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Les « Cultural Studies » :
une science actuelle ?

Anne CHALARD-FILLAUDEAU

Quoi de plus actuel, de plus synchrone avec la tendance


scientifique du moment que les Cultural Studies ? Sans parler
abusivement de mode épistémologique, il n’est sans doute pas
exagéré de dire que les Cultural Studies prennent une place
envahissante dans les départements de Sciences Humaines anglo-
saxons, et plus encore : qu’elles sont la discipline phare des
humanités universitaires. Envahissantes, elles le sont bel et bien —
en termes d’organisation de la recherche et de capital intellectuel :
elles englobent, dans un mouvement centrifuge, toutes les
disciplines tendant à penser l’humain en société ainsi que la société
de l’humain, étant entendu que la société humaine repose sur un
agrégat de pratiques et d’expressions culturelles. De là ce
rayonnement dans les cercles scientifiques… Cherchant à ressaisir
la totalité des expressions culturelles de l’humain, elles se posent
en rivales directes de la sociologie qui, dans le sillage de la

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philosophie et de l’histoire en leur temps, prétendait il y a un siècle
constituer la science universelle ; elles relèvent le flambeau de la
pensée et celui de l’exploration de l’humain dans son ethos
culturel.
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Mais ce phagocytage des départements de sciences humaines et


ce rayonnement scientifique ne sont encore que des manifestations
et/ou conséquences de l’engouement pour cette nouvelle discipline.
S’ils témoignent de l’actualité des Cultural Studies, au sens
d’appartenance avérée au paysage scientifique du moment, ils
n’expliquent pas ce caractère profondément actuel des Cultural
Studies qui assoit leur primauté scientifique et fait que tout
chercheur — partisans et détracteurs confondus — se voit

L’Homme et la Société, n° 149, juillet-septembre 2003


32 Anne CHALARD-FILLAUDEAU
pratiquement contraint d’engager un dialogue avec elles. C’est
précisément ce dialogue que nous aimerions reprendre et continuer
en posant deux questions principielles : dans quelle mesure les
Cultural Studies sont-elles une science actuelle ? Et quelles sont les
implications épistémologiques et politiques de cette actualité ?
Ce qui nous amènera dans un premier temps à définir les
Cultural Studies et, partant, à constater que leur actualité relève
d’une congruence avec un cadre historico-sociétal donné et, dans
un second temps, à préciser leur spécificité intrinsèque, à savoir
leur lien congénital avec l’action. Il nous faudra dès lors statuer sur
cette actualité qui n’est pas dénuée d’ambiguïtés.

Les Cultural Studies : une science en phase avec son contexte


Qualifier les Cultural Studies de science, c’est déjà leur
conférer une légitimité épistémologique qui n’a rien d’évident. Ou
encore : c’est sanctionner d’entrée leur scientificité sans interroger
au préalable leurs fondements épistémologiques. Or ces
fondements sont pour le moins problématiques compte tenu de
l’éclectisme théorique des Cultural Studies… Et c’est en cela,
justement, que les Cultural Studies sont profondément actuelles :
elles procèdent et témoignent de la relative désorientation des
humanités dans la société d’aujourd’hui, humanités dont les
domaines d’application mutent rapidement et qui doivent redéfinir
en conséquence leur champ d’action : comment penser la
diffraction du modèle culturel en un faisceau de sous-cultures ?
Comment positionner la culture par rapport aux autres champs

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d’expression de l’humain dans un monde dominé par le
multiculturalisme et l’idéologie capitaliste ? Humanités qui, par
ailleurs, sont en butte au relativisme postmoderne… Mais arrêtons-
nous donc un instant sur ces fondements et cet éclectisme théorique
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et demandons-nous si les Cultural Studies ne sont qu’un avatar


parmi d’autres de la sociologie culturelle (dans un contexte de
dissolution des genres) ou si elles forment bien plutôt le premier
projet scientifique postmoderne qui fasse pièce au relativisme.
Pour entrer dans le vif de la discipline, nous dirons que les
Cultural Studies se fixent pour objectif principal une
compréhension globale de la culture, ou mieux : des cultures
contemporaines qu’elles définissent comme des totalités
expressives constituées de pratiques sociales, de croyances, de
Les « Cultural Studies » : une science actuelle ? 33
systèmes institutionnels, etc. En d’autres termes, elles abandonnent
le versant humaniste de la notion de culture pour tenter une
approche sociale des cultures, nécessitant du même coup
l’élargissement à des champs culturels marginaux comme la
culture populaire, ou bien l’abolition de la distinction entre culture
d’élite et culture de masse, et de manière générale la conception de
la culture comme une réalité plurielle.
Cet élargissement, on s’en doute, n’est pas sans implications
pour le protocole scientifique qu’il leur incombe de mettre en
place. Ainsi les Cultural Studies tendent-elles à rapatrier dans leur
giron des disciplines aussi diverses que l’anthropologie, la
sociologie, l’ethnographie, la littérature, la linguistique, la
sémiotique, la psychanalyse, etc. — seule manière de ressaisir la
réalité plurielle de la culture. On peut à ce titre parler de
décloisonnement des disciplines tant sous l’angle de la
pluridisciplinarité que de l’interdisciplinarité et de la
transdisciplinarité. Elles définissent, en outre, une méthodologie
propre articulée autour des études empiriques et de terrain, des
sondages, des démarches ethnographiques, de l’étude des textes et
de l’analyse des discours. Ce qui leur attire les critiques des uns et
des autres : viabilité douteuse, pragmatisme éhonté, artifices
rhétoriques, rien ne leur est épargné. Que nous validions ou pas ces
critiques, il est certain que les Cultural Studies font rebondir la
question des normes qui président à la constitution des univers
scientifico-culturels et que, dès lors, elles peuvent contribuer à
extraire les humanités du magma conceptuel et relativiste de la
postmodernité.

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Ce petit rappel nous permet en tout cas d’entrevoir la face
seconde de leur « actualité » : elles sont nécessairement
consubstantielles à un cadre historico-sociétal donné. Selon l’un de
leurs pères fondateurs, Stuart Hall, « l’identité culturelle n’est pas
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figée, elle est hybride et découle toujours de circonstances


historiques particulières ». Non seulement, les Cultural Studies
résultent d’un contexte scientifique et socio-historique déterminé,
mais elles produisent une réflexion sur ce même contexte et
appréhendent, tout en les théorisant, les mutations, évolutions et
tendances diverses qui se font jour. Il n’est que de revenir à leur
point de départ : la situation précaire du jeune boursier anglais
(« scholarship boy ») dans les années d’après-guerre, telle qu’elle
34 Anne CHALARD-FILLAUDEAU
est théorisée dans les textes fondateurs des Cultural Studies : The
Uses of Literacy de Richard Hoggart 1 et Culture and Society de
Raymond Williams 2. Il s’agit en l’occurrence de la situation type
de l’étudiant qui quitte la classe ouvrière mais n’appartient pas
encore à l’élite et qui, de ce fait, évolue dans un « no man’s land
culturel » ; tel un apatride, il se sent écartelé entre un milieu
d’origine (qui définit sa culture de départ) et l’univers de la science
et de la culture auquel il aimerait accéder mais dont il déteste
l’arrogance. Pour avoir vécu ce tiraillement, Hoggart et Williams
en viennent à remettre en cause la conception morale et humaniste
de la culture pour autant qu’elle n’intéresse que des œuvres et
processus intellectuels ou esthétiques, et à l’infléchir vers une
définition anthropologique : la culture relève du vécu quotidien et
des pratiques signifiantes dont il est ponctué. On voit bien que la
genèse des Cultural Studies s’inscrit dans un contexte particulier :
celui des années cinquante, de l’embourgeoisement de la classe
ouvrière et de l’émergence d’une nouvelle génération qui pose le
problème de l’appartenance à une ou plusieurs cultures.
De même réfléchissent-elles les changements socio-historico-
contemporains dans la mesure où elles les répercutent dans leurs
topiques et évoluent de façon concomitante. De là leur caractère
profondément actuel. Leur thématique glisse ainsi d’un problème
de génération à une analyse de la culture populaire, puis, dans les
années soixante-dix, à l’étude de la « Modern Jazz Quartet
Generation » et de la « Pop Generation », la génération de cette
jeunesse révoltée qui forge ses codes culturels en opposition aux
codes sociaux bourgeois. Les Cultural Studies font en l’occurrence

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appel à la sémiotique et l’intègrent dans leurs recherches
interdisciplinaires afin qu’elle réalise un décodage des pratiques de
la génération pop (le choix des vêtements, les programmes
regardés à la télévision, l’enthousiasme pour la musique, la
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fréquentation des cafés comme lieux communautaires, etc.). Puis


les Cultural Studies se penchent, au cours des années soixante-dix,
sur le problème des genres et des sexes, sur le féminisme et les
conflits politiques ethniques. Notons à cet égard le profil particulier
des Cultural Studies aux États-Unis qui recouvrent les études sur

1. Richard HOGGART, The Uses of Literacy, Harmondsworth, Penguin, 1957.


2. Raymond WILLIAMS, Culture and Society : 1780-1950, Harmondsworth,
Penguin, 1958.
Les « Cultural Studies » : une science actuelle ? 35
les communautés africano-américaines, américano-asiatiques,
hispaniques aussi bien que les études ethniques, postcoloniales ou
« diasporiques » comme enfin les études sur les sexes et
l’homosexualité. Ce faisant, elles s’adaptent au contexte américain
des années soixante-dix et surtout des années quatre-vingt et
quatre-vingt-dix, marqué par les revendications identitaires des
différents groupes socioculturels victimes d’une marginalisation ou
d’une discrimination. Les Cultural Studies s’attaquent enfin au
problème de la mondialisation et de ses répercussions sur
l’expression culturelle d’une part et sur la conception de l’Autre
d’autre part : l’exotisme ne se pense plus en termes
d’« excentricité », mais d’élément structurel de la nouvelle
configuration sociopolitique. Une actualité qui est nôtre cette fois.
Les Cultural Studies représentent donc un changement de
paradigme scientifique, selon le terme de Kuhn, dans la mesure où
elles émergent du flottement postmoderne et sont le vecteur d’une
mutation scientifique en offrant une alternative à l’analyse des
formes culturelles. Nous disions qu’elles se posaient là en rivales
de la sociologie. Mais il convient de nuancer : le combat ne saurait
se disputer à armes égales ni sur le même terrain à partir du
moment où les Cultural Studies ont adopté, outre des topiques
différentes, une démarche radicalement autre : elles sont une
science en actes.

Les Cultural Studies : une science en actes


Deux caractéristiques majeures distinguent en effet les Cultural

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Studies des approches sociologique, économique, sémiotique,
littéraire, etc. Elles privilégient le point de vue de la subjectivité et,
surtout, elles sont une forme d’analyse « engagée » en ce qu’elles
se fondent sur l’axiome que les sociétés sont structurées de manière
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inégale, qu’il existe divers types (injustes la plupart du temps)


d’accès à l’éducation, l’argent, la santé, etc., et qu’elles affichent
l’ambition d’œuvrer pour les intérêts des moins favorisés et se
déclarent les tenantes d’une culture de gauche. Il n’est dès lors
guère étonnant qu’elles se réclament de Walter Benjamin, qui a
mis en exergue le problème des laissés-pour-compte de la culture
et incarne exemplairement la figure de l’intellectuel engagé et
indépendant.
36 Anne CHALARD-FILLAUDEAU
Cette seconde caractéristique situe d’emblée les Cultural
Studies par rapport au contexte politique, ou mieux : dans un
rapport critique au normatif — rapport critique dont la
manifestation type consiste en des prises de position publiques et
écrites dans la revue Universities and Left Review, l’organe de la
Nouvelle Gauche créé en 1957, laquelle théorise à ses débuts le
changement de génération dans son rapport au fait culturel, en
s’appuyant notamment sur la littérature, le langage, les loisirs, le
cinéma (ainsi le « Free Cinema » de Lindsay Anderson et de Karel
Reisz), le théâtre (le « Vital Theater » de Shelagh Delanoy ou de
Arnold Wesker) et l’éducation. Les débats publics, colloques et
réunions universitaires favorisent en outre des prises de position
orales qui ont cela de caractéristique qu’elles répercutent presque
toujours la « perspective du moi » et la dichotomie « eux/nous ».
Une dichotomie littéralement reprise de l’idiolecte ouvrier où le
« eux » désigne symboliquement la classe de l’oppression, soit
l’élite.
En 1964, Richard Hoggart crée le Centre for Contemporary
Cultural Studies à Birmingham (CCCS), sorte d’académie
concurrente où des chercheurs issus de disciplines variées
travaillent en synergie. D’emblée, ces chercheurs proposent de
repenser les contenus de l’enseignement littéraire et en particulier
de procéder à une réévaluation des textes canoniques en tant qu’ils
véhiculent une certaine idéologie et participent de la culture
hégémonique. Ainsi, par leurs discours transgressifs (ceux-là
mêmes qu’ils préconisent de déployer à l’université), ils
orchestrent le passage des Literary Studies aux Cultural Studies qui

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incluent désormais, en dehors de la stricte composante littéraire, les
dimensions historique, philosophique et sociologique. On assiste
alors, dans les années soixante-dix, à un procès de modernisation
qui est l’actualisation même des théories énoncées et consiste en
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une revalorisation des pratiques de la culture de masse comme des


formes d’expression légitimes. Ajoutons que ces chercheurs du
CCCS, en se référant systématiquement à leur vécu, se présentent
comme des intellectuels « organiques » qui sont les témoins d’une
culture et, par leur parole injonctive, les acteurs privilégiés du
processus de modernisation. Ils se fondent en l’espèce sur l’idée
d’une homologie entre les modalités du vécu et les modalités du
savoir qui confère aux Cultural Studies leur actualité et les hisse
Les « Cultural Studies » : une science actuelle ? 37
pour ainsi dire au rang de pratique culturelle. Or si les chercheurs,
soit les interprètes, sont à la fois sujets et objets des recherches, il
est important d’observer que les objets (la nouvelle génération, les
exclus de la culture officielle, etc.) ont également la possibilité
d’être à leur tour sujets et interprètes en rejoignant le Centre et en
s’interrogeant sur leurs propres pratiques. L’autorité de
l’intervenant, qui réside dès lors dans la position double et
conjointe de sujet et d’objet, légitime pleinement les actes de
protestation.
Ainsi, dans les années soixante, l’étude de la pop culture et des
formes de manipulation exercées à son encontre conduit à un
durcissement des critiques adressées au pouvoir ainsi qu’à un
ensemble d’actes contestataires qui se fondent sur les écrits de
Gramsci, de Foucault et d’Althusser (qui ont tous trois, et chacun à
sa manière, théorisé les rapports de force culturel/normatif). Dans
les années soixante-dix, les Cultural Studies entrent dans l’ère de la
résistance avec cette formule à la fois programmatique et
descriptive de « Resistance through Rituals », qui leur impose de
jouer un rôle de médiation entre le pouvoir et les entités culturelles
menacées. Et dans les années quatre-vingt, elles poursuivent leur
bras de fer avec le pouvoir (entendons par là le thatchérisme et la
nouvelle droite) en participant à toute une série d’interviews,
télévisuelles et radiophoniques, de talk-shows et de conférences où
elles se mettent, à proprement parler, en scène. Ce qui signifie que
l’exposé devient une performance, au sens anglais du terme — à la
fois spectacle et réalisation d’une grande technicité. Citons pour
exemple Dick Hebdige dont les exposés sont un ensemble

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composite de diapositives, de vidéos, d’échantillons de musique et
de passages lus ; dans son cas, l’intellectuel passe indifféremment
du pupitre à la table de mixage ! C’est dire que les Cultural Studies
sont allées, en cette fin de siècle, au-delà de leur actualité propre.
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On ne parlera plus ici d’actes, mais de geste démonstrative et


symbolique.
Les Cultural Studies sont donc doublement actuelles : actuelles
dans leur rapport au contexte et actuelles par leur positivité. Mais
pour être effective, leur actualité n’est pas si lisse et confortable
qu’il y paraît. Qu’est-ce à dire ? Sinon que cette actualité doit être
« (ré)actualisée » pour conserver son caractère d’actualité ; qu’elle
se démontre en actes. Les Cultural Studies n’en ont donc jamais
38 Anne CHALARD-FILLAUDEAU
fini d’être actuelles… Et second paradoxe : cette actualité constitue
à la fois un atout et un handicap pour une science qui cherche à se
légitimer.

Le paradoxe de l’actualité
Pour user d’une métaphore triviale, nous dirons que l’actualité
n’est pas une « rente de situation » en matière d’épistémologie. Les
Cultural Studies sont de fait engagées dans un processus difficile
où elles peuvent à tout moment se saborder — et cela aussi bien au
niveau des actes que sur le plan épistémologique.
Au niveau des actes, certainement. Si l’actualité doit être
continuellement redéfinie comme telle par des actes et une posture
en phase avec le contexte, les Cultural Studies doivent
incessamment se poser la question de la démarche à adopter et des
positions à défendre. Elles doivent régulièrement trancher entre
diverses options idéologiques et scientifiques qui ne sont pas sans
conséquences sur leur intégrité de discipline. Le contexte actuel
nous en fournit un exemple probant. Le déclin des systèmes socio-
démocratiques à l’heure de la mondialisation génère en effet deux
nouvelles formes de Cultural Studies qui donnent lieu à de vifs
débats au sein du microcosme complexe des Cultural Studies :
— Une forme économique qui s’interroge sur la manière dont le
politique doit attribuer et répartir les allocations nécessaires à la
production et à la distribution culturelles, qui donne des conseils et
demande des comptes au capitalisme au nom des « laissés-pour-
compte ».

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— Une forme plus politique qui dérive de l’œuvre tardive de
Michel Foucault selon laquelle la culture est un mécanisme de
transmission des formes de gouvernementalité et d’action sur la
manière dont on agit, pense et vit. La tâche des Cultural Studies
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consiste dès lors à contracter des alliances avec l’État et, par là, à
essayer d’influer sur les procès de gouvernementalité.
Formes de compromission qui font courir aux Cultural Studies,
en principe critiques et indépendantes, le risque d’une perte
d’identité. Le caractère subversif de ces nouvelles formes de
Cultural Studies réside premièrement dans leur acceptation de
l’État et deuxièmement dans le fait qu’elles produisent une
expertise neutre.
Les « Cultural Studies » : une science actuelle ? 39
On peut encore évoquer un autre type de compromission, lié
cette fois à l’extrême médiatisation des Cultural Studies.
L’actualité les « sape » pour ainsi dire, puisqu’elles sont mises en
demeure de répondre à des sujets d’actualité, de traiter les sujets
qui font sensation et non ceux qui relèveraient d’un réel intérêt
scientifique. Prises dans la valse des sujets, elles n’ont guère le
temps de produire une pensée complète et cohérente et se plient à
l’exigence de publicité immédiate. Et que dire enfin de leur « mise
en scène » médiatique qui les fait participer au processus de
production de la culture ? Peuvent-elles être simultanément
engagées dans un processus de réflexion sur la culture qui implique
nécessairement un certain recul ?
La situation n’est pas moins épineuse sur le plan
épistémologique. Il semble en effet que ce soit précisément cette
actualité qui empêche qu’on ne les ressaisisse comme une science
constituée. Et comment le pourrait-on dès lors que leur
problématique n’est jamais définitivement arrêtée et qu’elles
mutent avec le contexte ?
Elles ont par ailleurs brouillé la hiérarchie disciplinaire,
bousculé la stricte répartition des rôles en permettant que
l’interprète (le décodeur) soit également acteur (encodeur) et que
l’acteur soit aussi interprète. Or cette permutation réciproque
débouche sur une crise de la faculté de juger. Qui est à même de
juger ? Et qui justement est à même de prendre la parole et, plus
encore, d’agir ?
Autant de questions qui montrent que le dossier Cultural
Studies n’est pas clos et qu’il ne saurait l’être… Précisément parce

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que les Cultural Studies sont indexées sur l’actualité. Or c’est là
toute leur ambiguïté : cette actualité les fragilise certes, mais les
rend indispensables.
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Il est donc bien malaisé de conclure une question qui demeure


résolument ouverte. À moins peut-être de souligner l’absence de
conclusion en convoquant l’ouvrage de Rolf Lindner, Die Stunde
der Cultural Studies 3 qui retrace la genèse de la discipline 4. Le

3. Rolf LINDNER, Die Stunde der Cultural Studies, Wien, WUV, 2000.
4. On recommandera tout particulièrement la lecture des deux ouvrages
suivants qui, pour l’un, présente les textes fondateurs de la discipline et, pour
l’autre, établit une manière de bilan sur une discipline en actes et en devenir :
Simon DURING (ed.), The Cultural Studies Reader, London, Routledge, 1993 ;
40 Anne CHALARD-FILLAUDEAU
titre, en effet, entretient délibérément l’équivoque : Rolf Lindner
prend acte du caractère actuel des Cultural Studies tout en y
mettant un bémol : peut-être cette heure de gloire est-elle en même
temps leur dernière heure, leur chant du cygne. Il est vrai que
l’actualité ne rime pas avec pérennité et que les Cultural Studies se
sont toujours fait fort d’évoluer avec le contexte et de s’y
adapter… Alors si le contexte venait à requérir leur disparition…
Mais cette heure de gloire est peut-être aussi une promesse pour
l’avenir. Peut-être aura-t-on plus que jamais besoin du mode
engagé des Cultural Studies, de leur volonté tenace de constituer
un moment critique du champ académique et de leur recherche
libératoire d’une contre-hégémonie. Voilà bien une question
éminemment actuelle !
École pratique des hautes études, Paris

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David MORLEY and Kuan-Hsing CHEN (eds.), Stuart Hall. Critical Dialogues in
Cultural Studies, London, Routledge, 1996.

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