Vous êtes sur la page 1sur 13

CENTRE DE RECHERCHE SUR LES PAYS LUSOPHONES-CREPAL

Cahier N° 4
I
La ville
exaltation et distanciation
Etudes de littérature portugaise et brésilienne

sous la direction de
Anne-Marie Quint

PRESSES DE LA SORBONNE NOUVELLE


Première Partie

ÉTUDES LITTÉRAIRES
Coimbra : le mythe carnavalisé

OlindaKLEIMAN
(Université Charles-de-Gaulle - Lille IH)

1527 fut une année particulièrement féconde pour Gil Vicente


qui produisit cette année-là, outre les Trovas à Jean III, au moins
quatre pièces1. Trois d'entre elles furent écrites et représentées à
Coimbra. Il s'agit, par ordre chronologique — si l'on se fonde sur
les dates scrupuleusement établies par le célèbre vicentin Anselmo
Braamcamp Freire —, de :
— Comédia sobre a Divisa da Cidade de Coimbra : on ignore
tout de la date de représentation, mais on peut supposer que celle-ci
eut lieu peu de temps après que la cour se fut installée dans la ville.
— Farsa dos Almocreves — la date de représentation n'est pas
davantage connue, d'autant plus que celle qu'indiqué la didascalie
initiale — 15262 — est erronée.
— Serra da Estrela — pièce de circonstance, destinée à célébrer
la naissance de l'infante D. Maria, portée à la scène le 15 octobre.

Il est intéressant d'observer que les autos que je viens de citer ont
tous trois pour cadre la ville du Mondego, ou tout au moins sa
région, comme c'est le cas de Serra da Estrela. Ce sont, à ma
connaissance, les seules où Coimbra soit citée. Il n'est pas non plus
sans intérêt, pour notre propos, de savoir que l'année 1527 fut une
année de recrudescence de la peste et que la cour se vit obligée de fuir
Lisbonne pour trouver refuge à Coimbra, où elle séjourna de juillet
à décembre, après un bref passage par Almeirim et une longue

l.Nau de Amores — à la fin du mois de janvier, lors des festivités célébrant


l'arrivée à Lisbonne de Jean III et de D. Catarina —, Comédia sobre a Divisa da
Cidade de Coimbra, Farsa dos Almocreves et Serra da Estrela.
2. La démonstration en est faite par A. Braamcamp Freire, in Vida e Obras de Gil
vilenie, TrovaOor, Mesire aa Balança, Lisbonne, Ocidente, 1944, p. 216.
14 LA VILLE : EXALTATION ET DISTANCIATION

absence de la capitale, les années précédentes3. Sans doute n'est-il


pas interdit d'imaginer que cet exil forcé n'était pas nécessairement
accepté de bon gré par les courtisans et que leur état d'esprit à l'égard
de la ville du Mondego pouvait donc ne pas être des plus amènes.
Fait aggravant, enfin, 1527 fut une année caniculaire dont on a
témoignage notamment dans un récit de voyage fait par le P6
Francisco Âlvares4, lors du retour de l'ambassade au Prêtre Jean.

En bon pourvoyeur de distractions pour une noblesse en mal de


réjouissances, et probablement lui-même aussi mal disposé vis-à-vis
de la ville qui les accueillait, Gil Vicente trouva en Coimbra un
sujet susceptible de mettre en joie ses concitoyens éloignés de la
capitale, et dans la dérision le mode le plus approprié pour adoucir
les maux et se dédommager, en quelque sorte, d'une situation
pesante.

Alors même qu'elle fut certainement la première de ces trois


pièces5 représentées à Coimbra, et que l'arrivée toute fraîche — si
l'on peut dire ! — était plutôt propice à l'émerveillement et à la
célébration, alors même que sa didascalie initiale annonce un auto
laudatif, «em louvor e honra [...] da muito honrada, nobre e
sempre leal cidade de Coimbra », Comédia sobre a Divisa da Cidade
de Coimbra laisse transparaître une vision quelque peu négative. Le
regard porté est celui que peuvent avoir les habitants d'une
métropole à l'égard d'une ville de province. Ainsi, si Coimbra se
trouve effectivement magnifiée, à différentes reprises et notamment
par le fait que Gil Vicente la figure sous les traits de la noble
princesse Colimena, le Mondego est, quant à lui, Monderigôn, le
« feroz salvagem da serra » qui la retient prisonnière. Autrement
dit, sans doute s'agit-il d'un pur joyau, mais dont les contours ne
sont pas suffisamment polis. De même le Pèlerin expose-t-il
l'argument de la pièce en célébrant l'excellence de Coimbra pour son
honneur et l'antiquité garante de sa grandeur, encore rehaussée par la
noblesse d'une famille royale que, contre toute attente, ce même
prologue enracine dans cette ville :
Ô lûcido Infante,

3. Cf. A. Braamcamp Freire, Op. cit., p. 217.


4. A maior calma que eu nunca vi. P6 F. Âlvares, Verdadeira informaçâo das terras
do Preste Joâo das tndias, Lisboa, 1889, p. 182. A. Braamcamp Freire cite en outre
divers exemples de morts causées par cette terrible canicule, op. cit., p. 237.
5 Cette étude ne s'appuiera que sur Comédia sobre a Divisa da Cidade de Coimbra
et Farsa dos Almocreves, où il est question de la ville elle-même et non pas de sa
région.
COIMBRA : LE MYTHE CARNAVALISE 15

Rei Duque d'Âustria, Heitor militante,


e o sacrossanto nosso Cardeal,
os nobres Infantes, bem de Portugal,
daqui procedestcs, e is adiante.
Assi que os principes da Cristandade,
que agora reinam, daqui floresceram.
Aqui jaz o Rei de que procederam,
e que o fez rei senâo esta cidade ?6.

Mais ce même Pèlerin s'empresse également d'introduire d'emblée


quelques notes comiques qui, pour être totalement fantaisistes, n'en
sont pas moins révélatrices du regard étranger. Coimbra apparaît en
effet comme une terre peuplée de gens bizarres et aux mœurs
particulières, victime, à cet égard, d'habitudes millénaires :
Vereis [...]
que falam aqui rouquenho os moços,
e todalas moças tem curtos pescoços,
e mâos rebuchudas, e as unhas prêtas.

Outrossi as causas porque aqui têm


os clérigos todos mui largas pousadas,
e mantêm as regras das vidas casadas.
Desta antiguidade procedem também,
sem serem culpados,
porque sâo leis dos antigos fados,
cousa na terra jâ determinada,
que os sacerdotes que nào têm ninhada
de clerigozinhos, sâo excomungados7.

Chacun aura interprété ces vers comme une de ces plaisanteries


cocasses dont Gil Vicente a le secret, et qu'il ne faut évidemment
pas prendre au pied de la lettre, pas plus l'insolite présentation des
habitants que l'amusante accusation portée à rencontre des hommes
d'église. Au reste, il est bien connu que le dramaturge ne s'est pas
privé de fustiger semblables défauts chez des prélats de noble souche
en faveur auprès de la cour lisboète. Mais comment ne pas voir
également dans cette boutade, appliquée à un lieu — aqui — qui
n'est pas vraiment familier et que l'on prétend faire découvrir, en
l'opposant à un lieu de référence non cité mais dont on sait bien
qu'il s'agit de la métropole, une note de moquerie qui est bel et bien
de nature à entacher cet honneur de la ville dont il était question plus
haut ? Si, faute de documents sur la réception de la pièce, on ne
peut guère qu'imaginer à quel point cette pointe d'humour dut ravir

6. V. 14-22. Je cite d'après la Copilaçam de todalas obras de Gil Vicente,


reproduction en fac-similé de l'édition de 1562, Lisbonne, Bibliothèque Nationale,
1928.
7. V. 42-54.
16 LA VILLE: EXALTATION ET DISTANCIATION

les courtisans, on sait en revanche à coup sûr combien elle blessa


profondément tel grand personnage de Coimbra qui se reconnut dans
cet infamant portrait, en tant qu'oiseau de la ninhadcfi.

Autre détail intéressant, me semble-t-il, Comédia s'ouvre sur les


plaintes d'un pauvre paysan de la serra, qui crie sa misère et son
désespoir :

Entrera primeiro um homem lavrador


qu'em tempo daquelle salvage morava
câ noutra serra, onde sô lavrava
com filhos e fïlhas e grande dolor.
O quai se lamenta
da adversa fortuna [...]'.

Faut-il voir une simple coïncidence dans le fait que la Farsa dos
Almocreves débute elle aussi conjointement par une complainte sur
la pauvreté à Coimbra et par une mise en cause d'un homme
d'église, en la personne du Chapelain ? Par ailleurs, autre point de
convergence avec la pièce précédente, on semble tout d'abord
s'acheminer vers un portrait plutôt positif de la ville, pour, au bout
du compte, le voir se transformer en une peinture extrêmement
critique. Ainsi, dans les premiers vers, le Chapelain prétend-il
évoluer dans un cadre non seulement plaisant, mais encore et surtout
lénifiant. Les célèbres rivages du Mondego, lieu de promenade qui
firent le charme de Coimbra jusqu'à nos jours, sont vus ici comme
un remède contre les angoisses du quotidien :
Pois que nâo posso rezar,
por me ver tâo esquipado,
por aqui, por este amado,
quero um pouco passear,
por espaçar meu cuidado10,

dit le Chapelain. Et d'enchaîner sans ambages sur des propos


corrosifs visant à donner de Coimbra l'image d'une impitoyable
marâtre, créatrice d'indigence, mais par volonté propre :
E grosarei o romance
de Yo me estava en Coimbra,
pois Coimbra assi nos cimbra

8. Pour ce qui concerne la querelle entre Francisco Sa de Miranda et Gil Vicente,


cf. A. Braamcamp Freire, Op. cit., p. 226 sq.
9. V. 64-69.
10. V. 1-5.
COIMBRA : LE MYTHE CARNAVALISE 17

que nâo hâ quem preto alcance' '.

Ce faisant, on le voit, le Chapelain évoque l'existence d'un vieux


romance qu'il se propose de gloser. A en juger par le lien de cause à
effet qu'il se préoccupe d'établir entre le contenu de cette
composition et les mauvais traitements que, selon lui, Coimbra
inflige à ses habitants, ce poème serait la parfaite illustration de la
cruauté de la ville du Mondego, rendue ici responsable de tous les
maux. Menéndez y Pelayo12 puis, sur ses traces, D. Carolina
Michaëlis de Vasconcelos13 eurent le mérite de subodorer l'existence
d'un vieux romance traditionnel disparu, relatant l'épisode tragique
des amours d'Inès de Castro et de Pierre le Cruel et qui aurait
contaminé toute une théorie de vieux romances castillans, au
nombre desquels les célèbres romances consacrés à Isabel de Liar.
Après ces deux érudits, et malgré les pertinentes observations de
D. C. M. de Vasconcelos14, Marques Braga15 crut reconnaître le
modèle dans un romance anonyme figurant dans le Romancero
général d'Agustin Durân16, sous le numéro 966, dont le premier
vers est Yo me estaba alla en Cohimbra. Une telle hypothèse s'avère
d'emblée peu plausible, car il est visible que les événements narrés
dans ce texte ne se sont pas déroulés à Coimbra. Un heureux hasard
a voulu que, à une époque où, étant moi-même très intriguée par
cette glose dont on sent bien, effectivement, qu'elle a pour toile de
fond l'histoire de la reine morte, j'aie fait part de ma perplexité au
Professeur Adrien Roig, alors de passage à l'Université de Lille. Et
j'ai reçu en retour ce qui pourrait bien être ce fameux romance
primitif — ou du moins ce qu'il en reste — récemment exhumé par
Eugenio Asensio du Cancionero d'Alonso Nufiez17. Voici le texte,
avec, en regard, la glose de Gil Vicente (je transcris en italique les
reprises évidentes) :

11. V. 6-9.
12. Menéndez y Pelayo, Antologi'a de poêlas liricos castellanos, Madrid, 1903,
vol. XI, p. 283-288.
13. C. M. de Vasconcelos, Romances Velhos em Portugal, Porto, Lello e Irmào,
1980, p. 83 sq. (Réimpression de l'étude tout d'abord parue dans la revue Cultura
Espanola, Madrid, 1907-1909).
14. Ibid., p. 84-85.
15. Marques Braga, édition critique de la Farsa dos Almocreves, in Obras
Complétas de Gil Vicente, Lisbonne, Sa da Costa, t V, 6e éd. 1978, p. 332, note aux
vers 1-2.
16. A. Durân, Romancero général, Madrid, Biblioteca de Autores Espanoles, 1945,
L 16, vol. II, p. 36.
17. Eugenio Asensio, "Romance «perdido» de Inès de Castro", in Cancionero
musical luso-espanol, Salamanca, Sociedad espanola de la Historia del Libro, 1989,
p. 31-40. Le texte du romance se trouve reproduit p. 37-38.
18 LA VILLE: EXALTATION ET DISTANCIATION

Yo m'estando en Coimbra Yo m'estava en Coimbra,


a prazer y a bel folgar, cidade bem assentada
par los campas de Mondego, polos campas de Mondego
cavalières vi asomar. nâo vi palha nem cevada.
Desque yo los vi, mesquina, Quando aquilo vi mesquinho
luego vi mala senal, entendi que era cilada
qu'el corazôn me dezia contra os cavalos da corte
lo que traian a voluntad. e minha mula pelada.
Cerquéme de mis hijuelos Logo tive a mau sinal
para los ir a buscar, tanta milhà apanhada,
porque la inocencia dellos e a peso de dinheiro,
los moviese a piedad. ô mula desemparada.
Pûseme delante el Rey Vi vir ao longo do rio
con muy grande humïldad, lia batalha ordenada,
tristes palabras diziendo nâo de gentes, mas de mus
no cesando de llorar : com muita raia pisada.
"Si no te duele mi muerte, A came esta em Bretanha,
duélate la tiema edad e as couves em Biscaia.
destos hijos de tu hijo Sâo capelâo dum fidalgo
que avrân de mî soledad". que nâo tem renda nem nada,
quer ter muitos aparatos
e a casa anda esfaimada ;
toma ratinhos por pajens :
anda jâ a cousa danada.
Quero-lhe pedir licença,
pague-me minha soldada.'

Tradition orale oblige, il y a tout lieu de penser que chacun avait


présent à l'esprit ce vieux romance et l'avait donc d'emblée situé en
tant qu'hypotexte de la glose du Chapelain, qui est un authentique
morceau de bravoure. C'est ce que je vais m'efforcer de démontrer à
présent.

Dans une lecture au premier degré, telle qu'elle a toujours été


faite, ce soliloque se fonde sur la description de la vie de précarité du
Chapelain, soumis à un régime sévère par le Gentilhomme
protagoniste de la farce. Ce texte fut donc généralement interprété
comme un romance de disparates^ dans lequel le personnage expose
des griefs d'ordre matériel et crie notamment sa faim. Pour ce faire,
il s'en prend à Coimbra, ville riche — l'expression bem assentada,
qui signifie bien située, joue aussi sur le sens de assentamento,
pension d'un gentilhomme —, mais avare de ses biens. Il est
certainement permis de déceler en outre dans ce romance, à ce niveau
de lecture, un témoignage sur les difficiles conditions
d'approvisionnement de la ville, et sans doute même du pays,
surtout en cette funeste année 1527. D'où la référence aux lointaines
contrées où l'opulence se cache d'ailleurs bien souvent, comme

18. C. M. de Vasconcelos, Op. cit., p. 85 ; Marques Braga, op. cit.. p 332. note au
vers 3.
COIMBRA : LE MYTHE CARNAVALISE 19

chacun sait. Le comique du texte résulterait alors de la transposition


de l'humaine détresse — celle du Chapelain — à la misère d'un
animal qui, il faut bien le dire, ne force pas vraiment le respect et
qui, de surcroît, est le signe bien visible de la déchéance du
personnage, incapable de tenir son état. Quant à la satire, elle
consisterait en la non obéissance aux vœux de pauvreté que le
personnage a prononcés en tant qu'homme d'église et en son
incapacité à transcender son indigence pour se consacrer à la prière.
Y a-t-il vraiment là de quoi rendre hilare une noblesse qui fort
probablement traînait son ennui19 en attendant de pouvoir réintégrer
ses quartiers de la capitale ?

A mon sens, une seconde lecture s'impose, qui renforcerait à la


fois le comique et la satire, deux éléments essentiels dans le théâtre
vicentin. Si l'on admet comme postulat que le romance imité était
connu de tous et que donc l'image qui se profile ici de Coimbra est
celle de la ville qui servit de cadre à l'infortune d'Inès de Castro, on
voit bien comment la parodie prend toute sa mesure. Le mythe se
trouve ainsi carnavalisé par des procédés divers :
— passage du mode tragique au mode burlesque, avec un
décalage mis en perspective par la reprise de vers-clefs. Citons, par
exemple, logo tive a mau sinal, qui s'applique à rendre compte de la
gravité dans le premier cas et ne concerne guère que le dérisoire dans
le second ;
— substitution d'animaux des plus ordinaires — les mus —
aux personnages de haut rang ;
— substitution d'un sentiment banal à un sentiment de profonde
détresse. L'utilisation de l'adjectif mesquinhol mesquina, dans deux
acceptions différentes, est à cet égard significative : elle induit une
comparaison avec le drame de D. Inès, qui a le pressentiment de sa
propre mort, et souligne du même fait les viles préoccupations du
Chapelain ;
— enfin, last but not least, transposition d'amours nobles et
immortelles, ayant un caractère exemplaire, sur le plan des bas
instincts.

19. La "Carta a Pero de Carvalho", d'un F. Sa de Miranda plutôt amer et agressif,


me semble tout à fait corroborer ce fait. Cf. notamment ces vers : « No lugar onde
me vistes/ d'âgua e de montes cercado,/ e doutros mâles que ouvistes,/ tenho mais
dias contado/ de ledos, que nào de tristes [...] Como vos partistes d'i,/ logo
abrigados achei/ onde me desencolhi ;/ seguramente dormi,/ seguramente velei ».
Li Obras Complets, L/sboa, Sa da Costa, y éd., 1977, vol. 11, p. 59-60.
20 LA VILLE : EXALTATION ET DISTANCIATION

Le Chapelain est en effet indubitablement un de ces hommes


d'église libidineux que Gil Vicente aime à porter à la scène. Le
choix des aliments cités pour illustrer sa faim et la pénurie de vivres
n'est certainement pas fortuit. D'une part, il est de notoriété
publique que les enfants naissent dans les choux et il faut bien dire
que, sur ce point, il n'y a généralement pas lieu d'incriminer le
hasard. Nombreux sont les légumes communément utilisés pour
désigner le sexe, féminin ou masculin, selon leur forme. Ainsi, si,
par exemple, Priape est, aux dires de Giovanni Mauro, plutôt habile
à planter le poireau ou le radis20, les choux, persil et autres salades
pommées sont des substituts qui conviennent davantage aux filles de
Vénus21. D'autre part —et pour être moins connu le fait n'en
semble pas moins avéré —, ce ne doit pas être non plus par une
simple coïncidence que l'esprit carnavalesque, qui est, comme
Augustin Redondo le fait justement observer, « exaltation de la
chair sous ses divers aspects », s'est surtout exprimé aux alentours
des abattoirs22. Du reste, ce doublet de viande, chair, plus évocateur,
étant donné les expressions du type péché de chair ou encore
rapports charnels, est suffisamment clair pour se passer de
commentaire23. Si l'on veut bien considérer que le terme portugais
carne, à la fois viande et chair (de même que le mot chair en ancien
français), désigne, sans la moindre ambiguïté, l'un des trois ennemis
de 1 âme — mundo, demônio e carne —, est-il seulement

20. « E [Priapo] fu per certo industrioso molto,/ Massime nel piantar porri e
radici ». Giovanni Mauro, Capitula in Iode del Priapo, cité par Jean Toscan, Le
carnaval du langage, le lexique erotique des poètes de l'équivoque de Burchielïo à
Marino (XVC-XVIIC siècles), thèse présentée devant l'Université de Paris III
(1978), Lille, Atelier de Reproduction des Thèses, Université de Lille III, 1981,
4 tomes, p. 1453.
21. Cf. Toscan, Op. cit., p. 1460 sq. Les connotations scabreuses qui se rattachent
au chou sont connues de Jean Claude Carrière, Les mots et la chose, le grand livre
des petits mots inconvenants. Le pré aux clercs, Belfond, Paris, 1991, p. 39 et, dans
le domaine lusophone, de Mario Souto Maior, Dicionârio do palavrâo e termos
afins, Recife, Guararapes, 1980, qui renvoie par ailleurs à Albino Lapa pour le
contexte portugais.
22 Augustin Redondo, "Sociabilités et solidarités/ ségrégations festives : carnaval
aristocratique et carnaval populaire à Madrid vers le milieu du XVIIe siècle",
Solidarités et sociabilités en Espagne, Besançon, Annales littéraires de l'Université,
1991, p. 73.
23. Je me contenterai par conséquent d'indiquer un exemple particulièrement
explicite : « Antes, galân porfiado,/ que destoquéis mi tocado,/ tocad al lugar
vedado/ do se goza el alegria,/ que me tocô mi ti'a. § En destocar no seâis bobo/,
mas gozad del dulce robo,/ que si va sin came el lobo/, haréis que de vos me n'a.
Que me tocô mi lia ». In Pierre Alzieu, Robert Jammes, Yvan Lissorgues, Floresta
de Poesi'as Erôticas del Siglo de Oro, Toulouse le Mirail, France-Ibérie Recherche,
1975, p. 95. Un peu plus tard, le Gentilhomme présentera d'ailleurs le Chapelain
comme un connaisseur en matière de mezinhas de coelhos (v. 73) et de missas de
caca (v. 636), ce qui va tout à fait dans le même sens.
COIMBRA : LE MYTHE CARNAVALISE 21

imaginable que Gil Vicente, fin connaisseur de la valeur des mots,


esprit de surcroît fortement imprégné de la pensée religieuse, en
homme de son temps, ait pu vouloir simplement illustrer la disette
dont souffre son personnage par un mot aussi lourd de sens ?24
Est-il en outre plausible qu'un être désespéré, que la faim tenaille,
expose sa misère en nous parlant de sa mule en manque d'avoine, ou
de foin, ou de picotin, comme on voudra ? Au demeurant, les
céréales25, dont il est aussi question dans ce passage, se prêtent
pareillement aux calembours erotiques. Selon Jean Toscan, un mot
tel que « biada — italien avoine — et les expressions formées à
partir de ce mot étaient des termes usuels du langage erotique
familier »26. Que l'on rapproche cette observation des explications
fournies par Pierre Guiraud, dans son Dictionnaire erotique21, aux
articles avoine et donner l'avoine — coïter ; d'après les citations
illustratives du propos, ce terme intervient notamment dans une
expression comme donner de l'aveine à Morel, lequel Morel est un
cheval moreau. Sans doute peut-on penser alors que, la mule étant
par définition une monture^, notre brave Chapelain pense
également à assouvir des appétits effectivement très charnels,
d'autant plus que, comme me l'a fait justement observer M.
Augustin Redondo, cette mule du Chapelain n'est pas sans rappeler
la "mula del diablo" ("mula de padre" dans le domaine lusophone),
c'est-à-dire la concubine du prêtre. Et puisque la farce bat son plein,
il conviendrait aussi de s'interroger sur cette bataille^ de mus
— mules et mulets —, surtout compte tenu de la présence du mot
raia, bien connu dans le domaine erotique et notamment en
espagnol. Souvent utilisé en parallèle avec barra^, ce terme

24. Cf. à ce propos José Cela : « La came es la antonomasia y la concreta forma


de alusiôn à la antesala de la lujuria y expresiones como "la tentaciôn de la came",
o "la concupiscencia de la came" son el preludio del mas complète concepto
llamado "el pecado de la came" ». In Enciclopedia del erotismo, 4 vol., Barcelona,
Destine, 1984, art. carne.
25. C'est un aspect que j'ai eu l'occasion de développer lors d'une intervention au
congrès de l'Association Internationale des Lusitanistes qui s'est tenu à Oxford, en
septembre 1996. L'article correspondant s'intitule "Do lobo e da ovelha : histôria de
uma pancada". Il paraîtra dans les actes du congrès.
26. Ibid., p. 1467-8.
27. Pierre Guiraud, Dictionnaire erotique, Paris, Grande Bibliothèque Payot, 1993
(1e éd. 1978). Ces expressions sont d'ailleurs connues de tous les dictionnaires de
l'érotisme. Cf. en particulier donner le picotin et bâiller du foin à la mule, J. C.
Carrière, op. cit., p. 12.
28. Cf. Pierre Guiraud, op. cit.., articles cheval, chevauchée... et p. 33, 4°.
29. Ce terme a lui aussi subi une contamination erotique, l'amour étant un combat :
cf. Pierre Guiraud, op. cit., article bataille et p. 25, 3°.
30. Cf. César Oudin, Barras : « Au jeu de l'argolla, qui est une espèce de jeu de
billard, ce sont les raies croisées de part et d'autre, lesquelles il n'est pas permis de
passer ». In Tesoro de las dos lenguas espanola y francesa, 1675, éd. en fac-similé.
22 LA VILLE: EXALTATION ET DISTANCIATION

s'applique au jeu de l'anneau, dont on saisira un peu mieux les


implications quand on saura qu'il a une variante, dans le nord de la
France, dans le jeu du trou-madame. Quant aux toponymes, ils sont
certainement moins innocents qu'il n'y paraît de prime abord. Mes
recherches dans ce domaine ne m'ont pas encore permis d'élucider
toute les malices de la géographie ; le mot biscaia est en tout cas
connu d'un érudit aussi digne de foi qu'Aurélio Buarque de Holanda,
au sens de femme de mauvaise vie : mulher libertina, impûdica,
meretriz^.

S'il m'est permis, à moi aussi, d'adopter un ton mi-figue mi-


raisin, je dirai qu'il n'est pas inintéressant de constater que Mestre
Gil ne semble décidément pas manifester beaucoup de respect pour
les choses sacrées ! Il n'est que de voir comment il se sert du mythe
sous le signe de l'inversion carnavalesque, en lui assignant une
fonction destructrice qui affecte tout à la fois son personnage et la
ville de Coimbra elle-même. Que ce soit dans la Farsa dos
Almocreves ou dans la Comédia sobre a Divisa da Cidade de
Coimbra, le portrait est mitigé : ville ancienne ayant, comme
toutes les antiquités, une indéniable valeur, ville de cour que
dignifient toutes les dynasties de rois portugais, Coimbra est aussi
rendue burlesque à souhait en tant qu'antre de clercs paillards et
fornicateurs dont cette truculente parodie nous offre un spécimen.
Nous sommes au théâtre et point n'est besoin de préciser que
l'image ne prétend pas être fidèle. La règle est bien plutôt la
caricature qui provoquera l'hilarité. Il n'en est pas moins vrai
toutefois que, puisque rire il y a et qu'il s'agit d'une présentation
faite par un courtisan, devant d'autres courtisans davantage attachés à
la capitale qu'à cette petite ville de province où ils sont, de surcroît,
condamnés à attendre la fin de la peste, on ne peut pas ne pas sentir
que cette peinture sur le mode burlesque reflète malgré tout une
vision générale à tout le moins dépréciative. En un sens, Coimbra
est vue par référence à Lisbonne, qui constitue l'univers naturel de
ces genstilshommes pour ainsi dire exilés en une terre étrangère,
dont il est certes loisible d'apprécier l'exotisme, mais pour un temps

Paris, éd. hispano-americanas, 1968. Cf. aussi ces quelques vers, susceptibles
d'illustrer la démonstration : « Marica, la de la viuda,/ y Perico, el del Doctor,/ [...]
Muchos juegos comenzaron,/ mas ninguno les armôy sino solo el del argolla/ que le
tienen devociôn. [...] Entré Perico en diez rayas J Y por la postrera écho ;/ la bola
llegô cansada/ y en la barra se encerrô ». In Àlzieu, op. cit., p. 286-7.
31. Dicionârio Novo, Rio de Janeiro, Nova Fronteira ; cf. aussi Mario Souto Major,
Dicionàrio dopalavrâo e termos afins, op. cit.
COIMBRA : LE MYTHE CARNAVALISE 23

limité, au terme duquel il ferait bon rentrer chez soi et retrouver la


civilisation ! Sans doute la dérision et le rire s'avèrent-ils une saine
occupation permettant à des courtisans oisifs et contrariés d'une part
de prendre leur revanche sur une situation qui ne leur plaît guère,
d'autre part de tromper un ennui selon toute apparence trop
clairement affiché. Que l'on se remémore, à cet égard, la fameuse
invective d'un Francisco Sa de Miranda piqué dans son orgueil de
citoyen de Coimbra :
Que guerra que Ihe fizestes
A terra que me criou,
De que tanto as Ifnguas destes !
Porquê, que vos acoutou
Da peste com que i viestes ?
Postes mal agasalhados ?
Certo nâo, que té as fazendas
Vos davam parvos honrados.
Pois porquê ? Porquê os privados
Tînheis longe vossas rendas32.

32. Francisco Sa de Miranda, op. cit., p. 60.

Vous aimerez peut-être aussi