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Résumé
L'originalité de la philosophie biranienne du corps ne réside pas seulement dans les quelques thèses qu'on a l'habitude de
rappeler, mais dans le fait que Maine de Biran a élaboré une complexe doctrine de la triplicité des modes de connaissance —
par réflexion, représentation et sentiment immédiat — et qu'il l'a appliquée notamment à la connaissance du corps propre. C'est
cette doctrine qui est ici présentée.
Abstract
The originality of Maine de Biran's philosophy of the body does not lie solely in the few theses usually mentioned, but in the fact
that he elaborated a complex doctrine of the threefold nature of the modes of knowledge — by reflection, representation and
immediate feeling — and that he applied it in particular to knowledge of the living body. It is this doctrine which is presented
here. (Transl. by J. Dudley).
Azouvi François. La triplicité des points de vue sur le corps dans la philosophie de Maine de Biran. In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, tome 103, n°1-2, 2005. pp. 6-15;
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2005_num_103_1_7596
Chez Biran, un même objet — le corps par exemple — perçu sous deux
points de vue différents n'est plus le même objet, n'a plus la même
essence. C'est évidemment la clé de voûte du dispositif, ce qui fait que
la diversité des points de vue n'est plus seulement une différence
perceptive mais aussi une différence ontologique, ou plutôt, elle est une
différence ontologique parce qu'elle est une différence perceptive. Dans la
Décomposition de la pensée et jusqu'à la crise de 1812-1813, la liste des
points de vue est fixée à trois — trois et non pas deux, comme on l'a
toujours dit pour n'avoir été attentif qu'à la division majeure, celle sur
laquelle Biran insiste le plus, entre le point de vue de la réflexion,
encore appelé intérieur ou subjectif, et celui de la représentation, ou
extérieur, ou objectif. Pourtant Maine de Biran est très clair lorsqu'il écrit
qu'il y a «un sentiment immédiat, absolu et général de tous les éléments
sensibles unis dans une même combinaison vivante; il y a une apercep-
tion individuelle qui a pour objet distinct (aussi immédiat) l'ensemble
des parties obéissantes à la même volonté et pour sujet un celui de
l'effort (relatif) même, employé à les diriger, à les contracter, les mouvoir;
enfin, il y a une représentation tout à fait objective de ces instruments ou
moyens de motilité, telle que se la font les anatomistes qui observent les
dispositions, l'ordre et le jeu des divers organes musculaires, etc.» Et il
ajoutait: «II n'est pas permis de confondre, dans aucun cas, ces trois
points de vue distincts sur lesquels s'appuie la science de l'homme.»
(Maine de Biran, 2000, p. 126). C'est pourtant ce que l'on a toujours
fait, en omettant d'une part le point de vue dit du «sentiment immédiat»,
d'autre part, en ne conduisant pas une description systématique du corps
selon la modalité reflexive et selon la modalité représentative.
Il est impossible dans le cadre de cet article de mener à bien tout le
programme philosophique que Biran propose dans la phrase que je viens
de citer. Il faudrait pour cela entrer dans le détail des trois sciences
respectivement attachées à l'examen de ces trois modalités.
Aussi vais-je restreindre mon propos à un aspect de cette triparti-
tion, à vrai dire absolument crucial et très original de la part de l'auteur
du Mémoire sur la décomposition de la pensée. Je veux dire la
répétition, à l'intérieur même de la sphère subjective, de la tripartition des
points de vue. Une vue sommaire du biranisme consiste en effet à
envisager la sphère de l'expérience subjective du corps comme
exclusivement reflexive, ou encore, comme reflexive au sens étroit du terme. Le
corps saisi par l'expérience intérieure serait en ce sens à titre exclusif le
corps de la motricité volontaire. C'est oublier que, si les trois points de
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Biran s'est-il contredit? Je pense qu'il n'en est rien, mais qu'il convient,
ici encore, de distinguer les niveaux de l'analyse. Au niveau de l'aper-
ception pure, le corps est objet immédiat du vouloir; il est alors hors du
moi, selon la formule de la lettre à Durivau. Mais le corps n'est pas
seulement organe volontaire, il est aussi organisme affecté, sujet de
sensations, ou encore substance. Toute la doctrine des «affections pures»,
c'est-à-dire des affects à la limite de la conscience et bien souvent en
deçà d'elle, trouve ici sa place. Nous sommes dans le point de vue du
«sentiment immédiat, absolu et général de tous les éléments sensibles
unis dans une même combinaison vivante». On remarquera que
l'adjectif immédiat est à nouveau employé mais pas le terme objet. Immédiate,
la relation du moi au corps affecté l'est non moins que précédemment
mais en un sens différent: ici, immédiat signifie qu'il y a identification
entre le sujet et son corps. Je suis mon organisme souffrant, et cette fois
la proposition est parfaitement valide.
Toutefois, cette doctrine n'est pas sans poser problème. Car, là où
il y a identification, chez Maine de Biran, il y a en principe
inconscience, la conscience étant chez lui synonyme de différence. Comment
comprendre alors que les sensations affectives du corps propre en tant
qu'identifié au moi appartiennent encore à la sphère de l'existence
subjective? Là encore, la réponse à cette énigme suppose la doctrine de
l'espace intérieur, telle qu'elle se dégage au cours des années 1805-
1807. Allons d'emblée, par économie, à la solution. La perception de
1 'affect suppose la collaboration des deux niveaux de l'existence
subjective: celle de l'effort qui localise dans le continu intérieur un organe,
celle du sentiment immédiat qui perçoit la sensation localisée dans ce
même organe. La conclusion de cette thèse est double: il n'y a de
perception affective que localisée et donc afférente à des organes liés d'une
façon ou d'une autre à la motricité volontaire; en revanche, les
sensations générales, diffuses, qui n'affectent pas des organes de la motricité,
sont condamnées à l'inconscience, ou, au mieux, à un sentiment confus
de bien ou mal-être dont le sujet qui en est affecté est incapable de
comprendre la nature ni les raisons.
On peut dire les choses d'une autre manière: la perception du corps
en tant qu'affecté suppose d'une part, bien entendu, l'affect lui même,
d'autre part la collaboration du moi qui, au sens propre, informe la
sensation. Nous venons de le voir pour ce qui concerne la forme de l'espace,
indispensable à l'élévation de l'affect au niveau de l'existence subjective
proprement dite. On en dirait autant des deux autres formes du moi: le
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Bibliographie