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Béance eschatologique

Bouddha et Christ

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Gérard Eschbach

Béance eschatologique

Bouddha et Christ

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INTRODUCTION

La béance dans la rondeur de notre monde, loin de signifier


un vide stérile, dénote au contraire une fissure ouvrant un
ailleurs. Un ailleurs du monde et un ailleurs de l'homme. Un
premier travail, propédeutique vers une ‘anthropologie né-
gative’, avait abouti à trois volumes sur les " bulles
béantes ". Faites le tour de toutes les bulles du possible hu-
main (logique, scientifique, philosophique, épistémologique,
pragmatique, idéologique...), aucune ne réussit à se bou-
cler en plénitude autonome.
Il n’est pas de bulle si grande ou si petite soit-elle qui, ulti-
mement, ne reste béante. Cette universelle béance, sur
quoi, finalement, est-elle béante ? Cette question hante la
suite de notre recherche.
Ici, sans doute, la simple philosophie doit être prête à s’ou-
vrir à un au-delà d’elle-même. C’est du côté des mystiques
et des sagesses que nous viennent d’étonnantes lumières.
Dans un précédent volume, une réponse venait, limpide, de
la part du mystique chrétien Johan Tauler pour qui le pos-
sible humain est finalement béant sur un impossible que la
foi appelle Dieu.
La béance refuse, sans doute pour toujours, les réponses

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définitives. Comme si l’humain était fait pour marcher inlas-
sablement, dangereusement, sur la route d’un exode infini.
Pourquoi l'existence ne s'écoule-t-elle pas en sereine indif-
férence ? Pourquoi surgit-elle 'entre' ? Entre dispersion et
retour. Entre nécessité et liberté. Entre chute et salut. Entre
faute et rédemption. Entre péché et grâce...
Bouddhisme et christianisme donnent sens dans la faille de
cet 'entre'. De façon radicalement différente. Mais non radi-
calement contraire.

La question eschatologique
Il s’agit à la fois de la question du sens et de la question du
salut. L’existence, l’existence personnelle ou collective, a-t-
elle un sens ou est-elle livrée au non-sens et à l’absurde ?
D’où vient l’existence ? Où va-t-elle ? Où va notre question-
nement ? Destin ? Destinée ?
En passant du général au particulier, ces questions
peuvent prendre une dimension angoissante.
C’est à la fin que la question se pose. Que cette ‘fin’ soit
envisagée comme le terme réel de mon existence, et alors
la question se pose de façon irréversible, ou bien comme le
point d’aboutissement d’un tour d’horizon, auquel cas elle
ne reste encore que virtuelle.
Me projetant ‘à la fin’ je peux poser des questions telles
que : " Mon existence a-t-elle eu un sens ? N’ai-je pas ab-
surdement raté ma vie ? " Imagine qu’à la fin de ta course
un regard souverain se pose sur toi. Il est bienveillant, mais
infiniment critique il te dit ces simples mots sans appel: " tu
as tout raté ". Puis, selon la tournure religieuse de ton
propre esprit il ajoute : " Vas à la poubelle pour toujours ! "
ou bien " Vas renaître comme puceron ! ". Le puceron

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bouddhique a du moins la chance de renaître pour d’autres
essais. Dans la poubelle éternelle, le raté chrétien est
irréversible.

Et nous ?
Lorsque tu t’éveilles, tu es déjà en route! Tu te découvres
‘toi’ et tu es embarqué. Personne n’a demandé ton avis
avant d’ 'être' et encore moins avant d' 'être toi'. Personne
n’a demandé ton avis avant l’embarquement. Te voilà à
bord d’une sorte de grand vaisseau intergalactique appelé
le ‘monde’. Il file à grande vitesse. Il fonce dans le
brouillard. Où allons-nous ? Notre carte d’embarquement
ne mentionne qu’un aller vers une destination incertaine. Il
n’est pas question de ‘retour’.
L’angoissant de la question se dilue habituellement dans le
‘sérieux’ du quotidien. L’humour la contourne. Parfois intra-
duisible comme cette petite histoire en son allemand origi-
nal. Zwei Schweine diskutieren über die letzten Dinge. ‒
Das Erste: « Was wird eigentlich einmal aus uns wer-
den ? » ‒ Das Andere: « Ist doch Wurst ! » Comment tra-
duire ? Deux cochons discutent sur les ‘fins dernières’. ‒ Le
premier: "Qu’allons-nous devenir un jour ?" L’autre: "Mais
c’est de la saucisse..." La traduction ne fait pas rire parce
qu’elle passe à côté. Que les cochons soient destinés à de-
venir de la saucisse, c’est l’évidence terre-à-terre. Mais
l’expression "Ist doch Wurst ! " – "C’est de la saucisse ! " –
dit essentiellement en allemand: "Cela m’est complètement
égal." La banalité se confond avec l’indicible. L’évidence se
met à rire jaune devant le possible tragique.
L’univers de la gent porcine ne s’étend pas au-delà du
groin. Celui de certains humains, hélas, ne va pas plus

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loin ! Mais l’homme n’est pas ou ne devrait pas être limité,
comme l’animal, par l’ ‘horizon indépassable' de son igno-
rance ou de ses certitudes terre-à-terre. L’homme est ou-
vert sur l’infini. Il ne saurait donc passer à côté de la ques-
tion eschatologique.
Mais il y a mille autres façons d’évacuer la question. Et d’in-
finiment sérieuses ! Soit en évacuant son urgence comme
font les naturalismes ou les matérialismes. Soit en la recen-
trant en immanence comme font les multiples variations du
stoïcisme ou de l’épicurisme.

Eschatologie
Eschatologie signifie de façon générale la vision des
‘ choses ultimes ’ – ta eschata, en grec – en même temps
que celles des ‘ fins dernières ’ de l’homme. Qu'est-ce qui
est 'au-delà' ? Qu’est-ce qui advient ‘ après ’ ? Après les li-
mites de l’espace et du temps de notre condition humaine.
Au-delà même des limites du pensable.
Un tel questionnement n’a cessé de produire un genre litté-
raire particulier, l’apocalyptique. On le retrouve multiforme à
travers tous les temps et toutes les cultures. Dans l’espace
judéo-chrétien s’est particulièrement développé entre le IVe
siècle avant J-C. et le IIe après. Les apocalypses les plus
connues sont celles du prophète Daniel et de l’évangéliste
saint Jean. ‘ Apocalypse ’ – apokalypsis en grec – veut dire
‘ révélation ’. Elle veut être ‘ découverte ’ de l’état et du sta-
tut définitifs des choses, terrestres et célestes, à la ‘ fin ’ de
l’Histoire.
Un regard superficiel pourrait faire croire que les grands
thèmes eschatologiques se sont aujourd’hui évanouis ou
se sont réfugiés du côté des sectes. Où trouver dans l’art

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contemporain quelque chose de comparable au ‘ Jugement
dernier ’ d’un Michel-Ange dans la chapelle Sixtine ? Il faut
sans doute dépasser une telle approche hâtive et aller
beaucoup plus profond. Bien des signes, aujourd’hui, ne
trahissent-ils pas d’étranges angoisses refoulées ? Face au
nihilisme d’un monde matérialiste et technicien. Face à une
civilisation qui déloge l’homme de sa niche écologique et le
laisse sans liens existentiels. Face aux menaces de
moyens de destruction planétaire. Face à l’improbabilité
absolue de l’accès à l’immortalité biologique...
La question de la "fin" et de l’ "après" porte, bien sûr, sur le
destin ou la destinée de chaque individu humain après sa
mort. Survie ? Résurrection ? Jugement ? Salut ? Damna-
tion ? Eternité ? Mais elle porte autant sinon plus sur le
destin universel de toute l’humanité. La fin du monde ? Les
signes précurseurs ? Le cataclysme final ? Le nouvel ordre
universel ?

Les fins dernières


L’ultime béance, la dernière, celle qui est au bout, du côté
des ‘ fins dernières ’. Elle s’ouvre, abrupte, au-delà de cette
limite qui marque la séparation entre mon monde, celui des
évidences phénoménales, et le ‘ trou ’ qui s’ouvre béant im-
médiatement après. Ce monde ‘ mien ’, celui de ‘ ma ’ vie
et celui de ‘ mes ’ possibilités est l’unique monde de mes
évidences. J’y suis né. J’y meurs. Je n’ai aucune expé-
rience d’un hypothétique ‘ ailleurs ’. Personne n’est jamais
revenu d’un au-delà. Pourquoi, alors, cette béance hante-t-
elle l’existence ?
Très schématiquement, on peut distinguer trois types
d’existences face au problème ou plus exactement du mys-

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tère de l’ultime béance.

1) L’attitude naturaliste boucle la pure immanence sur elle-


même. Elle fonctionne sur un déni de tout au-delà, refoule
toute angoisse métaphysique et se réconcilie ainsi avec la
plénitude ‘ animale ’ de la vie.
2) Pour cette attitude, la mort n’est pas la fin absolue. En
grisé se prolonge une ‘ existence ’ virtuelle qui ne prend fin
qu’avec la fin du monde. On peut ainsi ‘ survivre ’ de mul-
tiples manières. En devenant ‘ immortel ’ comme académi-
cien, par exemple. En se perpétuant dans la vie de ses en-
fants. En transmettant ses gènes (supposés immortels !).
En entrant dans l’Histoire. En survivant dans la mémoire
collective.
3) Il y a enfin les attitudes ouvertes à la transcendance. Ce

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sont elles qui nous intéressent face à l’extrême béance, à
savoir le bouddhisme et le christianisme.

Eschaton
Le concept d’eschatologie veut prendre dans notre pré-
sente étude une extension maximale. Il s’agit de tout l’au-
delà de la ‘ bulle ’ de notre existence. Cela peut se formuler
par une seule question. Qu’y a-t-il au-delà de notre hori-
zon ?
De cet horizon et de ses imites il a été amplement question
dans les trois volumes des ‘ Bulles béantes ’. Les limites et
les frontières sont relativement plus faciles à approcher que
ce qui peut être au-delà.

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La roue et la croix
Deux symboles pour désigner les deux ‘ systèmes ’ de sa-
lut que sont le bouddhisme et le christianisme.

Le cercle de la roue est fait d’un seul vecteur qui se boucle


sur lui-même. La croix est faite de deux vecteurs, l’un à
l’horizontale et l’autre à la verticale, qui se rencontrent en
un point qui fait centre.
Face au christianisme, le bouddhisme gagne en compré-
hension. Il en va de même du christianisme face au boud-

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dhisme. Il est donc intéressant de les étudier en confronta-
tion. Sans affronter l’autre, le même risque de tourner sur
lui-même dans l’indifférence. C’est la différence qui le ré-
vèle.

Le vecteur du cercle se ferme en se bouclant sur lui-même.


Les deux vecteurs de la croix sont ouverts à l’infini. La roue
tourne en logique et réconcilie dans l’harmonie. Écartelée
vers l’infini du haut et du bas, de la droite et de la gauche,
la croix distend dans les quatre dimensions de l’espace et
trouve son équilibre seulement au centre, au cœur de la
croisée des bras.
Croix et roue deviennent ainsi symboles de deux séries de
concepts antithétiques entre lesquelles s’ouvre l’espace
d’une riche fécondité dialectique.

Roue Croix
Gnose Révélation
système alliance
idéalisme foi
Éternel retour Histoire
cercle vecteur

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Il y a Création
renaissance naissance
impermanence être
Phénoménisme substance
nécessité liberté
Loi de conditionnalité acte
Non-dualité Dialectique
Vacuité Béance
Même Autre
Non-moi Je : Personne
Dukkha Péché
Karma Péché du monde
Eveil Rédemption
Rompre le cercle Agapè
Du cercle à la spirale Exode
Bodhisattva Saint
Le Bouddha éternel Communion des saints
Sangha Eglise
Nirvâna Royaume des cieux
Dharma Evangile

Dialectique
L’intelligence est à travers la différence et cette traversée
est une chance. L’espace du logos se déploie entre une

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multitude de polarités antithétiques. Cherchez dans votre
lexique habituel tous les mots qui y ont également leur
contraire, comme par exemple construire/détruire, etc. N’en
oubliez pas. Supprimez ces nombreux couples antithé-
tiques. Avec les mots restants, essayez de dire des choses
pertinentes. Vous mesurerez combien cela s’avère impos-
sible. Tant il est vrai que, directement ou indirectement,
nous parlons et nous pensons sur fond de différence. Par-
ler et penser c’est 'pro’-voquer des différences et les dé-
passer en avant.
Nous comprenons à travers un espace de contraires. L’in-
telligibilité est au prix de dichotomies. Il n’y a de pertinence
qu’à travers la différence. La protestation du sens est iden-
tiquement la protestation de la différence. Là où ça ne pro-
teste plus, il n’y a plus de sens. C’est le règne de l’indiffé-
rence. C’est en traversant la différence que l’humain se dé-
cide. Il n’est de valeur qui ne soit fondamentalement exi-
gence de différence. Que serait, en effet, le Bien en soi, le
Vrai en soi, le Beau en soi, le Juste en soi... s’il n’y avait
pas en face, antagoniste provocateur, le mal, le faux, le
laid, l’injuste ? Dans la faille, entre le même et l’autre
s’ouvre l’espace de la différence, l’espace d’une nouvelle
nature et la chance d’un monde nouveau que nous pou-
vons aussi appeler ‘culture’.
Sans différence, sans différence de potentiel, l'énergie,
aussi bien l’énergie matérielle que l’énergie spirituelle at-
teint son point zéro. Que deviendrait notre monde sans les
grandes différences entre bien et mal, entre erreur et vérité,
entre Dieu et Néant, entre sacré et profane, entre ciel et
terre, entre juste et injuste, entre sens et non-sens, entre
besoin et création, entre relatif et absolu, entre immanence
et transcendance, entre réel et idéal, entre ce qui est et ce

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qui doit être, entre liberté et oppression, entre péché et
grâce... ?
Il n'existe pas de grande culture qui ne se soit constituée
sans une source chaude puissante de signifiants absolus:
Dieu, l'Etre, le Cosmos, les Valeurs, le Sens... Egalement
avec des accumulateurs sémantiques bien chargés comme
la tradition, la religion, l'éducation, la sagesse commune,
les monuments de l'art et de l'esprit... Jusqu'à son déclin,
un système culturel fonctionne grâce à son ouverture sur
l'écosystème du sens total. C'est ainsi qu'il peut être vivant.
C'est ainsi que sa vitalité spirituelle, c'est-à-dire sa néguen-
tropie, ne cesse de défier victorieusement la fatalité entro-
pique de la dégradation du sens.
Toutes les cultures qu'elles soient historiques ou person-
nelles, toutes les philosophies et toutes les religions du
monde fonctionnent sur des différences pour elles radicales
et essentielles. Quelques exemples suffisent. Pour les
prophètes de l’Ancien Testament, l’infidélité et l’idolâtrie
face à l’Alliance. Pour Bouddha, la souffrance universelle
du karma face à la certitude d’une possible libération. Pour
Blaise Pascal, la misère de l’homme face à sa grandeur.
Pour Platon, l’oubli face au ressouvenir des idées innées.
Pour l’hermétisme, le salut de l’âme face à sa chute dans
un corps matériel. Pour Marx, la libération de l’homme face
à son aliénation.
Mais déjà une telle approche est-elle occidentale. Un boud-
dhiste ne peut que la relativiser à l’extrême, prônant fonda-
mentalement la non-dualité. Cependant il s’agit ici de com-
prendre. Comprendre avant d’accomplir.

Un champ de tension différentielle

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Ici encore l’intelligibilité est au prix de dichotomies, car il n’y
a de pertinence qu’à travers la différence. Mais ces dichoto-
mies doivent à leur tour être relativisées. Ainsi ’néolithique ’
et ’judéo-chrétien ’ n’existent, concrètement, nulle part à
l’état pur. Il s’agit plutôt d’essences ou de concepts polaires
au service d’une typologie différentielle créatrice, dialecti-
quement, d’intelligibilité. Lorsque donc se trouvent ainsi op-
posés des aspects ou des dimensions antinomiques cela
ne veut pas dire que d’un côté il y a et que de l’autre il n’y a
pas. Cela veut dire que le basculement se fait ou risque de
se faire, le plus souvent, en moyenne statistique, d’un côté
et pas de l’autre. Mais on sait que pour faire basculer, il suf-
fit que l’équilibre soit rompu par trois fois rien. Il ne faut pas
oublier non plus qu’il s’agit d’une approche de type ’systé-
mique’ où par-delà les pondérables analytiques dominent la
logique interne et la cohérence de l’ensemble. Approche
qui est aussi ’architecturale’ et où comptent essentiellement
les masses, les volumes, les proportions...

L’indifférence est stérile et insignifiante. L’indifférence tend


vers le sens zéro. Le sens est fils de la différence. On peut
même affirmer d’emblée que plus est forte la différence,
plus fort est le sens. En même temps, c’est le sens qui pro-
voque inlassablement la différence. Sans lui, dans la na-
ture, régnerait l’absolue équivalence.

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La protestation du sens est identiquement la protestation
de la différence. Là où ça ne proteste plus, il n’y a plus de
sens. C’est le règne de l’indifférence. C’est en traversant la
différence que l’humain se décide.
Il n’y a pas de valeur qui ne soit fondamentalement exi-
gence de différence. Que serait, en effet, le Bien en soi, le
Vrai en soi, le Beau en soi, le Juste en soi... s’il n’y avait
pas en face, antagoniste provocateur, le mal, le faux, le
laid, l’injuste ?
Une telle dynamique trouve en fait sa raison du côté de la
systémique. C'est-à-dire dans différence de potentiel entre
une source chaude et un puits froid.
Le fonctionnement de la réalité spirituelle ne doit pas être
étranger au fonctionnement de n’importe quel système,
spécialement celui d'un organique vivant. Le système vi-
vant est donc ici paradigme. Il faut en rappeler les principes
élémentaires. La dynamique est fonction de la différence
de potentiel entre une source chaude et un puits froid. Plus
cette différence est grande, plus grande est la dynamique.
Peut-il exister une grande philosophie, par exemple, dont
les concepts essentiels ne fonctionnent sur une différence
de potentiel importante ? Et que dire des religions, des
systèmes de salut, des projets politiques, voire des
idéologies ?
Bouddhisme et christianisme représentent, de façon diffé-
rente, deux formidables dynamiques spirituelles créatrices
et porteuses de culture et de civilisation pour des milliards
d'hommes durant de longs siècles. Les deux dynamiques
fonctionnent comme toute dynamique sur un même prin-
cipe, à savoir une 'différence' de potentiel entre deux polari-
tés antithétiques. Chacune des deux dynamiques, cepen-

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dant, joue entre des polarités différentielles qui déterminent
la spécificité et du bouddhisme et du christianisme.

Quel bouddhisme ?
Le bouddhisme n’est pas à proprement parler une religion.
Il est plutôt une sagesse. En tant que telle il vit d’une illumi-
nation que chaque être humain est invité à partager. A la
différence du catholicisme, par exemple, religion très cen-
tralisée, avec sa hiérarchie de gouvernement et son sys-
tème dogmatique, le bouddhisme garde ouverte sa fonda-
mentale unité d’inspiration à une multitude d’écoles, de
mouvements et de tendances, sans autorité réellement
centrale.
Née cinq siècles avant Jésus-Christ, la sagesse boud-
dhique connaîtra aux alentours du premier siècle chrétien,
une étonnante mutation avec l’apparition du bouddhisme
mahāyana. Ce terme sanscrit signifie ‘ grand véhicule ’ par
opposition au ‘ petit véhicule ’ qui désigne le hinayāna du
bouddhisme originel, à savoir le bouddhisme ancien avec son
modèle de sainteté qu’est l’Arhat, le moine qui se retire du
monde et pratique l’ascèse en vue de son salut.
Le mahāyāna apparaît dans le nord de l’Inde et dans l'Em-
pire kouchan, d’où il se répand rapidement au Tarim et
en Chine, avant de se diffuser dans le reste de l’Extrême-
Orient. Dans ce ‘ Grand véhicule ’ qui est un peu le ‘ Nou-
veau Testament ’ par rapport à l’ ‘Ancien ’, tous sont desti-
nés au salut, tous sont appelés à devenir ‘ bouddha ’, grâce
à la solidarité dans la sainteté des ‘ Grands Compatis-
sants ’. Il y a quelque chose de mieux que la sainteté, c’est
de sanctifier les autres; quelque chose de préférable à l’en-
trée dans le nirvâna, c’est d’y acheminer les autres. Bien-
veillance et compassion sont dès lors les vertus essen-

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tielles dans le bouddhisme. Délivré, délivre. Arrivé à l’autre
rive, fais-y parvenir les autres. Le Bodhisattva est un Boud-
dha en devenir. Il fait le vœu héroïque de ne pas atteindre
le nirvâna tant qu’il y aura des êtres à sauver. Le boud-
dhisme Mahâyâna élabore ainsi une toute nouvelle éthique.
Le Bodhisattva a en effet la possibilité de transférer sur les
autres une partie de ses mérites afin de rompre l’enchaîne-
ment de leurs renaissances. Parvenu au seuil du nirvâna, il
refuse d’y entrer pour aider ses semblables à y accéder.
Le Saddharmatundarika ou ‘Lotus de la Bonne Loi’, un des
textes les plus populaires du ‘Grand Véhicule’ enseigne
l’unicité de tous les véhicules. Apparaît ainsi une figure
nouvelle de Bouddha, différente de celle de Gautama, le
Bouddha historique. Il se présente lui-même comme celui qui
a fait le vœu de ne pas entrer au nirvara avant d’avoir éclai-
ré le monde.
Singulière rencontre avec l’Evangile christique ! Le Bodhi-
sattva ne s’enferme pas dans sa béatitude. ‘Kénose’ salva-
trice, il descend jusqu’en enfer. Il traverse tout le champ de
l’iniquité pour en faire un espace de grâce. Agapè ne fait
pas autrement.

Rencontre ?
Le raccourci est tentant. Dans un ouvrage paru en 2008 1,
Pierre Perrier rapporte que vers 65–68 après Jésus-Christ,
Thomas, apôtre de Jésus, serait arrivé par la mer à Lian-
yungang, au Nord Est de la Chine, pour remonter le fleuve
Jaune jusqu’à Chan’An, Xi’an, la ville impériale. Il annonce
l’Evangile. Mais dès l’an 64, Jésus serait apparu en vision à

1 Pierre Perrier, Thomas fonde l’Eglise de Chine, Editions du


Sarment, 2008.

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l’empereur Mingdi. Celui-ci fait graver son songe dans la fa-
laise de Kong Wang. Il est sans doute intéressant de noter
que dans l’année qui suivra la parution du livre de Pierre
Perrier, les autorités chinoises ont cru nécessaire de cribler
au sable à très haute pression les bas reliefs de la falaise
de Kong Wang, effaçant ainsi toute trace. Mais, heureuse-
ment, des documents et des reproductions subsistent.
Il reste par ailleurs une collection de sûtras provenant du
concile constitutif du Grand Véhicule réuni sur ordre de
l’empereur kouchan Kanishka 1er (127–147). Un grand
nombre d’entre elles témoignent d’une reprise de l’ensei-
gnement de Thomas. Le Sutra du Lotus, par exemple, n’est
pas sans étonnantes ressemblances avec l’Evangile.
Le livre de Pierre Perrier souligne des confirmations ar-
chéologiques et littéraires de la venue de l'apôtre Thomas
en Chine de 65 à 68. D’étonnantes preuves commencent
ainsi à s’accumuler de la fondation apostolique d'une
grande Église chinoise, à la fois visible et invisible. Il faudra
sans doute encore beaucoup de travail et de corroborations
sur ce qui pourrait être une découverte majeure.
Il n’en reste pas moins que la rupture entre le ‘Grand Véhi-
cule’ et le ‘Petit Véhicule’ représente quelque chose comme
un miraculeux surgissement. La mise en parallèle avec le
mystère chrétien ne peut pas ne pas l’amplifier encore.

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26
1
Entropie

Si l'homme était parfait, habitant d'emblée le meilleur des


mondes, il ne se mettrait pas en quête de 'religion' ou de
'sagesse'. Une chose comme le ‘salut’ n’aurait pas de sens.
Le bouddhisme comme le christianisme seraient inutiles.
Mais l'homme n'est pas parfait et le monde qu'il habite n'est
pas parfait. Qu’on l’exprime comme on voudra, l’homme est
en quête profonde, consciente ou inconsciente, de ‘salut’.
Au cœur de l’existence personnelle, collective ou histo-
rique, est omniprésente l’expérience de quelque chose qui
n’est pas à sa place, qui est de trop et s’impose, encom-
brant, comme une ‘positivité’ négative qui colle à la peau de
l’humain.. Cette expérience est toujours présente, même si
elle reste latente ou simplement comme toile de fond de
notre condition.
L’homme est un animal qui a perdu son innocence. Déjà, le
tout petit enfant, un "pervers polymorphe" selon Freud, ne
garde que brièvement son innocence première. Son para-
dis est irrémédiablement perdu. L’animal seul est absolu-

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ment innocent, innocent de part en part. Le carnivore le
plus ‘féroce’ reste innocent, excepté dans les contes ou les
fables. Mais là, justement, il 'parle ’ et joue à l'homme !
Tout ‘positif’ est toujours CONTRE un ‘négatif’. La vie contre
la mort. La santé contre la maladie. La science contre
l’ignorance... Ultimement, le salut contre la perdition. Com-
ment désigner ce ‘négatif’ contre lequel surgissent les reli-
gions et les sagesses sans encore préjuger du ‘système’
spécifique dans lequel il fonctionne ? Pourquoi ne pas l’ap-
peler ‘entropie’ ? Encore ‘neutre’ approche du négatif fon-
damental. La précision vient ensuite. Cela s’appelle ‘péché’
pour un chrétien ou ‘karma’ pour un bouddhiste.
Une sorte de ‘faille originelle’ dans l’être même de notre
monde... Laissées à elles-mêmes, les choses ne vont pas
en s'améliorant. Elles vont au contraire inexorablement
vers la dégradation. Ainsi de la matière. Ainsi de l'énergie.
Ainsi du vivant. Ainsi des réalités spirituelles. Pourquoi ne
tombons-nous pas spontanément en sainteté ? Pourquoi la
tentation tire-t-elle vers le bas ?

Entropie
Cette négativité nous pouvons l’appeler ‘entropie’. La sa-
gesse bouddhique et la foi chrétienne peuvent être consi-
dérées essentiellement comme des dynamiques qui vont à
l’encontre de l’entropie du monde. Et pas seulement l’entro-
pie matérielle. Je prends ce terme d’entropie en un sens
large désignant toute dégradation d’énergie aussi bien ma-
térielle que spirituelle. Il a l’avantage de permettre une ré-
flexion sur les réalités spirituelles à partir du paradigme
thermodynamique, ce qui confère aux inévitables abstrac-
tions une plus grande pertinence.

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Le paradigme thermodynamique. C'est en 1850 que Carnot
et Clausius ont énoncé le second principe de la thermody-
namique. Depuis nous savons que toute énergie – et
qu’est-ce qui n’est pas ‘énergie’ dans notre univers ? – est
soumise à son inexorable dégradation. En prenant forme
calorifique – passage obligé de toute énergie qui se fait
‘utile’ – l’énergie ne peut plus jamais revenir en sa forme
première. Elle perd une partie de sa capacité d’effectuer du
travail. Cette dégradation est irréversible. Cela veut dire
concrètement qu’un système clos, où l’énergie est obligée
de se recycler pour ainsi dire en ‘vase clos’, tend vers un
équilibre thermique qui signifie sa mort. Cette dégradation
s’appelle ‘entropie’. L’entropie affecte le temps d’un indice
de dégradation, de dispersion et de mort. Tout effort de
création et de développement se paye en entropie. Aucun
système ne peut se régénérer dans sa clôture. L’ensemble
de notre univers considéré comme un supersystème clos
va progressivement se désorganisant jusqu’à sa mort iné-
luctable.
Le principe de la dégradation de l’énergie se généralise
très vite en principe de dégradation de l’ordre. En 1877,
Boltzmann montre que la chaleur n’est en fait que l’énergie
propre aux mouvements désordonnés des molécules au
sein d’un système. Un accroissement de chaleur signifie un
accroissement d’agitation désordonnée. C’est le désordre
qui caractérise la forme calorifique de l’énergie et explique
la dégradation de son aptitude au travail. L’entropie s’identi-
fie dès lors au désordre. Elle est dégradation de l’ordre. En
termes de probabilité statistique, les configurations molécu-
laires sont d’autant plus probables qu’elles sont plus désor-
données et d’autant moins probables qu’elles sont plus or-
données. Le désordre, la désorganisation, l’entropie s’iden-
tifient avec la plus grande probabilité physique pour un sys-

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tème clos. L’ordre est non seulement dégradable, mais
improbable ! A l’opposé de la science classique, l’ordre ne
va plus de soi. Il est devenu problématique. Et avec l'ordre,
l'information elle-même piégée par le 'bruit'.

Néguentropie
L’entropie est 'naturelle' descente. N’y a-t-il pas de ‘remon-
tée’ ? Pour désigner une telle contrepartie de l’entropie a
été forgé le concept de ‘néguentropie’. Contrairement à
l’entropie, la néguentropie ne va pas de soi. Elle est à
contre-courant. Elle est tâche laborieuse de remontée du
courant.
Comment vaincre l’entropie ? Le savant Maxwell a besoin
pour cela de rien moins que d'un ‘ démon ’. Soit un réci-
pient dans lequel règne l’équilibre thermique, c’est-à-dire
l’entropie maximale. Il faut diviser ce récipient en deux par-
ties, appelées respectivement ‘chaude’ et ‘froide’, grâce à
une séparation étanche munie seulement d’un clapet. Le
démon doit surveiller l’agitation au hasard des molécules et
ouvrir chaque fois le clapet pour laisser passer dans la par-
tie ‘chaude’ une molécule rapide qui se présenterait du côté
‘froid’ et pousser dans la partie ‘froide’ une molécule lente
qui se présente du côté ‘chaud’. Peu à peu, toutes les mo-
lécules lentes se trouvent dans la partie ‘froide’ et toutes les
molécules rapides, dans la partie ‘chaude’.
Rétablir une telle différence de potentiel signifierait incon-
testablement la victoire sur l’entropie. Mais quel serait le
prix d’un tel travail ? En vertu du second principe de la ther-
modynamique, la dépense d’énergie nécessaire serait su-
périeure à celle qu’on gagnerait ! Imaginons cependant ce
démon infatigable et d’un dévouement sans limites. Soit.

30
Seulement l’existence même d’un tel être est d’une
extrême improbabilité ! Et, dut-il exister, pour produire de la
néguentropie à l’intérieur du système clos que constitue le
récipient, le démon ne pourrait pas ne pas créer de l’entro-
pie en dehors de lui, c’est-à-dire dans l’ensemble du sys-
tème environnant. Le système ‘récipient-démon-environ-
nement’ reste piégé. Il ne peut échapper à l’entropie.
La clôture d'un système quel qu'il soit le condamne à l'en-
tropie. La néguentropie n'a de chance que dans l'ouvert.

L’entropie bouddhique : dukkha

Dukkha. Le mot clé du bouddhisme. Comment traduire ?


'Douleur' ou 'souffrance' ne sont que des approximations.
Dans l'impossibilité d'une traduction vraie, on peut simple-
ment montrer vers où 'dukkha' renvoie. Une longue liste.
Misère. Affliction. Déplaisir. Insatisfaction. Frustration.
Echec. Imperfection. Inconfort. Attente. Ennui. Inquiétude.
Crainte. Angoisse. Trouble. Altération. Dépérissement.
Vide. Souci. Inadéquation. Manque. Fin. Interruption. Dis-
parition. Mort. Déception. Tristesse. Anxiété. Mélancolie.
Dépression. Enervement. Colère. Mécontentement. Conflit.
Incompatibilité. Insatisfaction. Maladie. Peine. Détresse.
Douleur. Trouble. Malaise. Dégoût. Souffrance. Une longue
errance des êtres aveuglés par l’ignorance et enchaînés
par leurs désirs...

Que de larmes
La longue errance des êtres aveuglés par l’ignorance et en-
chaînés par leurs désirs...

31
Le Bienheureux parla ainsi. Que pensez-vous, moines:
qu’est-ce qui est plus grand, les larmes que vous avez ver-
sées au cours de vos errances et de vos transmigrations
durant un si long temps ‒ les cris et les pleurs qui accom-
pagnent ce qui est déplaisant, les séparations avec ce qui
est agréable ‒ ou l'eau dans les quatre grands océans ?
Si nous comprenons bien le Dhamma enseigné par le
Bienheureux, les larmes que nous avons versées au cours
de nos très longues transmigrations représentent une
masse bien plus grande que l'eau dans les quatre grands
océans.
Très bien, moines, très bien. Vous comprenez donc parfai-
tement le Dhamma que vous avez appris par moi. La
masse la plus grande, ce sont les larmes que nous avons
versées au cours de nos très longues transmigrations et
non pas l'eau des quatre grands océans.
Combien de fois n’avez-vous pas connu la mort d'une
mère ? Combien de fois n’avez-vous pas versé des larmes
après avoir perdu une mère au cours de vos transmigra-
tions et de vos errances ? Beaucoup plus de larmes que
l’eau des quatre grands océans.
Combien de fois n’avez-vous pas connu la mort d'un père,
la mort d'un frère, la mort d'une sœur, la mort d'un fils, la
mort d'une fille? Des pertes dans le cercle de vos parents
et de vos amis, des pertes de biens matériels, des pertes
de la santé... Beaucoup plus de larmes que l’eau des
quatre grands océans.
Pourquoi toutes ces larmes ? D’une incompréhensible ori-
gine impossible à reconstituer vient la transmigration. Voici
que des êtres entravés par l’ignorance et enchaînés pas le
désir sont condamnés à errer et à transmigrer. Combien de

32
fois n’avez-vous pas vécu le stress, ressenti la douleur,
éprouvé des pertes, vu grandir les cimetières... Assez pour
être déçus par toutes les choses fabriquées, assez pour
être déçus, assez pour être libérés.1

Tout ce sang versé


Le Bienheureux demeurait alors à Rajagaha, dans le bos-
quet des Bambous. Voici que trente moines de Pava ‒ tous
habitants des déserts, tous amateurs d'aumônes, tous por-
teurs des trois-robes, tous encore enchaînés ‒ sont venus
voir le Bienheureux et, s'étant incliné devant lui, s'assirent
d'un côté.
Alors le Bienheureux se mit à penser: Ces trente moines
de Pava portent encore leurs chaînes. Et si je leur ensei-
gnais le Dharma de telle manière qu’en cette séance
même leur esprit perdait son attachement et serait libéré
de ses agitations ?
Alors, il s'adressa aux moines. ‘ Oui, Seigneur ’, répondi-
rent-ils. Le Bienheureux dit: D’une incompréhensible ori-
gine impossible à reconstituer vient la transmigration. Voici
que des êtres entravés par l’ignorance et enchaînés pas le
désir sont condamnés à errer et à transmigrer.
Que pensez-vous, moines: qu’est-ce qui est plus grand, le
sang que vous avez versé chaque fois qu’on vous a coupé
la tête au cours de vos errances et de vos transmigrations
durant un si long temps, ou l'eau dans les quatre grands
océans ?
Si nous comprenons bien le Dharma enseigné par le Bien-
heureux, le sang que nous avons versé chaque fois qu’on

1 Assu Sutta : les larmes.

33
nous a coupé la tête au cours de nos très longues
transmigrations représente une masse bien plus grande
que l'eau dans les quatre grands océans.
Très bien, moines, très bien. Vous comprenez donc parfai-
tement le Dharma que vous avez appris de moi. La quanti-
té de sang versé chaque fois qu’on vous a coupé la tête au
cours de vos errances et de vos transmigrations durant un
si long temps est bien plus grande que celle de l'eau des
quatre grands océans.
La quantité de sang que vous avez versé lorsque, étant
vaches, on vous a coupé votre tête de vache est bien plus
grande que celle de l'eau dans les quatre grands océans.
La quantité de sang que vous avez versé lorsque, étant
buffles d'eau, on vous a coupé votre tête de buffle... lors-
que, étant béliers, on vous a coupé votre tête de bélier...
lorsque, étant chèvres, on vous a coupé votre tête de
chèvre... lorsque, étant cerfs, on vous a coupé votre tête de
cerf... lorsque, étant poulets, on vous a coupé votre tête de
poulet... lorsque, étant porcs, on vous a coupé votre tête de
cochon... cette quantité de sang versé dépasse de beau-
coup celle de l'eau dans les quatre grands océans.
La quantité de sang que vous avez versé lorsque, arrêtés
comme des voleurs pillant les villages, on vous a coupé la
tête... arrêtés comme des bandits de grand chemin, on
vous a coupé la tête... arrêtés comme adultères, on vous a
coupé la tête... cette quantité de sang versé dépasse de
beaucoup celle de l'eau dans les quatre grands océans.
Pourquoi tout ce sang versé ? D’une incompréhensible ori-
gine impossible à reconstituer vient la transmigration. Voici
que des êtres entravés par l’ignorance et enchaînés pas le

34
1
désir sont condamnés à errer et à transmigrer.

Les trois marques de l'existence douloureuse


Tous les phénomènes portent ces trois caractéristiques.
Dukkha: La radicale douleur. Rien dans le monde entier ne
peut apporter durable satisfaction. Anicca: L'imperma-
nence. Toutes les choses conditionnées cessent d'exister.
Toutes les choses conditionnées sont en flux permanent.
Anatta: Le non-moi. Il n'y a pas de 'Soi', pas d'âme, pas
d'essence, pas de noyau dur à la 'personne'. Simplement
un assemblage d'agrégats en flux constant,
Dukkha s'identifie à l'être et à la vie. Il en constitue quelque
chose comme la 'substance' ou une sorte de dimension on-
tologique. Il s'agit de dépasser les domaines physiques,
fonctionnels, émotionnels affectifs. Ce ne sont là encore
que des symptômes.
Tout est douleur. Sarvam duhkham. La naissance est dou-
leur. La vieillesse est douleur. La maladie est douleur. La
mort est douleur. Etre avec ce qu’on n’aime pas est dou-
leur. N’être pas avec ce qu’on aime est douleur. Le désir
frustré est douleur. La vie n’est qu’une longue agonie. L’en-
fant a raison de pleurer dès qu’il est né. Et le pas encore-
né gigote dans le ventre de sa mère pour protester contre
sa naissance proche. La douleur est à la fois cause et effet
de toute vie et de toute mort. Nul n’échappe à la douleur,
pas même les dieux dont le ‘bonheur’ ne dure pas. Et les
perpétuelles réincarnations ne font que mener vers de nou-
velles souffrances. Cette première Vérité, le fait universel et
incontournable de l’existence de la douleur tant physique
que morale, est à la base de toute la pensée bouddhique.

1 Sermons du Bouddha/Sutta Pitaka/Samyutta Nikaya

35
La souffrance est pour ainsi dire l’être même, la
‘substance’, de tout ce qui existe.

Où chercher les causes ?


Dukkha lui-même est l'ultime manifestation d'un processus.
Les quatre nobles vérités pourraient alors s'énoncer de la
façon suivante.
Il y a dukkha.
La cause de dukkha est l'attachement.
Dukkha cesse lorsque l'attachement cesse.
Il y a une Voie qui conduit à la cessation de dukkha.

Le bouddha historique s'exprime ainsi dans le Dhamma


Cakkappavattana Sutta : Voici, ô bikkhus, la noble vérité
sur dukkha. La naissance est dukkha, la vieillesse est duk-
kha, la maladie est dukkha, la mort est dukkha, l'union
avec ce que nous haïssons est dukkha, la séparation
d'avec ce que nous aimons est dukkha, ne pas obtenir ce
que nous désirons est dukkha, en résumé les cinq agré-
gats d'attachement sont dukkha.1
Les commentateurs bouddhistes rangent les manifestations
de dukkha dans différentes catégories. Par exemple: La
souffrance physique ou mentale. Dukkha résultant du chan-
gement. Dukkha des choses en tant que conditionnées.
Les douleurs cachées. Les blessures corporelles appa-
rentes. Dukkha en devenir. Dukkha qui advient inévitable-
ment.
Le bouddha a vu que toutes choses étaient soumises au
changement. Tout n'est que naissance, croissance, altéra-

1 Dhammacakkappavattana Sutta, verset 11,5

36
tion, décroissance, dépérissement, mort, disparition, disper-
sion. Dukkha.
Sont Dukkha: a) La naissance. En fait la renaissance. Il n'y
a pas de mort sans naissance préalable. Elle est le point de
départ qui inaugure l'engrenage qui conduit à dukkha. b) La
vieillesse. L'affaiblissement physique et psychique dû à
l'âge révélant la fugacité et la fragilité de la vie et des atta-
chements. c) La maladie. Avec la douleur qui l'accom-
pagne. Elle prive abruptement le sujet de ses moyens et ré-
vèle la relativité de la santé et des forces du corps. d) La
mort. Désagrégation des cinq agrégats et révélant le carac-
tère transitoire de la vie. e) L'union avec ce qui est haï. Ré-
vèle l'inadéquation entre nos valeurs et celles des autres et
du monde. f) La séparation d'avec ce qui est aimé. Nos
liens sont temporaires et provisoires. g) La non-obtention
de ce qui est désiré. Illusion des satisfactions qui sont fugi-
tives. h) Les cinq agrégats. Sont dukkha les formes maté-
rielles, les sensations, les perceptions, les représentations
mentales, la conscience.

Les cinq agrégats


Ce sont des agrégats d'attachement à un 'Soi' considéré
illusoirement comme permanent, durable, inviolable et sans
limites. Un exemple: 'voir' une chose. Il pourrait s'agir pa-
reillement de sentir, d'entendre, de toucher, de goûter ou de
comprendre. Donc je vois cette chose. Premier agrégat: les
éléments matériels en présence. Deuxième agrégat: les
contacts visuels entre l'œil et la chose vue. Troisième agré-
gat: l'image perçue et le processus d'intellection. Qua-
trième agrégat: l'interprétation de l'image perçue. Cin-
quième agrégat: la conscience de l'image s'inscrivant dans
tout un ensemble de significations.

37
A chacun de ces processus de perception, à chacune des
étapes de ces processus, le sujet a toujours tendance à
s'abandonner à ces données et à s'approprier ces proces-
sus. Un ensemble d'associations entre caractère agréable,
neutre ou désagréable et les tentatives pour renouveler les
plaisirs ou pour éviter les déplaisirs. L'attachement à ces
expériences. L'effort de remémoration des moyens mis en
œuvre... Tout cela est illusoire, transitoire. En un mot 'im-
permanent'. Seulement dukkha.

L'origine de la condition douloureuse


L'origine de la condition douloureuse coïncide avec l'origine
de l'existence. L'existence est douleur. Elle n'est pas sans
désirer. Le Désir engendre les trois ‘racines du mal’ que
sont l’orgueil, la haine et l’ignorance d’où naissant à leur
tour les vices, les passions et les opinions fausses. Une
convoitise qui conduit de renaissance en renaissance.
La soif de plaisir. La soif d’existence. Fondamentalement la
soif d’impermanence. Le désir est produit par un enchaîne-
ment de causes dont la première est l’ignorance de
l’homme qui ne sait pas que son moi est illusoire. Il n’aspire
qu’à vivre et à jouir et se laisse ainsi piéger par l’illusion. Il
court après des rêves et s’attache éperdument à des
ombres. Au milieu de ce monde imaginaire, il plante un
faux Moi. A sa mort il le quitte, saturé de boissons empoi-
sonnées, avec un ardent désir de boire à nouveau.

Loi du Karma
Le concept du karma a été repris à l’hindouisme, mais re-
mis entièrement au pouvoir de l’homme. Tant que la soif
(trsnâ) de vivre et le désir de jouir ne sont pas éteints, il est

38
impossible à l’homme de se libérer de la vie. Il reste soumis
à la loi du karma, qui enchaîne l’homme dans le cycle des
renaissances et qui conditionne la succession de ses
existences futures plus ou moins heureuses.
Pour situer le karma dans le cycle infernal, reprenons sim-
plement à rebours les trois premières articulations du sur-
gissement en dépendance.

Nom et forme
Ce que je crois être
Ce pour qui je me prends illusoirement
dépend de
Conscience
Agrégat conscience
Entraîne la formation des quatre autres agrégats
dépend de
Karma
Enchaîne l’homme dans le cycle des renaissances
Conditionne la succession de ses existences futures
dépend de
Ignorance
Originelle ‘faute’

Le karma est un acte de l'ordre de l'intentionnel et du vo-


lontaire. Il s'agit fondamentalement d'un acte qui protège le
Soi de la destruction. Cet acte perpétue l'idée de Soi en
jouant du doublet convoitise/aversion. Tout faire pour per-
pétuer l'idée de Soi en la nourrissant. Tour faire contre ce
qui la met en danger. Il est donc logique que le karma per-
pétue ce Soi et qu'il en provoque la renaissance. C'est sa
fonction et sa raison d'être.

39
Les deux karmas
Le karma est la résultante des actes accomplis. Aussi bien
dans le passé d’existences antérieures que dans la vie pré-
sente. Il est en même temps la somme de leurs consé-
quences. Ces actes possèdent nécessairement une valeur
morale bonne, mauvaise ou neutre. Aussi longtemps que
l’homme agit et désire, il forme du karma. Une fois que
l’homme a posé un acte, il lui est impossible de revenir en
arrière; il en subit toutes les conséquences, bonnes ou
mauvaises. Ou bien son action est bonne. Il forme alors un
bon karman qui lui permet de renaître dans une situation
plus favorable. Ou bien son action est mauvaise. Il forme
alors un mauvais karman qui le condamne à renaître dans
des conditions plus douloureuses. Il n'est sans doute pas
sans intérêt d'oser une approche du côté de la thermodyna-
mique, le mauvais karma étant de l’ordre de l’entropie, le
bon karma de celui de la néguentropie...
Un passage du Samyutta-Nikaya permet d’entrer plus
concrètement dans la logique du bon et du mauvais karma.
Le Saint habitait à Savatthi au monastère de Jitavana, dans
le parc d’Anathapindika. Vint le roi Pasenadi à une heure
indue. Le Saint: pourquoi es-tu venu à une heure aussi
étrange ? – Le Roi: un de mes trésoriers vient de mourir.
Sans enfants. On a trouvé chez lui dix millions de pièces
d’or et une quantité incalculable d’argent. Pourtant cet
homme vivait dans une extrême pauvreté. – Le Saint: dans
le temps, cet homme a fait l’aumône en faveur d’un Boud-
dha privé nommé Tagarasikkhi. Mais ensuite il se mit à le
regretter... D’autre part, il a assassiné son frère pour une
question d’héritage. Donc il a fait l’aumône en faveur d’un
Bouddha privé nommé Tagarasikkhi. Comme fruit de cet
acte, il est rené sept fois dans un état d’existence supé-

40
rieur. Comme autre fruit de cet acte, il a eu sept fois la
charge de trésorier. – Pour le fait de l’avoir regretté, pour
cette pensée pécheresse, son esprit s’est pris de dégoût
pour les richesses et les plaisirs des sens. Pour le fait
d’avoir assassiné son frère, il a souffert en enfer pendant
beaucoup, beaucoup d’années. De plus, autre résultat de
son acte, il est à présent mort pour la septième fois sans
laisser de fils et a dû abandonner sa propriété au trésor
royal. – A présent tout le mérite passé est épuisé. Aucun
mérite nouveau n’a été accumulé. Notre homme est en
train de souffrir dans l’enfer du Maha-Roruva. C’est dans
cet enfer que le trésorier est rené. – Rien ni personne ne
peut le suivre. Tout doit être laissé en arrière. Sa seule
propriété, celle qui est vraiment sienne, c’est chacun de ses
actes accomplis en pensée, en parole et en action. C’est
uniquement cela qu’il prend avec lui. C’est cela qui le suit
partout. Comme son ombre.

L’enchaînement fatal
De l’ignorance dépend le karma. Du karma dépend la
conscience. De la conscience dépend le nom et la forme.
Du nom et de la forme dépendent les six organes des sens.
Des six organes des sens dépend le contact. Du contact
dépend la sensation. De la sensation dépend le désir. Du
désir dépend l’attachement. De l’attachement dépend
l’existence. De l’existence dépend la naissance. De la nais-
sance dépendent vieillesse et mort, avec leur suite de sou-
cis, de lamentation, de misère, de souffrance et de déses-
poir. C’est ainsi qu’arrive toute l’accumulation de la misère.
L'origine de la douleur se confond ultimement avec l'igno-
rance. Celle-ci fait commettre la fatale erreur de prendre le
'moi' pour une réalité véritable. Je m'attache donc à l'exis-

41
tence. J'ai soif de vivre. Le désir m'envahit. Il me fait agir.
L'action produit du karma. Il s'accumule en formations kar-
miques qui alimentent les renaissances et les transmi-
grations. La boucle se boucle. Je suis pris dans le cercle in-
fernal.

La cessation de la douleur
Seule l'éradication de l'ignorance produit la cessation des
karmas, de la conscience, du nom et de la forme, des or-
ganes des sens... Et ainsi de suite à rebours. Jusqu'au bout
de la chaîne fatale. C’est ainsi que cesse toute la masse
des souffrances.
Les prêtres questionnent: Qu’est-ce que la vieillesse et la
mort ? Qu’est-ce que la naissance ? Qu’est-ce que l’exis-
tence ? L’attachement ? Le désir ? La sensation ? Le
contact ? Les six organes des sens ? Nom et forme ? La
conscience ? Le karma ? — Le Bouddha répond: La ques-
tion n’est pas bien posée. Pourquoi questionner sur le ‘ce
que’ des choses ? Rien n'est (en soi). Une chose advient
parce qu'advient autre chose. Advenir dépendant d'un autre
ad-venir. Relation sans être. Relation de dépendance. A
l'infini. S'attacher à un 'ce que' quel qu'il soit c'est donc se
prostituer à un chaînon de l'inconsistance. Illusion. Fonda-
mentale ignorance.
Le Bouddha se contente donc d’enseigner: Le karma dé-
pend de l’ignorance. Le premier et le dernier terme de la
série causale la contiennent en entier. Lorsque l’ignorance
a cessé, toutes ces questions sont abandonnées. Car ce
ne sont que des ‘refuges’ dont il ne restera rien. Ils de-
viennent non-existants et sans aucune possibilité de surgir
à nouveau.

42
Vie précédente
Ignorance
Passion fondamentale

De l’ignorance dépend le karma
Formation karmique
Processus d'action
cause des Renaissances

Vie actuelle

L'agrégat conscience-connaissance
descend dans le sein maternel
et entraîne la formation des quatre autres agrégats

Conscience – Connaissance
De la conscience dépend le nom et la forme
Nom' et 'forme' = personnalité et identité
c'est-à-dire le 'Moi' illusoire
qui apparaît lors de la renaissance

Mentalité – Corporéité
Notion - Sensation - Volition - Matière

En dépendance de Mentalité-Corporéité
Du nom et de la forme
dépendent les six organes des sens
Six organes des sens

En dépendance des Sens
Des six organes des sens dépend le contact
Contact

43
En dépendance du Contact
Du contact dépend la sensation
Sensation
Aussitôt se déclenche un nouveau processus

De la sensation dépend le désir
Soif – Désir
Nouvelle passion

En dépendance du Désir
Du désir dépend l’attachement
Attachement - Appropriation

De l’attachement dépend l’existence
Karma de l’existence
Nouveau processus d'action

Vie future

De l’existence dépend la naissance
Renaissance
Nouveau processus de renaissance

De la naissance dépendent vieillesse et mort
Vieillesse et Mort
Et ainsi de suite...

Renaissances
‘ Renaissance ’ ne doit pas être confondue avec ‘ transmi-
gration ’. Car rien ne ‘transmigre’ au cours du processus.
C’est comme d’allumer un feu à partir d’un autre. Le pre-
mier feu ne transmigre pas dans le second. Un poème ap-
pris d’un maître ne transmigre pas de celui-ci à son élève.

44
C’est de cette même manière que la renaissance a lieu
sans transmigration.
Alors, qu’est-ce qui renaît exactement dans l’autre exis-
tence ? Les êtres humains comme tous les phénomènes
ne sont que des collections de parties auxquelles on donne
une désignation conventionnelle. Mais ils n’ont aucune enti-
té qui perdure. Quand on examine les éléments un par un,
on découvre qu’en un sens absolu il n’y a pas d’être vivant
qui puisse être la base pour des fictions telles que ‘je suis’
ou ‘moi’. En d’autres mots, en un sens absolu, il n’y a que
des formes et des noms.
Ce qui renaît ce n’est donc pas autre chose que le nom et
la forme. Pour comprendre le processus, il faut revenir à la
'loi de conditionnalité' et au 'surgissement en dépendance'.
C'est par ignorance que l'homme prend pour 'réel' ce moi
illusoire. C'est par ignorance que l'homme s'y attache. Par
le fait même il se trouve ainsi attaché, enchaîné, au cycle
des réincarnations.

Entre idéalisme et réalisme


Dukkha est finalement de l’ordre de l’absolue ‘consistance’
du monde, quelque chose comme son incontournable sur-
réalité. Celle-ci se résorbe dans une sorte de monisme où
s’évanouit la distinction entre ‘réel’ et ‘idéel’. Le monisme
bouddhique laisse tomber la 'matière' pour s'articuler exclu-
sivement autour de l'idée. En quelque chose comme un
monisme idéaliste.
Le principe idéaliste affirme qu'un au-delà de la pensée est
impensable. Tout le possible étant réduit au pensable, il de-
vient logique que l'impensable est impossible. Reste le
pensable, c'est-à-dire mon exclusif possible. A la limite

45
n'existe que l'idée, et plus précisément mon idée. Origine
absolue. Créatrice. Fondatrice. Organisatrice...
Le principe idéaliste se dit aussi: esse est percipi. L'être
s'identifie à la 'perception' au sens le plus large de ce qui
est appréhendé, saisi, compris. Ce qui entre par ma porte.
Ce qui affecte. Or qu'est dukkha sinon ce qui m'affecte ?
C'est donc un 'affect' qui constitue la 'substance' des
choses.
Se pose dès lors la question cruciale. Pourquoi est-ce tel
type d'affect et pas tel autre qui se prend pour fondateur ?
Pourquoi une telle focalisation ? Pourquoi les affects à to-
nalité négative et douloureuse et pas les affects du registre
joyeux et positif ? Pourquoi le pessimisme prend-t-il barre
sur un optimisme tout aussi 'naturel' en d'autres contextes
anthropologiques ? De telles questions en posent une infi-
nité d'autres qui renvoient dans les profondeurs psycholo-
giques et culturelles.
La différence chrétienne ne peut pas ne pas être fonda-
mentalement 'réaliste'. Elle se fonde sur un réel avant et
après l'idée. Un réel 'englobant' de toutes les manifesta-
tions idéelles. Un réel surgi radicalement et irréductible-
ment de l'acte d'un encore plus réel Créateur. D'où son ab-
solue allergie face à toute espèce d'idéalisme qui ne peut
jamais être rien d'autre qu'une résurgence de la créature
essayant de boucler la boucle de son possible en indépen-
dance sur lui-même. Il faudra y revenir plus longuement par
ailleurs.
En vertu de cette même certitude, le christianisme, à l’en-
contre de toutes les déviations, est radicalement optimiste.
A moins d'admettre un Dieu créateur incapable ou mé-
chant. Parce que la création, premier acte de l'Alliance

46
avec l'humaine condition, est l’œuvre d'un Dieu bon. Reste
à se retrouver au clair avec le terrible problème du mal
dans le monde. On y viendra au chapitre prochain où il est
question de l'origine de notre condition douloureuse.
Car le radical optimisme chrétien n'exclut pas le réalisme
de l'existence du mal. Comment pourrait-il en être autre-
ment autour d'un Dieu torturé et cloué sur un gibet ? Il y a
cependant une grande différence d'avec dukkha. Le mal
dans l'espace chrétien n'est jamais absolu; il est seulement
relatif. Il n'est pas substance. Il est seulement accident, au
sens qu'il 'advient' comme une dimension qui reste malgré
tout accessoire.
En Blaise Pascal le christianisme trouve les mots du génie
pour dire la 'misère' de l'homme. Et sa grandeur aussi qui
traverse cette misère.
Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et
tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour
égorgé à la vue des autres, ceux qui restent voient leur
propre condition dans celle de leurs semblables, et se re-
gardant les uns les autres avec douleur et sans espérance,
attendent à leur tour. C’est l’image de la condition des
hommes.1
Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le
monde, ni que moi-même; je suis dans une ignorance ter-
rible de toutes choses; je ne sais ce que c'est que mon
corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même
de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et
sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je
vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment,
et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue,

1 Pascal, Pensées. Lafuma 434 - Brunschvicg 199

47
sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu
qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est don-
né à vivre ne m’est assigné à ce point plutôt qu'à un autre
de toute l'éternité qui m'a précédé, et de toute celle qui me
suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts qui
m'enferment comme un atome et comme une ombre qui ne
dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est
que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est
cette mort même que je ne saurais éviter. 1

L’entropie chrétienne : le péché du monde

Il est incompréhensible sous le signe de la roue. Il reste


scandale sous le signe de la croix. Dans la perspective ju-
déo-chrétienne, à l’origine n’est pas une fatalité, mais un
péché. Le péché à l’origine de chaque humain. Un péché
qui affecte l’humain à sa source. Originel péché du monde.
Un monde qui fait mourir l’Innocent, un monde qui crucifie
le Christ, un monde qui, deux mille ans après, invente Au-
schwitz, révèle la massive présence de cette insondable
négativité qu’est son mal. Ce mal du monde résiste, irra-
tionnel, transrationnel, à toute possible compréhension. Il
renvoie la raison hébétée du côté du dérisoire. Le mal est
de trop dans l’immanence. Il déborde l’immanence de toute
part. A sa manière il est transcendant, d’une sorte de trans-
cendance négative. Tremendum mysterium iniquitatis !
Le mystère chrétien se nierait lui-même en le niant. Sans
lui, quel sens aurait la Rédemption ? Mais avant d’être un
concept théologique essentiel, le péché du monde est une
réalité d’expérience. Nous ne naissons pas cent pour cent
1 Pascal, Pensées. Lafuma 427 - Brunschvicg 194

48
bons. Nous ne naissons pas en harmonie. Une faille est là
au creux de notre être. Et aucune théorie ne peut en trou-
ver la raison. Chassez-le – comme l’ont essayé des géné-
rations de gens mal ‘éclairés’ – et il revient au galop ! Sous
mille avatars.
Pascal: Sans ce mystère, le plus incompréhensible de
tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le
nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans
cet abîme; de sorte que l’homme est plus incompréhen-
sible sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à
l’homme.1

Je suis nu...
Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des
champs que le Seigneur avait faits. Il dit à la femme: “Alors,
Dieu vous a dit: “Vous ne mangerez le fruit d’aucun arbre
du jardin” ?” – La femme répondit au serpent: “Nous man-
geons les fruits des arbres du jardin. Mais pour celui qui est
au milieu du jardin, Dieu a dit: “Vous n’en mangerez pas,
vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez.” – Le serpent
dit à la femme: “Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais
Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ou-
vriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le
bien et le mal.”
La femme s’aperçut que le fruit de l’arbre était savoureux,
qu’il avait un aspect agréable, puisqu’il donnait l’intelli-
gence. Elle prit de ce fruit, et en mangea. Elle en donna
aussi à son mari, et il en mangea. Alors leurs yeux à tous
deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus. Ils atta-
chèrent les unes aux autres des feuilles de figuier, et ils

1 Pensée 438, Chevalier.

49
s’en firent des pagnes.
Ils entendirent le Seigneur Dieu qui se promenait dans le
jardin à la brise du jour. L’homme et la femme allèrent se
cacher aux regards du Seigneur Dieu parmi les arbres du
jardin. Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit: “Où es-
tu donc ?” – L’homme répondit: “Je t’ai entendu dans le jar-
din, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché.”
– Le Seigneur reprit: “Qui donc t’a dit que tu étais nu ? Je
t’avais interdit de manger du fruit de l’arbre; en aurais-tu
mangé ?” – L’homme répondit: “La femme que tu m’as don-
né, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre, et j’en ai
mangé.” – Le Seigneur Dieu dit à la femme: “Qu’as-tu fait
là ?” La femme répondit: “Le serpent m’a trompé, et j’ai
mangé.” 1

Tous ont péché


Par un seul homme, Adam, le péché est entré dans le
monde, et par le péché est venue la mort, et ainsi, la mort
est passée en tous les hommes, du fait que tous ont pé-
ché. 2
Quelque chose a mal tourné en un point décisif pour l’en-
semble de l’humanité. Où trouver assez de lumière pour
éclairer cette faille ? Ne serait-ce pas en ce dernier chaînon
de la généalogie du Christ selon saint Luc ? ... Seth, fils
d’Adam, fils de Dieu.3
La rupture de l’ultime maillon destiné à lier filiation humaine
et filiation divine. Une coupure. Une revendication schi-
zoïde. Les fils d’homme désormais frères conjurés dans

1 Genèse 3:1-13
2 Romains 5:12
3 Luc 3:38

50
leur révolte contre le Père. Et ce péché, nécessairement,
se transmet des frères aux frères, des pères aux fils, de gé-
nération en génération... Jusqu’à ce que le Fils, avec ses
frères, de génération en génération, puisse redire en nou-
velle communion de grâce l’éternel Amen. Jusqu’à
l’Avènement, nous restons ainsi tendus, distendus, entre
péché et grâce...

Un péché dans lequel nous naissons


Donc un péché ‘naturel’, en quelque sorte. Un péché de se-
conde nature, cependant, puisque la Révélation désigne
son origine dans un acte libre de l’Homme-Adam au début
de l’humanité.
Surgissent alors trois questions qui restent énigmatiques
pour la théologie. — a) Quand, au cours de l’évolution, y a-
t-il réellement ‘Adam’, l’homme ? Faut-il le chercher très
loin en arrière, parmi les anthropoïdes archaïques ? Faut-il
le chercher avec l’émergence de l’homo sapiens sapiens ?
Est-il apparu à un stade plus tardif, quelque part à la jonc-
tion du Mésolithique et du Néolithique ? — b) Quelle a été
la nature exacte du premier péché ? — c) Comment ce pé-
ché peut-il se transmettre de génération en génération ?
Ces questions resteront sans doute ouvertes pour toujours.
Ce qui ne doit pas interdire de chercher encore. On vou-
drait ici les situer dans une perspective qui n’est autre que
celle qui éclaire déjà l’ensemble de notre recherche. Ces
trois questions renvoient à une autre, essentielle. Qu’est-ce
qui ‘engendre’ réellement l’homme en tant qu’homme ?
Qu’est-ce qui engendre originellement l’homme en tant que
pécheur ? Quelle est ultimement la ‘matrice’ de l’humain ?
Nous naissons humains dans une matrice qui n’est pas

51
seulement physique. La matrice biologique n’engendre en-
core que les préalables. C’est une autre matrice qui met au
monde ce qui est authentiquement humain. Elle n’est pas
de l’ordre des corps. Elle est de l’ordre de l’esprit. La ma-
trice qui engendre l’authentique humain est de l’ordre du
Souffle. Elle est de l’ordre de la Parole. Elle est de l’ordre
du Logos. La Rhua Yahvé depuis l’origine de la création. Le
Logos de Dieu qui rend à l’homme l’essentiel par quoi il
s’humanise, la Parole.
Est donc en voie d'hominisation celui qui peut entrer en
communauté de parole. S’humanise pleinement celui qui
peut entrer en communion d’Alliance. Que peut être dès
lors le péché des origines sinon un refus de communion
dans le Logos ? Une perversion de la parole sans laquelle
l’homme ne peut pas être réellement humain. Un péché
contre la parole de l’Alliance. Un enfermement schizoïde
contre l’Alliance. Avoir préféré la parole du père du men-
songe à la parole de l’Alliance avec le Père.

Le dialogue perverti
Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le
jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous se-
rez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. 1
Le serpent dit... – La femme répondit... – Le serpent répli-
qua... L’engrenage fatal commence ainsi. On se laisse ga-
gner par les charmes du séducteur. On s’excite au son de
la voix tentatrice. 0n ne refuse pas de donner champ au
soupçon sur la vérité de l’Alliance. On se prête à un
échange en catimini. Le dialogue se noue. Ce que tout seul
on n’aurait pas osé prend corps dans cette ‘entente’ sur

1 Genèse 3:4-5

52
des malentendus. De démission en démission, on glisse
hors de l’Alliance.
Quelque chose comme une complicité fuyante, un pacte à
côté, une connivence contre la communion ! La parole schi-
zoïde... On la croyait d’audace, cette parole. On se re-
trouve avec des mots qui ont perdu le souffle.

Anti-Alliance
L’anti-Alliance conspire depuis l’origine contre le Verbe ar-
chéologique, premier-dit du Père, Vie et Lumière de tout
homme qui naît en ce monde. Ce Verbe qui, selon l’extraor-
dinaire vision de Johan Tauler, ne cesse d’être dit et engen-
dré, au plus profond de l’homme pour l’engendrer tout à la
fois divin et humain.
Symétriquement caricaturale et contrefaisant l’authentique
Parole qui engendre réellement les fils du Père, s’insinue
alors la première affirmation mensongère: "vous serez
comme des dieux". Elle eut un écho. Elle s’amplifia. Elle
devint le Discours dominant orchestré par le Prince de ce
monde.
Le péché des origines est chrétiennement, bibliquement,
indissociable du péché du monde, sa racine transcosmique
et transhistorique. Qu’est-ce ce péché du monde que
l’Agneau désigné par Jean le Baptiste peut porter et enle-
ver ? Peut-être seul le regard clair d’un enfant de l’Alliance
permet-il d’entrevoir sa consistance occulte et de le dévoi-
ler comme conspiration contre l’Alliance, contre Dieu et
contre son Christ. Un pacte d’anti-Alliance noué par une
mystérieuse solidarité schizoïde orchestrée par le Satan qui
est aussi Légion...

53
Péché ‘constituant’
Cette coalition irrationnelle doit pourtant se tenir à la base
de nos rationalités constituées, puisque loin de pouvoir la
maîtriser elles se trouvent asservies par elle. Quelque
chose comme un péché ‘constituant’ – “peccatum peccans"
selon saint Irénée – derrière tous les péchés constitués.
Péché originaire. Primitive faille qui appelle la suite de nos
faillites. Première chaîne sur laquelle se trame tout ce tissu
d’iniquité qui recouvre la terre.
C’est la matrice même de notre humanisation qui doit être
affectée par cette originaire négativité conspirante. Et qu’
est fondamentalement cette matrice du spécifique humain,
sans laquelle aucune animalité n’accède jamais à l’humani-
té, sinon la parole ?

Intelligible en rupture
Le mal du monde distend le monde. Le péché du monde
crucifie le monde. Quoiqu’il fasse, le monde n’arrive plus à
se boucler sur sa païenne euphorie. Il se rompt. Il s’ouvre
sur la rédemption. La plaie profonde au flanc du monde crie
sa béance et sa transcendance.
Que notre monde soit l’enjeu d’un affrontement qui le dé-
passe heurte visiblement notre modernité. Après avoir ré-
duit la pluralité des ordres au seul règne phénoménal,
c’est-à-dire transparent à notre seule possibilité scientifique
d’aujourd’hui, nous présupposons un monde axiologique-
ment neutre, aseptisé de l’invisible. La science peut certes
prétendre, et fort légitimement, qu’un tel monde lui suffit.
Mais le monde, lui, n’a aucune raison d’être sûr, qu’ainsi ré-
duit, il se suffise à lui-même ! Il a au contraire beaucoup de
raisons pour soupçonner en ses béances des ouvertures

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vers sa propre transcendance.
La modernité expulse aussi violemment la croix qu’elle ex-
pulse la transcendance. Ce Messie crucifié qui, depuis les
origines, est folie pour les païens reste, aujourd’hui, plus fo-
lie que jamais. Qu’est, en effet, la croix sans transcen-
dance, sinon absolu non-sens ? Elle qui EX-pose. Elle qui
est Exode absolu. Hors de... Mais vers quoi ? Vers qui ?
Vers où ? Vers le néant ? Ou vers l’Autre ?
La croix est crise de l’être dans toute sa largeur et dans
toute sa profondeur. Elle est déroute de toutes les valeurs.
Elle est faillite de toutes les logiques. Ainsi elle peut être au
sens le plus originaire et le plus fort du terme DIS-cerne-
ment. Ne pouvant s’exposer dans la rupture, la modernité
est tentée par l’absurde. Paradoxalement jamais culture ne
fut plus sensible aux crucifixions et en même temps plus al-
lergique à la Croix. Mais peut-il en être autrement lorsque
la conspiration se met à expulser si violemment son expo-
sante judéo-chrétienne pour se replier dans sa désormais
impossible composante païenne ? Un tel Mystère n’est pas
impunément révélé sans que s’énervent les sens – par
exemple l’épicurienne équivalence de la mort et du rien ou
la stoïcienne équivalence de la mort et de la loi – qui, mal-
gré tout, permettait à l’homme non chrétien de survivre.
Affectés par la déperdition ambiante de la transcendance,
certains chrétiens eux-mêmes, aujourd’hui, en sont réduits
à chercher du côté de la simple transcendantalité. La Croix
du Christ devenue simplement ‘exemplaire’, ‘témoignage’
d’amour, voire ‘force mobilisatrice’ des bonnes volontés,
risque ainsi de perdre toute signification autre que morale
et symbolique !
Le regard charnel, conditionné à ne jamais voir que l’en-

55
vers du monde, ne comprend pas la profondeur transcen-
dante du mystère de Dieu tel qu’il peut se partager avec
l’homme divin. Il faut pour cela descendre en ses propres
profondeurs. Là seulement le ‘cœur’ voit.

Les péchés capitaux


Ils monnayent en quelque sorte ‘le’ péché des origines. Tra-
ditionnellement on en compte sept. L’orgueil, l’envie, la co-
lère, l’avarice, la luxure, l’intempérance, la paresse. On les
croit d’un autre âge. Leur actualité est plus brûlante que ja-
mais. Ils piègent notre désir. Ils le piègent à sa racine.
Avant que je ne désire, déjà ça désire en moi. Ce désir
d’avant, ce désir fondamental, est marqué d’une profonde
ambivalence. Quelque chose comme une faille entre grâce
et péché. Il désire à la fois l’ouvert et le clos. La généreuse
ouverture qui lui reste de l’originaire acte créationnel. Le re-
pli dans la clôture qui ne peut lui venir que de l’originel acte
schizoïde, comme un vestige très concret du péché du
monde dans nos psychologies. Tels sont les péchés capi-
taux. Ils affectent négativement notre désir à sa source.
Il reste au désir de se masquer pour se rendre sortable. Il
se déguise et s’habille de ‘bonnes manières’. Mais qui est
dupe de ce jeu de cache-cache ? La ‘civilisation’ peut sans
doute rendre sortable. Mais peut-elle ‘sauver’ ?
Les péchés capitaux régissent un système totalitaire du
même. L’orgueil s’enferme dans le ‘je’. L’avarice, la luxure,
l’intempérance, la paresse insistent sur ‘mon’ avoir, sur
‘mon’ plaisir, sur ‘ma’ satisfaction, sur ‘mon’ bien-être. ‘Je’,
‘moi’, ‘mien’... face à l’autre, au détriment de l’autre, contre
l’autre; voilà pour l’envie et la colère.
Le système des péchés capitaux enferme ainsi le désir en

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son autistique schizoïdie. Mais ce faisant, il ne peut pas ne
pas le faire jouer contre lui-même. Tel le serpent qui se
mord la queue, pris à sa propre voracité.
L’envie... Une profonde réflexion sur les péchés capitaux,
et sur l’envie en particulier, aurait pu éviter à Marx d’écha-
fauder sa monumentale illusion. Mais sans doute, alors, ne
l’aurait-on pas pris au sérieux. Marx voulait libérer une
dynamique capable de combler radicalement le désir
humain. Tout le désir et le désir de tous. Cet optimisme
sous-estimait les limites, physiques et morales, des possibi-
lités mêmes de l’outil producteur d’euphorie. Mais il péchait
plus gravement encore contre la nature profonde du désir
lui-même. Car là il ne s’agit pas d’une abstraction. Il s’agit
du désir réel et concret. Et ce désir est blessé. Comment, à
partir de la ‘lutte des classes’, sortir du cercle vicieux de
l’envie contre l’envie ? Comment accéder à la ‘société sans
classes’ sans convertir le désir à sa racine ? Et comment
désaliéner le désir de son péché originel dans l’immanence
matérialiste et athée posée comme principe ? L’homme
rendu à lui-même ? Non, le désir simplement rendu aux pé-
chés capitaux.
La blessure du désir peut-elle se guérir en faisant appel à
la ‘lutte’ et en clamant ‘victoire’ ? Ce recours à l’éros domi-
nateur est certes immédiatement ‘mobilisateur’. Il fait appel
à ce ressort simple et facile qui dresse le même ‘contre’
l’autre. En même temps, il justifie la lutte qui ne peut être
que ‘juste’ et canonise les protagonistes qui ne peuvent
être que ‘purs’. Face à l’adversaire devenu bouc émissaire
absolu. Le tout prétendument sanctionné par l’éternel juge-
ment de l’histoire. Au fond Marx et la bourgeoisie ne parta-
gent-ils pas un même éros ? Ils situent simplement leurs in-
térêts en opposition.

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Le désir débridé. Nous le voulons sans tabou. Nous le vou-
lons sans péché. Nous le voulons sans mesure. Même les
plus farouches hérauts de la ‘libération totale’ doivent dé-
chanter. La nature des choses, au besoin, le leur rappelle
cruellement.
Eros et thanatos. Eros ne peut pas ne pas vouloir combler
la différence. Mais ainsi la distance entre source chaude et
puits froid va nécessairement en se rétrécissant. L’entropie
croît. La différence sans laquelle le désir n’est pas glisse
vers l’indifférence. Donc vers la mort. Ce destin est fatal en
immanence. Pour vaincre l’entropie, pour faire grandir la
néguentropie, il faut un renversement et un retournement
d’Eros. Cette conversion d’Eros s’appelle Agapè. Nous au-
rons à y revenir longuement.

Karma et péché

Un monde sépare les deux. L'énonciation des principales


différences pertinentes ‒ même simplement schématiques
‒ suffit ici pour alimenter la réflexion.
Le karma fonctionne dans un espace bouclé sur lui-même,
un espace où règne, nécessaire, absolu et incorruptible,
l'éternel 'il y a'. Tathata. C'est ainsi. C’est tel que c’est.
L'homme n'a rien à y dire. L'homme n'a rien à y voir. Il subit
simplement. Il est quasiment prisonnier d'un ordre moral
ontologique. Une sorte de fatalité dont on ne se libère qu'en
jouant le jeu de cette fatalité.
Le péché, lui, n'est pas nécessaire. Il est contingent. Il est
acte libre. Le péché n'est pas simplement une 'erreur'. Il
n'est ni un 'faux pas' ni une bévue. Il n'est pas non plus un
'acte manqué'. Il est acte (gratuit) d'un 'je suis', en face d'un

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'Je suis'. Il est de l'ordre d'une décision unique en un mo-
ment unique (kaïros) et décisif. Il est 'historique'.
Le karma est piégé dans la roue des incessantes réincar-
nations et, partant, affecte aussi bien l'huître que l'homme.
En régime chrétien, il y a une spécificité propre de la race
humaine, à la fois en continuité et en rupture avec le règne
simplement naturel des vivants. La pleine responsabilité
éthique n'appartient qu'aux fils et aux filles d'Adam.
Le karma fonctionne avec la rigueur d'un mécanisme d'hor-
logerie. Une sorte de justice immanente. Une sorte de
'compte en banque' onto-moral d'une infinie précision. Avec
des règles rigoureuses. Avec ses crédits et ses débits.
Avec ses bilans et ses comptes arrêtés. Il semble ignorer
tout coefficient personnel.
Le péché surgit dans un univers personnaliste où causes et
effets sont à géométrie variable en fonction du seul critère
d'agapè. En d'autres termes, il ne peut y avoir deux péchés
identiques. Chaque péché est unique et se mesure unique-
ment à l'amour de personne à personne.
L'homme n'est pas le jouet d'une fatalité ni physique ni mo-
rale. Il n'est pas 'objet' de contrainte morale et de sanc-
tions. Il n'est pas piégé dans une impasse. Il est appelé
dans l'ouvert. Dans le règne de la grâce chaque être hu-
main est réellement sujet dans la plénitude du terme, c'est-
à-dire créateur de valeur morale.
Le karma est désordre par rapport au 'même' d'une loi uni-
verselle. Le péché est atteinte à une alliance avec l'autre. Il
est essentiellement refus d'alliance et de communion. Il est
refus de solidarité, schizoïde repli sur soi. Le 'péché du
monde' est en quelque sorte une solidarité dans la rupture
de l'Alliance en une coalition de l'anti-alliance avec le

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'Prince de ce monde'.
Le péché dévoile toute sa négativité en face de la croix de
l'innocent torturé et mis à mort. Un innocent. Fils de Dieu.
Fils d'Adam. Fils de l'homme. En infinie solidarité avec tous
les fils et filles d'Adam. Comme si par une sorte d'homéo-
pathie mystique le comble de l'abomination ne pouvait être
vaincu que par l'extrême abomination librement embrassée
par l'Innocent.
Du 'mauvais' karma ne se compense que par du 'bon' kar-
ma, selon les règles de la production conditionnée. La
chaîne fatale ne se court-circuite pas. En régime de grâce
rien n'est impossible. Aucune situation n'est bloquée irré-
médiablement. L'irrémédiable, la liberté seule en décide. A
chaque moment peut surgir le retournement du vouloir, la
réorientation de la liberté, la conversion. Nouveau com-
mencement. Nouveau départ. En fait une nouvelle création.
Face à toute l'entropie spirituelle du monde, l'absolue né-
guentropie, la radicale antithèse du péché s'appelle 'aga-
pè', l'amour christique. Agapè dépasse les comptabilités du
bien et du mal. Il ouvre à la miséricorde. Il révèle que
même le négatif est appelé à sa transfiguration.

Entre nécessité et liberté


Du fondamentalement décisif se joue entre karma et pé-
ché. ‘ Fatalité ’ est de l’ordre de la nécessité, ‘ Acte ’ de
l’ordre de la liberté. Deux approches différentes de la totali-
té humaine et cosmique. Cette totalité est-elle soumise de
part en part à l’ordre de la nécessité ? Ou bien, un autre
ordre, celui de la liberté, a-t-il des chances d’y ouvrir son
espace ?

60
2
Foi

Le bouddhisme fait autant appel à une ‘ foi ’ que le chris-


tianisme. Mais il y a ‘ foi ’ et ‘ foi ’. Il faut commencer par
prendre le terme en son sens premier, encore sans conno-
tation théologique ou religieuse particulière.
Il n'est pas de connaissance, pas d’engagement, pas d’atti-
tude humaine qui ne commence par quelque chose comme
une ‘foi’. Même la science. Il faut commencer par croire en
elle ! Comment pourrait-elle devenir source de certitude si
on ne commence pas par 'croire' en sa possibilité ? L'in-
croyant lui-même n'est pas hors d'une croyance prélimi-
naire; simplement, cette croyance s'affecte du préfixe 'in' ! A
combien plus forte raison la foi est-elle incontournable dans
les domaines qui affectent l’humain là où défaillent les
autres possibilités, là où l’outillage à notre disposition est
sujet à caution et où des certitudes sont attendues qui
viennent d’ailleurs que des évidences simplement empi-
riques ou rationnelles.
Aucun outil intellectuel – épistémologique ou pragmatique –

61
dont la validité est assurée dans la ‘bulle’, c’est-à-dire à l’in-
térieur de son englobant, n’a sa validité garantie au-delà.
Or, on l’a vu précédemment 1, la vérité hors des limites
d’une bulle est nécessairement plus forte que la vérité y
contenue. Mais comment, embarqués dans une bulle, em-
barqués dans notre bulle, pouvons-nous essayer d’at-
teindre ce qu’il y a ‘au-delà’ de l’englobant de notre bulle ?
Quand donc je parle de ‘foi’ ici, ce n’est pas encore de
contenus qu’il est question. Il ne s’agit pas du ‘ ce que’,
mais du ‘ que ’. Il ne s’agit pas encore de telle ou telle foi, ni
de tel ou tel espace de foi, mais plutôt d’une possibilité im-
possible, une possibilité à la limite du possible, une impos-
sibilité asymptotiquement possible... La foi comme possibili-
té de rompre l’englobant de notre possible pour ouvrir un
au-delà à notre bulle.

1 cf. ‘Bulles béantes’, livre II

62
Gnose et Révélation

La différence entre ‘foi’ bouddhique et ‘foi’ chrétienne tient


dans la différence entre ‘gnose’ et ‘révélation’. Sans doute
ne faut-il pas trop vite solidifier ces deux concepts, mais
plutôt les prendre comme deux concepts polaires qui se
précisent en interaction dialectique au cours d’une re-
cherche. Il s’agit là de deux approches de l’indicible. La
‘gnose’ veut accéder à cet indicible grâce aux lumières du
seul possible humain. La ‘révélation’ apporte des lumières
dont le seul possible humain à lui tout seul est incapable.

La ‘foi’ bouddhique grandit dans un espace de la gnose. La


‘foi’ chrétienne vit dans l’espace d’une révélation. Ces deux
approches fonctionnent dans deux espaces épistémolo-
giques et pragmatiques différents. Deux espaces à cour-

63
bure différente. L’espace de la gnose est à courbure
positive. L’espace de la révélation est à courbure négative,
au-delà, en quelque sorte de la géométrie euclidienne...
Lorsque la somme des angles d’un triangle est plus grande
ou plus petite que deux droits...

Gnose
La Gnose (du grec gnôsis) signifie originairement ‘connais-
sance’. Historiquement, il s’agit d’un concept philosophico-
religieux qui place le salut de l'âme, et partant sa libération
du monde matériel, dans une expérience ou une illumina-
tion directe de la divinité. Au cours des premiers siècles
chrétiens le terme de Gnose était très polémique comme
en témoigne, par exemple, le livre d’Irénée de Lyon (vers
180) dans sa ‘ Dénonciation et réfutation de la gnose au
nom menteur ’. À partir du XIXe siècle, le mot Gnose prend
une signification beaucoup plus large. C’est dans cette ex-
tension maximale que nous le prenons ici.
La gnose veut trouver le salut dans la connaissance à la-
quelle elle s’éveille et qui l’illumine. Elle reste fondamenta-
lement de l’ordre du possible de l’homme qu’elle élargit et
perfectionne, en contraste avec la révélation qui est de
l’ordre d’un Autre et qui advient comme don gratuit pour
provoquer le possible de l’homme au-delà de lui-même.

Sagesse
Le pari de la sagesse est que tout esprit est capable d’at-
teindre l’illumination. Telle est du moins l’approche boud-
dhique du Mahayana, à savoir le Grand Véhicule capable
de ne laisser personne en route, par opposition au Thera-
vada, le Petit Véhicule, qui réserve l’illumination aux

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moines ainsi qu’à quelques maîtres. Tel est également
l’idéal de la sainteté du Bodhisattva qui va jusqu’à renoncer
à son propre salut aussi longtemps qu’il reste des êtres à
sauver, c’est-à-dire à illuminer.
Dans le christianisme, le thème de la lumière et partant de
l’illumination est également d’une extrême importance. Le
Verbe étant la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en ve-
nant dans le monde.1 Mais cette lumière christique se
donne comme ‘grâce’. Le Verbe chrétien est Lumière qui
vient, transcendante, de Dieu Lui-même alors que la sa-
gesse bouddhique est Lumière immanente à la réalité pro-
fonde de l’homme.
Atteindre l’illumination, pour le bouddhiste, veut dire essen-
tiellement atteindre l’état de Bouddha. En elle, tu deviens
Bouddha. En même temps, tu deviens infini. Tout homme
est appelé à participer de cet infini. Les petits garçons, par
exemple, qui en jouant érigent ici où là de tas de sable en
pensant les dédier comme des stupas aux divinités at-
teignent à leur manière l’illumination. 2
C’est la sagesse qui ‘ donne naissance ’ aux Bouddhas.
C'est la Sagesse Parfaite qui fait d'un Bouddha un Boud-
dha. La sagesse parfaite, c’est-à-dire la Prajñaparamita.
‘Prajña’ vient de la racine sanskrite ‘jña’, qui veut dire
‘ connaître ’. Le préfixe ‘pra’ renforce l’insistance. La littéra-
ture ici, peut-être le plus important des groupes de sûtras
du Mahayana, est innombrable. On trouve la ‘ Perfection de
la Sagesse en Cent Mille Lignes ’, en Vingt-Cinq Mille
Lignes, en Dix-Huit Mille Lignes, en Dix Mille, Lignes, et
même ‘ Le Sûtra de la Perfection de la Sagesse en Une

1 Jean, I,9
2 Le Sutra de la fleur du Lotus de la merveilleuse Loi, II,81, Trad
H.Kern.

65
Lettre ’.
Une connaissance des lois, des causes, des phénomènes,
des choses, une connaissance illimitée qui reste pour tou-
jours en deçà de ce que des milliards d’intelligences supé-
rieures remplissant des milliards de mondes pourraient élu-
cider.1
La ‘Prajna’ est la connaissance suprême de la réalité, c’est-
à-dire la connaissance des choses telles qu'elles sont réel-
lement, au-delà des apparences, dans leur plus grande
profondeur, dans leur ultime dimension transcendantale.
Au-delà donc de ce que nous voyons, au-delà de l’illusion
subtile que nous laisse le ‘dharma’, lorsque disparaît cette
illusion et que nous voyons les dharmas comme vides, non
substantiels, dans leur essentielle vacuité, la ‘shunya’.
C’est le sens de ‘paramita’ dans ‘prajnaparamita’ qui signi-
fie ‘ ce qui va au-delà ’, ‘ ce qui transcende ’, et finalement
‘ ce qui traverse vers l’autre rive ’, ‘ ce qui va jusqu'au nirvâ-
na ’. La Prajñaparamita est ainsi la sagesse qui transcende
toutes les distinctions et toutes les divisions faites par l'es-
prit pour aller, au-delà de toute dualité, au coeur de la réa-
lité partout. C’est la sagesse de l'Éveil de la Bouddhéité.

Bouddha
Il s'éveille... Comme ailleurs, 'il pleut' ou 'il fait beau'. Le 'il'
de la troisième personne cède la place à la neutralité du 'il'
impersonnel. Il s'éveille. C'est-à-dire quelque chose d'es-
sentiel s'éveille dans le monde.
J’atteignis la triple science, les ténèbres furent chassées et
la lumière apparut. Ma pensée fut délivrée de l’impureté du

1 Le Sutra de la fleur du Lotus de la merveilleuse Loi, II,14-16, Trad


H.Kern.

66
désir... Je reconnus alors: épuisées sont mes naissances...
Je ne reviendrai plus ici-bas
Le Bouddha, assis sous l’arbre de la Bodhi, vit tout d’abord
une grande Roue. Cette Roue embrasse la totalité de
l’existence conditionnée, elle est de même étendue que le
cosmos, elle contient tous les êtres vivants. Elle tourne
sans arrêt : elle tourne le jour et la nuit, elle tourne vie
après vie, elle tourne ère après ère.
Le Bouddha vient en ce monde comme un nuage chargé
de pluie qui fait germer la vérité.1

Les quatre vérités saintes


Voici la première Vérité sainte. L’existence de la douleur.
Tout est douleur. Sarvam duhkham. La naissance est dou-
leur. La vieillesse est douleur. La maladie est douleur. La
mort est douleur. Etre avec ce qu’on n’aime pas est dou-
leur. N’être pas avec ce qu’on aime est douleur. Le désir
frustré est douleur. La vie n’est qu’une longue agonie. L’en-
fant a raison de pleurer dès qu’il est né. Et le pas encore-
né gigote dans le ventre de sa mère pour protester contre
sa naissance proche. Nul n’échappe à la douleur, pas
même les dieux dont le ‘bonheur’ ne dure pas. Et les per-
pétuelles réincarnations ne font que mener vers de nou-
velles souffrances. Il a été versé plus de larmes qu’il y a
d’eau dans le grand Océan. Cette première Vérité, le fait
universel et incontournable de l’existence de la douleur tant
physique que morale, est à la base de toute la pensée
bouddhique. La souffrance est pour ainsi dire l’être même,
la ‘substance’, de tout ce qui existe. Elle est à la fois cause

1 Le Sutra de la fleur du Lotus de la merveilleuse Loi, V, 16, Trad


H.Kern

67
et effet de toute vie et de toute mort.
Voici la deuxième Vérité sainte. L’origine de la douleur. Cel-
le-ci vient essentiellement du désir. Le Désir engendre les
trois ‘racines du mal’ que sont l’orgueil, la haine et l’igno-
rance et d’où naissant à leur tour les vices, les passions et
les opinions fausses. C’est la convoitise qui conduit de re-
naissance en renaissance. La soif de plaisir. La soif d’exis-
tence. La soif d’impermanence. Le désir est produit par un
enchaînement de causes dont la première est l’ignorance
de l’homme qui ne sait pas que son moi est illusoire. Il n’as-
pire qu’à vivre et à jouir et se laisse ainsi piéger par l’illu-
sion. Il court après des rêves et s’attache éperdument à
des ombres. Au milieu de ce monde imaginaire, il plante un
faux Moi. A sa mort, il le quitte, saturé de boissons empoi-
sonnées, avec un ardent désir de boire à nouveau.
Voici la troisième Vérité sainte. La suppression de la dou-
leur. La douleur cesse lorsque cesse tout désir et de toute
soif d’existence. Elle ne peut donc cesser que par la des-
truction de l’ignorance. En même temps sont éradiquées
les trois racines du mal. Lorsque la soif d’existence est
complètement éteinte, le saint, définitivement à l’abri de la
douleur, de la crainte et du doute, atteint l’état de sérénité
imperturbable du nirvâna. Il ne renaît plus nulle part.
Voici la quatrième Vérité sainte. Le chemin qui mène à la
suppression de la douleur. C’est la pratique de la sainte et
octuple Voie, le chemin du salut aux huit branches, à savoir
une foi pure, une volonté pure, un langage pur, une action
pure, des moyens d’existence purs, une application pure,
une mémoire pure, une méditation pure. Pour cela, il y a di-
verses méthodes qui comprennent une variété d’exercices
psychiques. Il s’agit essentiellement à veiller au karma qui
fait la destinée future. S’attaquer à chaque faute. Aider le

68
mérite à croître. Vaincre l’ignorance. Se débarrasser des
illusions, des opinions fausses et des vains raisonnements.
S’adonner à la méditation. Supprimer toutes les formes du
désir. Faire disparaître les mauvaises habitudes nées des
passions. Développer les vertus salutaires. Abolir l’égoïs-
me. Pratiquer la bienveillance. Et goûter enfin une parfaite
sérénité, au-delà du plaisir et de la douleur, de la joie et de
la tristesse, en demeurant complètement indifférent aux
vicissitudes de ce monde.1

Eveil
L'Éveil (Bodhi) est l'expérience fondatrice du bouddhisme;
à la fois son point de départ et son point d'arrivée. Il s'agit
de la découverte par soi-même du Dharma ou de la Voie
et, partant de l'accès à la conscience suprême et à la
connaissance de la Loi bouddhique. L'éveil est absolu chez
le Bouddha, l’Eveillé par excellence, Samyaksambodhi, le
'pleinement et complètement éveillé'.
Soudain, le Bouddha voit. Il voit très clairement la profon-
deur de notre mal et sa cause originelle. Il voit notre englo-
bant ultime et incontournable, à savoir l'immuable loi de la
causalité conditionnée. Il voit que selon cette loi les effets
sont inexorablement issus de causes . Il voit qu'il n'y a pas
de causes dont nous ne sommes les acteurs. Il voit que si
nous voulons changer la nature de leurs effets il nous faut
impérativement agir sur les causes. Il voit que pour cela il
nous faut parvenir à l'Eveil.
Le tout avec ses lois et ses nécessités est donc à partir de
nous. Il n'y a pas de 'monde' qui est avant ou après, au-

1 Dhammacakkappavattana Sutta –Les Quatre Nobles Vérités – Premier


sermon du Bouddha après son illumination

69
dessus ou en dessous de nous. Nous sommes le centre de
perspective sur le tout. Il n'y a pas d'ailleurs qui est ailleurs.
Nous sommes donc infiniment responsables. Le 'vice' origi-
nel est que nous sommes aveugles sur la réalité réelle du
monde ! L'ignorance nous tient prisonniers. L'ignorance,
justement, dont dépendent les formations karmiques, dont
dépend... l'enchaînement circulaire et répétitif de notre des-
tin. A moins d'arriver à le rompre. A moins d'arriver à l'Eveil.

Il s'éveille. C'est ainsi


Tathata est un terme du Mahayana qui signifie le fait 'd'être
ainsi'. Ce terme étrange exprime l'impossibilité de définir,
c'est-à-dire l'impossibilité de faire le tour d'une chose, de la
cerner et de la décrire. Exprimer leur nature est bien au-de-
là de la compétence des mots ou des concepts.
Ce concept n’a ses chances que du côté d'espaces cultu-
rels où la notion de création est absente. En régime boud-
dhique, le 'il y a' prend une dimension infinie. Il s'éveille. Il,
le Bouddha. C'est ainsi. Le 'il' de la troisième personne
cède la place à la neutralité du 'il' impersonnel. Il s'éveille.
C'est-à-dire quelque chose d'essentiel s'éveille dans le
monde. En même temps, il exprime l'impossibilité de pou-
voir dire autre chose. On peut seulement dire: 'C’est tel que
c’est', ou 'C’est ainsi'. Les choses sont telles qu’elles sont.
Lorsqu'il est dit dans le Sûtra du Diamant que le Bouddha
est 'ainsi venu' et 'ainsi allé', il faut entendre qu'en fait il ne
va ni ne vient, ni ne reste debout, ni n’est assis, ni n’est
couché. Le Bouddha, en effet, ne doit pas être identifié par
son corps physique, son rupakaya, mais par son Corps
Réel, son Corps de Vérité, son dharmakaya. Celui-ci ne va
pas, ne vient pas, n’est pas debout, assis ou couché.

70
Il faut aller plus loin encore. Même le rupakaya, la person-
nalité phénoménale du Bouddha, ne va et ne vient pas
dans le sens ultime, parce que de façon ultime il n’y a pas
du tout d’aller et de venue, pas plus qu’il y a d’apparition ou
de destruction des dharmas. D'une certaine façon, toutes
les choses restent dans un état d’immobilité.
Le Bouddha n'est plus un homme au sens ordinaire, il est
le Tathâgata, c'est-à-dire celui qui 'va ainsi'. Il est aussi
Dharma-Kaya, le Dharma incarné, l'Enseignement fait
homme.
Tathata, le ‘c’est ainsi’, manifeste finalement le Bouddha
sous ‘trois corps’, à savoir le Nirmānakāya, corps de mani-
festation ou d'émanation, le Sambhogakāya, corps de félici-
té, ou de jouissance, le Dharmakāya, corps du Réel ou
corps ultime. Ces trois corps ne sont pas des entités sépa-
rées, mais des expressions de ‘tathagata’ en son unité.

Sagesse athée
Ce n’est pas, comme dans l’Hindouisme, le Christianisme
ou l’Islam, une révélation divine qui fonde le bouddhisme. Il
s’agit d’une sagesse, d’une sagesse sans Dieu. Une
‘gnose’ athée. Les Bouddhas voient la vérité et l’en-
seignent. Ensuite ils s’effacent devant la Loi qu’ils ont dé-
couverte. Dans ce pur phénoménisme, il n’y a pas à pro-
prement parler d’êtres. Encore moins quelque chose
comme un ‘Etre suprême’. Il ne saurait donc y avoir ni ‘ré-
vélation’ ni ‘foi’ ni ‘grâce’. Seulement la découverte par le
Bouddha d’une vérité qu’il enseigne et que les disciples
transmettent.
Le dieu de l’hindouisme apparaît au Bouddha comme étant
impuissant à sauver de la souffrance l’âme hindoue, sou-

71
mise au fatalisme du karma. Sacrifices et prières rituelles
sont inefficaces. S’attacher à Dieu ne peut être que de
l’ordre du désir et, partant, source de transmigration ou de
renaissance. Cependant, comme dans l’hindouisme, spé-
cialement celui de la Bhagavadgîta, le bouddhisme a aussi
sa bhakti ou voie de dévotion. Une piété qui ne s’adresse
qu’aux innombrables ‘saints’, les bodhisattvas en particu-
lier.
L’athéisme bouddhique n’est pas simple négation du divin.
Il serait plutôt une sorte de panthéisme sans Dieu basé sur
l’absolu ‘il y a’, l’absolu ‘tathata’, de la sainteté immanente
– de la ‘justice’ immanente – au coeur du monde.
Dédaignant les théories spéculatives des hindous sur la na-
ture du réel, sur l’identité de l’âtman et de brahman, sur la
fusion du Soi et de l’Absolu, il propose une doctrine pra-
tique de salut accessible à tout homme.
L’enseignement moral du bouddhisme est donc avant tout
pragmatique. Est bon tout ce qui favorise la délivrance de
la souffrance. Il se propose d’aider l’homme à vaincre le dé-
sir, à détruire les passions, à supprimer l’erreur, à prendre
conscience de l’illusion du Moi, pour le mener au nirvana,
la fin de la transmigration douloureuse. La seule chose qui
vaille la peine est la réforme intérieure qui seule mène à
l’expérience vécue de l’immortalité. Tout le reste est illu-
soire et donc inutile.
Une seule chose est absolument importante, c’est la ré-
forme intérieure qui seule mène à l’expérience vécue de
l’immortalité. La morale bouddhique est faite de prescrip-
tions négatives visant essentiellement la ‘pureté’ sous
toutes ses formes et d’injonctions positives vers la pratique
des vertus dont les principales sont la maitrî du sentiment

72
de bienveillance envers tous les êtres vivants, le dâna des
dons et des aumônes et la karunâ ou l’exercice de la
compassion envers les malheureux.
Le bouddhisme ne connaît pas la grâce qui aiderait
l’homme sur la voie de la Délivrance. Car Dieu qui pourrait
la prodiguer est inexistant. Le bouddhiste est donc seul
maître de son salut. Lui seul doit réaliser son bonheur. Pour
parvenir à l’immortalité et à la paix, pour entrer au nirvâna –
du moins dans le bouddhisme primitif – on n’aura recours à
aucune aide extérieure, humaine ou divine. Il s’agit d’une
affaire purement personnelle. Opérez votre propre salut
avec diligence ! Voilà la dernière recommandation du Boud-
dha à ses disciples.

Une gnose d’essence ‘idéaliste’


La sagesse parfaite qui est identique avec l’être même de
Bouddha culmine dans l’absolue vacuité, la ‘shunya’. Ce
concept si difficile à comprendre, particulièrement pour un
esprit occidental, sur lequel il faudra revenir plus longue-
ment par la suite, dénote l’essentiel vide de tout être et de
tout paraître. Non pas le néant, mais le vide. Essentielle-
ment la réalité en tant que sans-objet et sans-sujet dont
l’approche se fait à la limite en imaginant un objet ‘pur’ ab-
solument sans sujet et un sujet ‘pur’ absolument sans ob-
jet.
Ainsi tous les dharmas sont-ils dits vides. Le concept même
de dharma (la racine ‘dhar’ signifie porter, soutenir) est ici
riche de deux directions de signification qu’il noue pour ain-
si dire dans l’unité d’un concept fondamental. C’est-à-dire
dans l’unité d’une réalité ‘mentale’. En direction de l’idée :
le dharma comme corps de doctrine, comme religion,

73
comme vérité, comme loi, comme devoir, comme justice
et, avec une Majuscule, l’enseignement du Bouddha lui-
même. En direction du réel : le dharma comme substance
des choses, comme essence des phénomènes depuis le
cosmos jusqu’aux atomes.
En tant qu’enseignement de Bouddha, le Dharma n’est pas
une philosophie de type spéculatif qui se tiendrait ‘devant’
le réel. Il est le Réel lui-même, on pourrait dire la substance
du réel, en même temps que la Loi universelle de toute
chose. Idée et réel confondus. Ce Réel transcende l’es-
pace et le temps et se découvre par illumination. Chacun
est invité à l’expérimenter par lui-même.

Les deux vérités


Au fond, il y a deux vérités par rapport à deux sortes de
réalité. Il y a une vérité relative des choses telles qu'elles
apparaissent. Il y a une vérité absolue des choses telles
qu'elles sont réellement. Ces deux vérités sont différentes.
On peut en effet voir l'apparence sans voir la réalité. Mais
en même temps, elles ne peuvent pas non plus être abso-
lument différentes. La réalité absolue est en effet la vraie
nature de la réalité relative.
La réalité relative n'est pas fausse. Elle est reflet de la réali-
té réelle comme dans un miroir ou illusion produite par un
magicien. Mais elle n'est pas vraie non plus. N'ayant pas
d'essence propre, elle est vide du point de vue de l'ultime
réalité.

Entre idéalisme et illusionnisme


Comment la connaissance est-elle possible ? Pour l'idéa-
lisme conséquent, sujet et objet doivent être de même na-

74
ture. A l'extrême, l'esprit peut connaître les objets parce que
les objets sont faits d'esprit. Et encore un pas de plus:
l'esprit donne naissance à l'objet. Comme dans le rêve ou
l’illusionnisme.
Au départ du bouddhisme, il n’y a pas moins de 18 écoles
qui s'affrontent sur la question du sujet et de sa rencontre
avec l'objet et, partant, sur la 'réalité' du monde extérieur.
Derrière cette multiplicité, on peut retenir deux grandes
orientations qui reflètent la tension dans la pensée boud-
dhiste entre, d'une part, une certaine orientation 'idéaliste'
qui nie toute réalité extérieure à l'esprit, et, d'autre part, une
orientation 'illusionniste' qui tend à regarder l’esprit lui-
même comme irréel au même titre que les choses maté-
rielles qu’il croit percevoir.
Chacune de ces deux grandes orientations a une approche
fondamentalement différente sur la production condition-
née, le mécanisme central du bouddhisme.
L’idéalisme bouddhique1 veut fonder rationnellement le mé-
canisme de la production conditionnée des phénomènes.
Ainsi les phénomènes perceptibles sont sans substance. Ils
sont seulement à partir de l'esprit. Etre est être perçu.
Toute perception est ainsi une projection de l'esprit. Tout
'objet' n'est qu'un phénomène de la prise de conscience. Le
'réel', lui, est seulement résultat de l'imagination créatrice.
Quant au monde, il est une construction mentale. Un
simple rêve dans lequel le rêveur lui-même est rêvé.
L’idéalisme va jusqu'au bout d'une logique qui veut exclure
l'illusion. Sous celle-ci, il y a toujours un 'réel' même s'il
n'est pas ce que l'on croyait. Je vois un serpent. En réalité,
il y a une corde rayée enroulée dans la pénombre. Il s'agit

1 Par exemple les écoles de Vijñânavâda ou de Cittamâtra.

75
de dégager la corde réelle sous la fiction du serpent. Pour
l’idéalisme n'existe vraiment que ce qui est capable de pro-
duire un effet. Ce qui l'amène à dégager sous les appa-
rences inefficientes et imaginaires du 'solide' qui, ici, n'est
rien qu'idée.
Il s'agit de dégager le plan réel de la production condition-
née sous la structure illusoire du plan fictif et de ses causa-
lités fausses. Sous les pseudocausalités du plan de l'illu-
sion, il y a, sur le plan réel, une vraie causalité. Là se joue
la véritable production conditionnée.

Illusionnisme
La tendance qu'on peut qualifier d'illusionnisme prend des
formes extrêmes dans le sûtra de la Perfection de la Sa-
gesse (Prajñâ-pâramitâ-sûtra) et dans des écoles comme
le Madhyamaka.1 Ici, il s'agit moins de 'construire' comme
le fait l'idéalisme que de 'déconstruire' le processus de la
production conditionnée.
Cette orientation refuse de dégager une strate de réel sous
la strate fictive. Dans ce 'phénoménisme' les phénomènes
se suffisent à eux-mêmes. Ils n'ont pas besoin de support,
de 'substance' derrière eux. Tous les phénomènes sont
vides d'essence, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas de réalité in-
trinsèque et indépendante des causes et des conditions
d'où ils apparaissent. Sont ainsi mises en équation vacuité
et production conditionnée. Les fantômes et les fantasmes
du plan fictif prennent appui les uns sur les autres et se
conditionnent mutuellement, sans qu’il n’y ait jamais besoin
du point d’appui sous-jacent d’un plan réel. La production
conditionnée, dès lors, n’est plus la machinerie cachée de

1 On y reviendra à propos de la 'vacuité'.

76
l’illusion, c’est l’illusion elle-même. L'illusion qui se soutient
elle-même de ses illusions.

Le bouddhisme ne 'tient' que par l'idéalisme


Dans une ontologie réaliste qui pose l’existence d’une réali-
té objective, extérieure à la conscience, les principales
thèses bouddhistes, celles notamment sur les vies passées
et futures et mêmes celles qui portent sur la production
conditionnée en général se heurteraient à de l'impossible.
Quels que soient par ailleurs ses paradoxes, tout change
dans une perspective idéaliste. Refuser celle-ci, c’est ré-
duire le bouddhisme à un simple objet de croyance. L'idéa-
lisme apporte au bouddhisme l'avantage, d'une part, au ni-
veau pratique, de supprimer tout 'accident' et de faire du
destin d’un individu le reflet intégral de ses actions, et,
d'autre part, sur le plan théorique, de permettre l'articulation
la plus rationnelle possible de l’ensemble de sa doctrine.
Ceci spécialement en ce qui concerne la production condi-
tionnée.
Les 'idéalistes' poussent plus loin l'entreprise née dans les
écoles antérieures et contemporaines. L'image du monde
d'où ils partent était basée sur une conception discontinue,
on pourrait dire 'cinématographique', du temps. Là, le tout
du réel se réduit en quelque sorte à des fulgurations instan-
tanées, soit matérielles, soit mentales. Ces constellations
fugaces et plus ou moins fortuites déterminent, à chaque
moment, la production, dans l’instant suivant, de nouvelles
configurations également éphémères et in-substantielles.
Cette vision impliquait cependant une contradiction fonda-
mentale. Le sujet ou la conscience n'ayant pas la consis-
tance d'un 'empire dans un empire', devrait fatalement être

77
traversé incessamment par des faisceaux de causes et
d’effets assez largement étrangers à ce qu'il était, ses
propres dispositions, son passé, ses tendances fonda-
mentales, etc.. Il était donc constamment exposé à des
'accidents'. Dès lors, l’idée de karman ou de samskâra
perdait de leur pertinence. Elles ne pouvaient plus signifier
qu’une certaine manière individuelle d'être touché par
l’action du monde et d’y répondre. Beaucoup d'événements
survenus dans une vie ne seraient que teintés par la
'subjectivité'. Sur une telle base, le bouddhisme risque de
perdre sa dimension ontologique pour se réduire à une
vérité purement psychologique ou morale. Comme si, au
lieu de comprendre les choses véritablement, il suffisait de
démonter les mécanismes affectifs et cognitifs défectueux
pour leur appliquer des psychothérapies diverses.
Face à de telles possibles incompréhensions et de telles
dérives, le bouddhisme doit tenir à sa cohérence. Une de
ses certitudes fondamentales est qu'il est impossible qu'il
puisse arriver un accident néfaste à quelqu'un dont le kar-
ma est entièrement purifié. Or, dans une vision 'psychologi-
sante' du bouddhisme, l’être le plus saint devrait subir au-
tant d’événements fâcheux que le plus abominable. La dif-
férence étant que le sage les accueillerait autrement. Il
n’échapperait pas à la misère humaine, mais, comme le
sage stoïcien ou épicurien, il les regarderait simplement
avec égalité d’âme.

78
Révélation

La ‘révélation’ au sens biblique signifie le ‘dévoilement’


d’une réalité cachée et le ‘déploiement’ de ce qui était origi-
nellement enveloppé. En même temps, elle signifie une
‘sortie’, un ‘exode’, voire un ‘exil’ hors d’une situation précé-
dente. L’initiateur de ce dévoilement et de cet exode est
l’Autre désireux de créer des liens avec d’ ‘autres’. Dieu se
manifeste et se donne gratuitement à un peuple appelé à
devenir, à travers une Alliance, le Peuple de Dieu.
La rencontre de l’homme et de Dieu reste de l’ordre d’une
expérience inexprimable, Cette expérience s’est faite à tra-
vers l’histoire collective de tout un peuple. La Bible est le
Livre de cette expérience. Et cette expérience absolument
unique s’appelle Révélation.
La Bible est en fait une bibliothèque constituée au long des
siècles. Chacun des livres qui la composent a son auteur
particulier et son genre littéraire propre. Chacun porte la
marque de son époque. Chacun fait face aux préoccupa-
tions de son temps. En même temps, derrière cette multipli-
cité se révèle l’unité et l’unicité d’un seul projet. Ne parle
qu’une seule Parole.
Toutes les ‘sectes’ chrétiennes du monde sont toujours par-
ties de l’Ecriture. Mais d’un ‘morceau choisi’ de l’Ecriture
seulement. Une ‘section’ de l’Ecriture ne fait jamais qu’une
‘secte’. C’est le tout de l’Ecriture qui fait l’Eglise. La révéla-
tion ne consiste pas en une suite de ‘morceaux’ révélés,
chacun ayant sa valeur et son utilité propres, à prendre ou
à laisser selon les opportunités du moment. La révélation
est un tout. En couper un morceau, c’est dénaturer ce
‘tout’.

79
Le ‘tout’ de la révélation ‘intègre’. Ce ‘tout’ constitue en
même temps l’englobant total d’intelligibilité. Chaque partie
ne prend sens qu’avec lui et en lui. Pareillement, ce tout de
la révélation ne tient pas seulement en sa forme écrite. Elle
tient aussi en sa forme d’avant et d’après son écriture.
Certains veulent opposer Livre et Eglise, l’un précédant et
fondant l’autre. Mais le Livre ne précède pas la communau-
té croyante. C’est au contraire l’Eglise qui suscite le livre et
le ‘canonise’. L’histoire du ‘canon’ des Ecritures n’est-elle
pas ici éloquente ?
La prophétie ne commence pas avec le prophète. Elle com-
mence avec la ‘révélation’. Celle-ci précède, porte et en-
globe la parole prophétique. C’est dans l’englobant de la
révélation que parle et qu’agit le prophète.

La foi n’est pas englobée; elle est englobante


La foi n’est pas de l’ordre du ‘ce que’, à savoir quelque
chose comme un ‘objet’ qui pourrait se laisser saisir, com-
prendre ou manipuler. La foi est de l’ordre du ‘que’. Elle
précède toute possible saisie et toute possible compréhen-
sion. Elle ‘est’ comme l’impératif ontologique de l’acte créa-
tionnel. Non pas constituée. Mais constituante.
La foi n’est pas contenue ‘dans’ nos possibilités psycholo-
giques ou mentales. Elle n’est pas un produit du ‘je pense’
individuel ou collectif. Elle n’est pas logeable dans un sys-
tème d’idées. La foi n’est pas en ma possession. Je n’en
dispose pas. Je suis disposé par elle.
La foi est ouverture. Elle signifie donc la sortie de la ca-
verne de nos évidences terre-à-terre, de nos intérêts et de
nos obscurantismes. La foi est ouverture au don du sens.
En sa nudité, elle est exposée à une plénitude infinie qui lui

80
vient de l’Autre.
La foi n’est pas ‘au bout’ d’une suite d’articulations ration-
nelles. On ne tombe pas sur Dieu comme sur une nouvelle
formule explicative. L’évidence naturelle contraint. Procé-
dant par ‘longues chaînes de raisons’, elle enchaîne dans
l’ordre du Même et de la nécessité. La foi rompt les néces-
sités. Elle appelle. Dans l’ouvert de la liberté et de la gratui-
té.
La foi est entrée libre dans le don du sens. Elle te situe au
cœur de l’extrême englobant. Tu te trouves en gestation
dans la matrice de l’Absolu. Baigné d’une lumière où toute
chose prend un éclairage neuf et où les ombres elles-
mêmes – avec l’ensemble du jeu des ombres – s’ex-
pliquent. Les questions ne sont plus absolues. Elles se
posent sur fond de réponse. Aucune réponse explicite n’est
encore livrée. Mais le Sens de toute possible réponse est
déjà donné.
Le décisif de la foi est acte. Elle s’engage. La foi s’accom-
plit en Agapè. Avec Agapè elle traverse les étendues du
scandale. Pour en faire un espace de grâce.

C’est l'Autre qui sauve


La foi est ouverture à la présence de l’Autre et à une ren-
contre avec Lui.
Le salut n'est pas dans la recherche de la plénitude de soi,
ni dans la conquête du vide de cette plénitude. Car en ces
recherches et en ces conquêtes n'est jamais visé que le
‘même’. La foi chrétienne ne culmine pas dans l'illumina-
tion, ni dans la béance de l'illumination, mais dans la ren-
contre. La rencontre célèbre l'irruption de l'Autre qui vient
par grâce. L'Autre, et avec lui tous les autres. Ils viennent

81
déranger.
Contre cette irruption jouent les mille défenses païennes en
quête d'un absolu immobile, pur et impassible. Mais tel
n'est pas l'Absolu chrétien qui s'appelle Amour. "La dis-
tance infinie des corps aux esprits, dit Pascal, figure la dis-
tance infiniment plus infinie des esprits à la charité." Une
distance infiniment infinie entre les plus grandes splen-
deurs auxquelles nous puissions par nous-mêmes accéder
et la gloire qui doit se manifester en nous. Par l’Autre. Par
grâce.

Foi et religion
La 'religion' est en continuité, la 'foi' est en rupture. La foi
d'Abraham commence avec le départ de sa terre natale et
de sa religion.
'Foi' et 'religion' sont prises ici comme des ‘essences’, c'est-
à-dire comme deux polarités différentielles abstraites, entre
lesquelles, en vue d’une plus profonde compréhension, on
peut instruire le rapport dialectique sans pour autant les sé-
parer complètement dans leurs formes concrètes. Le rap-
port entre 'foi' et 'religion' est en effet dialectique. La foi a
dialectiquement besoin d'un point d'appui ‘religieux’. En
même temps elle dépasse dialectiquement toute ‘position’
religieuse. La tentation reste cependant grande de
confondre la structure ‘porteuse’ de la foi avec la foi elle-
même. Avec le risque de jeter le bébé avec l’eau du bain.
La 'religion' est une nécessité quasi naturelle de l'homme
qui est 'naturellement' religieux. Dans la 'foi', c'est l'Autre
qui interpelle et provoque la réponse gratuite. La 'religion'
crée un lien de dépendance et de soumission. La 'foi'
s'épanouit dans la liberté des fils et des filles de Dieu. La

82
'religion' entretient la crainte révérencielle. La 'foi' appelle
l'Amour et s'accomplit en lui. Elle dit avec saint Augustin
"Ama et quod vis fac". Aime et ensuite fais ce que tu veux.
La 'religion' situe l'homme dans la réponse. La 'foi' le jette
incessamment dans la question. La 'religion' est sédentaire.
Elle construit ses citadelles. La 'foi' est nomade. Elle ne
craint pas l'aventure. La 'religion' sacralise la mort. La 'foi'
‘laisse les morts ensevelir les morts’. La 'religion' ordonne:
"l'homme est fait pour le sabbat". La 'foi' répond: "le sabbat
est fait pour l'homme". La 'religion' observe la règle et en-
suite se repose sur sa bonne conscience. La 'foi' n'a jamais
fini d'aller de l'avant.

L'Alliance face au système


Face à tous les 'systèmes de salut' quels qu'ils soient... Fi-
nalement, il n'y a pas d'autre alternative. Ou bien chercher
consistance, cohérence et salut dans la solidité d'une struc-
ture idéelle. Ou bien risquer la provocation de l'Autre.
Un système spirituel noue un ensemble d'analyses, de
perspectives et de valeurs en vue de construire quelque
chose comme une 'maison du sens' pour ses habitants.
Une telle construction où tout veut se tenir solidement en-
semble et qui tend vers la clôture séduit les esprits en
quête de certitude en leur offrant à la fois refuge, cohé-
rence et consistance.
Le système fonctionne. C'est ainsi. Ça fonctionne ainsi. Ça
fonctionne toujours. Ça peut ainsi fonctionner, hors du
temps, depuis toute éternité. La force du système tient au
massif et intemporel 'il y a' sur lequel il est ultimement fon-
dé. L'Alliance, par contre, n'existe qu'en relation avec des
'personnes' et des libertés courant l'aventure à travers le

83
temps et l'histoire. A travers des 'moments favorables', des
imprévus, des nouveautés et des surgissements inédits. A
travers fidélité et infidélité.
L'aventurier de l'Alliance n'a pas ces sécurités. Face à
l'éternité des raisons et à la nécessité de la loi, il ne lui
reste que la contingence des rencontres historiques. A la
solide cohérence interne du système, il ne peut opposer
que le pari sur la fidélité de l'Autre. Ici pas de force contrai-
gnante du mental, mais simplement les sobres certitudes
de la foi. Pas d'assurances garanties, seulement la fragile
espérance. Pas la puissance d'éros, uniquement l'humble
charité.
Dans le système règne une sorte de justice immanente qui
tourne de façon quasi mécanique. Tout est réglé, pesé, cal-
culé. La suite des causes et des effets est implacable. La li-
berté personnelle reste impuissante devant l'implacable dé-
roulement de toute chose. Dans l'Alliance, au contraire,
l'exception devient règle. Le tragique le cède au drama-
tique. L'humour n'est jamais absent. La grâce peut être om-
niprésente. Et puis, surtout, l'Alliance a besoin de chaleur,
de chaleur humaine, de chaleur d'humanité.

Tu n’es qu’en relation


L'essentielle dimension plurielle du spécifique humain s’est
trouvée occultée dans l’acte fondateur de la philosophie
moderne, à savoir le ‘cogito’ de Descartes: Je pense, donc
je suis. Paradoxalement, cependant, ‘je pense’ est d’abord
pluriel ! Le ‘nous’ précède le ‘je’. L’homme absolument soli-
taire ne pourrait jamais penser 'je pense' ! Il ne pourrait ja-
mais devenir réellement homme. La conscience commence
comme conscience-avec-d’autres-consciences. Devenir

84
homme est impossible sans la rencontre avec l’autre. Déjà,
l’enfant n’émerge d’un syncrétisme primitif pour prendre
progressivement conscience de soi qu’en regard d’autres
consciences émergées.
L’engendrement de l’humain se fait dans une communauté
gestatrice d’humanité. Sa spécificité est d’être relationnelle.
Cela ne se confirme pas seulement par les cas extrêmes et
exceptionnels des enfants-loups. Par rapport à la matrice
culturelle, l’être humain peut être ‘enfant sauvage’ de mul-
tiples manières et à des degrés divers. Chaque fois que le
contact interpersonnel se trouve limité ou perturbé durant la
première enfance, l’humanité de l’homme en sort affectée,
souvent handicapée, parfois très gravement déficiente. Ici
les faits sont tristement éloquents, qu’il s’agisse de cas
d’hospitalisme, d’orphelins, d’enfants mal-aimés de toutes
sortes. D’autre part, quel que soit son âge, l’homme rejeté,
incompris, étranger, prisonnier, relégué, ne subit jamais im-
punément la solitude ou l’isolement. Tous les troubles psy-
chopathologiques s’accompagnent variablement, selon leur
nature et leur degré, de pertes de la possibilité de vivre une
authentique relation interpersonnelle. Prisonnier de son au-
tisme, le malade devient incapable d’établir des relations et
d’entrer en relation avec l’autre. Les cas de schizophrénie
sont typiques de ces dissociations entre l’homme et les
autres hommes, entre l’homme et le monde, entre l’homme
et lui-même. Toute schizoïdie ne peut être qu'atteinte à ce
que l’homme est fondamentalement. Un être en relation.
Un être en alliance.

En alliance, l’homme
L’homme n’est homme qu’en alliance. En originelle alliance
avec le Logos – le ‘logos anthropogène’ – dont la lumière,

85
déjà, éclaire tout homme venant en ce monde. Avant même
l’Alliance, l’ancienne d’abord, la nouvelle ensuite, histori-
quement réalisée entre Yahvé et son peuple et explicite-
ment révélée par la Parole biblique, déjà est la constitutive
alliance qui fait être l’homme – tout homme – en tant
qu’homme.
Créé à l’image et à la ressemblance du Logos divin,
l’homme est le vivant qui parle. Par une conaturalité pro-
fonde, la parole humaine n’est pleinement elle-même qu’en
dialogue, en alliance, avec la Parole de Dieu. Le péché
commence et s’accomplit avec la parole qui se coupe de
l’essentiel Dialogue et se met à fonctionner en schizoïdie.
Le péché archéologique, péché originel, péché du monde,
est-il fondamentalement autre chose que la perversion de
la Parole humanisante par l’instauration d’un discours schi-
zoïde qui se fait discours dominant ? Une autre diction, une
contradiction par rapport à ce dire de la Parole et à ce
souffle du Logos divin qui suscite l’humanité authentique.
Un péché contre la matrice du spécifique humain et, par-
tant, un péché contre l’être vrai de l’homme.
Chaque homme naît là où le Père ne cesse de dire son
Verbe. Et l’homme n’est homme que dans cette diction.
Même si la masse des phénomènes semble l’occulter, cette
vérité est seule fondatrice de la plénitude humaine. Sans
elle, l’humain se voit finalement condamné à tourner en
rond. Sans partage avec le Logos. En clôture tautologique.

La dialectique, loi de l’Alliance


Avant d’être loi de la pensée, la dialectique est une loi de la
vie. Tous les avatars laïcisés de la ‘dialectique’, chez Hegel,
avant lui et après lui, sont des traductions d’une expérience

86
spirituelle telle qu’elle s’est déployée en l’espace judéo-
chrétien, et dans cet espace seulement. Avant d’être loi de
l’esprit, la ‘dialectique’ est d’abord très profonde loi de l’Al-
liance. Elle tire sa pertinence de l’expérience du mystère
pascal. Rupture. Exode. Traversée vers la Terre Promise.
Crucifixion. Mort qui éclate en Résurrection. La paradoxale
vérité que l’essentiel advient dans le passage. Non pas en
insistant sur le plein, mais en existant à travers la béance.
Que la vérité de l’homme est en avant de l’homme. Que la
vérité de la condition humaine est dans sa rupture et dans
son ouverture.
La dialectique est-elle fondamentalement possible ailleurs
qu’en régime de grâce ? Lorsque la négativité, toute négati-
vité, sait qu’elle n’est pas absolue, mais qu’à travers une
mystérieuse gestation, elle travaille à l’enfantement de
l’autre. La dialectique est d’une certaine façon un affront à
la logique. Pourtant elle prétend régir la pensée. Et, de fait,
elle la régit. De fait et non pas de droit ! Avant d’être loi de
la pensée, elle est une loi expérimentale de la vie vécue.
Tous les avatars laïcisés de la ‘ dialectique’ chez Hegel,
avant lui et après lui, sont des traductions d’un vécu préa-
lable. Et ce vécu est essentiellement l’expérience spirituelle
telle qu’en l’espace judéo-chrétien, et dans un tel espace
seulement, elle s’est déployée.

L'Alliance historique
Abraham. Dieu dit à Abram: Quitte ton pays, ta famille, la
maison de ton père, et va... 1 Chaque Alliance est chaque
fois une rupture. Un nouveau départ. Une nouvelle lignée
humaine. A partir d’un Unique ! Voici mon alliance avec toi:

1 Genèse 12:1-2.

87
tu deviendras père d’une multitude de nations... 1 – D’où tu
es, lève les yeux et regarde vers le Nord et vers le Midi,
vers l’orient et vers l’occident. Tout le pays que tu vois, je te
le donnerai, à toi et à ta descendance, pour toujours. Je
rendrai ta postérité aussi nombreuse que les grains de
poussière sur la surface de la terre... 2 ‒ Tu deviendras l’an-
cêtre d’une foule de nations. Aussi ton nom ne sera plus
Abram mais Abraham, père d’une multitude de nations’. 3
Une postérité innombrable et une terre promise. Avec un
signe sanglant, un ‘sacrement’ de l’Alliance, la circoncision.
Mon alliance sera marquée dans votre chair...4
Exode. Une longue aventure à travers le désert. A la fois
temps d’épreuves et de fiançailles du peuple avec son
Dieu. C’est en cet Exode, en cette traversée, que l’Alliance
est scellée. C'est cette expérience historique de la geste de
Yahvé libérateur qui noue les descendants d’Abraham en
un Peuple élu. Elle le marquera pour toujours. Lorsque de-
main ton fils te demandera: ‘ Qu’est-ce donc que ces ins-
tructions, ces lois et ces coutumes que Yahvé notre Dieu
vous a prescrites ? ’ Tu diras à ton fils: ‘ Nous étions es-
claves de Pharaon, en Egypte, et Yahvé nous a fait sortir
d’Egypte par sa main puissante... Il nous a fait sortir de là
pour nous conduire dans le pays qu’il avait promis par ser-
ment à nos pères, et pour nous le donner. ’5
Le Dieu de la Bible est essentiellement le Dieu de l’Exode.
Le Dieu de la Pâque. Le Dieu libérateur des servitudes. Le
Dieu fidèle à ses promesses. Le Dieu puissant qui fait des
merveilles. Le Dieu de la Parole. Le Dieu de l’Alliance. Il
1 Genèse 17:4.
2 Genèse 13:14-16.
3 Genèse 7:1-4.
4 Genèse 17:13.
5 Deutéronome 6:20-23.

88
garde son alliance pour toujours. Combien de fois au cours
de l’histoire Dieu n'est-il pas pressé de se souvenir de son
alliance ? Tu sauras donc que Yahvé ton Dieu est le vrai
Dieu, le Dieu fidèle qui garde son alliance et son amour
pour mille générations à ceux qui l’aiment et gardent ses
commandements.1 ‒ Il se souvient qu’il s’est engagé pour
toujours et qu’il a donné sa parole pour mille générations. 2
Fidélités et infidélités humaines. L’histoire d’Israël prend
sens grâce à la Parole de Dieu qui ne cesse de provoquer
la parole humaine. Tout s’y joue entre la fidélité et l’infidélité
de la parole que donne l’homme à la Parole donnée de
Dieu. Et l’Alliance est toujours à reprendre. Josias réunit
autour de lui tous les anciens de Juda et de Jérusalem. En-
semble, ils se rendirent au temple du Seigneur accompa-
gnés des notables de Juda, des habitants de Jérusalem,
des prêtres et des prophètes et de tout le peuple du plus
petit au plus grand. Devant tous, il lut le livre de l’alliance
retrouvé dans le Temple. Debout sur une estrade, le roi re-
nouvela devant le Seigneur les engagements de l’alliance
qui obligent le peuple à suivre le Seigneur et à garder ses
commandements, ses instructions et ses lois, de tout son
cœur et de toute son âme, selon les clauses de l’alliance
écrite dans ce livre. Et tout le peuple adhéra à l’alliance. 3
L’Alliance sans cesse rompue. Combien de fois, à travers
l’histoire biblique, n’est-il pas question d’infidélité à l’Al-
liance ? L’Alliance profanée. L’Alliance transgressée. L’Al-
liance abandonnée. L’Alliance trahie. L’Alliance rompue. Au
profit d’autres dieux. Au profit d’idoles. Au profit de la Vani-
té ! La génération future, celle de vos fils qui se lèveront

1 Deutéronome 7:9.
2 Psaume 105:8.
3 2 Rois 23:1-3.

89
après vous, et aussi l’étranger venu d’un pays lointain ver-
ront les fléaux qui frapperont ce pays et les maladies que
Yahvé y fera sévir... Et toutes les nations s’écrieront:
‘ Pourquoi Yahvé a-t-il ainsi traité ce pays ? Pourquoi
l’ardeur de cette grande colère ? ’ Et l’on dira: ‘ Parce qu’ils
ont abandonné l’alliance de Yahvé, Dieu de leurs pères,
qu’il avait conclue avec eux en les faisant sortir du pays
d’Égypte... ’1
Face à l’infidélité chronique des hommes, la Parole de Dieu
ne cesse de susciter des Prophètes. ‘ Fils d’homme, me
dit-il alors, va vers la maison d’Israël et tu leur porteras
mes paroles. ’2 Les grands malheurs du peuple d’Israël
viennent toujours de la surdité du cœur aux paroles
inlassablement répétées de l’Alliance.

Dans l'ouvert de l'Exode


L’Alliance se vérifie à travers l’Exode. Et l’Exode marche à
la rencontre d’un Vivant. Le transcender dans la Bible est
une conséquence de la Transcendance qui, d’abord, se
montre, appelle et conduit. Sans ce réel transcendant le
transcender n’est qu’une abstraction que l’idéologie sub-
stantifie.
A travers l’histoire biblique l’autre personnel est sans cesse
provoqué au sein de ce qui risque de se dégrader dans
l’anonymat du même. Ainsi le prophète... l’autre qui dé-
range en personne. Non pas la règle, mais l’exception. Non
pas le système, mais la parole vivante. Non pas le centre,
mais les extrêmes. Non pas la masse, mais l’unique per-
sonnel. Le dévoilement de la personne passe par une an-

1 Deutéronome 29:21-24.
2 Ezéchiel 3:4.

90
thropologie négative qui privilégie les béances fécondes.
Mon possible peut y perdre pied. Mais c’est pour se voir li-
vré à l’Autre qui se donne par grâce. Et c’est ce don, c’est
cette expérience du don de l’Autre qui me crie le dépasse-
ment de tous mes possibles. Le dépassement aussi de
mes impossibles. Car notre mortalité elle-même y prend
sens comme exode. Mais ici s’arrête le spéculatif.
L’homme est dans l’ouvert. Mais cet ouvert n’est pas sim-
plement pour l’ouvert. Il est pour la rencontre. Ainsi donc le
réel transcendant est-il en deçà et au-delà de mes possibili-
tés de transcender. Déjà, l’Autre est. Déjà, l’Autre appelle. Il
n’est pas induit ni déduit, mais révélé. Pour être rencontré.

La foi et la tentation idéaliste


Les difficultés que rencontre la foi chrétienne aujourd’hui,
en notre Occident et spécifiquement en notre modernité
n’ont sans doute jamais été plus grandes. On ne peut ici
qu'évoquer les raisons essentielles, directes ou indirectes.
La culture moderne n’a de cesse de refouler le ‘père’ judéo-
chrétien. Le contexte culturel de notre temps manque d’ou-
vertures à la foi. La foi se trouve marginalisée. Elle n’a plus
sa place dans le culturellement ‘correct’. Les valeurs
viennent d’ailleurs. D’autres modèles ont cours. Matéria-
lisme. Déclin des absolus. Perte des repères. Relativité gé-
néralisée. Eclatement des croyances. Pluralisme des réfé-
rentiels. Bouleversement des institutions. Temps d’incerti-
tudes. Désenchantements. Désagrégation de la ‘matrice’
communautaire. Perte de la mémoire chrétienne. Montée
des sécularismes. Déchirure du tissu ecclésial. Désaffec-
tion de la pratique religieuse...
Mais l’obstacle essentiel, à la racine, très certainement, de

91
tous les autres, consiste en ce ‘subjectivisme’ ‒ cet ‘idéa-
lisme’ ‒ si typique de notre modernité. Toutes les difficultés
de la foi, aussi bien collectives que personnelles, se
trouvent en effet fondées ultimement dans l’absolu du ‘je
pense’ immanent. Du nominalisme à Descartes et à toutes
les formes d’empirismes et d’idéalisme, s’est imposé le
postulat qu’un au-delà de la (ma) pensée est impensable.
N’est donc vrai que ce que je perçois comme vrai. N’est
vrai que ce que je ‘sens’ comme vrai. N’est vrai que ce que
je totalise comme vrai. 'Je pense’ se fait ainsi l’origine, le
fondement absolu, le critère ultime de la vérité. Dès lors, la
vérité de la foi ne peut que dépendre de cette origine, de ce
fondement et de ce critère. Elle est en dépendance. Elle
n’est plus englobante, mais englobée. ‘ Je ’ deviens moi-
même l’englobant de ma foi. Ce n’est plus la foi qui dispose
de moi. C’est moi qui dispose d’elle. C'est mon idée qui la
cite en jugement.
Dès lors, que peut-il rester d'une réalité hors de moi, de la
réalité `en soi' ? Simplement un `x' non seulement inconnu,
mais encore inconnaissable.
A ce niveau, la gnose bouddhiste, malgré d’énormes diffé-
rences d’ordre culturel, semble mieux accordée avec les
présupposés de notre modernité. En régime bouddhiste, en
effet, il n'existe pas réellement de `réel'. Toute `réalité' n'est
finalement que de l'ordre de la représentation ou de l'idée.
Un bodhisattva, par exemple, n'est au fond qu'une création
virtuelle de l'esprit et de la dévotion de ses fidèles. Un `mo-
dèle', un `guide' ou un `éclaireur'. Le `salut' qu'il apporte
n'est pas `réel' au sens chrétien, mais seulement `symbo-
lique'.
Pour le chrétien, l'existence d'un `réel' dont l'homme n'est

92
pas entièrement ‘maître et possesseur’ est absolument fon-
damentale. Dieu est Dieu. Il est l'Absolu. Il est un `réel' ab-
solument transcendant. Ramené dans les limites de mon
possible il n'est plus qu'une `idole', c'est-à-dire le produit
d'une idée. Et ainsi de toutes les `réalités' de la foi qui
risquent d'être accaparées par la `libre' pensée, c'est-à-dire
par la pensée en roue libre. Mais quelle `vérité' peut se
trouver là où `ça' pense dans toutes les directions ?

Corollaire de notre moderne `idéalisme'


Notre foi risque d'être livrée à la subjectivité idéaliste. Si le
Dieu vivant s'estompe il est fatal que c'est l'idée, notre idée,
fruit de notre système d'idée c'est-à-dire de notre `idéa-
lisme', qui s'impose sur le devant de notre scène. Dieu
n'étant plus le centre absolu de `notre' domaine.
Dès lors, ‘ les ’ centres au pluriel prolifèrent au gré de nos
diverses perceptions subjectives. Ils catalysent les diver-
gences qui tendent à se figer en divisions. La théologie el-
le-même livrée aux subjectivités, se trouve ses `autorités'
démultipliées et s’aventure du côté des idéologies. Les
chrétiens risquent de s'affronter sur de l'accessoire. Ce fai-
sant, ils se neutralisent mutuellement. 1

La foi ecclésiale
La foi chrétienne n'est pas d'abord la foi d'un tel ou d'un tel,
1 Mais ce qui est beaucoup plus grave, c'est que nos débats se
déplacent à la ‘ sacristie ’ avec leurs manies et leur langue de bois.
Ils passent ainsi à côté de l'essentiel qui se joue dans notre monde.
On ne voit plus les défis et les véritables urgences de la foi face à
l'incroyance. Ceux-ci se trouvent relégués au second plan encore
heureux s'ils ne s'estompent pas complètement. Mais à quoi peut
bien servir le `sel de la terre' dans la sacristie ?

93
fut-il génial ou saint. La foi chrétienne est d'abord la foi de
l'Eglise. Une telle objectivité ecclésiale la situe ailleurs et
au-dessus de l'espace immanent des idéalismes et des
subjectivités. Dès lors, le maître mot de la foi ne doit plus
être `idée' mais `réel'. Réel ecclésial. Un réel qui com-
mence à s’expérimenter avant de se penser.
Certains voudraient opposer Livre et Eglise, l'un censé pré-
céder et fonder l'autre. Mais le Livre ne précède pas la
communauté croyante. C'est au contraire l'Eglise qui sus-
cite le livre et le `canonise'.
Il s'agit de dépasser l'illusion d'une expérience personnelle
subjective et multiple vers la vérité d'une `réalité' qui ne
peut qu'être objective et une. A travers une autre expé-
rience. Une expérience qui dépasse `mon' expérience. Une
expérience communautaire. L'expérience ecclésiale.
A quel moment une expérience devient-elle objective ? Es-
sentiellement lorsque, restant identique à elle-même, elle
traverse indéfiniment l'espace, le temps, la différence, la
contradiction, le doute, la critique, la relativité, la contin-
gence... Telle est bien la traversée victorieuse de l'expé-
rience ecclésiale, aux antipodes des multiples expériences
sectaires ou idéologiques.
Une expérience près de quatre fois millénaire. Depuis
Abraham. Une expérience universelle qui a affronté tout
l'humain à travers la multiplicité de ses cultures et de ses
situations historiques. Au-delà des races et des classes.
Au-delà des différences tribales ou nationales. Au-delà des
conditions socio-économiques. Au-delà des possibilités
épistémologiques et technologiques. Au-delà des idéolo-
gies dominantes... et passagères.
Au-delà, aussi, des faiblesses et des défaillances de ceux

94
qui sont porteurs et témoins de cette expérience. Mais la
traversée du péché ne fait-elle pas elle-même partie de
cette expérience ? Elle non plus, n'est pas étrangère à
l'aventure de la grâce.
Se retrouver là et pas ailleurs... Et où ailleurs ? Sinon en
Eglise. Comme en son absolu chez-soi. Dans la grande
maison du sens. Dans la grande maison de l'humain.
‘ Ma ’ foi risque d’être prisonnière de mon `je pense', pri-
sonnière de mes évidences, prisonnière de mes possibilités
épistémologiques, prisonnière de mon espace mental, pri-
sonnière de mes goûts ou de mes passions...
Dans la communion à la foi objective de l'Eglise, même
l'extrême expérience personnelle ‒ un Johan Tauler est là
pour le montrer ‒ se retrouve plus véritablement en sym-
phonie avec la totalité de l'expérience ecclésiale.

Pro-vocation

Un voile se déchire. Un mystère se révèle. L’Autre vient.


L’autre, non pas le même tel qu’il prolifère dans les idéolo-
gies. L’Autre vient ‘ pro’–voquer, mettre en question et
bousculer. Le prophète est son héraut. Dans la tension
entre fini et infini, le sans-forme peut ainsi prendre forme.
Le sans-image trouve son ‘ icône ’. Le Tout Autre peut dire
sa proximité...
Se voir livré à l’Autre qui se donne par grâce. Et c’est ce
don, c’est cette expérience du don de l’Autre qui me crie le
dépassement de tous mes possibles. Le dépassement aus-
si de mes impossibles. Car notre mortalité elle-même y
prend sens comme exode. Mais ici s’arrête le spéculatif.

95
L’homme est dans l’ouvert. Mais cet ouvert est pour la ren-
contre. Déjà l’Autre est. Déjà l’Autre appelle. Il n’est pas in-
duit ni déduit, mais révélé. Pour être rencontré.
L’idéologie intègre toujours l’autre dans l’identité du même.
La Bible s’ouvre aux antipodes de l’idéologie comme his-
toire réelle et concrète. Une histoire centrée exclusivement
sur des personnes et les rapports entre elles. Fondamenta-
lement une histoire d’Alliance entre personnes. Avec l’exi-
gence permanente de quelque chose comme un ’contrat ’
qui oblige des partenaires et qui se mesure aux échéances.
Rien n’y est jamais simplement de façade. Rien n’y est de
l’ordre du jeu, surtout pas du jeu intellectuel. Cette histoire
est une lutte de vie ou de mort. L’homme s’y bat jusqu’aux
extrêmes, dut-il se retrouver boitillant comme Jacob au ma-
tin d’une longue nuit de combat avec l’Autre. N’est-ce pas
pervertir profondément le sens de la Bible que de relativiser
ce qui en fait l’enjeu existentiel d’une expérience humaine
décisive ?

Le tout Autre
Que serait Dieu clair et distinct comme une belle formule
chimique ? En gardant son altérité, il garde son mystère et
sauve celui des êtres. Face aux idoles devant lesquelles
nous nous prosternons il est infiniment au-delà de nos
idées. Au-delà de notre eidolos... Au-delà de nos idées...
Au-delà de nos idéologies. En l'homme, le sans-forme
prend forme. En l'homme, le sans-image trouve son 'icône'.
A son image et ressemblance.
Yahwé. 'Je' suis 'Je Suis'. Rien de plus. Rien de moins.
Notre Dieu. Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob. Dieu de
Jésus Christ. Tel est notre Dieu. Vivant. Rencontré. Aimé.

96
Notre Dieu n'est pas d'abord l'Un, ni l'Inconnu, ni l'Incon-
naissable, ni l'Abîme, ni le Vide, ni le Néant. Il est l’absolu
‘ Je suis ’, Le Tout Autre 'Je suis'. Personne, personne
plurielle, réciprocité personnelle, mystère trinitaire, Père,
Fils, Esprit.
En Lui, ni nécessaire émanation, ni fatale procession, mais
libre réciprocité de don gratuit. Il est Amour en premier, en-
suite seulement Absolu, Eternel, Infini, Tout-puissant... Dieu
n'est pas sublime indifférence dans la perfection de
lui–’même ’, mais attention à l' ‘autre ’, regard attentif, re-
gard prévenant, providence, provocateur d'alliance.
Dieu est Créateur. Sa création signifie radical surgisse-
ment, irruption inouïe, nouvelle origine, don absolu d'altéri-
té. Acte de ‘ Je suis ’ et non pas déploiement d' ‘il y a ’. Dieu
n'est pas démiurge fabricateur ou arrangeur, mais poète,
poïète, créant, par son Verbe, à partir de rien, un pullule-
ment de différence. Non pas néant, ni illusion, ni mal, mais
bénédiction. Car sont don de l'Amour, le multiple, l'autre, le
différent, le foisonnement. Dieu aime le grand espace de la
surabondance.

97
98
3
La roue fatale

Le symbole de la roue rejoint celui du serpent qui se mord


la queue et induit l’incessant retour du ‘même’ sur le
‘même’. Une sorte de perfection qui se prémunit contre les
agressions de l’altérité.

Renaissances
Nâgasena, se peut-il qu'un homme mort ne renaisse pas ?
‒ L'un renaît, l'autre ne renaît pas. Celui qui est affecté de
passions renaît ; celui qui en est dépouillé ne renaît pas. ‒
Et toi, Vénérable, renaîtras-tu ? ‒ Si je conserve de l'atta-
chement, je renaîtrai ; si j'en suis débarrassé, je ne renaî-
trai pas.1
Nâgasena, celui qui renaît est-il le même ou un autre ? ‒ Ni
le même, ni un autre. ‒ Donne-moi une comparaison. ‒
Lorsque tu étais enfant, mahârâja, un tendre enfant, faible,
couché sur le dos, étais-tu le même qu'aujourd'hui où tu es

1 Les questions de Milinda, II,7 – traduit du pali en anglais par Louis


Finot.

99
grand ? ‒ Non, Vénérable, j'étais autre. ‒ S'il en est ainsi,
mahâraja, tu n'as ni mère, ni père, ni précepteur ! Tu ne
peux avoir été formé aux arts, à la vertu, à la sagesse ! Il y
a donc une mère nouvelle pour chaque nouvel état de l'em-
bryon, une mère pour le petit enfant et une autre pour
l'homme fait ! Autre est donc celui qui s'instruit, autre celui
qui est instruit ; autre l'auteur d'un crime, autre celui à qui
on coupe les mains et les pieds ! ‒ Non, certes, Vénérable,
qu'en dis-tu toi-même ? ‒ C'est moi qui étais un enfant et
qui suis maintenant un homme. L'être humain à ses divers
stades tire son unité de son corps. ‒ Donne-moi une com-
paraison. ‒ Si on allume un flambeau, peut-il brûler toute la
nuit ? ‒ Assurément. ‒ La flamme de la dernière veille est-
elle la même que la flamme de la seconde, et celle-ci la
même que celle de la première veille ? ‒ Non. ‒ Y a-t-il
donc un flambeau différent à chacune des trois veilles ? ‒
Non. C'est le même flambeau qui a brûlé toute la nuit. ‒ De
même, mahârâja, l'enchaînement des dharmas est conti-
nu : l'un se montre en même temps que l'autre disparaît ; il
n'y a en quelque sorte entre eux ni précédent, ni suivant.
Par suite, ce n'est ni le même, ni un autre qui recueille le
dernier acte de conscience. ‒ Donne-moi une autre compa-
raison. ‒ Si on trait du lait, qui devient ensuite du lait caillé,
puis du beurre frais, puis du beurre clarifié, est-on en droit
de dire que le lait frais est le même que le lait caillé, que le
beurre frais, que le beurre clarifié ? ‒ Non, mais tous pro-
cèdent du même. ‒ Il en est de même de l'enchaînement
des dharmas.1
Nâgasena, qu'est-ce qui renaît ? ‒ Le Nom-et-forme. ‒ Est-
ce le présent Nom-et-forme qui renaît ? Non. ‒ Le présent
Nom-et-forme accomplit un acte bon ou mauvais ; et en
conséquence de cet acte, un autre Nom-et-forme renaît. ‒
1 Milinda, op.cit. II,17

100
Si ce n'est pas le même Nom-et-forme qui renaît, le dernier
ne se trouve-t-il pas ainsi affranchi des péchés antérieurs ?
‒ S'il n'y avait pas renaissance, il le serait en effet ; mais il
y a renaissance, c'est pourquoi il ne l'est pas.
Donne-moi une comparaison. ‒ Suppose qu'un homme
prenne des mangues à un autre. Le propriétaire des
mangues le saisit et le mène devant le roi en l'accusant de
vol. Si l'accusé répond : ‘ Ce ne sont pas les mangues de
cet homme que j'ai emportées : autres les mangues qu'il a
plantées, autres celles que j'ai emportées ; je n'ai encouru
aucune punition ’, cet homme est-il coupable ? ‒ Il l'est.
‒ Pourquoi ? ‒ Parce que, quoi qu'il en dise, les dernières
mangues sont solidaires des premières.‒ De même, mahâ-
râja, quand le Nom-et-forme accomplit un acte bon ou
mauvais, c'est cet acte qui détermine la renaissance d'un
autre Nom-et-forme ; on ne peut donc dire que celui-ci soit
affranchi des péchés antérieurs.
Donne-moi une autre comparaison. – Suppose qu'un
homme prenne à un autre du riz ou des cannes à sucre :
même raisonnement. Autre exemple : un homme, en hiver,
allume du feu dans les champs. Il se chauffe, puis s'en va
sans éteindre le feu, qui brûle le champ d'un autre. Le pro-
priétaire du champ le saisit et le mène devant le roi en l'ac-
cusant d'avoir incendié son champ. Si l'accusé répond :
"Ce n'est pas moi qui ai incendié le champ de cet homme :
autre le feu que j'ai laissé sans l'éteindre, autre le feu qui a
brûlé son champ ; je n'ai encouru aucune punition", cet
homme est-il coupable ? – ‒ Il l'est. ‒ Pourquoi ? ‒ Parce
que, quoi qu'il en dise, le dernier feu est solidaire du pre-
mier. ‒ De même pour le Nom-et-forme. ‒ Donne-moi une
autre comparaison. ‒ Un homme monte avec un flambeau
à l'étage supérieur de sa maison et y prend son repas. Le

101
flambeau met le feu au chaume du toit, le chaume à la
maison, la maison au village. Les villageois se saisissent
de l'homme : "Pourquoi as-tu incendié le village ? ‒ Je n'ai
pas incendié le village. Autre le feu à la lueur duquel j'ai
mangé, autre le feu qui a brûlé le village." Tout en se
disputant, ils viennent en ta présence. A qui adjugeras-tu le
procès ? ‒ Aux villageois. ‒ Pourquoi ? ‒ Parce que, quoi
qu'en dise la partie adverse, le feu qui a brûlé le village est
sorti de l'autre.‒ Il en est de même du Nom-et-forme. Sans
doute, celui qui renaît est autre que celui qui meurt, mais il
en procède : on ne peut donc dire qu'il soit affranchi des
péchés antérieurs.
Donne-moi une autre comparaison. ‒ Un homme épouse
une enfant, paie la dot et s'en va. La petite grandit, devient
nubile : un autre homme la choisit, paie la dot et célèbre
ses noces avec elle. Le premier revient et lui reproche
d'avoir épousé sa femme : "Je n'ai pas épousé ta femme",
dit le second mari ; "autre la petite fille que tu as épousée
et payée, autre la jeune fille nubile que j'ai épousée et
payée." Tout en se disputant, ils comparaissent devant toi.
A qui, mahârâja, adjugeras-tu le procès ? ‒ Au premier. ‒
Pourquoi ? ‒ Parce que, quoi qu'en dise l'autre, la jeune
fille procède de l'enfant. – Il en est de même du Nom-et-
forme.
Donne-moi une autre comparaison. ‒ Un homme achète
d'un vacher un pot de lait : il le lui laisse en dépôt et part,
en annonçant qu'il viendra le chercher le lendemain. Le
lendemain, le lait s'est changé en caillebottes. L'acheteur
revient : ‘ Donne-moi mon pot de lait. ’ L'autre lui présente
des caillebottes. Il proteste : ‘ C'est du lait que je t'ai acheté
et non des caillebottes ! ‒ C'est que le lait s'est, à ton insu,
changé en caillebottes ! ’ Tout en se disputant ils compa-

102
raissent devant toi : à qui, mahârâja, adjugeras-tu le
procès ? ‒ Au vacher. ‒ Pourquoi ? ‒ Parce que, quoi
qu'en dise l'autre, les caillebottes procèdent du lait. ‒ Il en
est de même du Nom-et-forme.1
Nâgasena, tu as parlé du Nom-et-forme. Mais qu'est-ce
que le Nom et qu'est-ce que la Forme ? ‒ Ce qui est maté-
riel, c'est la Forme ; les états intellectuels et sensitifs, c'est
là le Nom. ‒ Pourquoi le Nom ne peut-il renaître isolément,
ou la Forme isolément ? ‒ C'est parce qu'ils s'appuient l'un
sur l'autre qu'ils renaissent toujours ensemble. ‒ Donne-
moi une comparaison. ‒ La poule, par exemple : s'il n'y
avait pas en elle un germe, il ne se formerait pas d'oeuf : le
germe et l'oeuf sont conditionnés l'un par l'autre ; leur nais-
sance est simultanée. De même, s'il n'y avait pas de Nom,
il n'y aurait pas de Forme ; le Nom et la Forme sont condi-
tionnés l'un par l'autre ; leur naissance est simultanée.
C'est ainsi qu'ils se sont produits pendant une durée indéfi-
nie.2
Nâgasena, y a-t-il des formations qui naissent ? ‒ Il y en a.
‒ Lesquelles ? ‒ Lorsque l’œil existe, ainsi que les formes,
se produit la faculté de perception visuelle ; de celle-ci
naissent successivement le contact visuel, la sensation, la
soif, l'attachement, l'existence, la naissance, la vieillesse, la
mort, la douleur : voilà l'origine de toute douleur. Mais s'il
n'y a ni oeil, ni formes, la faculté de perception visuelle ne
naît pas, ni ses dérivés : voilà la cessation de toute dou-
leur.3

1 Milinda, op.cit. II,22


2 Milinda, op.cit. II,24
3 Milinda, op.cit. II,28

103
La roue de l'existence

Un ‘tangha’ omniprésent au Tibet. On le trouve peint sur les


murs des temples et des monastères, La ‘Roue de l’exis-
tence’ résume en un seul tableau le destin des vivants que
leur karma retient dans les cycles des naissances et des
morts. Jusqu’à sa ‘libération’, en effet, l’homme se débat in-
lassablement enchaîné dans le samsâra, la roue fatale des
réincarnations.
Représentée ici de façon très schématique. La 'roue de
l'existence' ou 'les vivants au rouet'... La vie est souffrance.
La souffrance engendre le désir. Le désir engendre la dou-
leur. Jusqu’à la sortie du piège. Chaque tour du cycle re-
présente une réincarnation et chaque état de réincarnation
une souffrance plus ou moins grande.

Il ne s'agit pas seulement d'un tableau ou d'une peinture.


En effet, il ne suffit pas de le regarder. Il faut 'regarder de-
dans'. Comme dans un miroir. Plus exactement comme

104
dans quatre miroirs; autant que de cercles concentriques,
chacun plus grand que le précédent.
Premier cercle ou moyeu de la roue. Au centre de la roue
se tiennent les symboles des trois causes du Samsara ou
réincarnations sans fin. C’est-à-dire les trois poisons de
base – les trois poisons mentaux – de l’existence. Ils sont
présents dans notre cœur où nous expérimentons notre na-
ture animale. Le porc, symbole de l’ignorance. Le serpent,
symbole de la haine. Le coq, symbole de l’orgueil.

Tant que la conscience est infestée par ces trois poisons, la


soif d’existence ne peut pas ne pas poser des actes, donc
produire du karma, cause quasi mécanique des réincarna-
tions. Ces actes peuvent être de deux sortes. Les uns sont
méritoires et provoquent un mouvement ascendant, tradui-
sez, une meilleure place parmi les six états de réincarna-

105
tion. Les autres sont déméritoires et provoquent un mouve-
ment inverse.
Second cercle. Autour de ce moyeu, il y a ainsi le second
cercle des deux voies contraires. D’un côté la voie ‘blanche’
des actes méritoires, celle des élus qui montent, conduits
par le lama. De l’autre côté la voie ‘noire’ des actes déméri-
toires, celle des réprouvés qui descendent, enchaînés par
le démon.

Troisième cercle. Le cercle suivant, plus large, évoque les


six états possibles de la transmigration. Il y a les domaines
inférieurs. Celui de l’enfer sous la domination de Yamaraja,
le Juge des morts, avec sa suite de démons, de tortures et
de souffrances. Celui des esprits frustrés inlassablement in-
satisfaits. Celui des animaux soumis à la loi du manger et
de l’être-mangé. Il y a les domaines supérieurs. Celui des

106
humains livrés à l’égoïsme. Celui des demi-dieux dominés
par l’envie et l’orgueil. Celui des dieux qui mènent, dans
illusion d’une existence éternelle, une vie sans soucis.

Il ne s'agit pas seulement d'espaces d'existence. Il s'agit


plus essentiellement d'états d'esprit. Les dieux avec leur
état d'esprit d'illusoire contentement satisfait. Les titans
avec leur esprit vindicatif et agressif. Les affamés avec leur
désir névrotique de tout avaler. Les relégués en enfer avec
leur frustration mentale allant jusqu'à la dépression et la fo-
lie. Les animaux qui se complaisent dans les désirs pure-
ment sensuels. Les humains dans leur horizon trop 'hu-
main'.

107
En chacun de ces six espaces ou de ces six états se tient
un Bouddha. En fait un bodhisatva. Le plus illustre d'entre
eux, Avalokiteshvara, porteur de la Compassion et de
l'Eveil. Bouddha présent au cœur des vicissitudes de l'exis-
tence avec ses dons symboliques. Aux dieux il fait présent
d'un luth qui joue la mélodie de l'impermanence. Aux titans,
il apporte l'épée enflammée de la Sagesse transcendan-
tale. Aux esprits affamés, il distribue nourriture et boissons
convenables. Aux habitants de l'enfer, il répand du nectar.
Aux animaux, il offre un livre. Aux humains, enfin, il pré-
sente un bol à aumônes et le bâton à trois anneaux, in-
signes de la vie religieuse et spirituelle.
Dans le quatrième cercle, le plus éloigné du centre, sont re-
présentées les douze étapes de l’existence. En commen-
çant par le haut et dans le sens des aiguilles d’une montre
se succèdent en 12 cases les 12 causes interdépendantes.
a) L’ignorance et la non-compréhension de la véritable na-
ture de la réalité symbolisée par un vieil homme aveugle
avec son bâton. b) Les formations karmiques qui déter-
minent des tendances de l'esprit. Elles sont symbolisées
par le potier à son travail. c) La conscience de base ou
continuum mental. Son agitation est symbolisée par un
singe qui saute de branche en branche. Dès que les condi-
tions sont favorables, les formations karmiques vont pou-
voir s'y déposer et s'y développer. d) Le nom et la forme,
les activités physiques et mentales symbolisées par un
homme dans une barque. Lors de l’incarnation apparaît
une forme à laquelle on peut donner un nom. Cette forme
fait partie des 5 agrégats (forme, sensation, perception, vo-
lition et conscience) qui nous donnent la conscience illu-
soire d'un ‘ moi ’. e) Les six sens ou consciences senso-
rielles symbolisées par une maison avec porte et fenêtres,
c’est-à-dire les six ouvertures sensorielles dont cinq sont

108
liées aux organes physiques (tactile, visuelle, gustative,
olfactive et auditive) et une est mentale. f) Le contact
symbolisé par des amoureux. g) La sensation, agréable,
neutre ou désagréable, symbolisée par une flèche dans
l'œil d’un homme. h) Le désir et la soif de vivre symbolisé
par un buveur de vin. i) La saisie et l'attachement. L'esprit
qui ‘se crispe’ sur un objet pour tenter de le maintenir ou de
le rejeter est représenté par un singe cueillant des fruits. j)
Le devenir symbolisé par une femme enceinte. Suite à la
saisie s’est créée une accumulation karmique qui se
manifestera dans le futur par un état de renaissance. k) La
naissance représentée par une femme qui accouche. l) Le
vieillissement et la mort symbolisés par un vieil homme qui
porte un cadavre. Avec l'apparition d'une forme, viennent
inévitablement vieillesse et mort.
L'enchaînement obéit à la production en dépendance selon
la théorie des douze causes ou de la production condition-
née. 'Cause' et 'effet' dans l'espace bouddhique n'ont pas le
même sens que dans notre espace occidental. Pour nous,
cherche la cause c'est creuser du côté de l'archè, en direc-
tion de la réalité ultime qui explique la diversité des mani-
festations du monde phénoménal. Il n'en va pas ainsi pour
le Bouddha qui se détourne résolument de la recherche
des causes (premières) comme en général de toutes les
questions métaphysiques qualifiées par lui de 'questions in-
utiles'.
Fatal enchaînement des causalités en dépendance. De
l’ignorance dépend le karma. Du karma dépend la con-
science. De la conscience dépend mentalité-corporéité. De
mentalité-corporéité dépendent les six organes des sens.
Des six organes des sens dépend le contact. Du contact
dépend la sensation. De la sensation dépend le désir. Du

109
désir dépend l’attachement. De l’attachement dépend
l’existence. De l’existence dépend la naissance. De la
naissance dépendent vieillesse et mort, avec leur suite de
soucis, de lamentation, de misère, de souffrance et de
désespoir.

110
111
C’est ainsi que se produit toute l’accumulation de la misère.
Samsâra. La roue ne cesse de tourner... vers des réincar-
nations sans fin. A moins de rompre l’enchaînement et de
se libérer de son piège vers le nirvâna.
Voilà ce que le Bienheureux a dit. Heureux, étaient ravis
par les paroles du Béni du Ciel. Et voici qu’au cours de
cette explication les esprits des trente moines de Pava, dé-
barrassés de leurs attachements, ont été libérés à partir de

112
leurs agitations.1

Il montre le chemin
En dehors et au-delà de la roue de l'existence se tient le
Bouddha.. Comme un appel et une espérance. Montrant le
chemin de la délivrance et de l’immortalité. Mais il n'est pas
seulement en dehors. Car, déjà, dans chaque partie du troi-
sième cercle, en chaque état possible de la transmigration,
est présente une figurine du Bouddha, symbolisant la pos-
sibilité de l'Eveil même sous les pires conditions.

1 Timsa Sutta

113
Rompre le cercle... La douleur cesse lorsque cesse tout dé-
sir et de toute soif d’existence. Elle ne peut donc cesser
que par la destruction de l’ignorance. En même temps sont
éradiquées les trois racines du mal. Lorsque la soif d’exis-
tence est complètement éteinte, le saint, définitivement à
l’abri de la douleur, de la crainte et du doute, atteint l’état
de sérénité imperturbable du nirvâna. Il ne renaît plus nulle
part.

114
Il suffit de casser un maillon
Voici repris schématiquement un cycle de la transmigration
avec les douze maillons de la chaîne de conditionnalité cy-
clique. Pour briser la chaîne, il suffit de casser un maillon.
Soit le point de jonction 2. La sensation, formant le dernier
des maillons du processus d'effet de la vie présente, est
immédiatement suivie de l'avidité, le premier des maillons
du processus de cause de la vie présente. Il s'agit d'un im-
portant point d'intersection entre deux types de condition-
nalité, la conditionnalité cyclique et la conditionnalité pro-
gressive. Un moment décisif. Ou bien le cercle se ferme
sur un nouveau tour de l'existence enchaînée. Ou bien le

115
cercle commence à se rompre pour s'ouvrir du côté de
l'Eveil par la libération du fatal enchaînement : DESIR ‒ ACTE
‒ NOUVELLE EXISTENCE.
Toute sensation, c'est-à-dire toute expérience, est soit dou-
loureuse, soit plaisante, soit neutre. Sans cesse nous ré-
agissons d'une des trois façons suivantes: à une sensation
douloureuse par l'aversion, à une sensation plaisante par
l'avidité et à une sensation neutre par la confusion. Mais
nous pouvons aussi réagir autrement. Alors la sensation
n'est plus suivie par l'avidité.
Ce point de jonction 2 est capital. Il s’y joue la persistance
et l'intensité du désir est le point où le Moi risque de s'in-
vestir au maximum. En ce point décisif, il 'se décide' en
quelque sorte pour l'illusion de sa permanence ou pour la
vérité de son impermanence. En entretenant l'ignorance il
continue à s'attacher et, partant, à rester prisonnier. En
cassant l'ignorance, il casse son attachement au Moi qu'il
prend faussement pour une entité substantielle digne d'in-
térêt. Par le fait même, il casse le cercle fatal et se libère de
la douleur.
C'est en effet l'élan vital qui nous porte à travers le monde
douloureux des transmigrations. En brisant l'attachement à
la vie, le karma cesse d'être alimenté. Il s'épuise progressi-
vement. On s'échappe du cercle infernal.
Cette sortie de la roue fatale peut être soudaine. On en
trouve un exemple dans une histoire du Sutta Pitaka. Ba-
hiya vient trouver le Bouddha et insiste. "Donne-moi un en-
seignement." La réponse du Bouddha: "Dans le vu, rien
que le vu. Dans l'entendu, rien que l'entendu. Dans le tou-
ché, rien que le touché. Dans le goûté, rien que le goûté.
Dans le senti, rien que le senti. Dans le pensé, rien que le
pensé." Mais plus habituellement, la sortie est progressive.

116
A la bifurcation des chemins
Voici donc ce que vit le Bouddha, assis sous l’arbre de la
Bodhi. C’est sa vision de l’existence humaine, communi-
quée par des concepts et des symboles. La signification de
sa vision est très claire. C’est une vision de possibilités.
C’est une vision d’alternatives. Entre deux conditionnalités.
D’un côté, il y a le type de conditionnalité cyclique, de
l’autre, le type de conditionnalité spirale. D’un côté, il y a
l’esprit réactif, de l’autre, l’esprit créatif. On peut soit stag-
ner, soit croître. On peut soit rester assis et accepter la
boisson des mains de la femme, soit refuser la boisson et
se mettre sur ses deux pieds. On peut soit continuer à tour-
ner passivement et sans espoir sur la Roue, soit suivre le
Chemin, monter l’échelle, devenir la plante, devenir les
fleurs. Notre destin est entre nos mains.

Du cercle à la spirale vers l’Eveil


A ce point de jonction, nous quittons le cercle pour entrer
en spirale. Une nouvelle direction. Vers l'Eveil. Sur le che-
min qui mène au nirvâna.

117
Eveil... Je prends refuge dans Bouddha, Dharma, Sangha.
Invocation des trois 'joyaux' du bouddhisme. Bouddha: le
Maître éveillé. Dharma: le Savoir éveillé. Sangha: l'Assem-
blée des éveillés. L'Eveil est la préoccupation centrale du
bouddhisme. La doctrine et l'enseignement ne sont encore
que de l'ordre des moyens. L'Eveil est de l'ordre de la fin.
La traduction anglaise ‒ enlightment ‒ risque d'interpréter
l'Eveil du côté de la Lumière judéo-chrétienne. La lumière
vient du dehors. L'éveil vient du dedans.
Il faut retrouver le Bouddha sous l'arbre de la Bodhi, sous
l'arbre de l'Eveil. Ici, toutes les écoles bouddhistes
convergent. Il s'agit d'un état de prise de conscience pure.
Quelque chose comme une claire et pure vision qui trans-
cende la dualité sujet-objet. Il n'y a plus ni 'dehors', ni 'de-
dans'. 'Là-bas' et 'ici' se confondent. La multiplicité se
trouve unifiée. Les choses sont appréhendées telles
qu'elles sont véritablement. Dans la transcendance de leur
particularité et de leur conditionnement spatio-temporel.

118
Il s'agit donc aussi d’une prise conscience de la Réalité et
partant d'un état de connaissance. Une connaissance diffé-
rente de la connaissance au sens ordinaire. Une vision
libre de toute illusion et de toute erreur. Une vision spiri-
tuelle. Une vision transcendantale. Une vision directe, claire
et immédiate de toute chose dans sa vérité. C’est-à-dire
dans son absolue nudité. Dans son absolue vacuité. Dans
son absolue béance.
En plus de la prise de conscience, cet éveil est identique-
ment un état d'amour et un état d'extrême énergie mentale
et spirituelle. Ces énergies viennent du dedans. L'appel
vers l'éveil est en quelque sorte a priori. Les qualités de
connaissance, d’amour et d’énergie sont déjà présentes
dans les êtres, tout embryonnaires qu’elles soient. L’hom-
me a, en quelque sorte, une affinité naturelle avec l’éveil,
L’éveil est l’idéal naturel pour l’homme parce que, en fin de
compte, l’homme n’est jamais vraiment satisfait par rien
d’autre.

Rien d'extraordinaire
L'éveil est en même temps l'acte le plus 'naturel' et le plus
'ordinaire' de l'existence. Il surgit en effet spontanément. Il
peut surgir au quotidien d'une vie ordinaire. Il suffit de ne
rien faire contre. Il n'est pas nécessaire de quitter le condi-
tionné pour réaliser l’Inconditionné. Dans sa profondeur, en
effet, le conditionné 'est' l’Inconditionné. C'est dans le hic et
nunc, dans l'ici et le maintenant, et nulle part ailleurs, que
l’Éveil doit être atteint.
Au fond, pourquoi un Bouddha médite-t-il ? Parce que c'est
l'activité la plus naturelle d'un être qui s'éveille et encore
plus d'un être éveillé. L'idéal du Bouddha ouvre à tous les

119
êtres la possibilité d'atteindre l'éveil, comme il l'avait fait. Un
éveil absolument identique au sien. La seule différence est
que le Bouddha est le premier à réaliser la vérité, et que les
disciples le continuent ensuite en suivant ses enseigne-
ments.
Il est vrai que l'idéal dégénéra pour se rétrécir en une
étroite conception individualiste de l'éveil. Le Mahayana,
dépassant la conception étroite du arahant, ouvre ici une
toute nouvelle phase de l'histoire du bouddhisme. Avec
l'émergence de l'idéal du bodhisattva.

120
121
4
EXODE

La roue et le vecteur. D’emblée deux symboles, deux sché-


mas et deux espaces de dynamiques hétérogènes. Le
bouddhisme commence avec la fatalité d’une roue qui
tourne imperturbablement. Le judéo-christianisme com-
mence avec l’exode hors de l’éternel retour.

L'aventure biblique

Des Alters en marche. Une révolution. Elle s’est accomplie


de façon unique. Mais ne suffit-il pas qu’en un seul point du
monde l’histoire se soit réellement ouverte pour qu’à partir
de ce point, qu’à partir de ce moment, bascule dans l’histo-
ricité toute l’histoire universelle ? Cette ouverture a eu lieu.
La Bible en témoigne.
Audace inouïe d’un peuple, d’un seul, qui ose braver l’éter-
nel ordre sacral cosmique et logique, le relativiser, et se ris-
quer hors du cercle. Il ose briser le cercle et rompre les
séculaires défenses contre l’histoire, pour confondre son

122
’destin’ avec la destinée de l’aventure même de l’histoire.
Miracle judéo-chrétien. Sans lequel le ‘miracle grec’ n’aurait
jamais trouvé sa réelle pertinence.
Il faut souligner ici quelques dimensions qu’implique cette
levée radicale des défenses contre l’Histoire et, partant, sa
possibilité.
La Bible n’a pas peur des ruptures. Loin d’être catas-
trophes elles sont chances. La Bible les bénit. Déjà la révé-
lation n’est qu’en rupture avec la sagesse trop humaine. La
foi se lève en rupture d’intelligibilité. La Bible s’écrit par la
geste de Dieu dans une histoire dont les moments essen-
tiels sont de rupture et d’exode. Dieu s’y révèle comme le
Tout Autre, radicalement différent de la nature et du monde.
L’homme, être de la nature et en même temps en rupture
avec elle, surgit dans cette différence et y court son aven-
ture.
La Bible aime les surgissements. A commencer par la créa-
tion qui est irruption radicale d’absolue nouveauté. L’acte
créateur fait surgir à partir de rien. Rien n’est avant l’acte
d’être sinon l’acte lui-même. La nature se déploie à partir
de cette rupture créationnelle. La nature est livrée à l’auto-
nomie de ses propres lois. Ces lois de la nature, loin de
précéder ce surgissement, le suivent. Elles ne sont qu’à
partir de lui et, partant, d’une certaine façon, contingentes
de même que les essences. Il n’existe pas de fatum. Le
surgissement de la création se fait entre un commence-
ment et une fin qui ne coïncident pas. La boucle rompue ne
se boucle plus. Rien n’est jamais joué définitivement. La ré-
surrection ne s’identifie pas à l’immortalité; elle est acte de
nouvelle création. Le décisif, péché ou grâce, advient irré-
versiblement dans le temps. Le pardon n’est pas retour en
arrière, il est nouveau commencement.

123
Dans la Bible, la liberté précède et englobe la nécessité.
L’acte libre, en rupture de déterminisme, surgit comme nou-
velle origine et commencement absolu. Devient chaque fois
décisif le ’kaïros’, c’est-à-dire le maintenant unique qui dé-
cide de l’avenir. Dieu, Acte toujours actif, sans cesse inter-
pelle, dérange, provoque. C’est à l’image de Dieu que
l’homme est créé c’est-à-dire personne et liberté créatrice.
La personne humaine émerge comme un absolu unique et
irremplaçable. Comme si l’unique était plus pertinent que la
généralité. L’essentiel de l’aventure humaine se décide
dans la conversion, nouvelle naissance, vie nouvelle.
L’essentiel dans la Bible est dynamique vers un dépasse-
ment en avant et la réalisation du monde nouveau à venir.
Dieu n’est pas le dieu des philosophes, il est le Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Jésus Christ,
c’est-à-dire le Dieu personnel d’un projet historique. La ré-
vélation biblique, en tant que révélation, s’identifie à une
histoire. La geste de Dieu passe par la geste de l’homme.
Une personne se définit essentiellement comme projet de
liberté. L’homme est responsable non pas de son être,
mais de ce qu’il fait de son être, c’est-à-dire de son projet. Il
n’y a pas de métempsycose; c’est l’unique histoire de
chaque vie qui est décisive. Il n’y a plus d’alibi à la respon-
sabilité humaine. La création est tendue vers une nouvelle
création
Dans la Bible, le passé, si prestigieux soit-il, est ouvert sur
l’avenir. L’expérience judéo-chrétienne brise les cycles de
la fatalité et ouvre le temps en avant de lui-même. Elle li-
bère l’histoire du fatum de l’éternel retour. La fin du temps
est radicalement différente de son commencement.
Chaque moment historique est ouvert à la grâce. L’histoire
ouvre à l’Autre. Elle ouvre à la rencontre. Elle ouvre au

124
renouvellement. Rien n’est jamais sans issue. L’avenir est
ouvert. Tout est possible même l’impossible. Le miracle
témoigne que la nature n’est pas destin. Au creux de la
catastrophe, le prophète crie l’espérance. Et sans cesse,
l’homme apprend qu’il passe l’homme infiniment. L’histoire
s’ouvre à sa transcendance et à son eschatologie. A travers
elle se réalise le profond mystère qui sera révélé ’au
dernier jour’. En l’aventure humaine, à travers le risque,
urge radicalement la décision.

L’Exode
L’expérience originaire dans la Bible et la lumière centrale
de son écriture. La Bible se résume en l'Exode. C'est-à-dire
ce mouvement infini hors de. Tout le reste est en dépen-
dance de l'Exode. Même la ‘Création’. Si le concept de
'création' est fondamental dans la théologie biblique, celui
d’ ‘histoire' ne l’est pas moins. Les deux se rejoignent en un
profond rapport à la fois logique et ontologique. La 'créa-
tion', premier temps de l’histoire, ouvre l’histoire comme
une suite indéfinie de moments créationnels.
Abraham. Quitter les terres ‘ natales ’. Vers une terre pro-
mise. L’espérance est en exode. Moïse. Un berger en plein
désert. Une chose étonnante: un buisson qui brûle sans se
consumer. Et du milieu du feu, la voix de l’Esprit: Et mainte-
nant, va ! "Je t’envoie chez Pharaon: tu feras sortir
d’Egypte mon peuple, les fils d’Israël".1
Dieu de l’Exode. Que leur dirai-je, s'ils me demandent quel
est ton nom ? Yahvé. Un nom qui se donne et se cache en
même temps. Je suis Celui qui est toujours avec vous. Ce-
lui qui traverse l’histoire avec vous...

1 Exode 3,10.

125
C’est à partir de l’Exode que prend sens et ce qui précède
et ce qui suit. Que la Parole de Dieu dans la Bible prenne
la forme d’une histoire – l’Histoire sainte – est lourd d'ex-
trême signification. A travers toute l’expérience humaine,
c’est dans la Bible et dans la Bible seulement que ce HORS
DE et cet EN AVANT trouvent leur pleine pertinence. Un
peuple peut-il s’aventurer aussi loin avec son Dieu sans
qu’il n’en soit marqué au plus profond de son être et de sa
culture ?
L'Exode, événement historique unique et en même temps
paradigme de toute authentique libération. Le paradigme
de l'espérance. Tu n'as jamais fini de quitter les terres de
servitude.
L’archétype reste la sortie d'Egypte, la traversée du désert,
l'entrée en terre promise. Une suite de positivités sur fond
de négativités. Une libération après les séculaires servi-
tudes en terre étrangère. La manne en abondance après la
faim. L'eau du rocher après la soif. La guérison par le ser-
pent de bronze après les morsures venimeuses. La nuée
lumineuse après les longs silences de Dieu. Le retour de
Moïse après l'absence déroutante du guide. La terre pro-
mise après une si longue marche à travers le désert...
La véritable genèse est moins au début qu'à la fin. Cette
tension vers la nouvelle création. Cet eschaton d'une nou-
velle terre et de nouveaux cieux.
Partir. Quitter les terres ‘ natales ’. Vers une terre promise.
L’espérance est en exode. Paradoxale condition chrétienne
! Pourquoi lui sont-elles refusées les installations dans les
plantureuses vallées d’abondance ? Pourquoi son authenti-
cité ne se trouve-t-elle qu’en incessant dépassement et en
marche vers un ailleurs ?

126
L'agir chrétien, de même que la foi, est ainsi exposé à l'ou-
verture eschatologique. Tout est déjà, d'une certaine ma-
nière, accompli. Cela n'est pas un alibi pour nous croiser
les bras. Car en même temps tout ne cesse de s'accomplir
au cours de notre histoire, c'est-à-dire de notre Histoire hu-
mano-divine.
Risque. Le sens de l’exode est lui-même en exode. L’exode
embarque l’homme du côté de la déraison. Comme si la
raison ne pouvait plus se retrouver elle-même qu'à travers
sa crucifixion. Une croix et une résurrection. Chance pour
l’authentique humain qui ne se trouve jamais autant lui-
même qu’en étant ex-posé hors de lui-même.

Le tropisme cyclique

Pour les païens, tout est toujours au départ. La suite est


aux émanations et aux dégradations, avec, dans la
meilleure hypothèse, le possible retour vers l’origine. Dans
la Bible, dont la langue, déjà, ne distingue pas vraiment
entre présent et futur, alpha est pour oméga et l’eschatôn
est principe. Le cycle de l’éternel retour semble définir, de-
puis toujours et comme allant de soi, le cadre, l’espace, le
temps et le mouvement du projet humain. Rien ne semble
pouvoir se dérouler hors de la roue fatale qui, annihilant le
temps de l’histoire, ramène en coïncidence la fin avec l’ori-
gine, et enferme la dramatique de l’existence dans la répé-
titivité archétypale. Elle désamorce toute urgence et repré-
sente ainsi la plus formidable défense contre le risque de
l’aventure existentielle et de l’engagement.
Il y a comme un tropisme ontologique, une tendance pro-
fonde de l’esprit humain de ramener l’écoulement temporel

127
et son devenir dans le giron de l’être, c’est-à-dire dans la
densité et la plénitude ontologique de l’être. La réaction ori-
ginelle face à la temporalité qui attente à l’être est de la
conjurer. C’est donc la tendance objective vers l’être, vers
l’ordre et vers la forme, privilégiant l’espace comme topos
de la consistance ontologique, qui polarise dès l’origine la
pensée humaine. Il s’agit en quelque sorte d’un massif sys-
tème de défense contre le temps et partant contre l’utopos
du projet de liberté. N’est alors réel que ce qui ’dure ’, c’est-
à-dire ce qui maintient l’être hors du temps dans sa ’dure-
té ’ résistante et dans sa ’durée ’ statique.
Le système cyclique de l’éternel retour régit la philosophie
implicite de l’humanité archaïque. De façon très universelle.
Même lorsque la philosophie accède à la conscience expli-
cite d’elle-même et prend un statut culturel autonome, elle
se constitue comme ’naturellement’ sous la prégnance du
schéma circulaire. Parce que le logos ne peut pas ne pas
être cyclique !
Le règne du cycle régit la temporalité de l’homme depuis
ses origines préhistoriques. Il affecte très largement l’his-
toire des premières grandes cultures historiques. Il restera
tentation permanente à travers l’aventure historique. Pour-
tant il ne peut y avoir histoire authentique que dans la rup-
ture du cycle.

La roue de l’éternel retour


Le schème cyclique de l'éternel retour, la fin coïncidant
avec l'origine, est récurrent à travers la pensée humaine
universelle de notre monde, de l'extrême Orient à l'extrême
Occident. Le Bouddhisme n'en a pas l'exclusive. C'est ainsi
que le néo-platonisme a orchestré de façon plus philoso-

128
phique les grands thèmes spirituels de la chute et du re-
tour, en intégrant les tendances d'origine orphique, mani-
chéenne, hermétique et gnostique. Le christianisme en a
subi largement les influences.
Le néoplatonisme orchestre de façon plus philosophique
les grands thèmes de la chute et du retour, en intégrant de
façon plus rationnelle les tendances d'origine orphique, ma-
nichéenne, hermétique et gnostique.

129
Au cœur de la quête gît, sous-jacente, formulée ou
informulée, l’énorme question: Pourquoi la différence ?
Pourquoi n’y a-t-il pas que l’Un lui-même ? Pourquoi la
non-identité ? Pourquoi la diversité ? Pourquoi l’autre ?
Pourquoi l’espace-temps ? Pourquoi la dispersion ? Pour-
quoi le multiple ? A l’horizon se profile, incontournable, le
scandale de cette autre question: Pourquoi le mal ?
Entre les deux prolifère le souci. Pourquoi la totalité n’est-
elle pas l’être dans sa parfaite tranquillité ? Pourquoi l’in-
quiétude ? Pourquoi le trouble ? Pourquoi le devenir ?
Pourquoi le désir ? Pourquoi le mouvement ?
D’une telle énigme, la roue semble être le symbole le plus
pertinent. Ne signifie-t-elle pas en même temps la perfec-
tion immobile du cercle et la rotation du cycle ? L’étendue
se fait point en son centre. Le point se déploie en espace
vers la périphérie. Plus il se porte vers le pourtour, plus le
mouvement s’accélère. Il tend, au contraire, vers le repos
absolu en se concentrant. Le centre rassemble dans l’un la

130
multiplicité des rayons et la diversité des moments du péri-
mètre.
Placée dans le plan vertical où se joue l’essentiel, la roue,
en tournant, symbolise la dramatique fondamentale de
l’être. L’existence, embarquée dans le mouvement périphé-
rique, située en un point du contour, y vit la différence au
cours d’une révolution. Une descente et une remontée.
Passant du haut vers le bas, d’un côté vers l’autre, du bas
vers le haut, elle connaît tour à tour la dispersion et la re-
concentration, la sortie de l’Un, la perte de la béatitude, la
chute, le malheur de la multiplicité, le possible retour, la
conversion, le salut dans l’Un. Derrière toutes les mys-
tiques se cache et se manifeste en même temps la ten-
dance – la tentation ! – à fonctionner selon un tel schème
fondamental.
Le néo-platonisme orchestre de façon plus philosophique
les grands thèmes de la chute et du retour, en intégrant de
façon plus rationnelle les tendances d’origine orphique, ma-
nichéenne, hermétique et gnostique. Aux débuts du chris-
tianisme, cette philosophie naturellement religieuse – cette
tendance religieuse naturellement philosophique ? –
manifeste une extraordinaire vitalité dans tous les centres
de la culture hellénistique, Alexandrie, Rome, Athènes, An-
tioche, Bergame... et définit grandement l’espace intellec-
tuel de l’époque, avec des maîtres comme Philon d’Alexan-
drie, Plotin, Porphyre, Jamblique, Proclus... Les premiers
penseurs chrétiens ne résistent pas au charme d’une telle
philosophie dans laquelle ils cherchent le cadre et l’outil
"naturels" pour traduire le mystère chrétien. Toute la patris-
tique jusqu’à Boèce est largement tributaire de ce courant
qui, ensuite, traverse avec encore beaucoup de force le
Moyen Age pour inspirer la pensée des Temps Modernes et

131
spécialement la philosophie allemande jusqu'au dix-neu-
vième siècle.
Avant le néo-platonisme, il y a Platon, et avant Platon, qui
en hérite, existe déjà une profonde tradition orphique. Au
cœur de cette tradition, un mythe. Dionysos Zagreus, fils de
Zeus, est mis en pièces et dévoré par les Titans. Voilà pour
la chute. Mais le cœur de Zagreus va être sauvé; absorbé
par Zeus, il donne naissance au nouveau Dionysos, Or-
phée. Voilà pour le salut. Embrayée sur le cycle de cet évé-
nement mythique primordial tourne la roue du destin de
l’homme avec son aventure mystique. L’homme, engendré
des cendres des Titans frappés de la foudre de Zeus,
tombe de la pure félicité divine dans les souillures de la
terre. Son élément divin, dionysiaque, chute dans l’élément
titanique et s’y perd en oubli. Pour opérer son salut, pour
se libérer de l’élément titanique et retrouver son originelle
félicité dionysiaque, l’homme, aidé par l’ascèse des purifi-
cations et les cérémonies orphiques, doit remonter la pente
de l’oubli, grâce essentiellement à la réminiscence.
La tâche capitale de l’existence humaine, est de se ressou-
venir. Il faut philosopher pour son salut. Les traditions néo-
platoniciennes ne l’oublieront pas. Au commencement est
l’Un. Absolue perfection hors de l’espace et du temps, hors
de la multiplicité, ne possédant rien, ne cherchant rien,
n’ayant besoin de rien, donc aussi bien Vide, Néant. Une
telle affirmation radicalement archéologique se retrouve
identique sous des formulations variables dans les diffé-
rentes traditions que côtoie ou qu’intègre le néo-plato-
nisme, qu’il s’agisse du Brahman, le ‘ Cela même ’ hindou,
de l’ 'Eon parfait ’ ou de l’ ‘Abîme inconnu ’ de l’hermétisme
et de la Gnose... ou même de la ‘ Dualité ’ (une !) originelle,
de type manichéen, où le principe Bon coexiste avec le

132
principe Mauvais, tous les deux incréés et co-éternels.
Pourquoi cet Un n’est-il pas resté dans la perfection de
l’Un ? La réponse oscille entre optimisme et pessimisme.
La dispersion est tantôt signifiée comme ‘ procession ’, tan-
tôt comme ‘ chute ’. Procession d’une hiérarchie descen-
dante éternelle, puisque le Parfait surabonde, que le Bien
se diffuse et engendre nécessairement et que, selon Plotin,
"les êtres engendrés ne peuvent monter, mais descendent
toujours d’un degré et s’accroissent en multiplicité". Chute,
par suite de quelque faute d’insatisfaction, de vouloir jouir,
de curiosité, d’agitation, d’audace ou d’apostasie. "Mais la
nature curieuse d’action, dit le même Plotin, qui voulait être
maîtresse d’elle-même et être à elle-même, choisit le parti
de rechercher mieux que son état présent; alors elle bou-
gea..." Processus tragique, souligné par la tendance her-
métique et gnostique qui fait surgir l’Antinomie de l’Harmo-
nie et s’aliéner la Lumière dans les Ténèbres.
L’Un s’étant divisé en deux, désormais la descente est fa-
tale. Une dégringolade de divisions, de dégradations, d’ex-
tériorisations, de distinctions, de fragmentations, de dissi-
pations, d’éparpillements, se déploie en multiplicité de-
venue monde avec son espace-temps et sa matière. Ce
que l’hindouisme signifie essentiellement comme inconsis-
tante apparence, illusion, faux-semblant, est, dans la pers-
pective néo-platonicienne, fondamentale dégradation, fon-
damentale imperfection, avec, là encore, une oscillation
entre optimisme et pessimisme, et même pessimisme ex-
trême lorsque dominent les tendances hermétiques, gnos-
tiques et surtout manichéennes.

Le salut dans le retour vers l'Un ?

133
Face à une telle question, la raison va vers l’affirmative.
Tout ce qui, en ce monde, annule le produit de la disper-
sion, tout ce qui se détache de la multiplicité, tout ce qui
dépasse la division, tout ce qui abolit l’espace et le temps,
tout ce qui recolle la fragmentation, tout ce qui comprime la
détente de l’être, tout cela, et cela seulement, a valeur ré-
demptrice pour le salut du cosmos en lui permettant de re-
trouver son fondamental accord avec lui-même.
Accouplée à cette ontologique rotation, tourne la roue du
destin de la condition humaine. L’âme tombe et se perd
dans le monde comme un fragment de l’Un. L’âme, élé-
ment divin, étincelle divine, parcelle de Dieu lui-même, pour
des raisons identiques à celles de la dispersion de la totali-
té, soit par l’effet de la procession hiérarchique, soit par pu-
nition pour sa faute, fait la chute dans un corps et en même
temps s’y individualise. Y plonge-t-elle tout entière comme
le pense Proclus ainsi que le ‘ Corpus Hermeticum ’, ou
bien en partie seulement, comme le prétend Plotin avec
les Upanishad ? En tout cas, c’est l’attachement ou la ré-
pulsion à la contemplation qui constitue le test du degré de
l’aliénation suivant les humains. Quoi qu’il en soit, la
signification de cette ‘ ensomatose ’ n’est jamais très opti-
miste ! Que le corps soit envisagé comme simple barque
pour une traversée, comme geôle pour un emprisonnement
ou bien comme tombe pour un ensevelissement.
Le salut est essentiellement retour, retour de la totalité hu-
maine et cosmique vers l’Un et fusion avec l’Un. La tâche
salvifique consiste à se libérer de toute particularité et de
toute individualité pour devenir un, pour devenir tout, pour
devenir universel. C’est l’antithèse de la descente disper-
sante. Quand on a compris le pourquoi et le comment de
cette descente, on comprend le pourquoi et le comment de

134
la remontée et son urgence. Encore faut-il savoir. Encore
faut-il comprendre. La connaissance est donc la première
condition du retour libérateur.
Contre l’ignorance de l’âme déchue dans l’opacité maté-
rielle, il importe qu’elle apprenne sa véritable nature qui est
divine. Contre l’oubli de l’âme égarée dans la distance
d’avec ses origines, urge le devoir de se ressouvenir. Selon
qu’est soulignée la radicale ignorance ou seulement l’oubli,
les moyens diffèrent. L’ignorance foncière nécessite une
‘ initiation ’, la découverte du ‘ secret ’ et le dévoilement du
‘ mystère ’, soucis majeurs pour les tendances gnostiques.
L’oubli table sur un savoir total déjà existant, préexistant,
un savoir disponible qui, loin d’être perdu, est simplement
tombé en sommeil en même temps que l’âme est tombée
dans la corporéité, et qu’il faut réveiller grâce à la longue
pratique de la philosophie et moyennant la pédagogie de la
‘ réminiscence ’. Souviens-toi de tes origines !
Mais, soit éveil radical ou simple réveil, c’est toujours
contre la légèreté insouciante d’une âme tentée par la faci-
lité que l’enjeu capital doit être rappelé et l’effort exigé.
C’est contre l’universelle dissipation et dispersion que s’im-
pose la concentration. Centrer toute la dynamique de son
être sur la pratique de l’ascension. Remonter par degrés
toute la hiérarchie descendante de la dégradation, chaque
palier supérieur perdant de la multiplicité en gagnant de
l’unité, jusqu’à l’Absolu. Par l’ascèse. Par la méditation. Par
la contemplation.
Cette voie est essentiellement de négation. La marche y
consiste, grande katharsis, à dépasser en niant. Nier la cor-
poréité avec ses désirs et ses besoins charnels. Dénouer
un à un tous les liens qui retiennent l’âme à la matière. Se
purifier de toutes les compromissions avec les fausses réa-

135
lités et les fausses valeurs terrestres. Chasser les soucis.
Fuir le monde. Vider l’esprit des images, des concepts et
de toute discursivité. Couper toute la chaîne et laisser filer
le fil sans trame... Et monter encore, à travers la négation
de la négation, à travers la béance mystique, vers l’Un qui
est identiquement Néant.

La perfection cyclique
Ainsi la perfection cyclique régit-elle et intègre-t-elle dans
l’harmonie l’universelle dramaturgie ontologique, ultime-
ment porteuse des aventures de chaque existence. La dra-
matique ‘ tourne ’, elle ‘ tourne rond ’, en ses profondeurs
dédramatisées. Quel que soit le nombre de révolutions né-
cessaires au grand cycle universel avant de se stabiliser
dans l’éternité, il est assuré de ne jamais connaître la ca-
tastrophe absolue. Quelles que soient les rotations indis-
pensables à la roue de chaque existence personnelle,
quelles que soient les réincarnations et métensomatoses
exigées, avant de pouvoir s’immobiliser dans la béatitude,
elle a la garantie de ne pas tourner absurdement en rond,
réglée qu’elle est par une ‘ Loi de Justice ’ ou une ‘ Loi du
Samsara ’.
L’ ‘éternel retour ’ ramène l’aventure à la raison. Laissant
tourner la temporalité dans l’éternité, il annihile le temps de
l’histoire. Ramenant en coïncidence la fin avec l’origine, il
enferme dans la répétitivité archétypale et sacrale la dra-
matique de l’existence. Bouclant l’espace du possible, il ap-
privoise la liberté. Conjurant le surgissement de radicale
nouveauté, il désamorce toute urgence. Il représente ainsi
la plus formidable défense contre le risque de l’aventure
historique.

136
C’est ainsi que le cycle de l’éternel retour définit comme
naturellement le cadre, l’espace, le temps et le mouvement
du projet eschatologique. La prégnance de ce schème est
universelle. Rien ne semble pouvoir se dérouler hors de la
roue fatale.

Gravitation
La loi de gravitation universelle n’est pas seulement phy-
sique. Elle est aussi ontologique. L’être, en effet, gravite au-
tour de l’être. L’humain, depuis les origines, est happé par
l’être. Durant de très longs millénaires, l’humanité ne s’est
pas échappée de son champ.
Pour la perception humaine originaire, le temps n'est pas.
Puisque seul l'être est. Et l’être se confond avec l’éternité
sacrale. Aux antipodes du ‘ profane ’, c’est-à-dire de ce qui
fondamentalement manque d'être. L’être s’identifie d'em-
blée avec la plénitude ‘ sacrale ’. Il participe de son ‘ fasci-
nosum ’ et de son ‘ tremendum ’. Le sacré lui confère pléni-
tude, force et densité.
Seul le sacré EST d'une manière absolue. Il est saturation
d'être. Réalité par excellence qui agit efficacement et qui
donne consistance. Si l'être vrai est l’être sacral, il ne peut
donc pas ‘ devenir ’. Il ‘ est ’ tout simplement. Il est dans un
absolu maintenant. Hors du temps. Rythme intemporel
seulement. Rythme de l'universel vivant sacral.

Rythme seulement
Qu’est la temporalité sinon écoulement, évasion, fuite, éloi-
gnement, déperdition, dégradation ? Essentielle menace de
non-être. Atteinte à l’originaire et sécurisant tropisme onto-
sacral. Voilà pourquoi la temporalité est à exorciser. Il s’agit

137
de ramener dans le champ de gravitation autour de l’être
tout ce qui est ‘ pro-jet ’, c’est-à-dire ‘ jet ’ dans l’aventure. Il
s’agit de rappeler à l’ordre toute tentation d’aventure.
Cette gravitation cyclique autour d'un axe transtemporel,
norme biocosmique et saturation d'être, est garante de co-
hérence, d'unité et d'harmonie. Il s’agit du cycle de la régé-
nération biosacrale. Eternelle répétition archétypale et sym-
bolique de l'acte biocosmogonique originaire. Participation
à la densité sacrale primordiale. Geste paradigmatique effi-
cace. L’humain, dès lors, sous peine de se dissoudre du
côté du non-être, ne peut que vouloir graviter autour du
centre sacral qui lui confère consistance ontologique.
Les rites remplissent l’essentielle fonction de ramener sans
cesse le fatal écoulement temporel dans le sein de l’éterni-
té, c’est-à-dire dans le champ dynamique de la totalité bio-
cosmique et dans le rythme de l'universel vivant sacral. Les
rites réactualisant la grande hiérogamie originelle. Les rites
perpétuant le drame biocosmique entre chaos et cosmos,
entre vie et mort, entre bien et mal... La fête à son pa-
roxysme devient orgie. Différences s’abolissent. Interdits et
tabous sont levés.
La finalité profonde du rite est donc le retour périodique au
grand temps, c'est-à-dire au temps mythique des origines,
ce temps chargé du maximum d'être. Le temps est pour
ainsi dire repris en son commencement. L'intervalle entre
archè et télos est supprimé. Le temps profane est aboli.
L'écoulement irréversible du flux temporel est annulé. Il y a
réconciliation de l'irréversibilité du devenir et de la réversibi-
lité de l'être. Le divers est ramené à l'unité de la norme on-
tologique. L'accidentel se normalise. L'imprévisible rentre
dans l'ordre. La catastrophe est principiellement conjurée.

138
Un objet, un acte, ne deviennent donc réel que dans la me-
sure où ils participent à l'originel acte d'être en imitant ou
en répétant un archétype. Par participation répétitive et
symbolique de l'acte fondateur, les événements et les
hommes tendent à devenir paradigmatiques. Le défunt de-
vient ancêtre. Le guerrier devient héros. L'accident se mue
en essence et l'événement en catégorie.

Le temps sacral
L'être sacral induit l'éternel retour. Le temps sacral n’est
autre que l’éternelle répétition de l’acte d’être. Sa fin coïn-
cide avec son origine. Il est essentiellement cycle d’inces-
sante régénération biosacrale à partir de la dynamique fon-
datrice, éternel retour de l’originelle grande dramaturgie
dans laquelle la vie l’emporte sur la mort et le cosmos sur
le chaos.
Un objet, un acte, ne deviennent donc réel que dans la me-
sure où ils participent à l’originel acte d’être en imitant ou
en répétant un archétype. La fonction rituelle traduit une
tendance à l’archétypisation mythique par laquelle les
événements et les hommes tendent à devenir para-
digmatiques. Le défunt devient ancêtre et le guerrier, héros.
L’accident se mue en essence et l’événement en catégorie.
La sacralité marque tellement la mémoire collective qu’il
suffit d’environ deux cents ans pour que l’événementiel se
transforme ainsi en archétypal ’essentiel ’. Par répétition.
Par participation répétitive et symbolique de l’acte fonda-
teur. Et cette reproduction cyclique de l’exemplaire mythi-
que est en même temps geste paradigmatique efficace.
Les rites réactualisant la grande hiérogamie originelle com-
me ceux du mariage, des semailles, des moissons, des

139
érections d’autels ou de stèles. Les rites perpétuant le
drame biocosmique entre chaos et cosmos, entre vie et
mort, entre bien et mal, comme les rites sacrificiels, les rites
de guérison, les danses, les luttes sacrées, les orgies...
La finalité profonde du rite répond à la nostalgie d’un retour
périodique au grand temps, c’est-à-dire au temps mythique
des origines, ce temps chargé du maximum d’être. Le
temps est pour ainsi dire repris en son commencement.
L’intervalle entre archè et télos est supprimé. Le temps pro-
fane est aboli. L’écoulement irréversible du flux temporel
est annulé. Il y a réconciliation de l’irréversibilité du devenir
et de la réversibilité de l’être. Le divers et le multiple qui
sans cesse risquent de se disperser sont fondés sur l’unité
de la norme ontologique. L’accidentel se normalise. L’im-
prévisible rentre dans l’ordre. La catastrophe est principiel-
lement conjurée.
Quelle plus extraordinaire défense contre les menaces du
non-être pourrait-on imaginer ? Et quel plus grand et plus
radical optimisme ontologique ?

Optimisme
La pensée archéologique représente ainsi un effort, incons-
cient peut-être, mais permanent toujours, pour ne pas
perdre la coïncidence avec l’être. Le temps désamorcé et
réduit à une pulsation rythmique de l’être biocosmique. Le
temps ramené dans la sphéricité de l’espace sacral. L’éter-
nel retour.
L’originaire expérience humaine se déploie autour du
centre sacral qui lui confère consistance ontologique. Dans
une telle spatialité centrée, tout converge et tout se valorise
en fonction de la proximité avec le centre. Il s’agit d’une

140
spatialité polytrope constitutive de niveaux différentiels,
mais concentriques. Beaucoup plus ’champ’ dynamique
qu’espace géométrique. Un champ chargé de forces, à la
fois valorisé et valorisant.
Ce champ dynamique de l’expérience originaire est d’em-
blée spatio-temporel, en soulignant le trait d’union, c’est-à-
dire que le ’temps’ n’y a pas de statut spécifique. Et il y est
même absolument inessentiel. Comme relégué dans l’éter-
nel. Puisque seul l’être est et que l’être s’identifie au sacré.
Le non-être c’est-à-dire le non-sacré n’est pas. Le ’neutre’
n’est pas et le ’profane’ manque de consistance ontolo-
gique. L’expérience de la temporalité est donc en contradic-
tion avec l’originaire tropisme ontosacral. Il ne peut y avoir
réellement de temps. Il y a seulement le rythme de l’univer-
sel vivant sacral. La vie rythmant le champ dynamique de la
totalité biocosmique.
Dans l’expérience humaine originaire, le temps n’est donc
pas. Puisque seul l’être est. Et l’être s’identifie à la pléni-
tude sacrale. Par opposition à ce qui risque d’être ‘profane’,
c’est-à-dire fondamentalement manque d’être ou du moins
décompression d’être.
Il s’agit d’un extraordinaire effort pour ne pas perdre la
coïncidence avec l’être. Le temps désamorcé et réduit à
une pulsation rythmique de l’être biocosmique. Le temps
ramené dans la sphéricité de l’espace sacral. L’éternel re-
tour dans le cycle rituel de la régénération biosacrale.
Geste paradigmatique efficace. Car éternelle répétition ar-
chétypale et symbolique de l’acte biocosmogonique origi-
naire et participation à la densité sacrale primordiale.
Le système cyclique de l’éternel retour représente ainsi un
effort optimiste de défense contre les intempéries de l’écou-

141
lement temporel. Système de neutralisation des calamités
de la contingence historique. Le malheur conjuré non
seulement dans son phénomène, mais dans son essence.
Dès lors, il devient supportable. Il prend sens. Il est sous-
trait à la gratuité, à l’arbitraire, à l’absurde. Il s’explique. Il a
une cause. Il s’inscrit dans une légalité. Il rentre dans
l’ordre. Il s’insère dans l’ordre cyclique biocosmique. Il
trouve sa ‘raison’.

Le cercle brisé

Pourtant il n’y a, il ne peut y avoir, de foi chrétienne qui ne


commence par briser cette roue de l’éternel retour. Un
chrétien n’existe que compromis dans la geste historique
de l’Alliance avec son Dieu. Sans cette Histoire sainte,
sans la Révélation historique, sans la communauté histo-
rique de la foi, de l’espérance et de la charité qu’est
l’Eglise, il peut y avoir toutes les ‘gnoses’ qu’on voudra,
mais il n’y a pas véritablement existence chrétienne. Le
rapport subjectif de l’âme avec Dieu n’est chrétien que
dans la mesure où il vient non pas avant cette Histoire,
mais après, et en dépendance d'elle.
Dans l’éclatement du cycle et la fracture de la roue fatale
s’ouvre, irréversible, le temps de l’histoire qui est temps de
grâce. Non pas destin, mais dessein. Temps que ne cesse
de traverser verticalement l’eschatologie. Temps riche en
instants d’éternité. Temps de la décision. Temps du risque.
Temps des surgissements. Temps de gestation. Temps des
affrontements. Temps des engagements. Temps des catas-
trophes. Temps des rencontres décisives. Temps des
chutes. Temps des conversions. Temps de la grande dra-
matique existentielle. Temps de la foi. Temps de l’espé-

142
rance. Temps de la Charité. Temps du Royaume.
Il ne peut y avoir de foi chrétienne qui ne soit celle de
l’aventure historique de la grâce avec son mystère de la
Création, de l’Alliance, de l’Incarnation et de la Rédemp-
tion. Appelé à courir cette aventure: l’homme libre. Non pas
fatale parcelle de Dieu, non pas particule divine en orbite
autour de l’Absolu, mais existence créée de rien par grâce,
nouvelle origine autonome surgie dans l’histoire, personne
en réciprocité personnelle avec le Père. Créé créateur à
l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme dispose
d’un champ de décision et d’action indéfini, où l’agir divin
n’écrase pas son agir et où le vouloir divin n’est pas le des-
tin de son vouloir. C’est là qu’en verticale alliance l’homme
est responsable de promotion d’humanité. C’est en ce
champ et non pas dans la fuite que se font les semailles et
les moissons pour la vie éternelle.
Moment extraordinaire dans l’évolution de l’humanité que
celui de la rupture du cycle de l’éternel retour. L’homme ose
briser le cercle et marquer sa différence d’avec l’ordre cos-
mologique. S’ouvre ainsi l’espace nouveau où se déploie la
liberté. Désormais, l’homme prend conscience de lui-même
comme créateur et comme acteur. Il quitte le destin pour
courir le risque de sa destinée. Avec l’émergence de
l’Histoire, le cercle de l’éternel retour va se briser. Le
scandaleux et irrationnel écoulement temporel prendra
valeur pour lui-même. Le temps n'aura plus besoin de
trouver consistance en remontant aux origines et en se
régénérant 'en arrière'. Il deviendra en lui-même et pour lui-
même, 'en avant', dynamique de genèse nouvelle.
Désormais, la temporalité n’est plus ce cours cyclique en-
fermé dans sa logique éternelle, mais dimension ouverte à
l’aventure infinie. Cycle rompu, elle n’est plus espace de

143
nécessité, mais de liberté. Espace de liberté où chaque
moment devient irréversiblement décisif, où le surgisse-
ment de radicale nouveauté créationnelle est non seule-
ment possible, mais prend un sens comme progrès et
comme histoire.
L’histoire rompt le cycle des sécurités et ex-pose dans un
exode infini. Cette aventure ne peut être que profondément
traumatisante. Avec l’émergence de l’histoire, l’homme perd
ses assises sécuritaires et son optimisme ontologique. Il
n’est plus simple parcelle couvée de la nécessité cosmique.
La profonde sécurité de l’éternel cycle des choses est bri-
sée. Le temps se met à exister et à mordre. Il n’est plus
soumis au destin aveugle et nécessaire, mais renvoyé à la
responsabilité de sa destinée. L’homme se découvre situé
dans la contingence et, partant, dans les urgences. Il ne
peut plus vivre que dangereusement. Rien n’est jamais
joué une fois pour toutes. Tout reste toujours à jouer. Dé-
sormais il est livré à l’aventure infinie. Il se découvre,
comme Dieu, liberté créatrice. Exaltant. En même temps in-
finiment inquiétant. Comment, lancé en une telle folle aven-
ture, l’homme ne serait-il pas pris de vertige et d’an-
goisse ?

Au risque de l’histoire
Une sagesse peut se nouer sur le même en plénitude soli-
taire. L'Alliance avec l'Autre, par contre, appelle une réci-
procité de libertés et, partant, implique le risque. La foi ex-
pose. Elle engage. Elle urge à couper bien des ponts der-
rière soi. Elle va courir une infinie aventure. Pour la condi-
tion humaine, cela peut être de trop. Entre fidélité et infidéli-
té, la tentation reste donc grande de rompre l'Alliance et de
boucler le même de l'humain sur lui-même. Sans l'Autre.

144
L'aventure de l'homme occidental est ici paradigmatique.
Par l'irruption de la nouveauté judéo-chrétienne, l'homme a
été provoqué, défié, à devenir créateur d'Histoire, créateur
d'historicité. Par l’Autre provoqué, l’humain est projeté hors
de lui-même. Hors de ses sécurités. Il se trouve irréversi-
blement pris dans le flux du temps ouvert à l’infini. Il se
trouve irrémédiablement embarqué dans l'Histoire. Et non
seulement lui-même, mais sa compréhension est elle-
même embarquée. Nous ne nous comprenons pas hors de
cet embarquement. Il lui reste à risquer l'aventure.
Voici que se rompent les ataviques mécanismes de dé-
fense contre l'urgence temporelle. Voici qu'il faut affronter
l'ancestrale peur humaine devant l'aventure et le risque.
Voici que se brise le cercle sécurisant de l'éternel retour.
Cela peut être exaltant. Cela ne peut manquer d'être en
même temps infiniment angoissant. Désormais, l'homme
est devenu responsable de son présent et de son avenir !
Et personne n'écrit plus l'histoire à sa place.
Désormais, c'est à l'homme d'écrire l'histoire des dieux !
Avec Dieu sans doute. Mais dans un rapport personnel qui
laisse responsable l'autonomie humaine, et ouvert le
risque. Tâche infiniment exaltante, mais en même temps in-
finiment angoissante. La grande peur humaine principielle-
ment vaincue. Mais l'angoisse exacerbée. Les mécanismes
de défense brisés. Le cercle fatal rompu. L'homme est pro-
voqué par l'Autre. Vers l'Autre. L'en-avant de la Terre Pro-
mise. A travers la rupture de l'Exode.
L'homme ose s'embarquer dans l'Histoire. Assumer l'His-
toire. Créer l'Histoire. Et par elle se créer lui-même. Para-
doxalement non dans l'insistance sur l'être, mais dans le
risque du non-être ouvert à l'autre être. Risquer l'aventure...

145
L'intelligibilité de l'histoire est identiquement intelligibilité de
l'homme. L'humain est ex-posé dans l'histoire. Il est en
même temps fils de l'histoire. L'histoire propulse l'homme
dans sa liberté. L'histoire est l'espace de son éducation, de
sa culture, de son exode.

Que fallait-il pour que l'histoire puisse surgir ?


Il ne peut y avoir histoire, réellement histoire, que lorsque le
scandaleux et irrationnel écoulement temporel prend valeur
pour lui-même. Lorsque le temps n’a plus besoin de trouver
consistance en remontant aux origines et en se régénérant
’en arrière’ mais qu’il devient en lui-même et pour lui-
même, ’en avant’, dynamique de genèse nouvelle.
Lorsque le scénario cosmologique n’accapare plus la
scène, mais la laisse libre à l’improvisation. Lorsque le
même de la répétitivité cède la pertinence à l’autre de la
création imprévisible. Lorsque l’irréversibilité des événe-
ments signifie moins essentiellement perte que gain d’être.
Lorsque s’affronte le non-être du devenir comme possibilité
d’un plus-être. Lorsque la corrosion historique se révèle
être moins menace que défi. Bref, lorsque l’homme
s’embarque dans l’histoire en levant les défenses contre
l’histoire et en prenant conscience de lui-même comme
créateur historique.

146
Cela ne pouvait venir par génération spontanée. Trop mas-
sifs se dressaient contre elle les ancestraux mécanismes
de défense. Ils devaient être brisés. Ils l'ont été. Cela s'est
passé dans l'espace judéo-chrétien.
La catégorie d'histoire représente une nouveauté radicale
dans l'espace humain. Et cette nouveauté est biblique.
C'est la Bible et la Bible seule qui ouvre réellement l'his-
toire. L'histoire au sens où ce qui est `à faire' l'emporte sur
ce qui est `fait', où ce qui `doit être' l'emporte sur ce qui
`est'. Cela commence avec Yahvé créateur. A aucune autre
divinité n'a été attribuée une prouesse aussi énorme, à sa-
voir faire surgir du néant un infini de nouveauté. A son
image et à sa ressemblance, il a créé l'homme. Et quel
homme ne crée-t-il pas ? Avec une liberté, qui se rit des

147
destins. Un homme au souffle nomade et prophétique. Infi-
niment à l'étroit dans toutes les installations. Toujours insa-
tisfait. Toujours `hors de'. Tendu en avant vers les extrêmes
eschatologiques. Sans cesse appelé à la décision et à la
création. En exode incessant vers une nouvelle terre et de
nouveaux cieux. Le Seigneur de la Bible n'est pas le dieu
des philosophes ; il est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Ja-
cob, c'est-à-dire le Dieu d'un projet historique. L'essentiel,
désormais, traverse l'Histoire. L'homme est compromis
dans la geste de Dieu. Dieu est compromis dans la geste
de l'homme.
La catégorie d'histoire n'est pas moins essentielle dans la
Bible que celle de création. Rien n'est avant l'acte créateur
sinon l'acte lui-même. L'acte créateur est le premier acte
historique. Il est commencement de l'histoire. A partir de lui,
l'être surgit dans l'histoire. A partir de lui, l'être s'identifie à
l'histoire. Non seulement durant les six premiers jours... Le
cosmos, dès lors, n'est plus pensable qu'en gestation et en
création continue et permanente. Il est en route. Il est en
exode. Il connaît les ratés aussi bien que les miracles. Livré
à l'aventure et au risque. Par l'irruption de la nouveauté ju-
déo-chrétienne, l'homme a été provoqué, défié, à devenir
créateur d'Histoire, créateur d'historicité. Par l’Autre provo-
qué, l’humain est projeté hors de lui-même. Il lui reste à ris-
quer l'aventure.

Or cette révolution s’est accomplie, de façon unique.


Mais ne suffit-il pas qu’en un seul point du monde l’histoire
se soit réellement ouverte pour qu’à partir de ce point, qu’à
partir de ce moment, bascule dans l’historicité toute l’his-

148
toire universelle ? Cette ouverture a eu lieu. La Bible en
porte témoignage. Le fait déjà que la Parole de Dieu ne se
soit pas livrée comme une dictée, mais comme une com-
promission avec une aventure humaine paraît scandaleux
à plus d’un esprit avide d’un texte absolu qui serait tombé
du ciel. C’est pourtant ainsi que Dieu parle dans la Bible.
Le livre sacré se fait livre d’histoire ! Le sacré, désormais,
n’a plus de place ailleurs.
La nouveauté judéo-chrétienne brise les cycles de la fatali-
té et ouvre le temps en avant de lui-même. Elle libère l'his-
toire du fatum de l'éternel retour. Le cercle s'ouvre en vec-
teur. Alpha et Oméga ne se rejoignent plus que sur un
autre plan. L'histoire est ouverte à sa transcendance et à
son eschatologie. L'impossible lui-même est possible. Rien
n'est jamais joué définitivement. Il n'existe pas d'impasse
sans issue. Au creux de la catastrophe, le prophète sait en-
core crier l'espérance. Et cette audace d'un 'exode' au-delà
des limites, au-delà de toutes les limites, ne pouvait venir
que portée par une Alliance avec un autre – un Tout Autre –
qui s'est révélé 'YAHVE'. 'Je Suis'. Je suis toujours avec toi.
Tu n'es donc plus jamais seul. De quoi aurais-tu peur ?

Théologie de l'histoire
La Bible signifie la rupture radicale du cercle de l’éternel re-
tour et instaure une théologie de l’Histoire. En faisant l’ex-
périence d’un ‘plan’ divin, elle dévoile le projet fou d’une
Histoire commune de l’humanité avec son Dieu et ouvre
ainsi le ‘sens’ de l’Histoire. Le peuple de Dieu en marche
vers le salut et, avec lui, de l’humanité dans son ensemble.
Un exode vers une Terre promise... La foi chrétienne est
portée par la même Histoire – une ‘Histoire Sainte’ – dont le
sens commence à se dévoiler à travers l’Ancien Testament

149
pour s’accomplir, ‘en avant’, dans un ‘maintenant’ ouvert
sur un futur. Avec cependant l’exigence de plus en plus
affirmée de la distinction de deux plans. La différence entre
l’Histoire visible, simple enveloppe empirique, et l’Histoire
vraie, largement inaccessible à notre expérience
quotidienne. Le mystère de l’Histoire vraie ne sera
pleinement élucidé qu’en eschatologie. C’est-à-dire dans
l’accomplissement. Lorsque, l’Histoire une fois achevée,
pourra apparaître en pleine lumière – dans la Lumière de
Dieu – l’ensemble des significations actuellement encore
voilées.

Aventure et risque
Avec l’émergence de sa conscience historique, l’homme
perd ses assises sécuritaires et son optimisme ontologique.
Désormais, il est livré à l’aventure et au risque. La sécurité
profonde de la logique de l’éternel cycle des choses est
rompue. Le temps se met à exister et à mordre. L’homme
se découvre situé dans la contingence. Il n'est plus soumis
au destin aveugle et nécessaire, mais renvoyé à la respon-
sabilité de sa destinée. L’aventure s’ouvre à l’infini. Et cette
ouverture ne peut pas ne pas être en même temps déchi-
rure. Ouverture d’un espace qui n’est plus de nécessité,
mais de liberté où chaque moment devient irréversiblement
décisif. Souvent tragiquement décisif. L’homme n’est plus
simple parcelle de la nécessité cosmique. Il est, comme
Dieu, liberté créatrice. La démesure lui est ouverte comme
grâce ou comme péché. Rien n'est jamais joué. Tout reste
à jouer. Dans l'infini d'une aventure. Le grand risque
humain à courir...
Appelé à courir cette aventure: l'homme libre. Non pas fa-
tale parcelle de Dieu, non pas particule divine en orbite au-

150
tour de l'Absolu, mais existence créée de rien par grâce,
nouvelle origine autonome surgie dans l'Histoire, personne
en réciprocité personnelle avec le Père. Créé créateur à
l'image et à la ressemblance de Dieu, l'homme dispose
d'un champ de décision et d'action indéfini, où l'agir divin
n'écrase pas son agir et où le vouloir divin n'est pas le des-
tin de son vouloir. C'est là qu'en verticale alliance l'homme
est responsable de promotion d'authentique humanité, de
divine humanité. C'est en ce champ et non pas dans la fuite
que se font les semailles et les moissons pour la vie éter-
nelle.

Le logos en 'exode'
Dialectique. Dia-logos. Le logos dans sa traversée. Dans
son exode. La condition humaine ne se boucle pas en
continuité avec ce qui est donné naturellement. La condi-
tion humaine est très profondément une condition pascale.
L’homme ne devient homme véritablement qu’à travers...
Rupture. Exode. Traversée. L’homme n’accède à la pléni-
tude qu’en traversant les pénibles et souvent douloureux
espaces de la différence et de la négativité.
Etonnante ‘dialectique’ déjà ! Avant même que le mot, en
son sens moderne, n’ait encore droit de cité dans l’espace
mental occidental, la réalité est là, vigoureuse, encore libre
de toute prison idéologique. Pas encore constituée en
mode de pensée et d’explication, mais déjà constituante
d’une extraordinaire dynamique de l’être. Qui, aujourd’hui,
peut la comprendre encore dans la plénitude de ses dimen-
sions ontologiques, alors que depuis plus de deux siècles
nous l’avons ramenée à la raison de nos logiques en fini-
tude, de nos herméneutiques qui tournent en rond et de
nos clôtures schizoïdes ? Elle était la clé de l’ouvert infini.

151
Nous en avons fait un facile passe-partout verbal pour des
serrures de pacotille. Sa force originaire, profonde, n’est
pas d’abord dans l’instrumentalité logique d’un processus
explicatif, mais dans une irréductible réalité historiquement
expérimentée et vécue, fondatrice de nouvelle humanité: la
Pâque biblique.
La dialectique non châtrée est pour la transcendance. Elle
traverse un monde qui résiste à l’ailleurs. Elle affronte les
choses qui refusent de devenir autres que ce qu’elles sont.
Elle est folle et fougueuse aventure ‘hors de’. Irréductible
négation des enfermements. Explosion de toute schizoïdie.
Ouverture. Infinie Pâque de l’homme. Infinie Pâque de
l’être.
L’ultime moment dialectique signifié par le ‘trans’ engage
l’humain dans l’Exode in-fini. Cet Exode n’est pas pour lui-
même. Sa dynamique ne se boucle pas sur elle-même.
L’humain est béant sur son autre dimension. Cette altérité
reste incontournable. Toute dynamique spécifiquement hu-
maine n’est jamais sans être aussi hors de soi, en avant de
soi. Le quatrième moment dialectique est celui de l’Exode
in-fini. Ce ‘trans’ ne cesse de faire mal là où l’humain n’ar-
rive à étreindre sa plénitude sur elle-même. Il crève
inlassablement l’horizon des euphories immanentes. Sans
lui, pourtant, l’authentique humain n’est pas.

E-ducation
Le plus beau concept d'humanité. E-ducation. Ex-ducere.
Conduire hors de... Vers quoi ? Hors du donné simplement
naturel vers l’homme. Hors de l’homme vers plus d’homme.
L’animal vient au monde muni de tout ce qui lui est néces-
saire. Il naît avec son animalité accomplie selon les déter-

152
minations de son espèce. Tout est donné. Il suffit de le lais-
ser se développer suivant ses lois propres. L’homme ne
naît pas avec son humanité accomplie. Il naît totalement
prématuré, nu, invivable, amnésique. Le programme géné-
tique ne code pas au-delà de la complexe machinerie de
son corps et de son gros cerveau. Le reste, l’essentiel, est
à créer et à apprendre. L’homme naît dans la béance. Il
naît pour la différence. Il naît avec une possibilité d’accom-
plissement. Il naît pour un exode d’humanisation. L’homme
est engendré pour un engendrement infini.
L’animal accomplit ce qu’il est. L’homme doit devenir ce
qu’il n’est pas. L’animal naît avec toute sa ‘nature’ animale
et spécifique. Rien de ce qui lui advient par la suite ne
change essentiellement cette nature. L’homme naît ex-po-
sé. L’homme naît avec une ‘nature’ qui doit être dépassée.
Une ‘nature’ qui doit être traversée par la négation pour de-
venir ‘autre nature’.
Que la Parole de Dieu ne se soit pas livrée comme une dic-
tée, mais à travers un processus d’éducation séculaire pa-
raît scandaleux à plus d’un esprit avide d’un texte absolu.
C’est pourtant ainsi que Dieu parle. La Bible n’est pas un
livre ‘édifiant’. Il est arrivé à des siècles de christianisme
d’en avoir peur. Hommes de peu de foi ! Eduquer des liber-
tés à l’Alliance est plus important, dit Dieu, que de leur offrir
du sublime.
L’humain est en exode à travers la différence. Et sans cette
traversée, il ne s’humaniserait pas. Du ‘même’ clos sur lui-
même, jamais rien d’autre ne peut être. C’est la différence
de l’ ‘autre ’ qui ex-pose le ‘ même ’ à son propre dépasse-
ment, qui l’é-duque vers son accomplissement. Dès lors, la
tâche humaine par excellence est tâche d’humanisation,
c’est-à-dire de conduire hors de. Hors de la caverne. Exode

153
hors de toutes les cavernes.

Impossible retour dans le cycle


L'homme entre en Histoire, hanté par la boucle qui se
boucle. Mais ce retour dans l’éternel retour est désormais
impossible. L’humain est irrémédiablement livré à l'aventure
et au risque. Ce n'est que ‘ virtuellement ’ qu'il peut tenter
de boucler quand même la boucle de sa compréhension.
En construisant une philosophie de l'Histoire. Toutes les
philosophies de l'Histoire veulent ainsi ramener l’Histoire à
la raison. Leur échec est cependant patent. La raison de
l'Histoire, en effet, n'est pas dans la raison, mais dans l'ou-
verture de l’Histoire qui crucifie la raison.
La lucidité nietzschéenne perce d'emblée le secret de la
dramatique fondamentale de l'Occident: le gigantesque af-
frontement d'un hétérogène extrême, l'étreinte presque
deux fois millénaire, sous le signe d'éros et de thanatos,
d'une composante et d'une exposante. Pour le malheur de
l'Occident cependant, selon Nietzsche ! Car ce mariage
contre nature entre Athènes et Jérusalem, ces sangs
d'arien et de Sémite mêlés, n'ont eu et ne peuvent avoir de
fécondité que douteuse. Une prolifération de bâtards !
Proche résurrection de Dionysos ? Et partant le retour du
tragique. Et partant le possible avènement du surhomme.
Lucidité ou illusion ? Car la destinée de l'Occident, né de
mère grecque et de père judéo-chrétien, peut-elle jamais
revenir à la maternelle innocence de Dionysos ?
Si grande que soit la nostalgie de chercher refuge dans le
sein de la boucle, cela est désormais impossible. On ne re-
tourne pas une deuxième fois dans le sein maternel. Une
fois contaminé par l'inquiétude historique on ne retrouve

154
plus l'innocence de l'éternel retour. L'homme entre en His-
toire hanté par la boucle qui se boucle. Mais ce retour dans
l’éternel retour est désormais impossible.
Les philosophes n’échappent pas à la tentation de l’éternel
retour. Tant est forte la libido d’étreindre l’inquiétante ouver-
ture du temps historique en la ramenant à la raison d’une
construction de ‘ système ’. Mais les ‘ philosophies de l’His-
toire ’ qui ont la prétention de ‘ boucler ’ la totalité de l’His-
toire dans la sécurité et la clôture d’un système ont toujours
invariablement échoué. Heureusement ! Voulant totaliser
une Histoire elles conduisent quasi inexorablement du côté
des ‘ maîtres penseurs ’, des totalitarismes, des Kz et des
Goulags.
Les systèmes de l’histoire sont essentiellement de deux
sortes. Il y a les philosophies qui veulent boucler la totalité
temporelle dans la sécurité et la clôture d’un système. Il y a
les philosophies qui épousent la condition humaine dans
l’incontournable ouvert de son aventure historique. Les pre-
mières totalisent une histoire régie par la nécessité ‘ scien-
tifique ’ de règles, de lois, de stades, d’états, etc. Les se-
condes signifient l’incertitude et le risque de l’aventure his-
torique comme l’espace privilégié de la liberté et de l’ur-
gence de la décision. Mais comment nouer ‘ scientifique-
ment ’ une telle ouverture ? Ce sont donc les premières qui
ont confisqué le label. Sur la base d’énormes naïvetés.
Le passé ‘ en soi ’ nous échappe. Le passé est toujours et
nécessairement passé-pour-nous. Notre emprise sur le
passé est donc soumise au principe de relativité. Du seul
possible historique pour nous, un certain ‘ passé-présent ’,
nous ne pouvons jamais avoir qu’une image, un schème
nécessairement hypothétique, inévitablement projectif, in-
définiment révisable et essentiellement relatif. Le schème

155
de lecture de l’histoire passée étant relatif, la projection à
partir de ce schème ne peut pas ne pas être relative. Et
d’un degré de relativité beaucoup plus grand encore. Le
processus de compréhension est lui-même embarqué dans
le flux du temps. La lecture du passé est continuelle relec-
ture en fonction d’une continuelle relecture du présent. La
relecture du présent ne peut pas être neutre. Il s’agit de
l’homme et de l’autocompréhension de l’homme. Donc
d’une projectivité orientée dont l’objectivité ne peut être
qu’à la limite.
Les différentes philosophies de l’histoire ne sont que des
projections dans l’avenir d’une compréhension qui im-
plique, consciemment ou inconsciemment, des positions
métaphysiques sur le temps, la liberté, la nécessité, les va-
leurs, le sens de la vie humaine...
Le perspectivisme du philosophe est ici incontournable.
Lire c’est choisir. En fonction d’une option et d’un projet.
L’intelligibilité de l’histoire qui est identiquement auto-intelli-
gibilité de l’homme est nécessairement située. Située dans
un 'maintenant' de l’actualité historique qui est en même
temps le ’maintenant ’ des hommes vivants et des intelli-
gences vivantes. Il y a autant d’histoires que d’époques his-
toriques. Et chaque époque réécrit ’son’ histoire. Non
seulement chaque époque réécrit son histoire, mais de
multiples histoires s’écrivent en une même époque selon la
multiplicité des espaces d’intelligibilité partageant une
culture commune et des obstacles épistémologiques com-
muns. Notre ’moment’ historique qui conditionne l’intel-
ligibilité de l’histoire est toujours un moment néces-
sairement partiel et partial. L’homme ne peut pas sauter
par-dessus son ombre ! Le perspectivisme détermine les
échelles. Telle courbe retenue est-elle ‘la’ courbe totale ou

156
simplement un segment de cette courbe dont le dessin total
nous échappe parce que les ‘arbres cachent la forêt’ ?

Le sens de l’histoire est en exode


Nous sommes irréversiblement embarqués. Si grandes
soient-elles, nos totalisations ne sont jamais que des
’bulles’ flottantes sur des béances. Pour assigner une ’fin’ à
l’histoire, il faudrait qu’on puisse la considérer à partir de
son terme ou de sa clôture. Or nous sommes embarqués
au milieu de l’histoire.
La question du sens de l'Histoire est compromise avec
notre aventure. La question du sens de l'Histoire est lourde
du poids de la décision de l’humain à travers incertitude et
risque. Le sens de l’Histoire est en exode. Le ‘sens’ de
l’Histoire n’est pas lisible en clair ni dans les événements
eux-mêmes ni dans leur déroulement empirique. Le sens
de l’Histoire ne peut que transcender la phénoménalité his-
torique. Il n’est pas dans les événements, il les traverse. Il
vient de l’autre dimension de l’Histoire, à savoir de sa verti-
calité transhistorique. Dévoiler le sens de l'Histoire ne peut
être tâche de devin manipulant des osselets ou fouillant les
entrailles de l'Histoire pour se découvrir une maîtrise de la
diachronie. Que ces osselets ou ces entrailles soient des
faits ou des abstractions, peu importe. Ce ne peut être que
tâche de prophète ouvrant, prophaïn, un espace lumineux
en avant et dévoilant un trans possible dans le maintenant
de la décision.

Traversée
Une tendance irrépressible nous pousse vers les établisse-
ments. Ce n’est pourtant que dans la traversée qu’est notre

157
vérité. Cette traversée appelle un discernement. La vie
dans l’Esprit, en effet, est Exode. Elle s’identifie ainsi à la
grande aventure historique du Peuple de l’Alliance. Ce
n’est que dans la traversée de la différence que homo via-
tor s’accomplit ultimement en Dieu.
Il s’agit ici d’une des plus importantes perceptions mys-
tiques de Tauler. Une secrète loi, profonde dialectique du
renversement des contraires, régit la vie spirituelle. Plus tu
approches de ton propre néant, plus tu atteins ce point de
rupture où tu bascules dans l'absolu de l'être. Deviens rien,
et tu deviens tout. Vide-toi, et la plénitude te sera donnée
par surcroît. Au creux de ton extrême ‘différence’, tu te trou-
veras en parfaite ‘convenance’. Par grâce.
Seul le milieu invite à la résidence. Les extrêmes sont inha-
bitables. C'est pourtant dans les extrêmes qu'habite Dieu.
Et là seulement, l'homme, dans le radical dépassement de
lui-même, trouve son ultime et excentrique point de gravité.
Tu n'accèdes à l'absolu de toi-même que dans le déborde-
ment de toi. A travers d'infinies ruptures. En traversant
d'étranges espaces où tu vas de bouleversement en boule-
versement. L'irruption de Dieu dans une existence humaine
participe de la violence. L'homme ne s'en remet que fort se-
coué. Aux antipodes de la sécurité bourgeoise, l'aventure
spirituelle expose à une déconcertante Rencontre qui,
seule, ultimement, consomme la pacifiante Présence. Ce
Dieu qui dérange. Cet Absolu qui me conduit même là où je
ne veux pas aller. Cet Esprit qui m'emporte ailleurs dans
son tourbillon. Cet Inconnu avec qui je me bats toute une
nuit... Je suis compromis dans une aventure qui me
dépasse absolument et que je ne peux pas ne pas faire en
même temps si absolument mienne.

158
Déroutante histoire
Là où la raison logique exige impérieusement l’unité, l’iden-
tité, la cohérence, la totalité, l’histoire fait surgir abrupte-
ment la multiplicité, la différence, la contradiction, l’infinie
marche en avant. L’histoire fait violence à la raison logique.
L’histoire est la croix de la raison logique. L’histoire signifie
la béance de la raison logique. Certains la soupçonnent de
radicale déraison. Sans doute est-elle scandale seulement.
Seul un acte, ici, peut se poser contre la déraison et dépar-
tager; quelque chose comme une foi. C’est elle qui peut re-
garder l’histoire comme une aventure au cours de laquelle
surgit inlassablement la différence qui écartèle le même et
fait être l’autre, non pas simple déploiement naturaliste,
mais profonde aventure de l’esprit.
Et sens pourtant... Car l’impossibilité d’enfermer la totalité
de l’Histoire dans un système et, partant, de lui assigner
une 'fin' – une ultime étape –, ouvre l’espace de sa signifi-
cation. L'Histoire ne peut pas être 'objet' de compréhension
parce qu'elle est essentiellement 'sujet' de décision. Nous
ne totalisons jamais qu'entre Alpha et Oméga. Nos totalisa-
tions ne sont jamais que des 'bulles' flottantes sur des
béances. Chance pour le décisif humain: liberté ex-posée.
Ce n'est pas l'Histoire qui mène l'homme, c'est l'homme qui
conduit l'Histoire. Et ainsi se dévoile un sens très profond
de la condition humaine en chemin... En chemin. Non pas
sur une route toute tracée d'avance, mais simplement
balisée par les grandes options relevant d'une foi. A travers
incertitude et risque. L’incertitude et le risque de l’aventure
historique comme l’espace privilégié de la liberté et de
l’urgence de la décision. L'ouverture d'un futur non encore
décidé provoque l'être à la décision. Rien n'est jamais joué.
Tout reste à jouer. Dans l'infini d'une aventure. Le grand

159
risque humain à courir...

Une clé
L’homme n’arrivera sans doute jamais à la compréhension
totale de l’histoire. Il est pourtant possible de découvrir une
clé ouvrant à son intelligence. Non pas une structure qui
fige. Mais une clé qui ouvre. Non pas une réponse
constructrice de système. Mais une question qui engage la
pensée sur le chemin infini de la réflexion. Non pas un
schéma prétendant à la maîtrise de la totalité diachronique
à partir d’une structure synchronique de l’histoire. Mais un
schème de l’actualité du maintenant décisif de la décision
historique.
Derrière l'aventure humaine il doit y avoir, cachée, une clé
pour l'histoire. Comme le spécifique humain dont elle se ré-
vèle être la dimension essentielle, l'Histoire commence par
un non. Elle dit non au même pour que puisse être l'autre.
Dialectiquement. Elle refuse la sécurité des cycles pour
courir le risque de l'aventure. Et ce non originel de l'Histoire
est aussi la motricité originaire de toute la dynamique histo-
rique.
L’histoire, fondamentalement, est-elle destin ou dessein ? A
moins que la pensée ne désespère devant une histoire to-
talement irrationnelle, il ne reste que cette alternative qui
ouvre deux types de lecture de l’histoire en sa totalité. Si
l’histoire n’est que destin, elle échappe à toute maîtrise de
l’homme. Elle se trouve comme livrée à la nature, jouet du
hasard et de la nécessité. Son long terme se déploie dans
l’inconnu. Ses certitudes, son ‘sens’, se cherchent dans
l’horizontalité des faits et des événements. La déraison de
l’histoire trouve ainsi ses raisons dans les lois inductive-

160
ment généralisées à partir de l’expérience.
A une telle lecture empirique et immanentiste s’oppose la
lecture transcendante de l’histoire comme dessein. Celui-ci
n’est pas à chercher sur la ligne horizontale de la succes-
sion simplement événementielle, mais sur cette autre ligne
qui la coupe verticalement. Le sens de l’histoire transcende
la phénoménalité historique. Il n’est pas dans les événe-
ments, il les traverse. Derrière le ’hasard’ de l’histoire se
profile en pointillé une ligne qui est sens. Et ce sens n’ad-
vient que dans la tension avec une transhistoire. Il se ‘ré-
vèle’ à travers une Alliance. Dieu écrit droit avec des lignes
brisées... Telle est la folle certitude d’un saint Augustin au
creux d’une expérience historique déconcertante.
Ainsi donc, l'essentiel est écrit 'droit'. L'horizon est ouvert.
Le sens est donné. La route est promise. En même temps,
dans le court terme de notre quotidien, nous ne nous re-
trouvons le plus souvent que devant les brisures. Telle est
notre condition entre incertitude et risque. Les ruptures, en
effet, nous provoquent au risque de la foi. Et nous savons
que nous n'existons authentiquement qu'à travers ce
risque.

Aventuriers de l’eschatologie

L’ouverture à l’aventure et au risque existentiel n’est sans


doute pas une disposition ‘naturelle’. Elle suppose une
sorte de ‘génie’ spécifique et marque ainsi une énorme dif-
férence entre les humains. Pour essayer de comprendre ce

161
génie aventurier, rien de tel que de le saisir en opposition et
par contraste à travers une sorte de typologie antithétique
que nous pouvons désigner comme celle entre ‘construc-
teurs de la cité idéale’ et ‘aventuriers de l’eschatologie’. En
fait, deux projets d’humanité. Ils se découvrent progressive-
ment à travers une lecture de l’aventure humaine.
Sous-jacentes aux multiples décisions que les hommes
sont appelés à prendre se tiennent des dispositions origi-
naires différentielles. On pourrait les comparer à des effets
de quelque chose comme un ADN spirituel. Elles président
à deux orientations opposées. Deux conceptions radicale-
ment différentes de la totalité. Deux visions radicalement
différentes de l’homme. Deux espaces du pensable et du
possible. Deux types humains. Deux projets d’humanité.
Deux ‘essences’ qui traversent l’histoire et divisent les es-
prits.
Cette double polarité que nous pouvons simplement évo-
quer ici de façon schématique se signifie de façon antithé-
tique, l’une se comprenant par opposition à l’autre. Une
première approche consiste à les opposer deux par deux.
En dégageant ainsi les significations antinomiques, on
ouvre un espace de tension dialectique ‘entre’ les polarités.
Cette différence est créatrice, dialectiquement, d'intelligibili-
té. Il ne peut, en effet, y avoir d'intelligibilité qu'à travers la
différence.
Une telle typologie différentielle peut, pour stimuler la pen-
sée, faire l'économie provisoire de toutes les analyses et
de toutes les nuances qu’elle mériterait par ailleurs. Elle ne
veut pas être description. Son schématisme force donc les
traits. Elle est donnée pour donner à penser. Pour donner à
penser du côté des dynamiques mentales avec leurs sym-
boles, le plus souvent entre conscient et inconscient. Ce

162
que sont les aventuriers de l'eschatologie se révèle ainsi de
façon plus pertinente par opposition à leur différence.
Dans le double tableau suivant les polarités ou concepts
qui se répondent en s'opposant ne sont pas des étiquettes
couvrant des contenus fixes et définis. Il s'agit plutôt de
concepts ouverts, de concepts polaires, qui visent au-delà
vers une 'essence' qui se précise progressivement. Pour
dégager l'essence derrière le concept "aventurier de l'es-
chatologie", par exemple, un ensemble de phénomènes, de
dimensions, de projets, d'archétypes, etc., donc un en-
semble de concepts de même famille, s'appellent récipro-
quement et convergent vers cette 'essence'. Il en va de
même pour le concept "constructeur de la cité idéale". L'es-
sence de chaque famille antithétique se dégage ainsi en
gagnant à la fois en 'compréhension' et en 'extension'.
Dès lors l'essence se révèle non pas de chaque côté où les
termes sont marqués dans leur exclusive, mais ENTRE les
deux. Une 'essence' à la fois très lointaine et tout proche
qui joue à cache-cache et qui invite à jouer avec elle.
D’un côté, le monde veut se totaliser sur lui-même. L’hom-
me veut en devenir ‘maître et possesseur’. La boucle veut
se boucler. L’humain s’enferme en sa ‘bulle’. La mesure de
l’humain est ramenée à sa mesure en immanence. Ce sont
les ‘Constructeurs de la cité idéale’.
De l’autre côté, le monde reste béant sur l’Autre. L’homme
en est seulement le berger. La boucle ne se boucle pas.
L’humain court l’infinie aventure. La mesure de l’homme est
provoquée à la démesure de l’autre. Ce sont les ‘Aventu-
riers de l’eschatologie’.

Constructeurs Aventuriers

163
de la cité idéale de l'eschatologie
Sédentaires Nomades
Fils de la même mère Frères conjurés
Retour dans le sein maternel Geste du père
Anonymat Nom propre
Enceintes protectrices Grands espaces
Enfants maternés Gamins impossibles
Œdipe Abraham
Nationalisme Universalisme
Association Prosélytisme

Dieu-Nature Dieu-Personne
Hasard et Nécessité Dessein
Anti-hasard Providence
Continuité Rupture
Milieu Extrêmes
Règne de l'homme Règne de Dieu
Lois Alliance
'Il y a' Ex nihilo
Symétrie Urgence

Sécurité Risque
Nécessité Liberté
Harmonie Aventure
Structure Evénement
Règle Exception
Planification Création
Institution Révolution
Replis Audaces
Hygiène Chasteté
Eugénisme Fécondité
On s’occupe de toi Tu décides de ta liberté.

Cité pourvoyeuse Nomades


Installation Traversée
Organisation Décision
Coquilles Transhumance
Bulle aseptisée Milieu hostile

164
Urbanisme Campements provisoires
Iles fortunées Etendues désertiques
Bergerie Transhumance
Planification Chances de l'imprévu
Ici et là Ailleurs

Bourgeois Mystiques
Eclairés, Initiés Elus
Administrateurs Héros
Techniciens Théologiens
Savants Prophètes
Initiés Saints
Intelligentsia Peuple élu
Idéologues Croyants
Indifférence Inquiétude religieuse

Paradis terrestre Royaume à venir


Mythe cyclique Histoire
Etablissement Marche vers la terre promise
Valeurs immanentes Monde à venir
Progrès Espérance
Âge d'Or Futur eschatologique
Meilleur des mondes Fin du monde
Court terme Long terme
Rentabilités immédiates Parousie
Mort escamotée Résurrection

Gnose Foi
Bulle Béance
Evidences naturelles Folle aventure de l'esprit
Sagesse Sainteté
Mesure Démesure
Même Autre
Vide métaphysique Significations extrêmes
Retour à la nature Vers la Parousie
Mal occulté Angoisse
Boucher des trous Béance
Règne des symétries Aventuriers de l'espérance

165
Aujourd'hui...
Le grand nombre se sent d'abord `fils de la même mère' et
très peu `frères conjurés' partageant une foi commune.
Ceux-ci restent plus que jamais leurs `alters'.
Prégnance des archétypes maternels. Nous nous crispons
dans la défensive face au Père. Nos topiques sont co-
quilles plus que vastes espaces hostiles à traverser. La
transhumance nous effraie. Nos nostalgies sont séden-
taires, nos sécurités citadines et nos certitudes fortifiées.
L'harmonie nous rassemble, l'aventure nous divise. Nous
n'avons aucun goût pour célébrer la geste du Père. Au
contraire, notre désir rêve d'éternel retour dans le sein ma-
ternel. Terriens habités par la phobie des nomades, nous
passons notre temps à construire des enceintes protec-
trices et à consolider nos défenses.
Nos tropismes tirent vers le milieu plus que vers les ex-
trêmes, vers la mesure plus que vers la démesure. Que
l'homme passe l'homme infiniment est incompréhensible à
la multitude. A la folle aventure, de l'esprit et du cœur nous
préférons les positives évidences naturelles. Nos raisons
de vivre et d'espérer se cherchent du côté des savants, des
administrateurs ou des idéologues. Nous fuyons les pro-
phètes.
La règle nous sécurise. L'exception nous terrorise. Face à
Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac, Œdipe est tellement
moins inquiétant ! Et tellement plus rassurant le Dieu-Na-
ture, le Dieu-Nécessité, avec ses lois et sa logique, et
même le Dieu-Hasard, que Yahvé de la Bible, Personne
face à des personnes, Liberté face à des libertés, Unique
face à des uniques.
Pour notre euphorie, notre puissance et notre gloire, il nous

166
fallait reprendre à notre compte la judéo-chrétienne ouver-
ture de l'histoire. Nous l'avons fait pour notre commodité et
pour notre utilité. Nous avons donc planifié le temps. Nous
avons structuré ses diachronies. Nous avons apprivoisé
l'événement. Nous avons désamorcé ses provocations.
Nous avons logé dans la continuité l'urgence des ruptures
et relégué dans l'insignifiance les traversées pascales.
Dans le règne des symétries, il ne reste que peu de place
aux aventuriers de l'espérance. Les réflexes sont aux re-
plis. L'épopée millénariste de la marche vers la Terre Pro-
mise investit à trop long terme et à trop lointaine échéance
pour tenter les disponibilités bourgeoises. Le Royaume à
venir ne fait plus le poids dans la balance des valeurs im-
manentes. La Parousie se troque sans cesse contre des
arrivées de rentabilité plus immédiate. L'Eschatologie ouvre
trop radicalement un futur trop radical pour ne pas traumati-
ser les enfants maternés.
En ce continent d'Utopie, les appels d'offres vont aux
constructeurs du meilleur des mondes et aux assureurs
contre tous les risques. Les chantiers de la Cité Idéale se
couvrent de slogans démagogues qui conjuguent au pré-
sent et au futur le droit à l'irresponsabilité. `On s'occupe de
toi' s'étale partout en grandes majuscules. Seuls quelques
graffitis furtifs disent encore: `Tu décides de ta liberté'.
Ce monde se trouve les raisons qui doivent suffire à ses
évidences, étayer ses cohérences et garantir ses lucidités,
mais auxquelles il est interdit de douter d'elles-mêmes ou
de s'aventurer ailleurs.
L'idéal se veut bulle aseptisée où règne le vide métaphy-
sique et d'où sont chassées l'inquiétude religieuse et la soif
des significations extrêmes. Une bulle où ne s'entendent

167
que feutrés, les cris de la souffrance et où la mort est esca-
motée. Une bulle où la chasteté le cède à l'hygiène et la fé-
condité à l'eugénisme ou aux avortements. Une bulle qui
refuse la grâce en même temps que la chance de l'impré-
vu. Une bulle où initiés et éclairés éclipsent prophètes et
saints. Une bulle où les gnoses tiennent lieu de foi, les pro-
grès d'espérance et les humanitarismes de charité...

168
5
Origine

Comment surgit toute chose ? Que se passe-t-il au dé-


part ? A l’origine y a-t-il quelque chose ou rien ? Dans l’es-
pace chrétien, la réponse à ces questions s’appelle ‘créa-
tion’. Dans l’espace bouddhique, elle s’appelle ‘production’.

Production

Au commencement ‘il y a’. En régime bouddhique, ce 'il y a'


prend une dimension infinie. Il s'éveille. Il, le Bouddha.
C'est ainsi. Le 'il' de la troisième personne cède la place à
la neutralité du 'il' impersonnel. Il s'éveille. C'est-à-dire
quelque chose d'essentiel s'éveille dans le monde. Tathata.
Ce terme du Mahayana signifie le fait 'd'être ainsi'. En
même temps, il exprime l'impossibilité de pouvoir dire autre
chose. On peut seulement dire: 'C’est tel que c’est', ou
'C’est ainsi'. Les choses sont telles qu’elles sont.

169
Le surgissement en dépendance
Rien n’est créé par une puissance supérieure. Rien n’est
par soi. Rien ne persiste dans l’existence. Rien n’est sans
cause. Rien n’est absolument. D’autre part, rien ne s’identi-
fie avec le néant. Rien ne s’annihile. Tout surgit en dépen-
dance de l’un avec l’autre.
Les phénomènes surgissent ensemble dans un réseau in-
terdépendant de cause et d'effet. Pratitya-samutpada ou
coproduction conditionnée. Un phénomène 'existe' unique-
ment à cause de l'existence d'autres phénomènes dans un
réseau incroyablement complexe de cause et d'effet s'éten-
dant sur le passé, le présent et les temps futurs. Quelque
chose comme un 'web' cosmique que symbolise le filet d'In-
dra. Une toile d'araignée multidimensionnelle à laquelle
collent une infinité de gouttes de rosée ou de pierres pré-
cieuses qui chacune réflecte les réflexions de toutes les
autres, à l'infini.
Parce que tout est ainsi conditionné et transitoire, rien n'a
d'identité indépendante et n'existe pas réellement. Tous les
phénomènes sont donc fondamentalement non-substan-
tiels et vides. Tous les phénomènes sont composés et inter-
dépendants, que ce soient les objets physiques, les sensa-
tions, les perceptions, la pensée, la conscience. Ces cinq
‘ aliments ’ conditionnent le maintien de ‘ l'existence des
êtres vivants ’. Les causes dépendent de leurs effets pour
pouvoir être causes. Les effets dépendent de leurs causes
pour pouvoir être effets. Que veut dire dès lors 'exister sé-
parément' ?

La loi de la conditionnalité
Elle peut être exprimée sous une forme très simple : A

170
étant présent, B apparaît; A étant absent, B n’apparaît pas.
Quand ceci est, cela est.
Ceci apparaissant, cela apparaît.
Quand ceci n'est pas, cela n'est pas.
Ceci cessant, cela cesse.
Etant données certaines causes et certaines conditions,
s’en suivent des effets spécifiques. Etant donnée l’exis-
tence de ceci, cela arrive. Etant donnée la production de
ceci, cela se produit. Nécessairement. Les phénomènes de
l’existence cyclique ne naissent pas par la puissance ou la
providence d’une divinité, mais par suite de conditions spé-
cifiques. Si certaines causes et conditions sont données,
s’en suivent nécessairement des effets spécifiques. Il s’agit
là d’une constante philosophique à travers tous les sys-
tèmes bouddhiques, même lorsque les interprétations dif-
fèrent. Elle donne la raison essentielle pourquoi, les phéno-
mènes sont vides d’existence propre. En même temps, elle
fonde la causalité propre du karma.
La production de ceci entraîne la production de cela. Un
phénomène permanent ne peut donc pas produire des ef-
fets. Les phénomènes de l’existence cyclique naissent de
conditions qui sont de nature impermanente. Ils ne sont
pas produits simplement par quelque cause ou condition
impermanente, mais plutôt par des causes et des condi-
tions spécifiques qui ont la possibilité de faire naître des
phénomènes spécifiques.

Fatal enchaînement des dépendances


La coproduction conditionnée vaut pour toute chose. Elle
trouve sa plus grande pertinence dans l'explication de l'ori-
gine de la douleur (dukkha). Par fatal enchaînement des

171
dépendances. C'est ainsi que dans la 'roue de l'existence'
la coproduction conditionnée est présentée comme un
ensemble de douze liens, ou maillons, les douze nidanas,
formant une suite cyclique. C’est ainsi qu’arrive toute l’ac-
cumulation de la misère.
De l’ignorance dépend le karma.
Du karma dépend la conscience.
De la conscience dépend la personnalité et l'identité.
Du nom et de la forme
dépendent les six organes des sens.
Des six organes des sens dépend le contact.
Du contact dépend la sensation.
De la sensation dépend le désir.
Du désir dépend l’attachement.
De l’attachement dépend l’existence.
De l’existence dépend la naissance.
De la naissance dépendent vieillesse et mort,
avec leur suite de soucis, de lamentation,
de misère, de souffrance et de désespoir.

La production conditionnée
La Production conditionnée (paticca samuppáda) est un
processus, c'est-à-dire une suite d'événements qui appa-
raissent par nécessité sans intervention et sans contrôle
extérieurs. Ce processus régit tous les phénomènes qui
peuvent être connus de la conscience ainsi que la
conscience elle-même. Aussi bien la vie et l'évolution du
monde matériel que du mental.
Sans doute peut-on se représenter le monde ainsi régi
comme composé de moments ou de particules élémen-
taires de conscience infinitésimales. Chacun de ces mo-

172
ments apparaît furtivement pour disparaître aussitôt selon
le processus de la production conditionnée. De la suc-
cession de très nombreuses unités de conscience résulte
un cycle. Une pluralité de ces cycles élémentaires forme
des cycles de plus en plus grands. Un peu comme les
atomes, les molécules, les cellules, les organes, les vi-
vants, les communautés... Du simple au complexe, chacun
des ces cycles et l'ensemble des cycles sont régis selon la
loi et le principe de la production conditionnée.
Pour nous humains, le cycle le plus grand que nous puis-
sions appréhender, nous le nommons le cycle de la vie. Il
commence au moment de la germination, de la féconda-
tion, et se termine dans ce que nous appelons la mort. Ce
cycle est lui-même subdivisé en de nombreux cycles et de
nombreuses alternances.
On ressent une douleur. Apparaît la conscience doulou-
reuse. Celle-ci donne naissance à un phénomène matériel,
par exemple un mouvement de retrait de la main ou un cri.
Et ainsi de suite. Tout ce que, à la fin, nous pouvons pen-
ser, dire ou faire, est la phase terminale, visible, réfléchie,
d'un processus qui a commencé avant. Simplement par
une impulsion consciente, par une perception sensorielle.
C'est en général dans la dernière phase de ce processus
que nous passons le plus de temps. Le discours discursif.
Cependant qu'échappe à notre attention le processus qui a
conduit vers l'élaboration de notre conception et de nos
idées qui représentent simplement la partie la plus superfi-
cielle d'un ensemble de cycles et de sous-cycles sous-ja-
cents.
Par l'ignorance
se produisent
les formations mentales.

173
Par les formations mentales
se produit
la conscience.
Par la conscience
se produisent
les phénomènes physiques et mentaux.
Par les phénomènes physiques et mentaux
se produisent
les six sphères des sens.
Par les six sphères des sens
se produit
le contact.
Par le contact
se produit
la sensation.
Par la sensation
se produit
le désir passionné.
Par le désir passionné
se produit
l'attachement.
Par l'attachement
se produit
le devenir.
Par le devenir
se produit
la naissance.
Par la naissance
se produisent

174
la décrépitude, la mort,
les lamentations, les peines,
les douleurs, les chagrins, les désespoirs.

Le mental a une tendance constamment répétée, un appé-


tit perpétuel, de se projeter sur un objet qui apporte du plai-
sir. La conscience s'approprie son objet et va s'y repaître.
Cette faculté de rester collé sur notre objet de plaisir est la
fixation (upadána). Nous élaborons une quantité considé-
rable de stratégies dans un seul but qui est celui de vivre.
La production conditionnée est un processus qui se suc-
cède à lui-même. Une sorte de cycle qui ne cesse de se ré-
péter. L'attachement (tašhá) en est le moteur. L'attache-
ment à la vie avec l'avidité et le désir. Le cycle est bref. Il
colle à l'apparition d'un phénomène de premier niveau qui
devient lui-même par sa nombreuse répétition un phéno-
mène du niveau supérieur.

La production conditionnée en ordre inverse


Une découverte révolutionnaire. Le moine Gautama a fait
une expérience purement expérimentale, sans théorie
préalable. Il a fait l'expérience de la production condition-
née en ordre inverse. Ce qui s'est passé d'extraordinaire,
c'est que justement, cette conscience, cette sensation, ce
contact et cet objet ne sont pas apparus. Ils ont cessé d'ap-
paraître. Il y a eu à ce moment cessation du cycle de l'ap-
parition de la conscience et de son objet. Il n'y a pas eu
d'enchaînement, il n'y a pas eu de suite. Il y a eu cessation
complète.

175
Par la cessation complète
de l'ignorance,
les formations mentales
cessent.
Par la cessation complète
des formations mentales,
la conscience
cesse.
Par la cessation complète
de la conscience,
les phénomènes physiques et mentaux
cessent.
Par la cessation complète
des phénomènes physiques et mentaux,
les six sphères des sens
cessent.
Par la cessation complète
des six sphères des sens,
le contact
cesse.
Par la cessation complète
du contact,
la sensation
cesse.
Par la cessation complète
de la sensation, le désir passionné
cesse.
Par la cessation complète
du désir passionné,

176
l'attachement
cesse.
Par la cessation complète
de l'attachement,
le devenir
cesse.
Par la cessation complète
du devenir,
la naissance
cesse.
Par la cessation complète
de la naissance,
dukkha
cesse.

Telle est la cessation complète de tout ce monceau de


souffrance. La décrépitude, la mort, les lamentations, les
peines, les douleurs, les chagrins, les désespoirs...

La cessation de l'ignorance
L’éradication totale de l’ignorance produit la cessation des
karmas. Et ainsi de suite. C’est ainsi que cesse l’enchaîne-
ment des causes. C’est ainsi que cesse toute l’accumula-
tion de la misère et toute la masse des souffrances.
Le Bouddha ne parle pas de l'apparition de la connais-
sance. Il parle de la cessation de l'ignorance. S'il avait parlé
d' 'apparition de la connaissance' cela aurait signifié
qu'avant on appréhendait les phénomènes avec ignorance
alors que maintenant on les appréhende avec connais-
sance. En parlant de 'cessation de l'ignorance' il souligne la

177
cessation du phénomène lui-même. Si le phénomène
cesse d'apparaître, la question de la connaissance ne se
pose plus.
Lorsque les phénomènes qui apparaissent cessent d'appa-
raître, la conscience qui apparaît avec eux cesse d'appa-
raître elle aussi. Lorsqu'il n'y a plus rien à connaître et qu'il
n'y a plus de conscience qui puisse connaître, nous arri-
vons à la cessation de ce que Bouddha appelle l'ignorance.

Qu'est-ce que je fais là ?


Au départ, il y a une mauvaise connaissance de ce qui est
en train de nous arriver juste à l'instant où ça nous arrive. Il
y a l'incapacité à savoir ce qu'est, par exemple, cette dou-
leur qui vient d'apparaître et la conscience qui l'accom-
pagne. Cette ignorance produit ce qu'on appelle une for-
mation. Il y a d'une part, une sensation plaisante ou déplai-
sante et d'autre part, il y a la nécessité d'engager une ac-
tion. Il y a une réaction, c'est-à-dire l'apparition d'un projet
qui va généralement être motivée par le désir de satisfaire
quelque chose. Ensuite, une fois l'objet atteint, il y aura
fixation sur cet objet. Attachement. Au-delà de la fixation
sur un objet, il y a l'attachement à la vie, à l'idée de vivre,
au simple fait d'être.
En deux fois douze lignes le Bouddha explique comment
fonctionne la vie. Comment fonctionne l'existence. Qu'est-
ce que je fais là ? Nous sommes là parce que nous dési-
rons. Nous sommes le résultat de nos désirs, de nos ten-
dances, de nos pulsions.
Par notre activité intellectuelle, nous passons d'un certain
cycle de production conditionnée à un cycle supérieur.
Alors nous ne nous croyons plus soumis à un cycle. Il n'en

178
est rien. Tout au plus s'agit-il d'une imagination. En fait
nous nous trouvons en un autre cycle encore régi par la
production conditionnée. Nous ne sortons pas du cycle du
devenir. Un contact, une sensation, une réaction, une im-
pulsion, une volition, une conscience, un mouvement, un
acte, un devenir.
Il y a des 'grands maîtres spirituels' qui croient être arrivés.
L'intensité de leur désir et leur attachement aux expé-
riences spirituelles montrent qu'ils risquent d'être plus que
jamais pris dans le cycle.

A la bifurcation des chemins


Voici donc ce que vit le Bouddha, assis sous l’arbre de la
Bodhi. C’est sa vision de l’existence humaine, communi-
quée par des concepts et des symboles. La signification de
sa vision est très claire. C’est une vision de possibilités.
C’est une vision d’alternatives.
Entre deux conditionnalités. D’un côté, il y a le type de con-
ditionnalité cyclique, de l’autre, le type de conditionnalité
spirale. D’un côté, il y a l’esprit réactif, de l’autre, l’esprit
créatif. On peut soit stagner, soit croître. On peut soit rester
assis et accepter la boisson des mains de la femme, soit
refuser la boisson et se mettre sur ses deux pieds. On peut
soit continuer à tourner passivement et sans espoir sur la
Roue, soit suivre le Chemin, monter l’échelle, devenir la
plante, devenir les fleurs. Notre destin est entre nos mains.
Bienheureuse la solitude de celui dont le cœur déborde de
joie, qui connaît la vérité et qui garde, sur elle, fixé pour
toujours son esprit. Bienheureuse la liberté de celui qui a
secoué la méchanceté du monde et qui, plein de respect,
ne fait de mal à aucun être vivant. Bienheureuse la félicité

179
de celui, qui ne cherche plus aucun plaisir terrestre et qui,
au-dessus de tous les désirs, s’est dépouillé de cet orgueil
secret qui nous fait dire: ‘ c’est moi. ’ En vérité, c’est là la
suprême Béatitude.1

Deux ordres de conditionnalité


Il y a donc deux grands ordres de conditionnalité à l’œuvre
dans l’univers et dans la vie humaine. Dans l’ordre cyclique
de conditionnalité, il y a un processus d’action et de réac-
tion entre des paires de facteurs opposés, tels que plaisir et
douleur, bonheur et misère, perte et gain, et, dans le
contexte plus large d’une série d’existences, naissance et
mort. Dans l’ordre spiral, il y a une progression graduelle,
comme celle que l’on trouve entre des facteurs qui s’aug-
mentent l’un l’autre. Ici, le facteur qui succède augmente
l’effet du facteur qui précède, plutôt qu’il ne le contre ou ne
l’annule. Par exemple, ce n’est pas la douleur, mais le bon-
heur qui apparaît en dépendance du plaisir. Ce n’est pas le
malheur, mais la joie qui apparaît en dépendance du bon-
heur. En dépendance de la joie apparaissent le délice, puis
le bonheur, puis le ravissement, puis l’extase.
Le développement personnel est donc basé sur l’ordre de
conditionnalité progressif. Se développer personnellement
veut dire cesser de vivre réactivement et apprendre à vivre
créativement. Ceci, bien sûr, n’est pas du tout facile. Cela
demande, notamment, une prise de conscience des deux
sortes de conditionnalité, non pas en tant que principes
abstraits, mais en tant qu’alternative concrète nous faisant
réellement face. En tant qu’alternative, elles nous font face
chaque minute de la journée. C'est à chaque instant que
nous avons à choisir entre réagir et créer.
1 Mahavagga.

180
Supposons, par exemple, qu’une personne nous parle de
façon peu aimable. Nous pouvons soit réagir, en nous sen-
tant touché ou en nous mettant en colère, ou nous pouvons
répondre créativement, en essayant de comprendre ce qui
s’est passé, en cherchant par exemple à comprendre pour-
quoi elle a parlé ainsi, en essayant de sympathiser, ou en
essayant au moins d’être patient. Si nous réagissons nous
resterons tel que nous sommes, voire régresserons. Mais si
nous créons, nous ferons un pas en avant dans notre déve-
loppement personnel.
Les 'douze maillons positifs' marquent les étapes succes-
sives du mouvement progressif de conditionnalité, s'éloi-
gnant du cercle en spirale. Arrêtons-nous aux deux pre-
miers: la 'souffrance' et la 'foi'. La première souligne la frus-
tration ou le manque fondamental de notre vie qui, à long
terme, se révèle insatisfaisante. La seconde ouvre à une
autre dimension, spirituelle et transcendantale. Finalement
notre cœur ne mise plus sur du conditionné, mais sur de
l'inconditionné. Nous le plaçons de plus en plus sur des va-
leurs spirituelles supérieures, des valeurs qui sont au-des-
sus et au-delà du monde et en même temps donnent signi-
fication au monde. Il s'opère un renversement. C'est l'avidi-
té qui apparaissait en dépendance de la satisfaction. Dé-
sormais, c'est la foi en l'Inconditionné qui apparaît en dé-
pendance de l'insatisfaction.

Deux forces gravitationnelles


Elles s'exercent dans deux champs différents. Le champ
gravitationnel du conditionné, le samsara, et le champ gra-
vitationnel de l'inconditionné, le dharmadhatu.

181
Les deux champs gravitationnels se chevauchent, comme
le font, analogiquement, ceux de la terre et du soleil. On
peut ainsi distinguer trois zones. Une zone où n’opère que
la force gravitationnelle du conditionné. Une zone où
n’opère que la force gravitationnelle, ou la ‘ grâce ’, si vous
préférez, de l’inconditionné. Une zone à l’intérieur de la-
quelle les deux forces opèrent et où elles sont, dans un
sens, en conflit. C'est là, en cette zone intermédiaire, entre
les deux forces gravitationnelles, que se joue le décisif du
destin des vivants. A travers les trois zones passe la voie
de l'évolution spirituelle.

Renaître en dépendance
Seul passe dans une nouvelle existence ce qui est en dé-
pendance. Aucun élément de la dernière existence ne
passe dans la nouvelle sans causes contenues dans l’an-

182
cienne.
A la mort, le corps se désagrège. Les sens s’évanouissent.
Les possibilités de sentir et de penser ne sont plus. Reste
la conscience qui réside dans son dernier refuge qu’est le
cœur. Elle continue d’exister en vertu du karma. Le karma
retient quelque chose de ce dont il dépend, à savoir des
actes précédents, spécialement ceux qui ont du poids et
qui ont été posés le plus souvent, bref, ceux qui en ce mo-
ment de la mort sont le plus à portée de main. Le karma
produit une sorte de réflexe de lui-même. Un réflexe en ac-
cord avec la nouvelle vie dans laquelle on entre. C’est ainsi
que la conscience continue d’exister.
La conscience subsiste donc. Dans la mesure où le désir et
l’ignorance n’ont pas été éradiqués, et que la malignité de
l’objet reste cachée par cette ignorance, le désir incline la
conscience vers cet objet. Le karma qui a surgi avec la
conscience porte celle-ci vers l’objet de son désir. C’est
comme quelqu’un qui saute par-dessus un large fossé
grâce à une corde qui pend d’un arbre de la rive. Il quitte le
point de départ, mais il ne quitte pas pour autant les objets
de ses perceptions et de ses désirs. Il reste en dépen-
dance.

Identité et différence
Ce qui renaît c'est donc le nom et la forme. Mais pas le
même nom ni la même forme. C’est en effet avec tel nom
et telle forme que quelqu’un pose un acte qui peut être bon
ou mauvais. En fonction de cet acte, un autre nom et une
autre forme sont nés pour l’existence suivante.
Mais si ce n’est pas le même nom ni la même forme qui re-
naissent, n’est-on pas libéré de ses actes mauvais ? Abso-

183
lument pas. Si on n’était pas né dans une autre existence,
on serait libéré des actes mauvais. Mais dans la mesure où
on est né dans une autre existence, on n’est pas libéré de
ses actes mauvais.
Un feu allumé dans une maison met le feu de proche en
proche, au village tout entier. Celui qui a allumé le feu dans
sa maison peut-il arguer que le feu qui a détruit le village
n’était pas le feu qu’il a allumé ? Pas du tout. Parce que le
feu de l’incendie du village est bien issu du feu qu’il a allu-
mé dans sa maison. De la même manière, bien que le nom
et la forme qui naissent dans l’existence suivante sont diffé-
rents du nom et de la forme qui ont pris fin à la mort, il n’en
demeure pas moins qu’ils sont issus d’eux. Ils dérivent
d’eux. Voilà pourquoi on ne se trouve pas libéré des actes
mauvais.

Mort et renaissance
La conscience qui précède la sortie de l’existence s’appelle
‘mort’. La conscience qui la suit s’appelle ‘renaissance’.
Celle-ci cependant n’est pas identique à la précédente. La
conscience ne passe pas identique à elle-même dans la
nouvelle existence. Elle naît en vertu de causes venant de
l’existence précédente. Le karma. C’est comme l’écho. Il ne
vient pas d’ailleurs. Il est produit par certaines causes pré-
cises.
Il n’y a pas continuité de conscience, mais continuité de
causalité. Il n’y a donc ni continuité absolue, ni différence
absolue. S’il y avait identité absolue, le lait caillé ne pourrait
jamais venir du lait. S’il y avait différence absolue, on n’ob-
tiendrait jamais du lait caillé à partir du lait !

184
Nécessité
L’espace bouddhique est un espace régi de part en part par
la nécessité. Par opposition à la nécessité ‘neutre’, celle
des sciences naturelles par exemple, l’espace bouddhique
est régi par une nécessité d'ordre moral. Il est dominé tut
entier par la loi du karma.
Tout ‘acte’ (karma), bon ou mauvais, qu’il soit corporel, vo-
cal ou simplement mental, dans la mesure où il résulte
d’une décision prise en pleine connaissance de cause, pro-
duit de lui-même, automatiquement et inexorablement, un
‘fruit’. Ce ‘fruit’ (phala) ‘mûrit’ peu à peu. Il retombe sur son
auteur sous la forme d’une récompense ou d’un châtiment
correspondant à la nature et à l’importance de cet acte.
Cette maturation de l’acte est plus ou moins longue. Une
vie humaine, le plus souvent, n’y suffit pas. D’où les renais-
sances nécessaires.
Il s’agit de quelque chose comme un ‘compte’ dans la
banque de l’ordre de la nécessité morale. Avec solde positif
ou négatif. Le ‘capital’ du karma positif peut être entamé
par du karma négatif. Le karma négatif peut perdre de sa
négativité par accumulation de karma positif.
La ‘pratique’ bouddhique abonde en distinctions incroyable-
ment subtiles entre les différentes formes du karma méri-
toire ou déméritoire. Le karma corporel avec ses vingt
sortes d’attitudes méritoires ou déméritoires. Le karma vo-
cal avec ses paroles méritoires ou déméritoires. Le karma
mental avec ses vingt-neuf sortes de pensées méritoires ou
déméritoires.
Fondamentalement, chaque karma négatif dépend de
l’ignorance. Ce karma existe dès lors que l’ignorance
existe. L’ignorance consiste essentiellement dans le désin-

185
térêt de la Voie. Le manque de la vraie connaissance fait
qu’on s’illusionne et qu’on se trompe sur le vrai bonheur.
Ainsi commence la production du désir et, partant, du
karma. Ne pas quitter l’ignorance c’est comme un homme
amoureux d’une céleste nymphe qui va se jeter dans un
précipice. Ou comme un moustique qui vole dans la
flamme d’une lampe.
Dans la perspective ‘phénoméniste’ qui est celle du boud-
dhisme, il semble qu’il y ait ici une contradiction. Comment
le moi qui n’est qu’illusion peut-il être soumis à cette loi du
karma ? Si je ne suis que succession de phénomènes,
pourquoi l’importance et la nécessité d’une vie vertueuse
qui mérite dans l’au-delà une nouvelle existence heu-
reuse ? Si je ne suis pas quelqu’un qui mérite et qui démé-
rite, alors à quoi bon me détacher des biens de ce monde ?
Sur le plan simplement logique, le problème est sans doute
insoluble. Il faut l’envisager dans une tout autre dimension.
Non pas dans l’ordre des raisons, mais dans celui des va-
leurs. L’ordre ‘moral’ est régi par une nécessité plus réelle,
plus efficace et plus contraignante que la nécessité des
autres lois de la nature. Les lois physiques et chimiques ne
sont qu’en dépendance de cette Loi morale. Il est intéres-
sant de noter ici la grande différence de la médecine tibé-
taine, par exemple, face à la médecine occidentale. La ma-
ladie n’est qu’accessoirement ‘physiologique’. Elle est es-
sentiellement en dépendance karmique.

Fruit du karma
S’il y a 'renaissance' et pas 'transmigration' comment le bon
karma qui appartient à cette existence – existence censée
disparaître à la mort – peut-il passer dans l’existence nou-

186
velle ? Le fruit de ce karma naîtrait donc de quelque chose
de différent de ce qui a produit le karma lui-même.
Comment peut-il y avoir fruit sans semeur ?
La réponse est à trouver du côté des semences et des
fruits. Tel fruit vient de telle espèce de semence. Il ne peut
pas venir d’une semence d’autre espèce. Il est dans la
continuité logique de la ‘puissance fabricatrice’ de telle se-
mence. Chaque espèce de fruit particulier est dépendant
de ce qui le précède dans la série. En même temps il ne se
confond pas avec les autres semences. C’est après coup,
qu’apparaît chez une personne adulte le fruit de l’éduca-
tion, du training, des médications, appliqués sur une per-
sonne plus jeune.
Un certain nombre de parties ou d’éléments se retrouvent
sous la dénomination ‘arbre’. Lorsque quelque part sur-
gissent des fruits, on dit: ‘ l’arbre porte des fruits. ’ Ainsi en
va-t-il dans le cas des agrégats qui vont sous le nom de
‘ dieu ’ ou ‘ homme ’. Lorsque quelque part surgit un fruit de
bonheur ou de malheur, on dit: ‘ Ce dieu ou cet homme est
heureux ou malheureux. ’ Nous n’avons besoin de rien
d’autre.
Celui qui n’a pas d’idée claire sur ce qu’est la mort et qui ne
maîtrise pas le fait que la mort consiste partout dans la dis-
solution des ‘ ensembles’, en arrive à une variété de
conclusions comme celle-ci: un être vivant meurt et trans-
migre dans un autre corps. Celui qui n’a pas d’idée claire
sur ce qu’est la renaissance et qui ne maîtrise pas le fait
que la manifestation des ensembles constitue partout des
renaissances, en arrive à une variété de conclusions
comme celle-ci: un être vivant est né et a reçu un nouveau
corps.

187
Les actes mûrissent. L’homme expérimente leur fructifica-
tion dans cette vie ou durant une vie suivante. Il en va
comme d’une graine semée. Elle pousse, grandit, mûrit. La
graine peut être de bonne ou de mauvaise qualité. De
même le sol dans lequel elle tombe ainsi que les conditions
climatiques. Karma négatif des actes produits par cupidité,
par haine ou par orgueil. Karma positif des actes produits
sans cupidité, sans haine et sans d’orgueil.

Sur fond d'Inconditionné


La misère du monde occupe le champ du conditionné, le
samsara, le ‘réel’ relatif. C’est entre les griffes de l’imper-
manence que tourne la roue de l’existence. Ce réel relatif
n’est cependant pas le tout du ‘réel’, autrement tout s’éva-
nouirait dans l’inconsistance illusoire d’apparences doulou-
reuses. Quelque chose comme une libération n’aurait au-
cune chance. Quelque part, les apparences doivent être
sauvées. Il doit donc y avoir une Réalité vraie, un absolu
derrière le relatif, de l’inconditionné derrière le conditionné.

Création

Une production est toujours à partir de. A partir de quelque


chose qui la précède et la conditionne. L’idée de création
telle qu’elle fait irruption dans l’espace judéo-chrétien est
surgissement à partir de rien.
Face à l’impermanence bouddhique, la rupture est radicale.
La continuité productive est logique. Elle fonctionne de fa-
çon répétitive dans l’ordre du même. La création, elle, si-
gnifie surgissement d'absolue nouveauté. En rupture

188
d’ordre et de logique. Elle fait ex-sister au sens le plus fort.
Elle met l’être en exode et le livre à cette incontournable
béance qui peut s’appeler ‘facticité’ ou ‘contingence’.

Acte
L'acte surgit aux antipodes de la structure. La structure
'est'. L'acte 'fait' être. L'acte est origine. Nouvelle origine. A
partir de rien. Surgissement actif originel et original. Il n'a
sa source qu'en lui-même en tant qu'acte ‘pur’.
Ultimement, l'acte ne peut pas venir d'un 'donné', d'une 'na-
ture' déjà-donnée. Il ne peut venir que de quelque chose
comme un 'je', jaillissement originaire, source autonome
sans préalable. Venant d'un autre que lui-même il ne serait
pas acte, mais simplement production, fabrication, émis-
sion, effluence, débordement, épanchement, écoulement,
émanation... Dans l’espace chrétien, l’acte de création est
pensé comme acte pur de la liberté créatrice de ‘Je Suis’.
L'acte est de l'ordre de l'événement, c'est-à-dire d'un ad-ve-
nir. Ça vient. Ça sur-vient. Ça sur-prend. Une irruption d'im-
prévu et de nouveauté. L'événement unit la contingence
d'un 'il y a' à la contingence d'un surgissement imprévu à
travers la temporalité. Porté par ce mystérieux flux du
temps qui sans cesse laisse derrière lui un passé, un dé-
passé, et va de l'avant. Le vecteur de l'imprévisible événe-
mentiel n'est autre que l'histoire. En ce sens, l’acte de créa-
tion est historique. On peut dire qu’il est le premier acte de
l’histoire. L’acte de création ouvre l'actualité historique.
L'acte en tant qu'acte porte en lui un potentiel d'absurde. Il
est toujours de quelque façon 'de trop'. Cet ‘absurde’, en
régime chrétien, s’appelle ‘grâce’, gratuité.

189
L'irruption créationnelle
C'est face à l'impermanence bouddhique que le concept de
création gagne en intelligibilité. Pour le bouddhisme, il n’y a
pas d’Etre suprême. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de
création. Il n’y a pas de plan divin sur le monde. Les sub-
stances n’ont aucune entité spécifique. Tout n’est que phé-
nomènes qui naissent les uns des autres. Tout ce qui existe
n’est composé que d’éléments de perception de durée limi-
tée. Ainsi, tout n’est qu’agrégat de phénomènes. Sans ‘es-
sence’. Sans ‘âme’. En face, la rupture que signifie l'acte
créationnel est radicale. Surgissement d'absolue nouveau-
té. Surgissement à partir de rien. A partir de 'Je Suis'.
Penser la création n’est possible qu’à la limite. A l’extrême
limite. L’affirmation de la création est d’emblée l’affirmation
la plus énorme et la plus scandaleuse face à la raison
païenne. En quelque sorte son antithèse absolue.

La ‘création’ fait violence au ‘même’


Il est possible de 'penser' le concept d'altérité. Sa 'réalité'
cependant se refuse. Elle ex-pose. Cela persiste à se tenir
en face. Cela résiste à l’intégration. Cela refuse de se lais-
ser englober. Je peux seulement entrer en relation avec.
Déjà, l’exode fait quitter l’espace du même pour courir
l’aventure du côté de l’autre. Non pas l’autre comme simple
‘catégorie’ abstraite inoffensive encore prisonnière de la
sphère du même. Mais l’autre comme autre avec tout ce
que cela a d’indigeste. L’autre qui fait bande à part et re-
fuse de se laisser apprivoiser. L’autre qui refuse d’entrer
dans le cercle de la compréhension. L’autre qui dérange. Il
lui arrive de se manifester tantôt dans le registre eupho-
rique tantôt dans celui de la catastrophe. De trop et décon-

190
certant. L’autre qui comble ou l’autre qui crucifie. Naissance
ou mort. Echec ou réussite. Joie ou peine. Péché ou
grâce... Au beau milieu de nos établissements, l’autre ne
cesse de faire irruption sous les espèces de l’inédit, de
l’imprévu, de la surprise, de la rencontre, de l’accident, de
la ‘chance’ ou de la ‘malchance’.

Création permanente
Pour participer à la jubilation créationnelle, il suffit de
s'aventurer dans les fonds marins. Quel foisonnement inta-
rissable de couleurs et de formes inédites ! Visiblement
Dieu a horreur des stéréotypes et des duplications... Dieu
aime la vie. Dieu jubile en créant infiniment une infinité de
différences.
Il fut un temps où les chrétiens avaient peur face à l'évolu-
tion. Comme si elle pouvait porter atteinte à l'acte créateur
divin. Hommes de peu de foi ! Comment pouvait-on ainsi
dissocier les deux concepts fondamentaux de l'espace bi-
blique, à savoir l'histoire et la création ? N'est-elle pas jus-
tement éclatante, l'action divine, là où la création est per-
manente ? A condition, bien sûr, de ne pas réduire cette
création à une simple articulation matérialiste et mécaniste.
Créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, l'homme par-
ticipe activement à cette création continue et à sa jubilation.
Déjà, l'homme et la femme engendrent de la différence à
l'infini, cet humain multiforme qui, sous les espèces de
chaque personne, surgit unique pour courir une aventure
unique. Avec chaque fois la jubilation qui accompagne la
nouvelle naissance. Et de quelle grâce ne sont pas por-
teurs les commencements et les nouveaux départs ? Par-
tout où dans le `kaïros' créationnel, c'est-à-dire dans le

191
‘maintenant' de notre histoire, surgit du nouveau et s'ouvre
un nouvel avenir. Même la contingence, alors, jubile. De
quelle dynamique, en effet, n'est pas porteur le provisoire ?
Une nouvelle création reste éternellement d’actualité. Car
voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre
nouvelle. On ne se souviendra plus du passé. 1 ‒ Puis je
vis un ciel nouveau, une terre nouvelle. Car le premier ciel
et la première terre ont disparu, et de mer, il n’y en a plus. 2

La création, une œuvre d’amour


En arché n’est pas un neutre ‘ il y a ’. En arché est Dieu.
‘ Je Suis ’ personnel.
Tout Autre. Il embrasse toutes choses sans pouvoir être
embrassé par rien. Dieu est Agapè. La création est don
gratuit d’Agapè. Ce don ne peut être que bon. Dieu "vit que
cela était bon."3 Le monde ex-siste à partir de rien. Il est
poïèsis d’amour.
La création n’est pas fabrication. Elle n’est pas arrange-
ment ni organisation d’une matière préexistante. Elle est
surgissement radicalement nouveau ex nihilo. La création
n’est pas enchaînement éternel, mais commencement
d’histoire. Elle surgit, en rupture d’ordre et de raison, dans
l’absolue différence d’avec JE SUIS, tout-autre, qui l’ap-
pelle à l’être. La création est acte libre d’Agapè. L’ordre du
monde n’est pas ordre fatal, mais ordre voulu par un projet
d’amour. Le monde, radicalement dédivinisé et désacralisé,
est disponible pour la libre entreprise de l’homme.
Dieu n’a pas besoin du monde. Dieu n’est motivé par au-
1 Isaïe 65,17.
2 Apocalypse 21,1.
3 Genèse 1,25.

192
cune nécessité ni par aucun besoin, mais seulement par
pure bonté. La raison de la création est gratuite déraison.
Le monde est grâce, don gratuit d’Agapè. Tout ’pourquoi ’
se dissout en Agapè.
Le monde n’est pas inconsistante apparence ou illusion. Il
existe en lui-même et a sa consistance en lui-même. La
création est livrée à son évolution indépendante et à ses
lois propres. Dieu prend le monde au sérieux.

Naissance
Un des tangas de la médecine tibétaine de la faculté de
médecine tibétaine à Lhassa représente le foetus dans le
ventre de sa mère et explique pourquoi il lui arrive de se
mettre à gigoter. C’est qu’il proteste violemment contre sa
prochaine (re)-naissance. Ne plus jamais renaître... Etant
moi-même sujet à la naissance, j’ai perçu la misère de ce
qui dépend de la naissance. Ayant désiré l’incomparable
sécurité du Nirvâna libre de la naissance, j’ai atteint cette
sécurité du Nirvâna libre de la naissance. Etant moi-même
sujet à la vieillesse... à la maladie... à la mort... au souci... à
la corruption, j’ai perçu la misère de ce qui est dépendant
de la corruption et désirant l’incomparable sécurité du Nir-
vâna, j’ai atteint cette sécurité du Nirvâna libre de la corrup-
tion. La connaissance et la claire vision ont jailli en moi. Ma
délivrance est assurée. Ceci est ma dernière existence. Je
ne renaîtrai plus jamais.
Là où le Bouddha ne perçoit qu'inévitable dégradation vers
la vieillesse, la maladie, la mort, la misère, la corruption, le
souci... La Bible ne cesse de chanter l’incomparable mer-
veille de la fécondité et de la naissance.
Les engendrements et les naissances font jubiler Dieu.

193
C’est sans doute la raison profonde pourquoi ils sont Trois.
L’Un, en lui-même, est stérile. Il ne peut se démultiplier que
par émanation. La Trinité, elle, est infini débordement
d’Agapè qui se partage. Dieu créa l’homme à son image. A
l’image de Dieu, il les créa. Homme et femme il les créa.
Dieu les bénit et leur dit : “Soyez féconds, multipliez, em-
plissez la terre et soumettez-la. Dominez... 1 Créés à l’image
et à la ressemblance de Dieu, l’homme et la femme ne
peuvent pas ne pas jubiler à chaque naissance.
Dieu veut se partager. La surabondance de la richesse sur-
essentielle de la bonté divine ne permettait pas à Dieu de
se tenir enfermé en lui-même. Il devait se répandre et se
communiquer.2
Dieu nous désire. En vérité, Dieu nous désire comme si
tout son bonheur et même toute sa raison était en nous. 3
Dieu veut naître en tout homme. La naissance de Dieu en
l’homme réalise la troisième naissance du Fils. Après celle
qui a lieu de toute éternité dans le sein du Père. Après celle
qui s’est opérée en un moment du temps dans le sein de la
Vierge Marie.
"Un enfant nous est né, un fils nous est donné." Aujour-
d'hui, dans la sainte chrétienté, on célèbre une triple nais-
sance... La première et la plus sublime naissance est celle
où le Père céleste engendre son fils unique dans l'unité de
l'essence divine, dans la distinction des personnes. La se-
conde naissance célébrée aujourd'hui vient de la fécondité
maternelle advenue à la chasteté virginale dans sa véri-
table pureté. La troisième naissance est celle par laquelle
Dieu, tous les jours et à toute heure, naît en vérité, spiri-
1 Genèse 1,27-28.
2 Tauler, Sermon pour Noël.
3 Tauler, Sermon I pour le dix-septième dimanche après la Trinité.

194
tuellement, par la grâce et l'amour, dans une âme bonne.
Dans cette naissance Dieu se donne à l'âme et vient lui ap-
partenir à un point tel que rien ne lui a jamais été en si in-
time possession. Le texte ne nous dit-il pas : "Un enfant
nous est né ; un fils nous est donné" ? Il est nôtre. Tout à
fait nôtre. Nôtre plus que tout autre bien. Il naît à chaque
instant et sans cesse en nous.1

Résurrection
Non par éternel retour sous mille avatars, mais résurrection
de la chair. Pour le chrétien, la puissance de l'Esprit se
moque des nécessités cycliques. L'âme n'est pas de soi im-
mortelle ou recyclable. L'homme a été créé mortel, en son
corps et en son âme. En même temps il a été créé avec la
capacité d'immortalité. La résurrection signifie nouveau sur-
gissement radical à travers une rupture. Nouvelle création.
Elle signifie aussi rupture de tous les cercles vicieux de la
nécessité logique, des lois de la nature, des systèmes, des
blocages, de la violence, des déterminismes... Elle signifie
ouverture du sens, de l'histoire, de l'avenir...
L’idée de réincarnation est fille de la répétitivité cyclique de
la roue de l’existence qui ne cesse de tourner. Elle est en
étonnante continuité logique avec ses préalables. La résur-
rection est en rupture. La réincarnation laisse mourir le
corps pour garantir la survie de l' `âme'. La résurrection fait
mourir l'homme tout entier pour le faire ressusciter tout en-
tier. La réincarnation est par nécessité. La résurrection
chrétienne est par grâce.
La résurrection est nouvelle position dans la rupture, nou-
veau surgissement radical, nouvelle création. Elle n’est pas
1 Tauler, Sermon pour Noël.

195
plus incroyable que la création. La création tout entière est
en gestation d’enfantement d’un monde AUTRE. La
résurrection n’est pas au bout du temps, elle est au cœur
du temps, dans la maintenant du ‘kaïros’ d’Agapè.
Seul Agapè peut dire avec Saint Paul: On sème de la cor-
ruption, il ressuscite de l'incorruption; on sème de l'ignomi-
nie, il ressuscite de la gloire; on sème de la faiblesse, il res-
suscite de la force; on sème un corps animal, il ressuscite
un corps spirituel.1

Avec le Fils, tu es engendré fils


C'est sûrement dans ce fond que le Père du ciel engendre
son Fils unique, cent mille fois plus vite qu'il ne faut pour
cligner de l'œil, d'après notre manière de comprendre,
dans le regard d'une éternité toujours nouvelle, dans le
noble et inexprimable resplendissement de lui-même. Si
quelqu'un veut sentir cela, qu'il se tourne vers l'intérieur,
bien au-delà de toute l'activité de ses facultés, extérieures
et intérieures, au-dessus des images et de tout ce qui ne
lui a jamais été apporté du dehors, et qu'il plonge et entre
en fusion avec le fond. La puissance du Père vient alors et
le Père appelle l'homme en lui-même par son Fils unique.
Et tout comme le Fils naît du Père et reflue dans le Père,
ainsi l'homme, lui aussi, dans le Fils, naît du Père et reflue
dans le Père avec le Fils, devenant un avec lui. 2

1 Corinthiens.15,42-44.
2 Tauler, Sermon pour le deuxième dimanche après la Trinité.

196
6
Vacuité

Dans l’espace occidental, le vide est toujours après un


plein. Au fond, il s’agit toujours du vide d’un plein. Même si
ce vide ou ce néant est posé comme absolu point de dé-
part, il l’est toujours ‘après’ la pensée ou l’idée qui le pense,
mais qui, partant, lui préexiste pour pouvoir le penser. En
d’autres termes, le néant est impensable. Comment pour-
rait-il être ? Il en va de même dans l’hindouisme où, der-
rière des termes semblables, la vacuité est conçue comme
une sorte de vide ‘dans’ autre chose que lui-même. Une va-
cuité d'altérité (parabhava-shunyata).
Ici la rupture surgit radicale. Dans le Bouddhisme, la vacui-
té prend en quelque sorte ‘ existence ’ pour elle-même. Elle
s’expérimente comme la véritable nature des choses.

La voie médiane
Entre deux extrêmes, entre existence et non-existence, où
est la vérité ? Elle est ‘ entre ’ les deux, enseigne l’une des
deux principales écoles du bouddhisme mahayana, celle

197
du Madhyamaka ou de la Voie médiane. C’est par la voie
moyenne qu’il faut approcher la vérité. Cette règle ne vaut
pas seulement pour la conduite. Elle vaut pour la connais-
sance. Le monde existe. Le monde n’existe pas. Ce sont là
deux positions extrêmes. La vérité est ‘ entre ’ . Dans la lu-
mière du savoir suprême, pour celui qui considère com-
ment le monde surgit, la croyance en la non-existence du
monde s’évanouit. Pour celui qui considère comment le
monde finit, la croyance en l’existence du monde s’éva-
nouit.1
Le concept de voie médiane fut exposé dès le premier ser-
mon du Bouddha, comme intermédiaire entre la complai-
sance sensuelle et la mortification. Cette idée a inspiré le
Madhyamaka qui l'applique à l'infini espace entre tout et
rien, entre éternité et vide. Dans la 'logique' de la vacuité,
l'école du milieu, pour écarter les vaines discussions, ne
veut défendre aucune vue, aucune thèse, aucun système.
Elle se contente d'utiliser sa dialectique négative pour réfu-
ter vues et systèmes par l'emploi systématique de la lo-
gique tétralemme, une logique de réfutation qui abandonne
le principe du tiers exclu et qui permet de contredire toute
attitude intellectuelle. Contrairement aux écoles affirmant,
sous une réalité conventionnelle dominée par l'illusion d'un
Soi, une réalité 'réelle' ultime, le Madhyamaka considère
que les deux réalités, la conventionnelle et l’absolue, sont
identiquement vides d'existence. La nature ultime des phé-
nomènes conventionnels est leur vacuité.
Le Madhyamaka propose une analyse critique de la pro-
duction des phénomènes qui amène à une relecture de la
coproduction conditionnée. Il s’agit d’une sorte d'illusion-
nisme pour lequel la production des phénomènes n'est

1 Samyutta-Nikaya.

198
qu'apparence. Loin de cacher d'autres phénomènes ca-
chés, ces illusions s'avèrent insaisissables.
Concernant la production des phénomènes, toutes les
branches du bouddhisme s’accordent pour éliminer les so-
lutions suivantes, à savoir l'autoproduction à partir de lui-
même, la production à partir d'une combinaison, la produc-
tion à partir de rien. Que reste-t-il ? La possibilité que tout
phénomène est produit à partir d'un ou de plusieurs autres
phénomènes. Mais cela, le Madhyamaka ne l’accepte pas.
Comme la quasi-totalité des branches du bouddhisme, il
postule en effet un temps 'atomiste', c'est-à-dire un temps
fait d'instants insécables. Ainsi tout phénomène n'existe
qu'en un seul et unique instant. La conséquence est que la
production est impossible. Ou bien la cause existe, alors la
production sera contemporaine. Ou bien, au contraire, la
cause n'existe plus, étant passée, alors elle ne saurait être
invoquée. La production est donc impossible et la copro-
duction conditionnée s'avère fictive.

Phénoménisme
Le monde n’est dès lors qu’un flux perpétuel et dénué de
sens. Un composé impermanent d’agrégats (skandha).
Fondamentalement illusoire. On peut méditer sur le sourire
à la fois ironique et douloureux de certains Bouddhas qui
semblent méditer sur l’éternelle instabilité des agitations
éphémères des hommes.
Nous nous trouvons donc en face d’un ‘phénoménisme’ qui
dénie au réel toute dimension de réalité autre que celle qui
se manifeste dans la perception et que la perception
épuise. Nous nous trouvons également en face d’un ‘idéa-
lisme’ pour lequel tout phénomène ne peut être qu’une

199
production de l’esprit, de même que toute réalité ne peut
être qu’une de ses créations. Selon le principe: un au-delà
de ma pensée est impensable; un au-delà de mon possible
est impossible.
Tous les phénomènes ont leur origine dans l’esprit. Lorsque
l’esprit est complètement connu, tous les phénomènes sont
connus. C’est donc l’esprit qui gouverne la totalité du
monde. C’est à travers l’esprit que le karma s’accumule. Le
Sa yutta-nik ya du bouddhisme tibétain souligne ces ensei-
gnements. Tous les phénomènes sont des créations de
l’esprit, et comme l’esprit lui-même, en sont une union de
lumière et de vide. Comme la réflexion des formes dans un
miroir.
L’ultime réalité est le mandala de l’expansion pure et par-
faite du vide. Il est comme un miroir magique. Ce qui y ap-
paraît librement, ce sont les choses de relative réalité, y in-
clus votre esprit. Dans ce miroir magique, ces choses ap-
paraissent de façon naturelle, traversant votre esprit et al-
lant vers lui. Il n’y a pas de troisième réalité soit d’un esprit
soit d’objets existant vraiment entre l’ultime réalité du miroir
et la relative réalité des images en lui.
'Etre’ n’est rien en dehors de ‘être-conscient’. Ce fonda-
mental idéalisme est la philosophie de base du boud-
dhisme. Il se double d’un phénoménisme qui va jusqu’à re-
fuser l’être à l’être, le réel n’étant plus qu’un ‘état’ de
conscience. Ainsi donc l’ultime réalité n’est qu’un état de
conscience. Le ‘je’ n’est qu’un état de conscience. La ‘dou-
leur’ – substance du monde – n’est qu’un état de
conscience. Le salut se réalise au niveau d’un état de
conscience...

200
Une illusion magique
Un défaut de vision, selon le Sûtra du Diamant. Les choses
ne sont pas ce qu’elles semblent être. Une illusion ma-
gique. Nous pensons que nous percevons un ego, mais il
n’est pas réellement là. Une lampe. Pour brûler, elle a be-
soin de combustible sans quoi elle s’éteint. Une bulle. Elle
éclate dès qu'on veut la saisir. Un rêve. C'est au réveil que
l'illusion devient manifeste. Un éclair. Aussi imposantes et
admirables puissent apparaître les choses conditionnées,
quand on les voit du point de vue de l’Inconditionné elles
sont toujours aussi brèves qu’un éclair dans le ciel d’une
nuit d’été. Un nuage. Jamais identique à lui-même plus
d'une fraction de seconde. On imagine faussement que les
choses peuvent apporter du bonheur, ce qui engendre le
désir d’acquérir ces choses. De là naissent les états men-
taux négatifs qui, à leur tour, entraînent le retour dans le
monde après une autre naissance. Dès son début, la vie
suivante se trouve ainsi conditionnée par la précédente. Et
l’entier cycle se répète. A moins que la personne recon-
naisse la folie de cette illusion et choisisse la voie de la sa-
gesse bouddhique. Celle-ci fournit précisément le moyen
de se libérer du piège des existences cycliques.
L’ignorance trouve sa source dans une fondamentale in-
compréhension de ce qu’est la réalité et comment elle fonc-
tionne. Pour sortir de l'illusion, reste donc une exigence ca-
tégorique: Observer les phénomènes tels qu'ils sont.

Tathatā se suffit à lui-même


Tout est vide. Mais vide de quoi ? Vide d'une existence in-
trinsèque, inhérente ou indépendante; vide d'une nature
propre, résistant à l'analyse; vide de toute essence objec-

201
tive. 'C'est ainsi' (tathatā). Les êtres et les choses 'sont'
simplement. Pure phénoménalité dans le flux de l'im-
permanence.
Il en va ainsi des choses, des pensées et des états d'esprit.
Du samsara et du nirvâna rien n'existe par soi. Tout n’a son
‘être’ qu'en dépendance, qu’en interdépendance, qu'en rap-
port, qu'en relation. Il n'y a rien à saisir... Les choses
existent, mais pas de la manière dont elles nous appa-
raissent, pas en soi. C'est pourquoi cette ontologie typique-
ment bouddhiste est qualifiée de vacuité de soi.
Il ne s’agit pas seulement du vide de ‘contenu’; le ‘conte-
nant lui-même est vide. Et pourtant il ne s’agit pas non plus
d’un néant. Ici l’approche bouddhique oscille entre les ex-
trêmes que sont l’éternalisme et le nihilisme. Dans la tradi-
tion theravāda toutes les sensations, les perceptions, la
conscience étant dépourvues d'une personnalité (anāat-
man) et de permanence (anitya), la vacuité est pour nous,
pour notre expérience, incontestable. L’est-elle en soi ?
La question reste ouverte. Rien n'est permanent, donc ce
n'est pas quelque chose. Mais quelque chose se produit,
donc ce n'est pas rien. Faisant appel à la nature instanta-
née de l'expérience consciente, on peut le comparer au
point mathématique. Il n'a pas de taille : il est plus petit que
tout ce qui est mesurable, et pourtant il est plus grand que
rien du tout. Il n'existe pas. Pourtant il est plus que rien.
‘ Étant donné qu'il est dépourvu d'un soi ou de quoi que ce
soit appartenant à un soi, on dit dans ce sens que le
monde est vide ’.1
Les phénomènes ne se définissent pas par une ‘nature
propre’. On est pourtant bien obligé de parler de 'ceci' et de

1 Suñña Sutta du Canon pâli

202
'cela' ! En toute hypothèse il ne peut s’agir que de conven-
tions. Le "réalisme naïf", qui voit le monde comme peuplé
d'entités autonomes, séparées et durables, objectivement
existantes, est une erreur métaphysique que la prajñā, à
mesure qu'elle se développe, permet de dissiper, par la vue
directe de śūnyatā. La Prajñā, notion fondamentale du
bouddhisme, signifie ‘sagesse transcendante’ (jñāna), à sa-
voir la capacité de percevoir le phénomène de coproduc-
tion conditionnée, ainsi que l’absence de soi propre (anat-
ta) et le vide (sunyata) de toute chose.
La notion de vacuité peut être interprétée de deux façons
complémentaires, comme absence de nature propre (le
Madhyamaka) ou comme absence de dualité entre sujet et
objet (l'école du Cittamātra).
La vacuité n'est pas un concept qui relève seulement de la
pensée discursive. Elle est essentiellement destinée
d'abord à ouvrir l'intuition métaphysique (prajñā) du prati-
quant en lui permettant une perception directe, non
duale et non intellectuelle, de la nature des phénomènes

Impermanence

Pour le bouddhisme, tout est dukkha parce que tout est for-
mé de la rencontre transitoire d'éléments inexorablement
voués à la désintégration. Rien n'est stable. Rien n'est per-
manent. Les choses sont sans autre 'substance' que la
souffrance. Le Principe d’impermanence (anityatâ) est ab-
solu. Tous les phénomènes sont issus de causes. Ils
naissent et disparaissent selon les lois strictes. Tout est im-
permanent. Tout est évanescent. Tout est faux-semblant.
Tout est souffrance.

203
Parce que tout est ainsi conditionné et transitoire, rien n'a
d'identité indépendante et n'existe réellement. Tous les
phénomènes sont donc fondamentalement non-substan-
tiels et vides. Tous les phénomènes sont composés et inter-
dépendants que ce soient les objets physiques, les sensa-
tions, les perceptions, la pensée, la conscience. Ces cinq
‘ aliments ’ conditionnent le maintien de ‘ l'existence des
êtres vivants ’. Les causes dépendent de leurs effets pour
pouvoir être causes. Les effets dépendent de leurs causes
pour pouvoir être effets. Que veut dire dès lors 'exister sé-
parément' ?
Rien n’est créé par une puissance supérieure. Rien n’est
par soi. Rien ne persiste dans l’existence. Rien n’est sans
cause. Rien n’est absolument. D’autre part, rien ne s’identi-
fie avec le néant. Rien ne s’annihile. Tout surgit en dépen-
dance de l’un avec l’autre.
Fatal enchaînement des causalités en dépendance. Igno-
rance – karma – conscience – 'mentalité-corporéité' – six

204
organes des sens – contact – sensation – désir –
attachement – existence – naissance – vieillesse et mort.

Tout s’écoule dans un flux douloureux.


Tout est douleur, noyé dans le magma de l'impermanence,
en quelque sorte l’ultime ‘englobant’ du système. Rien n'est
stable ni permanent. Rien ne subsiste. Rien ne se tient. Il
n'y a nulle part quelque chose comme un substrat unifiant
une multiplicité en fuite. La douleur s'identifie avec l'es-
sence du monde. Tout ce qui existe n’est composé que
d’éléments de perception de durée limitée.
Ainsi, tout n’est qu’agrégat de phénomènes. Sans ‘es-
sence’. Sans ‘âme’. Anâtman. ‘Dépourvu du Soi’. Il n’y a
pas d’Etre suprême. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de
création. Il n’y a pas de plan divin sur le monde. Les sub-
stances n’ont aucune entité spécifique. Tout n’est que phé-
nomènes qui naissent les uns des autres. Tout. Même les
planètes, les étoiles, les dieux... Tout Apparaît un jour, dé-
terminé par des causes multiples. Tout se transforme sans
cesse et dépérit inéluctablement.

Il n'y a que des processus


Sur fond de souffrance universelle et d'éternel retour: l'exis-
tence douloureuse. La misère du monde se confond avec
le conditionné. La roue de l'existence tourne entre les
griffes de l'impermanence. La libération n'a de chance que
du côté de l'Inconditionné. Ce n'est que la Réalité vraie, la
Réalité absolue, qui sauve les apparences de l'illusoire et
douloureux 'réel' relatif. Vers le nirvâna.
Le Bouddha, assis sous l’arbre de la Bodhi, vit la vérité du
changement. Il vit que tout était processus. Non seulement

205
dans le monde matériel, mais aussi dans le monde mental.
Il vit qu’il n’y avait rien, nulle part dans le monde, qui ne soit
pas processus. Il vit que les choses apparaissent puis dis-
paraissent. Il vit qu’il n’y avait dans la Réalité rien de tel
qu’un 'être'. Il vit également qu'il n'y avait rien de tel qu’un
'non-être'.
Mais le Bouddha vit aussi que ce changement n’était pas
fortuit. Les choses n’apparaissent ni ne disparaissent pas
par hasard. Tout ce qui apparaît, apparaît en dépendance
de conditions purement naturelles. Tout ce qui cesse, cesse
parce que ces conditions cessent. Le Bouddha ne vit donc
pas seulement la vérité du changement. Il vit aussi la loi de
la conditionnalité. Cette loi est le principe fondamental de la
pensée du bouddhisme. Le bouddhisme postule que 'tous
les états conditionnés sont dukkha'.
Les phénomènes surgissent ensemble dans un réseau in-
terdépendant de cause et d'effet. Pratitya-samutpada ou
coproduction conditionnée. Un phénomène 'existe' unique-
ment à cause de l'existence d'autres phénomènes dans un
réseau incroyablement complexe de cause et d'effet s'éten-
dant sur le passé, le présent et les temps futurs. Quelque
chose comme un 'web' cosmique que symbolise le filet d'In-
dra. Une toile d'araignée multidimensionnelle à laquelle
collent une infinité de gouttes de rosée ou de pierres pré-
cieuses qui chacune réflecte les réflexions de toutes les
autres, à l'infini.
Le monde ? Il n’est ni réel ni objectif. Il n’est qu’un flux per-
pétuel et dénué de sens. Un agrégat (skandha) d’illusions
et de souffrances. Il n'y a pas de substance. Il n'y a pas
d'entité substantielle. Il n'y a que des conglomérats d'élé-
ments multiples rassemblés pour se séparer bientôt.

206
L'homme ? En l’absence d’un principe personnel, l’homme
ne peut éprouver que des 'états' (d’âme ou de
conscience) successifs, c’est-à-dire le ‘moi’ du moment pré-
sent. L’âme. n’est qu’un simple composé impermanent
d’agrégats, donc illusoire. La vie humaine incarne ce flux
dans son processus d'existence: la roue de l'existence, le
cycle du samsara. Parce que tout est impermanent, il est
futile de s'y attacher, et conduit à la frustration et à la souf -
france.
Le Moi ? Le moi empirique qui se considère comme réel et
qui désire agir est illusoire. De même qu’un singe, qui
prend ses ébats dans la forêt saisit une branche puis
l’abandonne aussitôt pour se raccrocher à une autre, puis à
d’autres encore, ainsi, ô moines, ce que vous nommez es-
prit, pensée, connaissance, se forme et se dissout sans
cesse. Le moi est une simple illusion à partir de la ren-
contre transitoire des cinq 'agrégats' que sont la matière, la
sensation, la volition, les notions, la connaissance.
La mort. Désagrégation des cinq agrégats qui sont des
agrégats d'attachement à un Soi considéré illusoirement
comme permanent, durable, inviolable et sans limites. La
mort révèle l'inanité de la vie illusoire et transitoire.

Continuité et changement
Quand un homme est né, reste-t-il le même être ou de-
vient-il un autre ? – Ni l’un ni l’autre. – Un jour vous étiez un
petit bébé. Ce bébé était-ce vous qui êtes grand mainte-
nant ? – Non, ce bébé était un certain être et moi, l’adulte,
je suis un autre. – Dans ce cas, vous n’aviez ni mère ni
père... La mère du bébé est-elle différente de la mère de
l’adulte qu’il devient ? Ce genre de questions qu’on trouve

207
dans le ‘ Milindapanda’, éclairent une dimension importante
de la ‘ logique ’ bouddhique.
Voici, pour illustrer la chose. Si quelqu’un allume une lampe
va-t-elle éclairer durant toute la nuit ? – Oui. – La flamme
qui brûle dans la première partie de la nuit est-elle la même
que celle qui brûle au milieu de la nuit ? – Non. – La même
qui brûle à la fin de la nuit ? – Non. – La lampe, elle, est-
elle la même durant toute la nuit ? – Oui. – Elle a éclairé
durant toute la nuit en dépendance d’elle-même.
De la même manière, le ‘continuum’ des phénomènes se
poursuit. L’un apparaît. L’autre disparaît. Et la séquence
continue comme s’il n’y avait ni avant ni après. Aucun des
phénomènes ne peut être considéré comme le dernier état
de conscience.

Cosmos
Pour la cosmologie bouddhique, 'il y a' l'univers. Sans li-
mites. Infini. Pluriel. Sans commencement et sans fin.
Riche de l'apparition de toutes les formes de la vie qui,
elles non plus, n'ont jamais eu de commencement et qui
n'auront pas de fin. Les multiples univers surgissent avec
des lois physiques différentes comme des bulles d'espace-
temps à des distances infinies, apparaissant et disparais-
sant au cours d'innombrables ères. Nous ne connaissons
jamais que notre bulle. Mais d'autres univers, aux dimen-
sions spatio-temporelles différentes, sont possibles. Nos
vies sont infinies à l'image de l'univers. Les réincarnations
ne se feront pas forcément sur cette terre.
Les mondes se succèdent comme tous les phénomènes
dans un cycle ininterrompu de naissances et de morts,
d'apparitions et de disparitions. Les commencements sont

208
infiniment renvoyés en arrière. La fin est infiniment projetée
en avant. Les textes jouent avec des millions de milliards
d'éons passés et à venir.
Soit la naissance d'un univers. Celui qui se prendrait pour
son 'créateur' succomberait à une suprême illusion. Car ce
qui serait ainsi créé ne serait jamais qu'une simple création
mentale d'un 'soi'. Non pas 'le' monde, mais 'son' monde.
Architecte de 'sa' maison il se prend lui-même pour archi-
tecte d'un univers qui n'est que 'son' univers.
Qu'est finalement le 'monde' sinon une création mentale
surimposée à la réalité telle qu'elle est. Simple 'construction
mentale' (sankhara) née de l'illusion du Soi. Le Soi, cet ar-
chitecte qu'on cherche en vain et qui ne se découvre que
lorsque la construction s'évanouit, illusoire, devant la Réali-
té découverte. Il y a les actes. Mais on ne trouve aucun ac-
teur.
Une construction. Un ensemble qui se structure selon la 'loi
de coproduction conditionnée' (paticcasamuppâda). Tout
phénomène est produit, construit, à partir de causes mul-
tiples qui se conditionnent mutuellement. Cette loi est seule
à régir le domaine de la réalité relative. L'absence de Soi
n'en est que le corollaire et la conséquence logique; c'est
parce que tout est conditionné que rien n'existe 'en soi'. Il
n'y a donc pas d'origine unique. Un phénomène ne se pro-
duit que quand les multiples conditions qui le permettent
sont réunies. Un arbre ne naît pas seulement d'une graine.
Si l'arbre naît de la graine, c'est qu'il bénéficie aussi de
terre, d'oxygène, d'eau, d'espace où se déployer. Au fond,
le monde n'est qu'un 'non-système'. Ses divers éléments
eux-mêmes n’ont pas d’existence. Sa conglomération n'est
qu'une non-conglomération.

209
Finalement, qu'est-ce qui s'appelle 'monde' ? D'après le
Loka Sutta il est ce qui se désintègre. L'oeil se désintègre.
Les formes se désintègrent. La conscience de la con-s-
cience de l'œil se désintègre. Le contact avec l'œil se dés-
intègre. Et tout ce qui surgit en dépendance du contact de
l'œil – plaisir, douleur ou ni-plaisir-ni-douleur – cela aussi se
désintègre. On peut passer en revue les autres sens.
L'oreille se désintègre. Les sons se désintègrent... Le nez
se désintègre. Les arômes se désintègrent... La langue se
désintègre. Les goûts se désintègrent... Le corps se désin-
tègre. Les sensations tactiles se désintègrent... L'intellect
se désintègre. Les idées se désintègrent. La conscience de
la conscience de l'intellect se désintègre. Le contact avec
l'intellect se désintègre. Et tout ce qui surgit en dépendance
du contact avec l'intellect ‒ plaisir, douleur ou ni-plaisir-ni-
douleur ‒ cela aussi se désintègre. Fondamentalement le
monde est dukkha.

Le moi n’existe pas

Pour le bouddhisme, la cause de toute la douleur et de


toute la misère du monde se trouve fondamentalement
dans la fausse et illusoire création du 'Moi'. Le salut n'est
donc possible qu'après la découverte expérimentale de la
non-existence du moi.

Il n'y a pas de 'je'. Il n'y a que des processus


Nulle part l'inconsistance de quelque chose comme un 'je'
est autant marquée que dans le bouddhisme. A sa manière
cette approche fait mieux comprendre le 'je' de l'homme oc-
cidental qu'elle met en lumière en contrepoint.

210
Il n'y a pas de 'je'. Il n'y a que des processus. Le Bouddha,
assis sous l’arbre de la Bodhi, vit la vérité du changement.
Il vit que tout était processus. Non seulement dans le
monde matériel, mais aussi dans le monde mental. Il vit
qu’il n’y avait rien, nulle part dans le monde, qui ne soit pas
processus. Il vit que les choses apparaissent puis dispa-
raissent. Il vit qu’il n’y avait dans la Réalité rien de tel qu’un
'être'. Il vit également qu'il n'y avait rien de tel qu’un 'non-
être'.
Au-delà de leurs fondamentales différences, empirisme et
bouddhisme se retrouvent dans une critique convergente
d'un 'moi' qui se réduit finalement à des particules élémen-
taires de la conscience.
Le roi Milinda s'approcha de Nâgasena et, lui ayant adres-
sé les compliments ordinaires de civilité, il s'assit à son
côté. Nâgasena lui rendit ses politesses, de sorte qu'il lui
inspira des dispositions favorables. Alors le roi commença
l'entretien :
— Comment vous appelle-t-on, Vénérable ? Quel est votre
nom ?
— On m'appelle Nâgasena : c'est ainsi que mes confrères
me désignent. Mais, ô roi, bien que les parents donnent à
leurs enfants un nom tel que Nâgasena, Sûrasena, Vîrase-
na, Sîhasena, c'est là seulement une appellation, une no-
tion vulgaire, une expression courante, un simple nom : il
n'y a pas là-dessous d'individu.
— Écoutez, vous tous, les cinq cents Yonakas et les qua-
tre-vingt mille moines ! Voici Nâgasena qui dit : ‘ Il n'y a pas
là-dessous d'individu ! ’ Est-il possible de l'admettre ?
Mais, ô vénérable Nâgasena, s'il n'y a pas d'individu, qui
donc vous donne des robes, des aliments, des logements,

211
des remèdes, des ustensiles, et qui en use ? Qui pratique
la vertu ? Qui se livre à la méditation ? Qui réalise le Che-
min, le Fruit, le Nibbâna ? Qui se livre au meurtre, au vol, à
l'impureté, au mensonge, à l'alcool ? Qui commet les cinq
péchés ? Il n'y a donc ni bien ni mal, pas d'auteur ou d'ins-
tigateur des actes salutaires et pernicieux, pas de fruit, pas
de maturation des bonnes et des mauvaises actions ! Si, ô
Nâgasena, celui qui vous tue n'existe pas, il n'y a donc pas
de meurtre ! Il n'y a rien chez vous : ni maîtres, ni précep-
teurs, ni ordination ! Quand tu dis : ‘ Mes confrères m'ap-
pellent Nâgasena ’, quel est ce Nâgasena dont tu parles ?
Est-ce les cheveux qui sont Nâgasena ?
— Non, mahârâja.
— Est-ce les poils, les ongles, les dents, la peau, la chair,
les tendons, les os, la moelle, les reins, le cœur, le foie, le
derme, la rate, les poumons, l'intestin, le mésentère, les ali-
ments non digérés, les résidus de la digestion, la bile, le
phlegme, le pus, le sang, la sueur, la graisse, les larmes,
l'huile de la peau, la salive, le mucus nasal, la synovie,
l'urine, le cerveau ?
— Non. Mahârâja.
— Ou bien, est-ce la forme, la sensation, la perception, les
formations, la conscience ? — Non, mahârâja.
— Est-ce donc la réunion de ces cinq éléments : forme,
sensation, perception, formations, conscience ?
— Non, mahârâja.
— Est-ce une chose distincte des cinq éléments ?
— Non, mahârâja.
— J'ai beau t'interroger : je ne vois pas de Nâgasena.

212
Qu'est-ce que Nâgasena ? Un mot et rien de plus. Ta pa-
role, ô Vénérable, est fausse et mensongère : il n'y a pas
de Nâgasena ! 1

Le moi n’est qu’une illusion


Les êtres humains comme tous les phénomènes ne sont
que des collections de parties auxquelles on donne une dé-
signation conventionnelle. Mais ils n’ont aucune entité qui
perdure. Quand on examine les éléments un par un, on dé-
couvre qu’en un sens absolu il n’y a pas d’être vivant qui
puisse être la base pour des fictions telles que ‘je suis’ ou
‘moi’. En d’autres mots, en un sens absolu, il n’y a que des
formes et des noms.
Celui qui croit en la réalité d’un être vivant doit assumer ou
bien que cette réalité vivante disparaîtra ou bien qu’elle ne
disparaîtra pas. S’il admet qu’elle ne disparaîtra pas, il
tombe dans l’erreur de la persistance des existences. S’il
admet, au contraire, qu’elle disparaîtra, il tombe dans l’er-
reur de l’annihilation des existences. De même que l’anté-
cédent de la crème c’est le lait, de même, rien n’existe ici-
bas qui n’ai ses propres antécédents. Dire: “l’être vivant
persiste”, c’est rester en deçà de la vérité. Dire: “il sera an-
nihilé”, c’est aller au-delà de la vérité.
Certains pensent que c’est la sensation qui est leur Ego.
Or, il y a trois sortes de sensations, les plaisantes, les dé-
plaisantes et les indifférentes. Laquelle de ces trois est
l’Ego ? On n’expérimente pas en même temps les trois
types de sensations. Expérimentant une sensation, on peut
penser: “Ceci est mon Ego”. Lorsque cette sensation a ces-

1 Les questions de Milinda : Milinda-Pañha, II,1 – / traduit du Pali,


avec introd. et notes par Louis Finot, Paris 1929

213
sé, on pense alors: “Mon Ego s’est évanoui”. Au cours
d’une vie, l’Ego est alors essentiellement transitoire. Sujet
au déclin, à la cessation et à la disparition. La sensation
n’est pas mon Ego. Soit. Mais à supposer que toute sensa-
tion cesse définitivement, y aurait-il quelque chose qui sub-
sisterait et serait un ‘je suis’ ? – Non.
Si la personne n’est qu’un nom, une désignation, une ex-
pression conventionnelle, si, au fond, elle n’existe pas, qui
alors garde les préceptes, pratique la méditation, réalise la
Voie et entre en nirvâna ? Il n’y a donc ni vertu ni non-vertu.
Il ne peut y avoir de mûrissement du bon ou du mauvais
karma.
Il ne faut tenir aucune de ces opinions. Lorsqu’on est libéré,
on n’affirme plus aucune des hérésies suivantes. Le saint
existe après la mort. Le saint n’existe pas après la mort. Le
saint à la fois existe et n’existe pas après la mort. Le saint
ni existe ni n’existe pas après la mort. Le saint ne s’attache
à rien dans le monde. Etant libre de tout attachement il
n’est jamais agité. Il atteint le nirvâna dans sa propre per-
sonne. Il sait que les renaissances sont épuisées. Il sait
qu’il a vécu la vie sainte. Il sait qu’il a fait ce qu’il devait
faire. Il sait qu’il n’est plus pour ce monde.
Les notions d’âme ou de Je sont donc de fausses notions.
De simples dénominations appliquées à une collection de
parties en perpétuel changement. On les appelle les cinq
agrégats (skandha). A savoir, la forme physique de quel-
qu'un; la sensibilité qui réagit émotionnellement devant les
choses perçues; la distinction entre les expériences plai-
santes, déplaisantes ou neutres; la conscience et les fac-
teurs complémentaires en liaison avec le karma.
Aucun de ces ‘agrégats’ ne constitue le Moi. L’esprit bien

214
éclairé dans la Voie n’éprouve que dégoût devant chacun
d’eux. Eprouvant ce dégoût il s’y oppose. S’y opposant il
est libéré. Vient alors une prise de conscience de cette libé-
ration. On peut se dire: La naissance est détruite; la vie
vertueuse a été menée à bien; mon travail est terminé... On
parle d’ ‘être ’, de ‘ personne ’ ou de ‘ Moi ’ lors qu’existe le
‘ saisir ’ au niveau des cinq agrégats. Mais en examinant
chacun de ces états, on n’y trouve rien qui soit quelque
chose comme un ‘être’. Ce n’est chaque fois qu’une déno-
mination vide.

Simple assemblage
Rappelons que le Soi lui-même n'est qu'un assemblage de
cinq composants – cinq 'agrégats' (khandha) – arbitraire-
ment conçus comme un tout, indépendant et permanent.
Rien d'autre qu'une étiquette collée par convention. Une
simple construction mentale (sankhara). Quand on re-
cherche le Soi au-delà des cinq agrégats qui le composent,
il disparaît avec la décomposition des cinq agrégats. De
même qu'un oignon n'est que la somme de ses pelures. De
même qu'une corde n'est que la somme des brins qui la
compose.
A l'origine de cette composition mentale, se trouve donc
l'Illusion. Tant qu'elle persiste, on cherchera en vain l'archi-
tecte. Du jour où l'illusion disparaît, la construction et le
constructeur disparaissent à jamais. C'est l'Eveil. Mais pour
tous ceux qui n'ont pas encore atteint l'Eveil, l'Illusion de-
meure et toute action s'effectue en fonction de ce Soi illu-
soire.
Pour la pensée bouddhiste, l'être se réduit fondamentale-
ment à une combinaison d'énergies et de forces mentales

215
et physiques en changement constant. Ces forces sont
divisées en cinq familles – cinq 'tas' – dits 'cinq agrégats'.
Il y a la 'matière' (rûpakkhanda), l'agrégat des phénomènes
purement matériels. Il y a les quatre agrégats des phéno-
mènes mentaux. L'agrégat des sensations (vedanâk-khan-
da). L'agrégat des perceptions (saññâkkhanda). L'agrégat
des 52 formations mentales (sankharakkhanda). L'agrégat
de la conscience (viññânakkhandha).
En dehors des cinq agrégats, il n' a absolument rien. Il n'y a
aucun champ d'expérience en dehors d'eux. Aucune expé-
rience n'est possible sans qu'ils interviennent. Chercher à
atteindre au-delà d'eux un état de 'transcendance' comme
le voudraient certains gourous reste absolument illusoire.
Quelle que soit l'expérience que nous faisons, il s'agit en-
core et toujours d'une expérience impossible en tant que
telle sans les agrégats.
Rien en dehors d'eux. Rien en eux non plus. Rien qui dure
ou perdure. Pas d'essence ou d'en-soi. Ils sont vides. In-
substantiels, ils apparaissent et disparaissent. Ils sont
indissociables. Ils apparaissent et disparaissent en même
temps. Il n'y a que les agrégats. En dehors des agrégats, il
n'y a rien d'autre.
Se libérer radicalement des agrégats ? L'Eveil ? L'extase ?
La félicité ? Mais ce n'est jamais rien d'autre que les 5
agrégats. La transcendance ? La transcendance de la souf-
france n'est jamais que la souffrance transcendantale. La
transcendance de l'ignorance n'est rien d'autre que l'igno-
rance transcendantale. Les agrégats sont incontournables.
Il est impossible de parvenir au-delà des agrégats avec les
agrégats ! C'est comme un poisson dans la forêt qui ap-
prend l'apnée pour faire un grand saut. Ceux qui croient

216
avoir atteint l'essence ont tout au plus atteint un état
transitoire de la conscience. On est conscient, autrement
on ne se souviendrait pas. Et sans souvenir que peut-il
rester ? Tant qu'on 'revient' on retrouve les agrégats. Ce
n'est jamais la fin de la douleur.
Ce ne sont pas les expériences, ce ne sont donc pas les
cinq agrégats qui nous tiennent prisonniers. C'est l'attache-
ment qui lie et ligote. La liberté de l'esprit et la paix inté-
rieure s'acquièrent à travers le non-attachement. Quand on
cesse de s'accrocher. Quand notre esprit ne s'attache à
rien. Vivre les expériences sans attachement devient pos-
sible lorsque nous prenons conscience de leur caractère
impermanent, lorsque nous considérons l'infinie insatisfac-
tion de tout attachement et que nous réalisons qu'il n'y a
pas de Soi.
Les agrégats sont en fait notre corps et notre esprit. Il y a
un lien entre ces cinq agrégats et la première noble vérité
qui affirme l'absolu de la souffrance (dukkha). En effet, les
cinq agrégats sont les instruments mêmes de l'attachement
et donc de dukkha. La conscience elle-même rentre dans
la catégorie des éléments conditionnés, est elle-même en
perpétuel changement. Elle est donc appelée à disparaître
purement et simplement. Comme ces composantes de la
conscience sont impermanentes, ils sont à leur tour duk-
kha. Pour le bouddhisme, l'être s'arrête là. Il n'y a rien
d'autre dans la notion d'être que l'ensemble des cinq agré-
gats. Derrière ou autour des cinq agrégats il n'y a pas un
autre 'être' ou un autre 'moi' qui éprouverait la souffrance
ou le plaisir.
La mort en elle-même n'est qu'un moindre mal. Elle ne
constitue un scandale que pour qui croit qu'il existe un Soi
et qui s'identifie à lui. Les répercussions du fait sur les êtres

217
sensibles l'emportent sur le fait lui-même. Pour qui com-
prend que le Soi n'est qu'un agrégat, une composition, il
devient naturel que ce Soi, comme tout autre composé, soit
soumis à la destruction comme il a été soumis à l'appari-
tion.

Phénoménisme

Tout n’est que phénomènes qui naissent les uns des


autres. Le bouddhisme ne se pose jamais le problème de
l’Être suprême. Il n’y a ni création ex nihilo ni plan divin sur
le monde. Les substances n’ont aucune entité spécifique.
Le principe d’impermanence (anityatâ) gouverne tout. Tous
les phénomènes sont issus de causes. Ils naissent et dis-
paraissent selon les lois strictes. Tout s’écoule dans un flux
douloureux d’apparences insaisissables.
Nous nous trouvons donc en face d’un ‘phénoménisme’ qui
dénie au réel toute dimension de réalité autre que celle qui
se manifeste dans la perception et que la perception
épuise.
Le monde n’est dès lors qu’un flux perpétuel et dénué de
sens. Un composé impermanent d’agrégats (skandha).
Fondamentalement illusoire. Reste à communier au sourire
à la fois ironique et douloureux des Bouddhas qui semblent
méditer sur l’éternelle instabilité des agitations éphémères
des hommes.
Nous nous trouvons également en face d’un ‘idéalisme’
pour lequel tout phénomène ne peut être qu’une production
de l’esprit, de même que toute réalité ne peut être qu’une
de ses créations. Selon le principe: un au-delà de ma pen-
sée est impensable; un au-delà de mon possible est impos-

218
sible.
Tous les phénomènes ont leur origine dans l’esprit. Lorsque
l’esprit est complètement connu, tous les phénomènes sont
connus. C’est donc l’esprit qui gouverne la totalité du
monde. C’est à travers l’esprit que le karma s’accumule.
Le Sa yutta-nik ya du bouddhisme tibétain souligne ces en-
seignements. Tous les phénomènes sont des créations de
l’esprit, et comme l’esprit lui-même sont une union de lu-
mière et de vide. Comme la réflexion des formes dans un
miroir. L’ultime réalité est le mandala de l’expansion pure et
parfaite du vide. Il est comme un miroir magique. Ce qui y
apparaît librement, ce sont les choses de relative réalité, y
inclus votre esprit. Dans ce miroir magique, ces choses ap-
paraissent de façon naturelle, traversant votre esprit et al-
lant vers lui. Il n’y a pas de troisième réalité soit d’un esprit
soit d’objets existant vraiment entre l’ultime réalité du miroir
et la relative réalité des images en lui.

Conscience
'Etre’ n’est rien en dehors de ‘être-conscient’. Ce fonda-
mental idéalisme est la philosophie de base du boud-
dhisme. Il se double d’un phénoménisme qui va jusqu’à re-
fuser l’être à l’être, le réel n’étant plus qu’un ‘état’ de
conscience. Ainsi donc, l’ultime réalité n’est qu’un état de
conscience. Le ‘je’ n’est qu’un état de conscience. La ‘dou-
leur’ – substance du monde – n’est qu’un état de
conscience. Le salut se réalise au niveau d’un état de
conscience...
Qu’est-ce que la conscience ? C’est ce qui parle et qui
éprouve. Ce qui expérimente les conséquences des
bonnes et des mauvaises actions. La conscience n’est pas

219
indépendante. Elle ne naît jamais sans cause. Elle aus-
si naît en dépendance à travers la chaîne de causalité.
La ‘conscience de base’ (alaya-vijnana) est le niveau le
plus fondamental de l’esprit. Il est fait des ‘semences’ des
actes et des états mentaux du passé. Ces ‘semences’ de-
viennent partie intégrante du continuum de la conscience
de base qui est mise en mouvement par leur force. Sous
certaines conditions, les ‘semences’ font germer des pen-
sées et des émotions qui leur correspondent. Si, par
exemple, quelqu’un cultive des actions et des pensées po-
sitives, son esprit va acquérir une propension vers des ac-
tions et des pensées positives. L’inverse est vrai égale-
ment. C’est ainsi que souffrir a une cause, qui est l’igno-
rance. Cette ‘graine’ vicieuse et impure produit une activité
– un karma – qui met dans l’esprit une latence, une ‘puis-
sance’, qui engendre la souffrance en produisant une nou-
velle vie dans une existence cyclique.
L’esprit et ses objets croissent ensemble. Il n’y a donc pas
de différence substantielle entre sujet et objet. Voilà pour-
quoi on dit des phénomènes qu’ils n’ont qu’une réalité cog-
nitive (vijnapti-matra). Tout ce que nous percevons n’est
qu’impressions mentales et non pas choses en elles-
mêmes.
C'est parce qu'il y a de l'ignorance que la conscience appa-
raît avec son objet. Elle apparaît avec son objet en fonction
d'un cycle bien particulier de successions et d'enchaîne-
ments. Elle apparaît parce qu'il y a quelque part quelque
chose comme une faille, une béance. Bouddha a ainsi fait
l'expérience de la cessation de la conscience et de son ob-
jet. Simplement, elle ne se manifeste plus.
Sans objet la conscience ne peut apparaître. Et cependant,

220
la conscience ne peut pas s'empêcher d'apparaître, même
lorsqu'il n'y a plus aucun objet qu'elle puisse prendre. Ainsi
lorsque tout cesse d'apparaître il y a encore quelque chose.
Ni un trou, ni un néant. Il y a quelque chose comme une
tendance tellement forte que même lorsqu'un objet saisis-
sable n'apparaît plus, la conscience prend encore un objet.
Et cet 'objet' est nirvâna. Ainsi fait le yogi qui atteint et
contemple nirvâna. Bouddha avertit que cette conscience
qui prend pour objet nirvâna est encore une fabrication in-
satisfaisante. Elle fonctionne toujours dans le cycle de la
production conditionnée. Elle apparaît, elle disparaît, elle
se projette sur son objet, elle se colle sur son objet, elle
saisit son objet. Ensuite, elle glisse, et disparaît pour laisser
la place à l'instant de conscience suivant.
Reste une question. Si Bouddha n'avait ni vu, ni touché nir-
vâna, comment aurait-il pu savoir qu'il existe ? nirvâna doit
être bien particulier.
La particularité de nirvâna est qu'il n'apparaît pas. La
conscience peut le prendre pour objet, alors qu'il n'offre au-
cune prise. C'est qu'il ne relève pas de la production condi-
tionnée. Il n'est pas un objet qui apparaît, qui disparaît. Il
n'a pas de qualité. Il n'a pas de forme. Il n'a pas de texture.
Il n'a pas d'aspérité. Il n'a pas de nature. Il ne se définit
pas. Il est très particulier. Bouddha dit qu'il est vide. Ainsi
lorsque la conscience prend pour objet nirvâna, la
conscience ne ressent rien. Il n'y a rien à ressentir.
À ce moment Bouddha a compris que cette conscience qui
prend pour objet nirvâna a beau être paisible à l'extrême,
elle est néanmoins encore. Elle est là. Alors il fait une ul-
time expérience. Durant sept jours, il parvient à la cessation
de la production conditionnée, à la cessation de ce cycle
d'apparition de la conscience et de ses objets. Il arrive à ce

221
que la conscience ne reprenne pas son apparition en
prenant pour objet nirvâna. S'il était parvenu à toucher
nirvâna, à connaître nirvâna, à observer nirvâna, comment
aurait-il pu savoir que c'était là la fin définitive de tous nos
problèmes, puisqu'il y avait encore une connaissance de
nirvâna ? Il a réussi à ce que la conscience n'apparaisse
absolument plus. Il a expérimenté nirvâna sans aucune
conscience résiduelle.
Il n'a donc pas pu s'en souvenir. C'est parce qu'il a fait cette
expérience qu'il est arrivé à la conclusion définitive que nir-
vâna est bien la délivrance totale, irréversible et définitive.

Prise de conscience
Le premier des sept facteurs d'Éveil est la Prise de
Conscience. Le développement de la prise de conscience
occupe une place centrale dans le système bouddhique
d'auto-discipline spirituelle. C’est le moyen de transition
principal de l'esprit réactif à l'esprit créatif, de la Roue vers
le Chemin, du Cercle à la Spirale et, de façon ultime, du
Samsara au nirvâna.
Il y a lieu de distinguer quatre sortes de prise de
conscience différentes, ou quatre niveaux auxquels elle doit
être cultivée. Tout d'abord, la prise de conscience de la po-
sition de son corps et de ses mouvements. Ensuite, la prise
de conscience de ses sensations, plaisantes, douloureuses
et neutres, ainsi que des émotions qui résultent directe-
ment ou indirectement en dépendance de ces sensations.
Troisièmement, la conscience de ses pensées. Quatrième-
ment, la prise de conscience du Chemin qui conduit hors
de la roue.

222
La dualité sujet – objet
Il n'y a pas de connaissance sans rencontre entre un sujet
connaissant et un objet connu. Les difficultés commencent
avec les questions. Qu'est-ce qu'un sujet ? Qu'est-ce qu'un
objet ? Comment peuvent-ils se rencontrer ? Que donne
leur rencontre ? Toutes les formes d'idéalisme cherchent à
supprimer la distance et la différence entre objet et sujet.
En ne gardant que l'idée qui fait leur lien.
Quand ceci est, cela est. Ceci apparaissant, cela apparaît.
Quand ceci n'est pas, cela n'est pas. Ceci cessant, cela
cesse. La formule peut être comprise, comme toujours
dans l'enseignement bouddhique, à deux niveaux, relatif ou
absolu. Dans le domaine du relatif, ces énoncés ne font
que rendre compte des caractéristiques de tout phéno-
mène composé et conditionné. Lorsque les conditions sont
réunies, le phénomène apparaît et, donc, 'est' pour celui qui
le perçoit. Lorsque les conditions ne sont plus, le phéno-
mène disparaît. Il n'est plus pour celui qui l'a perçu. Du
point de vue de l'absolu, elles mettent en cause le proces-
sus même de la causalité. D'un côté l'existence d'un Soi
déterminé par une condition. De l'autre, une absence de
Soi en raison d'une absence de condition. 'Ceci cessant,
cela cesse' devant alors être compris comme 'ceci n'appa-
raissant plus, cela n'apparaît plus'. Le deuxième doublet,
alors, ne doit plus être considéré comme une causalité né-
gative, à rebours, mais comme une absence de causalité.
L'architecte disparaît en même temps que disparaît la
construction. L'illusion réside dans le fait de croire que le
constructeur demeure quand la construction est détruite,
qu'il y a un acteur derrière les actes. C'est en vain qu'on
cherche l'architecte. C'est le principe même de la dualité
qui est mis en cause ici. La construction n'est pas autre que

223
le constructeur. Il n'y a pas de condition unique à la
construction qui serait un constructeur. Il n'y a pas un phé-
nomène 'en soi' issu d'un acteur 'en soi'. Il y a un faisceau
de phénomènes, arbitrairement conçus comme formant un
tout unique, la construction. Et ce faisceau est tout aussi
arbitrairement conçu comme issu d'un unique acteur.
Or celui-ci n'est lui-même qu'un faisceau de phénomènes,
à nouveau arbitrairement conçus comme formant un tout
unique alors qu'il n'est que l'un des composés d'un phéno-
mène lui aussi multiple. Car d'autres conditions sont néces-
saires pour la construction, le bois, la pierre, le mortier. Et
plus loin, la terre sur laquelle elle repose, l'espace dans le-
quel elle se déploie, l'attraction terrestre qui la maintient, et
beaucoup d'autres conditions...!
A travers la mise en cause de la dualité, c'est le pouvoir
même de concevoir qui est mis en accusation. Le concept,
c'est-à-dire une construction mentale (sankhara), est ce qui
singularise le multiple. C'est lui qui crée l'idée de perma-
nence et de durée, là où ne se trouve que coproduction
conditionnée, c'est-à-dire impermanence de phénomènes
instantanés issus de causes multiples.
A l'instar du dieu créateur Mahâ-Brahma, un constructeur
ne crée rien si ce n'est lui-même en tant que créateur : c'est
parce qu'il pose une création face à lui comme objet de
connaissance qu'il se conçoit lui-même comme sujet de
connaissance. La construction existe bien, en tant que
construction, d'origines diverses et conditionnées, mais non
pas en tant qu'objet de connaissance 'en soi', immuable et
indépendamment de la loi de coproduction conditionnée.
Le constructeur existe bien, lui aussi, mais comme une éti-
quette apposée à un faisceau de phénomènes interdépen-
dants, et non pas en tant que sujet de connaissance 'en

224
soi', demeurant indépendamment de la construction qui l'a
fait naître. Et non qu'il a fait naître.
Dans l'optique bouddhiste, ce n'est pas le sujet qui crée
l'objet, mais c'est l'objet qui crée le sujet. Et si l'objet de
connaissance n'existe pas 'en soi', le sujet n'existe pas da-
vantage 'en soi'. Il en va de cette construction comme d'un
mirage. Il existe bien réellement en tant que mirage, c'est-
à-dire en tant que phénomène conditionné par des causes
diverses, le sable, la chaleur, l'œil, la perception visuelle, la
conscience qui 'interprète' le phénomène, etc. Mais il
n'existe pas en tant qu'eau réelle.
La conscience a cette faculté naturelle d'enregistrer des
phénomènes. Elle dérape lorsqu'elle les agrègent en un
tout qui dure et qu'elle en fait un objet de connaissance.
Dotée de cet objet, la conscience, malade de l'Illusion
qu'elle a elle-même suscitée, se considère alors, dans le
cadre de la dualité, comme un sujet de connaissance. Le
Soi individuel naît en même temps que le Soi qu'il a posé
en face de lui. 'Quand ceci est, cela est'. Quand un objet
est conçu, un sujet se conçoit.

Esprit réactif et esprit créatif


Le Bouddhisme vise la réalisation de l'Éveil ou de la Boud-
dhéité. Son point de départ est l'esprit. Les états mentaux
sont précédés par l'esprit, dirigés par l'esprit, et composés
d'esprit. Le point de départ du bouddhisme n'est rien qui
soit en dehors de nous.
Mais que veut dire 'esprit' ? Il y a l'Esprit Absolu qui s'identi-
fie à 'la' Réalité transcendantale aux antipodes de l'exis-
tence mondaine. C'est aussi bien l'Inconditionné, la
Conscience cosmique infinie, la Nature de Bouddha, le

225
Vide. Il s'atteint dans l'éveil à la Réalité, le but ultime du
bouddhisme, lorsque la polarité sujet-objet est
définitivement dissoute. En face il y a l'esprit relatif, c'est-à-
dire la conscience ou l'esprit individuel qui fonctionne dans
le cadre de la polarité sujet-objet
Cet esprit relatif, c'est-à-dire 'naturel', immédiat, 'humain',
se présente sous deux modes de fonctionnement. L'esprit
réactif et l'esprit créatif. Les deux sont illustrés par deux
symboles bouddhiques importants le Cercle et la Spirale.
C'est le passage de l'un à l'autre – une 'metanoia', une
conversion – qui marque le début de la vie spirituelle.
Par esprit réactif, on entend notre esprit ordinaire, quoti-
dien, celui que nous utilisons quasi spontanément la plu-
part du temps. Cet esprit 'réagit' seulement. C'est-à-dire
qu'il ne fonctionne qu'en présence d'une stimulation exté-
rieure, selon le schéma mécanique stimulus-réponse. Ce
stimulus arrive généralement par l'intermédiaire des cinq
sens. L'esprit réactif est donc conditionné. Il est conditionné
par son objet, la publicité, par exemple. Puisqu'il est condi-
tionné, il n'est pas libre. 'Ses' idées ne sont pas vraiment
ses idées. Il réagit mécaniquement. L'esprit réactif n'est pas
seulement conditionné et mécanique, il est aussi répétitif. Il
réagit aux mêmes stimuli de la même façon tout comme
une machine qui répète sans cesse la même opération. Un
tel esprit préside aux habitudes établies et routinières. Il est
bien sûr très éloigné d'un esprit éveillé.
Les caractéristiques de l'esprit créatif sont à l'opposé de
celles de l'esprit réactif. L'esprit créatif, ne dépendant d'au-
cun objet, est essentiellement non conditionné. Étant non
conditionné l'esprit créatif est libre. Il n'est pas par réactions
et n'est pas déterminé par des stimuli. L'esprit créatif est
avant tout l'esprit conscient. Il est indépendant et actif de

226
lui-même. Il fonctionne spontanément à partir de
ressources originales de façon parfaitement spontanée. Il
est aussi radieusement vivant et radicalement optimiste.
Fonctionnant au niveau le plus élevé, au plus fort de son
intensité, l'esprit créatif s'identifie à la Conscience elle-
même et à l'Inconditionné. Il coïncide avec l'Esprit Absolu.

Prise de conscience sans participation


Il y a le processus d'objectivation de la perception 'pure'.
Cette objectivation ne peut être qu'une 'souillure mentale',
manifeste dans le processus de la conception et de la créa-
tion d'une 'notion'. Ayant perçu la terre comme telle, la
conscience 'dérape' et forge la notion 'terre'. Cette 'notion'
créée par la conscience se constitue 'objet de connais-
sance'. De là se détache un 'sujet de connaissance'. Il y a
d'abord création d'un sujet par identification. 'Je suis la
terre'. Glissement vers 'je suis de la terre' et finalement,
dans le renversement du rapport d'origine en rapport d'ap-
propriation, 'cette terre est mienne'. La dualisation
s'achève. C'est alors que le 'sujet en soi' est créé !
La méditation 'libère' la conscience de ses 'tendances fabri-
catrices' par la simple constatation de ce qui est 'tel que
c'est'. Simplement, à l'oeuvre, la coproduction condition-
née, un acte sans acteur par impossibilité de l'acteur de 'se'
créer. Le rétablissement de la conscience dans sa faculté
de 'prise de conscience sans participation' doit 'guérir' la
conscience malade. Il s'agit, non pas d'une thérapeutique,
mais d'une 'hygiène' de la conscience. La thérapie serait
encore une intervention, un acte ou une intention, donc du
karma. Il s'agit de réhabituer la conscience à ne pas 'dé-
railler', en l'exerçant à son activité naturelle, rien de plus.

227
De cette manière, l'Octuple Noble Sentier n'est pas une ac-
tion qui a un résultat avec, au bout, le nirvâna, faussement
perçu comme quelque chose de construit, de conditionné. Il
est une absence d'action qui rétablit la réalité dans son
fonctionnement 'naturel', sans participation d'un Soi qui ne
se crée plus, sans 'architecte' pour construire la maison.
Lorsque la construction n'apparaît plus, le constructeur se
révèle illusoire.
Dans la sensation, l'ignorant voit un moi face à un objet.
C'est une erreur. Il s'agit de percevoir la sensation en sa-
chant qu'il n'y a ni moi ni vision ni objet, mais uniquement la
coopération de trois phénomènes coordonnés, bien que
naturellement isolés, à savoir la connaissance, l'œil et la
forme sensible. Il n'y a pas l'action d'un acteur tel qu'on le
conçoit habituellement dans le cadre du dualisme. Il n'y a
que des actes sans acteurs. L'architecte de l'édifice est dé-
couvert. Il ne rebâtira plus l'édifice.
Il s'agit en quelque sorte d'une 'hygiène' de la conscience.
Une telle conscience a 'perdu' ses énergies fabricatrices.
Elle les a abandonnées. Elle s'en est détachée... Elle ne les
a pas détruites. Elle n'a 'fait' qu'une chose, à savoir ne pas
permettre qu'elles apparaissent. Elle a en quelque sorte
'non-agi', dans le sens qu'elle n'a produit aucun karma.
Dans le bouddhisme, personne ne va nulle part, puisque la
"personne" n'existe pas, et que le monde étant un tout, on
ne peut aller "nulle part", il s'agit seulement d'être pleine-
ment au monde, un monde vide de distinctions, un monde
blanc. Vivre et voyager ainsi, c'est suivre le chemin du vide
(sûnyavâda).1

1 Kenneth White, La figure du dehors, Grasset, 1982

228
Anatman
A l'opposé de l'hindouisme et de ses écoles brahmaniques,
le bouddhisme refuse toute entité permanente. Il n'y a donc
pas de sujet substantiel. Anatman. Mais s'il n'y a pas
d'âme, qu'est-ce qui perçoit ? Qu'est-ce qui connaît ?
Il n'y a que les cinq agrégats. Ils sont vides, n'ont pas de
nature propre et surgissent en dépendance de causes et
de conditions. C'est un de ces cinq agrégats, vijnana, qui
remplit, si on peut dire, la fonction qui est celle de l'âme
ailleurs.
Vijnana est un moment singulier de conscience concep-
tuelle. La conscience et son objet n'y font qu'un. C'est l'ob-
jet de la conscience qui est la cause du surgissement de
vijnana. Dans l'activité mentale normale, il y a succession
continue d'une infinité de vijnanas. C'est cette continuité qui
tient ensemble, unifie et synthétique le flot des moments de
la connaissance. Cela nous donne fallacieusement la no-
tion d'un sujet connaissant.
C'est par ignorance qu'est conçu un monde extérieur, sépa-
ré et indépendant. Mais ce monde n'est en réalité qu'une
projection de l'esprit ou du mental.
Le monde est fait de relations interdépendantes. C'est-à-
dire qu'une chose est basée sur une autre elle-même dé-
pendante d'une autre chose. Rien n'existe donc réellement.
Car pour exister réellement un phénomène doit avoir une
existence propre et être indépendant. Inutile par consé-
quent de chercher une cause au monde puisqu'il n'a pas
d'existence indépendante.
Rien n'existe sans dépendance. Il n'y a pas de corps qui
existe indépendamment de ses parties. Il n'y a pas d'esprit
qui existe indépendamment de ses moments mentaux. De

229
n'importe quoi, aucune partie n'existe sans dépendance.
Même la plus petite particule, que ce soient des atomes
matériels ou spirituels, ne peut exister sans dépendance.
Toutes choses ont la même réalité. Mais aucune n'est indé-
pendante de ses parties. Elle sont donc vides de toute réa-
lité propre.

Atman
Le Soi quasi divin au centre des profondeurs humaines,
réalité essentielle dans la philosophie et dans la religion
hindoue, est rejeté dans le bouddhisme. Au nom de l'imper-
manence. Dans l'hindouisme avec toutes ses écoles brah-
maniques le concept d'âme, atman, est central. Ce que re-
fusent toutes les tendances bouddhiques. Il n'y a pas d'enti-
té permanente qu'on appellerait 'âme'. Le bouddhisme est
radicalement 'non-âme', anatman en sanskrit, anatta enpali.
Il y a trois marques de l'existence douloureuse. Dukka,
l'existence décevante et douloureuse, Anicca, l'imperma-
nence et Anatta, le non-moi. Il n'y a pas de 'Soi', pas d'âme,
pas d'essence, pas de noyau dur à la 'personne'. Simple-
ment un assemblage d'agrégats en flux constant.
Il s’agit cependant de nuancer la différence. Dans la tradi-
tion Mahayana, de nombreux textes et pas des moindres –
le Sutra Maha-parinirvâna, le Sutra Tathagatagarbha, le Su-
tra Srimala – mettent en lumière le 'vrai Moi' comme 'es-
sence-Bouddha' ou comme 'nature-Bouddha', éternelle et
permanente en chaque être vivant. Par-delà la théorie des
cinq agrégats qui ne concernent que le moi mondain...
Le Bouddha essentiel, transcendant sa forme physique et
historique, est éternel, immuable, permanent, sans com-
mencement, sans fin, indestructible, immortel, absolument

230
conscient, omniprésent à travers l'espace et le temps tout
en étant hors de l'espace et du temps. Tous les êtres,
quelles que soit par ailleurs leurs afflictions mentales, leur
misère ou leur stupidité, trouvent assis dans le secret du
fond d'eux-mêmes, majestueux, immobile, éternel, sans
changements, le corps de Bouddha. La sagesse de
Bouddha. La vision de Bouddha,
Il y a donc une nature-bouddha, une matrice-bouddha (Ta-
thagata-garbha) ou un principe bouddha (Buddha-dhatu).
Cette nature est immortelle, immanente et transcendante,
en chaque être vivant qui relie les êtres à la 'bouddhéité'
comme la cause de l'Eveil spirituel (bodhi), mais que seuls
des Bouddhas parfaits sont capables de voir clairment.
Cette matrice-bouddha est aussi appelée le Soi: atman,
sans ego, inconditionné, indestructible nature ultime de
l'éternelle Réalité. Il existe en tous les êtres et même en
chaque phénomène.
Dans le Sûtra Tathagatagarbha cette nature Buddha est
parfois représentée comme un homunculus-Buddha virtuel,
un Buddha plein de sagesse assis majestueusement dans
la posture du lotus à l'intérieur du corps de chaque être,
même méchant, mais clairement visible uniquement par un
vrai Buddha. Il s'agit ici de la représentation la plus 'person-
naliste' de la nature Bouddha. Elle est absente des autres
sûtras majeurs. Elle rappelle les descriptions qu'on trouve
dans les écrits mahanaya où l'on voit le Bouddha assis
dans la posture du lotus dans le sein de sa propre mère
avant sa naissance.
Chaque personne et chaque créature possèdent donc en
son être un noyau identique et immuable: l'essence d'un
Bouddha. Il s'agit de bien plus qu'une simple puissance ou
semence. Il s'agit de la plénitude réelle et actuelle de l'état

231
Bouddha. Pour le percevoir il faut être 'éveillé'. Ceux qui
manquent de la sagesse nécessaire ne le voient pas ni ne
le sentent.
Ce principe Bouddha ou cette matrice Bouddha est l'es-
sence même du Bouddha, l'ultime niveau de son être ainsi
que de toute personne et de toute créature. Ceci est aux
antipodes des cinq agrégats (skandhas) impermanents,
c'est-à-dire des éléments physiques de l'ego mondain et
conditionné. Le Bouddha lui-même est la manifestation vi-
sible de la nature Bouddha, l'inconcevable Ame ou le vrai
Soi (satya-atman) dont la potentialité fait partie de notre
propre complexe physico-spirituel. Il nous faut entrer en ce
vrai Soi. Cela devient possible lorsque nous avons éradi-
qué les tendances négatives de notre être.
Le Tathagatagarbha relève de la sphère d'expérience des
Bouddhas. Même les bodhisattvas du plus haut degré ne le
voient pas bien qu'ils perçoivent vaguement sa présence. Il
s'agit d'une doctrine difficile. Entre un 'vide' vaporeux et un
réalisme de l'ego et de ses désirs, une dimension ontolo-
gique et pas simple métaphore. La doctrine du Tathagata-
garbha est également présentée comme un antidote face à
la fausse compréhension de la vacuité (Shunyata) où
même le nirvâna et le Bouddha sont faussement compris
comme irréels et illusoires.

Sûnyata

Dans le bouddhisme, personne ne va nulle part, puisque la


"personne" n'existe pas, et que le monde étant un tout, on
ne peut aller "nulle part", il s'agit seulement d'être pleine-
ment au monde, un monde vide de distinctions, un monde

232
blanc. Vivre et voyager ainsi, c'est suivre le chemin du vide
(sûnyavâda).1
La connaissance par excellence (prajna), la connaissance
extrême, la connaissance de la Réalité, s'identifie à la sû-
nyata, c'est-à-dire à la vacuité. Il ne s'agit pas du vide
comme opposé au plein, mais d'un état au-delà des oppo-
sés et au-delà des mots. Sunyata est le thème principal
des sutras de la Perfection de la Sagesse, très important
groupe d'écritures Mahayana. Parmi eux, on trouve le sûtra
du Diamant et le sûtra du cœur.
Parmi les nombreux degrés de sûnyata, on peut rete-
nir quatre qui ne sont pas quatre différentes sortes de réali-
tés, mais quatre stades de pénétration, progressifs et de
plus en plus profonds, de la réalité ultime par la sagesse.
Simples classifications sans prétention d'atteindre l'expé-
rience elle-même. La vacuité du conditionné (sainskrta-su-
nyata), c'est-à-dire de l'existence phénoménale et condi-
tionnée qui est vide des caractéristiques de l'Inconditionné.
La vacuité de l'Inconditionné (asamskrta-sunyata) qui est
vide des caractéristiques de l'existence conditionnée, c'est-
à-dire dépourvue d'insatisfaction, d'impermanence et d'ir-
réalité. La grande vacuité (maha-sunyata), c'est-à-dire le
vide de la distinction elle-même entre le conditionné et l'In-
conditionné. Enfin la vacuité de la vacuité (sunyata-sunya-
ta), c'est-à-dire que la vacuité elle-même n'est qu'un
concept, un mot, un son.
Il arrive à des mystiques chrétiens de dire que la raison
meurt en donnant naissance à l’extase. On pourrait dire ici
que la sagesse meurt en donnant naissance à la Sagesse
Parfaite.

1 Kenneth White, La figure du dehors, Paris, 1982

233
Prajnaparamita
Au centre de la tradition du Mahayana (le Grand Véhicule)
brille la Prajnaparamita, la perfection de la sagesse. Le
plus célèbre de tous les textes de la Perfection de la Sa-
gesse est le Sûtra du Cœur (Hridaya Sûtra), ainsi nommé
parce qu'il contient le cœur, l'essence, le principal de l'en-
semble de tous les enseignements de la Perfection de la
Sagesse. Au coeur de celle-ci se trouve le, le Sûtra du
Cœur. Il veut aller au cœur de l'Eveil.
Les 'êtres' les plus éveillés, avant de devenir complètement
éveillés comme le Bouddha, sont les bodhisattvas. Le sutra
du cœur met en lumière l’ontologie du ‘phénomène’ bodhi-
sattva. Avalokiteshvara est descendu jusqu’aux profon-
deurs de la sagesse. Et là, ultimement, il a vu le vide domi-
ner l’existence.
La forme n’est que vide; le vide n’est pas autre que la
forme. De la même manière sont vides la sensation, le ju-
gement, les facteurs composants, la conscience... Et ainsi
tous les phénomènes sont vides, sans définition, sans com-
mencement, sans fin, sans croissance, sans décroissance.
Dans ce vide, il n’y a ni forme, ni œil, ni oreille, ni nez, ni
langue, ni corps, ni esprit, ni son, ni odeur, ni goût, ni tou-
cher, ni phénomène... Rien ne se constitue ni par l’œil, ni
par l’esprit, ni par la conscience. Il n’y a ni ignorance ni ces-
sation de l’ignorance. Il n’y a ni vieillesse ni fin de la
vieillesse. Il n’y a ni mort ni extinction de la mort. Il n’y a
donc pas de souffrance ni cessation de la souffrance. Il n’y
a rien à obtenir ni rien à réaliser. Voilà pourquoi les bodhi-
sattvas sont constitués dans la perfection de la sagesse.
Etant complètement passés au-delà de l’erreur, ils entrent
dans le nirvâna.

234
Avalokiteshvara, le Saint Seigneur et Bodhisattva, se mou-
vait dans le cours profond de la Sagesse qui est allée au-
delà. De là-haut, il regarda en bas ; il ne vit que cinq agré-
gats, et il vit que dans leur être propre ils étaient vides.

Ici la forme est vacuité


et la vacuité elle-même est forme ;
la vacuité ne diffère pas de la forme,
la forme ne diffère pas de la vacuité ;
tout ce qui est forme est vacuité,
tout ce qui est vacuité est forme ;
il en est de même des sensations,
des perceptions, des volitions et de la conscience.
Ici tous les dharmas sont marqués par la vacuité ;
ils ne sont pas produits ni arrêtés,
pas souillés ni immaculés,
pas déficients ni complets.
Donc dans la vacuité il n’y a pas de forme,
pas de sensation,
pas de perception,
pas de volition,
pas de conscience ;
pas d’œil, d’oreille, de nez,
de langue, de corps, d’esprit ;
pas de formes, de sons, d’odeurs,
de saveurs, de touchers
et d’objets de l’esprit ;
pas d’élément de l’organe de la vue,
et ainsi de suite
jusqu’à ce que l’on arrive à :
pas d’élément de la conscience de l’esprit.

235
Il n’y a pas d’ignorance, pas d’extinction de l’ignorance,
et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on arrive à :
il n’y a pas de vieillissement et de mort,
pas d’extinction du vieillissement et de la mort.
Il n’y a pas de souffrance,
pas d’origine, pas de cessation, pas de chemin.
Il n’y a pas de connaissance, pas d’accomplissement,
et pas de non-accomplissement.
Donc c’est à cause de son indifférence
à toute sorte d’accomplissement personnel,
et en prenant appui sur la Perfection de la Sagesse,
qu’un Bodhisattva demeure sans couverture de la pensée.
En l’absence de couverture de la pensée,
il ne tremble pas,
il a dépassé ce qui peut troubler,
et il finit par atteindre le nirvâna.
Tous ceux qui apparaissent comme Bouddhas
dans les trois périodes du temps,
s’éveillent complètement au suprême,
juste et parfait éveil,
car ils ont pris appui sur la perfection de la sagesse.

La Prajñaparamita est le grand mantra, le mantra de la


grande connaissance, le mantra suprême, le mantra inéga-
lé, apaisant toute souffrance, Il se dit ainsi :

Gate Gate Paragate Parasamgate Bodhi Svaha


Allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà.
Ô, quel Eveil. 1

1 Prajñaparamita traduit d'après Urgyen Sangharakshita

236
La vacuité (sûnyata) des choses désigne leur absence
d'être en soi. Elle dit l'inexistence de toute essence, c'est-à-
dire de tout caractère fixe et inchangeant. Elle s'applique
aux choses aussi bien qu'aux pensées et aux états d'esprit,
aussi bien au samsara qu'au nirvâna.
La vacuité n'est pas le vide de quelque chose; elle 'est' la
chose elle-même. La vacuité est la nature même des phé-
nomènes. Tout est par nature interdépendant. Tout n'est
que interdépendance. Ne reste donc finalement que l'inter-
dépendance. L'interdépendance toute nue. C'est-à-dire le
vide d'existence propre. La vacuité bouddhique n'est pas
un concept qui relève seulement de la pensée discursive.
C'est une dimension essentiellement destinée à ouvrir l'in-
tuition métaphysique (prajna). Les êtres et les phénomènes
sont vides d’existence inhérente. Leur réalité est ‘entre’.
Tous les phénomènes de l’univers sont interconnectés par
une causalité réciproque. Les choses se mettent à exister,
à durer et à disparaître dans une interdépendance de
causes et de conditions. Dans la perspective bouddhique,
le monde est un système dynamique en perpétuel change-
ment.

Vacuité de la production conditionnée


Tous les phénomènes existants apparaissent, se déve-
loppent et disparaissent, sans rien qui perdure en eux. Il n’y
a rien derrière... Pas d’essence, pas d’en-deçà essentiel,
pas de chose en soi, pas de fondement inconnaissable des
phénomènes, pas d’objet, pas d’observateur, donc pas de
sujet, pas de connaissance...
Tous les phénomènes sont semblables à un arc-en-ciel :

237
exempts de toute réalité tangible. Une fois réalisée la vraie
nature du réel, qui est d'être vide et pourtant de se manifes-
ter sous la forme du monde des phénomènes, l'esprit se li-
bère de l'emprise de l'illusion. Quand vous saurez laisser
vos pensées se dissoudre par elles-mêmes à mesure
qu'elles surgissent, elles traverseront votre esprit de la
même façon qu'un oiseau parcourt le ciel, sans laisser de
trace.
Les cinq agrégats (forme matérielle, sensations, percep-
tions, volitions et conscience) auxquels se réduit finalement
la totalité des phénomènes existants sont vides. Tous les
dharmas sont vides et n'ont ultimement aucune réalité. Tout
l’édifice 'scientifique' avec ses systèmes d'analyse et de
classifications n'est qu'une subtile illusion vide. La réalité ne
s'atteint réellement qu'en détruisant les idées au sujet de la
réalité. Aucun dharma n’existe. La réalité est nue et vide de
toutes nos constructions conceptuelles que la réalité ignore
radicalement. Exit donc la philosophie. Y compris la philo-
sophie bouddhique!
Le bouddhisme lui-même n'existe pas. Sont donc vides et
sans validité ultime les concepts comme la 'coproduction
conditionnée' et même l’idée d’Éveil. Si votre but est la Sa-
gesse Parfaite, vous devez aller au-delà du bouddhisme.
Le bouddhisme n’est qu’un radeau pour vous emporter à la
rive opposée ; il doit ensuite être abandonné. Ce n’est
qu’un doigt montrant la lune. Il faut aller au-delà.
La vérité ultime, c'est la vacuité. La vacuité n'est pas le
néant, mais l'absence d'existence inhérente. Notre esprit
de saisie du soi projette fallacieusement l'existence inhé-
rente sur les phénomènes. Tous les phénomènes apparais-
sent naturellement à notre esprit comme existant de façon
inhérente, et ne réalisant pas que cette apparence est

238
fallacieuse, nous y croyons instinctivement et croyons que
les phénomènes existent de façon inhérente, ou vraiment.
C'est la raison fondamentale pour laquelle nous sommes
dans le samsara.1

Dix-huit vacuités
Arya Nagarjuna analyse dix-huit formes particulières de va-
cuité, la principale, qui résume toutes les autres, étant la
vacuité de tous les dharmas (sarvadharmaśūnyatā).
Vacuité du sujet et des phénomènes internes; vacuité de
l'objet des phénomènes externes; vacuité interne et externe
à la fois; vacuité de la vacuité, la vacuité elle-même n'étant
pas une essence; vacuité de l'immensité, de l'espace; va-
cuité de l'ultime, de la Vérité ultime, de la chose en soi; va-
cuité des phénomènes composés; vacuité des phéno-
mènes incomposés, incréés comme l'espace, le nirvâna;
vacuité de ce qui est au-delà des extrêmes, vacuité de l'infi-
ni; vacuité de ce qui n'a ni commencement ni fin, le samsa-
ra, le temps, ou l'éternité; vacuité de l'indestructible, ou de
la dispersion, ou de la non-répudiation; vacuité de nature
des phénomènes; vacuité de tous les "dharmas" condition-
nés ou inconditionnés; vacuité des caractères propres, de
l'individuation; vacuité de l'inappréhendable, de l'impercep-
tible; vacuité du non-être, des "non-choses"; vacuité de na-
ture propre, de l'être; vacuité de la nature propre du non-
être, l'opposition entre être et non-être étant elle-même
niée.

Questions inutiles
Quand un ignorant atteint son accomplissement il est saint.
1 Guéshé Kelsang Gyatso, Introduction au bouddhisme, 2003

239
Quand un saint commence à comprendre il est ignorant. 1
Quelle est l’utilité de ces questions hautement
spéculatives ? Au fond elles sont inutiles. Inutiles toutes les
questions sans rapport avec le salut et la voie qui y mène.
Par exemple, le monde est-il éternel ou n’est-il pas éter-
nel ? Le monde est-il fini ou infini ? L’âme et le corps sont-
ils identiques ou bien différents ? Le saint existe-t-il après la
mort ou bien n’existe-t-il pas ou bien encore existe-t-il sans
exister ? Toutes ces spéculations, le Bouddha les a lais-
sées sans réponse. Il les a écartées. Il les a rejetées.
Imagine un homme grièvement blessé par une flèche em-
poisonnée. Ses compagnons et amis veulent lui procurer
un médecin ou un chirurgien. Mais lui refuse en arguant
qu’il ne veut pas qu’on lui retire cette flèche avant de tout
savoir sur la flèche, sur le poison, sur les circonstances de
sa blessure, etc. Ne va-t-il pas mourir bien avant d’avoir
élucidé la moindre de ces questions ? Ce qui est urgent,
c’est la guérison. Ce qui ne souffre aucun détour inutile
c’est le salut. S’obstiner dans la spéculation philosophique
n’apporte aucun répit à la souffrance. Au contraire. Elle ne
fait qu’intensifier le désir. Le plus sage est donc d’éviter
toutes ces questions comme une perte de temps. La perte
du temps n’est jamais simplement vénielle dans une pers-
pective qui souligne par ailleurs l’imminence de la mort et
l’urgence de la pratique du salut.
Le chemin n'appartient pas à la connaissance du monde et
n'appartient pas non plus à la non-connaissance. La
connaissance est une illusion et la non-connaissance
est insensée. Si tu veux atteindre le vrai chemin hors de
tout doute, va habiter la même liberté que le ciel. Tu ne
l'appelles ni bonne ni non bonne. A ces mots, Joshu a at-
1 Mumonkan – Cas 9

240
teint l'illumination.1

Pousser l'esprit jusqu'à ses limites


Avec le Sûtra du diamant, la Sagesse veut aller au-delà.
L’évidence n’est pas au départ. Une chose est ce qu’elle
est parce qu’elle est ce qu’elle n’est pas... Tout est ce qu’il
est à cause de la vacuité... Vous avez quelque chose parce
que vous ne l’avez pas... Pour exprimer des choses trans-
logiques en termes de logique, la seule possibilité reste aux
contradictions et aux paradoxes. Au niveau de la simple lo-
gique, c’est un non-sens. Mais ce non-sens porte une lueur
de sens qui va au-delà de la logique.
Il s’agit de faire violence au langage en ne prenant pas litté-
ralement ce qu’il dit d’abord. Parler de sûnyata n’a plus rien
à voir avec sûnyata. Il s’agit de transcender l’affirmation
avec cette 'sagesse qui va au-delà'. Il s’agit de voir que la
sûnyata 'est' sans la voir comme ‘quelque chose’ qui est. Il
s’agit de la voir que la sûnyata ‘n’est pas’ sans la voir
comme ‘quelque chose’ qui n’est pas.
La Perfection de la Sagesse veut dérouter l’intellect vers
une autre possibilité. Mener l’intellect devant une impasse
et lui couper toutes les routes d’évasion. A partir d’une
compréhension au premier degré, comprendre à des de-
grés de plus en plus élevés. Non pas métaphysiques. Car il
n’y a pas d’affirmations métaphysiques dans le boud-
dhisme. Le véritable ‘méta’ étant de pousser l’esprit jusqu’à
ses limites.

1 Mumonkan – Cas 19

241
Penser à la limite
Comme à travers une porte sans porte. A travers le vide.
Voici le commentaire de Mumonsn du ‘koan’ zen, ‘Le chien
de Joshu’. Un moine demanda à Joshu : Un chien a-t-il la
nature de Bouddha ? Mu ! répondit Joshu. Que veut dire
‘Mu’ ? ‘Mu’ est un mot chinois qui signifie ‘Rien’. Non pas
‘Non’, mais ‘Rien’.
Pour réaliser le Zen on doit passer par la barrière des pa-
triarches. L’illumination vient toujours après que la route de
la pensée ait été bloquée. Si vous ne passez pas la bar-
rière des patriarches ou si la route de votre pensée n’est
pas bloquée, quoi que vous pensiez ou quoi que vous fas-
siez n’est autre qu’une chimère emmêlée. Vous allez de-
mander: Qu'est-ce qu'une barrière de patriarche? C’est ce
seul mot Mu.
Il s'agit de la barrière du Zen. Si vous passez à travers,
vous verrez le visage de Joshu face à face. Ensuite, vous
pouvez travailler main dans la main avec toute la ligne de
patriarches. N’est-ce pas une plaisante chose à faire? Si
vous voulez passer cette barrière, vous devez travailler
avec chaque os de votre corps, à travers toutes des pores
de votre peau, avec cette seule question: Qu'est-ce que
Mu? Et supporter cette question jour et nuit.
Ne croyez pas qu'il est le symbole négatif commun ne si-
gnifiant rien. Il n'est pas le néant, le contraire de l'exis-
tence. Si vous avez vraiment envie de franchir cette bar-
rière, vous devriez vous sentir comme si vous ingurgitiez
une boule d’acier brûlant que vous ne pouvez ni avaler ni
cracher.
Alors vos précédentes connaissances de moindre valeur
disparaissent. Comme un fruit mûrissant à la bonne saison,

242
votre subjectivité et votre objectivité se retrouvent unies na-
turellement. C’est comme un homme muet qui a eu un
rêve. Il le connaît, mais ne peut pas le dire. Quand il entre
dans cette condition, son ego-coquille est écrasé et peut
ébranler le ciel et déplacer la terre. Il est comme un grand
guerrier avec une épée tranchante. Si un Bouddha surgit
devant lui, il l'abat. Si un patriarche lui fait obstacle, il le tue.
Et il sera ainsi libre dans sa naissance et dans sa mort. Il
peut entrer dans n’importe quel monde comme s'il était son
propre terrain de jeux.
Je vais vous dire comment faire cela avec ce ‘koan’.
Concentrez simplement toute votre énergie sur ce Mu,
sans aucune interruption. Si vous entrez dans ce Mu sans
qu’il y ait interruption, votre accomplissement sera comme
une chandelle allumée qui éclaire l'univers tout entier.
Un chien a-t-il une nature de Bouddha? C'est la question la
plus grave de toutes. Si vous dites oui ou non, vous per-
dez votre propre nature de Bouddha.1

Expérience à la limite
La vérité ultime, c'est la vacuité. La vacuité n'est pas le
néant, mais l'absence d'existence inhérente. Notre esprit
de saisie du soi projette fallacieusement l'existence inhé-
rente sur les phénomènes.2
Penser le vide comme juxtaposé au plein c’est encore le
penser comme un plein, là savoir comme pendant du plein,
à la place de... localisé... et donc virtuellement substantiali-
sé. Le vide ne devient pensable qu’à travers un incessant
dépassement dialectique. Oui... Non... Peut-être... Un ‘vide’

1 Mumonkan. Cas N°1: Le chien de Joshu.


2 Guéshé Kelsang Gyatso, Introduction au bouddhisme, 2003

243
inlassablement à vider. Reste le verbe actif. Simplement vi-
der...

Katharsis ontologique
Avec le concept de vacuité du bouddhisme, nous appre-
nons à concevoir et surtout à expérimenter la non-dualité
qui est l’essence de la vacuité. La pensée discursive et le
langage sont ‘dualistes’ par nature. Or c’est la non-dualité
qui est l’essence du Bouddhisme Mahâyâna. Elle est un
grand mystère qui ne peut être ni décrit ni défini. Elle est
objet d’expérience mystique.
L’Occidental a tendance à confondre la vacuité avec le
néant. Ce faisant, il en vient à l’interpréter de façon pessi-
miste, faisant, par exemple, de ‘nirvâna’ un synonyme d’ex-
tinction. Mais comment la mort ou l’extinction peut-elle être
une cause de chagrin
si absolument rien ne meurt ou ne s’anéantit ? Or la vacuité
est quelque chose de très différent du simple néant. Pour la
simple raison qu’il ne peut y avoir de séparation valable
entre l’absolu et le relatif, entre la réalité et les apparences.
Rien, en effet, n’est réel au sens où rien n’a une existence
indépendante lui appartenant en propre. Tout n’est que
phénomène temporaire. Pourtant tout est réel en tant que
manifestation de l’être sans attribut et partant insaisissable.
La vacuité n'est pas un concept qui relève seulement de la
pensée discursive, elle est destinée d'abord à ouvrir l'intui-
tion métaphysique (prajñā). C'est la nature même des phé-
nomènes. "La vacuité est forme et la forme est vacuité" af-
firme d’emblée le Soûtra du Cœur. Tout, en effet, apparaît
en dépendance. Toute chose dépend des autres pour exis-
ter. Rien n’a pas d’existence propre. Vacuité de soi. Ontolo-

244
gie typiquement bouddhiste qui déconstruit toute forme de
réification. Les choses existent, mais pas de la manière
dont elles nous apparaissent, pas en soi. La vacuité ne
vide pas les choses. Elle est elle-même leur contenu.
John Blofeld propose la comparaison suivante. Les vagues
isolées de la mer n’ont aucune permanence ni aucune exis-
tence, elles changent d’instant en instant et se confondent
pour disparaître aussitôt, ‒ pourtant qui peut dire qu’au-
cune de leurs parties n’existe plus tant que la mer elle-
même demeure ? Cette comparaison n’est pas sans fai-
blesse, car si une vague, quel que soit le moment où on la
considère, n’est rien d’autre que la mer, ce n’est pas la mer
en son entier, mais seulement une partie : tandis qu’en par-
lant de vacuité, nous n’avons affaire à rien qui soit soumis
aux lois spatiales, de sorte que chaque ‘particule’ est en fait
le tout.1
Les Chinois préfèrent la comparaison avec le soleil dont les
images se réfléchissent dans l’eau de multiples récep-
tacles : ‘ chacun de ces réceptacles contient un soleil et
chaque soleil est tout à la fois complet en lui-même et pour-
tant identique au soleil du ciel... de plus... le soleil du ciel
n’en est nullement diminué pour autant. ’2

Expérience mystique
Lorsque le mystique fait l’expérience de la vacuité, il le fait
‘naturellement’ à partir d’un état de conscience qu’on peut
dire ‘normal’, c’est-à-dire un état de non-vacuité. La non-
vacuité semble omniprésente et cache l’ultime vacuité,
celle qui est au-delà de la dualité de la vacuité et de la non-

1 John BLOFELD. La vacuité 1964 in www.buddhaline.net


2 Huai-Hai, 8e siècle apr. J.-C.

245
vacuité. Comment, dès lors, peut-il éviter de comparer son
état de vacuité avec l’état de non-vacuité qui le précède et
le suit ? Il émerge de sa méditation avec la conviction ab-
solue que vacuité et non-vacuité ne constituent pas une al-
ternance, car elles sont non seulement coexistantes, mais
absolument identiques.
C’est là que la logique nous trahit. Car logiquement rien ne
peut être à la fois vide et non-vide sous le même aspect.
On tombe quasi nécessairement dans le dualisme. Et du
dualisme dans le pessimisme. Aussi longtemps que nous
persistons à croire que nous sommes vraiment des entités
individuelles, nous ne pouvons que nous affliger des vicissi-
tudes de l’existence. Mais quand il apparaît soudain claire-
ment que ‘je’ n’est pas ‘je’, l’illusion vaine d’être des indivi-
dus, cette illusion responsable de toutes les frustrations.
tombe
La vacuité est là dans ton esprit et partout ailleurs. Ce qu’il
faut, c’est en faire l’expérience. Il existe de multiples et mul-
tiformes méthodes tibétaines pour réaliser une telle expé-
rience. Par exemple une très fréquente méditation du man-
tra suivant: ‘ La vacuité est l’essence de tous les dharmas
et moi-même je suis aussi de l’essence de la vacuité. ’ Ou
encore la méditation basée sur des représentations vi-
suelles. Il s’agit alors de choisir une série de symboles et
les visualiser aussi souvent et aussi nettement que pos-
sible. Progressivement, ces symboles se fondent l’un dans
l’autre. Le méditant se confond avec eux. Le processus se
poursuit jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus qu’un point minus-
cule. Celui-ci, à son tour, disparaît dans la vacuité.
L’expérience de la vacuité est l’expérience d’une libération.
Expérimentant la relativité et l’impermanence de toute
chose, de son propre moi, le mystique découvre les faux

246
attachements à des formes et à des idées vides. Dès lors,
rien ne pourra le dominer ou le retenir, ni cupidité, ni désir,
ni égoïsme, ni chagrin, ni peur. Il peut avancer librement
sur le sentier qui conduit à la pleine Illumination.
Quand on parle du face à face avec la Vacuité, on parle
d’une expérience infiniment sacrée, car la vacuité n’est rien
d’autre que la matrice de l’existence, la réalité ultime dans
laquelle le passé et l’avenir, le proche et le lointain, l’Un et
le Multiple sont transcendés et où plus rien n’obscurcit
l’éclat rayonnant du Vrai.

Nominalisme
Alors le vénérable Nagasena s’adressa ainsi au roi Milinda:
Comment êtes-vous venu ici ? A pied ? A cheval ? – Je suis
venu en char. – Alors, expliquez-moi ce qu’est un char. Le
timon est-il le char ? – Non, bien sûr. – L’axe est-il le char ?
Et les roues ? Et l’habitacle ? Et la hampe d’étendard ? Et
l’attelage ? Et les rênes ? Et l’aiguillon ? – Non, bien sûr. –
Est-ce quelque chose d’autre qui fait le char ? – Non, bien
sûr. – J’ai donc beau vous questionner, je ne découvre pas
de char. Le mot ‘char’ est plutôt un son vide. En parlant de
char, vous dites un mensonge; il n’y a pas de char !
Répondez donc, Majesté, si vous pouvez. Le roi Milinda ré-
pondit ainsi au vénérable Nagasena: Je ne dis pas de men-
songe. Le terme ‘char’ est une façon commode de compter,
de désigner, d’appeler, de nommer cet ensemble fait de ti-
mon, d’axe, de roues, d’habitacle, de hampe d’étendard. –
Votre Majesté comprend parfaitement ce qu’est un char.
C’est lorsque les éléments – l’axe, les roues, le cadre, le ti-
mon, etc. – sont assemblés d’une certaine manière qu’on
parle de quelque chose comme d’un ‘char’. Mais finalement

247
rien de tel n’existe lorsqu’on examine chacune des parties.
Il en va de même en parlant d’une ‘maison’, d’un ‘arbre’,
etc. 1
Qu'est-ce que le langage ? Un simple système de termes
en pure relation d'extériorité les uns avec les autres, sans
embrayage sur les choses réelles. Les désignations n'ont
qu'une valeur d'utilité pratique, dépourvus qu'ils sont de
toute signification. Les choses exprimables n'ont aucune
substance. Elles sont vides. De même est vide non seule-
ment le 'moi', mais aussi le 'non-moi' et même le 'moi-non-
moi'. Une fois qu’on a vu pleinement que les choses sont
vides, on n’est plus trompé. L’ignorance cesse. Les douze
rayons de la roue ne tournent plus.
L'ignorant qui n'a pas entendu la Doctrine. Qui ne s'est pas
exercé à la Doctrine perçoit la terre comme telle et, l'ayant
perçu comme telle, il en forge la notion 'terre' et, l'ayant for-
gée, il forge 'je suis la terre', 'je suis de la terre', 'cette terre
est mienne', et il s'y complaît.2
Puisque le vide domine les catégories bouddhiques, les dé-
finitions ne peuvent jamais être que flottantes et les distinc-
tions relatives. Les ‘contraires’ peuvent donc s’équivaloir.
Ainsi le nirvâna et le non-nirvâna. Le moi et le non-moi. Le
phénomène et le non-phénomène. Etc. Même la distinction
et la non-distinction.

Les concepts sont vides


Est significative pour l’ensemble du bouddhisme l’approche
suivante de l’Ecole Madhyamaka du Mahayana Indien. Les
concepts sont vides parce que le langage est simplement

1 Milipanda
2 Majjhimanikâya, I,1

248
un système interconnecté de termes qui ne saisissent pas
les choses réelles. Ces termes sont simplement en relation
avec d’autres. Celui qui reconnaît pleinement ce fait se li-
bère des pièges du langage et hâte sa libération.
Bien que les bouddhas aient parlé de durée, d’origine, de
destruction, d’être et de non-être, etc., ils l’ont fait pour se
faire entendre; ils ne l’ont pas fait en un sens absolu. Les
désignations n’ont aucune signification puisque n’existe ni
le moi, ni le non-moi, ni le moi-non-moi. Comme pour le nir-
vâna, toutes les choses exprimables sont vides d’existence
propre (svabhava). Puisque toutes les choses manquent
pareillement de substance, elles sont vides.
L’être ne peut naître puisqu’il existe. Le non-être ne peut
naître puisqu’il n’existe pas. Etre et non-être ensemble ne
peuvent naître à cause de leur hétérogénéité. En consé-
quence, ils ne peuvent ni perdurer ni disparaître. Sans l’un
il ne peut y avoir le multiple. Sans le multiple, il ne peut y
avoir l’un. Tout ce qui naît en dépendance est indétermi-
nable. Or la conscience se produit en dépendance des
sphères de la sensibilité interne et externe. C’est pourquoi
elle est vide comme les mirages et les illusions. Puisque la
conscience naît en dépendance d’un objet qu’on peut dis-
cerner, le discernable ne peut exister en lui-même. Puisque
le sujet conscient ne peut exister sans le discernable et
sans la conscience, il ne peut exister par lui-même.
Une fois qu’on a vu pleinement que les choses sont vides,
on n’est plus trompé. L’ignorance cesse et les douze
rayons de la roue, c'est-à-dire les douze états de la causali-
té en dépendance, ne tournent plus.

249
Aller au-delà
C’est à cause de son indifférence à toute sorte d’accomplis-
sement personnel, et en prenant appui sur la Perfection de
la Sagesse, qu’un Bodhisattva demeure sans couverture
de la pensée. En l’absence de couverture de la pensée, il
ne tremble pas, il a dépassé ce qui peut troubler, et il finit
par atteindre le nirvâna.
Le Bodhisattva n’atteint l’Éveil et ne devient un Bouddha
qu’en prenant appui sur la Perfection de la Sagesse. Tout le
reste est finalement inutile encombrement. Tous les Boud-
dhas du passé, du présent et du futur atteignent l’Éveil par
le développement de la Perfection de la Sagesse. ‘ Allé,
allé, allé au-delà, allé complètement au-delà. ’ Ô, quel
Eveil !
Sortir. Sortir du conditionné. Sortir de l'Inconditionné même.
Aller au-delà du monde phénoménal. Aller au-delà du nirva-
na même. Au-delà de toute distinction dualiste. Aller com-
plètement au-delà. En laissant derrière soi le concept
même de réalité. C'est en récitant constamment ce mantra,
en le mangeant, en le ruminant, qu'on finit par assimiler sa
signification profonde.

La révolution essentielle
Quelqu’un qui s’est mis en route sur le véhicule du Bodhi-
sattva devrait produire une pensée de cette manière: Quel
que soit le nombre d’êtres dans l’univers des êtres, quelles
que soient les formes d’êtres concevables qui sont conçus,
je dois mener tous ces êtres au nirvâna, à ce Royaume du
nirvâna qui ne laisse rien derrière. Il est précisé que sous le
terme 'être' sont compris ceux qui sont nés d’un œuf, ceux
qui sont nés d’une matrice, ceux qui sont nés de la moisis-

250
sure ou ceux qui sont nés miraculeusement, avec forme ou
sans forme, avec perception, sans perception, et avec ni
perception ni non-perception.
Le Bouddha parle ici du Bodhisattva qui mène toutes ces
classes d’êtres à 'ce Royaume du nirvâna qui ne laisse rien
derrière'. Et il ajoute: 'Cependant, quoique d’innombrables
êtres aient ainsi été menés au nirvâna, aucun être n’a été
mené au nirvâna.' – Et pourquoi ? – Si, chez un Bodhisatt-
va, la notion d’être existait, il ne pourrait pas être appelé un
Être de Bodhi. Car ne pourrait être appelé ainsi celui chez
qui existerait la notion d’un soi ou d’un être, ou la notion
d’une âme vivante ou d’une personne.
En rencontrant ce que nous appelons des êtres, nous for-
mons la notion ou le concept, d’un soi, d’une âme vivante,
d’une personne ou d’un être existant objectivement. Un
être permanent, repérable, identifiable et séparé. Une telle
notion est erronée aussi bien du côté des 'dharmas' du Hi-
nayana que de la 'sûnyata' du Mahayana. Cette notion d’un
être est simplement une interprétation erronée des faits de
notre existence. Les êtres n’existent pas, nous n’existons
pas. C’est l'évidence fondamentale du sûtra du Diamant.

Où reste la logique ?
La doctrine de la sûnyata transcende la pensée rationnelle.
La base de la logique traditionnelle, aussi bien en Orient
qu’en Occident, est la loi de la non-contradiction. Une
chose ne peut pas être A et non-A en même temps. Le Sû-
tra du Diamant affirme cependant qu'une chose est elle-
même, car elle n’est pas elle-même. Elle est ce qu’elle est
parce qu’elle n’est pas ce qu’elle est. Elle est A parce
qu’elle n’est pas A. La Perfection de la sagesse ne tient au-

251
cun compte des lois irréfutables de la logique. C'est ainsi
que notre intellect oscille entre des affirmations contradic-
toires, essayant en vain de déterminer laquelle d’entre elles
est vraie, et incapable de concevoir une dimension dans la-
quelle les opposés sont identiques. Cette dimension est
précisément celle de la vacuité.
Pour le Mahayana, l’affirmation est impensable sans la né-
gation. Le nirvâna n’existe donc qu’en relation avec le sam-
sara. Il est donc dépendant, donc conditionné, donc vide.
Toutes les choses, qu'elles soient conditionnées ou Incon-
ditionnées, sont vides. Elles ne sont donc pas différentes
les unes des autres. Le Mahayana peut donc affirmer non
seulement la vacuité de tous les dharmas, mais aussi
l’identité de tous les dharmas.
La raison, si pertinente dans les affaires de la vie courante,
est impuissante face à la réalité ultime. Dans l'espace de la
vacuité la raison doit rester loin derrière. Il ne s'agit pas d'ir-
rationnel. La sagesse transcendantale se développe en
transcendant la logique, au-dessus de la raison et non pas
au-dessous.

Qohélet
Cet étrange livre du troisième siècle avant Jésus Christ que
comprend aussi la Bible. Tout est vanité... Rien de nouveau
sous le soleil... L’éternel retour trouverait-il donc aussi sa
place dans la Révélation ? Comment un tel écrit a-t-il pu
trouver place dans le corpus de la Bible ? Pourquoi a-t-il
été intégré en son canon ? Peut-être faut-il distinguer ici
entre ‘ce que’ ce livre dit et le ‘sens’ qu’il prend dans le tout

252
du message. Et s’il parlait essentiellement par antiphrase ?
Et si cette antilogie n’était que dialectique antithèse à dé-
passer ? Comme pour dire: Tout est vanité, certes. Mais de
ce côté-ci des apparences seulement. Et quid de l’autre
moitié ?

253
254
7
Personne

Qu’est-ce que le moi ? Dans l’espace bouddhique, face à la


vacuité absolue il ne peut rester qu’un ‘je’ illusoire, fonda-
mentalement une évanescente illusion. Dans l’espace chré-
tien, au contraire, le ‘je’ personnel, la personne, est réalité.
Réalité essentielle. Réalité centrale. Déjà, Dieu se révèle
comme JE. Un "Je suis" absolu , origine absolue de tout. Il
se révèle même comme Trinité, un seul Dieu en trois per-
sonnes.
De l’absolue Personne de ce Tout Autre divin il est impos-
sible de nous faire une idée claire et distincte. Il fallait que
nous soyons révélés nous-mêmes à nous-mêmes par Dieu
pour qu’à travers cette révélation il soit lui-même révélé.
Créés à son image et à sa ressemblance, c’est en nous re-
gardant que nous pouvons donc voir Dieu. A la limite. Par
analogie.
En alliance avec Dieu, en communion avec lui, l’homme est
ainsi révélé ‘divin’ à sa manière. C’est-à-dire ‘Je’ personnel,
liberté créatrice, autonomie responsable, source d’amour,

255
générateur de communauté, constructeur d’un monde...
La réalité personnelle se comprend sans doute mieux face
à sa négation dans le bouddhisme qui, pourtant, à sa ma-
nière, la met aussi en lumière en contre-point.

Esprit

Tout commence avec l’esprit. L’Esprit est là avant que tu


puisses en avoir la moindre idée. Une présence. Comme le
soleil est là avant le premier germe de vie sur terre. Une
présence énergétique. Source chaude face à un ‘puits froid’
pour que soit cette différence de potentiel. La source
chaude de tes énergies spirituelles, c’est l’Esprit. Tu peux
ignorer ta source chaude. Elle, elle ne t’ignore pas. Sous
peine de mort !
Toutes les philosophies du monde balbutient autour du
mystère de l’esprit. Les réponses qu’elles peuvent donner
restent trop souvent prisonnières des tautologies. Là où
notre esprit est incapable de rendre raison de lui-même,
nous savons, par don d’intelligence, par Révélation, d’où il
vient et d’où lui viennent ses merveilleuses possibilités. Du
Souffle divin qui lui insuffle vie depuis les origines en créant
l’homme à son image et à sa ressemblance.
Contre tous les naturalismes, contre tous les psycholo-
gismes, contre tous les pragmatismes, la pensée rend té-
moignage à elle-même qu’elle est moins et plus qu’une
fonction simplement vitale. Qu’elle est autre que tout ce
que nous avons en partage avec l’animal. Qu’elle est diffé-
rente d’un simple ajustement pragmatique au monde tel
qu’il est, en vue de sa meilleure utilisation possible. Qu’au-
delà de sa continuité avec la nature, elle est engagement

256
dans un mouvement d’incessant dépassement, exode vers
l’autre.

Des ordres différents


Tout est esprit. Tout n'est qu'esprit. Tout est matière. Tout
n'est que matière. Monisme spiritualiste ? Monisme maté-
rialiste ? A l’encontre des approches monistes, idéalistes ou
matérialistes, il faut tenir la dialectique. Considérer le réel
total en tension entre des polarités contraires qui s’af-
frontent. L’esprit devient alors l’autre qui provoque le même
vers son dépassement. La question de sa réalité 'substan-
tielle', de son ‘ce que’ substantiel, devient secondaire
lorsque l'esprit est conçu comme un acte dynamique.
Pour que l'esprit soit, il lui faut une épaisseur à traverser,
une résistance à vaincre. La matière est cette épaisseur et
cette résistance. L'esprit s'affirme à travers elles. Il s'affirme
à tous les sens du mot. C'est-à-dire qu'il proteste de son
existence. C'est-à-dire il se rend ferme, solide, fondé.
Pour provoquer ‘réellement’ et efficacement le même de la
nature comme le fait cet autre que nous appelons esprit, il
faut bien que cet ‘autre’ ait une ‘réalité’ au moins aussi per-
tinente. Or cette réalité s’impose avec puissance. Le grand
‘protestant’ au cœur de l‘homo animalis ne peut pas être
simplement idéel. Il ne s’oppose pas simplement comme
une idée qui contredit une autre idée, mais sa protestation
transforme ‘réellement’ du ‘réel’. Sa contradiction n’est pas
simplement logique, mais ‘réellement’ efficace. Cette affir-
mation à travers une contradiction agit comme une ‘réalité’
dans les profondeurs du ‘physique’ de l’homme. L’esprit
s’expérimente comme puissance de domination de l’homo
animalis. Cette énergie s’impose aussi fort, souvent même

257
plus fort, que celle du corps. Sa force est capable de se
faire ‘violence’.
Cette dynamique ‘réelle’ est celle d’un ‘je’. La puissance
d’une ‘réalité’ personnelle qui résiste à la ‘chosification’ et
‘veut’ d’une volonté qui peut être plus forte que la vie et que
la mort. J’expérimente en moi l’esprit non seulement
comme une résistance, mais comme un résistant.

L'esprit dit 'non'


D’un plein, quel qu’il soit, clos dans sa plénitude, jamais
rien d’autre ne peut surgir. La nouveauté autre n’est pos-
sible qu’à travers un vide béant au cœur de ce plein. Si le
"même" n’est pas éclaté par l’"autre", il ne reste que lui-
même et jamais rien d’autre ne sera. La traversée de la dif-
férence est accroissement. L’affrontement d’altérité enrichit.
A travers la distance, une plus authentique proximité se
gagne. C’est à travers la rupture qu’advient la plénitude.
C’est en surmontant une opposition que la position se
consolide. C’est dans son passage à travers la négation
que l’affirmation accède à sa vérité.
L’esprit est 'anti'-thèse. Il commence par dire ‘ non ’. ‘ Pro-
tes-tant ’ au cœur de l’homo animalis. L’homme ne devient
homme qu’à travers cette protestance. Tout est donné en
ce ‘ non ’. Tout reste à conquérir et à se déployer. Progres-
sivement. Dialectiquement. Si le ‘ même ’ jamais ne dit non
à lui-même, jamais rien d’ ‘autre ’ ne sera. S’il refuse de
s’ouvrir à l’autre, de l’affronter, de le traverser, il ne restera
éternellement que lui-même. Clos en soi. Piégé, fut-ce en
sa perfection. C’est la faille qui le sauve de lui-même. C’est
la béance qui l’ouvre à l’autre possible. C’est sa vulnérabili-
té qui lui donne chance d’altérité.

258
S’ouvrir à l’autre et l’étreindre. Mourir dans cette étreinte
pour surgir nouveau. Et ne se boucler pas sur ce nouveau
même. Mais encore s’ouvrir. Affronter encore l’autre. Et
l’autre de l’autre. Infiniment.
L'esprit est là où il n’est pas. Il n'est pas dans un plein, mais
dans un vide. Un vide qui traverse un plein. L'esprit est
béance. Il ne se ‘définit’ pas. N’est jamais définissable que
le ‘ce que’ d’une essence substantielle. Mais le ‘ce que’ de
l’esprit demeure évanescent. Il reste le ‘que’ béant de l’acte
de son surgissement.
C’est sans doute ici que les chemins divergent. A l’encontre
de l’idéalisme bouddhiste vient insister une réalité étran-
gère à l’idée. La matière... La corporéité... Avec l’émer-
gence de la personne surgit l’impossible. Une ‘chair’ spiri-
tuelle. Un ‘esprit’ charnel.

A travers un corps
Quand je dis ‘je’... Puis-je être ‘je’ sans corps ? Puis-je
m’identifier sans mon corps ? Que suis-je sans mon
corps ? Nous n’avons aucune expérience d’un ‘je’ sans
corps. Je peux à la limite me concevoir avec un corps
seulement virtuel, mais ce corps virtuel n’est pas sans mon
corps réel ! L’esprit est concrètement là où je dis ‘je’. La
‘personne’ que je suis s’identifie avec le retentissement ver-
tical de l’esprit à travers MON corps propre.
Séparer le corps et l’âme relève d’une problématique
païenne. Pour l’approche judéo-chrétienne, dans la Bible,
l’homme est fondamentalement un. Jamais l’homme n’est
envisagé sans corps. Il n’est jamais question d’immortalité,
mais de résurrection. Et même de résurrection de la chair,
signifiant le nouveau surgissement créationnel de tout

259
l’homme, corps et esprit. Etrange animal spirituel que
l’homme. Et combien merveilleux...
Coupez le cerveau en aussi petites portions que vous vou-
lez, jamais vous ne trouverez l’organe de la pensée ! Vous
ne trouverez probablement que le ‘support’ matériel de l’es-
prit, quelque chose comme sa ‘béquille’. L’esprit, lui, est
ailleurs. Son centre est partout. Sa circonférence n'est nulle
part. Il surgit dans la ‘béance’ des réalités simplement bio-
logiques. Il est ‘entre’. Il est ‘à travers’. A travers le cerveau.
A travers le corps. A travers tout le corps.

260
L'esprit surgit dans les interstices de la matière. Il surgit à
travers le corps. Mais pas hors du corps. Qu’est, en effet,
l’esprit sans le corps ? Penser ne va pas sans fatigue ni
sans retentissement corporel. La pensée peut rendre le
corps malade comme le corps malade peut la perturber.
L’esprit s’expérimente physiquement. L’activité spirituelle
est vécue et sentie à travers la corporéité. Aussi l’esprit ne
s’expérimente-t-il pas autrement que comme esprit incarné.
Le corps, tout le corps, est ainsi comme l’instrument de
l’esprit. Un instrument polyvalent incroyablement expressif.
Le corps vibre à l’unisson de l’esprit. C’est à travers le

261
corps que l’esprit chante, sourit, accueille ou se retire. C’est
à travers le corps que l’esprit se fait savant ou technicien,
capable de scruter la matière et de la transformer.
L’esprit traverse le corps verticalement. Par lui le corps,
médiateur entre l’horizontalité et la verticalité, expérimente
sa béance et son ‘ouverture’ sur autre chose que lui-même.
Par lui le corps vit sa transcendance. Jusqu’où ne vont pas
ses profondeurs ? Jusqu’où ne vont pas ses hauteurs ?

L’esprit 'inter'-vient
L’esprit n’est pas ‘dans’. Il n’est pas non plus ‘autour’. Il est
‘à travers’. Les innombrables efforts, inlassablement réité-
rés, de trouver à l’esprit un ‘siège’, un ‘centre’, un ‘organe’
ou une circonvolution d’organe, se sont tous soldés par un
échec. Pourrait-il en être autrement ? L’esprit n’est pas un
‘objet’ logeable. L’esprit est une dynamique qui traverse
l’humain de part en part. Sans doute faut-il ajouter: une dy-
namique irrécupérable.
L’esprit ne traverse pas seulement les corps. Le champ
qu’il traverse est large comme l’esprit lui-même. Traversée
des particularités vers l’universalité. Traversée de la confu-
sion vers la clarté. Traversée de la subjectivité vers l’objec-
tivité. Traversée de la dispersion vers l’unité. Traversée de
l’incohérence vers la cohérence. Traversée de la complica-
tion vers la simplicité. Traversée de l’absurde vers le sens.
Traversée de l’in-différence vers la différence...
L’esprit est béance qui ne peut être appréhendée qu’en
béance. Une plénitude vide. Un vide plein. Proprement in-
saisissable. Il n’est nulle part en particulier. Il agit partout en
même temps.

262
Incarnation

L’homme judéo-chrétien reste inintelligible sans cette unité


qui trouve sa pointe extrême dans la foi en la ‘résurrection
de la chair’. Derrière des expressions qui semblent parfois
dichotomiser l’humain, le ‘dualisme’ n’est jamais ontolo-
gique, mais simplement méthodologique. On pourra appe-
ler cela ‘matérialisme’ tant qu’on voudra, mais, en perspec-
tive chrétienne, la corporéité de l’humain est absolue. Elle
est même éternelle.
L’âme prend corps... Le corps épouse l’esprit... La réalité
spirituelle s’expérimente en même temps charnelle. Et la
dimension charnelle, spirituelle. Le corps se vit comme un
microcosme traversé par la béance. Il se fait médiateur
entre l’horizontale et la verticale.
Pourrais-je être ‘Je’ sans corps ? Sans ‘mon’ corps à tra-
vers lequel je m’identifie. Nous n’avons aucune expérience
possible d’un ‘je’ sans corps. Je peux, à la limite, me
concevoir avec un corps seulement virtuel, mais ce corps
virtuel n’est pas sans mon corps réel !
L’esprit se dit ‘je’ à travers un corps. A travers ‘mon’ corps.
Cet esprit qui refuse la définition et ne veut être qu’à tra-
vers.

263
La personne
Chaque fois qu’un ‘je’ se dit, émerge une présence origi-
nale. La personne est cette émergence. Il s’y célèbre l’al-
liance du ‘dehors’ et du ‘dedans’. La communion entre
l’âme, l’esprit et le corps, Le ‘cœur’ est l’instance de cette
communion. Le ‘cœur’, loin d’être une ‘partie’ d’un tout, est
ce ‘tout’ lui-même en tant qu’il s’exprime dans la réalité de
notre condition d’incarnation.
L’âme prend corps... Le corps épouse l’esprit... La réalité
spirituelle s’expérimente en même temps charnelle. Et la
dimension charnelle, spirituelle. Le corps se vit comme un
microcosme traversé par la béance. Médiateur entre l’hori-

264
zontale et la verticale. La personne est âme incarnée. L’es-
prit devenu ‘je’. Le ‘cœur’ en est le centre.
Le ‘cœur’ est l’absolue réconciliation de mon âme, de mon
esprit et de mon corps. Dans l’unité du ‘moi’. Il signifie l’es-
sentielle unité de toutes les composantes et de toutes les
‘puissances’ (ou potentialités) de l’homme. Corporelles,
psychologiques, intellectuelles, spirituelles, sociales, cultu-
relles... Toutes s’y enracinent et y puisent leur sève.
La personne surgit dans l’étreinte du charnel et du spirituel.
Elle célèbre l’alliance du ‘dehors’ et du ‘dedans’, la commu-
nion entre l’âme, l’esprit et le corps. Alors que l’individu ne
représente qu’un sous-multiple intervertible d’une espèce
naturelle, la personne est existence unique et irrempla-
çable, non pas abstraction de l’espèce, mais concret abso-
lu. Emergence comme nouvelle autonomie dans l'ordre du
gratuit.
Le spécifique humain n’est pas en continuité de part en
part. Il est en rupture. Essentiellement sous les espèces de
la personne. Ce n’est pas le « on’ mais la ‘ personne ’ qui
dote l’humain de son sens existentiel. Celui-ci ne peut venir
que d’une liberté personnelle où se décide l’humain.
La personne surgit là où l'animal humain ne se boucle pas.
Elle fait irruption en béance, réfractaire aux classifications
et aux étiquettes. Parce qu'elle est essentiellement liberté.
Elle se manifeste souvent là où on l'attend le moins. Liberté
personnelle. Donc altérité en infini renouvellement. Donc
création permanente de nouveauté. Donc aussi imprévi-
sible – et parfois scandaleuse – originalité.
La rencontre entre personnes – avec un tout petit enfant
déjà – ne peut pas ne pas être empreinte de ces béances
réciproques. La connaissance de l'autre reste en sus-

265
pens sur l'incertitude et le risque d'incompréhension. Le
non-dit marque les échanges. Les engagements mutuels
sont sujets à révision. Les fidélités promises peuvent être
soumises aux fluctuations du temps... La confiance... Un
pari qui enjambe un infini.

Originaire relation interpersonnelle


Devenir homme est impossible sans la rencontre avec
l’autre. L’émergence de ‘ soi ’ à partir d’un ‘ nous ’, si elle se
manifeste génétiquement et historiquement, est d’abord es-
sentielle. L’humanité de l’homme se définit par sa relation
avec l’autre. L’engendrement de l’humain se fait dans une
communauté gestatrice d’humanité.
Cette communauté est immédiatement la communauté hu-
maine. Une réalité spécifique et originale, radicalement dif-
férente de la société animale. Elle est à la fois plus et autre
que l’ensemble des individualités qui la composent, sans
lesquels, pourtant, elle ne serait pas.
Quelle est cette spécificité ? C’est d’être relationnelle. Elle
est d’abord relation. Relation absolument originale par rap-
port à tous les autres types de relations.
L’expérience de la relation interpersonnelle est originaire.
Elle ne peut s’expliquer à partir d’aucune autre expérience
parce que toute expérience déjà la suppose. Elle se donne
avant tout ce qui à partir d’elle peut se donner. Elle se vit
comme la douce chaleur gestatrice de la matrice de l’hu-
main. Un être incapable de vivre cette relation originaire ne
peut que rester en marge de l’humanisation. La possibilité
d’entrer en relation interpersonnelle est une condition sine
qua non de véritable humanisation.

266
Le mystère personnel
La personne ne se démontre pas; elle se montre.
La personne ne se définit pas; elle est hors de.
La personne est dissidence.
La personne n’est pas règle, mais exception.
La personne refuse le masque du per-sonare.
La personne est là où l’homme passe infiniment l’homme.
La personne est en route.
La personne ne se confond pas avec l’individu.
La personne est dans le dépassement de l’individu.
La personne étreint le charnel et le spirituel.
La personne dit non à l’hypothalamus.
La personne est imprévisible.
La personne n’arrive jamais à faire le tour complet
de sa propre énigme.
La personne est incessant commencement.
La personne est création continue.
La personne n’est jamais épuisée par ce qui l’exprime.
La personne n’est jamais asservie
par ce qui la conditionne.
La personne est unique et irremplaçable.
La personne respire la grâce.
La personne est absolument inutilisable.
La personne résiste aux manipulations.
La personne refuse les mimétismes.
La personne n’est jamais absolument seule.
La personne se sait en communion.
La personne appelle la rencontre.
La personne grandit en réciprocité.
La personne a mal au cœur de l’autre.
La personne sait que tout homme
vaut toujours plus que son péché.
La personne refuse le scandale pour sauver.

267
La personne n’est jamais méprisable
même si sa caricature risque de l’être.
La personne ne contourne pas l’autre blessé.
La personne décolle les étiquettes.
La personne s’accomplit en pardonnant.
La personne livre les identités à la différence.
La personne assume les oppositions pour les dépasser.
La personne saisit les chances de la différence.
La personne affronte les défis
comme une urgence au dépassement.
La personne veut être libre ‘ avec ’ et non pas ‘ contre ’.
La personne ne craint pas de penser ‘ devoir ’
avant de penser ‘ droit ’.
La personne refuse une liberté
payée au prix d’un esclavage.
La personne trouve d’abord des excuses pour l’autre
avant d’en chercher pour soi.
La personne refuse de briser la violence par la violence.
La personne revendique peu et conteste infiniment.
La personne sait se salir les mains.
La personne se méfie des facilités.
La personne ne prononce le mot ‘ bonheur ’
qu’avec une infinie pudeur.
La personne reste optimiste
au-delà des raisons d’être pessimiste.
La personne reste calme derrière ses énervements.
La personne espère au creux de la désespérance.
La personne ne confond jamais les moyens avec les fins.
La personne détermine l’ ' avoir ’ en fonction de l’ ‘être ’.
La personne a horreur du plein.
La personne est réfractaire aux compromissions.
La personne n’est pas nostalgique de l’éternel retour.
La personne est lucide sur les clôtures.

268
La personne témoigne des béances du monde.
La personne a le sens des incarnations.
La personne manie les abstractions avec le sourire.
La personne reste réfractaire aux effets de masse.
La personne sait être ailleurs.
La personne pressent que le dernier mot est à Agapè.
La personne se sait engagée dans un dessein.
La personne accepte les limites.
La personne ne fuit pas l’utopie.
La personne respire l’humour.
La personne ne demande pas de comptes.
La personne est réfractaire aux clôtures.
La personne est ce qui en l’homme ne vieillit pas.
La personne est ce vers quoi sans cesse elle se convertit.
La personne s’accomplit dans le choix de valeurs
qui valent plus que la vie.
La personne ne craint pas de se trouver en se perdant.
La personne est riche de ce qui lui reste dans la nudité.
La personne est habitée par l’audace de l’impossible.
La personne reste en grande proximité
avec l’enfant qu’elle ne cesse de rester.
La personne existe plus qu’elle n’insiste.
La personne rompt les solitudes du monde.
La personne est en communion avec l’absolu ‘ Je Suis ’.
La personne se laisse provoquer.
La personne est un absolu au cœur de la contingence.
La personne est fille d’Agapè.
La personne est grâce incarnée.

L'homme passe l'homme

Face au ‘ mental ’ bouddhique désincarné, l’approche chré-

269
tienne souligne la réalité charnelle de l’esprit comme ‘ per-
sonne ’. Une vision chrétienne de la personne ne peut pas
ne pas commencer par l’incarnation qui, dans l’étreinte de
l’esprit et du corps, lui donne naissance. Une réalité biolo-
gique s’ouvre ainsi béante à l’infini.
Ici, la conception chrétienne de la personne peut rencontrer
de façon étonnante la vacuité bouddhique. A condition ‒
faut-il le rappeler ? ‒ de ne pas oublier l’essentielle diffé-
rence entre ‘ vacuité ’ et ‘ béance ’.

Béance
Aucune boucle, ni matérielle, ni mentale, ni intellectuelle,
ne saurait boucler l'humain sur l'humain. Bien qu'il soit un
être en très grande continuité avec le ‘ il y a ’ naturel,
l'homme, pourtant, ne devient réellement compréhensible
qu’en rupture avec lui.
L’animal a cette extraordinaire faculté d’être complètement
chez soi dans le donné naturel auquel il dit en quelque
sorte un ’oui ’ absolu. L’homme, lui, est un animal bizarre
que l’animalité n’arrive pas à contenir. L’animal est fait pour
l’équilibre, l’homme pour le dépassement. L’homme, fils du
‘non’, ne peut rester qu'un animal frustré. Irrémédiable-
ment.
L’homme est un être paradoxal. Il est en rupture d’intelligi-
bilité et en rupture d’être. Le spécifique humain est propre-
ment une aberration. Une contradiction de la logique.
L'homme est visiblement le seul être de la nature qui ne
soit pas simplement de la nature. Et il le sait.
Et d'emblée face à une gigantesque question existentielle.
Trouvons-nous notre plénitude en la ramenant à notre me-
sure en immanence ? Ou bien la trouvons-nous en nous

270
laissant provoquer par la démesure de l'Autre ?

En verticale béance
L’homme est un animal qui a mal à son animalité. Un ani-
mal ouvert sur une autre dimension. Un animal traversé par
la verticale. L'homme n'existe authentiquement que dans
l'abrupt de sa verticale béance... L’humain, l’humain au-
thentique, est ailleurs, plus loin, plus profond que les faciles
superficies dans lesquelles nous risquons sans cesse de le
cantonner. L’ordre du ‘même’ n’épuise pas, et de loin, la to-
talité.
L’humain est béant sur un ordre qui n’est pas celui des évi-
dences quotidiennes qui règnent en superficie. Là, les eu-
phories vont au maximum d’être, d’avoir et de paraître. En
profondeur, par contre, s’ouvre l’infini ordre de la béance.
Ici d’autres ‘valeurs’ ont cours. Le non-être, le non-avoir, le
non-paraître riches d’une infinie plénitude.
Il faut noter qu’à l’encontre d'autres mystiques, un Tauler ne
privilégie pas la montée acuminale mais la descente abys-
sale. L’essentiel n’est pas de ‘ monter’, mais de ‘ des-
cendre ’. La raison profonde de ce mouvement ne peut se
trouver que du côté d’Agapè et de la Kénose.
La traversée verticale se profile entre d’ultimes hauteurs et
d’ultimes profondeurs. L’accent peut être mis sur les unes
ou sur les autres. Insondable altitude ou culminante profon-
deur, à l’infini l’extrême acuminal et l’extrême abyssal se re-
joignent et coïncident. Tour à tour ou en même temps, ils si-
gnifient la grande différence par rapport à l’horizontalité du
milieu, l’ultime mystère divin en l’homme.
En régime chrétien, cette verticale n’est pas seulement
orientation ou projection. Elle est ontologique dimension

271
d’être. Elle hiérarchise les constitutions anthropologiques,
et parmi elles, en dessous ou au-dessus d’elles, structure
une instance capable de Dieu. Il est à craindre que nos évi-
dences contemporaines ne puissent plus suivre. Ne ta-
blent-elles pas sur la radicale finitude, la stricte immanence
et la totale clôture de l’humain ? Reste un ‘je’, simplement
virtuel, apparition épiphénoménale d’un ‘ça’ logé en cul-de-
sac.
L’aventure spirituelle se joue donc sur la verticale abyssale.
Dans la béance. Cette verticale abyssale détermine la
structure anthropologique de l’être humain. Du haut vers le
bas. De l’extérieur vers l’intérieur. De la périphérie vers le
centre. Vers ce fin fond mystérieux désigné tantôt comme
‘Royaume secret’, ‘Désert intérieur’, ‘Divine ténèbre’,
‘Abîme caché’... L’absolu point de gravité.

Béance mystique
La béance mystique s'ouvre dans la fissure de l’être. La
voie propre de la mystique est négative. A l’encontre de nos
instincts et de notre logique il s’agit de faire le vide, le vide
à tous les sens du mot et sous tous les aspects du pos-
sible, pour atteindre la plénitude. Ascèse. Purification. Dé-
tachement. Dépouillement. Oubli. Silence. Béance. Néant.
Un profond tropisme, quelque chose comme un secret ins-
tinct divin vers sa dimension essentielle, appelle l'humain
vers l'Autre. La ‘vocation’ spirituelle n’est pas une question
de chapelle ni de sacristie, mais de simple humanité. Le
profond appel de chaque homme est de totale humanité,
d’humanité d’avant la grande schizoïdie, de divine
humanité. Telle que créée à l’image et à la ressemblance
de Dieu. Telle que rassemblée dans le plérôme christique.

272
Cet appel prend voix d’homme. Il prend voix de Dieu. Dans
l’Incarnation du Verbe. Il se fait clameur, en nous, de
l’Esprit qui crie "Abba !" et atteste que, loin d’être orphelins,
nous sommes de race divine et de famille Trinitaire. La
mesure de l’homme n’est donc pas l’homme, mais la
démesure. Nous sommes créés pour des choses
démesurément grandes.
Dès lors l’homme ne peut pas ne pas tomber. Il porte en soi
une ‘inclination éternelle’, disons quelque chose comme
une gravitation ou un tropisme vers son éternelle origine. Il
suffit de ne pas se crisper et de se laisser tomber... Cette
approche est à sa manière révolutionnaire ! Il n’y est pas
question de fuite vers les hauteurs d’une ‘transcendance’
stratosphérique. Au contraire, c’est en son extrême ‘imma-
nence’ que l’âme est appelée. Et c’est là qu’elle trouve Dieu
et se trouve elle-même en vérité

Descendre
Le mystère de Dieu commence, pour toi, avec ton mystère.
L'absolue transcendance rejoint ici l’absolue immanence.
C’est l’homme, en effet, qui est cet abîme qu’appelle
l’Abîme divin. Le mystère de Dieu commence pour lui avec
son propre mystère qui est toujours, déjà, plus que le sien,
embarqué là où l’humain n’est plus tout seul maître à bord
de lui-même.
Dans les extrêmes profondeurs abyssales, l’Autre appelle.
Selon la parole du psaume 41 Abyssus abyssum invocat.
L'Abîme appelle l'abîme. L’autre Abîme, l’Abîme divin, t’ap-
pelle en ton abîme. L’évidence des choses que tu quittes
est bien portante. Celle des choses que tu dois trouver est
toujours évidence crucifiée. Il te faut traverser des éten-

273
dues obscures et sauvages. Il te faut traverser ta propre
angoisse. Tu iras de déchirement en déchirement. La terre
promise n’est que plus loin en avant.
Descends simplement... Cherche Dieu à la verticale de toi-
même. Franchis tes distances intérieures. Tu te livres à ta
vérité profonde. Tu te livres à l’Autre. Tu crois tomber dans
le vide. C’est une mystérieuse présence qui t’accueille.
C’est Dieu que tu rencontres en traversant ta distance.
Tu es trop grand pour ne t’appartenir qu’à toi-même ! Tel
est le radicalisme théocentrique de cette mystique qui
prend si violemment nos schizoïdies modernes à contre-
courant. Descendre... Descendre dans tes profondeurs
transcendantes. T’abandonner au vertical mouvement qui
te livre à l’Autre. Qui te livre en même temps à ta vérité pro-
fonde. Dès que tu commences ta descente, cependant, se
présentent mille raisons de ne pas descendre.

Laisse-toi tomber
Tu ne peux pas ne pas tomber en Dieu. C'est quasiment
physique comme un tropisme ou une pesanteur. Selon une
gravitation quasi ‘naturelle’, Dieu tombe en l’homme et
l’homme tombe en Dieu. Pourquoi, alors, le fin fond du
‘cœur’ ne garde-t-il pas ouverte sa ‘native’ béance ? Pour-
quoi ne tombons-nous pas spontanément en sainteté ? La
raison profonde tient aux encombrements. Elle tient surtout
à l'orgueil.
De cette intériorité béante sur Dieu, saint Augustin livre, à
travers ses ‘Confessions’, la très profonde expérience de
l’âme vivante avec son Dieu vivant. Ce Dieu qui appelle
avant que je ne l’appelle. Ce Dieu qui est déjà là avant que
je ne l’invoque. Ce Dieu qui est plus intérieur à moi que je

274
ne suis à moi-même...
Cette intériorité verticale n’est pas le petit monde fermé de
tes intimités. Elle est un abîme insondable. Elle est un uni-
vers infini. Ton mystère, cependant, est déjà plus que tien.
Ton mystère est embarqué là où tu n’es plus tout seul
maître à bord de toi-même. Là où tu n’existes profondé-
ment que dans la traversée de toi, la traversée de ta plus
profonde différence, dans la béance de ton même vers
l’Autre. En tes extrêmes profondeurs abyssales, l’Autre ap-
pelle. Selon la parole du psaume 41: l’Abîme appelle
l’abîme. L’autre Abîme, l’Abîme divin, t’appelle en ton
abîme.
Dès que tu commences ta descente se présentent mille rai-
sons de ne pas descendre. L’évidence des choses que tu
quittes est bien portante. Celle des choses que tu dois trou-
ver est toujours évidence crucifiée. Il te faut traverser des
étendues obscures et sauvages. Il te faut traverser ta
propre angoisse. Tu vas de déchirement en déchirement.
Pour accéder à l’homme essentiel, il n’est pas d’autre che-
min que la voie négative. Plus tu te quittes, plus tu te re-
trouves. Autrement. Et très certainement de façon plus au-
thentique. Il faut quitter ton déploiement dans les grandes
largeurs faciles du monde. Il faut quitter ta dispersion et tes
divertissements dans l’opulence de surface. Il faut quitter
tes euphories unidimensionnelles. Il faut quitter tes posses-
sions et tes dominations dans la multiplicité mondaine. Il
faut quitter tes évidences phénoménales. Il faut quitter les
enfermements de ton vouloir schizoïde.
Il est impossible que de l’immanence bouclée en stricte im-
manence puisse sortir autre chose que du tautologique trop
humain. Il faut à l’homme plus que l’homme pour devenir

275
vraiment humain. Il lui faut l’Autre. Il lui faut la grande Diffé-
rence verticale. Il lui faut Dieu.

Fin fond

L’espace de la béance s’ouvre à la verticale dans les pro-


fondeurs de la réalité personnelle.
Le ‘fin fond’ de mon être est essentiellement une réalité ex-
périmentale, donnée immédiate de l’expérience spirituelle-
le elle-même. Il s'expérimente dans la jointure du corps, de
l'âme et de l'esprit. Là où le fond humain est ouvert sur le
fin fond divin qui le porte et le fonde. Il ne se découvre donc
pas en superficie.
Ce 'fin fond', véritable noyau de mon ‘je’, n'est cependant
pas une réalité substantielle. Il s'ouvre dans la béance du
physiologique et même du psychologique. Il est dynamique
orientation fondamentale et fondatrice de la personne.
Quelque chose comme un souffle. Le souffle divin partagé
dans l'acte créateur lorsque Dieu crée l'homme et la femme
"à son image et à sa ressemblance"
Par nature, naïvement, tel qu’il sort du souffle de Dieu, le
'fin fond' est bien et parfaitement orienté, en profonde fidéli-
té à la grande spiration des origines. Immédiatement ce-
pendant, dès le début de l’aventure humaine, l’infidélité le
guette. Il est comme affecté par la rupture de l’Alliance qui
pourtant le constitue si fondamentalement. Cette faille dans
son originelle bonne orientation, cette possibilité perma-
nente de perversion radicale, loin de tenir à une nécessité
fatale, s’identifie au mystère originaire de la liberté humaine
avec son déroutant et inquiétant mysterium iniquitatis.

276
Malgré la faille, ce 'fin fond' reste la ‘source chaude’ de
notre dynamique spirituelle, riche d’une réserve d’énergie
résiduelle qui lui reste de son originaire surgissement créa-
tionnel.

Gemut
Par 'Gemüt' le mystique Tauler désigne en quelque sorte la
synergie au cœur de l'homme des instances capitales. Là
où l'humain se divinise et où le divin s'humanise. Là où l'es-
prit prend corps et où le corps épouse l'esprit.
La réalité que Tauler désigne par ‘ gemüt’, est identifiée de
diverses manières par la mystique chrétienne depuis saint
Paul. Au quatorzième siècle, elle se trouve en outre éclai-
rée par une longue réflexion philosophique et théologique
précédente. Néoplatonisme et augustinisme auront sans
doute été les protagonistes de la mise en lumière de cette
étincelle divine à la fine pointe de l’âme.
Une puissance quasi divine. Johannes Tauler qualifie le
‘gemüt’ de divin. C’est ainsi que l’homme s’élance avec son
‘gemüt’ dans "l’abîme divin dans lequel il était en son état
d’incréé". Car "l’homme, avant sa création, était de toute
éternité en Dieu". Il y était en quelque sorte "Dieu en Dieu".
De telles fortes expressions rendent un ton singulièrement
néo-platonicien. Vont-elles jusqu’à mettre en question la
fondamentale vérité chrétienne de la création de tout
l’homme, corps et âme, à partir de rien ? Ce serait certaine-
ment trahir gravement Tauler que de prendre au sens strict
et exclusif ce genre d’affirmations en les séparant de l’es-
sentiel à partir de quoi seulement elles prennent leur vrai
sens, à savoir l’acte de création par lequel Dieu crée
l’homme, de rien, sans doute, mais "à son image et à sa

277
ressemblance" !
Cette divine image, pour Tauler, n’a pas encore subi la crise
nominaliste. Elle a une réalité plus consistante que simple-
ment verbale ou idéelle. Elle est archétype subsistant en
Dieu. Au cœur de l’homme, elle est icône inséparable d’une
présence.
Le 'gemüt' est comme la ‘source chaude’ de notre dyna-
mique spirituelle, riche d’une réserve d’énergie résiduelle
qui lui reste de son originaire surgissement créationnel. Il
est profonde fidélité à la grande spiration des origines.
Comme le petit enfant qu’on ne cesse jamais d’être au fond
de soi-même le ‘ gemüt' vit et agit en très grande proximité
avec sa ‘nativité’ première. Il dit comme ‘naturellement’,
comme ‘naïvement’, un ‘oui’ serein à l’être, en accord fon-
damental avec la nature vraie des choses. Avant les mille
‘complications’ postérieures de l’existence.

Emotion spirituelle
Ce qui retentit ainsi dans les profondeurs de nous-mêmes
n’est pas de l’ordre de la sentimentalité. Ce n’est pas non
plus de l’ordre de la logique ni de celui de la raison. Nous
nous expérimentons béants sur le mystère d’un autre
ordre.
L’émotion est de l’ordre de la vibration. Avec ses longueurs
d’onde et ses harmoniques. Comme ce qui fait résonner un
instrument de musique. Ici, il s’agit de la ‘vibration’ de l’être
humain dans ses profondeurs. Le retentissement somato-
psycho-pneumatologique de l’unité corps-âme-esprit de
l’homme. L'espace de ce retentissement se désigne, no-
tamment dans la Bible, comme le 'cœur'.
Le ‘cœur’ est le centre de 'ma' personne. Bien plus il s'iden-

278
tifie avec ma personne. Résonance de l’esprit dans ‘mon’
corps. Le ‘cœur’ fait résonner charnellement la totalité spiri-
tuelle de l’homme. Face au sublime, face au mystère, face
à la mort, face à la grâce, face à ce qui le dépasse absolu-
ment, l’homme expérimente sa transcendance avec toutes
les fibres de son être.
Dans l’émotion spirituelle, si spécifiquement humaine, la
transcendance traverse tout l’humain et le fait vibrer dans
sa verticale. Le ‘fascinosum’ et le ‘tremendum’ de l’expé-
rience du ‘sacré’ sont-ils autre chose qu'un retentissement
en très grande profondeur ‘charnelle’ d’un infini ?

Abîme
Le ‘gemüt’ surplombe l’abîme. L’abîme commence là où
l’on perd pied. Ensuite c’est la chute libre dans la béance
verticale. On est happé. Il n’y a plus de prise. C’est précisé-
ment cet à-la-limite de l’expérience que traduisent les
concepts, si importants chez Tauler, de ‘grunt’, le fond, et d’
‘abgrunt ’, l’abîme.
Au plus profond des profondeurs humaines, on s’engouffre
dans un abîme insondable. Un 'Fond sans fond'. Et dans
cet abîme est l’habitation propre de Dieu. Dans les ex-
trêmes profondeurs abyssales, l’Autre appelle. Selon la pa-
role du psaume 41 Abyssus abyssum invocat. L'Abîme ap-
pelle l'abîme. L’autre Abîme, l’Abîme divin, t’appelle en ton
abîme.
Descends simplement... Cherche Dieu à la verticale de toi-
même. Franchis tes distances intérieures. Tu te livres à ta
vérité profonde. Tu te livres à l’Autre. Tu crois tomber dans
le vide. C’est une mystérieuse présence qui t’accueille.
C’est Dieu que tu rencontres en traversant ta distance.

279
Orientation originaire
Par nature, naïvement, tel qu’il sort du souffle de Dieu, le
‘ gemüt ’ est bien et parfaitement orienté. Immédiatement
cependant, dès le début de l’aventure humaine, l’infidélité
non seulement le guette, mais déjà l’habite potentiellement
et même inchoativement. Il est affecté par la rupture de l’Al-
liance qui pourtant le constitue si fondamentalement. Cette
faille dans l’originelle bonne orientation du "gemüt", cette
possibilité permanente de perversion radicale, loin de tenir
à une nécessité fatale, s’identifie au mystère originaire de
la liberté humaine avec son déroutant et inquiétant myste-
rium iniquitatis, le péché originel.
Entre le dogme du péché originel et la compréhension du
passage effectif de la bonne orientation du ‘ gemüt ’ vers sa
perversion, doivent jouer des médiations plus concrètes et
des raisons plus prochaines. Tauler les cherche du côté de
l’ ‘habitus ’ thomiste, parlant aussi du ‘ gemüt ’ comme d’un
‘ habitus mentis ’.
L’habitus n’est pas l’habitude. Celle-ci constitue telle ou
telle manière d’être, de voir, d’agir ou de se comporter, ac-
quise et stabilisée. L’habitus, au contraire, affecte la possi-
bilité elle-même de pouvoir ainsi se constituer. L’habitus est
une manière d’être qui me qualifie profondément. Il est en
nous un principe intrinsèque d’action, une sorte de latence
d’énergie disponible, supplément de puissance, ressource
habituelle de ma liberté.
Car je suis moins libre dans la ponctualité de l’instant que
je ne me ‘constitue’ libre à travers une épaisseur du temps.
A travers les vicissitudes d’une existence temporelle, l’habi-
tus représente ainsi comme une réserve de liberté, la pos-

280
sibilité d’une constance de ce que je suis et de ce que je
veux être, de ma fondamentale fidélité à moi-même, de ma
fondamentale fidélité à mon originaire Alliance créatrice. Fi-
délité réaffirmée, réactualisée à travers la durée temporelle
par une suite d’actes non infidèles à cette fidélité.

Expérience de l'inébranlable
Le fin fond de ton cœur garde son éternelle jeunesse. Le
petit enfant que tu ne cesses d'être au fond de toi-même,
vivant en très grande proximité avec sa ‘nativité’ première.
Il dit comme ‘naturellement’, comme ‘naïvement’, un ‘oui’
serein à l’être, en accord fondamental avec la nature vraie
des choses. Avant les mille ‘complications’ postérieures de
l’existence.
Au milieu du chahut de l’existence, d’où peut venir en toi
cette sérénité ? Au creux des incertitudes du temps, d’où
peut surgir en toi une plus profonde certitude ? Au bord des
désespérances du monde, d’où peut sourdre en toi l’espé-
rance ? Même ébranlé le ‘cœur’ ne cesse de faire l’expé-
rience de l’inébranlable. Le ‘cœur’ est vigie à travers les
longues nuits. Il est ce qui, au plus fort de la tourmente, ne
cesse de dire le plus simplement du monde: “tout est
grâce”.
Ton ‘cœur’ n’est pas à soi-même ni son propre principe ni
son maître absolu. Naturellement, nativement, naïvement,
tel qu’il sort du Souffle créateur, le ‘cœur’ est donné en al-
liance et en profonde et fondamentale fidélité. Il est parfai-
tement orienté. Immédiatement cependant, dès le début de
l’aventure humaine, l’infidélité le guette. Il peut boucher sa
béance et se fermer à l’Autre qui le fonde. Déroutant
mystère de la liberté humaine... Inquiétant mystère du

281
péché...
Le ‘cœur’ est transparent à la Lumière du Verbe qui illu-
mine tout homme. Ton ‘cœur’ est le lieu de la vérité en toi.
Que tu en prennes conscience ou non, lorsque ton ‘cœur’
est perverti, tout est perverti ! Lorsque la grande relation
verticale de divine humanisation est dénaturée, tout est dé-
naturé.
Béant sur la Béance des insondables profondeurs divines,
le ‘fin fond’ de ton ‘cœur’ est ton être même à sa source, tel
que sorti des mains de Dieu, à son image et à sa
ressemblance, au premier matin de la création et tel que
vagissant dans l’Esprit sa divine filiation de grâce.
Le fin fond de ton ‘cœur’ te rend témoignage que l’amour
de Dieu est répandu en toi. Comme ailleurs ‘il vente’ ou ‘il
fait beau’, ici, ‘il prie’. Un état de la divine météorologie. Un
état de grâce. Ici, 'il fait Dieu' !

Ces peaux qui t’empêchent de parvenir au fond...


Mes enfants, d'où vient, pensez-vous, que l'homme ne par-
vient d'aucune façon jusqu'à son fond ? En voici la cause.
Ce fond est recouvert de multiples peaux, horriblement
épaisses. Il y en a d'épaisses comme le front des bœufs.
Ces peaux ont si bien recouvert le plus intime de son âme
que ni Dieu ni lui-même ne peuvent y entrer. Tout est com-
plètement obstrué par ces excroissances. Sachez-le, il y a
de ces hommes qui peuvent avoir jusqu'à trente ou qua-
rante de ces peaux. Des peaux épaisses, grossières,
noires, comme des peaux d'ours. 1

1 Tauler, Sermon I pour le treizième dimanche après la Trinité.

282
Une perpétuelle inclination
L’âme a une perpétuelle inclination, une perpétuelle inten-
tion, à revenir vers le fond de son origine. En raison de sa
'convenance' originelle, dans l'ordre spirituel, l'esprit s'in-
cline et se penche de nouveau vers son origine, pour re-
trouver sa 'convenance'. Cette inclination vers la source ne
s'éteint jamais, pas même chez les damnés. 1

L’ordre de la béance
Béant sur un autre ordre. L’humain, l’humain authentique,
est ailleurs, plus loin, plus profond que les faciles superfi-
cies dans lesquelles nous risquons sans cesse de le can-
tonner. L’ordre du ‘même’ n’épuise pas, et de loin, la totali-
té. En profondeur s’ouvre l’infini ordre de la béance. Ici
d’autres ‘valeurs’ ont cours. Le non-être, le non-avoir, le
non-paraître. Cet ordre de la béance n’est pas immédiate-
ment accessible. Pour s’y retrouver quelque peu, il faut
quelque chose comme une ‘conversion’ préalable. C’est
alors que, derrière un ‘vide’ infini, s’appréhende, en creux,
quasi par la négative, une infinie plénitude.
La vie de l’Esprit commence non par un plein, mais par un
vide. Nous ne trouvons au milieu de nos surabondances
factices que des trous à boucher... là où l’Esprit, à partir de
la surabondance de Dieu en nous, ne voit qu’encombre-
ments à écarter. Tous nos réflexes naturels traduisent l’hor-
reur de ce vide-là, et notre modernité ne fait qu’accentuer
cette horreur. Quand on perd l’essentiel, il faut bien couvrir
sa nudité avec des expédients de fortune.
L’homme est béance béante sur un Infini. Nos évidences
contemporaines peinent à suivre. Ne tablent-elles pas sur
1 Tauler, Sermon pour le dix-neuvième dimanche après la Trinité.

283
la radicale finitude, la stricte immanence et la totale clôture
de l’humain ? Reste un ‘je’, simplement virtuel, apparition
épiphénoménale d’un ‘ça’ logé en cul-de-sac. Le ‘ça désire’
des pulsions biologiques. Le ‘ça parle’ des structures
aveugles. Le ‘ça fonctionne’ des absurdes mécaniques.
Autre est l’évidence de départ du mystique Johan Tauler.
Sa psychologie des profondeurs ou sa spiritualité des pro-
fondeurs ne connaît pas de clôture. L’humain est infiniment
ouvert, béant sur un fin fond sans fond. Et c’est dans cette
ouverture que se joue la décisive aventure de l’homme
avec Dieu et de Dieu avec l’homme. L’homme n’existe au-
thentiquement que dans l’abrupt de sa verticale béance...
Appelé par un abîme de plénitude. Il ne peut y avoir d’hu-
manité vraie sans cet appel. Même si personne ne voulait
l’écouter, même si personne ne voulait l’entendre, il n’en
serait pas moins la fondamentale et constitutive pro-voca-
tion de l’humain. L’homme, simplement, inconsciemment ou
consciemment, se constituerait en négative inversion
contre lui. Personne ne pourrait savoir quel animal l’homme
serait sans lui. Avec lui, et à partir de lui seulement, est
aussi donnée la possibilité de ne l’écouter point.
D’emblée, pour Johan Tauler, la ‘vocation’ spirituelle n’est
pas une question de chapelle ni de sacristie, mais de
simple humanité. Le profond appel de chaque homme est
de totale humanité, d’humanité d’avant la grande schizoï-
die, de divine humanité. Telle que créée à l’image et à la
ressemblance de Dieu. Telle que rassemblée dans le plé-
rôme christique. L’aventure mystique n’est pas pour appor-
ter un supplément ou un perfectionnement. Elle a d’emblée
une signification ontologique. Elle est pour constituer l’hu-
main dans son authenticité. En découvrant la vérité de
Dieu, elle fait la vérité de l'homme.

284
Voie négative
Pour accéder à l’homme essentiel, il n’est pas d’autre che-
min que la voie négative. Plus tu te quittes, plus tu te re-
trouves. Autrement. Et très certainement de façon plus au-
thentique. Il faut quitter ton déploiement dans les grandes
largeurs faciles du monde. Il faut quitter ta dispersion et tes
divertissements dans l’opulence de surface. Il faut quitter
tes euphories unidimensionnelles. Il faut quitter tes posses-
sions et tes dominations dans la multiplicité mondaine. Il
faut quitter tes évidences phénoménales. Il faut quitter les
enfermements de ton vouloir schizoïde.
La béance mystique s'ouvre dans la fissure de l’être. La
voie propre de la mystique est négative. A l’encontre de nos
instincts et de notre logique il s’agit de faire le vide, le vide
à tous les sens du mot et sous tous les aspects du pos-
sible, pour atteindre la plénitude. Ascèse. Purification. Dé-
tachement. Dépouillement. Oubli. Silence. Béance. Néant.

L’Abîme appelle l’abîme


Le mystère de Dieu commence, pour toi, avec ton mystère.
Ici, il faut immédiatement marquer la grande différence
chrétienne. Le mystère divin s'identifie avec ton mystère,
certes. Cependant, ton mystère est déjà plus que tien. Ton
mystère est embarqué là où tu n'es plus tout seul maître à
bord de toi-même. Là où tu n'existes profondément que
dans la traversée de toi, la traversée de ta plus profonde
différence, dans la béance de ton ‘même’ vers l'Autre.
L'Abîme appelle l'abîme. Ton intériorité verticale n’est pas
le petit monde fermé de tes intimités. Elle est un abîme in-
sondable. Elle est un univers infini.

285
Rien ne peut combler ce fond; rien de créé ne peut le son-
der; rien ne peut ni le satisfaire ni le contenter. Personne
ne le peut que Dieu. Avec toute sa démesure. A cet abîme
correspond seul l'Abîme divin. "Abyssus abyssum invocat". 1

Le fond sans fond


Cette connaissance est tout d'abord voilée.
Les facultés ne peuvent pas atteindre ce fond.

L'étendue qui se présente dans le fond


n'a pas d'image qui la représente, pas de forme
pas de modalité déterminée.
On n'y distingue pas un ‘ici’ et un ‘là’.

C'est un abîme insondable


en suspension en lui-même.
Sans fond.

On dirait des eaux qui bouillonnent en écumant.


Tantôt, elles s'engouffrent dans un abîme
et il semble qu'il n'y ait absolument plus d'eau.

Le moment d’après,
elles surgissent de nouveau en tumulte,
comme si elles allaient tout engloutir.

On s'engouffre dans un abîme.


Et dans cet abîme est l'habitation propre de Dieu.
Beaucoup plus que dans le ciel ou en toute créature.

Celui qui pourrait y parvenir y trouverait vraiment Dieu

1 Tauler, Sermon II pour la Nativité de saint Jean Baptiste.

286
et se trouverait lui-même en Dieu simplement.
Car Dieu ne quitte jamais ce fond.
Dieu lui serait présent.

C'est ici qu'on prend sensiblement


conscience de l'éternité
et qu'on s'y délecte.
Il n'y a là ni passé ni futur.

Dans ce fond, aucune lumière créée


ne peut pénétrer ni briller.
1
C'est exclusivement l'habitation et la place de Dieu.

Aucune pensée ne peut pénétrer dans la sauvagerie de ce


désert. Toute spéculation rationnelle est ici de trop. Tu fais
simplement l’expérience à la limite, l’expérience de l’éterni-
té, de ton éternité, celle qui est tienne, depuis toujours, et
qui témoigne que tu étais en Dieu avant ta création.

L’abîme mystérieux
Il y a dans l'âme un abîme mystérieux qui n'a rien à voir
avec le temps ni avec rien du monde d'ici-bas, et qui est de
beaucoup supérieur à cette partie de l'âme dont le corps
reçoit vie et mouvement. C'est ici, dans ce noble et déli-
cieux abîme, dans ce royaume mystérieux, que s'infuse la
douceur dont nous avons parlé. C'est ici qu'est éternelle-
ment sa place. Ici, l'homme n'est plus troublé par rien. Il est
recueilli et calme et véritablement lui-même, toujours plus
détaché, intériorisé, élevé dans une plus grande pureté et
une plus grande passivité, toujours plus abandonné en
toutes choses. Car Dieu lui-même est venu s'établir dans
1 Tauler, Sermon II pour la Nativité de saint Jean Baptiste.

287
ce noble royaume. C'est là qu'il opère. C'est là qu'il habite.
C'est là qu'il règne. 1
L'esprit est introduit ici au-dessus de lui-même, au-dessus
de ses facultés de perception et d'intelligence. 2
L'homme arrive alors à sentir Dieu, non pas à la façon des
sens et de la raison, ou bien encore comme quelque chose
qu'on entend ou qu'on lit et qui entre en vous par les sens,
mais il le goûte. Il en jouit comme de quelque chose qui
jaillirait du fond, comme de sa propre source, comme d'une
fontaine... 3

L’habitation de la Trinité
Mes enfants, c'est ici le fond dans lequel gît la véritable
image de la sainte Trinité. Et ce fond est si noble qu'on ne
peut lui donner aucun nom propre. Parfois on le nomme l'
‘assise ’ et parfois la ‘ cime ’ de l'âme. Mais il n'est pas plus
possible de lui donner un nom qu'il n'est possible de don-
ner un nom à Dieu. Et celui qui pourrait voir comme Dieu
habite dans ce fond serait bien heureux de cette vision. La
proximité et la parenté qu'il y a dans ce fond entre l'âme et
Dieu sont si ineffablement grandes, qu'on n'ose et qu'on ne
peut en parler beaucoup. 4
Cette Trinité nous devons la voir en nous-mêmes. Il s'agit
de nous rendre compte comment nous sommes vraiment
faits à son image. Car on trouve dans l'âme, en son état
naturel, la propre image de Dieu. 5

1 Tauler, Sermon pour la préparation à la Pentecôte.


2 Tauler, Sermon pour le lundi avant les Rameaux.
3 Tauler, Sermon pour le jeudi avant les Rameaux.
4 Tauler, Sermon pour le dix-neuvième dimanche après la Trinité.
5 Tauler, Sermon pour le deuxième dimanche après la Trinité.

288
L'image de la Trinité réside dans le plus intime, au plus se-
cret, dans le tréfonds de l'âme, là où, dans ce fond, elle a
Dieu essentiellement, réellement et substantiellement.
C'est là que Dieu agit ; c'est là qu'il épanouit son être ; c'est
là qu'il jouit de lui-même. On ne peut pas plus séparer Dieu
de ce fond qu'on ne peut le séparer de lui-même. Cela
vient de son éternelle ordonnance. Il en a ainsi décidé ; il
ne veut donc ni ne peut s'en séparer. C'est ainsi que ce
fond possède par grâce au plus profond de lui-même tout
ce que Dieu a par nature. 1
C'est sûrement dans ce fond que le Père du ciel engendre
son Fils unique, cent mille fois plus vite qu'il ne faut pour
cligner de l'œil, d'après notre manière de comprendre,
dans le regard d'une éternité toujours nouvelle, dans le
noble et inexprimable resplendissement de lui-même. Si
quelqu'un veut sentir cela, qu'il se tourne vers l'intérieur,
bien au-delà de toute l'activité de ses facultés, extérieures
et intérieures, au-dessus des images et de tout ce qui lui a
jamais été apporté du dehors, et qu'il plonge et entre en fu-
sion avec le fond. La puissance du Père vient alors et le
Père appelle l'homme en lui-même par son Fils unique. Et
tout comme le Fils naît du Père et reflue dans le Père, ainsi
l'homme, lui aussi, dans le Fils, naît du Père et reflue dans
le Père avec le Fils, devenant un avec lui. 2
Comment Dieu s'est-il établi dans le fond intime de l'âme ?
Comment y demeure-t-il caché et voilé ? Bienheureux se-
rait, à n'en pas douter, celui qui pourrait découvrir, recon-
naître et contempler ce mystère. 3
Quoique l'homme ait détourné son visage de cette béati-

1 idem
2 idem
3 Tauler, Sermon pour le dimanche avant la septuagésime.

289
tude et qu'il s'égare bien loin d'elle, pour elle, cependant, il
porte en soi-même un éternel attrait, une inclination telle
que, même voulant s'en distraire, il ne trouve aucun repos.
Car toutes les autres choses en-dehors de celle-là ne
peuvent pas lui apporter pleine satisfaction. Ce bien divin
l'attire vers son repos, même à son insu. Car il est la fin de
l'homme. Toutes choses ne trouvent leur repos que dans
leur milieu naturel: la pierre sur la terre, le feu dans l'air et
l'âme en Dieu. 1

A travers ton néant


Si donc tu sors complètement de toi-même, Dieu entrera
tout entier. Autant tu sors, autant il entre. Ni plus ni moins. 2
Tu ne trouves pas Dieu à travers tes plénitudes. Tu trouves
Dieu à travers ton néant. C’est comme un leitmotiv chez
Tauler. Il est impossible de se perdre en Dieu sans opérer
d’abord un radical désencombrement du ‘ coeur ’. Jus-
qu’aux abords de la néantisation. Une secrète loi, profonde
dialectique du renversement des contraires, régit la vie spi-
rituelle. Plus tu approches de ton propre néant, plus tu at-
teins ce point de rupture où tu bascules dans l’absolu de
l’être. Deviens rien et tu deviens tout. Vide-toi et la pléni-
tude te sera donnée par surcroît.
Si l'homme doit recevoir la forme supérieure de l'essence
qui est au-delà de toute essence, il faut nécessairement
que s'en aillent toutes les formes jamais reçues dans
toutes les facultés... Il reçoit une nouvelle forme supérieure
que fait l'Esprit de Dieu à l'esprit créé, en réponse à son

1 idem
2 Tauler. Sermon pour Noël.

290
dépouillement radical et à son insondable abandon. 1
Autant on meurt, autant on revit. Veux-tu que Dieu parle
vraiment ? Toutes les puissances doivent se taire. Il ne
s'agit plus ici de faire, mais de défaire.2
Le véritable vide de soi vient se perdre dans l'abîme inté-
rieur de Dieu. Mes enfants, là on se quitte tout entier dans
une vraie et totale perte de soi-même.3
Cher enfant, enfonce-toi, enfonce-toi dans le fond, dans ton
néant. Et laisse tomber sur toi la tour et toutes ses cloches.
Laisse fondre sur toi tous les diables de l'enfer ainsi que le
ciel et la terre avec toutes leurs créatures.Tout cela te ser-
vira merveilleusement. Enfonce-toi seulement... 4
L'homme doit donc se laisser prendre, vider et préparer. Il
doit tout abandonner. Et même abandonner cet abandon,
le tenir pour rien et se précipiter en son pur néant. Sinon,
sûrement, il épouvante et chasse le saint Esprit.5
S'abandonner à fond, s'abandonner même à l'idée de n'être
qu'un brandon d'enfer dans des peines éternelles, si tel de-
vait être la volonté de Dieu,
Voilà, mes enfants, le véritable abandon... L'homme est
alors dépouillé de lui-même, dans un absolu et véritable
abandon. Il plonge dans le fond de la volonté divine pour
rester dans cette pauvreté et ce dénuement non seulement
pendant une semaine ou un mois, mais, si Dieu le veut,
mille ans, voire toute une éternité. 6

1 Tauler. Sermon pour la fête de saint Matthieu.


2 Tauler. Sermon II pour le Saint-Sacrement.
3 Tauler. Sermon I pour le treizième dimanche après la Trinité.
4 Tauler. Sermon I pour le treizième dimanche après la Trinité.
5 Tauler. Sermon I pour la Pentecôte.
6 Tauler. Sermon II pour la Pentecôte.

291
Pour une plénitude
L’expérience abyssale n’est pas pour un nirvâna, elle est
pour une rencontre. Tu fais l’expérience de la Source Vi-
vante. Tu fais l’expérience de la communion avec Dieu. En
même temps tu te découvres toi-même en plénitude. Ton
être dans sa ‘ naïveté ’ première, dans sa ‘ nativité ’, tel que
sorti des mains de Dieu, à son image et à sa ressem-
blance, au premier matin de la création et tel que vagissant
dans l’Esprit sa divine filiation de grâce.
Dieu ne désire dans le monde entier qu'une seule chose, la
seule dont il ait besoin, mais il la désire d'une façon si ex-
traordinairement forte qu'il lui donne tous ses soins. Voici
cette seule chose: c'est de trouver vide et préparé le noble
fond qu'il a mis dans le noble esprit de l'homme, afin de
pouvoir y accomplir son œuvre noble et divine. 1
Se laisser choir dans la verticale béance de la totalité. Une
telle chute passe par les plus grandes profondeurs sans
fond de l’intériorité. Là l’esprit se perd en quelque sorte lui-
même. Au-delà de ses puissances, au-delà de la pensée,
au-delà de toute possible distinction, il s’éprend de son
propre mystère et coïncide avec la pure lumière. Il fait l’ex-
périence de l’ ‘illumination ’. Ainsi s’opère la naissance inté-
rieure.
Ils ont reflué dans leur origine pour fusionner avec lui, au
milieu du calme silence intérieur de toutes leurs facultés. Ils
se sont précipités dans les ténèbres de la divine solitude
qui est au-delà de toute intelligence. Ce faisant, ils
s’élancent si haut que dans leur union avec Dieu ils
perdent toute conscience distincte, se perdent eux-mêmes

1 Tauler. Sermon III pour l'Epiphanie.

292
et perdent toutes choses, et n’ont plus conscience de rien
que de Dieu, ce Dieu simple et sans mélange en qui ils
sont plongés. Tant qu’ils sont en cet état, tout va bien pour
eux et ils ne s’égarent pas. Mais quand ils reviennent à leur
raison, celle-ci est incapable de saisir ce qui vient de se
passer. Elle ne le comprend pas parce que cela la dépasse
tout à fait. Cela est au-delà de ses possibilités. 1

Dieu

Les profondeurs personnelles sont essentiellement béantes


sur un infini personnel.
Dieu d’Abraham, d’Iaac, de Jacob. Dieu de Jésus Christ. Il
n'est pas d'abord l'Un, ni l'Inconnu, ni l'Inconnaissable, ni
l'Abîme, ni le Vide, ni la vacuité, ni le Néant. Il est l’absolu
et incompréhensible ‘ Je suis ’. L’invisible Tout Autre. Per-
sonne, personne plurielle, réciprocité, mystère trinitaire, un
et trois en même temps, Père, Fils, Esprit.
En Lui, ni nécessaire émanation, ni fatale procession, mais
libre réciprocité de don gratuit. Il est Amour en premier, en
suite seulement Absolu, Eternel, Infini, Tout-puissant... Dieu
n'est pas sublime indifférence dans la perfection de lui-
’même ’, mais attention à l' ‘autre ’, regard attentif, regard
prévenant, providence, provocateur d'alliance.
Tout le reste est position ou donation créationnelle. La
création divine signifie radical surgissement, irruption in-
ouïe, nouvelle origine, don absolu d'altérité. Acte d’absolue
liberté de ‘Je suis’. Non pas déploiement d' ‘il y a ’. Dieu
n'est pas démiurge fabricateur ou arrangeur, mais poète,

1 Tauler, Sermon III pour la fête de sainte Cordule.

293
poïète, créant, par son Verbe, à partir de rien, un
pullulement de différence. Non pas néant, ni illusion, ni mal,
mais bénédiction. Don d’Agapè.
Un chrétien n'existe que compromis dans la geste histo-
rique de l'Alliance avec son Dieu. Sans cette Histoire
sainte, sans la Révélation historique, sans la communauté
historique de la foi, de l'espérance et de la charité qu'est
l'Eglise, il peut y avoir toutes les ‘gnoses’ qu'on voudra,
mais il n'y a pas véritablement existence chrétienne. Le
rapport subjectif de l'âme avec Dieu n'est chrétien que dans
la mesure où il vient non pas avant cette Histoire, mais
après, et en dépendance avec elle.
Il ne peut y avoir de mystique chrétienne qui ne soit celle
de l'aventure historique de la grâce avec son mystère de la
Création, de l'Alliance, de l'Incarnation et de la Rédemption.
Appelé à courir cette aventure: l'homme libre. Non pas fa-
tale parcelle de Dieu, non pas particule divine en orbite au-
tour de l'Absolu, mais existence créée de rien par grâce,
nouvelle origine autonome surgie dans l'Histoire, personne
en réciprocité personnelle avec le Père. Créé créateur à
l'image et à la ressemblance de Dieu, l'homme dispose
d'un champ de décision et d'action indéfini, où l'agir divin
n'écrase pas son agir et où le vouloir divin n'est pas le des-
tin de son vouloir. C'est là qu'en verticale alliance l'homme
est responsable de promotion d'humanité. C'est en ce
champ et non pas dans la fuite que se font les semailles et
les moissons pour la vie éternelle.

La lutte avec l’ange


Jacob resta seul. Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever

294
du jour. Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’em-
boîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit... 1
Entre l’absence de Dieu et sa présence, il y a l’Esprit. Et je
ne leur cacherai plus ma face, car je répandrai mon Esprit
sur la maison d'Israël, oracle du Seigneur Yahvé. 2

Pourquoi Dieu est-il à travers une si longue distance ?


Dieu ne fait question qu'à l'homme. Le chimpanzé s'en
moque. Il est athée par constitution. Qui est Dieu ? Cette
question, déjà, voudrait l'englober dans sa compréhension.
Mais Dieu n'est pas `compréhensible' au sens où notre
possibilité intellectuelle pourrait le saisir pour l'embrasser.
Dieu reste irréductiblement le Tout Autre. L'Alter absolu. Il
englobe tout et n'est lui-même englobé par rien, même pas
par notre raison.
Des grands titres qui, de jour en jour, ‘font’ l’événement, les
choses divines ne sont pas particulièrement présentes.
L’actualité de Dieu ne tient pas, ou si peu, devant ce que
promet chaque jour le sexe, l’argent, le pouvoir et les mille
formes de divertissement. Pourquoi le mystère de Dieu
n’apparaît-il pas d’emblée plus ‘pertinent’ ?
Pourquoi n'est-il qu'à travers un si large incognito, une si
profonde obscurité ? Pourquoi faut-il aller au-delà de soi-
même pour rencontrer le Dieu vivant ? Pour les uns, l’ab-
sence de Dieu est comme l’eau transparente d’une mer
tranquille où se baignent leurs euphories. Pour d’autres,
elle signifie l’inquiétude et la traversée d’un rude désert in-
hospitalier.

1 Genèse 32,25-26.
2 Ezéchiel 39,29.

295
La présence de Dieu ne s’impose pas. Son absence non
plus. Il n’existe aucune raison donnée pour ou contre qui
ne rencontre une raison contraire. Assez de raisons,
comme l’a perçu Pascal, pour douter et assez de raisons
pour croire. Au-delà des raisons donc. Du côté de la liberté
Cette distance doit être pour une rencontre en plus grande
vérité. Dieu ne veut pas être présent à l'homme de manière
passe-partout. Sa présence est aux antipodes de celle,
neutre et indifférente, d'une chose sur laquelle on peut
mettre la main n'importe où, n'importe quand et n'importe
comment. Dieu veut être cherché. Dieu veut être trouvé.
Dieu veut être rencontré.
Cette distance est pour la traversée. Elle ouvre l’espace de
ta liberté. L’homme n’est pas fait pour la réponse définitive.
Il n’est pas fait pour les clôtures. Il est fait pour l’ouvert.
L'homme est un être viateur qui ne se trouve lui-même qu'à
travers cette recherche et ne s'accomplit lui-même que
dans cette rencontre. Mais la distance reste toujours si
grande que personne ne pourra jamais dire: j'ai rencontré
Dieu, une fois pour toutes ! La découverte est infinie. Elle
est tâche toujours à recommencer. Elle reste défi perma-
nent. ‘ Pro’-vocation.
Cette distance est pour le dépassement. Il faut chercher
Dieu à la verticale de toi-même. Dieu, en toi, est toujours
plus loin en avant de toi et te force ainsi à aller plus loin
que toi-même. Dieu est en toi infinie distance pour qu'à tra-
vers cette distance tu te grandisses infiniment à la déme-
sure de Dieu. Cette distance est aussi pour la transpa-
rence. Elle t’ouvre au mystère de l'humour qui est aussi ce-
lui de Dieu.
Il y a des présences lourdes et encombrantes. Il y en a d’in-

296
finiment délicates. Certaines insistent. D’autres se dé-
robent. Etrange présence de Celui que nous appelons
Dieu. Il est là. Il n’est pas là. Une absence dans mes pleins.
Une présence dans mes manques. Une présence et une
absence qui ne cessent de hanter la réalité humaine. Com-
ment voudrais-tu l’enfermer au beau milieu de ton expé-
rience et de tes certitudes journalières

Le silence de Dieu nourrit la mécréance


L'Impie, le front haut, ne cherche pas plus loin et n'a qu'une
pensée: ‘ Dieu n'existe pas ’ ! 1. Et si tu n’étais qu’un souffle
au hasard qui se dissipe dans un espace vide de Dieu ?
“Courte et triste est notre vie et sans remède quand vient la
fin; personne n’a jamais connu quelqu’un qui soit revenu du
séjour des morts. Nous sommes nés du hasard et après ce
sera comme si nous n’avions jamais existé. Le souffle de
nos narines n’est qu’une fumée, et la pensée n’est qu’une
étincelle qui jaillit au battement de notre cœur. Quand elle
s’éteint, le corps s’en va en poussière et l’esprit se dissipe
impalpable comme l’air." Elles pourraient être d’aujourd’hui,
ces réflexions millénaires que le Livre de la Sagesse met
dans la bouche des impies. En fait, elle est de toujours, et
pas seulement du côté des mécréants...

Le silence de Dieu crucifie la foi


Il faut relire le Livre de Job. Quand toutes les évidences
semblent avoir raison contre l’existence de ce Dieu invisible
! Voici Job écartelé entre l'absurde qui l'étreint et le dis-
cours qui veut rationaliser. Le mal incontournable n'est-il
pas de ne pas trouver la parole qui le porte ? Tout le Livre

1 Psaume 10,4

297
de Job est dialogue désespéré de trouver une telle parole.
Et Dieu se tait ! Comme si le monde était livré aux
puissances aveugles. Et on parle ! Mais cette parole
humaine livrée à elle-même est incapable d'apporter autre
chose qu'elle-même. Parlote. Discours vain. Elle s'enlise
dans l'impossibilité d'une parole vraie qui apporte le sens et
qui fait respirer dans le Souffle.
Etonnant discours que celui du Livre de Job, si différent des
Dialogues de Platon ! En première scène, tout tourne en
rond. Au-delà, cependant, un sens advient. Un sens autre.
Il vient dans le creux du discours. Il vient dans la béance
d'une sagesse mondaine. Il vient à travers le silence. Je
sais que tu peux tout et que nul dessein n'est trop vaste
pour toi. J'étais celui qui voilait tes desseins par une fausse
connaissance. 1.
Parfois, il ne fait que passer. Tu ne le reconnais pas. Ou tu
le reconnais trop tard. Ainsi au Livre de la Genèse, chapitre
dix-huitième, lorsque à Mambré Abraham accueille sous sa
tente ces trois mystérieux inconnus. Etranges étrangers qui
font une si incroyable promesse. C’est trop fort pour Sara.
Elle rit... Au creux du doute peut jaillir un cri nourri de certi-
tude. Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais mainte-
nant mes yeux t’ont vu. 2. C’est Job qui dit cela. Job juste-
ment...

Deus incognitus
Et voici que Yahvé passa.
Il y eut un grand ouragan,
si fort qu’il fendait les montagnes

1 Job 42,2-3
2 Job 42,5

298
et brisait les rochers,
en avant de Yahvé.
Mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan.
Et après l’ouragan, un tremblement de terre.
Mais Yahvé n’était pas dans le tremblement de terre.
Et après le tremblement de terre, un feu.
Mais Yahvé n’était pas dans le feu.
Et après le feu,
le murmure d’une brise légère.1
Une brise légère... Seulement un murmure.
Dieu n’est rien de ce que tu peux dire de lui. Il est au-des-
sus de toute forme, au-dessus de toute essence, au-des-
sus de tout bien. Il est au-dessus de tout ce que ne peut
concevoir aucune intelligence. Il n’est ni haut, ni bas, ni
comme ceci, ni comme cela. Il est de loin au-dessus de
toute conception déterminée... Cher enfant, c’est en ce
Dieu inconnu qu’il faut mettre ton repos sans chercher ni
délectation ni illumination... Tiens-toi à ton Dieu caché et
inconnu et considère que tu n’es pas homme à connaître
de quelque façon le Dieu grand, inconnu et caché. Reste
dans la quiétude et le repos et non pas dans l’illumination
et l’émotion2.
Nous sommes ainsi faits. Nous avons besoin d’étreindre.
Tous nos sens extérieurs et intérieurs, toutes nos facultés
physiques et spirituelles, veulent ‘saisir’. Voir. Sentir. Tou-
cher. Percevoir. Expérimenter. Vérifier. Comprendre. Nos
évidences se nourrissent de ‘contact’. Quête intellectuelle,
débats intérieurs, argumentations logiques, nous n’avons
de cesse que ‘ça colle’. Pourquoi, sans cesse, Dieu décol-
le-t-il ?
1 I Rois 19,11-12
2 Tauler, Sermon pour l’Assomption.

299
Dieu, visiblement, n’est pas là où le monde s’écrit noir sur
blanc. Sans doute est-il entre les lignes ? Je n’ai pas fini de
me voir renvoyé à une relecture infinie.
La présence de Dieu ne s’impose pas. Son absence non
plus. Il n’existe aucune raison donnée pour ou contre qui
ne rencontre une raison contraire. Assez de raisons,
comme l’a perçu Pascal, pour douter et assez de raisons
pour croire. Au-delà des raisons donc. Du côté de la liberté.
Une Présence ne cesse de hanter la réalité humaine. De-
puis qu’il existe une humanité qui, sans aucun doute,
n’existerait pas sans cette présence. Il y a des présences
lourdes et encombrantes. Il y en a d’infiniment délicates.
Certaines insistent. D’autres se dérobent.
Etrange présence de Celui que nous appelons Dieu. Il est
là. Il n’est pas là. Une absence dans mes pleins. Une pré-
sence dans mes manques. Impossible d’enfermer cette
présence au beau milieu de ton expérience et de tes certi-
tudes journalières. Elle renvoie au-delà et en déca. Vers les
extrêmes. Acuminale et abyssale. Abyssale surtout. Plus in-
térieure à toi, comme le pressent saint Augustin, que tu ne
l’es à toi-même.

Abîme inconnu
Il te faut pénétrer toujours plus avant, t'élever d'autant plus
haut que tu descends plus profond dans l'abîme inconnu et
sans nom, par-delà tous les modes déterminés, par-delà
les images et les formes, par-delà toutes les facultés. 1
Que l'homme considère l'inexprimable mystère de Dieu
dont Moïse a dit: "Vraiment, Seigneur, tu es un Dieu ca-

1 Tauler, Sermon pour la fête de saint Matthieu.

300
ché." Il est en toutes choses de façon cachée. Il y est plus
intérieur que les choses ne sont intérieures à elles-
mêmes... Il est dans le fond de l'âme, caché à tous les
sens et inconnu dans les profondeurs du fond. Pénètre là-
dedans avec toutes tes puissances, bien loin au-dessus
des pensées, par-delà ton extérieure extériorité qui est si
étrangère à elle-même, si éloignée de toute intérieure inté-
riorité, comme un animal qui ne vit que par les sens et qui
n'a ni connaissance, ni sentiment, ni conscience... Plonge-
toi, cache-toi dans le Mystère caché, bien loin de toute
créature, de tout ce qui est étranger à l'être, et différent.
Tout cela ne doit pas se faire par manière d'imagination ou
de pensée déterminée, mais seulement de manière essen-
tielle, réelle, avec toutes les facultés et toute la puissance
du désir, prise de conscience par-dessus les sens. 1
Jette alors toutes choses dans ce Dieu inconnu, jette aussi
tes défauts et tes péchés ainsi que tes projets, jette le tout
avec un amour agissant, jette tout cela dans l'obscure et in-
connue volonté de Dieu. 2

Béance divine
L'extrême englobant du sens ne peut ultimement que se
confondre avec Dieu. Si Dieu était un ‘ce que’ qu’on peut
définir et comprendre, il relèverait du même ordre que n’im-
porte quel ‘objet’ de connaissance ou d'action. En tant
qu’objet de ‘science’, il se trouverait quelque part le long ou
au bout d’une ‘longue chaîne de raisons’. Une telle compré-
hension serait sous le signe de la nécessité logique. Elle

1 Tauler, Leçon de contemplation.


2 Tauler, Sermon pour le dix-neuvième dimanche après la Trinité.

301
s’imposerait à n’importe quel esprit utilisant la bonne
méthode.
Mais Dieu n’est pas un ‘ce que’ objectivable. Sous peine de
se nier comme Dieu, il ne peut être qu’absolu non-objet.
Pur ‘Que’ sans ‘ce que’. Donc insaisissable, incompréhen-
sible, proprement impensable. Seulement condition de
toute 'pensabilité'.
L’ultime sens englobant, le sens du sens, reste extrême
béance. Sans ‘ce que’. Simplement QUE – qu’il y ait du
sens, que ne soit pas absolument le non-sens... – l’acte
d’être même du sens, sans contenu et possibilité absolue
de tout ‘ce que’.
Dieu est l’absolu inenglobable. Je ne dispose pas de Dieu.
Mon esprit ne peut donc pas l’englober. Par contre, mon
esprit peut s’appréhender lui-même comme englobé DANS
son englobement. Constante de l’expérience spirituelle au-
thentique, déjà Dieu me précède, m’entoure, me porte et
m’enserre de toute part.
La perception de l’englobant mystère divin relève donc d’un
radical autre ordre. En deçà et au-delà des enchaînements
logiques et de leur nécessité. Dieu n’est pas au bout d’une
contrainte logique. Dieu est infiniment trop grand pour cela.
Il ne se laisse rencontrer que dans l’ouvert et la béance
d’un espace de liberté.
Comment alors pouvoir en parler quand même ? Ici le ‘dire’
banal fait place à la parole prophétique. Elle est d’un autre
ordre. Non pas sous le signe de la ‘possession’ – de la sai-
sie, de l’intégration, etc. –, mais sous le signe de la ren-
contre. Gratuite.

302
En creux
Il y a des présences lourdes et encombrantes. Il y en a d’in-
finiment délicates. Certaines insistent. D’autres se dé-
robent. Etrange présence de Celui que nous appelons
Dieu. Il est là. Il n’est pas là. Une absence dans mes pleins.
Une présence dans mes manques. Une présence et une
absence qui ne cessent de hanter la réalité humaine. Com-
ment voudrais-tu l’enfermer au beau milieu de ton expé-
rience et de tes certitudes journalières ?
Pour les uns, l’absence de Dieu est comme l’eau transpa-
rente d’une mer tranquille où se baignent leurs euphories.
Pour d’autres, elle signifie l’inquiétude et la traversée d’un
rude désert inhospitalier.
Que serait Dieu clair et distinct comme une belle formule
chimique ? En gardant son altérité, il garde son mystère et
sauve celui des êtres. Dieu ne se laisse pas accaparer. Il
ne se laisse pas saisir. Peut-être te permettra-t-il simple-
ment de le toucher. Du bout du doigt. Et non sans un petit
reproche. Comme Thomas. Avance ton doigt ici et vois
mes mains; avance ta main, et mets-la dans mon côté:
cesse d'être incrédule, sois croyant. Et c’est la reddition:
Mon Seigneur et mon Dieu ! 1
Dieu n’est pas là où sont nos pleins. Dieu est dans le vide
entre les lignes. A sa manière, l’absence de Dieu est plus
parlante que sa présence. Et notre silence sur Lui peut être
éloquent.
Pourtant l’absence de Dieu, à sa manière, n’est pas
muette. Elle parle en creusant. Elle est en recherche à tra-
vers un ‘non’ incessant. Du côté de quelque chose comme
une ‘théologie négative’... La seule vraie théologie possible
1 Jean 20,27-28.

303
reste sans doute pour toujours négative.

Dieu présent à l'envers


N'en déplaise à Auguste Comte, l'état ‘positiviste’ n'est pas
moins ‘théologique’ que les états précédents. Il est même
plus théologique que jamais. Mais autrement. L’état ‘théolo-
gique’ marquait encore les différences. L’état ‘positif’ les
supprime, puisque c’est l’homme, désormais, qui se fait
Dieu à la place de Dieu. Il n’est plus de science ‘humaine’
qui ne soit en même temps science ‘divine’. Cette subtile
réciprocité se voit sans cesse occultée. Elle joue sur fond
de rivalité conflictuelle qui ne se dit pas. L’obscure drama-
tique de quelque chose comme une théomachie. L’anthro-
pos n’a pas fini de régler ses comptes avec le theos.
La raison la plus profonde de l'unidimensionnalité des
sciences humaines qui ne peuvent révéler qu'une des
faces du mystère humain c'est que, de fait, elles se consti-
tuent comme négative théologie. L'endroit d'un envers.
L'envers d'un endroit. La théologie niée ne fait pas l'écono-
mie de la théologie. Parodie qui fonctionne mêmement
dans la substitution des termes différents et se dit ‘anthro-
pologie’. Théologie toujours. Doublement théologie même.
L'une, positive, à la gloire de l'homme. L'autre, négative,
qui ne cesse de dire apophatiquement la transcendance en
creux et le chiffre de l'indicible mystère.
Dieu peut-il être chassé des profondeurs humaines? De là,
justement, Dieu ne se laisse pas chasser. C'est ontologi-
quement impossible. Vous ne pourrez jamais que l'expul-
ser. L'entreprise de refoulement s'est mise à fonctionner à
travers l’histoire, Occidentale avec l'implacable logique et la
farouche énergie des désespérés. La gloire de l'homme

304
était en cause, et sa puissance, et sa gloire.
Aux massives mécaniques de refoulement et aux lourds
mécanismes de défense, on s'est efforcé de prêter la solidi-
té scientifique. Une méta-histoire des ‘sciences’ dites
humaines, depuis leurs plus lointaines origines, révélerait
sans doute la finalité occulte de leurs lucidités et l'ampleur
de l'acharnement thérapeutique pour ‘sauver’ l'homme de
lui-même, c'est-à-dire pour le ‘sauver’ de sa filiation divine.
Il n'est pas certain que le discours conscient explicite la to-
talité des profondeurs. Il est même évident – et cette évi-
dence ne cesse de croître là où jusqu'à aujourd'hui ré-
gnaient des certitudes contraires – que se manifeste de
plus en plus l'Autre invaincu.
Car la béance reste incontournable. Et les plus extrêmes
efforts n'arrivent jamais à occulter – et plus le voudraient-
ils, plus ils le manifestent en effet – l'irréductible dramatique
fondamentale de la condition humaine qui se joue dans
l'espace de quelque chose comme une ‘négative théologie
négative’.
Le refoulement massif témoigne négativement du refoulé.
Le même crie négativement l'autre. Un vide de Dieu se
remplit étrangement de substituts inversés du divin. Là où
la totalisation schizoïde expérimente l'ultime rétrécissement
de la finitude et où elle croit rencontrer l'absolu neutre cô-
toyant l'absolu néant se situe un point décisif. Un point de
rupture. Mais d'intersection aussi. Et de symétrique inver-
sion.
La béance trouve là son lieu propre. Comme un `trou noir'
qui happe les trompeuses consistances. La béance semble
s'abîmer dans le néant. En fait elle ouvre aux sources. Elle
accule l'anthropo-logos aux extrêmes. Non pas pour sa

305
mort. Mais pour sa résurrection.

Provoqué hors de
Dieu n’est pas dans la caverne. Dieu n’est dans aucune ca-
verne. Il faut sortir pour le rencontrer. Platon a soupçonné
les raisons de nos aveuglements. Le jeu des ‘ombres’ suffit
aux amusements des cavernicoles et aux préoccupations
de leurs régisseurs. Il semble occuper le champ total de la
pertinence. Ne peut être séduit par la lumière vraie que ce-
lui qui s’arrache à ses facilités premières. Il lui reste à oser
sortir de la caverne. Ensuite, il aura à souffrir d’un long
éblouissement. Peu sont prêts à s’aventurer sur des sen-
tiers aussi inhospitaliers. Quelques-uns seulement courent
ce risque.
Dieu n’est pas en continuité avec nos possibles immédiats.
Il ne se rencontre qu’à travers des ruptures. La totalité du
réel n’est pas unidimensionnelle, comme l’a génialement
pressenti Pascal. La distance infinie des corps aux esprits
figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la cha-
rité...
Il y a des ordres hétérogènes. Il y a des seuils. Il y a des
distances. Un infini sépare les esprits des corps. Un plus
grand infini encore marque la distance des esprits à la cha-
rité. Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les gran-
deurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spiri-
tuelles; et d’autres qui n’admirent que les spirituelles,
comme s’il n’y en avait pas d’infiniment plus hautes dans la
sagesse. Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre
et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits; car il
connaît tout cela, et soi; et les corps, rien. Tous les corps
ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs pro-

306
ductions, ne valent pas le moindre mouvement de charité.
Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.1

Théologie négative
Nous n’avons de cesse que ‘ça colle’. Et Dieu ne cesse de
décoller ! Dieu n’est pas là où sont nos pleins. Dieu est
dans le vide entre les lignes. A sa manière, l’absence de
Dieu est plus parlante que sa présence. Et notre silence
sur Lui peut être éloquent. La seule vraie théologie possible
reste sans doute pour toujours négative.
La théologie, en tant que voie d'approche du divin, évolue
traditionnellement selon trois polarités. Il y a la théologie
spéculative qui articule un grand nombre de concepts et de
définitions en vue d'une théorie totale sur Dieu. Il y a la
théologie symbolique qui exprime la réalité divine à travers
l'image et le symbole. Il y a la théologie mystique qui ap-
proche Dieu dans le silence à travers les ténèbres, au-delà
des concepts, à la limite des idées, des images et des sym-
boles...
Par opposition à la voie cataphatique ou positive qui pro-
cède par affirmations, la voie apophatique ou négative
opère par négations. C'est la voie que dégage le traité 'De
la théologie mystique' attribué à Denys l'Aréopagite, sans
doute un moine syrien qui a vécu à la fin du cinquième
siècle. Selon ce dernier, seule cette voie est convenable à
l'égard de Dieu inconnaissable par nature. Cette dernière
approche est celle d'une longue lignée. Philon d'Alexandrie.
Grégoire de Nysse. Denys l'Aréopagite. Nicolas de Cues...
Dieu est. Dieu n'est pas. Il n'est pas l'objet d'une connais-
sance. Il n'est pas un 'ce que' définissable. Il est 'que' dans
1 Pascal, Pensées, Chevalier, N° 829.

307
son plus simple appareil. Autant dire qu'il est au-delà de
mon possible. L'approche apophatique ne 'saisit' pas, mais
se laisse saisir et déposséder. Elle est dépouillement. Elle
est chemin de purification ‒ catharsis ‒ qui mène au-delà
de tout ce qui peut être connu. Elle est dépassement de la
différence entre l'objet qui est vu et le sujet qui voit. Elle est
chemin de sainteté vers l'union mystique avec Dieu.
Pour Denys, Dieu est inconnaissable par nature. Son inco-
gnoscibilité est pour ainsi dire sa définition propre si tant
est qu'on puisse encore parler de 'définition'. Il n'est pas in-
connaissable à cause de la simplicité de l'Un comme le
pensent Plotin et les néo-platoniciens, il n’est pas incon-
naissable à cause de la débilité de notre entendement lié
au multiple.
Dieu n'est pas l'Un ni l'Unité. Son nom le plus sublime est
'Trinité'. Dieu n'est ni l'un ni le multiple; il est au-delà de
cette antinomie. Il est inconnaissable en ce qu'il est. Cette
incognoscibilité fondamentale de Dieu marque la limite
entre le Dieu des philosophes et le Dieu de l'approche mys-
tique. L’extase chez Denys est une sortie de l’être créé
pour accéder à l’être incréé. Et cette sortie engage existen-
tiellement l’être entier de celui qui veut connaître Dieu.
Pour cela il faut quelque chose comme une métanoia, un
retournement et un dépassement de l'esprit. Il n'y a pas de
théologie sans création de l'homme nouveau.
La théologie apophatique est donc au-delà du concept, au-
delà de l'opération intellectuelle, au-delà du jeu de l'esprit.
Elle exclut toute théologie abstraite et purement intellec-
tuelle qui voudrait adapter à la pensée humaine les mys-
tères de la sagesse de Dieu. Au contraire, elle est une ex-
périence de grâce qui dépasse tout entendement, une ren-
contre avec le Dieu personnel de la Révélation, la Trinité.

308
Dieu réside là où nos concepts n’ont pas d’accès. L’union
mystique opère une transformation dans la nature du sujet
qui reçoit l'état déifié. L'union est déification. Dès lors tout
concept relatif à Dieu ne peut être qu'un simulacre, une
image fallacieuse, eidolos, idée, une idole.
Que serait Dieu clair et distinct comme une belle formule
chimique ? En gardant son altérité, il garde son mystère et
sauve celui des êtres. Face aux idoles devant lesquelles
nous nous prosternons il est infiniment au-delà de nos idée.
Au-delà de notre eidolos... A son image et à sa ressem-
blance. Le sans-forme prend forme. En l'homme le sans-i-
mage trouve son 'icône'.
L'opposé de l'idole est l'icône. L'image d'une idée qui per-
met de contempler la beauté divine même, Dieu en tant
qu’il devient visible dans la création. Elle seule ne trahit pas
son caractère apophatique en manifestant ce qui est caché
et en respectant le mystère. Reste alors le simple étonne-
ment qui saisit l'âme.
L'Incarnation du Verbe est l'absolu de la Manifestation de
Dieu. Celui qui est au-delà de toute essence se manifeste
dans l’essence humaine, sans cesser d’être caché dans
cette manifestation. Dieu se dérobe dans ce qu’Il est ‒ sa
nature divine ‒ tout en se manifestant dans ce qu’Il n’est
pas par sa nature ‒ sa nature humaine ‒.
Pour la théologie négative, l'incognoscibilité absolue de la
nature divine devient de plus en plus lumière et se fait de
plus en plus évidente dans l’ascension spirituelle. Celle-ci
tend vers l'infini et le désir devient inassouvissable. Ainsi le
Cantique des cantiques traduit-il l'amour en quête de son
Bien aimé dans une ascension qui ne prend jamais fin.

309
Négative théologie
La théologie niée ne fait pas l'économie de la théologie. Au
contraire. Les plus extrêmes efforts de la modernité n'ar-
rivent jamais à occulter l'irréductible dramatique fondamen-
tale de la condition humaine. Seulement le drame sacral s'y
joue en béance. A travers quelque chose comme une `né-
gative théologie négative'. La béance, en effet, reste incon-
tournable. Il arrive au sacré de se cacher sous cette autre
forme de théologie qui s'appelle anthropologie. Il arrive
même à celle-ci d'être doublement théologie. L'une, posi-
tive, à la gloire de l'homme qui veut être dieu. L'autre, né-
gative, qui ne cesse de balbutier apophatiquement la trans-
cendance en creux et le chiffre de l'indicible mystère.

Anthropologie négative

La théologie dite ‘négative’ reste sans doute l’approche qui


fait le moins violence à la vérité du mystère divin. Elle pro-
fesse que ce que nous nions de Dieu est plus éloigné de
l’erreur que ce que nous en affirmons. La ‘béance’ divine se
refuse à nos concepts et résiste à nos possibilités intellec-
tuelles. Seule une approche ‘mystique’, une approche par
le vide, permet de rencontrer, à la limite, l’indicible et inex-
primable mystère.
Analogiquement, pourquoi ne pas oser l’expression d’an-
thropologie ‘négative’ ? Une telle analogie se justifie et se
fonde sur la parenté de l’homme avec Dieu, créé qu’il est ‘à
son image et à sa ressemblance’, et révélé ‘divin’ par
grâce. Mais on peut parler également, et dans la logique de
toute notre approche, d’anthropologie de la ‘béance’.
'L’homme passe l’homme’, dit Pascal avec infiniment de

310
pertinence. A sa manière, le mystère humain est indicible et
reste proprement inexprimable. Nous ne pouvons réelle-
ment en parler qu’à la limite. L’essentiel de l’humain étant
‘à travers’.
L’anthropologie négative est en profonde intelligence avec
le ‘non’ sans lequel l’humain n’est pas et avec lequel toute
culture commence. Elle n’est que dans la rupture de cet
animal qui seul se fait violence à lui-même et qui devient
homme à travers cette violence. L’anthropologie négative
dit ‘oui’ à travers un ‘non’. Sa vérité passe entre les mots et
dans l’éclatement de la nominaliste et défensive clôture des
étiquettes. Par-delà la masse accumulative des articula-
tions, elle pointe vers... Encore ne faut-il pas suivre l’imbé-
cile qui, selon le proverbe chinois, ne regarde que le doigt
lorsque le sage pointe l’index vers le ciel !
Comme l’humour, l’anthropologie négative commence par
lire entre les lignes du phénomène humain. Là où c’est
blanc entre les signes. Là où l’homme ‘passe’ l’homme.
Une telle approche ne peut que fuir le flot de paroles si in-
croyablement sûres d’elles-mêmes telles que proférées par
les pseudosciences du 'bla-bla-bla’ en quoi se résume hé-
las! trop souvent ce que devraient être d’authentiques
‘sciences humaines’. Une anthropologie ‘de la béance’ ne
peut que situer dans l’humour radical les positivistes
consistances. C’est en leur cœur qu’elle surgit. Et c’est
dans leur négation qu’elle procède. Dialectiquement.
L’anthropologie négative a plus volontiers partie liée avec le
silence. Et pourtant elle doit se dire aussi. Tout en sachant
qu’elle ne peut jamais arriver à s’articuler dans la clôture
d’un discours bouclé sur lui-même. Il lui reste à parler au-
tour. Elle parle dans les béances du plein. En ne cessant
d’entretenir cette étonnante pensée de derrière. Elle cultive

311
le non-sérieux. Elle se prend elle-même avec un sourire.
Est-ce si différent du jeu de la grâce ?
L’anthropologie de la béance ne peut donc pas ne pas être
contestatrice des clôtures de l’humain sur lui-même telles
que célébrées par les ‘sciences’ dites ‘humaines’. Et en
premier lieu de ce qu’elles refoulent avec une si constante
insistance, à savoir le judéo-chrétien ‘autre’, le grand ‘non’
qui fait irruption dans l’histoire par la révolution judéo-chré-
tienne.
La raison la plus profonde de l'unidimensionnalité des sciences
humaines qui ne peuvent révéler qu'une des faces du mystère
humain c'est que, de fait, elles se constituent comme négative
théologie. L'endroit d'un envers. L'envers d'un endroit.
Le refoulement massif témoigne négativement du refoulé. Le
même crie négativement l'autre. Un vide de Dieu se remplit
étrangement de substituts inversés du divin. Là où la totalisation
schizoïde expérimente l'ultime rétrécissement de la finitude et où
elle croit rencontrer l'absolu neutre côtoyant l'absolu néant se si-
tue un point décisif. Un point de rupture. Mais d'intersection aus-
si. Et de symétrique inversion.
La béance. Comme un `trou noir' qui happe les trompeuses
consistances. La béance semble s'abîmer dans le néant. En fait
elle ouvre aux sources. Elle accule l'anthropologos aux ex-
trêmes. Non pas pour sa mort. Mais pour sa résurrection.
Une anthropologie négative ne peut que situer dans l'humour ra-
dical les positivistes consistances. C'est en leur cœur qu'elle sur-
git. Et c'est dans leur négation qu'elle procède. Dialectiquement.
L’anthropologie négative n’a pas peur de dévoiler le méca-
nisme du refoulant refoulé. Dut-elle pour cela opérer une
psychanalyse de la psychanalyse elle-même. Les méca-
nismes de la psychanalyse, leur fonctionnement et leur im-
pact dans la modernité sont parfaitement significatifs de

312
ces enfermements. D’avoir enclos l’inconscient dans la
caverne en faisant croire aux hommes que leurs
profondeurs et, partant, leurs béances ne vont pas au-delà
de la finitude, tel est bien la pertinence de cette sotériologie
en gnosticisme inversée.

La béance ouvre le mystère


Comprendre, c'est saisir ensemble, étreindre dans une
boucle. Mais comment 'boucler' quelque chose qui se re-
fuse aux enfermements ? Comment boucler un être qui fait
éclater les bulles ? Ou bien la possibilité humaine de tout
embrasser se veut sans limites, alors la réponse se fait ab-
solue. Ou bien cette possibilité se sait flottante dans un en-
globant qui la dépasse, alors la réponse reste béante. Dans
le premier cas, l'homme peut effectivement prétendre à de-
venir "maître et possesseur" de lui-même et de l'univers.
Dans le second cas, l'homme se contente d'être seulement
le berger d'un tout béant sur un ailleurs.
Nous ignorons encore beaucoup de choses sur l’univers. Et
encore plus sur l’homme. Nous ne savons que sur fond de
mystère. Et les questions se posent béantes à l'infini.

313
8
Eschatologie

Quel que soit le point de départ, à la fin, à la fin de la vie, à


la fin de l’être, à la fin de la pensée, au bout, il y a la
béance. Existentiellement cette ‘béance’ peut tout aussi
bien se traduire par ‘néant’. Etant au-delà d’un réel expéri-
mental, ce néant n’est jamais pour nous que virtuel. Mais
d’emblée, cette virtualité se présente, au bout, sous une
double possibilité, celle du clos et celle de l’ouvert.
La vacuité peut finalement se concevoir dans sa clôture to-
tale comme le silence éternel du néant absolu. Elle peut
également se concevoir dans l’ouvert du nirvâna ou celui
de la résurrection.
Notre approche occidentale, née de l’interfécondation de la
mère païenne et du père judéo-chrétien, ne lâche pas faci-
lement l’être en sa pénitude. D’où la très grande difficulté
d’essayer de comprendre l’approche bouddhique. Comme
si Parménide régissait consciemment et inconsciemment
notre univers mental. " La première voie de recherche dit
que l'Être est et qu'il n'est pas possible qu'il ne soit pas.

314
C'est le chemin de la certitude, car elle accompagne la
vérité. L'autre c'est que l'Être n'est pas et nécessairement
le Non-Être est. Cette voie est un sentier étroit où l'on ne
peut rien apprendre. "1
Même si la vacuité bouddhique ne se confond pas avec le
non-être que vise Parménide, elle s’ouvre dans le même
sens, c’est-à-dire du côté de l’impensable. Tant il est vrai
qu’être et pensée sont indissociables. Alors, comment ap-
procher la vacuité ?

Au-delà du concept
L'élève du Zen pose la question: 'Si en chemin je rencontre
le Bouddha, que dois-je faire ?' – 'Le tuer' est la réponse du
maître. Si on est réellement en chemin vers l’Éveil, il ne
faut pas laisser le concept de Bouddha se mettre en travers
le chemin. Il faut aller au-delà...
Ne pas laisser le concept de Bouddha se mettre en tra-
vers... Ne laisser aucun concept se mettre en travers !
C’est donc au-delà du concept qu’il faut s’aventurer.
Et pourtant le concept est incontournable. A moins de se
taire et de s’installer définitivement dans le silence absolu.
En fait, pour accéder au vide, un long détour s’impose à
l’esprit humain.

Ta eschata
Ce qui se profile à la fin, au bout du chemin de la vie, au
bout du chemin de la pensée. Mystérieuse absence. Le
chemin, lui, est là cependant, sous mes pieds. J’existe des-
sus. Il me reste à mourir ou à marcher.
1 Parménide. Fragments II, VIII 43

315
La voie bouddhiste

Elle suit l’éternelle répétition du « il y a » dans le rythme cy-


clique de la roue de la vie

Solidarité bio-cosmique
Tu n’es pas seul. C’est ton « moi » qui t’isole en t’enfermant
sur toi. Il suffit d’aller au-delà de soi.
D’emblée est l’orbe de quelque chose comme une grande
‘bionoosphère’ comprenant tous les êtres ‘animés’, visibles
et invisibles en interaction avec le cosmos. Une étonnante
solidarité. Tu as tourné une infinité de fois dans les cycles
éternels. Il n’y a donc aucun être vivant dont tu n’aies été
l’ami des milliers de fois.
Si tu réfléchis bien tu saisiras les infinies relations. Chaque
être animé a été un jour ta mère ou ton père ou ton ami.
Comme tu es né et rené en une infinie variété de situations
depuis le commencement du temps, tu as été, de toutes les
possibles manières, en relation de parenté ou d’amitié avec
chaque autre être animé.
C’est alors que tu décides de leur rendre cette gentillesse.
Tu suscites en toi un sentiment d’amour envers les autres.
Tu leur souhaites tout le bien possible. En même temps, tu
développes la compassion envers tous, puisque tous
souffrent à cause des actions contaminées. Tu iras même
jusqu’à travailler à libérer de la souffrance tous les êtres vi-
vants pour leur permettre de devenir eux-mêmes des boud-
dhas.

316
Le Dharma
Le Dharma est identiquement le bouddhisme. Je prends re-
fuge dans le Bouddha, dans le Dharma, et dans le Sangha.
Les fondements de l'Eveil bouddhique sont clairement
énoncés dans cette invocation des trois 'joyaux'. Bouddha,
le Maître éveillé. Dharma, le Savoir éveillé. Sangha, l'As-
semblée des éveillés.
Entre le maître et l'assemblée, il y a le savoir. Dharma si-
gnifie l'Enseignement de Bouddha et aussi, selon le cas, la
'Vérité' ou l'ultime 'Réalité'. Le sens s'élargit jusqu'aux diffé-
rents enseignements bouddhiques ainsi qu'aux additions et
interprétations des différentes écoles bouddhistes. Dans
l'espace 'idéaliste' spécifique du bouddhisme, le dharma re-
présente en quelque sorte l'ultime 'solidité' ou l'ultime
'consistance' de l'esprit et de la communauté des esprits.
Le Bouddha peut être comparé à un habile médecin et le
Dharma à un merveilleux médicament. La santé du patient
dépend cependant de l'usage judicieux du médicament. La
pratique du Dharma est l'unique chemin pour atteindre la
délivrance finale du nirvâna. Le Buddha-Dharma est la Loi
Universelle découverte à travers l'éveil. Ce Dharma peut
être expérimenté par quiconque se met à le pratiquer. Il
s'avère immédiatement efficace sans attendre un temps fu-
tur ou une nouvelle existence. Il invite tous les êtres à l'ex-
périmenter par eux-mêmes.
Quelle que soit notre interprétation de la réalité, c’est tou-
jours un moyen, un remède, un radeau. Tant que nous in-
sistons pour percevoir un objet, et même la shunyata elle-
même, alors nous utilisons encore une notion de sujet, de
soi, ou une subjectivité de cette sorte, aussi subtile ou

317
faible soit-elle pour réaliser le fait de percevoir. Ceci a donc
été enseigné par le Tathagata avec une signification
cachée : « Ceux qui connaissent le discours comparant le
dharma à un radeau doivent renoncer aux dharmas, et plus
encore aux non-dharmas. Leur pratique de l’éthique est
simplement un moyen pour atteindre un but, un radeau
pour les emporter vers l’autre rive.

La terre de Bouddha
Un aperçu sur la cosmologie bouddhique s’impose ici.
D’emblée, la ‘cosmologie’ déborde le ‘cosmos’ du côté de
l’infini. Pour le bouddhisme indien traditionnel, l'espace n’a
pas de limites. Cet espace infini est occupé par des
mondes et des systèmes de mondes infinis, chaque sys-
tème ayant quatre continents entourés par un cercle de
montagnes de fer. L'approche est plutôt symbolique.
Chaque système de mondes comporte trois plans. Un plan
du désir sensuel, un plan de la forme pure et un plan du
sans-forme. Chaque système de monde est ainsi multidi-
mensionnel. Un millier de ces systèmes de mondes consti-
tuent un petit univers. Un millier de petits univers consti-
tuent un univers moyen. Un millier d'univers moyens consti-
tuent un grand univers.
Une terre de bouddha correspond à un grand univers et
même plusieurs d’entre eux. Elle est appelée 'terre de
bouddha' parce qu'elle représente la sphère d'influence spi-
rituelle d'un bouddha particulier. Ce bouddha est respon-
sable du développement spirituel de tous les êtres vivants
de tous les systèmes de mondes contenus dans ce – ces –
grands univers. À partir de cela, on peut voir que le boud-
dhisme enseigne non seulement une infinité de mondes,
mais aussi une infinité de bouddhas ou tout au moins si

318
cela semble trop outrancier, une pluralité, une pluralité très
considérable, de bouddhas.
Le Bouddha n'est pas un Dieu. Il débute comme un être hu-
main ordinaire, comme tout le monde. Il entreprend la vie
spirituelle. Il fait le vœu du bodhisattva c'est-à-dire le vœu
d'atteindre l'éveil suprême et parfait pour le bien de tous. Il
suit la voie du bodhisattva pendant des milliers et des mil-
liers d'années, dans l'un des systèmes de mondes d'un
grand univers particulier, l'univers dont il sera un jour res-
ponsable spirituellement.
Après ces milliers de vies d'efforts spirituels en tant que
bodhisattva, il devient un bouddha durant sa dernière vie.
C'est le bodhisattva qui construit la terre de bouddha. C'est
lui qui met en place l'environnement idéal pour la poursuite
de la vie spirituelle.

La Voie
L'existence de la misère universelle des vivants est mani-
feste. Son origine et ses causes sont établies. Sa suppres-
sion est possible. Restent les moyens à trouver et à mettre
en œuvre.
Comment en parler ? Quand nous voulons parler de
quelque chose qui transcende notre expérience, nous ne
pouvons jamais en parler qu’en termes de notre expé-
rience. Ce qu'on dit du Bouddha et de l'Eveil est inévitable-
ment basé sur l’analogie de notre propre connaissance or-
dinaire. Or celle-ci implique un sujet, celui qui connaît, et un
objet, la chose connue. La totalité du cadre de notre
connaissance est dualiste. Nous concevons donc la
connaissance qu’a le Bouddha de l’Éveil comme étant dua-
liste.

319
Ce dharma, que le Tathagata a entièrement connu et expli-
qué, ne peut être saisi, on ne peut en parler. Ce n’est ni un
dharma ni un non-dharma. Il n’y a pas d’expérience
spécifique de l’Éveil qu'on pourrait considérer ou traiter
comme un objet, puis présenter comme un objet à d’autres
personnes, que ce soit sous la forme de communication
verbale, ou sous toute autre forme. Comment transférer à
l’Inconditionné les diverses catégories que qui nous
viennent de notre expérience du conditionné ?

Véhicules
Le bouddhisme se veut être une voie. Le début sur le che-
min de la sainteté se dit aussi ‘entrée dans le courant’ et
l’état de perfection, ‘arrivée à l’autre rive’. Le Bouddha est
parfois désigné comme le ‘conducteur de l’attelage humain’
ou comme le ‘chef de la caravane’. Pour emprunter la voie,
il est bon d’avoir un moyen de transport. Plusieurs ‘véhi-
cules’ (yâna) ont ainsi vu le jour au cours des vingt-cinq
siècles d’existence du bouddhisme. Les deux plus impor-
tants sont le Hînayâna ou ‘Petit Véhicule’ et le Mahâyâna
ou ‘Grand Véhicule’.
Le Hinayâna, bouddhisme des origines, surtout présent
dans le Sud-Est asiatique, veut conduire les hommes à la
paix du nirvâna. Ce ‘petit’ véhicule est plutôt étroit. Seul
l’arhat, le moine, peut y trouver réellement sa place. Il
cherche à éliminer le désir jusqu’à la racine et à travailler à
sa propre sanctification. Sans trop s’occuper du salut des
autres. Selon la devise: L’homme naît seul, vit seul, meurt
seul.
Le Mahâyâna se veut être une réforme du bouddhisme pri-
mitif. Il vient environ cinq siècles après le Bouddha et

320
s’étend dans le Nord-Est asiatique, spécialement au Népal,
en Chine, en Corée et au Japon. Ce ‘grand’ véhicule est
assez large pour accueillir chaque vivant pour en faire un
bouddha et le conduire au nirvâna. Par rapport au
Hinayâna il est en quelque sorte comme le Nouveau
Testament des chrétiens par rapport à l’Ancien.
Relevant de la littérature du Grand Véhicule, un grand texte
bouddhiste de l'Extrême-Orient, le sûtra du Lotus de la
merveilleuse Loi, expose la doctrine du 'Véhicule unique'.
Dans le deuxième chapitre de cet ouvrage, le Bouddha,
sortant de sa méditation, déclare que son apparition sur
terre a pour unique but la réalisation du salut de tous les
êtres vivants qui partagent mêmement l'état de Bouddha.
Ce salut il l'assure donc par un véhicule unique.

Le Bouddha éternel
Des millions de Bodhisattvas de tous âges et de toutes
époques surgissent de la terre. 'Voici tous mes disciples, dit
le Bouddha. A tous j’ai enseigné et je les ai tous formés'.
On lui objecte: 'Mais, vois, tu as atteint l’Eveil il y a qua-
rante ans seulement'. Le Bouddha fait alors la grande révé-
lation contenue dans le sûtra du Lotus. 'Ne croyez pas que
je me suis éveillé il y a quarante ans. C’est juste votre fa-
çon de le voir. Je suis éternellement éveillé'.Ce n'est pas un
individu particulier qui parle à ce moment-là. Ce, n’est ni le
nirmakaya ni le sambhogakaya. C’est le dharmakaya, le
Bouddha réel, le Bouddha éternel, la Bouddhéité elle-
même. C'est-à-dire la Réalité existant au-delà et en dehors
du temps. Les Bodhisattvas représentent cette même Réa-
lité se manifestant 'dans' le temps. Manifestation de la bod-
hicitta relative en progression. Le Bodhisattva symbolise à
la fois l’évolution inférieure, le progrès à partir des toutes

321
premières formes de vie jusqu’à la vie humaine à l’état non-
éveillé, et l’évolution supérieure, celle des êtres humains
jusqu’à l’Eveil. Le tout en un seul processus continu et
continuel.
Le Bouddha appartient à une catégorie différente de toutes
les autres sortes d’êtres. On ne peut pas limiter le Bouddha
à une chose ou à une autre. Absolument tout appartient au
Bouddha. En même temps, il s'identifie à la vacuité. Ne
possédant rien, il possède tout.
Pour le Mahayana les dharmas ne sont que des construc-
tions conceptuelles, presque arbitraires. On ne peut donc
pas s'y arrêter. Il faut aller plus loin et continuer indéfini-
ment. C'est cela la vacuité (sûnyata). Elle est la nature es-
sentielle de tous les dharmas. (dharma-sûnyata).
Le Mahayana refuse l’étiquette 'soi' aux divers processus
qui forment le sujet individuel et qui sont gouvernés par la
loi de la conditionnalité. Il applique le même principe aux
dharmas. Derrière les choses ou derrière les processus qui
font les choses il n’y a pas d’entité-dharma permanente
constituant leur réelle nature, pas plus qu'il n'y a ni entité-
arbre ni entité-maison.
Pourtant quelque chose se tient derrière elles. Quelque
chose d'insaisissable, d'indéfinissable, d'incompréhensible.
C'est 'la' Réalité. L'Esprit. Le nirvâna. Quelque chose de
très différent de ce que recouvre le mot 'réalité' quand nous
parlons d’arbre, de maison ou de dharma.
Les Bouddhas sont essentiellement des incarnations du
Dharma, des incarnations de la bodhi, et pas seulement
des êtres personnalisés. Ils sont guidés par les Corps de
Dharma, les réalités spirituelles supérieures, de façon si
proche qu’ils n’en sont en fait pas séparés. En même

322
temps, ce Corps de Dharma, cette réalité supérieure,
n’existe pas comme un objet distinct d’un sujet. C’est un
'pseudo-objet', quelque chose qui n’est essentiellement pas
un objet, mais qui est perçu comme un objet, ou dont on
parle comme d’un objet.
Les dharmas naissent et disparaissent. En même temps, ils
ne naissent pas et ne disparaissent pas. On ne peut en ef-
fet pas concevoir la destruction ou l’annihilation de ce qui,
en réalité, n’existe pas. Réduire les dharmas à la sûnyata
ne veut pas dire qu'ils vont être détruits. Voyant les dhar-
mas apparemment naître et s’éteindre, le Bodhisattva ne
voit pas d’entités réelles, ni rien qui apparaisse ou qui dis-
paraisse. C'est comme d'un magicien qui fait voir un élé-
phant. On voit bien ce qui semble être un éléphant, mais il
n’y a en fait pas d’éléphant. Même si le magicien fait appa-
raître un personnage qui tue l’éléphant, aucune mort ne
s’est produite. Cette comparaison est utilisée dans tout le
Mahayana pour voir les choses comme étant essentielle-
ment vides.
Les chrétiens du 1er siècle croyaient que la fin
du monde était proche. De siècle en siècle, d’attente en dé-
ception, cette proximité s’est éloignée. Les sectes milléna-
ristes devenaient nombreuses à occuper ce vaste champ
d’incertitude. Dans le bouddhisme qui ne connaît ni com-
mencement ni fin du monde, le problème concernait la pos-
sible disparition des enseignements de Bouddha. Là aussi,
la durée de sursis s’est exponentiellement allongée.
D’autre part les déclins et les rétablissements du boud-
dhisme devenant cycliques, un nouveau bouddha, appelé
Maitreya, devait apparaîtra pour remettre en route la roue
du dharma.

323
Le Dharma éternel
Le bouddhisme Mahayana, en contraste sur ce point avec
la croyance Theravada, croit que tout être humain peut at-
teindre l’illumination. Tout être vivant de tous les temps et
de toutes les éternités. Tout être vivant de tous les univers.
Profondeur infinie et Incalculable du dharma. Imagine les
dix points de l'espace pleins de bodhisattvas ayant accom-
pli leur devoir à travers les éons de nombreux boud-
dhas, ayant enquêté sur toutes les choses et prêché de
nombreux sermons... Imagine que le monde entier était
plein de leurs enseignements, serrés les uns contre les
autres comme des roseaux et des bambous, tous unis pour
étudier la loi du Sugata... Imagine que leurs investigations
faites avec une attention sans défaut et un esprit subtil
s’étendent sur des milliers d’éons, aussi incalculables que
le sable du Gange... Même alors cette connaissance reste-
rait au-delà de leur compréhension.1
Incommensurable... Eh bien, supposons que quelqu’un ré-
duise en poudre toute la masse de l'élément terre autant
qu’il s’en trouve dans tout cet univers. Après avoir pris un
atome de poussière de ce monde, il se déplace un millier
de mondes plus loin, vers l’Est, pour déposer ce seul
atome. Il prend un second atome de poussière et le dépose
également mille mondes plus loin. Il continue ainsi jusqu’à
ce que le dernier atome soit déposé à l’Est. Maintenant,
moines, que pensez-vous de ceci. Est-il possible de trouver
par calcul la fin ou la limite de ces mondes? Ils ont répon-
du: Certainement pas, Seigneur, certainement pas, Sugata.
Le Seigneur dit: Au contraire, moines, il doit bien y avoir un
arithméticien ou un maître en arithmétique capable de trou-
ver par le calcul la fin ou la limite de ces mondes, aussi
1 Sutra du Lotus 1

324
bien ceux où les atomes ont été déposés et ceux où ils ne
l'ont pas été. Mais il est impossible en appliquant les
règles de l'arithmétique de trouver la limite de ces cen-
taines de milliers de myriades de Kalpas. Tant est long,
inconcevable, immense, le nombre de Kalpas qui se sont
écoulés depuis l'expiration de ce Seigneur, le Tathâgata.
Mahâ-bhi gñâgñanâbhibhû. Pourtant, moines, je me sou-
viens parfaitement de ce Tathâgata qui a disparu depuis si
long-temps, comme s'il avait atteint l'extinction aujourd'hui
ou hier, parce que je possède la grande connaissance et la
vue pénétrante du Tathâgata.1
Le dharma peut-il disparaître? L'idée d'une grande catas-
trophe finale n'a de sens que dans un espace judéo-chré-
tien. Le bouddhisme, lui, ne connaît qu'un processus cy-
clique éternel. Il peut certes arriver qu'au cours d'une his-
toire la vitalité du dharma faiblisse, se 'matérialise', se cris-
tallise, et même disparaisse momentanément. Mais il est
impossible qu'il puisse disparaître définitivement. C'est la
certitude fondamentale du Sûtra du diamant.
Le Dharma n’est pas enseigné une fois pour toutes. A tra-
vers l'infinité du cosmos, il ne cesse d'être découvert et re-
découvert même après avoir été perdu. C'est même la rai-
son d'être des bodhisattvas. Le Dharma, la vérité absolue,
ne peut absolument pas décliner. Car même à ce moment-
là, selon le Sûtra du Diamant, il y aura des Bodhisattvas qui
seront doués de bonne conduite, doués de qualités ver-
tueuses, doués de sagesse et qui, au moment où ces pa-
roles du sûtra seront enseignées, comprendront leur vérité.
Et ces Bodhisattvas ne seront pas tels qu’ils n’auront hono-
ré qu’un seul Bouddha, ni tels qu’ils n’auront planté leurs

1 Sutra du Lotus 7 – The Sutra of the Lotus Flower of the Wonderful Law in
http://www.sacred-texts.com/

325
racines de mérite qu’au temps d’un seul Bouddha. Au
contraire, ces Bodhisattvas qui, lorsque les paroles de ce
sûtra seront enseignées, trouveront ne seraient-ce qu’une
seule pensée de foi sereine, seront tels qu’ils auront
honoré de nombreuses centaines de milliers de Bouddhas,
tel qu’ils auront planté leurs racines de mérite au temps de
nombreuses centaines de milliers de Bouddhas. Ils sont
connus du Tathagata par sa connaissance de Bouddha. Ils
sont vus du Tathagata par son œil de Bouddha. Ils sont
entièrement connus du Tathagata. Et tous engendreront et
acquerront une masse immense et incalculable de mérite.
Ils sont, au-delà d'eux-mêmes, en communion avec le
dharmakaya, la Vérité, le Réel, l’Inconditionné. Ces Bodhi-
sattvas n’auront pas de perception d’un soi, pas de per-
ception d’un être, pas de perception d’une âme, pas de
perception d’une personne. Ces Bodhisattvas n’auront pas
non plus de perception d’un dharma, ni de perception d’un
non-dharma. En eux, aucune perception ni aucune non-
perception ne prennent place.
Les Bodhisattvas perçoivent les dharmas comme des
constructions intellectuelles provisoires. Cela ne veut pas
dire que les perceptions et les impressions de leurs sens
diffèrent de celles de tout le monde. Mais ils ne commettent
pas l'erreur de les prendre pour la réalité. Un Bodhisattva
ne doit s’attacher ni à un dharma ni à un non-dharma. Pour
le Sûtra du diamant et même pour l'ensemble du Mahaya-
na, les dharmas sont en effet vides. Et, à la limite, la sûnya-
ta elle-même doit être abandonnée.

Un chemin mental
Le problème central du bouddhisme n'est pas le Mal, mais
dukkha, la souffrance. Il s'agit de la souffrance au sens or-

326
dinaire, 'ma' souffrance lorsque mon 'Moi' est mis à mal par
la douleur physique ou morale. Il s'agit de la souffrance liée
à l'impermanence des choses et de moi-même. Il s'agit de
la souffrance venant de l'état conditionné de tout phéno-
mène qui se révèle n'être que l'illusion d'une construction
mentale.
Le 'Bien suprême' est le nirvâna, c'est-à-dire l'extinction de
la souffrance (dukkha) caractéristique de l'état conditionné.
Le 'Mal suprême' est l' Illusion qui entretient l'état condition-
né (samsara).
Le bien et le mal ne sont pas une donnée fondamentale du
monde 'tel qu'il est' en réalité, mais de 'notre' monde en
tant que création mentale. C'est en fonction du Soi, en rela-
tion à un Soi, que s'établissent le plaisir et la douleur, l'at-
traction et la répulsion, le bien et le mal. 'Le' bien et 'le' mal
ne sont donc que 'mon' bien et 'mon' mal.
Le problème n'est pas dans les termes, à savoir bien ou
mal 'en soi', mais dans la relation 'entre' les termes c'est-à-
dire la relation entre bien et mal. La dualité 'bien-mal' est
définie non pas en relation avec un absolu, mais par rap-
port à un réseau de relations, une composition. Le mal c'est
tout ce qui relève des 'trois poisons' (l'attraction , la répul-
sion et l'illusion). Il n'y a pas 'une' origine au mal, mais bien
un faisceau de conditions. Et le bien sera lui-même défini
comme absence d'attraction, absence de répulsion et ab-
sence d'illusion.
Le 'Bien suprême', le nirvâna, se définit négativement
comme 'absence' de dukkha. La définition du bien et du
mal se referme ainsi sur elle-même en une sorte de cercle
vicieux. Le mal est l'absence du bien. Le bien est l'absence
de ce qui caractérise le mal et le provoque... Ce cercle vi-

327
cieux coïncide avec le samsâra, le cercle infini des nais-
sances et des morts du Soi, l'éternelle coproduction condi-
tionnée. Le couple 'bien-mal' fait totalement partie de ce
samsâra soumis à l'Illusion et à la Dualité.

Au-delà du Bien et du Mal


Le bien et le mal n'existent que dans le cadre strict du sam-
sâra, du relatif, du conditionné, de l'illusion. Ils n'existent
pas du point de vue de l'absolu. Comme tout autre concept,
ils ne sont que des concepts vides. Pourquoi dès lors agir
bien plutôt que mal ? Une telle question ne se pose encore
qu'au niveau de l'Illusion et du samsâra. Bien et mal sont
des concepts vides de réalité absolue. Mais ils ne sont pas
vides dans le cadre de la réalité relative, c'est-à-dire dans
le cadre de l'Illusion et du samsâra. Là ils permettent de
mettre fin à la souffrance superficielle.
Mais pour atteindre l'extinction définitive de la souffrance et
mettre définitivement fin à l'Illusion, ce n'est pas le bien et
le mal qu'il faut abandonner, mais toute conception de Soi
qui génère la Dualité. Donc aussi la dualité du bien et du
mal. Au fond, bien et mal ne sont vides de réalité que pour
ceux qui, comme les Bouddhas, ont mis fin à l'Illusion et at-
teint l'éveil comme les grands Bodhisattvas ! Pour tous les
autres, en attendant, il convient de faire le bien et de ne
pas faire le mal.
Une fois 'libérés', un Bouddha, un Bodhisattva ou un Arhat
agissent-ils encore ? Mais que veut dire 'acte' ? L'acte d'un
Bouddha n'est acte que pour qui croit encore à l'existence
d'un acteur... Pourtant leur vie le confirme. Ceux qui ont at-
teint 'l'autre rive' continuent, à leur manière, d'agir dans ce
monde. Ils enseignent, chacun à sa manière.

328
Une fois l'illusion détruite et le nirvâna atteint, l'agir de ces
'libérés' sera entièrement nettoyé de toute visée égoïste. Ils
sont en un état désintéressé, au-delà du bien et du mal.
Hors de tout intérêt, par-delà des motivations mondaines.
Dans l'ordre de la gratuité qui est celui du nirvâna., leur ac-
tion sera du coup 'efficace'. Autrement.
Désormais, 'au-delà du bien et du mal', l'enseignant se
confondant avec son Enseignement, chacun de ses actes
est donc enseignement. N'ayant plus rien à craindre, relati-
vement à Soi, dépourvu de toute référence à son propre
Soi, l'Eveillé est délivré de la dualité du Bien et du Mal qui
n'avait d'existence que relative à cette dualité. Du coup, il
n'agira plus, au-delà du Bien et du Mal, qu'en fonction des
Soi qui s'expriment face à lui. Plus exactement, ses actes
ne seront perçus comme actes par autrui qu'en fonction de
leur propre attachement à l'idée de Soi.
Un Eveillé ne mesure plus son action à l'aune ordinaire, il
ne garde rien 'pour Soi', il donne suprêmement le Bien su-
prême l'enseignement qui ouvre la Voie menant à la Libéra-
tion définitive. Le don (dana), le don gratuit, constitue donc
bien la première de toutes les vertus, la première 'perfec-
tion' (parami) à laquelle s'exerce l'apprenti Bouddha, dis-
ciple ou Bodhisattva. Or le don du Dharma surpasse tous
les autres dons.

Purification
Pour le bouddhisme, dans la logique de la production
conditionnée, aucune action n’est neutre. Toute action est
donc action morale. Toutes ont des conséquences rigou-
reusement déterminées pour soi-même, pour les autres,
pour l’environnement, et, de proche en proche, pour l’uni-

329
versel écosystème.
Les actions humaines, celles du corps, celles de la parole
et celles de l’esprit, sont soit ‘kusala’, positives et favo-
rables, soit ‘akusala’, négatives et défavorables. La pra-
tique de l'éthique est donc une purification du corps, de la
parole et de l'esprit. Pour cela il existe de nombreux pré-
ceptes, multiformes selon les traditions et les écoles, re-
groupés par cinq, par huit ou par dix, comme s'efforcer de
ne pas nuire aux êtres vivants ni prendre la vie ; s'efforcer
de ne pas prendre ce qui n'est pas donné ; s'efforcer de ne
pas avoir une conduite sexuelle incorrecte ; s'efforcer de ne
pas user de paroles fausses ou mensongères ; s'efforcer
de s'abstenir d'alcool et de tous les intoxicants. L’essentiel
cependant reste la conscience de ses états d’esprit. Je suis
responsable d’eux et ils sont responsables de ce que je fais
et des conséquences de mes actes.
Purification de mon corps. Avec des actions bienveillantes,
je purifie mon corps. – Avec une générosité sans réserve,
je purifie mon corps. – Avec calme, simplicité et contente-
ment, je purifie mon corps.
Purification de ma parole. Avec une communication véri-
table, je purifie ma parole. – Avec des paroles salutaires et
harmonieuses, je purifie ma parole. – Avec des mots bien-
veillants et gracieux, je purifie ma parole.
Purification de mon esprit. Abandonnant la convoitise pour
la tranquillité, je purifie mon esprit. – Changeant la haine en
compassion, je purifie mon esprit. – Transformant l’igno-
rance en sagesse, je purifie mon esprit.
Regardez un étang couvert de lotus. On découvre bien des
différences entre les fleurs... Les hommes sont comme des
fleurs de lotus.

330
De même aussi, quand le Bienheureux jeta les yeux sur le
monde, il aperçut des êtres dont l’œil spirituel n’était voilé
que par une légère poussière, tandis que, pour d’autres, il
était obscurci par une épaisse poussière. Il aperçut des
êtres d’un esprit vif et d’autres d’un esprit obtus. Il aperçut
des êtres faciles et d’autres difficiles à instruire... Et quand
il eut vu ces choses, il prononça cette stance: “Qu’elle soit
ouverte à tous, la porte de l’Éternité.”
Le Bouddha, après avoir détruit en lui toutes les impuretés,
se retrouve apaisé, victorieux.
De même qu’un lotus né et grandi dans l’eau s’élève au-
dessus de l’eau sans être souillé par elle, ainsi le Bouddha,
né et grandi dans le monde, a triomphé du monde et y de-
meure sans être souillé.1 .
De quel esprit es-tu ? De quelle étoffe es-tu fait ? Voici la
Parabole de l’étoffe...
Une étoffe sale et maculée, trempée par le teinturier dans
n’importe quelle couleur, reste d’une couleur sale... De
même, ô moines, quand l’esprit est impur... Une étoffe pure
et propre trempée par le teinturier dans n’importe quelle
couleur, reste d’une couleur propre... De même, ô moines,
quand l’esprit est pur...2
Et quelles sont les impuretés de l’esprit ? La cupidité. Le
désir. La méchanceté. La colère. La malveillance. L’hypo-
crisie. Le dénigrement. La jalousie. La tromperie. La ruse.
L’obstination. L’impétuosité. La présomption. L’arrogance.
La suffisance. La négligence...
Voici ce qui doit être accompli par celui qui est sage, qui re-

1 Anguttaranikâya
2 Samyuttanikâya

331
cherche le bien et a obtenu la Paix. Il doit être appliqué,
parfaitement droit, docile, doux, humble, content, aisément
satisfait, sage et sans orgueil. Il ne doit pas être submergé
par les affaires du monde ni chargé du fardeau des ri-
chesses. Ses sens sont maîtrisés. Ne subsiste en lui rien
qui est mesquin. Il ne méprise aucun être si peu que ce
soit. Il ne souhaite du mal à un autre. Ayant abandonné les
vues fausses, ayant acquis la vision intérieure profonde,
devenu vertueux, débarrassé des appétits des sens... Ainsi
perfectionné, il ne connaîtra plus la renaissance.

La voie de l'évolution spirituelle

332
Une ligne passant du conditionné à l’inconditionné repré-
senterait la voie de la vie spirituelle, la voie de l’évolution
supérieure. Cela signifie que la ligne qui représente la voie
de l’évolution supérieure sera divisée en trois sections, et
ces sections représentent les trois grandes étapes
successives de la voie spirituelle. Dans la terminologie
traditionnelle, ces trois étapes sont les étapes de la
moralité, de la méditation et de la sagesse.

Le chemin à huit branches


Ce chemin consiste essentiellement en la pratique de la
sainte et octuple Voie, le chemin du salut aux huit
branches, à savoir une foi pure, une volonté pure, un lan-
gage pur, une action pure, des moyens d’existence purs,
une application pure, une mémoire pure, une méditation
pure. La 'pureté' huit fois soulignée. La pureté aux anti-

333
podes de cette méchante souillure que constitue l'attache-
ment au moi.
C’est le chemin vers l’Éveil (bodhi) et, partant, vers le nirvâ-
na. Le vrai programme de la maîtrise de soi. Il a huit
branches ou Vertus. Elles sont symbolisées par les huit
rayons de la roue qui, dans le bouddhisme, est un symbole
puissant. Il s’agit des stades à franchir pour parvenir à la
Délivrance totale. Ces huit branches concernent la Sa-
gesse, la Moralité et la Concentration.
Sagesse : Vue juste sur l’existence de la souffrance, l’ori-
gine de la souffrance, la suppression de la souffrance et le
chemin qui mène à la suppression de la souffrance. ‒ Pen-
sée juste sur l’intention droite qui porte à la renonciation et
à la non-violence sous toutes ses formes.
Moralité : Parole juste qui éviter le mensonge et la calom-
nie, bannit les paroles dures, fuit les futilités et pratique la
véracité. ‒ Action juste qui ne fait de mal à aucun être vi-
vant, ne prend pas ce qui n’est pas donné, évite les
désordres sexuels, cultiver la concorde, détruit la haine et
la mésentente. ‒ Moyens d’existence justes, en gagnant
sa vie avec des moyens honnêtes.
Concentration : Effort juste qui cultive avec soin les qualités
encore en germe et faire grandir celles qui existent déjà. ‒
Attention juste à la maîtrise de soi. ‒ Concentration juste
qui entretient les pensées positives, la sérénité et la joie
paisible dans l’indifférence au plaisir et aux états d’âme
étrangers à la vertu.

Moralité
Première étape de la voie spirituelle: la 'moralité'. Elle se
réfère aux actions attentionnées. Une action attentionnée

334
est une action qui résulte d'états d’esprit positifs. Etats
d’esprit libérés des formes grossières de cupidité, d’aver-
sion, d’ignorance, et tournés vers le bien à l'égard de soi-
même et des autres. La moralité est au départ. Elle est
donc fondamentale. En même temps, sa valeur est limitée.
Elle n'est encore qu'un passage vers l’expérience de la se-
conde grande étape, celle de la méditation. Une sorte de
rampe de lancement qui doit rester à terre une fois la fusée
partie. Un moyen d’accéder à une fin. La fin immédiate
qu'est la méditation. La fin ultime qu'est la sagesse et la
réalisation de l’inconditionné.
La moralité, pour le bouddhisme, est de deux sortes. La
moralité conventionnelle est simplement une émanation de
la coutume, de l’opinion, de l'habitude, et n’a pas de signifi-
cation morale réelle. La moralité naturelle, au contraire,
émane d'une fondation psychologique capable d'actions
expressives d’états mentaux attentionnés. C'est elle seule
qui importe ici. Elle correspond au segment blanc du se-
cond cercle de la roue de l'existence. Ce segment mène
vers le haut. Il mène à la périphérie du cercle, à la périphé-
rie du champ gravitationnel du conditionné, tout en restant
encore à l’intérieur de ce champ gravitationnel, partie et
parcelle de ce champ.
L’éthique bouddhique se base sur la certitude que les ac-
tions du corps, de la parole et de l’esprit ne sont pas sans
conséquence pour nous-mêmes, pour ceux qui nous en-
tourent et pour notre environnement. Directement ou indi-
rectement chaque action est responsable face à la totalité
du cosmos. Il y a deux sortes d'actions, les actions posi-
tives (kusala) et les actions négatives (akusala).
Les actions négatives sont celles qui prennent leurs racines
dans les trois poisons de base: l’avidité, l’aversion et la

335
confusion mentale ou l’ignorance. Elles tendent à avoir des
conséquences mauvaises pour nous ou pour les autres.
Les actions positives sont celles qui sont exemptes d’avidi-
té, de haine et de confusion mentale et qui, au lieu de cela,
sont motivées par la générosité, l’amour et la compassion
ainsi que par la compréhension. Elles tendent à avoir des
conséquences positives pour nous ou pour les autres. Une
action n’est donc ni bonne ni mauvaise en elle-même. C'est
l'état d'esprit qui la sous-tend qui la caractérise morale-
ment.
Il s'agit donc de prendre conscience des états d’esprit dans
lesquels nous nous trouvons et à partir desquels nous agis-
sons, parlons ou pensons. Il s'agit d'être responsable aussi
bien de ces états d’esprit que des conséquences de nos
actions. Pour y aider, il y a des préceptes qui ne sont pas
des règles d'interdits, mais des guides de comportement
éthique.
Voici, par exemple, les cinq préceptes donnés ici sous une
forme positive et à la première personne. Avec des actions
bienveillantes, je purifie mon corps. Avec une générosité
sans réserve, je purifie mon corps. Avec calme, simplicité et
contentement, je purifie mon corps. Avec une communica-
tion véritable, je purifie ma parole. Avec une attention claire
et radieuse, je purifie mon esprit.
Voici encore les quatre incommensurables qui sont des
émotions positives extrêmement puissantes, développées
par des pratiques appropriées. La bienveillance universelle.
La compassion née de la rencontre de la bienveillance et
de la souffrance d'autrui. La joie sympathique qui consiste
à se réjouir du bonheur d'autrui. L'équanimité ou tranquilli-
té, qui va au-delà de la compassion et de la joie sympa-
thique est un état de paix face à toute circonstance, heu-

336
reuse, triste ou indifférente.

Méditation
Après la moralité, la concentration est le deuxième élément
sur lequel est basée la progression dans l'octuple chemin.
La concentration est l'élément purificateur de chacune des
huit branches ou dispositions qui doivent être 'pures'. Car
c'est elle qui abolit la conscience individuelle, cause pre-
mière de tous les maux.
Dans l’étape de la méditation opèrent les deux forces gravi-
tationnelles. Celle du conditionné et celle de l’inconditionné.
L'état est donc particulièrement instable. On tombe facile-
ment de l'étape deux dans l'étape un. On se croit sur un
nuage. On croit que cela va durer pour toujours. Et
puis dans l’intervalle de quelques minutes on se retrouve
submergé par des états d'esprit négatifs. On oscille ainsi
entre les hauteurs et les profondeurs. On se met à douter
du progrès spirituel. On se demande si on n’est pas
condamné à jouer au yo-yo spirituel à jamais. Ces états
négatifs sont dus à l’attraction gravitationnelle du
conditionné. On ne s'en libère que dans la troisième étape,
celle de la sagesse. Là, dans la sphère d'attraction de
l'Inconditionné, il faudra lâcher prise. S'abandonner.
Jusque-là on est sujet à retomber des hauteurs, peu
importe combien de temps nous avons passé à méditer.
A ce propos, voici une histoire qui se raconte en Inde.
Un Rishi, il y a des milliers d’années, est allé dans l’Hima-
laya et a médité pendant des milliers d’années dans des
grottes, dans des forêts profondes, dans des ermitages, sur
des sommets enneigés, indifférent à tout. On raconte que
la barbe de ce Rishi a poussé sur des kilomètres et des ki-

337
lomètres. Mais il a continué à méditer des milliers d’années,
planant avec félicité dans des états de concentration ex-
trême. Il fallait bien un jour l'extraire de là. Et que s’est-il
passé ? En descendant de sa montagne, il rencontre une
nymphe céleste. En l’espace de quelques minutes, malgré
des milliers d’années de méditation, il succombe à la tenta-
tion et se retrouve au point de départ !
Pourtant la méditation est indispensable, car c’est seule-
ment d'elle que vient la sagesse. De même que la moralité
est la base du développement de la méditation, de même
celle-ci est-elle la base de développement de la sagesse.

Sagesse
Le troisième élément de base de la progression sur l'oc-
tuple route est la sagesse. Il s'agit très profondément d'une
vue pénétrante sur l'impermanence. La sagesse qui voit les
choses comme elles sont, renonce à l'attachement et
s'ouvre à l'éveil. Le Bodhisattva que nous rencontrerons
longuement au chapitre suivant en est, après le Bouddha,
la figure la plus accomplie.
La Sagesse est infinie. Elle ne cesse d'aller au-delà... Au-
delà du dharma. Au-delà même du nirvâna.

Les méthodes
Pour acquérir les huit dispositions, pour progresser dans
l'octuple chemin, il y a diverses méthodes qui comprennent
une variété d’exercices psychiques et psychophysiques.
Une des pratiques tantriques du ‘yoga’, par exemple, com-
mence par évoquer, en face de soi, une vivante image du
Bouddha avec laquelle on essaie de s’identifier. On se voit
soi-même comme un bouddha, avec un corps de bouddha,

338
avec un esprit de bouddha, agissant comme un bouddha.
Après cela, pour éviter de s’attacher à cette visualisation,
on prend conscience qu’aussi bien le bouddha que soi-
même sont vides d’existence propre. La session finit par la
dissolution de soi et du bouddha dans le vide.
Il s’agit toujours de veiller au karma; c'est lui, en effet, qui
porte la responsabilité de la destinée future. Il s'agit de s'at-
taquer à toute cause de démérite et d'aider le mérite à
croître. Vaincre l’ignorance. Se débarrasser des illusions,
des opinions fausses et des vains raisonnements. S’adon-
ner à la méditation. Supprimer toutes les formes du désir.
Faire disparaître les mauvaises habitudes nées des pas-
sions. Développer les vertus salutaires. Abolir l’égoïsme.
Pratiquer la bienveillance. Et goûter enfin une parfaite séré-
nité, au-delà du plaisir et de la douleur, de la joie et de la
tristesse, en demeurant complètement indifférent aux vicis-
situdes de ce monde.
Du moment, en effet, où la rétribution des actes obéit à une
loi aveugle et quasi mécanique, qu'aucun 'dieu' n'intervient
pour rendre justice, et que c'est l'acte lui-même qui produit
par lui-même tel ou tel genre de renaissance, il importe au
plus haut point que chaque acte soit désigné, classé, préci-
sé, pesé, en fonction de ses conséquences. D'où une 'ca-
suistique' méticuleuse avec son catalogue des vices et des
passions susceptibles d'entraver la délivrance et aussi des
vertus et des bonnes actions ouvrant le chemin de l'Eveil. A
côté des occasions de démérite, il y a les occasions de mé-
rite.
En stricte logique (occidentale), puisque le karma est fruit
de l'action, et que seul le non-agir ne mûrit pas en renais-
sances, faudrait-il éviter les actes bons autant que les mau-
vais ? Ce serait se faire illusion sur le 'non-agir'. Car le

339
'non-agir' est encore 'agir', au sens bouddhiste, étant à sa
manière quelque chose comme un projet, une intention, un
engagement. Tant qu'il y a un 'moi' il y a 'projet' personnel
et celui-ci ne peut pas ne pas être 'action' et, partant, pro-
duire du karma. Tant qu'il y a un 'moi' l'agir est incontour-
nable. Autant, dès lors, le faire agir du bon côté.

La mort
Evacuer la mort de son horizon, c’est vivre dans l’oubli du
dharma, la doctrine de salut. Nous ne pensons plus qu’à
cette vie. Nous sommes préoccupés par la nourriture et le
vêtement. Nous perdons de vue notre essentielle imperma-
nence. Et tout le temps ainsi passé dans cet oubli est perdu
en ce qui concerne notre salut.
Mais même en n’oubliant pas le dharma, l’oubli de la mort
risque de nous empêcher de le pratiquer. En nous disant
que demain ou après-demain il est toujours temps de le
faire. Ou alors de le pratiquer de la mauvaise façon.
Pour pratiquer le dharma il faut commencer par abandon-
ner tout attachement à cette vie. Devenir indifférent au gain
comme à la perte, au plaisir comme à la peine, à l’honneur
comme au déshonneur, à la louange comme à la punition.
Cela est difficile, même pour le plus malheureux des men-
diants. Le premier acte du dharma est de renoncer au désir
de la vie. Pour cela, il n’y a qu’une seule méthode, à savoir
la méditation sur notre impermanence sous la forme de
notre mort prochaine.
Voici, concrètement, les thèmes de cette méditation. Notre
mort est certaine. Nous n’avons aucun moyen de l’éviter.
La durée de notre vie se raccourcit d’instant en instant. Le
moment de notre mort est incertain. Il dépend de facteurs

340
imprévisibles. Notre richesse est inutile. Notre santé n’est
pas sans possible accroc. Notre famille et nos amis ne
nous sont d’aucun secours.
Lorsque nous mourrons, rien ne peut nous venir en aide
excepté le dharma. Le temps pour le pratiquer nous est
compté. C’est sans délai qu’il faut donc se mettre à la pra-
tique.

Nirvâna

La notion de 'Nirvâna' est tout simplement difficile en soi.


Mais elle est encore plus difficile, voire impossible pour la
pensée occidentale et personnaliste. Sans la notion de
'personne', en effet, que peut bien vouloir dire 'anéanti' ou
'épanoui' ? Or le Nirvâna vise un état totalement imperson-
nel, sans l'illusion du moi, sans attachement au moi. Le Nir-
vâna n'est pas de l'ordre du devenir. Il est de l'ordre de l'Ab-
solu. Il n'est 'en dépendance' de quoi que ce soit. La pré-
sence de quelque chose comme une 'personne' dans le
Nirvâna serait la négation du Nirvâna. Il est totalement 'in-
conditionné'. Il est la Réalité absolue même.
Le nirvâna – nir = négation; vâ = vent – est incompréhen-
sible, indescriptible, inconcevable, inexprimable. Il est l’ab-
solu ‘hors de’. Absolue transcendance en absolue imma-
nence. Le Bouddha lui-même ne le définit pas, car toute
définition lui paraît inutile et sans profit. Il en parle simple-
ment en termes très imagés et l’appelle la Béatitude. Celui
qui la connaît est certain de ne plus jamais renaître.
De même que le lotus ne se souille pas au contact de
l’eau, le nirvâna reste in-souillé de toutes les impuretés. De

341
même que l’eau fraîche adoucit la brûlure de la fièvre, le
nirvâna est toute fraîcheur et adoucit la brûlure de toutes
les passions. Et de même que l’eau apaise la soif des
hommes et des animaux qui sont épuisés, desséchés, as-
soiffés et terrassés par la chaleur, le nirvâna apaise le désir
de jouissance des sens, le désir de renouvellement, le dé-
sir de la fin du devenir. De même que le remède protège
contre les souffrances qu’occasionne le poison, ainsi le nir-
vâna protège contre les souffrances des passions empoi-
sonnées. Et de même que le remède met fin à la maladie,
ainsi le nirvâna met fin à toute douleur. Enfin, le nirvâna et
le remède procurent l’un et l’autre la sécurité.
Comme la pierre magique, le nirvâna accorde tout ce qu’on
peut souhaiter, apporte la joie et répand la lumière.
De même que le sommet de la montagne, le nirvâna est
haut et escarpé. De même que le sommet de la montagne
est inaccessible, le nirvâna est inaccessible à toutes les
passions. De même que les graines ne peuvent germer au
sommet de la montagne, ainsi les graines des passions ne
peuvent germer dans le nirvâna. Et enfin, de même que le
sommet de la montagne ignore le désir de l’agrément
comme du désagrément, ainsi est le nirvâna. 1
Et voici les dix particularités que le nirvâna possède en
commun avec l’espace. Ni l’un ni l’autre n’a jamais eu de
naissance, ne devient vieux, ne meurt, ne change ni ne re-
naît; tous deux sont invincibles, ne peuvent être volés, ne
sont soutenus par rien, sont les chemins, l’un pour les oi-
seaux et l’autre pour les arhat, sont vides et infinis.

Béance absolue

1 Les Questions du Roi Milinda – Milindapâka.

342
Du nirvâna on ne peut se faire qu’une idée négative. Il n’est
pas l’infini de l’espace. Il n’est pas l’infinité de la perception.
Il n’est pas rien. Il n’est pas idée. Il n’est pas non-idée. Il
n’est pas ce monde-ci, ni le suivant, ni aucun des deux. Il
n’est ni le soleil ni la lune. Il ne vient pas. Il ne part pas. Il
n’a pas de cause. Il n’a pas de commencement. Il est la fin
de la souffrance.
Le nirvâna ne peut signifier le ‘paradis’, séjour des dieux,
puisque eux aussi sont soumis, de par leur karma, aux re-
naissances successives. Il ne signifie pas non plus anéan-
tissement complet. L’anéantissement du Moi, en effet, pré-
supposerait son ‘existence’ ! Or le Bouddha a rejeté nette-
ment l’idée d’un moi subsistant et immuable. L’état où toute
individualisation du Moi est abandonnée n’est pas néces-
sairement le Néant.
Le nirvâna est plutôt un état qu’une réalité métaphysique.
L'état final. L'état d'éveil. Il peut s'atteindre, incomplet, dès
ce monde. On est alors 'délivré-vivant'. Cependant, il n'est
complet qu'après la mort. Un état psychologique de libéra-
tion. L’expérience ineffable de paix et de béatitude qui
transcende la souffrance, le changement, le temps et l’es-
pace. Cela est transformation, absence de passion, cessa-
tion, calme, connaissance la plus élevée, l’illumination, le
nirvâna. Le nirvâna ne peut en aucune façon être une
condition 'statique'. C’est simplement le dernier point per-
ceptible sur une spirale infinie vers des dimensions absolu-
ment inimaginables situées au-delà.

L’ivresse de la vacuité
Une des expériences originaires et sans doute des plus
pertinentes de l’esprit est celle d’une puissance essentielle-

343
ment ‘critique’, c’est-à-dire qui introduit des distances. Une
dynamique qui ouvre, qui éclate, qui libère, qui discerne,
qui nie, qui s’aventure ailleurs. Cette expérience de l’esprit
est plus sous le signe du ‘verbe’ que sous celui du ‘sub-
stantif’. L’esprit, en effet, relève du ‘ que ’ indéfinis-sable, in-
compréhensible, de trop, gratuit, pur acte, et non pas
du ‘ ce que ’ définissable, compréhensible, utilisable. 1
L’esprit est là où se 'dé-compressent' les solidités. Il jaillit
dans la destruction des compacités matérielles et structu-
relles. Il vient à travers les failles, dans les interstices, entre
les lignes. Il surgit à travers son altérité qu'on peut appeler
'matière’.
Mais que veut dire 'matière' ? Materia. madera. mater. Ce à
partir de quoi tout est construit. Mais qu’est finalement ce
‘à-partir de quoi’ ? On se trouve finalement loin de la 'ma-
tière' au sens vulgaire. A chaque niveau d'analyse on
tombe chaque fois sur un 'construit' à 'déconstruire', sur
une compacité à décompacter.
Quelle est la matière de cette table ? Du bois. ― La ‘ma-
tière' du bois ? Des ‘fibres ligneuses’. ― La matière de ces
fibres ? Des molécules de cellulose. ― La matière de ces
molécules ? Des atomes de carbone, d’hydrogène et d’oxy-
gène. ― La matière des atomes ? Des particules ato-
miques. ― La matière de ces particules ? Des ‘grains
d’énergie’, des ‘charges électriques’, des ‘quanta’, des
‘quarks’, des ‘particules de charme’... Autant de désigna-
tions qui couvrent des abstractions de type mathématique.
Où est finalement la ‘matière’ ? Puisque c’est chaque fois
autre chose, de plus ‘spirituel’, qui reste.
Un tel questionnement décomprime une compacité donnée

1 cf. plus haut notre approche de l’esprit. pp. 256 ss.

344
au départ. A travers lui c’est l’esprit qui se manifeste.
Qu’est, en effet, une question sinon une béance qui s’ouvre
dans un plein ? Chaque question provoque un ‘même’ vers
son dépassement et son altérité. Alors que la matière s’ac-
complit en proportion du plein, l’esprit, lui, grandit en pro-
portion du vide.
La vacuité est ainsi conaturelle à l’esprit. Il n’est pas éton-
nant qu’elle vibre en quelque sorte à l’unisson de ses har-
moniques fondamentales. Elle invite au jeu de la gratuité et
à l’ivresse de l’illimité du rien. Se retrouver dans le rien
n’est-ce pas, très profondément, se retrouver dans le tout ?

De cette vie, conduis-moi à l’immortalité


“De la mort, conduis-moi à l’immortalité”. Tel est l’ultime
vœu de l’hindouisme des Upanisad. Le Bouddha, lui, dirait
plutôt: “De cette vie, conduis-moi à l’immortalité”. Pour le
Bouddha, la recherche de la libération de la source du mal
se fonde sur une interprétation dynamique de la personnali-
té. Dans une continuité du progrès moral et spirituel. Ici et
maintenant.
Le nirvâna, en effet, est là. Maintenant. Il n’y a pas de vraie
différence entre lui et l’existence cyclique du samsara.
Ceux qui perçoivent la réalité sous l’influence de l’illusion et
de l’ignorance continuent d’être piégés par le cercle des
naissances, des morts et des renaissances. Ceux qui, par
contre, quittent les illusions et l’ignorance atteignent l’état
de nirvâna. Mais comme l’ignorance n’a pas de substance
propre et que les afflictions mentales sont plutôt acciden-
telles, il n’existe pas de réelle différence entre les deux
états. En réalité, le nirvâna n’est que la réalisation inté-
rieure de la provision des potentialités créées par les ac-
tions. Celles-ci restent à l’état latent jusqu’à ce qu’arrivent

345
les conditions nécessaires à leur manifestation. C’est alors
que la personne qui est à leur origine en expérimente les
résultats.
Rien n’existe réellement que l’esprit. En lui il n’y a pas
d’images. C’est pourquoi on ne connaît pas l’étendue de ce
qui a été perçu par les esprits des Bouddhas passés, pré-
sents ou futurs. On reste persuadé que le monde s’étend
au-delà des limites de l’esprit. Et ainsi on ne cesse de rou-
ler sur la roue des naissances et des morts. Il n’y a transmi-
gration que pour celui qui est attaché. Pour celui qui n’est
pas attaché, il n’y a pas de transmigration. Sans transmi-
gration, c’est la sérénité. Là où est la sérénité, il n’y a pas
de jouissance. Sans jouissance, il n’y a ni arrivée ni départ.
Sans arrivée ni départ, il n’y a ni mort ni renaissance. Sans
mort ni re-naissance, il n’y a ni cette vie, ni la suivante, ni
rien entre les deux. C’est la fin de la souffrance.
Comment cesse le karma ? Par l’arrêt progressif de toutes
les formes mentales. La parole. Le raisonnement. La ré-
flexion. La joie. L’inspire et l’expire. La perception des
formes. La perception de l’infini de l’espace. La perception
de l’infini de la conscience. La perception du néant... Après
cela l’esprit atteint le nirvâna et se laisse engloutir dans
l’absolu de la vacuité.

Dans l’horizon du nirvâna


La profonde tendance vers la vacuité se retrouve à sa ma-
nière dans l’espace chrétien. Seulement, là, le nirvâna est
en quelque sorte intériorisé. La béance est à partir de la
personne. La suspicion de l’égo ne met pas en question
son être, mais sa clôture. Toute existence, toute position,
toute détermination, toute limitation ne sont pas fatales né-

346
gativités. Toute ouverture à l’illimité absolu n’est pas auto-
matique libération infinie. La vacuité n’existe pas comme
substantif, mais comme verbe. A partir d’un ‘ je ’ personnel.
A travers, donc, une incarnation.

Le plérôme christique

L’accomplissement chrétien se révèle et, partant, se pense


et se vit dans un espace fondamentalement différent.
‒ A l’origine de l’être et de toute chose, une différence radi-
cale. Face au ‘ IL Y A ’ bouddhique, se tient l’absolu origi-
naire ‘ JE SUIS ’ chrétien. Non pas neutre nécessité, mais
personne, communion de personnes. Trinité. Agapè.
‒ Dieu fait exister toute chose, l’univers visible et invisible,
par création. Non pas par production telle la production
conditionnée bouddhique. L’acte créateur, acte d’une liberté
personnelle, fait être à partir de rien.
‒ L’homme est créé à l’image et à la ressemblance de
Dieu, comme ‘je’ autonome et comme personne libre. Il est
né par débordement d’Agapè dans sa joie de multiplier les
personnes et de donner au Christ une multitude de frères.
‒ L’homme est créé viateur en ‘exode’ sur le chemin de la
Vérité et de la Vie. Il est appelé à l’Alliance avec son Dieu.
‒ Le péché n’est pas fatale ‘ dukka’, mais acte historique
volontaire et libre d’un refus et d’une rupture de cette al-
liance. Mais l’Agapè divin, plus fort que le péché, se donne
en Christ pour que tout homme soit sauvé.
‒ La mort n’est pas le dernier mot de l’existence. Elle est
dépassée par la résurrection qui est un acte de nouvelle

347
création dans l’Esprit, ce même Esprit qui a ressuscité Jé-
sus d’entre les morts. Les hommes sont appelés à ressus-
citer, corps et âme, c’est-à-dire avec toutes les dimensions
de leur condition de faiblesse et de mortalité.
‒ Les hommes ne meurent qu’une fois. Il n’y a pas de ‘ ré-
incarnation ’. La mort est donc ‘ dernier jour ’ décisif. La tra-
versée d’un jugement selon le seul critère de la fidélité (ou
de l’infidélité) à l’Alliance avec Agapè.
‒ L’ultime jugement signifie l’entrée dans la vie éternelle. Le
refus de l’Alliance se termine dans la poubelle que Jésus
appelle la géhenne. La fidélité à l’alliance, par contre, se
poursuit dans la béatitude, c’est-à-dire dans l’absolue com-
munion à Agapè.
‒ L’aventure cosmique s’accomplit ultimement, eschatologi-
quement, en des ‘ cieux nouveaux ’ et une ‘ terre nouvelle ’,
révélant le sens de l’aventure historique comme travail
d’enfantement de nouvelle création.

Plérôme
Ce terme grec signifie ‘ plénitude ’. Le mot a joué ample-
ment à travers les différentes spéculations gnostiques.
Dans le contexte chrétien, il signifie la plénitude totale de
toutes choses en Jésus Christ. En lui, habite corporelle-
ment toute la Plénitude de la Divinité, et vous vous trouvez
en lui associés à sa plénitude.1
Il est l'image du Dieu invisible.
Il est le Premier-Né de toute créature.
En lui ont été créées toutes choses
dans les cieux et sur la terre,

1 Colossiens 2, 9-10

348
les visibles et les invisibles.
Tout a été créé par lui et pour lui.
Il est avant toute chose et tout subsiste en lui.
Il est la tête du Corps, c'est-à-dire l'Eglise.
Il est le Principe.
Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude. 1

En cette plénitude se réconcilient tous les antagonismes du


monde. Christ est venu réconcilier tous les êtres pour Dieu,
aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix
par le sang de sa croix.2 Un acte tragique de l’histoire prend
ainsi une dimension ontologique. L’aventure humaine prend
sens pour l’éternité. Quelle espérance n’est-elle pas ainsi
ouverte à l’infini ? 3
Le sens de l’histoire rejoint ainsi le sens de l’éternité qui est
la croissance, à travers l’espace et le temps, de la totalité
divino-humano-cosmique. Un gigantesque travail d’enfante-
ment des fils et des filles du Royaume dans un monde nou-
veau à travers une création nouvelle.
Cet engendrement est traversée pascale, c’est-à-dire tra-
versée d’une mort et d’une résurrection. Les négativités ne
sont plus négatives. Elles se révèlent douleurs d’enfante-
ment. Car la création attend avec impatience la manifesta-
tion des fils de Dieu. Assujettie à la vanité, non de son gré,
mais par la volonté de celui qui l'y a soumise, elle garde
l'espoir qu'elle aussi, la création sera affranchie de l'escla-
vage de la corruption pour participer à la liberté glorieuse
des enfants de Dieu. Nous savons en effet que maintenant
encore, la création tout entière gémit et souffre les douleurs

1 Colossiens 1, 15-19
2 Colossiens 1, 20
3 cf. Ephésiens, 1,18-20

349
de l'enfantement. Pas elle seulement. Nous aussi, possé-
dant les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-
mêmes dans l'attente de notre adoption, c’est-à-dire de la
rédemption de notre corps.1
L’ultime ‘ sortie ’ du bouddhisme est la vacuité du nirvâna.
La totalité se bat en quelque sorte pour s’échapper d’elle-
même. L’ultime aboutissement du christianisme est pléni-
tude. Contre les tendances ‘ encratiques ’ bouddhiques,
cette plénitude tend vers le ‘ concret ’, ultimement vers le
concret absolu qu’est l’ordre des personnes. Car l’absolu
n’est pas désincarné. La matière n’est pas un faux-sem-
blant. Elle prend même une dimension d’éternité dans la
résurrection de la chair.

L’eschatologie judéo-chrétienne
Aux antipodes de la vision mythique, la perspective biblique
est historique. Le mythe regarde en arrière. La Bible re-
garde en avant. La Bible ouvre une aventure absolument
inédite entre Dieu et l’humanité. Elle ouvre l’Histoire. L‘His-
toire de chaque personne. L’Histoire du Peuple de Dieu.
L’Histoire de l’humanité entière.
L’étonnante perception d’un hiatus entre l’expérience du
moment et la gestation d’un état radicalement nouveau. La
certitude qu’aucune situation n’est jamais sans issue. Les
annonces inlassables d’un futur tournant décisif de l’His-
toire. La marche inlassablement reprise vers la Terre pro-
mise. La foi en l’advenir du Royaume... Cette Histoire
s’identifie à l’eschatologie.

1 Épître aux Romains 8:19-23

350
Cela commence dès l’acte de la création par lequel Dieu
suscite toute chose moins dans l’être que dans le devenir.
Cela se poursuit à travers l’aventure de la rencontre d’un
peuple avec son Dieu. Cela ne finit pas avec les mésaven-
tures et les infidélités.
Israël vit de la certitude d’être sous la loi de la promesse et
de sa réalisation. La prise de conscience n’est pas immé-
diate. Elle se réalise par étapes et par degrés. Elle subit les
échecs et les désillusions. Elle connaît les ambiguïtés. La
promesse du Royaume passe par celle d’une terre bien
concrète. Cela ne va pas de soi. L’espace mental hé-
braïque très sensible à l’unité d’un cosmos indivisible qui a
à sa tête Dieu, fait difficilement la séparation entre pro-
messes pour ce monde-ci et pour l’autre.
Inlassablement surgissent les prophètes. Ils font chaque
fois éclater l’horizon indépassable de l’espace mental du
peuple d’Israël. Ils ouvrent les perspectives nouvelles en
annonçant l’absolu et parfois scandaleux nouveau.
Dans l’ouvert de la foi, le regard prophétique porte au-delà
de notre horizon sens ’ indépassable. Au-delà... Dans une
autre dimension qui ne vient pas de nos propres lumières.
Une longue marche en avant dans l’ouvert. De l’extérieur
vers l’intériorisation. Du tribalisme à l’universalité du Peuple
de Dieu. Du messianisme temporel à l’espérance eschato-
logique. De la politique à la mystique. Du ciel et de la terre
vers un ‘nouveau’ ciel et une ‘nouvelle’ terre. De l’alliance
vers la ‘nouvelle’ Alliance.

Le ‘maintenant’ eschatologique
L’eschatologie est la vision des ‘choses ultimes’ – ta escha-
ta, en grec – en même temps que celles des ‘fins dernières’

351
de l’homme. Qu’est-ce qui advient ‘après’ ? Après les li-
mites de l’espace et du temps de notre condition humaine.
Le Nouveau Testament est à la fois en continuité et en rup-
ture avec l’Ancien. La grande différence, c’est que dans le
judaïsme, l’eschatologie se réalise à la ‘fin’ des temps alors
que pour le christianisme, en Jésus Christ la totalité des
temps est déjà accomplie. L’eschatologie n’est donc pas
essentiellement pour la ‘fin des temps’. C’est le ‘mainte-
nant’ – le kaïros – qui est eschatologique. Sans doute y a-t-
il aussi un futur eschatologique qui ouvre sur l’ad-venir de
radicale nouveauté. La parousie. La résurrection de la
chair. le Jugement dernier. Le règne cosmique de Dieu.
Mais dans le Christ et par le Christ ces événements sont
déjà ‘actuels’. Ils nous ‘arrivent’ dans le ‘maintenant’ exis-
tentiel de la foi.
Sans doute y a-t-il aussi un futur eschatologique qui ap-
porte du nouveau. La parousie. La résurrection de la chair.
Le Jugement dernier. Le règne cosmique de Dieu. Mais
dans le Christ et par le Christ ces événements sont déjà
‘actuels’.Il y a donc une unité foncière de l’eschatologie
chrétienne entre le ‘maintenant’ de la foi et le ‘demain’ de la
pleine révélation. Jésus est déjà ‘maintenant’ l’accom-
plissement de l’eschatologie. Demain cet accomplissement
sera cosmiquement manifeste et visible par tous. Déjà
‘maintenant’ le salut se réalise dans la miséricorde du
Christ. Demain il sera universellement manifeste.
La tension entre ‘est’ et ‘sera’ n’existe qu’au sein de la tem-
poralité. L’éternité, elle, ne connaît ni passé ni futur. Seule-
ment un présent éternel qui rejoint notre actualité. L’éternité
traverse verticalement la temporalité en chaque ‘mainte-
nant’ historique et la provoque à la décision. La foi vit dans
cette tension eschatologique. Le monde est déjà sauvé. En

352
même temps, il reste à sauver. L’essentiel est déjà accom-
pli. En même temps, cet essentiel reste à accomplir. Dans
la tension de cet entre-deux urge l’actualité de la décision.
Dans la perspective cyclique de l’éternel retour ces événe-
ments individuels ou collectifs sont appelés à se renouveler
périodiquement. Dans la perspective vectorielle qui est
celle du christianisme, la fin et le jugement de chaque per-
sonne en particulier et du monde dans sa totalité sont ab-
solument uniques.

Mystère de grâce
Non pas morbide complaisance dans le néant. Non pas
vertige du tragique. Non pas séduction de la dialectique
pour elle-même. Mais mystère de grâce.
Le sens profond de cette voie négative de descente dans la
mort s’appelle Agapè, l’amour christique, l’amour mort et
ressuscité. Si Dieu est Amour, il est infiniment vulnérable.
Ton Dieu n’est Agapè que dans cette descente qui sauve.
Si scandaleux que cela paraisse, le mystère douloureux se
révèle être, même pour Dieu, la seule possibilité de faire
surgir Agapè. C’est sur la Croix du Christ, dans l’extrême
anéantissement, que s’engendre l’extrême Agapè. Un
amour plus fort que la mort. Un amour qui sauve.
Cette Pâque restera toujours pierre d’achoppement pour
nos capacités de comprendre qui demeurent prisonnières
du ‘même’. L’irruption radicale de l’autre ne peut qu’être ab-
solument déconcertante. Infinies sont les distances entre
l’ordre rationnel et l’ordre de la Charité. Aucune continuité
ne saurait les franchir. La rupture seule les dépasse. Le
scandale de la Croix, le scandale de la Résurrection, est
proportionnel à l’impossible de l’amour. Notre raison elle-

353
même doit faire sa Pâque. Elle porte très profondément en
elle cette possibilité. En deçà de ses articulations unidimen-
sionnelles. En deçà de ses clôtures totalisantes. En deçà
de ses crispations schizoïdes. A sa source dans les profon-
deurs du ‘cœur’. Là où, dans l’ouvert, encore nativement,
‘naïvement’, ex-posée à l’Autre, provoquée par lui, s’identi-
fiant avec sa pure ‘dialectique’, elle vibre, accordée à son
originaire transcendance.

Densité de la création
L’eschaton se fait crise et critère de la facticité existentielle.
L’eschaton se boucle-t-il sur un recommencement ou bien
s’ouvre-t-il sur un vecteur ? Ce vecteur est-il fini ou infini ?
Ce n'est pas ‘ex-principio’ que se fait la création, mais ‘in
principio’. Au commencement du temps. En rupture d'éter-
nité. Ce commencement est en même temps le début radi-
cal d'une aventure sans retour, une aventure dont l'aboutis-
sement sera ailleurs, autre. Et cette aventure s'appelle
Histoire. Dans l'éclatement du cycle et la fracture de la roue
fatale s'ouvre, irréversible, le temps de l'Histoire qui est
temps de grâce. Non pas destin, mais dessein. Temps que
ne cesse de traverser verticalement l'eschatologie. Temps
riche en instants d'éternité. Temps de la décision. Temps du
risque. Temps des surgissements. Temps de gestation.
Temps des affrontements. Temps des engagements. Temps
des catastrophes. Temps des rencontres décisives. Temps
des chutes. Temps des conversions. Temps de la grande
dramatique existentielle. Temps de la Foi. Temps de
l'Espérance. Temps d’Agapè. Temps du Royaume.

Béance chrétienne

354
Grande différence d’avec le bouddhisme, la mystique chré-
tienne ne connaît pas la vacuité, mais la ‘béance’. C’est-à-
dire un vide sur fond d’être. Non pas un vide ontologique,
non pas un vide pour un vide. C’est un vide pour une ren-
contre, un vide pour une plénitude.
Si mystérieux soit-il, ce vide essaye de se dire et de se rai-
sonner. Même lorsque, à la suite de Héraclite, le non-être
arrive à prendre du relief, c’est plus comme ‘provocateur’
d’altérité que comme néant à proprement parler. Le pas-
sage à travers le non-être comme traversée dialectique
vers l’autre. Tout le processus scientifique occidental n’est
au fond rien d’autre qu’un ‘oui’ à l’être à travers un ‘non’.
Le vide de la mystique chrétienne reste de l’ordre du ‘non’ à
nier, du vide à combler, du désert à traverser, du trou à
boucher, de la distance à franchir... L’homme se situe entre
proportion et disproportion avec Dieu. La différence tra-
verse une béance.

Le Même s’ouvre à l’Autre


En régime chrétien, l’autre a une priorité ontologique sur le
même. L’autre, c’est-à-dire ce qui échappe au cercle, que
ce soit le cercle de l’être ou celui de la vacuité. L’être chré-
tien est l’être en exode qui risque l’autre dans l’incessante
négation du même. Libérant la différence. Etreignant la dif-
férence. Dépassant la différence. Si le même jamais ne dit
non à lui-même, jamais rien d’autre ne sera. Il ne peut que
rester éternellement lui-même, clos en soi, piégé, fut-ce en
sa perfection, s’il refuse de s’ouvrir à l’autre, de l’affronter,
de se laisser traverser par lui. C’est la faille qui le sauve de
lui-même et l’ouvre à l’autre possible. C’est sa vulnérabilité

355
qui lui donne sa chance d’infini. S’ouvrir à l’autre et
l’étreindre. Mourir dans cette étreinte pour surgir nouveau.
Et ne se boucler pas sur ce nouveau même. Mais encore
s’ouvrir. Affronter encore l’autre. Et l’autre de l’autre. Infini-
ment. La grande chance de l’autre.
Ce n’est pas le cœur qui peut dire: 'L’enfer, c’est les autres.'
A moins qu’il soit perverti. Car l’Autre est grâce. Et avec
Lui, tous les autres. Sartre, dans Huis Clos, marque la pos-
sible faillite de la rencontre humanisante. L’autre devenu
aliénation. Englué et engluant. certes, la véritable rencontre
interpersonnelle est inquiétante, exigeante, difficile, mena-
cée par l’ambiguïté, l’échec, le péché. Pourtant sans elle,
une authentique humanisation est-elle possible ?
Signe des temps, un certain besoin mystique est aujour-
d'hui plus largement ressenti. Mais, faute de référentiel, il
risque de tourner en rond ou de s’évaporer. La plus grande
menace contre une mystique spécifiquement chrétienne est
sans doute cette quête, spécifiquement gnostique, d’une
spiritualité aseptisée. Quelque chose comme une pure
idéalité passe-partout et abstraite qui refuse et méprise
l’Autre réel. L'Autre à rencontrer.

L’autre de l’idée
L’idée aime se retrouver avec l’idée dans le monde du
même. Là règne l’ordre homogène de la transparence, de
la clarté et de la distinction, et, partant, de la compréhen-
sion et de la prévisibilité. Les choses sont appelées à s’or-
donner logiquement les unes aux autres et à se tenir soli-
dement par la main. Dans ce réseau de liens serrés la sur-
prise ne peut être que passagère, vite arraisonnée par la
nécessité de l’ordre du même qui tend à se faire totalitaire.

356
Quelque chose, cependant, ne se laisse jamais complète-
ment intégrer dans la sphère idéelle. C’est le réel. Non pas
l’idée du réel, mais le réel réel. L’idée fait très vite le tour de
toute l’étendue de son domaine. Le réel, lui, déborde tou-
jours les compréhensions. Il ne se livre pas entièrement. Il
ne se laisse prendre que par un bout de lui-même. Ce qu’il
a d’unique et de particulier résiste aux généralités. Sa di-
mension de facticité déborde les nécessités logiques.
L’idée bouclée sur elle-même en ‘système’ ne peut que
s’enfermer sur sa propre auto-justification. Cercle vicieux
de la logique qui tourne en rond jusqu’à se trouver condam-
née à justifier l’injustifiable.
Même poussé dans ses extrêmes, l’idéalisme occidental ne
lâche jamais totalement l’être. D’une certaine façon, un
idéalisme occidental absolu se révèle impossible tant reste
fondamentalement incontournable un ‘ il y a de l'être ’. La
pensée occidentale n’arrive pas à concevoir le non-être au-
trement que ‘ comme si ’.

Incomplétude
Il manque toujours quelque chose pour que la boucle
puisse se boucler. Appliquée à la systémique, cette éton-
nante notion souligne la fondamentale impossibilité de n'im-
porte quel système clos. C'est le mathématicien Kurt Gödel
qui nous fournit en quelque sorte l'outil formel de la dé-
monstration. Dans le cadre de la crise des fondements en
mathématiques, Gödel marque la différence entre 'prouva-
bilité' et 'vérité', en démontrant que la prouvabilité reste tou-
jours moins forte que la vérité ! Une théorie contient des
énoncés qui ne peuvent pas être démontrés à l'intérieur de
la théorie elle-même. Dans le cadre d'une théorie, c'est-à-

357
dire à l'intérieur du système, ou bien encore à l'intérieur de
la logique d'une bulle, la vérité et la vérification rencontrent
des limites incontournables. Une bulle ne peut donc pas se
prouver elle-même sans sortir de sa bulle.
A l'intérieur d'un système, vous pouvez tout prouver à
condition de sortir du système, mettant ainsi en jeu de nou-
velles règles et de nouveaux axiomes. Mais ce faisant,
vous ne faites que créer un système plus large comportant
lui-même ses propres énoncés improuvables. Tout système
logique, quelle que soit sa complexité, est donc par défini-
tion incomplet.
Vous ne pouvez pas non plus vous comprendre complète-
ment vous-mêmes puisque votre esprit, comme n'importe
quel autre système clos, peut seulement être sûr de ce qu'il
connaît de lui-même en se basant sur ce qu'il connaît de
lui-même. A moins de sortir de vous-mêmes... Mais pour
cela ne faut-il pas admettre avec Pascal que l'homme
'passe' l'homme ?

Réalisme biblique
Face aux idéalismes, le réalisme est incontestablement la
philosophie ‘naturelle’ du christianisme.
Toujours l’idéologie intègre l’autre dans l’identité du même.
La Bible s’ouvre aux antipodes de l’idéologie comme his-
toire réelle et concrète. Une histoire centrée exclusivement
sur des personnes et les rapports entre elles. Fondamenta-
lement une histoire d’Alliance entre personnes. Avec l’exi-
gence permanente de quelque chose comme un ’contrat’
qui oblige des partenaires et qui se mesure aux échéances.
Rien n’y est jamais simplement de façade. Rien n’y est de
l’ordre du jeu, surtout pas du jeu intellectuel. Cette histoire

358
est une lutte de vie ou de mort. L’homme s’y bat jusqu’aux
extrêmes, dut-il se retrouver boitillant comme Jacob au ma-
tin d’une longue nuit de combat avec l’Autre. N’est-ce pas
pervertir profondément le sens de la Bible que de relativiser
ce qui en fait l’enjeu existentiel d’une expérience humaine
décisive ?
Faut-il répéter ici les grands thèmes de l’ontologie
biblique ? Une petite énumération suffit. L’être est d’une
densité infinie. Il ne peut être valorisé que positivement.
L’acte de création fait surgir à partir de rien un univers
d’êtres concrets et contingents. L’être vient de Dieu, Etre
par excellence. Notre monde n’est pas un caprice du ha-
sard ni la fatalité d’une nécessité, mais création. Le ‘je’ ap-
pelé à la résurrection a une dimension d’éternité. L'homme
est le sommet de la création de Dieu, sa dignité est incom-
parable. L’être pensé et l’être qui pense se rejoignent.

Anamnèse
L’essentiel de ta vie se joue et se décide sur un autre plan
qui n’est plus celui des évidences quotidiennes. Un
‘ailleurs’ qui est pourtant plus proche et plus présent que
toutes les présences et toutes les proximités mondaines,
puisqu’il coïncide avec le fin fond de ton intérieur.
Il n’est sans doute pas de plus grande urgence pour
l’homme que de retrouver l’expérience familière de sa di-
mension verticale. Expérimenter les profondeurs ne
consiste pas à ‘produire’, grâce à un effort de concentra-
tion, un certain état de conscience. C’est essentiellement
s’ouvrir à ce qui est une donnée immédiate, le fin fond du
‘cœur’, est une réalité qui préexiste à tous les efforts pour
le manifester. Elle est là avant que nous en prenions

359
conscience. Simplement, il y a l’ignorance.
Nous ignorons... En même temps, nous savons que nous
ignorons. Ou du moins, nous pouvons savoir. S’il n’y avait
pas ce savoir qui englobe notre ignorance, nous pourrions
vivre, comme l’animal, libres de toute inquiétude métaphy-
sique. Mais cela nous est refusé.
Notre ignorance n’est donc pas radicale ! Notre ignorance
est de l’ordre de l’oubli. Les raisons de celui-ci sont nom-
breuses et diverses. Nous ne cessons de les rencontrer et
de les souligner tout au long de notre démarche, sans qu’il
soit nécessaire d’y revenir ici.
Cette amnésie appelle quelque chose comme une ‘ana-
mnèse’. Un tel ressouvenir, cependant, ne va pas de soi. Il
lui faut des adjuvants. Si la descente dans le Royaume se-
cret est difficile et périlleuse, elle est cependant loin d’être
impossible. Nous trouvons des adjuvants de l’anamnèse
dans la provocation de maîtres spirituels comme Johan
Tauler qui dévoilent la béance, poussent à s’y plonger et
suscitent la ‘conversion’.
Il y a ces moments où les ‘extrêmes’ font brusquement ir-
ruption au beau ‘milieu’ de notre vie pour la bousculer et
l’ébranler. Ces situations existentielles limites que sont
l’échec, la souffrance, la catastrophe, la mort... autant d’ex-
périences où l’homme touche du doigt que l’homme passe
l’homme.
Il y a aussi l’effort de recueillement dans notre intériorité.
Se mettre à la verticale, spirituellement et physiquement.
Se laisser choir dans ses divines profondeurs. Et faire si-
lence. Car Dieu ne se rencontre qu’à travers le murmure
d’une brise légère. Comme pour Elie à l’Horeb.

360
Vacuité chrétienne
Pour la mystique chrétienne, le ‘vide’ n’est pas moins es-
sentiel que pour le bouddhisme. Mais, nous l’avons vu, ce
vide est moins ontologique que métaphysique. L’Autre,
l’Autre réel, a et garde barre sur lui. Au fond, la béance est
pour une rencontre. La communion avec le Tout Autre reste
en effet fondamentalement impossible tant que ton ‘ soi ’ se
crispe sur son ‘ même ’.
Le critère est encore et toujours entre le clos et l’ouvert. Un
‘ ego ’, en se fermant, se boucle sur lui-même, se com-
pacte en faux absolu et se coupe de l’Autre. Tu n’accèdes
à la vérité de toi-même, et finalement à la communion, qu’à
travers ton ouverture, c’est-à-dire ton néant. Il faut laisser
ici la parole à l’expérience. Ainsi le mystique Johan Tauler.
Non, mon cher enfant, ne bâtis sur rien que sur ton propre
néant et précipite-toi avec ce néant dans l'abîme de la vo-
lonté divine. 1
Cher enfant, enfonce-toi, enfonce-toi dans le fond, dans ton
néant. Et laisse tomber sur toi la tour et toutes ses cloches.
Laisse fondre sur toi tous les diables de l'enfer ainsi que le
ciel et la terre avec toutes leurs créatures. Tout cela te ser-
vira merveilleusement. Enfonce-toi seulement... 2
Là l'esprit est alors ravi au-dessus de toutes les facultés,
dans un désert sauvage dont personne ne peut parler,
dans les secrètes ténèbres du bien, hors de tout mode dé-
terminé. 3
Dans ce mystère, l'esprit créé est ramené dans la pureté
de son néant d'avant sa création, où il était de toute éterni-
1 Tauler. Sermon III pour le cinquième dimanche après la Trinité.
2 Tauler. Sermon I pour le treizième dimanche après la Trinité.
3 Tauler. Sermon pour le lundi avant les Rameaux.

361
té. Bien que n'étant en lui-même que créature, il s'y recon-
naît comme Dieu en Dieu. 1
Ces hommes se tiennent eux-mêmes pour pur néant et ne
s'enorgueillissent pas plus de ces faveurs que si tout cela
ne s'était jamais accompli en eux ou s'ils en étaient encore
éloignés de milliers de milles. De tout ce que Dieu opère en
eux ou peut y opérer, ils ne retiennent rien et ne s'attribuent
rien. Car ils ne s'arrêtent plus à rien qu'à leur pur néant. Et
ils se mettent au-dessous de tous les hommes. 2
Au ciel Lucifer se dressa en voulant être quelque chose.
Cela le précipita au fond des abîmes, dans le gouffre d'un
néant pire que tout néant. Ce désir entraîna nos premiers
parents et les chassa du délicieux paradis, ce qui nous a
tous plongés dans la détresse et la peine. C'est cela qui fait
que nous nous trouvons sans Dieu, sans grâce, sans
amour, dépourvus et dénués de toutes vertus. C'est à
cause de cela que nous ne trouvons de joie, ni en nous, ni
hors de nous. 3
Or donc, les messagers demandèrent à Jean qui il était.
Que répondit le prince céleste, l'étoile du matin,
l'archange? Jean répondit: ‘Non sum’. Il confessa et ne nia
point: ‘Non sum’. 4
Au contraire, les hommes ne font-ils pas tous leurs efforts
pour esquiver ou occulter ce ‘Non sum’? Tous, en effet,
voudraient être ou paraître quelque chose, que ce soit
dans le domaine de l'esprit ou de la nature. 5

1 Tauler. Sermon IV pour l'Exaltation de la Croix.


2 Tauler. Sermon pour la fête des saints anges.
3 Tauler. Sermon pour le troisième dimanche de l'Avent.
4 Tauler. Sermon pour le troisième dimanche de l'Avent.
5 Ibid.

362
Bien chers enfants, celui qui parviendrait à descendre dans
son fond pour y reconnaître son propre néant, celui-là se-
rait parvenu sur le chemin le plus direct, le plus court, le
plus rapide, le plus sûr, menant à la vérité la plus haute et
la plus profonde qu'on puisse atteindre en ce monde. 1
Ce chemin c'est: ‘Non sum’. Je ne suis pas. Ah! quel ‘être’
ineffable n'y a-til pas dans ce ‘non-être’ du ‘Non sum’! Hé-
las! regardez où vous voulez, personne ne veut marcher
sur ce chemin. Nous sommes, nous voulons et nous vou-
drions toujours ‘être’, l'un plus que l'autre. 2
Voici qu'arriva une pécheresse; elle se jeta par terre et dit
en son fond ‘Non sum’. En raison de cela, elle a été élevée
au-dessus de tous les cieux et placée plus haut que plus
d'un chœur d'anges. Cette femme se prosterna bien bas
aux pieds de notre bien-aimé Seigneur Jésus Christ et, de
tout son cœur, elle dit: ‘Non sum’. De ce fond surgit et
grandit un éternel et durable ‘Ego sum’. Notre bien-aimé
Seigneur Jésus Christ lui accorda tout ce qu'elle désira. 3
La majesté de Dieu n'opère nulle part plus fructueusement
et plus divinement que dans le plus profond anéantisse-
ment de l'homme. 4
Maintenant où aboutissent et où habitent les hommes aux-
quels cette inexprimable joie et cette merveille ont été pré-
sentées et découvertes? Ces hommes se plongent d'inex-
primable façon dans leur insondable néant.Ils s'y plongent
de telle manière que, s'il était possible, ils voudraient être
réduits cent fois à rien, pour la louange de Dieu. 5
1 Ibid.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Tauler. Sermon II pour le treizième dimanche après la Trinité.
5 Tauler. Sermon I pour l'Exaltation de la Croix.

363
Ce serait leur joie de descendre dans le non-être, face à
l'Etre qui dépasse tout être, et s'abîmer devant sa grande
majesté par amour pour lui. Devant cette majesté, ils vou-
draient s'enfoncer encore, avec joie, jusque dans les der-
nières profondeurs. Car plus ils reconnaissent cette majes-
té, plus ils découvrent leur petitesse et leur néant. 1
Que reste-t-il à l'homme dans cet état? Rien qu'un inson-
dable anéantissement de lui-même et un plein reniement
de toute propriété propre, par rapport à sa volonté, à son
‘gemüt’, à ses façons d'être et d'agir, à sa vie. Car en se
perdant ici l'homme s'enfonce dans les plus grandes pro-
fondeurs. 2
Continue à considérer à fond ton néant. Combien d'ef-
frayantes tentations viennent t'assaillir, combien de défauts
la volonté divine te laisse, intérieurement et extérieu-
rement, uniquement pour que tu sois attentif à apprendre
l'unique nécessaire! Ne te trouble pas. Dieu ordonne tout
cela pour ton bien, afin que par là tu sois amené à la
conscience de ton néant. 3
Sois bien sûr de ceci: si tu veux parvenir à la perfection, il
te faudra si bien te dépouiller de tout ce qui n'est pas Dieu,
que tu n'en gardes pas le moindre brin. Et il faut que tout
cela soit perdu au jeu, anéanti, et devienne objet de raille-
rie pour les autres gens et soit considéré par eux comme
une bêtise et une folie. 4
L’homme sort tout à fait de lui-même et perd le sens, c'est-
à-dire tout appui. Entièrement dépouillé de tout, de lui-
même et de toutes choses, il se plonge pleinement en son
1 Ibid.
2 Tauler. Sermon II pour le treizième dimanche après la Trinité.
3 Tauler. Sermon I pour le treizième dimanche après la Trinité.
4 Tauler. Sermon V pour l'Exaltation de la Croix.

364
pur néant. L'élévation vient de l'abaissement. Car plus on
s'abaisse, plus on sera élevé. 1

1 Tauler. Sermon I pour le dix-septième dimanche après la Trinité.

365
366
9
Sainteté

La sainteté semble relever de l’exception. Elle est cepen-


dant la norme au regard du fondamental appel de chaque
être humain vers son accomplissement.
Le saint bouddhique veut devenir Bouddha. Le saint chré-
tien veut devenir Christ... La distance entre les deux
semble infinie. Très loin en avant, cependant, ne se retrou-
vent-ils pas quelque part dans l’infinie béance ?
Cette infinie béance ‘en avant’ ne peut se dire qu’à la limite.
Sa réalité, cependant, n’est pas absolument étrangère à ce
qui résonne dans les très grandes profondeurs humaines.

Agapè

Agapè, à proprement parler, ne peut se dire. Il est 'hors de'.


Il est hors du possible discours et de sa fatale clôture. Etant
l’autre. Gratuit. Donc infiniment de trop. Absolu. Pour rien.
Après, il n’y a rien. Tout est nouveau. Pour essayer d’entrer

367
dans le mystère d’Agapè il faut partir de son préalable qui
est en même temps son antagoniste, à savoir Eros.

Eros
Rien ne tournerait sans le désir. On peut être pris de ver-
tige devant la masse des inventions et des productions hu-
maines. Une masse de différence d'avec le simple règne
animal. Comment expliquer cette différence sans cet `éros'
spécifique à l'homme que nous appelons le désir? Qu'est-
ce qui, sans lui, ferait tourner notre système exponentiel de
production de l'abondance, et, partant, du `progrès'? Plus
profondément, que serait l'homme lui-même sans cette dy-
namique?

Dis-moi ton désir, je te dirai qui tu es. C'est le désir, qui si-
gnifie et exprime le fondamental projet personnel de
chaque être humain avec son mystère. Sans le désir ne ré-
gnerait que l'indifférence. C'est le désir qui ouvre en
l'homme la différence. Essentiellement la différence entre

368
un plein et un vide. Eros, comme le dit déjà très
judicieusement Platon, est fils d'abondance et de pauvreté.
Un manque qui tend vers sa complétude.
Le désir `fonctionne' à la manière d'un système ouvert. Sur
une différence de potentiel entre la source chaude de
l'abondance et le puits froid du manque. Sa dynamique lui
vient de la chute énergétique de cette différence de poten-
tiel. Plus elle est grande, plus le désir est intense. Par
contre, lorsque cette différence tend vers l'indifférence le
désir ne peut que mourir. Cette différence de potentiel
s'ouvre infiniment chez l'homme.
L’homme est un vivant infini au désir toujours infiniment
béant. Infinie reste son insatisfaction. Car abyssal est son
manque. Il ne s’agit pas seulement de ce manque biolo-
gique ou économique qui tend malgré tout vers la satisfac-
tion. Il s’agit d’un manque essentiel qui creuse le désir à
l'infini. Un manque à jamais incontournable et encore moins
remblayable. Parce qu’il est irréductiblement béance sur
l’Autre.

Eros et Agapè
Une distinction capitale parce qu'elle vise une différence
essentielle. Nous la devons au théologien luthérien suédois
Anders Nygeren.1
A l'opposé du simple instinct qui se déploie en horizontalité,
éros veut `monter'. A travers la tension verticale ouverte
dans la différence sacrale
Eros monte. Eros ne peut que vouloir monter. Du terrestre
vers le céleste. Du malheur vers la béatitude. De l’impur

1 Anders Nygeren. Eros et Agapè, Paris, 1962

369
vers le pur. Du multiple vers l’un... Eros veut se sauver à
tout prix.

Agapè, par contre, se manifeste en contre-point. Il des-


cend. Agapè veut tout sauver dût-il se perdre. Agapè em-
brasse le mal et traverse toute l’étendue de la négativité
pour en faire un espace de grâce.

370
371
372
La radicale nouveauté
Aimer... Toute la nouveauté chrétienne est là. Cela com-
mence avec Dieu lui-même. Car Dieu est amour. 1 Saint
Augustin pourra résumer l’essentiel: Aime. Et après cela,
fais tout ce que tu veux ! C'est tout ? Oui. Il suffit d'aimer.
En même temps, c'est énorme ! Comme Dieu lui-même.
Ce mot si simple est présent partout, même là où il n'est
pas prononcé. Tous les autres mots et tous les autres
verbes en sont secrètement affectés, directement ou indi-
rectement, pour ou contre. En même temps, il déborde tous
les sens qu'on peut lui donner. Entre ‘ aimer ’ Dieu et ‘ ai-
mer ’ le chocolat, entre ‘ aimer ’’ un être cher et ‘ aimer ’ un
malheureux, que de nuances ! Entre les divers ‘amours’
que de différences ! Et souvent que d'oppositions !
Aimer, cependant, ne veut pas forcément dire aimer selon
le Christ. Ce verbe doit ‘faire sa Pâque’ pour entrer dans
une réalité nouvelle. La traversée d'un discernement... Dès
le début, pour dire ‘amour’, saint Paul et les évangélistes,
1 1 Jean 4,8.

373
qui écrivent en grec, disposent essentiellement du mot
éros. Ce terme, loin d’être marqué négativement, désigne
aussi l’amour le plus noble et même l’amour divin. Chose
étonnante, ils évitent d'emblée ce mot comme s'il était im-
propre et impuissant à traduire la radicale nouveauté.
Quitte à ressusciter un mot nouveau pour exprimer la réali-
té nouvelle de l'amour selon le Christ. Et ce mot nouveau,
ce mot converti, c'est agapè.
Ce changement de nom est lourd d'un radical changement
d'identité. Désormais, le discernement s'impose entre
l'amour païen et l'amour chrétien, entre Eros et Agapè. Il ne
s'agit là en rien d'un clivage entre ce qui serait bien d'un
côté et mal de l'autre. De mal, ici, il n'y en a pas. Il n'y a
que ‘valeur’ des deux côtés. Mais valeurs différentes. Le
Christ vient introduire une rupture de salut dans le meilleur
de l'homme !

Cette distinction entre deux amours ne donne-t-elle pas la


clé de lecture de l’ensemble de l'existence chrétienne ? Et

374
elle ouvre bien au-delà. En même temps, elle préside au
discernement des esprits entre mystique et mystique, entre
type d'accomplissement et type d'accomplissement...
La rupture passe entre le 'même' et l’ 'autre'. Eros par
l’autre veut sauver le même. Agapè expose le même pour
sauver l’Autre. Cet autre si radicalement de trop pour Eros
et qu’Eros ne peut fondamentalement que nier. Eros monte
et absolutise le même. Agapè descend et promeut l’autre.
Eros tend vers ce qui est divin. Agapè se sacrifie pour sau-
ver ce qui est perdu. Eros exige l’immortalité. Agapè croit à
la résurrection. Eros sublime tout. Agapè se compromet to-
talement. Eros converge et embrasse. Agapè se rompt et
se partage. Eros gère la nécessité. Agapè donne
gratuitement. Eros veut gagner. Agapè ose perdre. Eros
désire ce qui est bien. Agapè crée pour que soit le bien.
En Agapè, le meilleur de l’humain se trouve crucifié. L’irrup-
tion d’Agapè signifie un renversement total. Non seulement
de la valeur, mais de l’espace même de toute possible va-
leur. L’émergence d’un radical autre ordre. Quand histori-
quement se révèle Agapè, déjà est omniprésent et omniré-
gnant Eros. Mais d’Eros, rien ne sera récupérable. Même
pas l’Eros céleste. Surtout pas l’Eros céleste ! Eros sublimé
à l’infini ne s’approche pas d’Agapè mais s’en éloigne.
Agapè est absolue dissidence. A partir d’Agapè, Dieu n’est
plus là où est le divin. La valeur n’est plus là où est le Beau,
le Vrai ou le Bien. L’homme ne peut plus être là où est l’Hu-
manité. Et encore beaucoup moins là où est le ‘surhomme’.
La transcendance n’est plus là où un Marx, un Feuerbach
ou un Stirner la pourfendent. Le progrès n’est pas là où
Eros progresse !
Eros est merveilleux. Il aime ce qui est aimable. Il aime da-

375
vantage ce qui est plus aimable. Il aime ce qui est bien
parce que c'est bien. Il aime le meilleur parce que c'est le
meilleur. – Agapè, lui, aime là où n'est pas encore l'aimable.
Il aime un être avant même qu'il soit digne d'amour. C'est
ainsi qu'il aime le pécheur. Par là, justement, il le fait ai-
mable ! Il crée la valeur en aimant ce qui est sans valeur.
Eros est motivé. Il est raisonnable. Il aime ‘pour’. Il aime ‘à
cause de’. Sa main gauche voudrait bien savoir ce que
donne sa main droite. Et il se souvient. – Agapè, par
contre, aime par débordement de bonté. Sans calcul et
sans mesure. Il jaillit gratuitement là où on ne l'attend pas.
Il donne autant aux ouvriers de la dernière heure. Scanda-
leusement paradoxal ? Comme la grâce !
Eros est grand. Il est sublime. Il fuit la misère. Il a la phobie
de l'impur. Il monte. Du bas vers le haut, de la matière vers
l'esprit, du relatif vers l'absolu, du monde vers Dieu... –
Agapè, au contraire, descend. Il se compromet. Il se salit
les mains. Par lui l'Absolu prend chair et vient habiter parmi
les hommes. Il assume l'impur pour le sauver.
Eros est riche. Il est séduisant. Il est photogénique. Il est
sortable. Ses forces sont mobilisables. Il est parti pour la
gloire. – Agapè n'a que des haillons pour couvrir sa nudité.
Il avance les mains vides, mendiant la miséricorde.
Eros est fort. Il est bien dans sa peau. Il a confiance en soi.
Il a tout naturellement parti lié avec ce qui est puissant. –
Agapè brûle de fièvre, malade de toutes les faiblesses du
monde.
Eros veut construire la cité égalitaire. Il tire ses plans sur la
planète. Il prévoit tout. Il materne tout. Il assure contre tout.
– Agapè promeut des êtres qui n'ont pas peur de leur liber-
té.

376
Eros est heureux de convier le 'même' au banquet du
'même'. L'autre est invité à se dépouiller de sa différence. –
Agapè aime l'autre comme 'autre'. Il promeut l'autre en tant
qu'autre. Il le fait exister pour ce qu'il est en lui-même. La
différence le comble.
Eros est centripète. Soucieux de sa propre puissance et de
sa gloire. Il insiste sur son immortalité. – Agapè est excen-
trique à tous les sens du mot. Il n'a pas peur de perdre sa
vie. Il sait mourir totalement pour ressusciter, autre, de fa-
çon radicalement nouvelle.
Eros est fier. Il s'arrange difficilement avec l'infidélité de
l'autre. Le pardon lui semble impossible. Il peut seulement
le confondre avec l'oubli ou la mise entre parenthèses. –
Agapè, au contraire, fait surgir le pardon en avant, dans le
dépassement du péché, comme nouvelle situation, comme
toute nouvelle alliance, comme nouvelle création.
Agapè a la divine hardiesse de proclamer que même le pé-
ché peut être grâce et de chanter scandaleusement,
comme dans la nuit de Pâques. Heureuse faute qui nous a
valu un tel Rédempteur !
Agapè est l'amour crucifié. Agapè est l'amour ressuscité.
Agapè est l'amour qui, à chaque instant, célèbre son mys-
tère pascal.
Eros insiste sur la vie, mais ne cesse de récolter la mort. –
Agapè ne cesse de traverser la mort et connaît la vie.
Agapè réalise un merveilleux échange dans une sorte
d'écosystème de la grâce où aucun mal n'est assez fort
pour résister à son recyclage et où le bien se démultiplie
d'une si miraculeuse façon.
Au fond, Eros ne peut pas ne pas vouloir monter parce qu’il

377
est fils du manque. Agapè, lui, descend parce qu’il est fils
de plénitude.
Eros insiste sur la vie, mais ne cesse de récolter la mort. –
Agapè ne cesse de traverser la mort et connaît la vie. Aga-
pè est l'amour crucifié. Agapè est l'amour ressuscité. Agapè
est l'amour qui, à chaque instant, célèbre son mystère pas-
cal.
Agapè noue dans la perfection le corps mystique du Christ.
Il réalise un merveilleux échange dans une sorte d'écosys-
tème de la grâce où aucun mal n'est assez fort pour résis-
ter à son recyclage et où le bien se démultiplie d'une si mi-
raculeuse façon.
Aime. Tu possèdes alors en partage la surabondance. La
mesure de ton amour mesure ton enrichissement. Et ta ri-
chesse, par mystérieuse solidarité de grâce, déborde de toi
en t'enrichissant plus encore, pour enrichir le Corps tout en-
tier.
C'est dans les profondeurs de ton ‘cœur’ que l'Agapè de
Dieu est répandu et que ne cesse de vibrer concrètement
en toi l'hymne à la Charité.

Miracle d'Agapè
Eros, au fond, n'est que le manque qui crie famine. Il est
régi par la nécessité. Il ne peut pas ne pas vouloir suppri-
mer la différence, pour atteindre ainsi sa satisfaction, c'est-
à-dire son équilibre ou son entropie.

378
Agapè, au contraire, est débordement de surabondance. Il
descend librement et gratuitement pour tout sauver. Il se
penche sur tous les manques pour les combler. Il ne serait
pas sans cette différence. Il fait ainsi grandir le déséquilibre
et augmente sa néguentropie.
Quelle place pourrait-il y avoir pour Agapè dans un monde
où régnerait absolument l’harmonie ? Un monde où le mal
ou la souffrance seraient absents. Un monde où la science
préviendrait toute possible surprise. Un monde d’où tout
risque serait banni. Un monde sans pauvres et sans handi-
capés. Un monde materné dans l’absolue euphorie du
‘même’ étreignant le ‘même’.Dans un monde sans péché
quelles chances resterait-il à la grâce ? Quelle place pour
Agapè au Paradis terrestre avant la chute ?

379
Les puits froids ne font peur qu’à l’entropie. Agapè ne les
craint pas. Nos puits froids ne s’opposent pas à la grâce.
Au contraire. Qui d’autre oserait clamer “felix culpa” la nuit
de Pâques ? Il y a toujours plus d’Agapè que de péché. Ex-
cepté le péché contre la vérité d’Agapè, c’est-à-dire contre
l’Esprit. Soudain tu entrevois et cela te renverse. Tu dé-
couvres que le puits froid lui-même est englobé par Agapè.
Et plus étonnant encore, tu devines que s’il n’y avait pas
d’entropie il ne pourrait y avoir Agapè.
Agapè embrasse non seulement nos sources chaudes,
mais aussi nos puits froids. Il y a toujours plus d'Agapè que
de péché. Excepté le péché contre la vérité d'Agapè, c'est-
à-dire contre l'Esprit. Soudain tu entrevois et cela te ren-
verse. Tu découvres que le puits froid lui-même est englo-
bé par Agapè. Et plus étonnant encore, tu devines que s'il
n'y avait pas d'entropie, il ne pourrait y avoir Agapè.
Le manque devient plénitude. Inscrit en finitude, Eros ne
peut jamais que circonscrire une finitude. C’est Agapè qui
ouvre réellement un infini et le réalise. A travers un absolu
retournement d'Eros... Concrètement. Agapè descend et se

380
compromet dans le manque. De l’absolu manque surgit
une surabondance. Le manque devient plénitude. Au-delà
du règne des nécessités. Dans l’ordre de la grâce. Gratui-
tement.

Néguentropie
L’énergie spirituelle ne ‘fonctionne’ pas différemment de
l’énergie tout court. Que ce soit dans l'ordre matériel ou
dans l'ordre spirituel, quelles que soient les formes qu'elle
prend, il s'agit toujours d'énergie. Les raisons profondes de
sa vie et de sa mort, que le paradigme thermodynamique
met en lumière, sont de l’ordre de l’entropie et de la né-
guentropie. Entre fatigue et vitalité. Entre déclins et renais-
sances. Entre une source chaude et un puits froid. Avec,
entre les deux, une grande différence ou une grande indif-
férence !
Où gît l’ultime victoire sur l’entropie ? Ce n’est pas du côté
d’Eros. Eros ne peut que vouloir monter. Par nécessité. Il
ne fait ainsi qu’exacerber la différence entre source chaude
et puits froid. Il vit de cette différence. Son intensité lui vient
d’elle. Mais sa montée reste infinie tâche de Sisyphe. Eros
reste toujours piégé par l’entropie. Il est ultimement pour
Thanatos.

381
L’absolue victoire sur l’entropie s’appelle Agapè. Agapè
descend. Non par nécessité, mais par libre gratuité. Par
grâce. Lui, la source chaude va se compromettre avec le
puits froid. Il descend jusqu’au fond des négativités. Il des-
cend plus bas que le puits froid, l’englobe, l’étreint, et le
rend brûlant. Il n’y a plus de différence entre ‘froid’ et
‘chaud’, puisque tout devient ardent. Néguentropie absolue,
Agapè seul est capable de sauver radicalement. Il ne cesse
de descendre tant que reste possible une descente. Lui
seul peut tout sauver. Descendre. Descendre toujours.
Traverser le champ du scandale de part en part. Pour en
faire l’espace de la grâce.
En Agapè, le meilleur de l’humain se trouve crucifié. L’irrup-
tion d’Agapè signifie un renversement total. Non seulement
de la valeur, mais de l’espace même de toute possible va-

382
leur. L’émergence d’un radical autre ordre. Mais la vérité
peut-elle être cherchée ailleurs que dans la dissidence de-
puis la Révélation du Logos fait Chair ? Quand historique-
ment se révèle Agapè, déjà est omniprésent et omniré-
gnant Eros. Mais d’Eros, rien ne sera récupérable. Même
pas l’Eros céleste. Surtout pas l’Eros céleste ! Eros sublimé
à l’infini ne s’approche pas d’Agapè mais s’en éloigne.
Le renversement d’Agapè réalise le paradoxe absolu. L’en-
droit bascule en envers. L’envers bascule en endroit. En ce
renversement, le ‘puits froid’ devient plus brûlant que la
‘source chaude’ ! Le miracle se produit. Le seul réel mi-
racle. Contre toute logique, contre la nécessité systémique,
l’entropie est vaincue. La néguentropie, qui ne peut jamais
être que relative partout ailleurs, fonde ici son règne abso-
lu.
Agapè brise les continuités et surgit dans la rupture. Dans
une autre dimension. A travers une distance infinie. A la li-
mite de la simple logique, au seuil des capacités de la rai-
son, se risque l'absolue plénitude. Là où l'homme 'passe'
l'homme infiniment.

La sainteté bouddhique

Etonnante rencontre d’Agapè et du bodhisattva...


Le Mahâyâna est dominé par la stupéfiante figure du bod-

383
hisattva qui veut réaliser la pressante exhortation du Boud-
dha: Délivré, délivre. Arrivé sur l’autre rive, fais y parvenir
les autres. Refuser d’entrer dans la pleine béatitude aussi
longtemps qu’il existe ne serait-ce qu’un seul vivant qui n’y
soit pas encore entré. ‘ J’ai fait vœu de libérer tous les
êtres. ’ ‒ ‘ Je dois libérer tous les êtres. »
Le seul but de ma lutte n’est pas ma propre libération. Je
dois lutter avec toute la masse de souffrance qui pèse sur
tous les êtres vivants. Je veux connaître toutes les formes
de la souffrance, même celles que je supporte le plus diffi-
cilement. Il vaut mieux que je sois seul à souffrir toutes ces
douleurs, plutôt que de les voir charger le monde.
La figure du du Bhodisattva apparaît au début de l’ère chré-
tienne dans ce vaste mouvement d’un bouddhisme qui
élargit ses perspectives et qu’on appelle le Mahâyâna ou
‘Grand Véhicule’ par opposition au Hînayâna ou ‘Petit Véhi-
cule’, à savoir le bouddhisme ancien avec son modèle de
sainteté qu’est l’Arhat, le moine qui se retire du monde et
pratique l’ascèse en vue de son salut.
Dans le ‘ Grand véhicule ’ qui est un peu le ‘ Nouveau Tes-
ta-ment ’ par rapport à l’ ‘Ancien ’, tous sont destinés au sa-
lut, tous sont appelés à devenir ‘ bouddha ’, grâce à la soli-
darité dans la sainteté des ‘ Grands Compatissants ’. Il y a
quelque chose de mieux que la sainteté, c’est de sanctifier
les autres; quelque chose de préférable à l’entrée dans le
nirvâna, c’est d’y acheminer les autres. Bienveillance et
compassion sont dès lors les vertus essentielles dans le
bouddhisme. Délivré, délivre. Arrivé à l’autre rive, fais-y
parvenir les autres. Le Bodhisattva est un Bouddha en
devenir. Il fait le vœu héroïque de ne pas atteindre le
nirvâna tant qu’il y aura des êtres à sauver. Le bouddhisme
Mahâyâna élabore ainsi une toute nouvelle éthique. Le

384
Bodhisattva a en effet la possibilité de transférer sur les
autres une partie de ses mérites afin de rompre
l’enchaînement de leurs renaissances. Parvenu au seuil du
nirvâna il refuse d’y entrer pour aider ses semblables à y
accéder.
Voici un conte qui porte la trace du ‘Grand Véhicule’ et qui
éclaire de façon étonnante l’esprit bodhisattva. Bien que
jouant sur un plan virtuel, ne pointe-t-il pas, à sa manière,
vers le réel chrétien de la kénose ?
Un certain Maitrakanyaka, riche négociant,
s’était embarqué pour un long voyage d’affaires.
Il fit naufrage et aborda sur une île.
Avant son départ, il eut le malheur de frapper sa mère
qui voulait l’empêcher de partir si loin.
Mais c’était aussi un homme généreux.
N’avait-il pas distribué trente-deux pièces d’or
aux pauvres et aux monastères ?
Aussi fut-il invité dans trente-deux merveilleux châteaux
par de belles princesses, filles de ses aumônes.
Après cela, il arrive en un lieu d’horreur
où il aperçoit un homme
au crâne rongé par un cerceau de fer rougi.
“Mais qu’as-tu donc fait, malheureux ?”
“J’ai commis un grand crime
et je suis condamné à rester ici
jusqu’à ce qu’un criminel tel que moi
vienne me remplacer.
Mais je désespère.
Aucun homme, certainement,
n’a jamais frappé sa mère comme je l’ai fait.”
Alors Maitrakanyaka se souvient de son forfait.

385
Aussitôt le bandeau de feu s’incruste sur sa tête.
La douleur est insupportable.
Mais il a cette prière sublime:
“Qu’aucun homme ne soit jamais assez malheureux
pour venir me remplacer !”
A l’instant même ce vœu le transporte au-delà. 1

Bodhicitta
Comment devient-on Bodhisatva ? On devient un Bodhi-
sattva en s'engageant personnellement de tout son être
dans la direction de l'Eveil ‒ l'éveil du 'cœur bodhi', bodhi-
citta utpada ‒ non pas d’abord pour soi, mais pour le bien
de tous les êtres animés.
La bodhicitta représente la manifestation et même l'érup-
tion en nous du transcendantal. L'émergence à l'intérieur
de notre expérience ordinaire de quelque chose d'une na-
ture complètement différente. Dans son essence ultime, en
tant qu'absolue, la bodhicitta est au-delà de la pensée et de
la parole. Elle transcende l'espace et le temps. Elle est sû-
nyata, vide par nature, c'est-à-dire qu'elle est identique à la
Réalité ultime. Reflet de la bodhicitta absolue dans le
monde, elle est présente, de manière relative, dans la toile
de l'existence conditionnée.
La bodhicitta se manifeste en nous comme 'volonté d'éveil'.
'Volonté' au sens actif du terme et pas seulement 'pensée'
d'éveil. La Bouddheité est en effet immanente en nous en
tant que potentiel. Pour réaliser ce potentiel il faut plus
qu'une simple prise de conscience. La bodhicitta est une
'volonté' œuvrant dans l'univers en vue de l'Eveil de tous

1 The Story of Maitrakanyaka, The Valahassa Jataka.

386
les être vivants. Immanente dans le monde, elle conduit les
êtres vers des niveaux toujours plus élevés de perfection
spirituelle. On ne peut pas posséder la bodhicitta; c'est elle
qui vous possède. Ceux dont elle prend possession, ceux
en qui elle se manifeste, deviennent des bodhisattvas. Des
êtres qui ne vivent plus que pour l'Eveil et qui s'efforcent de
rendre présentes, pour le bien de tous, les potentialités les
plus hautes contenues dans l'univers.
C’est l’apparition du bodhicitta, l'apparition de la Volonté
d’Éveil, qui définit un Bodhisattva. En sanskrit, 'bodhi' signi-
fie connaissance et aussi éveil; 'Sattva' signifie un être vi-
vant. Un bodhisattva est un 'être d’éveil'. Un être dont toute
l'existence est vouée à l'atteinte de l'éveil en soi et chez
tous les êtres vivants. Un être dont toutes les énergies sont
tendues vers l'éveil. Le bodhisattva est donc un bouddhiste
idéal (comme un saint est un chrétien idéal).

Entre éternité et temps


Eternité et temps, le but et la voie, sont discontinus. Le
Bodhisattva représente la dimension du temps. Sa voie se
suit dans le temps et ne se prolonge pas au-delà du temps.
Mais le Bouddha, lui, représente la dimension de l’éternité.
Il représente le but à atteindre, et ce but s'atteint en dehors
du temps.
Il y a donc deux principes. Un principe de l'état de Bouddha
dans la dimension éternelle, et un principe de l’état de Bod-
hisattva, dans la dimension temporelle. L’un est trans-
cendant, et l’autre est immanent. L’un représente la perfec-
tion pleinement réalisée de toute éternité; l’autre représente
la perfection en éternel processus de réalisation. Bouddha
et Bodhisattva représentent les différents aspects d’une

387
seule et même réalité. Le Bouddha est assis éternellement
au pied de l’arbre de la bodhi. Il a toujours été assis là, et il
y sera toujours. En même temps, si l'on peut s’exprimer
ainsi, le Bodhisattva pratique éternellement les Perfections,
vie après vie, à l’infini.
Voici des vers qui expriment, mis ensemble dans une vision
unique, la réalité existant en dehors du temps, dans l’éter-
nité et la réalité progressivement révélée dans le temps. Le
mantra en forme d’exclamation 'E MA O' par lequel chaque
strophe commence est l'expression d'un grand émerveille-
ment à l’apparition de la bodhicitta absolue sur le point
d’émerger.

E MA O
Etrange et merveilleux Dharma.
Mystère le plus profond des parfaitement Eveillés.
Au cœur du sans naissance,
toutes choses prennent naissance,
Et pourtant ce qui naît ne connaît point de naissance.
E MA O
Etrange et merveilleux Dharma.
Mystère le plus profond des parfaitement Eveillés.
Dans le sans fin, toute chose prend fin,
Et pourtant cessant ainsi ne connaît pas de fin
E MA O
Etrange et merveilleux Dharma.
Mystère le plus profond des parfaitement Eveillés.
Dans le sans-demeure, tout demeure,
Mais demeurant ainsi il reste sans demeure.
E MA O
Etrange et merveilleux Dharma.
Mystère le plus profond des parfaitement Eveillés.

388
Dans le sans perception toutes choses sont perçues,
Pourtant perçu ainsi,
il n’est quasiment pas de perception.
E MA O
Etrange et merveilleux Dharma.
Mystère le plus profond des parfaitement Eveillés.
Dans le sans mouvement
toutes choses vont et viennent,
Pourtant dans ce mouvement, jamais rien ne bouge. 1

Le vœu du Bodhisattva
Le Vœu du Bodhisattva n'est pas un acte 'héroïque'. Ce qui
supposerait encore un ‘moi’.
Au fond, il n'a rien de spécial. Il est tout 'naturel'. Il est l'ex-
pression quasi normale du bodhicitta. Il correspond à la na-
ture profonde de l'être d'un Bodhisattva. Il se produit très
spontanément. Sans oublier qu'en même temps il signifie
une grande responsabilité pour qui l'embrasse.
Le Bodhisattva perçoit que le besoin le plus élevé de tous
les êtres est l’Éveil. Il voit la misère des vivants. Il voit que
le seul véritable remède est un remède spirituel, et que la
seule personne vraiment qualifiée pour les aider ne peut
être qu'un Bodhisattva. Le Bodhisattva s’identifie si claire-
ment et si complètement avec ce besoin des êtres que
toutes ses énergies convergent sur l'unique urgence. Il se
jette à corps perdu dans la misère du monde.
Quelqu'un qui s'est mis en route sur le véhicule du Bodhi-
sattva devrait produire une pensée de cette manière :
‘ Quel que soit le nombre d'êtres dans l'univers des êtres -
en comprenant sous le terme “être” ceux qui sont nés d'un
1 d’après la traduction par Sangharakshita d’un sadhana Mahayana.

389
œuf, ceux qui sont nés d'une matrice, ceux qui sont nés de
la moisissure ou ceux qui sont nés miraculeusement ; avec
forme ou sans forme ; avec perception, sans perception, et
avec ni perception ni non-perception - quelles que soient
les formes d'êtres concevables qui sont conçus : je dois
mener tous ces êtres au Nirvâna, à ce Royaume du Nirva-
na qui ne laisse rien derrière.
Et, cependant, quoique d'innombrables êtres aient ainsi été
menés au Nirvâna, aucun être n'a été mené au Nirvâna. ’
Et pourquoi ? Si, chez un Bodhisattva, la notion d'‘ être ’
existait, il ne pourrait pas être appelé un ‘ Être de Bodhi ’.
Et pourquoi ? Il ne pourrait être appelé un Être de Bodhi,
celui chez qui existerait la notion d'un soi ou d'un être, ou la
notion d'une âme vivante ou d'une personne. 1
De plus, Subhuti, un Bodhisattva qui donne un don ne doit
pas être soutenu par une chose, et ne doit pas non plus
être soutenu en aucun lieu. Quand il donne des dons, il ne
doit pas être soutenu par des objets de la vue, ni par des
sons, des odeurs, des goûts, des tangibles ou des objets
de l'esprit. Parce que, Subhuti, le Bodhisattva, le grand
être, doit donner des dons d'une façon telle qu'il ne soit pas
soutenu par la notion de signe. Et pourquoi ? Parce que la
masse de mérite de cet Être de Bodhi qui, non soutenu,
donne un don n'est pas facile à mesurer. Penses-tu, Sub-
huti, que l'étendue de l'espace à l'Est soit facile à mesu-
rer ? Subhuti répondit : Non, bien sûr, Ô Seigneur. Le Sei-
gneur demanda : D'une manière similaire, est-il possible de
mesurer l'étendue de l'espace au Sud, à l'Ouest ou au
Nord, vers le nadir, vers le zénith, dans les directions inter-
médiaires, dans toutes les dix directions ? Subhuti répon-
dit : Non, bien sûr, Seigneur. Le Seigneur dit : de même, la

1 Le Sûtra du Diamant. Introduction.3.

390
masse de mérite de cet Être de Bodhi qui, non-soutenu,
donne un don, n'est pas facile à mesurer. C'est pourquoi,
Subhuti, ceux qui se sont mis en route sur le véhicule du
Bodhisattva, doivent donner des dons sans être soutenus
par la notion de signe.1
Ces Bodhisattvas n'auront pas de perception d'un soi, pas
de perception d'un être, pas de perception d'une âme, pas
de perception d'une personne. Ces Bodhisattvas n'auront
pas non plus de perception d'un dharma, ni de perception
d'un non-dharma. En eux, aucune perception ni aucune
non-perception ne prennent place. 2
S’il venait à l'esprit de Celui qui a Gagné le Courant :
‘ C'est par moi que le fruit d'une Personne qui a Gagné le
Courant a été atteint ’, cela serait pour lui s'emparer d'un
soi, s'emparer d'un être, s'emparer d'une âme, s'emparer
d'une personne.3
Subhuti demanda : Comment, Ô Seigneur, doit se tenir ce-
lui qui s'est mis en route sur le véhicule des Bodhisattvas,
comment doit-il progresser, comment doit-il contrôler ses
pensées ? Le Seigneur répondit : Ici, Subhuti, quelqu'un
qui s'est mis en route sur le véhicule des Bodhisattvas de-
vrait produire une pensée de cette manière : ‘ Je dois me-
ner tous les êtres au Nirvâna, à ce Royaume du Nirvâna
qui ne laisse rien derrière ; et cependant, après que des
êtres ont ainsi été menés au Nirvâna, aucun être n'a été
mené au Nirvâna. ’4

1 La Prajñaparamita. Perfection de la Sagesse. Le Sûtra du Diamant.


In 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications
1993 - Le Sûtra du Diamant. Introduction.4.
2 Ibid. - Le Sûtra du Diamant. Introduction.6
3 Ibid. - Le Sûtra du Diamant. Introduction.9
4 Ibid. - Le Sûtra du Diamant. Introduction. 17.

391
Une fois engagée sur la voie du Bodhisattva, la bodhicitta
apparaît. Les Bodhisattvas participent tous à la seule bod-
hicitta, source de leur unité. Cependant, chaque Bodhisatt-
va exprime cette même bodhicitta à sa façon. Mais l'appari-
tion de la bodhicitta n'est encore que la première des dix
étapes (les bhumis), sur la voie vers l'Eveil du Bodhisattva.
La prochaine étape est celle du vœu solennel.
Le Sûtra Dasabhumika détaille les dix étapes de la voie du
Bodhisattva et énumère les dix grands vœux d'un Bodhi-
sattva qui expriment clairement différents aspects de la dé-
termination unique du Bodhisattva, à savoir atteindre l'Eveil
pour le bien de tous les êtres. On ne retiendra ici que les
quatre grands voeux:
Que je puisse libérer tous les êtres de leurs difficultés.
Que je puisse éradiquer toutes les passions.
Que je puisse maîtriser tous les dharmas.
Que je puisse conduire tous les êtres à la Bouddhéité.
Lors de son ordination, le bodhisattva prononce le vœu sui-
vant: Puissé-je, dans un monde sans refuge, sans abri,
sans salut et sans île, être le secours, le refuge, l’abri, le
salut, l’île. Puissé-je faire traverser à tous les êtres qui ne
l’ont point traversé l’océan des existences, introduire dans
le nirvâna ceux qui n’y sont point entrés, consoler ceux qui
sont désolés.
Ces vœux rendent l'essence même de l'idéal du Bodhisatt-
va. On pourrait d'ailleurs dire qu'ils sont internes au boud-
dhisme: ils donnent une idée de ce que tous Chaque
Bodhisattva est libre de formuler sa série de vœux. La
considération principale est que les vœux ne doivent pas
avoir pour référence des objectifs petits ou immédiats, mais
un but ultime, incluant tout. La grande caractéristique de

392
tous les vœux de Bodhisattva est leur universalité. La di-
mension altruiste de la vie spirituelle n'a pas de limites. Ne
mettre aucune limite à ce que cet engagement peut nous
demander de faire pour les autres. Traduisons ceci en
termes plus généraux: si quand on nous pose une question
à propos de la vie spirituelle nous ne répondons qu'en
terme de développement personnel, sans mentionner l'as-
pect altruiste, cela suggère que l'on n'est pas encore vrai-
ment sur la voie spirituelle. Le vœu du Bodhisattva est af-
faire publique et comme il fait partie d'une réalité publique,
il y a réponse : la totalité de l'univers étaye, garantit même
ce vœu.

Jamais 'assez'
Les sûtras de la Perfection de la Sagesse font référence à
la possibilité de perdre sa vision et d’en avoir assez des
êtres. Ils sont si nombreux ! Et ils peuvent être tellement fa-
tigants ! Vous essayez de les sauver. Vous voulez les me-
ner vers le nirvâna. Ils ne sont pas intéressés. Il peut donc
être très frustrant d’être un Bodhisattva. Cette frustration
pourrait un jour prendre le dessus en vous. Vous vous met-
triez à penser: 'Assez' ! En un instant, le bodhicitta disparaî-
trait. Il se retrouverait dans l'état d'Arhat, c'est-à-dire dans
l'état de celui qui, selon la conception mahakaniste, a péné-
tré la notion du soi jusqu’à percevoir que ce que l’on ap-
pelle le soi n’est fait que de dharmas, mais qui n’a pas vu
que ces dharmas sont vides. Ce sens du soi, ou de l’être,
ne disparaît en effet totalement, même pour un Bodhisstva,
qu’au moment de l’Éveil complet.
Le Bodhisattva est en route et veut rester en route. La fin
de sa mission est à l’infini. Parmi les préceptes boud-
dhiques certains, pour lui, sont également infinis et

393
prennent une dimension ‘incommensurable’ parce qu’ils
pour-raient être développés infiniment. Ils se retrouvent au
nombre de quatre. La bienveillance universelle (mettā).
La compassion (Karunā), née de la rencontre de la bien-
veillance et de la souffrance d'autrui. La joie sympathique
(Muditā), qui consiste à se réjouir du bonheur d'autrui.
L'équanimité (upeksā) ou tranquillité, un état de paix... Il
s’agit d’états complexes qu’on pourrait dire ‘holistiques’, à
la fois intention, conduite, engagement, sentiment, émotion
positive, résolution. Dans le Mahāanayāa, les Quatre In-
commensurables sont considérés comme essentiels à la
pratique de la Bodhicitta. Ils font partie intégrante des vœux
du Bodhisattva. Ils conduisent à l’éveil parfait.

Prière du Bodhisattva
Que tout ce que j'ai acquis en travaillant vienne soulager la
souffrance des êtres vivants. Qu’on se joue de moi, qu’on
se moque de moi. Que m’importe. Je l’ai déjà donné tout
entier mon corps... Que tout le mal qu’on m’a jamais fait
tourne en bien toutes les pensées malveillantes contre moi,
toutes les fausses accusations portées contre moi.
Puis-je être le protecteur de ceux qui sont sans protection.
Puis-je être une lampe pour ceux qui cherchent la lumière.
Puis-je être le lit pour ceux qui ont besoin de repos. Puis-je
être le serviteur de tous ceux qui désirent un serviteur. 1

Réflexions d’un Bodhisattva


Evidence première du Bodhisattva: Tous ceux qui sont mal-
heureux dans le monde le sont parce qu’ils désirent leur

1 Bodhicaryavatara, Shantideva Bodhisattva, A Guide to the


Bodhisattva Way Of Life, 3.

394
propre bonheur. Tous ceux qui sont heureux dans le
monde le sont parce qu’il désirent le bonheur des autres.
Un grand mystère : pouvoir être échangé contre n’importe
quel malheureux.
Lorsque quelqu'un adopte l'esprit d'éveil avec l'engagement
sans retour de libérer sans fin tous les êtres vivants, à partir
de ce moment surgit un fleuve ininterrompu de mérites
qu'on dorme ou qu'on soit distrait. 1
Des ennemis comme l’avidité ou la haine sont sans bras,
sans jambes, sans rien. Ils ne sont ni courageux ni sages.
Comment se fait-il qu’ils me tiennent en esclavage ? 2
Comment puis-je trouver de la joie dans le cycle de l'exis-
tence quand, en permanence, des ennemis irréductibles,
seule cause du flot d’adversités, ne cessent d’occuper mon
coeur impunément. 3
Et dire que j’ai promis de libérer les êtres de leurs afflictions
mentales, à travers toutes les directions de l’espace, je n'ai
même pas libéré moi-même de mes afflictions mentales. 4
Il faut toujours regarder directement en face les êtres vi-
vants, comme pour les boire avec les yeux, en pensant :
"en s'appuyant sur eux seuls, je vais atteindre la bouddhéi-
té." 5
Si quelqu’un doit être exécuté et si au lieu de cela on lui
ampute la main, est-ce un si grand malheur ? Si quelqu’un
est libéré de l’enfer à travers la souffrance, est-ce un si

1 Bodhicaryavatara,18-19
2 Bodhicaryavatara, 4,28
3 Bodhicaryavatara, 4,34
4 Bodhicaryavatara,4,41
5 Bodhicaryavatara,5,80

395
grand malheur ? 1
Lorsqu’on fait l’éloge de vos propres qualités, vous voulez
que les autres se réjouissent aussi. Lorsqu’on fait l’éloge
des qualités de quelqu'un d'autre, vous refusez cette même
joie. 2
Parce que les êtres vivants partagent une partie des su-
perbes qualités du Bouddha, il est juste d'honorer les êtres
vivants rien que pour cette ressemblance. 3
Même ceux qui ont été des taons, des moustiques, des
abeilles, des vers, peuvent atteindre l'Eveil suprême, éveil
qu’ils n’atteignent que difficilement par la puissance de
leur effort.4
Il faut soit commencer ou ne pas commencer. Certes, il est
préférable de ne pas commencer plutôt que de faire demi-
tour une fois qu'on a commencé. 5
Quant à ce corps qui est mien, il deviendra si putride que
même les chacals l’éviteront à cause de la puanteur. 6
7
Une personne naît seule et meurt seule.
Il vous répugne de voir des squelettes dans un charnier.
Alors pourquoi le village vous attire-t-il, lui qui n’est qu’un
charnier peuplé de squelettes animés ? 8
Celui qui fait l’expérience de la souffrance n’existe pas. A

1 Bodhicaryavatara,6,72
2 Bodhicaryavatara,6,79
3 Bodhicaryavatara,6,118
4 Bodhicaryavatara,7,18
5 Bodhicaryavatara,7,47
6 Bodhicaryavatara,8,31
7 Bodhicaryavatara,8,33
8 Bodhicaryavatara,8,70

396
qui, alors, appartient la souffrance ? 1
2
Toutes les souffrances sont sans propriétaire...
Même une illusion dure aussi longtemps que la collection
de ses conditions. Pourquoi un être vivant existerait-il réel-
lement par le simple fait que son continuum dure un long
temps ? 3
S’il y avait quelque chose appelé ‘je’, la peur pourrait venir
de n’importe où. S’il n’y a pas de ‘je’, de qui serait cette
peur ? 4
Si tous les phénomènes sont vides, qu’est-ce qui peut être
gagné et qu’est-ce qui peut être perdu ? Qui sera honoré
ou méprisé par qui ? 5
Quand dois- je respectueusement enseigner la vacuité et
l’accumulation de mérite – en termes de vérité convention-
nelle et sans chosification – à ceux dont les vues sont réi-
fiées ? 6

Paradoxe
Comment doit se tenir celui qui s’est mis en route sur le vé-
hicule des Bodhisattvas, comment doit-il progresser, com-
ment doit-il contrôler ses pensées ? Quelqu’un qui s’est mis
en route sur le véhicule des Bodhisattvas devrait produire
une pensée de cette manière : Je dois mener tous les êtres
au Nirvâna, à ce Royaume du Nirvâna qui ne laisse rien

1 Bodhicaryavatara,8,101
2 Bodhicaryavatara,8,102
3 Bodhicaryavatara,9,10
4 Bodhicaryavatara,9,56
5 Bodhicaryavatara,9,151
6 Bodhicaryavatara,9,167

397
derrière.
Et pourquoi doit-il en être ainsi pour un Bodhisattva ? Parce
qu'il ne pourrait être appelé un Être de Bodhi si chez lui
existait la notion d’un soi ou d’un être, ou la notion d’une
âme vivante ou d’une personne. Chez un Bodhisattva
digne de ce nom, la notion d’être n'existe pas. Ni la notion
d’âme ou de personne. Le Bodhisattva ne peut pas dire sé-
rieusement: Je vais mener des êtres au Nirvâna.
Le paradoxe crucial de la Prajñaparamita (Perfection de la
Sagesse) est là, au tout début du Sûtra du Diamant. Le
Bouddha dit que le Bodhisattva doit guider tous les êtres
vers le nirvâna. En même temps, il doit réaliser qu’en réali-
té aucun être n’existe. Il y a là une contradiction. Elle est
voulue. Elle veut exprimer l’essence même de l’Idéal du
Bodhisattva. La compassion est en général perçue comme
étant dirigée vers des individus qui souffrent. Mais le Bodhi-
sattva ne perçoit pas des personnes particulières. Le Bod-
hisattva perçoit la vérité de l’absence de Soi, la vérité de la
non-individualité, la vérité de la sûnyata, de la vacuité.
C’est de cette perception que naît la compassion du Bodhi-
sattva.
Mais comment un Bodhisattva, qui refuse la notion d'être,
peut-il faire pour mener les êtres vers le nirvâna ? La ré-
ponse est qu’il ne le fait pas. Plus précisément, il le fait
sans le faire. Il le fait le plus 'naturellement' du monde.
Sans idée de Soi. Sans idée de devoir ou de mérite. Les
Bodhisattvas aident librement et spontanément les êtres,
sans avoir de notion précise d’aider les êtres, sans même
n’avoir absolument aucune notion des êtres. Par
débordement de surabondance.
Comment un Bodhisattva, qui refuse la notion d'être, peut-il

398
donner quelque chose ? Un Bodhisattva qui donne un don
ne doit pas être soutenu par la chose. Il ne doit pas être
soutenu par des objets de la vue, ni par des sons, des
odeurs, des goûts, des tangibles ou des objets de l’esprit.
Sans appui, sans contre-partie d'aucune sorte, sans même
la joie de donner. Simplement la gratuité absolument non
conditionnée. Hors mesure et sans mesure.

Avalokiteshvara
Le Bodhisattva sans doute le plus connu et le plus vénéré
est Avalokiteshvara, le Bodhisattva de la miséricorde. Il se
présente avec onze têtes superposées pour signifier qu’il
est attentif à tout. Il est muni de mille bras pour dire sa dis-
ponibilité à venir au secours de toute détresse. On le re-
trouve dans chacun des six secteurs de la roue de l’exis-
tence pour porter assistance non seulement aux hommes,
aux demi-dieux et aux dieux, mais encore aux animaux,
aux esprits frustrés et jusqu’aux damnés de l’enfer. A tous,
il présente l’antidote à la cause de leur malheur.
Le bodhisattva de la Miséricorde est invoqué dans les si-
tuations extrêmes. Les prières à lui adressées sont innom-
brables. Il suffit d’entendre le nom du Bodhisattva Avaloki-
tesvara, pour être libéré de tous les troubles... Dans un na-
vire en détresse, il suffit qu’un seul implore Avalokitesvara
pour que tous soient sauvés... Si un ennemi méchant jette
quelqu’un dans une fosse de feu, il suffit de penser à Ava-
lokitesvara pour que le feu s’éteigne comme noyé dans
l'eau... Si quelqu’un tombe dans le terrible océan, de-
meure des Nagas, des monstres marins et les démons, il
n'a qu'à penser à Avalokitesvara, et il ne sombrera pas
dans l’abîme des eaux... S’il arrive à quelqu’un d’être préci-
pité du haut d’un escarpement du mont Meru, par une per-

399
sonne méchante qui veut le tuer, il n'a qu'à penser à Avalo-
kitesvara, et immédiatement il se tient ferme-
ment dans le ciel...
Singulière rencontre avec l’Evangile christique ! La Bodhi-
sattva ne s’enferme pas dans sa béatitude. ‘Kénose’ salva-
trice, il descend jusqu’en enfer. Il traverse tout le champ de
l’iniquité pour en faire un espace de grâce. Agapè ne fait
pas autrement.
Il y a pourtant une énorme différence. Elle joue par rapport
au ‘réel’. Là où le ‘moi’ est illusoire et où la ‘personne’ n’a
aucune réelle consistance, Avalokiteshvara n’apporte fina-
lement – et ne peut apporter – qu’un salut de type ‘idéa-
liste’. Il n’est lui-même au fond qu’une création de l’esprit.
Simple ‘modèle’, ‘guide’ ou ‘éclaireur’. Son antidote au mal-
heur, sa ‘solution’ à la misère, n’est qu’un ‘symbole’. Il est
incapable d’apporter ‘réellement’ un salut. Contrairement à
l’Agapè chrétien qui est ‘incarné’ au plus profond du réel.
Christ apporte un salut ‘réel’. Il est ’réellement’ incarné,
‘réellement’ descendu au plus profond de notre souffrance
et reste ‘réellement’ présent au milieu de nous.

Au bout, il n'y a rien


Quand le Bodhisattva arrive au bout du chemin, il ne tombe
pas sur un portail ouvrant sur un palais céleste. Il ne trouve
rien du tout. Il n'y a rien du tout. C'est juste le bout du che-
min qui ne va pas plus loin. Le voilà arrivé au bord d'un pré-
cipice.
Les pratiquants Zen formulent cela d’une façon encore plus
imagée. La vie spirituelle est comme escalader un mât de
cocagne très haut et tout gras. Quand, après de nombreux
efforts, vous arrivez en haut, vous réalisez qu’il n’y a nulle

400
part où aller. Vous ne pouvez pas aller plus haut. Vous ne
pouvez pas redescendre non plus. En bas se tient en effet
un maître Zen avec un grand bâton. Vous ne trouvez pas
non plus de petite plate-forme sur laquelle vous pourriez
vous installer. Vous êtes trop haut pour sauter. Il n’y a rien
d’autre que l’espace vide.
Que vous reste-t-il à faire ? Sans la voie, pas de salut.
Pourtant l’Eveil ne s’atteint pas en suivant une voie. Para-
doxalement, vous suivez la voie tout en sachant qu’elle ne
mène nulle part. Même la 'bonne' voie ne conduit pas à
l’Eveil. La voie, en effet, ne quitte pas la dimension tempo-
relle. Mais le but, lui, est dans la dimension éternelle. Tou-
jours ailleurs. Toujours plus loin.

Le bodhisattva irréversible
Un défi extraordinaire, cet idéal du bodhisattva qui aspire,
selon son voeu, à atteindre l'Éveil pour le bien de tous les
êtres vivants et de ressentir de la compassion pour tous
ces êtres. Selon le Mahayana, un bodhisattva a déjà passé
le point de non-retour par son entrée dans le courant. Ce-
pendant, avant d'atteindre le huitième bhumi il court tou-
jours le danger de se détourner de son idéal. C'est après
seulement qu'il devient un bodhisattva irréversible.
Arrivé au troisième niveau de sa hiérarchie, le bodhisattva
est dit 'irréversible'. C'est ce qui suit l'entrée dans le cou-
rant. Plutôt que d'un pas supplémentaire il s'agit d'un point
de non-retour et d'un renversement complet de son expé-
rience. Toute la signalisation normale de son expérience,
les façons habituelles de voir les choses, sont trans-
cendées. Il devient dès lors très difficile de décrire ses nou-
velles expériences parce que toute son existence s'expéri-

401
mente de façon complètement différente. Les catégories de
soi, des autres, des choses s'apparentent au rêve et au mi-
rage.
Pouvons-nous nous faire une 'idée' de ce que ressent un
Bodhisattva irréversible ? Il faut sans doute commencer par
tenter d'imaginer un état où rien ne serait pris au sérieux
ontologiquement. Imaginer toute expérience comme un
rêve lucide. Se sentir plongé dans un univers simplement
et absolument virtuel. Vivre l'illusion comme réelle et la réa-
lité comme illusoire.

La grande vacuité
Retour au Sûtra du Cœur. Le bodhisattva devient irréver-
sible grâce à la réalisation de la grande vacuité. Essentiel-
lement la vacuité de la distinction entre le conditionné et
l'inconditionné. En allant profondément dans le conditionné,
on rencontre l'inconditionné. En allant profondément dans
l'inconditionné, on rencontre le conditionné. L'erreur ici est
encore le dualisme avec l'idée qu'il y a un inconditionné 'là-
haut' auquel on peut aspirer comme à une sorte d'échappa-
toire du conditionné.
En réalisant la grande vacuité, on voit que toute la question
du conditionné et de l'inconditionné est irréelle. Irréelle en
même temps et simple rêve, la question de savoir s'il vaut
mieux d'aller seul ou avec les autres, de revenir ou de res-
ter. De ce rêve dualiste on ne s'éveille qu'à la lumière de
l'esprit non-duel face au réel non-duel. Dans ses ultimes
profondeurs, le conditionné est l'inconditionné. Il n'y a rien à
fuir et nulle part où fuir. L'idée de libération individuelle n'a
plus aucun sens. Le bodhisattva ne peut pas retomber sur
l'émancipation individuelle parce qu'il n'y a pas de libération

402
individuelle sur laquelle retomber. C'est cette réalisation qui
rend le bodhisattva irréversible.
Après avoir acquis la prajnaparamita, la dernière et la plus
importante des six perfections, le bodhisattva perçoit l’uni-
vers comme un être éveillé pour qui les phénomènes sont
vides de nature propre et l'opposition samsara / nirvāa-
na n’est plus pertinente. Un Bodhisattva se meut dans la
sagesse du Bien-Allé. Et il trouve alors que tous ces dhar-
mas sont entièrement vides. Et cependant, il n'appréhende
pas les dharmas dans lesquels il avance. En tant que faits
dharmiques, l'existence et la non-existence sont toutes
deux non réelles. Un Bodhisattva va de l'avant quand, avec
sagesse, il sait cela. S'il sait que les cinq skandhas sont
comme une illusion, Mais ne fait pas de l'illusion une chose,
et des skandhas une autre.

Le Bodhisattva joue
Il joue à casser les concepts. Ce thème occupe le Ratnagu-
na-samcayagatha, le 'plus grand Mandala'. La tâche que
les textes de la Perfection de la Sagesse veulent ache-
ver est celle de démolir la totalité du cadre conceptuel sur
lequel ils sont basés. Les concepts sont cassés à l’aide
d’autres concepts, des concepts comparativement bruts
laissant la place à des concepts comparativement subtils.
Le véhicule n’est pas le message. Comment sauver le
message des complications du véhicule ? Comment pou-
vons-nous libérer notre esprit de cette tendance à penser
de façon compliquée ? Une méthode est la pratique du
silence. Une autre méthode qui aide à lever le voile de la
pensée discursive est de chanter un mantra. Une autre de
pratiquer la méditation. Une autre de développer la

403
bienveillance universelle.
Le Bodhisattva joue. Il joue comme un artiste. Il réarrange
l’univers entier et en fait un gigantesque mandala. Un
maître tibétain, Rongzompa Chokyi Zangpo, le dit à sa ma-
nière: 'Faire un mandala est prendre n’importe quel aspect
marquant de la réalité, et l’entourer de beauté.' Le Bodhi-
sattva crée un mandala en réponse aux questions
du monde. Il transcende la différence entre travail et jeu.

Infini

Infiniment au-delà du règne des corps, encore plus infini-


ment au-delà du règne des esprits, il y a le règne infiniment
infini de la charité. Apapè.
La distance infinie des corps aux esprits
figure la distance infiniment plus infinie
des esprits à la charité ;
car elle est surnaturelle.
Tous les corps, le firmament, les étoiles,
la terre et ses royaumes
ne valent pas le moindre des esprits;
car il connaît tout cela;
et le corps rien.
Tous les corps ensemble,
et tous les esprits ensemble,
et toutes leurs productions,
ne valent pas le moindre mouvement de charité.
Cela est d'un ordre infiniment plus élevé.1

1 Blaise Pascal, Pensée 829

404
L’autre de trop pour Eros. Jamais assez, cependant, pour
Agapè. L’autre – l’altérité absolue, la différence radicale –
ne peut être que de trop pour Eros. Et là est le scandale.
L’irruption chrétienne provoque ce scandale. Et l’assume.
Contre la plus fondamentale et la plus formidable dyna-
mique naturelle. Contre tout l’Eros du monde. Contre tout
l’être du monde. Contre toute la gloire du monde. Contre
toute la raison du monde... L’autre pro-voqué à exister ‘ex
nihilo’. L’autre ordre en deçà et au-delà des évidences na-
turelles. L’autre qui ne cesse de faire irruption au cœur de
nos sécurités mondaines. L’autre qui met infiniment le
‘même’ en question... L’autre réellement autre. Irréductible
au même. Donc incontournable par l’idée. Irrécupérable par
l’idéologie. Insurmontable par la technique. Toujours de
trop. A expulser !
Et d'emblée sous forme de scandaleuses questions. Ainsi,
quelle place pourrait-il y avoir pour Agapè dans un monde
où régnerait absolument l’harmonie ? Un monde où le mal
ou la souffrance seraient absents. Un monde où la science
préviendrait toute possible surprise. Un monde d’où tout
risque serait banni. Un monde sans pauvres et sans handi-
capés. Un monde materné dans l’absolue euphorie du
‘même’. Dans un monde sans péché quelles chances res-
teraient-elles à la grâce ? Quelle place pour Agapè au Pa-
radis terrestre avant la chute ?
La descente d’Agapè confond les érotiques transcen-
dances avec infiniment plus de radicalité que ne le font les
idéologiques dénonciations. Elle ramène la seule et abso-
lue transcendance au cœur du concret. Non plus au-delà
de l’immanence, mais en déca. Ou plus exactement au-
delà parce qu’en deçà. Ce qui reste gratuit lorsque la
structuralité est épuisée. L’autre comme grâce. Création.

405
Rencontre. Sourire...

L’ultime discernement
Lors de l'ultime bilan cosmique, que restera-t-il finalement
et définitivement de la grande aventure divine et humaine à
travers l'espace et le temps ? Quelles valeurs, quelles créa-
tions, quels acquis auront assez de poids pour traverser
l'éternité ?
A la stupéfaction de tous, cela se trouvera tout en bas de la
divine descente, dans les bas-fonds de la kénose. J'ai eu
faim. J'ai eu soif. J'étais malade. J'étais en prison... J'étais
dans la détresse. Tu es venu. Tu as partagé. Tu as soula-
gé. Là est né Agapè pour l'éternité.

Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire,


escorté de tous les anges,
alors il prendra place sur son trône de gloire.
Devant lui seront rassemblées toutes les nations,
et il séparera les gens les uns des autres,
tout comme le berger sépare les brebis des boucs.
Il placera les brebis à sa droite
et les boucs à sa gauche.
Alors le Roi dira à ceux de droite :
“Venez les bénis de mon Père,
recevez en héritage le Royaume
qui vous a été préparé depuis la fondation du monde.
Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger,
j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire,
j'étais un étranger et vous m'avez accueilli,
nu, et vous m'avez vêtu,
malade, et vous m'avez visité,

406
prisonnier et vous êtes venus me voir.”
Alors les justes lui répondront :
“Seigneur, quand nous est-il arrivé
de te voir affamé et de te nourrir,
assoiffé, et de te désaltérer,
étranger, et de t'accueillir,
nu et de te vêtir,
malade ou prisonnier et de venir te voir ?”
Et le Roi leur fera cette réponse :
“En vérité, je vous le dis,
dans la mesure où vous l'avez fait
à l'un de ces plus petits de mes frères,
c'est à moi que vous l'avez fait.”
Alors il dira encore à ceux de gauche :
“Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel
qui a été préparé pour le Diable et ses anges.
Car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger,
j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire,
j'étais un étranger et vous ne m'avez pas accueilli,
nu, et vous ne m'avez pas vêtu,
malade et prisonnier, et vous ne m'avez pas visité.”
Alors ceux-ci lui demanderont à leur tour :
“Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir
affamé ou assoiffé, étranger ou nu,
malade ou prisonnier,
et de ne te point secourir ?”
Alors il leur répondra :
“En vérité je vous le dis,
dans la mesure où vous ne l'avez pas fait
à l'un de ces plus petits,
à moi non plus vous ne l'avez pas fait.”

407
Et ils s'en iront,
ceux-ci à une peine éternelle,
et les justes à une vie éternelle.1

Hymne à Agapè
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges,
si je n'ai pas Agapè, je ne suis plus qu'airain qui sonne ou
cymbale qui retentit. Quand j'aurais le don de prophétie et
que je connaîtrais tous les mystères et toute la science,
quand j'aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter
des montagnes, si je n'ai pas Agapè, je ne suis rien. Quand
je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livre-
rais mon corps aux flammes, si je n'ai pas Agapè, cela ne
me sert de rien.
Agapè est longanime.
Agapè est serviable.
Agapè n'est pas envieux.
Agapè ne fanfaronne pas.
Agapè ne se gonfle pas.
Agapè ne fait rien d'inconvenant.
Agapè ne cherche pas son intérêt.
Agapè ne s'irrite pas.
Agapè ne tient pas compte du mal.
Agapè ne se réjouit pas de l'injustice.
Agapè met sa joie dans la vérité.
Agapè excuse tout.
Agapè croit tout.
Agapè espère tout.
Agapè supporte tout.

1 Matthieu 25:31-46

408
Agapè ne passe jamais.1

L’Agapè de Dieu a été répandu dans ton coeur Par le Saint


Esprit.2 Il devient en toi source. Source jaillissante qui dé-
borde sur le monde.

Kénose
Kénose: descendre, ressusciter à travers un anéantisse-
ment. Il y a un lien très fort entre mystique chrétienne et
Kénose. Celle-ci signifie la ‘descente’ comme dynamique
fondamentale d’une ‘montée’. Peut-il en être autrement
face au mystère du Christ qui s’abîme dans la mort avant
de ressusciter ? Dès lors il ne peut exister de mystique
chrétienne qui n’embrasse la croix pour mourir en Christ.
Mystère scandaleusement incompréhensible sans cet autre
mystère qu’est Agapè. La chute et la descente ne sont pas
pour un nirvâna mais pour une dramatique participation au
mystère du Christ crucifié. Notre Dieu qui s’identifie à Aga-
pè ne peut pas ne pas descendre. Il descend même abso-
lument en Jésus.
Le mystère de la Kénose est identiquement le mystère
d’Agapè. Agapè te fait mourir avec le Christ. Agapè te fait
ressusciter avec lui. L’expérience mystique est communion
à ce mystère dans l’extrême profondeur de toi-même
La paradoxale force de la grâce est de pouvoir surgir là où
surabondent les crucifixions. Face à l'absolu du mal. Non
pas le mal qui garderait quelque `beauté' esthétiquement
exploitable. Non pas le mal qui cacherait encore quelque
`raison' récupérable. Mais l'extrême de l'abject. La Bible est

1 1 Corinthiens 13:1-8
2 Romains 5,5

409
le grand livre qui ose regarder en face le tremendum mys-
terium et qui le dévoile comme douloureux mystère d'une
traversée, d'une transhumance, d'un dépassement, d'une
transcendance de l'homme vers son Dieu, identiquement
traversée, transhumance, dépassement, transcendance de
l'homme vers lui-même. Le `mysterium iniquitatis' en son
pascal Exode vers le `mysterium gratiae'.

Le mystère douloureux dans sa crucifiante désolation.


C’est bien d’un mystère qu’il s’agit. Si envahissant qu’il
puisse devenir dans l’espace d’une existence, il s’identifie
cependant essentiellement avec la distance. La sacrale dis-
tance du fascinosum et du tremendum. Il est inaccessible. Il
est incontournable. Il suscite effroi et respect. Il est inexpri-
mable. Il est incommunicable. Il culmine dans le silence. On
ne peut que parler ‘autour’.
Humainement, ce mystère est énigme obscure. Dans la foi,
il reste toujours énigme. Mais son obscurité s’irradie d’une
silencieuse clarté. Comme une distante proximité. Celle du

410
Christ en croix. Inséparable du péché du monde, sa racine
transhistorique, la plaie profonde au flanc du monde crie sa
béance et sa transcendance. Incapable de se boucler sur
sa païenne euphorie, il reste à ce monde de s’ouvrir sur la
Rédemption.
Scandale de la croix. Que notre monde soit l’enjeu d’un af-
frontement qui le dépasse heurte visiblement notre moder-
nité. Après avoir réduit la pluralité des ordres au seul règne
phénoménal, c’est-à-dire transparent à notre seule possibi-
lité scientifique d’aujourd’hui, nous présupposons un
monde axiologiquement neutre, aseptisé de l’invisible. La
science peut certes prétendre, et fort légitimement, qu’un
tel monde lui suffit. Mais le monde, lui, n’a aucune raison
d’être sûr, qu’ainsi réduit, il se suffise à lui-même ! Il a au
contraire beaucoup de raisons pour soupçonner en ses
béances des appels vers sa propre transcendance.
Paradoxalement, jamais culture ne fut plus sensible aux
crucifixions et en même temps plus allergique à la Croix. La
modernité expulse aussi violemment la croix qu’elle ex-
pulse la transcendance. Ce Messie crucifié qui, depuis les
origines, est folie pour les païens reste, aujourd’hui, plus fo-
lie que jamais. Il est vrai que sans la transcendance, la
croix ne peut être qu’absolu non-sens. La croix est crise de
l’être dans toute sa largeur et dans toute sa profondeur.
Elle est déroute de toutes les valeurs. Elle est faillite de
toutes les logiques. Elle distend toutes nos capacités.
Exode de l'iniquité vers la grâce. Le regard charnel, condi-
tionné à ne jamais voir que l’envers du monde, ne
comprend pas la profondeur transcendante du mystère de
Dieu tel qu’il peut se partager avec l’homme divin. Il faut
pour cela descendre en ses propres profondeurs. Là seule-
ment le ‘cœur’ voit. L’Esprit seul peut regarder en face ce

411
‘tremendum mysterium’ et le dévoiler en la Parole comme
douloureux mystère d’une traversée. Le mysterium iniquita-
tis en son pascal Exode vers le mysterium gratiae.
La crucifixion de l’iniquité pour que triomphe la grâce s’ap-
pelle Rédemption. Ici la raison est toujours impuissante et
les explications qu’elle peut donner sont aussi scanda-
leuses que le mystère dont elles s’efforcent de rendre rai-
son. Mais ici se découvre en même temps la voie divine par
excellence, la voie négative. Elle traverse verticalement
toutes les horizontalités. Elle crucifie. Elle descend d’abord.
Kénose. Abaissement avant la montée dans la gloire.
Une approche mystique comme celle de Johan Tauler re-
lève d’une mystique de l’abyssal. Sous le signe de la
béance. Laisse-toi tomber... Tu ne tombes jamais dans le
néant absolu. Dans l’infini de la béance, il y a une présence
que tu peux expérimenter. Tu ne trouves pas Dieu à travers
tes plénitudes. Tu trouves Dieu à travers ton néant.
Le grand discernement, pour Tauler, s’opère par la Croix,
crise et critère d’une authentique mystique chrétienne. En
solidarité mystique avec le Christ, à travers son mystère
douloureux et glorieux, s’ouvre la voie divine par excel-
lence, la voie de la kénose. Cette scandaleuse Croix est à
la démesure de l’impossible de l’amour. Même pour Dieu le
mystère douloureux semble être la seule possibilité de faire
être Agapè. C’est la dérisoire faiblesse de l’Agneau immolé
qui porte tout le péché du monde. Et en même temps, il ap-
porte, Agneau pascal, toute sa possible résurrection. Ce
mystère de la kénose est infiniment scandaleux. Et
pourtant, c’est lui qui est l’ultime critère absolu de la vérité
de notre condition. Descendre. Se perdre. Mourir.
S’anéantir. Au fond de l’anéantissement s’opère un
mystérieux renversement.

412
Tu ne peux pas tomber plus bas que Dieu. Tu tombes en
Agapè. Tu tombes en Dieu. Cette chute et cette descente
ne sont pas pour un nirvâna mais pour une dramatique par-
ticipation au mystère du Christ crucifié. Notre Dieu qui
s’identifie à Agapè ne peut pas ne pas descendre. Il des-
cend même absolument en Jésus.

La Sagesse joue

J'étais à l’œuvre auprès de lui.


Je faisais tous les jours ses délices,
Jouant sans cesse en sa présence,
Jouant sur le globe de sa terre,
Et trouvant mon bonheur
parmi les fils de l'homme.1

1 Proverbes, 8,30-31.

413
Table

Introduction 7

1. Entropie 25

2. Foi 59

3. La roue fatale 97

4. Exode 117

5. Origine 163

6. Vacuité 191

7. Personne 249

8. Eschatologie 307

9. Sainteté 359

Table 403

414
415
416
417
Ouvrages du même auteur au format PDF
www.gerard-eschbach.org
(état : décembre 2011)

Bulles béantes - Livre I - Notre bulle 366p.

Bulles béantes - Livre II - Incomplétude 350p.

Bulles béantes - Livre III - Dissidence 453 p.

Béant sur Dieu - Johan Tauler 426 p.

Le sens - Approches systémiques 436 p.

Béance eschatologique - Bouddha et Christ. 416 p.

Jalons sur la piste de l'humain


Fascicule 01 Espace 10 p.
Fascicule 02 Matrice 15 p.
Fascicule 03 Systémique 16 p.
Fascicule 04 Esprit 17 p.
Fascicule 05 Béance 21 p.
Fascicule 06 Signification 18 p.
Fascicule 07 Sens du sens 21 p.
Fascicule 08 Raison 21 p.
Fascicule 09 Différence 13 p.
Fascicule 10 Autre 18 p.
Fascicule 11 Dialectique 17 p.
Fascicule 12 Humain 16 p.
Fascicule 13 Exode 10 p.
Fascicule 14 Histoire 13 p.
Fascicule 15 Occident 19 p.
Fascicule 16 Schizoïdie 23 p.
Fascicule 17 Excentré 27 p.
Fascicule 18 Progrès 25 p.

418
Fascicule 19 Sacral 19 p.
Fascicule 20 Mystique 24 p.
Fascicule 21 Aventuriers 10 p.
Fascicule 22 Agapè 16 p.

Johan Tauler : Sermons


Vol. 0 La naissance de Dieu en toi 258 p.
Vol. 1 Vie, spiritualité, oeuvres 31 p.
Vol. 2 Extraits choisis 203 p.
Vol. 3 Extraits thématiques 115 p.

Béante intériorité
Vol. 1 L'humain 56 p.
Vol. 2 Béance 47 p.
Vol. 3 Esprit 44 p.
Vol. 4 La personne 60 p.
Vol. 5 Devoir-être 53 p.
Vol. 6 Mystique 26 p.
Vol. 7 Traversée 64 p.
Vol. 8 Ouvert 88 p.
Vol. 9 En alliance 52 p.

Filles et fils prodigues 302 p.

Réflexions inactuelles 105 p.

La sainte marmaille 190 p.

Lucarnes
La dialectique 18 p.
L’esprit 34 p.
Le sens 24 p.

Beyond enclosures
Volume I 176 p.
Volume II 178 p.
Volume III 171 p.

419
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www.meta-noia.org

Sommaire :

Anthropologie
Jalons
Pro-vocations
Bouddha et Christ
J o h a n Ta u l e r
Béante intériorité
Alter-X
Approches
Be yond enclosures
Bibliographie générale

420
421
422

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