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Arthur Rimbaud

La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre


connaissance, entière; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend.
Dès qu'il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau
s'accomplit un développement naturel; tant d'égoïstes se proclament
auteurs; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel! - Mais
il s'agit de faire l'âme monstrueuse: à l'instar des comprachicos, quoi!
Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de


tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche
lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les
quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la
force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel,
le grand maudit, - et le suprême Savant - Car il arrive à l'inconnu! Puisqu'il a
cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun! Il arrive à l'inconnu, et quand,
affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues! Qu'il
crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables:
viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons
où l'autre s'est affaissé!

Poesies

Oraison du soir

Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier,

Empoignant une chope à fortes cannelures,

L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier

Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,

Mille Rêves en moi font de douces brûlures:

Puis par instants mon coeur triste est comme un aubier

Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

Puis, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,

Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,

Et me recueille, pour lâcher l'âcre besoin:


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Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,

Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,

Avec l'assentiment des grands héliotropes.

Les Soeurs de charité

Le jeune homme dont l'oeil est brillant, la peau brune,

Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu

Et qu'eût, le front cerclé de cuivre, sous la lune

Adoré, dans la Perse un Génie inconnu,

Impétueux avec des douceurs virginales

Et noires, fier de ses premiers entêtements,

Pareil aux jeunes mers, pleurs de nuits estivales,

Qui se retournent sur des lits de diamants;

Le jeune homme, devant les laideurs de ce monde,

Tressaille dans son coeur largement irrité

Et plein de la blessure éternelle et profonde,

Se prend à désirer sa soeur de charité.

Mais, ô Femme, monceau d'entrailles, pitié douce,

Tu n'es jamais la Soeur de charité, jamais,

Ni regard noir, ni ventre où dort une ombre rousse,

Ni doigts légers, ni seins splendidement formés.

Aveugle irréveillée aux immenses prunelles,

Tout notre embrassement n'est qu'une question:

C'est toi qui pends à nous, porteuse de mamelles;

Nous te berçons, charmante et grave Passion.

Tes haines, tes torpeurs fixes, tes défaillances


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Et les brutalités souffertes autrefois,

Tu nous rends tout, ô Nuit pourtant sans malveillances,

Comme un excès de sang épanché tous les mois.

- Quand la femme, portée un instant, l'épouvante,

Amour, appel de vie et chanson d'action

Viennent la Muse verte et la justice ardente

Le déchirer de leur auguste obsession.

Ah! sans cesse altéré des splendeurs et des calmes,

Délaissé des deux Soeurs implacables, geignant

Avec tendresse après la science aux bras almes,

Il porte à la nature en fleur son front saignant.

Mais la noire alchimie et les saintes études

Répugnent au blessé, sombre savant d'orgueil;

Il sent marcher sur lui d'atroces solitudes

Alors, et toujours beau, sans dégoût du cercueil,

Qu'il croie aux vastes fins, Rêves ou Promenades

Immenses, à travers les nuits de Vérité

Et t'appelle en son âme et ses membres malades

O Mort mystérieuse, ô soeur de charité.

Juin 1871.

Le Bateau ivre

Comme je descendais des Fleuves impassibles

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs:

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.


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J'étais insoucieux de tous les équipages,

Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.

Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages

Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées

Moi l'autre hiver plus sourd que les cerveaux d'enfants,

Je courus! Et les Péninsules démarrées

N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants

La tempête a béni mes éveils maritimes.

Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots

Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,

Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots!

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,

L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts; où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

Et rythmes lents sous les rutilements du jour,

Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres

Fermentent les rousseurs amères de l'amour!

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes

Et les ressacs et les courants: je sais le soir,


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L'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,

Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir!

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques.

Illuminant de longs figements violets,

Pareils à des acteurs de drames très-antiques

Les flots roulant au loin leurs frissons de volets!

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies

Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

La circulation des sèves inouïes,

Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs!

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries

Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,

Sans songer que les pieds lumineux des Maries

Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs!

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides

Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux

D'hommes! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides

Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux!

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses

Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan!

Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces

Et les lointains vers les gouffres cataractant!

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises!

Echouages hideux au fond des golfes bruns

Où les serpents géants dévorés des punaises

Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums!


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J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades

Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.

- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades

Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes

Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux....

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles

Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds

Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles

Des noyés descendaient dormir, à reculons!

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,

Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,

Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses

N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

Des lichens de soleil et des morves d'azur,

Qui courais, taché de lunules électriques,

Planche folle, escorté des hippocampes noirs,

Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques

Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues

Le rut des Béhérnots et les Maelstroms épais


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Fileur éternel des immobilités bleues

Je regrette l'Europe aux anciens parapets!

J'ai vu des archipels sidéraux! et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur:

- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors ci t'exiles,

Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur? -

Mais, vrai, j'ai trop pleuré! Les Aubes sont navrantes.

Toute lune est atroce et tout soleil amer:

L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.

O que ma quille éclate! O que j'aille à la mer!

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache!

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,

Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,

Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,

Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

CHARLES BAUDELAIRE

LES FLEURS DU MAL

VII. - La muse malade

Ma pauvre muse, hélas! qu'as-tu donc ce matin?

Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,

Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint


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La folie et l'horreur, froides et taciturnes.

Le succube verdâtre et le rose lutin

T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes?

Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin,

T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes?

Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé

Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,

Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques,

Comme les sons nombreux des syllabes antiques,

Où règnent tour à tour le père des chansons,

Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.

XXXI. - Le vampire

Toi qui, comme un coup de couteau,

Dans mon coeur plaintif es entrée;

Toi qui, forte comme un troupeau

De démons, vins, folle et parée,

De mon esprit humilié

Faire ton lit et ton domaine;

- Infâme à qui je suis lié

Comme le forçat à la chaîne,

Comme au jeu le joueur têtu,

Comme à la bouteille l'ivrogne,

Comme aux vermines la charogne,

- Maudite, maudite sois-tu!

J'ai prié le glaive rapide

De conquérir ma liberté,
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Et j'ai dit au poison perfide

De secourir ma lâcheté.

Hélas! le poison et le glaive

M'ont pris en dédain et m'ont dit:

"Tu n'es pas digne qu'on t'enlève

A ton esclavage maudit,

Imbécile! - de son empire

Si nos efforts te délivraient,

Tes baisers ressusciteraient

Le cadavre de ton vampire!"

LXXXI. - Alchimie de la douleur

L'un t'éclaire avec son ardeur,

L'autre en toi met son deuil, Nature!

Ce qui dit à l'un: Sépulture!

Dit à l'autre: Vie et splendeur!

Hermès inconnu qui m'assistes

Et qui toujours m'intimidas,

Tu me rends l'égal de Midas,

Le plus triste des alchimistes;

Par toi je change l'or en fer

Et le paradis en enfer;

Dans le suaire des nuages

Je découvre un cadavre cher,

Et sur les célestes rivages

Je bâtis de grands sarcophages.

XCVII. - Danse macabre


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A Ernest Christophe

Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature,

Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,

Elle a la nonchalance et la désinvolture

D'une coquette maigre aux airs extravagants.

Vit-on jamais au bal une taille plus mince?

Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,

S'écroule abondamment sur un pied sec que pince

Un soulier pomponné, joli comme une fleur.

La ruche qui se joue au bord des clavicules,

Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,

Défend pudiquement des lazzi ridicules

Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.

Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,

Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,

Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.

O charme d'un néant follement attifé.

Aucuns t'appelleront une caricature,

Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,

L'élégance sans nom de l'humaine armature.

Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!

Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,

La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,

Eperonnant encor ta vivante carcasse,

Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?

Au chant des violons, aux flammes des bougies,


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Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,

Et viens-tu demander au torrent des orgies

De rafraîchir l'enfer allumé dans ton coeur?

Inépuisable puits de sottise et de fautes!

De l'antique douleur éternel alambic!

A travers le treillis recourbé de tes côtes

Je vois, errant encor, l'insatiable aspic

Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie

Ne trouve pas un prix digne de ses efforts;

Qui, de ces coeurs mortels, entend la raillerie?

Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts!

Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,

Exhale le vertige, et les danseurs prudents

Ne contempleront pas sans d'amères nausées

Le sourire éternel de tes trente-deux dents.

Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,

Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?

Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette?

Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.

Bayadère sans nez, irrésistible gouge,

Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:

"Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,

Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués,

Antinoüs flétris, dandys à face glabre,

Cadavres vernissés, lovelaces chenus,

Le branle universel de la danse macabre


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Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!

Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,

Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir

Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange

Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir

En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire

En tes contorsions, risible Humanité,

Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,

Mêle son ironie à ton insanité!"

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