dégager dans cette évolution :
jusqu’au milieu des années vingt, la pro- Le profil des locuteurs
Les chiffres portion de brittophones est massive et
même en augmentation ; ensuite, et Une analyse fine montre par ailleurs que
Le « rapport dynamique » dont il est ques- jusqu’au début des années trente, l’usage du français ne progresse pas de
tion ici est en effet dans une large mesure s’amorce une baisse sensible mais mo- façon uniforme. Plusieurs discriminants
la chronique d’une substitution linguis- dérée ; un peu avant le milieu des années peuvent être identifiés, assurant une
tique. Dans le cadre d’une thèse, j’y ai ef- trente, la tendance s’accélère spectaculai- meilleure transmission du breton :
fectué en 2007 un recensement (approché) rement jusqu’au début des années qua-
de la population bretonnante (Le Pipec rante, montrant un véritable effondrement : > le lien à la terre : presque tous les locu-
2008 : 366-384), duquel il ressort que les il ne faut que dix ans pour passer de 70 % teurs sont d’anciens agriculteurs, ou en-
quelque 150 locuteurs actifs et 280 locu- de brittophones actifs à environ 10 %. Ce fants d’agriculteurs. Même les enfants
teurs passifs (qui comprennent le breton, constat répond à l’évolution socio-écono- d’artisans ont souvent fait leur entrée dans
mais déclarent ne pouvoir le parler) ne re- mique de la commune : bien que les bou- la vie active comme ouvriers agricoles.
présentent plus respectivement que 8 % et leversements soient surtout visibles après Tous ont donc en commun un fort lien à la
25 % environ de la population totale. 1945, la dynamique du changement est ruralité, qui est (ou a été) une composante
Chiffres qui pourraient fournir une assise déjà amorcée quelques années avant la essentielle de leur identité sociale ;
solide bien que modeste, mais qui sont deuxième guerre mondiale. Enfin, à partir
l’aboutissement d’une forte érosion de la du milieu des années quarante, la langue > l’esprit de routine : en plein exode rural,
langue, posant de ce fait la question de ne se transmet plus du tout, les locuteurs les paysans qui restent sont les mieux lotis
son avenir en tant que phénomène so- actifs devenant des exceptions. et les plus dynamiques. Passant d’une
ciétal. agriculture de subsistance au producti-
On le mesure au vu du graphique, qui Le breton resta pourtant encore longtemps visme, ils se muent en entrepreneurs,
montre le degré de connaissance du la langue la plus pratiquée de la popula- n’hésitant pas à investir pour se moder-
breton des Malguénacois, selon leur année tion. Si les enfants qui naissent à partir des niser. Or, il semble possible de lier moder-
de naissance : années quarante sont toujours capables nisation des exploitations et modernisation
des esprits, par l’adoption précoce du
français. À l’inverse, le breton reste plus
longtemps la langue des petits paysans,
plus routiniers dans leurs pratiques tant
professionnelles que sociales ;
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