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Histoire du monde arabe et du Moyen-Orient L1 – CM 9 Débats intellectuels 2017-2018

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CM 9 - Débats intellectuels au Moyen-Orient1

L’effervescence intellectuelle au Moyen-Orient entre les deux guerres prolonge les


débats et polémiques du XIXj et du début du XXes sur la réforme de l’Etat,
l’occidentalisation, les fondements de la nation et l’adaptation de l’islam à la
modernité. Mais le contexte politique est bouleversé : de nouveaux États sont
apparus sur les décombres de l’Empire ottoman, le califat est aboli par la Turquie
(1924), les luttes pour l’indépendance se font plus vives face à la domination
coloniale.
Les transformations économiques et sociales n’en sont pas moins profondes : la
transition démographique entre dans sa première phase ; la jeunesse, de plus en plus
nombreuse du fait de la croissance démographique et mieux éduquée, bouillonne ;
les villes continuent à croître ; des industries se développent et avec elles une classe
ouvrière.
Les défis sont immenses : il faut penser et construire des sociétés et des États
nouveaux. Les énergies sont stimulées mais les inquiétudes également vives : le
monde musulman se sent en retard et menacé par une culture occidentale qui se
généralise et s’impose dans les formes brutales de la colonisation, de la soviétisation,
ou encore du despotisme éclairé des maîtres de la Turquie et de l’Iran.
La vie intellectuelle entre les deux guerres est dominée par les questions
politiques et identitaires, autrement dit nationales. Elle se caractérise par
l’importance des débats sur la forme et la nature des régimes à adopter ainsi que sur
l’identité nationale des États apparus au lendemain de la Première guerre mondiale.
C’est aussi une période de la reformulation de la place de l’islam dans la société.

I- Monde nouveau, voix nouvelles


1- L’évolution des modes de vie
L’Entre-deux-guerres est une période de forte croissance démographique : le
monde arabe passe de 35/40 millions d’habitants en 1914 à 55/60 millions à la veille
de la seconde Guerre mondiale. L’Egypte connaît entre 1917 et 19372 une croissance
annuelle de 12 pour mille. Cette poussée démographique est due essentiellement à
l’accroissement naturel, à la baisse de la mortalité grâce à l’efficacité de la lutte
contre les épidémies et l’amélioration des soins médicaux.
Dans le monde rural (encore largement dominant avec en moyenne plus de
75% de la population, les superficies cultivées s’étendent mais la croissance
démographique d’une part, l’amélioration de la productivité et la mécanisation de


1
Source majeure : A-L. Dupont et C. Mayeur-Jaouen, « Mondes nouveau, voix nouvelles : Etats, sociétés,
islam dans l’entre-deux-guerres », REMMM , n°95-98, Débats intellectuels au Moyen-Orient dans l’entre-deux-
guerres, Edisud, 2002, ,p. 9-39
2
Recensement tous les 10 ans
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l’agriculture sur les grands domaines fonciers d’autre part, la crise économique des
années 1930 qui fait chuter les prix agricoles et mine la situation des petits
agriculteurs en position de faiblesse enfin entraînent un mouvement d’exode rural
synonyme de déracinement et de perte des repères.
Ex : Le Caire passe de 800 000 hab en 1917 à 1,3 millions en 1937 ; 25% de la
population égyptienne habitent dans les villes en 1937.
Cette urbanisation favorise la construction de quartiers neufs, à l’extérieur des
madinas (« vieilles villes »). De nouveaux quartiers apparaissent, avec des formes
d’habitats diverses, des quartiers aux rues larges, aérés, plantés d’arbres, dotés de
l’accès à tous les réseaux modernes (eau, électricité, tout-à-l’égout) mais aussi des
zones d’habitat populaire, voire de bidonvilles aux limites des villes. La ségrégation
communautaire se double d’une ségrégation sociale (qui existaient déjà auparavant).
Les États nouveaux modernisent leurs villes et notamment leurs capitales : les
services urbains se développement (eau, électricité) , comme les moyens de
transport : le train mais aussi l’automobile, ce qui suppose l’extension du réseau
routier.
Ces réseaux de transport favorisent la circulation des idées.

2- l’intellectuel
Les débats engagent des hommes de formation et d’âges divers. Ce qui est net
est l’apparition d’une nouvelle figure, celle de l’intellectuel, paré d’une autorité
scientifique acquise au sein des universités alors en plein essor
Ex : Université égyptienne fondée en 1908 avec des capitaux privés devient
Université d’Etat en 1925.
L’adîb est le lettré, l’homme détenteur d’une culture qui n’est pas spécifiquement
religieuse. C’est l’ « honnête homme » arabe qui se distingue par sa connaissance de
la langue littéraire, son aptitude à vivre en société, sa bonne éducation, son ouverture
d’esprit, sa culture générale. Il possède un vaste savoir non spécialisé dans l’une des
sciences de la religion ou l’une des sciences dites rationnelles.
Ces lettrés concurrencent les oulémas non seulement dans la diffusion des
connaissances mais encore dans la direction morale et spirituelle de la société
puisqu’ils donnent des conseils variés sur la vie familiale, la condition des femmes, la
maîtrise du corps et de la sexualité.
Les figures anciennes de clercs, cheikhs, soufis et oulémas sont, a contrario,
contestées. Les soufis en particulier, voient leur position fortement ébranlés. Les
réformistes musulmans, encouragés par le courant wahhabite, condamnent
sévèrement le culte des saints et les confréries, face à un public de plus en plus prêt à
les entendre au nom du nécessaire renouvellement de la religion. Les ordres soufis
restent toutefois encore très présents (Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères
musulmans appartenait à des confréries soufies). .
Les oulémas de leur côté sont défiés par la concurrence de nouvelles filières de
formation et de nouvelles tribunes. Leurs débouchés traditionnels dans la justice et
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l’enseignement, ou le service de l’État sont également remis en cause et ils perdent
leur statut.
Dans les années 1920 et 1930, la question de la réforme des institutions religieuses est
posée. Al-Azhar fait l’objet de sévères critiques contre son enseignement vétuste. Al-
Azhar est réformé en 1930, réorganisé en 3 facultés, de langue arabe, de droit et de
prédication.

3- La presse
La presse est le moyen d’expression privilégié de ces débats. Même si les pouvoirs en
place se révèlent parfois autoritaires (en raison de la domination coloniale mais pas
seulement3), la presse est globalement plus libre que sous Abdül-Hamid II.
L’Egypte tient une place particulière dans ce bouillonnement intellectuel. Les revues
et ouvrages qui y sont édités sont lus partout dans le monde musulman. Du Maroc à
l’Inde, les regards convergent vers l’Egypte. Cela s’explique par l’ancienneté et le
prestige d’al-Azhar, son poids démographique, le dynamisme d’une vie politique
plus ouverte qu’ailleurs et la présence, depuis la fin du XVIII° s d’une importante
colonie syrienne dont l’élite intellectuelle magnifie le rôle du pays qui l’accueille.
Qq exemples : -Muhammad Rashîd Ridâ édite jusqu’à sa mort en 1935 al-
Manâr, fondé en 1898 ;
-al-Muqtataf, revue de vulgarisation scientifique extrêmement
lue est publiée de 1876 à 1952 ;
-al-Hilâl, revue culturelle encyclopédique désireuse de
diffuser un esprit de progrès et de liberté, existe toujours.

II- Les questions politiques


Face aux bouleversements politiques majeurs (création de nouveaux Etats, fixation
de frontières là où il n’en existait pas ; abolition du califat par Mustafa Kemal en
1924), des interrogations fondamentales émergent. Comment assumer des États dans
lesquels l’attachement à la terre, l’organisation des pouvoirs et surtout les luttes pour
l’indépendance, suscite des sentiments patriotiques nouveaux ? Comment, dans le
même temps, perpétuer l’unité communautaire dans ses expressions diverses : unité
musulmane, unité arabe, unité de la Grande Syrie ? Il faut repenser les structures
dans ce nouveau contexte.

1- le califat
L’abolition du califat en 1924 fut un ébranlement considérable. Le calife
matérialisait la permanence de la umma, unie malgré les vicissitudes de l’histoire.
Un lien disparaissait, ce qui laissait libre cours aux rivalités nationales et
communautaires. Ainsi, le Chérif Hussein fait aussitôt valoir ses prétentions au
califat, appuyé par son fils Abdallah. Il rencontre des oppositions, notamment les

3
Au sein des États du Moyen-Orient, ce sont les pays indépendants qui connaissent les régimes les plus
autoritaires (Iran, Turquie, Arabie saoudite).
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ambitions égyptiennes. Ibn Saud profite de ce moment pour se lancer à la conquête
du Hedjaz.
Le choc vient également de la disparition d’un instrument de mobilisation
contre la domination européenne dont les Ottomans s’étaient servis. Ils ont d’ailleurs
par ce biais contribué à politiser la religion.
Le califat symbolisait aussi le lien entre la religion et l’État. En obligeant les
théologiens et penseurs à se demander si le califat est nécessaire à l’islam, sa
suppression invite à réfléchir plus globalement à la question des rapports entre
religion et politique dans les nouveaux États.
en Égypte, dans les débats sur le califat, trois positions se dégagent :
-la position traditionnelle des oulémas selon laquelle il faut à la communauté
un calife élu
-la 2de est la position de Muhammad Rashîd Ridâ (1865-1935)qui donna son
point de vue dans une série d’articles publiés de déc 1922 à mai 1923 puis réunis en
un seul traité Le califat ou l’imamat suprême.
Rashîd Ridâ nait dans un village proche de Tripoli-Liban. Il reçoit une
éducation coranique puis fréquente une école gouvernementale où il se forme aux
nouvelles sciences et acquiert des notions de français. Il quitte la Syrie pour le Caire
en 1897. Il a l’intuition de ce que pour sauver l’Islam de sa décadence, il ne suffit ni
de se cantonner dans un conservatisme étroit, à la manière des représentants de
« l’orthodoxie », ni de se lancer dans une imitation plus ou moins aveugle de
l’Occident. C’est en définitive à un retour aux sources et à nouvelle interprétation des
textes que Rashid Ridâ convie les musulmans, c’est un propagandiste du retour aux
pieux ancêtres (les salâf-s) et par conséquent du mouvement appelé la salafiyya
L’ouvrage résume la doctrine orthodoxe la plus classique du califat puis
montre qu’il n’existe pour l’heure aucun candidat souscrivant à toutes les exigences.
Il suggère donc la création d’une sorte d’université religieuse qui formerait des
spécialistes du droit musulman d’où pourrait sortir le futur calife. Ridâ prend acte
d’un califat dénué de pouvoir politique mais attribue au calife une fonction religieuse
et juridique compatible avec la réalité des nouveaux Etats. Le calife est pour lui un
homme capable grâce à son intelligence et à une formation spéciale et avec l’aide des
oulémas, d’appliquer les principes de l’islam aux besoins changeants du monde et
capable, de par le respect qu’on lui témoigne, d’imposer les résultats de ce processus
aux gouvernements musulmans. Il fait du calife un mujtahid qui serait placé à la tête
d’un Conseil délibératif et consultatif chargé de légiférer conformément à la loi
islamique. L’ouvrage introduit la notion d’Etat islamique, d’Etat conformant sa
législation à la sharia. Il insiste sur la soumission des gouvernements à l’autorité
unique de la loi révélée. Celle-ci, émanation de la sagesse divine, apporte des
solutions plus satisfaisantes que celles produites par la raison humaine.
-le courant libéral représenté par ‘Alî ‘Abd al-Râziq (1888-1966) est aux
antipodes de cette pensée. Il publie en 1925 un ouvrage qui conteste la nécessité du
califat : L’islam et les fondements du pouvoir Abd al-Râziq, juriste et théologien reconnu,
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s’interroge sur la nécessité d’une institution à peine mentionnée dans le Coran et le
Hadîth. Elle n’est pas, selon lui, d’essence islamique. Il souligne que la mission du
Prophète est essentiellement spirituelle et que Dieu ne se préoccupe pas du mode de
gouvernement des fidèles. Pour Abd al-Râziq, il n’existe pas de modèle islamique
d’Etat et de gouvernement. Les oulémas d’al-Azhar condamnent l’ouvrage et son
auteur ce qui n’empêche pas le livre de connaître une grande audience en Egypte et
dans le monde arabe.

En mai 1926 les oulémas d’al-Azhar proposent la réunion au Caire d’un


congrès qui serait chargé d’étudier différentes questions touchant au califat4. Le
Congrès doit admettre l’impossibilité de désigner un titulaire, car le monde
musulman est divisé, les prétendants nombreux, et que beaucoup d’États sont
animés d’un sentiment national qui empêche l’un d’être le satellite de l’autre.

Il est donc nécessaire de penser l’unité autrement

2- le nationalisme arabe
C’est l’époque où le nationalisme arabe est théorisé et où une distinction
s’opère entre al-qawmiyya, un concept très peu utilisé avant la 1ère GM qui renvoie à la
nation arabe, et al-wataniyya qui désigne une forme de patriotisme unissant les
ressortissants d’un même Etat.
Sâti‘ al-Husrî (1880-1967) est sans doute le plus illustre théoricien de la Nation
arabe. Issu d’une famille d’origine alépine mais lui-même né au Yémen, ancien
fonctionnaire ottoman, professeur, pédagogue, il a rallié Faysal à Damas en 1918 et le
suit en Irak. Pour lui la Nation arabe a pour fondement objectif la langue et préexiste
à tout lien religieux. Il est également convaincu que l’Egypte est profondément liée
au monde arabe, notamment par son refus de la domination étrangère. Son
indépendance précoce, son poids démographique et son rayonnement culturel
rendent impossible de concevoir l’unité arabe sans elle.

Durant l’Entre-deux-guerres, élargissement du monde arabe au-delà de l’espace


concerné pendant la Première guerre mondiale vers l’Égypte et le Maghreb.

Pour désigner le nationalisme arabe à cette époque, H. Laurens parle d’arabo-


islamisme. Shakib Arslan (1869-1946) illustre bien cette imbrication des deux
notions : à la nation ottomane (dont il fut un ardent défenseur) se substitue la nation
arabe, nouvelle expression de l’unité islamique. Dans la revue qu’Arslan édite dans
l’Entre-deux-guerres, La Nation arabe, la Renaissance des Arabes est célébrée ; Arslan
plaide également pour l’union. Il estime que les Arabes ont été la gloire de l’islam et
qu’ils ont un rôle privilégié à jouer dans sa régénération. Pour lui le nationalisme

4
(qui doit nommer le nouveau calife, les oulémas, le Parlement ? ; qui peut être nommé, candidature
hachémite ne fait pas l’unanimité).
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arabe, loin de diviser la communauté des musulmans, montre au contraire que cette
dernière s’éveille. Le combat des Arabes doit être celui de tous les musulmans.

Mais il y a des limites à ce mouvement d’unification

3- Divisions et élaboration d’un nationalisme dans le cadre des Etats


- les divisions au sein des dirigeants arabes : Cf. Ibn Saoud, très hostile aux
Hachémites, et favorable à une coopération entre États.
- Les chrétiens libanais inquiets de la place du Liban dans un monde arabe
unifié.
De façon plus générale, naissance d’un nationalisme dans le cadre des États
nés du dépècement de l’Empire ottoman. C’est d’ailleurs lui qui va l’emporter avec
la création de la ligue des Etats arabes en 1945.
La plupart des Etats arabes s’efforcent de renforcer l’adhésion de leurs
populations au projet national et donc au pouvoir politique en place. Il existe tout
un arsenal de symboles (timbres, billets de banque) et de cérémonies utilisés pour
entretenir et développer le nationalisme qui ne sont pas propres aux pays arabes.
Par exemple en Egypte, au temps de la monarchie on célèbre la naissance du
roi, l’accession au trône, l’indépendance et la constitution. Ce sont des fêtes
organisées pour les notables, plutôt élitistes. Sur les billets de banque et les timbres
sont représentés des monuments du passé antéislamique5 (pyramides, Nefertiti).
Il s’agit d’une pratique générale au Moyen-Orient à tel point que le passé
préislamique et pré-arabe fait « partie intégrante de l’arbre généalogique propre à
l’Etat moyen-oriental moderne »6. Recours à ce passé constitue une façon d’attacher
les populations à un territoire dont l’histoire est prestigieuse.

Dans ce nouveau cadre régional, la formation de l’Arabie saoudite retient


l’attention. Quel musulman, quel Arabe peut en effet ignorer l’autorité s’exerçant sur
les villes saintes de La Mecque et de Médine ? Le fait qu’elles soient conquises par les
wahhabites, que l’orthodoxie sunnite a longtemps condamnés, renforce les
interrogations, suscitant à la fois la crainte et un intérêt grandissant pour un État qui
reconnaît une loi d’inspiration religieuse (sharia) comme seule loi reconnue de l’Etat.

III- La rencontre avec l’Occident – la question identitaire


Les débats sur l’identité nationale s’inscrivent plus largement dans une « quête
de soi-même », qui ne date pas d’ailleurs des années 20 mais prolonge le mouvement
de renaissance, la Nahda. Le questionnement devient plus pressant encore pendant
l’Entre-deux-guerres avec une modernité venue de l’extérieur qui s’impose aux
sociétés, un changement, une occidentalisation des mœurs.

5
Découverte de la tombe de Toutankhamon en 1922
6
Sivan, Mythes politiques arabes, p. 112
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1- Une question au quotidien


La vaste politique autoritaire de réformes modernisatrices en Turquie menée
par Mustafa Kemal ne laisse personne indifférent. Des mesures comme l’obligation
de porter le chapeau, adoptée en 1925, entraîne des débats acharnés en Iran et dans
les pays arabes. Les initiatives turques obligent à s’interroger sur son identité et sur
celle de la société que l’on veut construire. Vêtement et coiffure définissent à la fois
une attitude face à la modernité et une identité nationale.
En Egypte on oppose volontiers les « porteurs de tarbouche » aux
« enturbannés » pour mettre en lumière des formations et des milieux différents ou
pour distinguer, avec une nuance péjorative, les « gens de leur temps » des
traditionnalistes. Au début de l’année 1926, les étudiants de Dar al-‘Ulum
abandonnent le costume traditionnel et le turban au profit du costume européen et
du fez. Globalement, le costume occidental se généralise dans les villes.

Les femmes participent également au débat, encore en petit nombre mais elles
posent, de façon irréversible, la question de leur visibilité et de leur participation à la
vie publique.
En Egypte, Hudâ Sha‘râwî (1879-1947), fondatrice de l’Union féministe
égyptienne, ose le geste de retirer son voile (de visage) en public en 1923 dans la
gare du Caire7. À partir de 1923, le dévoilement s'est répandu très vite. Surtout, cela
s'est fait d'une manière volontaire, et pas coercitive comme dans la Turquie
kémaliste. À la fin des années 1960, le voile, dans la plupart des villes arabes, était
résiduel. Toutefois cette forme d’émancipation ne s’accompagne pas d’une
modification du statut juridique de la femme.
A côté, le personnage de Zaynab al-Ghazâlî (1917-2005) qui fonde vers 1935
l’Association des femmes musulmanes qui devient en 1948 l’Association des sœurs
musulmanes. Son discours est beaucoup plus conservateur que celui d’Hudâ
Sha‘arwî mais l’existence même de l’association montre l’irréversibilité de la vie
publique des femmes.
La transformation de la condition de la femme était l’un des grands thèmes du
discours réformiste depuis les années 1890. Pionnière, ‘Aisha al-Taymuriyya écrit en
1889 un article dans al-Adab et critique l’enfermement des femmes, leur difficulté
d’accès au savoir et à l’espace public. En 1899, Qasim Amin publie à son tour un
petit livre sur l’émancipation des femmes Libération de la femme. Explique la situation
de déclin par la perte des vertus sociales, de la « force morale » dont la cause est
l’ignorance. Pour lui les femmes doivent recevoir une éducation aussi poussée que
les hommes. L’éducation doit leur permettre de gagner leur vie et de ce fait de sortir
de la tyrannie masculine. Il s’agit propos très avant-gardiste pour l’époque.


7
De retour d’une conférence féminine à Rome. Tonnerre d’applaudissements et certaines femmes
l’imitent.
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Dans l’Entre-deux-guerres, égalité des sexes, accès des femmes à l’éducation et
au travail, droit de vote, réforme du statut personnel sont âprement débattues. C’est
en Turquie que l’émancipation féminine est poussée le plus loin8.

Face à la rapidité avec laquelle les mœurs changent, des croyants veulent
préserver leur foi et leur mode de vie musulmans. Les années 1920 se caractérisent
par l’avènement d’organisations dont la sociabilité emprunte à la fois au modèle
confrérique, aux œuvres philanthropiques et éducatives, aux sociétés missionnaires
chrétiennes et aux mouvements de jeunesse.

2- Une organisation nouvelle : les Frères musulmans


Cette association a été fondée par Hassan al-Banna. Né à Mahmûdiyya près
d’Alexandrie en 1906, il est issu d’une famille de classe moyenne éduquée. Son père
est un fonctionnaire de l’administration ; il a fait des études à Al-Azhar où il a
bénéficié de l’enseignement de Muhammad ‘Abdûh ; il initie son fils aux idées
réformistes et puritaines. Ce dernier est formé au kuttâb puis à l’école primaire. A 13
ans, il devient membre d’une confrérie soufie répandue en Egypte la Husafiyya. Il
fait ensuite des études à Dar al Ulûm au Caire de 1923 à 1927.
Nommé instituteur à Ismaïlia, la ville du canal où les étrangers sont très
nombreux. Bannâ exprime un sentiment de malaise profond lié à la présence
étrangère. « Matin et soir les signes de l’occupation étrangère crevaient les yeux : le canal de
Suez. C’était lui la cause du mal, la racine de la plaie. A l’ouest, le camp militaire anglais… et
à l’est, le Bureau général de l’administration de la Cie… L’Egyptien dans toute cette
atmosphère se sentait étranger chez lui, méprisé ». L’attitude face à la présence
occidentale est le rejet.
Bannâ pousse très loin le constat de la dégradation des sociétés musulmanes.
Leur authenticité est, selon lui, menacée par les valeurs occidentales et tout ce qui
n’est pas directement d’inspiration islamique. Les Frères préconisent le retour à
l’Islam des premiers siècles de l’hégire.
-> Le mouvement a pour but d’islamiser la société. Il s’agit d’une « islamisation »
personnelle qui doit faire tâche d’huile.
Ré-islamiser la société, c’est en fait réformer l’islam (la société est déjà
musulmane !) et refuser la modernité laïcisée (allusion aux tribunaux) et plus
généralement ce qui est considéré comme non-musulman : l’ignorance (Hassan al-
Banna accorde une grande importance à l’éducation, y compris des filles), l’usure et
l’intérêt, les écoles non-musulmanes laïques ou missionnaires ; les journaux ; les
partis politiques9.


8
Code de la famille interdit la polygamie et la répudiation, instaure le divorce par consentement mutuel,
rend l’instruction des femmes obligatoire et leur reconnait le droit au travail. Droit de vote aux municipales
accordé en 1930 et aux suffrages nationaux en 1934
9
En 1936, dans une lettre adressée au roi Farouk, Banna revendique l’interdiction de tous les partis
politiques qui selon lui ne représentent que les intérêts individuels et contribuent à diviser les musulmans.
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Les musulmans doivent mener une vie islamique : éducation, prière, famille
patriarcale où la femme, éduquée, est la gardienne des valeurs religieuses et morales
du foyer. Bannâ invite à mener une vie individuelle et familiale selon un modèle
musulman.
De façon plus large, la vie sociale et économique doit elle aussi être musulmane.
Bannâ prône une vision de l’islam comme système global, portant sur tous les
aspects de la vie. Le pouvoir politique constitue selon Bannâ, « une des racines de
l’Islam ». Ce projet d’instaurer un « État islamique » est pensé par Rashîd Rîda. Il
s’agit de mettre la loi religieuse (charia) au centre du pouvoir politique, d’où la devise
des Frères musulmans : « Le Coran est notre constitution ».
Il s’agit d’un mouvement qui tient à la fois de la confrérie religieuse (Hassan
al-Bannâ est le guide) et du parti politique ou du syndicat. Dans les années 1930, il
se dote d’une branche militaire dont certains membres combattront en Palestine. Par
son ampleur10, il marque profondément la société égyptienne et notamment tous les
mouvements en gestation dans les années 1940, les Officiers Libres par exemple.

3- la place de l’islam
Plus fondamentalement, se trouve l’interrogation sur la place de l’islam. En
Turquie, abolition pure et simple de la loi religieuse remplacée par des lois inspirées
du modèle européen. Dans les autres pays, mouvement aussi de codification
juridique sur le modèle européen ; seules les questions de statut personnel restent,
pour les musulmans, régies par la loi religieuse (sharia)11.
Les intellectuels musulmans et les oulémas soucieux de faire évoluer la
tradition se réclament du penseur, juriste et réformateur égyptien Muhammad
‘Abduh (mort en 1905), selon des tendances diverses, parfois en totale contradiction.
Ø Les uns accordent une grande place à la raison humaine et prône la liberté de
parole, la possibilité de soumettre l’islam, son dogme et ses textes sacrés, à la
méthode critique12, ainsi que la séparation des espaces religieux et politiques.
Ø D’autres s’appuient sur Abduh pour affirmer la nécessité d’un retour aux
sources de la foi. L’islam doit rester le fondement de la société, voire de la
politique. Dans les années 1920, le réformisme musulman devient plus populaire :


10
4 sections en 1929 et 15 en 1932 ; d’après l’association elle-même, il y aurait 330 sections en 1938 à
travers toute l’Egypte ; puis 2000 sections en 1948, on parle d’un million d’adhérents.
11
Il en est de même pour les autres religions : le statut personnel reste régi par les « lois » religieuses
des Églises ou des communautés juives. Il n’y a donc pas de statut personnel unifié.
12
Dans cette perspective, on peut évoquer le travail de Tâhâ Husayn (1889-1973), De la poésie
antéislamique paru en 1926. Il applique dans son ouvrage la méthode de la critique historique à la poésie
antéislamique et émet des doutes sur son écriture avant l’Islam. Il touche ainsi aux racines de la structure
traditionnelle du savoir arabe. Le livre déchaîne un scandale et doit être retiré. Il ouvrait une brèche dans
l’édifice sur lequel s’était développée, non seulement toute la philologie arabe, mais aussi l’ensemble des
gloses linguistiques sur lesquels reposent les interprétations religieuses.
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on passe de la controverse entre savants à des écrits qui touchent un public plus
large, comme c’est le cas de la revue Al-Fath13.

Conclusion :

L’abolition du califat, la création de l’Etat moderne et bureaucratique (qui


intervient dans de multiples aspects de la vie des citoyens) et les transformations des
sociétés (expansion des réseaux éducatifs, urbanisation, développement de
l’industrie) rendent nécessaires de repenser place de l’islam. La pensée sur l’islam
échappe aux clercs traditionnels que sont les oulémas. L’islam est reformulé comme
une idéologie politique.
Pourtant, l’islam n’est pas politique par nature. Sa politisation de l’islam résulte de
contextes singuliers (N. Picaudou) et elle est liée au moment colonial et au combat
national. L’islam devient un élément de l’identité nationale, identifié à une
personnalité culturelle essentialisée qu’il faut protéger contre l’influence extérieure,
« l’Occident », incarné par le pouvoir colonial, la domination économique du
capitalisme européen et américain, et l’occidentalisation des mœurs.


13
Cette revue est publiée dans les années 1920 par Muhibb al-Dîn al-Khatîb (lui même d’origine
syrienne et vivant en Égypte). Elle est moins érudite et plus accessible à un large public et elle participe donc à
la diffusion des idées du réformisme musulman (dans sa version salafiste) dans une plus large partie de la
société. Elle présente le monde musulman comme une « citadelle assiégée » menacée par l’occidentalisation
croissante de l’Orient dont certains pays/populations se font le relais comme la Turquie ou … l’Egypte elle-
même avec le dévoilement des femmes et la place faite aux chrétiens. Pour lutter contre ces évolutions
pernicieuses, Al-Fath encourage la réforme d’Al-Azhar, la propagande et la création d’un parti religieux.

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