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Revue Philosophique de Louvain

La triplicité des points de vue sur le corps dans la philosophie de


Maine de Biran
M. François Azouvi

Résumé
L'originalité de la philosophie biranienne du corps ne réside pas seulement dans les quelques thèses qu'on a l'habitude de
rappeler, mais dans le fait que Maine de Biran a élaboré une complexe doctrine de la triplicité des modes de connaissance —
par réflexion, représentation et sentiment immédiat — et qu'il l'a appliquée notamment à la connaissance du corps propre. C'est
cette doctrine qui est ici présentée.

Abstract
The originality of Maine de Biran's philosophy of the body does not lie solely in the few theses usually mentioned, but in the fact
that he elaborated a complex doctrine of the threefold nature of the modes of knowledge — by reflection, representation and
immediate feeling — and that he applied it in particular to knowledge of the living body. It is this doctrine which is presented
here. (Transl. by J. Dudley).

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Azouvi François. La triplicité des points de vue sur le corps dans la philosophie de Maine de Biran. In: Revue Philosophique de
Louvain. Quatrième série, tome 103, n°1-2, 2005. pp. 6-15;

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2005_num_103_1_7596

Document généré le 29/07/2016


La triplicité des points de vue sur le corps
dans la philosophie de Maine de Biran

C'est pour avoir découvert le statut subjectif du corps propre, à


partir de l'expérience du mouvement, que Maine de Biran a dans l'histoire
de la philosophie la place qui est la sienne. Découvert n'est du reste pas
le terme adéquat; car avant lui Descartes avait effectué dans cette
direction un certain nombre de pas et même, me semble-t-il, formulé la
condition de possibilité d'une théorie du corps propre, à savoir le
dualisme âme/corps. Sans lui, en effet, sans l'idée d'une âme dont le rapport
au corps est tout sauf naturel, pas de place pour un statut d'exception
donné à la relation de l'âme à ce corps particulier auquel elle est unie.
Descartes invente, on peut bien le dire, le «certain droit particulier» au
nom duquel je déclare mien ce corps plutôt qu'un autre. Juridiction
d'exception dont la conséquence est d'ouvrir la possibilité d'un double statut
du corps, double selon la modalité suivant laquelle il est perçu: en tant
que chose étendue, et il est alors exactement semblable à n'importe quel
corps; en tant que mien — Descartes désigne cette modalité perceptive
sous le nom de «corps d'un homme» —, et ses propriétés sont alors
résolument différentes des précédentes et même inverses. En tant que
«corps d'un homme», disons corps propre, mon corps est indivisible et
qualitativement invariable (Azouvi, F., 1995, p. 259-271).
On voit donc qu'avant Maine de Biran, Descartes avait
parfaitement fait dépendre sa doctrine du corps propre de la diversité des
modalités perceptives, ou, pour utiliser cette fois le langage de Biran, de la
diversité des «points de vue». Cette théorie des «points de vue», qui
forme l'armature conceptuelle du biranisme et sa colonne vertébrale, on
sait qu'elle se dégage au cours du printemps 1804 dans le cadre d'une
correspondance restée fameuse entre le philosophe et son maître, Destutt
de Tracy. On sait aussi qu'elle est appliquée au Mémoire sur la
décomposition de la pensée, rédigé dans la fièvre de la découverte entre le 16
mars et le 21 décembre 1804. «Point de vue» désigne à partir de ce
moment-là une manière de percevoir fondée sur une faculté spécifique et
déterminant, c'est toute la nouveauté de la chose, un objet spécifique.
La triplicité des points de vue sur le corps chez Biran 7

Chez Biran, un même objet — le corps par exemple — perçu sous deux
points de vue différents n'est plus le même objet, n'a plus la même
essence. C'est évidemment la clé de voûte du dispositif, ce qui fait que
la diversité des points de vue n'est plus seulement une différence
perceptive mais aussi une différence ontologique, ou plutôt, elle est une
différence ontologique parce qu'elle est une différence perceptive. Dans la
Décomposition de la pensée et jusqu'à la crise de 1812-1813, la liste des
points de vue est fixée à trois — trois et non pas deux, comme on l'a
toujours dit pour n'avoir été attentif qu'à la division majeure, celle sur
laquelle Biran insiste le plus, entre le point de vue de la réflexion,
encore appelé intérieur ou subjectif, et celui de la représentation, ou
extérieur, ou objectif. Pourtant Maine de Biran est très clair lorsqu'il écrit
qu'il y a «un sentiment immédiat, absolu et général de tous les éléments
sensibles unis dans une même combinaison vivante; il y a une apercep-
tion individuelle qui a pour objet distinct (aussi immédiat) l'ensemble
des parties obéissantes à la même volonté et pour sujet un celui de
l'effort (relatif) même, employé à les diriger, à les contracter, les mouvoir;
enfin, il y a une représentation tout à fait objective de ces instruments ou
moyens de motilité, telle que se la font les anatomistes qui observent les
dispositions, l'ordre et le jeu des divers organes musculaires, etc.» Et il
ajoutait: «II n'est pas permis de confondre, dans aucun cas, ces trois
points de vue distincts sur lesquels s'appuie la science de l'homme.»
(Maine de Biran, 2000, p. 126). C'est pourtant ce que l'on a toujours
fait, en omettant d'une part le point de vue dit du «sentiment immédiat»,
d'autre part, en ne conduisant pas une description systématique du corps
selon la modalité reflexive et selon la modalité représentative.
Il est impossible dans le cadre de cet article de mener à bien tout le
programme philosophique que Biran propose dans la phrase que je viens
de citer. Il faudrait pour cela entrer dans le détail des trois sciences
respectivement attachées à l'examen de ces trois modalités.
Aussi vais-je restreindre mon propos à un aspect de cette triparti-
tion, à vrai dire absolument crucial et très original de la part de l'auteur
du Mémoire sur la décomposition de la pensée. Je veux dire la
répétition, à l'intérieur même de la sphère subjective, de la tripartition des
points de vue. Une vue sommaire du biranisme consiste en effet à
envisager la sphère de l'expérience subjective du corps comme
exclusivement reflexive, ou encore, comme reflexive au sens étroit du terme. Le
corps saisi par l'expérience intérieure serait en ce sens à titre exclusif le
corps de la motricité volontaire. C'est oublier que, si les trois points de
8 François Azouvi

vue correspondent effectivement à des facultés diverses et irréductibles


l'une à l'autre, ces trois points de vue doivent donner accès, à l'intérieur
même de la sphère subjective, à trois modalités du corps propre. Lorsque
je meus volontairement mon bras, il est entendu que le sentiment de ce
mouvement est donné dans une expérience interne qui est bien celle de
l'aperception individuelle. Mais lorsque je regarde ce même bras,
comment cette perception ne serait-elle pas, au moins en un certain sens, une
perception extérieure? On verra que ceci n'est pas moins vrai de la
troisième modalité perceptive, celle du sentiment immédiat.

Entrons donc résolument dans la sphère de l'expérience subjective


et déployons-en les modalités. La première est à l'évidence celle de
l'aperception individuelle, dont le corrélat est le corps comme objet
distinct, immédiat, tandis que le sujet est celui de l'effort ou moi. Ce niveau
de la pure activité est tout à la fois le plus fondamental — au sens où il
constitue l'être individuel, lequel n'a pas besoin d'éprouver des
sensations externes passives pour être ni pour se savoir être — et le plus
dissimulé. Pour le ressaisir, il faut une sorte d'expérience pure qui n'est pas
sans évoquer Yépochè des phénoménologues et que Biran désigne sous
le nom d'effort immanent, ou encore effort non intentionné; c'est la
situation d'un moi tendu dans un effort tout entier reployé sur lui-même,
tous ses organes moteurs et sensoriels en éveil mais non sollicités par
une sensation présente (Maine de Biran, 1995, p. 137-138). Ce sujet pur
de l'effort immanent, qu'aperçoit-il? La réponse n'est pas douteuse: son
corps comme «objet immédiat». Dissipons tout de suite une première
confusion, toujours faite: cet objet immédiat n'est pas le corps propre,
ou plus exactement n'est pas le tout du corps propre. Les textes de Biran
sont sur ce point fort nets: le moi pur de l'effort immanent est en
relation avec la seule instance purement motrice du corps propre; si l'on
veut, et pour parler le langage de la physiologie, le système nerveux et
les muscles striés. Cela veut dire que le corps propre en tant qu'affecté,
en tant que sujet de modifications affectives, n'appartient pas à cette
sphère de l'objet immédiat et n'est pas le corrélat de l'aperception pure
de l'effort immanent. Pour réintroduire l'organisme affecté, il faudra
précisément passer au second niveau de l'existence subjective, celui du
sentiment immédiat.
Objet immédiat: telle est donc la double caractérisation du corps
de l'expérience intérieure en ce qu'elle a de plus constitutif. On ne
manquera pas de remarquer que, en toute rigueur, les deux termes se
La triplicité des points de vue sur le corps chez Biran 9

contredisent. Aussi les interprètes ont-ils été tentés de sacrifier l'un ou


l'autre, les uns insistant sur l'immédiateté du corps au point de le faire
coïncider avec le moi et de faire du corps un véritable «Je», les autres
au contraire insistant sur l'objectité et passant ainsi à côté de l'intuition
philosophique la plus pénétrante de Maine de Biran. Dans un propos à
son ami Durivau, du 20 juillet 1812, Biran avait pourtant dit très
clairement à son interlocuteur qui, justement, confondait le moi et le
mouvement, l'ego et le corps: «Prenez garde, mon cher confrère, à ne pas
confondre V effort, ou la détermination volontaire au mouvement, avec
ce mouvement effectué par les organes et déjà hors de nous.» (Maine
de Biran, 1996, p. 642.) Le mouvement est hors du moi, il n'y a à cela
aucun doute, aucun moyen de récuser les textes exprès de Maine de
Biran. Le corps propre, même en cette instance la plus immédiatement
référée au moi, est «hors de nous». Le moi et son corps ne font pas un.
Reste que leur relation est dite immédiate; là non plus, pas de doute
et pas de variation dans la pensée du philosophe. Qu'est-ce qu'une
relation immédiate? La chose n'est pas simple; il est plus facile de dire de
quelle médiation est privée la relation du moi à l'objet immédiat: pas de
médiation instrumentale, pas non plus de médiation temporelle. Je n'ai
pas besoin d'instruments pour remuer mon bras. Est-ce à dire que je
peux me passer de nerfs et de muscles? Évidemment pas. Mais ce savoir
n'est requis que dans la science du mouvement, pas dans l'expérience
intérieure. Puisque la règle d'or du biranisme est de ne pas mélanger les
points de vue et leurs réquisits, l'ignorance des instruments nécessaires
au mouvement n'est un manque que dans la science où elle est requise,
nullement dans celle où elle est inutile. Pas de médiation temporelle non
plus: l'acte moteur est accompli dans l'instant; mieux: c'est lui qui
définit l'instant ou unité de temps. «L'instant, ou l'unité du temps, est
déterminé par un seul effort ou un acte voulu, dans l'exercice duquel
l'individu peut dire moi ou un.» (Maine de Biran, 1990, p. 20.) On dira à juste
titre que des actes peuvent durer plus ou moins longtemps, peuvent avoir
une épaisseur temporelle plus ou moins grande; c'est du reste une
objection qu'avant les interprètes modernes de Biran, ses interlocuteurs ne se
sont pas fait faute de lui opposer. Autrement dit, dans cette doctrine de
l'instantanéité du vouloir, comment y a-t-il place pour de la continuité?
La réponse, cherchée généralement au sein de la doctrine biranienne du
temps, doit être selon moi cherchée dans sa théorie de l'espace intérieur.
Théorie qui est sans doute l'une des grandes originalités de cette œuvre
et aussi l'une des plus méconnues. Elle n'est mise en lumière par Biran
10 François Azouvi

que postérieurement à la Décomposition de la pensée, dans YApercep-


tion immédiate et dans Y Essai sur les fondements de la psychologie.
Lisons le premier de ces textes: il y a «une aperception immédiate de la
coexistence de ce corps propre, qui se fonde sur une résistance générale
et continue [...] cette sorte d'extension corporelle d'abord illimitée ne
peut se figurer par aucun sens externe et ne peut être l'objet immédiat
d'aucune intuition.» (Maine de Biran, 1995, p. 134.) Devient alors
possible un double régime temporel de l'effort: comme effort immanent,
non intentionné, appliqué à la résistance continue de l'espace intérieur, il
est lui-même défini comme durable; comme effort intentionné, il
s'accomplit dans l'instant. Tant que l'objet immédiat du vouloir était
implicitement assimilé à un point, l'effort ne pouvait qu'être lui-même
ponctuel et instantané; dès lors qu'il y a place pour un espace intérieur, certes
tout différent de l'espace au sens propre avec ses trois dimensions, mais
un espace tout de même, l'effort peut acquérir la continuité qui lui
faisait défaut.
Cette résistance générale et continue du corps propre, donnée dans
un espace intérieur sui generis, est elle-même sui generis. Tandis que la
résistance du corps étranger est invincible, celle du corps propre est une
résistance qui cède. Cette différence de statut des résistances, Maine de
Biran va jusqu'à en faire dans l'Essai sur les fondements de la
psychologie une différence d'essence: «comme [la résistance musculaire] fait
l'essence du corps propre, terme immédiat de l'effort voulu, [la
résistance extérieure] fera l'essence du corps étranger, terme médiat du
même effort» (Maine de Biran, 2001, p. 282). Par où l'on voit que le
point de vue engendre des objets différents, et non pas des objets
autrement vus.

On n'a décrit jusqu'ici que le premier niveau de l'existence


corporelle subjective, celui de la réflexion pure. Ce niveau est celui de
l'activité pure aussi; il définit une relation du moi au corps qui, quoi qu'on en
ait dit, est sur le mode de l'avoir et non pas de l'être, puisque cette
relation est d'objet.
Mais Maine de Biran a aussi écrit à plusieurs reprises des phrases
comme celle-ci: «mon corps et moi ne faisons qu'un.» (Maine de Biran,
1993, p. 71.) Plusieurs interprètes en ont conclu à l'inhérence du corps
au moi, au corps «Je». Il n'est pas question, bien entendu, de récuser de
tels textes. Ils font droit à leur tour à une expérience parfaitement attes-
table, celle où le sujet a le sentiment que son corps est lui. Maine de
La triplicité des points de vue sur le corps chez Biran 11

Biran s'est-il contredit? Je pense qu'il n'en est rien, mais qu'il convient,
ici encore, de distinguer les niveaux de l'analyse. Au niveau de l'aper-
ception pure, le corps est objet immédiat du vouloir; il est alors hors du
moi, selon la formule de la lettre à Durivau. Mais le corps n'est pas
seulement organe volontaire, il est aussi organisme affecté, sujet de
sensations, ou encore substance. Toute la doctrine des «affections pures»,
c'est-à-dire des affects à la limite de la conscience et bien souvent en
deçà d'elle, trouve ici sa place. Nous sommes dans le point de vue du
«sentiment immédiat, absolu et général de tous les éléments sensibles
unis dans une même combinaison vivante». On remarquera que
l'adjectif immédiat est à nouveau employé mais pas le terme objet. Immédiate,
la relation du moi au corps affecté l'est non moins que précédemment
mais en un sens différent: ici, immédiat signifie qu'il y a identification
entre le sujet et son corps. Je suis mon organisme souffrant, et cette fois
la proposition est parfaitement valide.
Toutefois, cette doctrine n'est pas sans poser problème. Car, là où
il y a identification, chez Maine de Biran, il y a en principe
inconscience, la conscience étant chez lui synonyme de différence. Comment
comprendre alors que les sensations affectives du corps propre en tant
qu'identifié au moi appartiennent encore à la sphère de l'existence
subjective? Là encore, la réponse à cette énigme suppose la doctrine de
l'espace intérieur, telle qu'elle se dégage au cours des années 1805-
1807. Allons d'emblée, par économie, à la solution. La perception de
1 'affect suppose la collaboration des deux niveaux de l'existence
subjective: celle de l'effort qui localise dans le continu intérieur un organe,
celle du sentiment immédiat qui perçoit la sensation localisée dans ce
même organe. La conclusion de cette thèse est double: il n'y a de
perception affective que localisée et donc afférente à des organes liés d'une
façon ou d'une autre à la motricité volontaire; en revanche, les
sensations générales, diffuses, qui n'affectent pas des organes de la motricité,
sont condamnées à l'inconscience, ou, au mieux, à un sentiment confus
de bien ou mal-être dont le sujet qui en est affecté est incapable de
comprendre la nature ni les raisons.
On peut dire les choses d'une autre manière: la perception du corps
en tant qu'affecté suppose d'une part, bien entendu, l'affect lui même,
d'autre part la collaboration du moi qui, au sens propre, informe la
sensation. Nous venons de le voir pour ce qui concerne la forme de l'espace,
indispensable à l'élévation de l'affect au niveau de l'existence subjective
proprement dite. On en dirait autant des deux autres formes du moi: le
12 François Azouvi

temps et la cause. A condition toutefois de noter que l'information de l'af-


fect par le temps et par la cause doivent être entendues en un sens limite.
S 'agissant du temps, Maine de Biran, qui nomme «réminiscence
modale», pour la distinguer de la réminiscence personnelle, le souvenir de la
sensation, prend soin de remarquer que cette réminiscence ne porte jamais
sur 1' affect lui-même mais sur le sujet qui a été affecté. Jamais nous ne
saurons si telle douleur est celle-là même que nous avons éprouvée
autrefois. L'opacité de la matière affective n'est en aucune façon entièrement
susceptible d'être dissipée par la lumière de conscience; c'est là la face
obscure de Vhomo duplex. Quant à l'information par la cause, elle est à la
fois indispensable — là aussi, nous avons à faire à une règle
méthodologique impérieuse: sans idée de cause, pas de perception — et
inassignable en rigueur. Aussi l'information de la sensation affective par la
catégorie de cause, loin de produire comme dans le cas des perceptions
extérieures une connaissance, ne produit qu'une croyance.
On voit alors que les deux niveaux de l'existence subjective que
nous venons de décrire donnent lieu à des jugements très différents
quant à leur statut de vérité. Tandis que le niveau de l'aperception
immédiate est caractérisé par sa transparence et sa certitude, l'objet immédiat
et le moi étant exactement homologues, le niveau de l'organisme
affecté est caractérisé par son opacité; aucune lumière ne lui est propre, toute
celle dont il est capable vient de la dose d'information que le moi est
capable d'apporter aux sensations; que ce pouvoir d'informer
disparais e, et la part affective de l'existence subjective retourne à l'inconscience
dont elle est à peine émergée.

«Enfin, écrit Biran dans le texte de la Décomposition de la pensée


cité pour commencer, il y a une représentation tout à fait objective de
ces instruments ou moyens de motilité, telle que se la font les anatomis-
tes qui observent les dispositions, l'ordre et le jeu des divers organes
musculaires». La proposition vise la connaissance purement extérieure
et objective du corps, dont le modèle est fourni par l'anatomie. Mais la
proposition ne peut pas ne pas valoir aussi pour la représentation
objective que le sujet a de son propre corps. Qu'elle soit, par rapport à l'aper-
ception immédiate, un «phénomène secondaire» ne veut pas dire
qu'el e est inexistante mais bien dérivée et non constitutive.
Disons d'emblée que cet aspect troisième de l'existence subjective
est thématisé dans les grands textes de la maturité — ce qui autorise
l'interprète à considérer qu'il ne s'agit pas là d'une fausse fenêtre — mais
La triplicité des points de vue sur le corps chez Biran 13

toujours de façon extrêmement lacunaire. Dans Y Aperception


immédiate, Biran écrit en parlant de l'aperception immédiate de l'étendue
intérieure: «n'est-ce pas là qu'il faut assigner l'origine de l'aperception
complète qui représentera ensuite le même corps sous une forme
d'étendue objective déterminée, où les parties sensibles contiguës se
trouveront limitées les unes par rapport aux autres, comme leur ensemble ou le
corps propre se limite dans un espace par rapport au corps étranger?»
(Maine de Biran, 1995, p. 124.) Telle est l'indication à partir de
laquelle on doit essayer de suppléer à ce que ne dit pas Biran. Les parties
sensibles contiguës seront donc limitées entre elles «comme» le corps
propre est limité dans l'espace par rapport aux corps étrangers. Cette
comparaison est-elle éclairante? Rien n'est moins sûr, car la séparation
entre le corps propre et le corps étranger se fait au moyen de la
résistance qui cède et de la résistance invincible. Aussi faut-il introduire ici un
autre élément, le tact passif externe et dire qu'est nôtre, le corps qui
donne lieu à une perception double où entre l'aperception interne de
l'organe mobile et la sensation externe passive de l'organe touché. Or le
tact extérieur donne le corps comme «objet de représentation ou
d'intuition». Intuition: le terme mérite qu'on s'y arrête. Dans le vocabulaire
biranien, il désigne, comme l'affection, une modalité passive de la
conscience mais en rapport avec une donnée externe, d'une part, et d'autre
part inaffective. L'intuition, enfin, vise originairement un espace ou
donne originairement un espace, avant même l'aperception. «Le toucher
ne crée point cette forme de l'espace qui est avant lui». Antérieurement
à la constitution du sujet réflexif, il y a donc une donation pré-réflexive
de l'espace sous la forme de l'intuition tactile, mais aussi visuelle. En
conséquence, avant l'aperception immédiate interne du corps propre, et
la préparant, il doit y avoir une visée pré-réflexive du même corps en
tant qu'objet externe du tact et, sans doute, de la vue. Par là, le sujet est
préparé à distinguer son corps des corps étrangers, avant même que
l'aperception immédiate interne n'entre en jeu.
Mais n'est-on pas tombé alors dans une autre difficulté, bien plus
redoutable? Peut-il y avoir quelque chose d'antérieur à l'aperception
immédiate interne qui constitue le sujet proprement dit? Et du reste,
dans la phrase que je citais plus haut, Biran ne dit-il pas que «l'origine
de l'aperception complète» qui représentera ensuite le corps sous une
forme d'étendue objective déterminée est dans l'aperception de
l'étendue intérieure? Il faut ici, selon moi, distinguer origine et
commencement. Que l'aperception interne soit l'origine du sujet n'est pas douteux.
14 François Azouvi

Mais ce sujet réflexif a aussi un commencement, et ce commencement


est, d'une autre façon, antérieur lui aussi. Mais il l'est sur le mode de la
pré-réflexivité, de la spontanéité vitale, sur laquelle, du reste, la science
du corps vivant a des choses à dire que la science subjective ignore. Le
sujet qui a son origine dans l'effort et dans une relation immédiate à son
corps volontaire, a aussi son commencement dans une organisation
physiologique qu'il ne fait pas et qui lui est donnée. C'est elle que la vue
et le tact pré-réflexifs présentent au sujet réflexif avant sa naissance à
lui-même. L'intuition immédiate externe du corps propre prépare son
aperception médiate externe, ou représentation, et dessine avant toute
connaissance un quasi-savoir extérieur du corps propre. Lorsque l'aper-
ception médiate externe vient relayer ce premier savoir pré-réflexif, elle
lui apporte tout le complément dont a besoin l' aperception interne pour
donner une perception complète du corps propre.

Ainsi, comme l'on voit, la tripartition des points de vue trouve sa


vérification ultime en étant répétée à l'intérieur de la connaissance
reflexive. Celle-ci n'est donc pas seulement l'une des trois modalités de
la connaissance mais bien celle qui les récapitule toutes trois et les fonde
à leurs titres respectifs. La psychologie, qui est l'autre nom de la
science reflexive, mérite donc pleinement son titre de «science des principes»
ou encore de «philosophie première» (Maine de Biran, 2000, p. 60 et
348; Maine de Biran 1995, p. 3).

École des hautes études en sciences sociales François Azouvi,


54, boulevard Raspail C.N.R.S.
F-75006 Paris

Bibliographie

Azouvi F. (1995). «La formation de l'individu comme sujet corporel à partir de


Descartes», in Gian Mario Cazzaniga et Yves-Charles Zarka (eds)., L'in-
dividuo nel pensiero moderno. Secoli XVI-XVIII , Pise, Edizioni ETS, 1995,
2 vol., 1. 1, p. 259-271.
Maine de Biran (1990). Notes sur l'Idéologie, Œuvres, t. XI-3.
Maine de Biran (1993). Notes 'sur quelques passages de l'abbé de Lignac,
Œuvres, t. XI-2.
Maine de Biran (1995). Aperception immédiate, Œuvres, t. IV.
Maine de Biran (1996). Correspondance philosophique, Œuvres A, XHI-3.
La triplicité des points de vue sur le corps chez Biran 15

Maine de Biran (2000). Mémoire sur la décomposition de la pensée, 2e édition,


in Œuvres, Paris, Vrin, t. HI.
Maine de Biran (2001). Essai sur les fondements de la psychologie, Œuvres, t.
vn-2.

Résumé. — L'originalité de la philosophie biranienne du corps ne réside


pas seulement dans les quelques thèses qu'on a l'habitude de rappeler, mais
dans le fait que Maine de Biran a élaboré une complexe doctrine de la triplicité
des modes de connaissance — par réflexion, représentation et sentiment
immédiat — et qu'il l'a appliquée notamment à la connaissance du corps propre.
C'est cette doctrine qui est ici présentée.

Abstract. — The originality of Maine de Biran's philosophy of the body


does not lie solely in the few theses usually mentioned, but in the fact that he
elaborated a complex doctrine of the threefold nature of the modes of
knowledge — by reflection, representation and immediate feeling — and that he
applied it in particular to knowledge of the living body. It is this doctrine which
is presented here. (Transi, by J. Dudley).

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