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07/08/2020 Mon corps n’existe pas - Libération

CHRONIQUE «INTERZONE»

Mon corps n’existe pas


Par Paul B. Preciado, Philosophe, commissaire à la Documenta 14
(Cassel et Athènes)(https://www.liberation.fr/auteur/13780-paul-b-
preciado) — 24 juin 2016 à 17:41 (mis à jour le 27 juin 2016 à 11:09)

Si la loi ne reconnaît pas ma nouvelle identité


de trans, ma voix, mon visage, mon sexe
défient au quotidien le diktat de la différence
sexuelle.

L’administration continue de testostérone entraîne des mutations de plus en


plus manifestes de mon corps, en même temps que j’entreprends un processus
légal de réassignation sexuelle qui doit me permettre, si le juge accepte ma
demande, de changer de prénom sur ma carte d’identité. Les deux procédures -
bio-morphologique et politico-administrative - ne sont pas convergentes. Bien
que le juge considère les changements physiques (étayés par un indispensable
diagnostique psychiatrique) comme les conditions de ré-assignation de prénom
ou de sexe à ma personne légale, ces changements ne peuvent en aucun cas se
réduire à la représentation dominante du corps masculin, selon l’épistémologie
de la différence sexuelle. A mesure que je me rapproche de l’acquisition du
nouveau document, je réalise avec effarement que mon corps trans n’existe pas
et n’existera pas aux yeux de la loi. Faisant acte d’idéalisme politico-scientifique,
les médecins et les juges nient la réalité de mon corps trans afin de pouvoir
continuer à affirmer la vérité du régime sexuel binaire. Alors la nation existe.
Alors le juge existe. Alors l’archive existe. Alors la carte existe. Alors le
document existe. La famille existe. La loi existe. Le livre existe. Le centre
d’internement existe. La psychiatrie existe. La frontière existe. La science existe.
Même Dieu existe. Mais mon corps trans n’existe pas.

https://www.liberation.fr/debats/2016/06/24/mon-corps-n-existe-pas_1461833 1/3
07/08/2020 Mon corps n’existe pas - Libération

Mon corps trans n’existe pas dans les protocoles administratifs qui assurent le
statut de citoyenneté. Il n’existe pas comme incarnation de la souveraineté
masculine éjaculante dans la représentation pornographique, ni comme cible de
vente dans les campagnes publicitaires de l’industrie textiles ni comme référent
des segmentations architecturales de la cité.

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Mon corps trans n’existe pas comme variante possible et vitale de l’humain dans
les livres d’anatomie, ni dans les représentations de l’appareil reproductif sain
des manuels de biologie du lycée. Discours et techniques de représentation
n’accréditent l’existence de mon corps trans qu’en tant que spécimen
appartenant à une taxinomie de la déviation qui doit être corrigée. Ils affirment
qu’il n’existe exclusivement que comme corollaire d’une ethnographie de la
perversion. Ils déclarent que mes organes sexuels n’existent pas, sinon comme
déficit ou prothèse. Sorti de la pathologie, il n’existe aucune représentation
correcte de mes seins, de ma peau, de ma voix. Mon sexe n’est ni un
macroclitoris ni un micropénis. Mais si mon sexe n’existe pas, alors est-ce que
mes organes restent humains ? La croissance du poil ne se conforme pas aux
consignes d’une rectification de ma subjectivité vers la masculinité : sur le
visage, les poils poussent dans des endroits qui n’ont pas de signification
évidente, ou cessent de pousser là où leur présence indiquerait la présence
«correcte» d’une barbe. Le réagencement de la masse corporelle et du muscle ne
me rend pas plus viril. Simplement plus trans : bien que cette dénomination ne
rencontre pas de traduction immédiate en termes de binôme homme-femme. La
temporalité de mon corps trans, c’est le présent : il ne se définit ni par ce qu’il
était avant ni par ce qu’il est supposé devoir devenir.

Mon corps trans est une institution insurgée dépourvue de constitution. Un


paradoxe épistémologique et administratif. Devenir sans théologie ni référent,
son existence inexistante est la destitution à la fois de la différence sexuelle et de
l’opposition homosexuel/hétérosexuel. Mon corps trans se retourne contre la

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07/08/2020 Mon corps n’existe pas - Libération

langue de ceux qui le nomment pour le nier. Mon corps trans existe comme
réalité matérielle, comme ensemble de désirs et de pratiques, et son inexistante
existence remet tout en jeu : la nation, le juge, l’archive, la carte, le document, la
famille, la loi, le libre, le centre d’internement, la psychiatrie, la frontière, la
science, dieu. Mon corps trans existe.

Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.

Paul B. Preciado Philosophe, commissaire à la Documenta 14 (Cassel et Athènes)


(https://www.liberation.fr/auteur/13780-paul-b-preciado)

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