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L'absurde ou la condition humaine
Auteurs
Le philosophe et le croyant dans Le mythe de Sisyphe
Mots-clés

Thématique
Damien Darcis

Dossiers en texte
Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur
intégral

15 | 2019
La religion du libéralisme
Résumés
14 | 2019
La Bible en littérature:
nouvelles approches Français English
13 | 2018
Pragmatisme et religion L'auteur revient sur la position d'Albert Camus à l'égard de l'existence de Dieu pour
12 | 2018 montrer comment, dans Le mythe de Sisyphe, l'écrivain déplace le problème classique
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En analysant les confidentialité
du philosophe et du(mise à jour
croyant dans Le le 25 juin 2018).
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11 | 2017 En poursuivant votremythenavigation, vous montre
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Camus, les croyances ne sont jamais sans
Philosophie, philosophie de raison, mais constituent le moyen par lequel une vie, confrontée à l'absurde parvient
la religion et pluralisme
religieux en Inde ancienne
encore à se vivre.

10 | 2017
Pasolini : religion rebelle Entrées d’index
9 | 2016
Une philosophie de la
religion avant les Lumières Mots-clés : Camus, Absurde, Condition humaine, Athéisme, Existence de Dieu,
Croyance, Raison, Illusion
8 | 2016
Le protestantisme libéral
Keywords : Camus, Absurd, Human Condition, Atheism, Existence of God, Belief,
7 | 2015 Reason, Illusion
Capter le rite, filmer le
rituel

6 | 2014 Plan
Le réalisme spéculatif

5 | 2013
L'incroyance religieuse L’absurde

4 | 2013 Affirmation de l'absurde : le philosophe


Christianisme et condition
postcoloniale
Une négation de l'absurde ? Le croyant

3 | 2012
Les deux faces d'une même pièce : la vie de Don Juan
Réfléchir les conversions
Conclusion
2 | 2012
Les renouveaux analytiques
de la philosophie de la
religion en question

1 | 2011
Wittgenstein et le religieux Texte intégral

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Varia
1 Dans cet article, nous allons interroger la position d'Albert Camus à l'égard de 1 Cette thèse, diffusée
Anthropologie par des auteurs
l'existence de Dieu dans Le mythe de Sisyphe, moins par souci d'éclairer ce
médiatisés comme Michel
Etudes littéraires problème comme tel que pour montrer comment Camus remet en question les Onfray et Alain
Histoire oppositions classiques établies entre la raison et la croyance ou l'illusion. Dans Finkielkraut, est lar (...)

Philosophie
de nombreuses études, Camus est simplement présenté comme un penseur
athée. Maurice Weyembergh résume parfaitement cette lecture : Camus ne
serait pas simplement agnostique, mais athée, comme en témoignerait son
Compléments
opposition sans faille, dès Le mythe de Sisyphe, à toute « conception
Entretiens
religieuse de l'existence » [Weyembergh 2009, p. 63], son renoncement à
toute forme de croyance en Dieu 1. Ce rapport à la croyance en Dieu se
Comptes rendus
durcirait encore dans L'homme révolté, la révolte étant présentée, dans son
fondement même, comme antithéiste [Weyembergh 2009, p. 64]. L'écrivain a
Présentation en effet répété, tout au long de sa vie, qu'il ne croyait pas en Dieu.
Cependant, à bien regarder ses différents essais ou ses interventions dans la
Présentation - Principes
presse, une série d'éléments compliquent sérieusement la position qu'on lui
L’équipe de ThéoRèmes
prête à l'égard de Dieu. Premièrement, si Camus est censé développer ses
Instructions aux auteur- thèses sur l'athéisme dans Le mythe de Sisyphe, il n'y emploie pas une seule
e-s
fois le terme « athéisme » ou l'un de ses dérivés. Deuxièmement, il y souligne
à de multiples reprises ne jamais chercher à remettre en question l'existence
Informations de Dieu. Il répète d'ailleurs, quelques années plus tard, à l'occasion d'une
conférence donnée à l'invitation des Frères Dominicains de La Tour-Maubourg
anthoContact
autour du thème « Ce que les Chrétiens peuvent apporter aux incroyants »,
Mentions légales et qu'il n'est pas parti « du principe que la vérité chrétienne était illusoire, mais
Crédits
simplement qu’il n’avait pu y entrer » [Camus 1965, p. 371]. Troisièmement,
Appels à contribution
Camus a chaque fois cherché à prendre ses distances par rapport à l'athéisme.
Politiques de publication Il déclare ainsi, dans un entretien publié dans le journal Le Monde en 1956 :
« Je ne crois pas en Dieu, c’est vrai. Mais je ne suis pas athée pour autant. Je
Suivez-nous serais même d’accord avec Benjamin Constant pour trouver à l’irréligion
quelque chose de vulgaire et de … oui, d’usé. » [Camus 1962, p. 11] Enfin,
quatrièmement, Camus a sans cesse tenu à marquer sa grande proximité avec
le christianisme fondé sur l'enseignement professé par Jésus, qu'il distingue,
Lettres d’information en se référant implicitement à Nietzsche dans L'Antéchrist, du christianisme
historique, en particulier catholique [Camus 1951/2014, p. 95-96]. À Francis
Lettre d’information de Ponge qui l'interroge sur ses convictions, il répond n’avoir jamais prêté
Théorèmes
d’intentions méprisables à la doctrine chrétienne et se sentir de nombreuses
La Lettre d’OpenEdition
affinités avec « les chrétiens qui le sont vraiment » : ils pensent et s'occupent
« des mêmes choses que moi » [Camus 1965, p. 1596]. En somme, Camus ne
croit pas en Dieu, mais il n'est pas athée pour autant.

2 Si on analyse Le mythe de Sisyphe avec l'idée de Nietzsche suivant laquelle 2 Ces dernières
les croyances ne sont jamais séparées de la vie [Valadier 2001], mais sont affirmations se heurtent à
de nombreuses
toujours produites par elle et lui permettent de se se vivre, il est possible
contradictions. Dans
d'éclairer la position de Camus à l'égard de la croyance en Dieu. Camus lui- L'homme révolté, Camus
même autorise cette lecture puisque Nietzsche est cité dès la première page (...)

du livre dont il constitue en outre la référence principale [Camus 1942/2013,


3 C'est en ce sens que
p. 18]. La conception classique d'un Camus athée repose sur une opposition Camus cite Nietzsche
simple entre la raison et la croyance : son athéisme est alors désigné comme dans L'homme révolté :
le prolongement d’un bon usage de la raison par opposition à la croyance en « La vocation supérieure
de Nietzs (...)
Dieu qui perdrait les hommes dans l'illusion. Joseph Hermet déclare par
exemple que Dieu, dans Le mythe de Sisyphe, est l'illusion « sans panache »
[Hermet 1976, p. 65] qui détourne les hommes de la vie concrète, qui les
sépare d'eux-mêmes et des autres, déclaration dont Maurice Weyembergh tire
une leçon : « l'amour de l'homme et le rejet de Dieu se nourrissent
réciproquement » [Weyembergh 2009, p.64] 2. Dans une perspective
nietzschéenne, l'interprétation est tout autre. Si l'expérience de l'absurde
retire à la vie son sens et ses raisons, elle confronte néanmoins l'homme à lui-
même et lui permet en conséquence de vivre plus intensément. Cependant,
cette expérience est, comme telle, insupportable ou invivable, de sorte que,
pour vivre, cet homme est contraint d’inventer, de créer, de produire des
croyances qui recréent du sens. Loin de pouvoir être renvoyées au seul plan
de l'illusion, les croyances ne sont jamais sans raison, mais elles sont vitales
au sens où elles constituent le moyen par lequel l'être humain, confronté à
l'absurde, parvient encore à vivre. Dans cette optique, la question n'est pas de
savoir, comme dans le premier cas, s'il faut être athée ou croyant, mais de
ressaisir les croyances dans leur lien à l'absurde ou à la vie, pour voir si elles
l'affaiblissent ou, au contraire, l'intensifient 3. Dans cet article, nous étudierons
précisément deux figures camusiennes du rapport à l'absurde, chacune
mettant en jeu, par le biais de croyances, un rapport spécifique à la vie : celle
du philosophe ou de l'artiste et celle du croyant.

L’absurde
3 L'expérience de l'absurde naît d'une rupture radicale avec le quotidien. Ce
dernier se définit par un tissu d’habitudes, liées à un milieu et à des rôles
spécifiques (comme celui de professeur, d'ouvrier ou de père), qui fixe aux
hommes des tâches à accomplir en même temps qu'il leur commande leurs
pensées, leurs gestes, leurs comportements. Le quotidien projette ainsi les
hommes dans l'avenir et confère à leur vie un sens au moins pragmatique – il
faut se comporter comme ceci ou comme cela ; il faut faire ceci ou cela.
Perpétuellement en avance sur le présent, l'homme du quotidien ne s'interroge
pas sur ce qu'il est ou ce qu'il fait, mais se borne à l'effectuer de manière
irréfléchie ou pragmatique. Dans ce cadre, le monde du quotidien constitue le
décor familier à l'intérieur duquel ces existences se déroulent : les choses sont
pour les hommes comme les prolongements nécessaires de leurs pratiques. Ils
se rapportent au monde de manière naïve ou spontanée, sans jamais chercher
à le remettre en question. L'absurde rompt précisément avec « la chaîne des
gestes quotidiens » :

Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau
ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi
mardi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit
aisément la plupart du temps. Un jour seulement le « pourquoi » s’élève et
tout commence dans cette lassitude teinté d’écœurement. [Camus
1942/2013, p. 29]

4 Camus évoque certains événements qui viennent fissurer puis tirer l'homme 4 Soulignons l'emploi du
de son quotidien, comme celui d'un jeune homme approchant des trente ans « où » qui semble
marquer la différence
qui, jusque-là tendu vers l’avenir, occupé à se construire une situation,
entre le corps vivant ou le
s’éprouve d’un coup dans le flot du temps, celui-ci l’emportant, sans corps pu (...)
résistance possible, vers sa fin. Les lendemains sur lesquels il construisait sa
vie lui apparaissent désormais comme l’horizon de sa propre mort [Camus
1942/2013, p. 30]. Il relate également l'expérience du promeneur, saisi par
l'étrangeté du monde, qui n'est plus là pour lui comme un décor familier, mais
comme une réalité autre, différente, inhumaine [Camus 1942/2013, p. 30].
Enfin, Camus revient sur l'événement qu'il considère comme l'image la plus
parfaite de l'absurde : la mort d'un proche [Camus 1942/2013, p. 32]. Celle-ci
confronte chacun, d'une part, à la certitude que la vie a une fin et, d'autre
part, à l'étrangeté du monde, ici sous la forme du corps mort – « ce corps
inerte où une gifle ne marque plus l'âme du disparu » [Camus 1942/2013,
p. 30] 4. Le trait commun de ces différents événements est qu'ils créent
chaque fois un écart entre l'homme, sa vie et le monde, écart qui fait émerger
un « pourquoi » : alors que le quotidien conférait à l’existence un sens
pragmatique, ces événements le lui retirent. L'expérience de l'absurde ne
désigne rien d'autre que l'épreuve d'un écart par rapport au monde organisé
du quotidien : étranger à lui-même et au monde, l'homme se demande
pourquoi il vit ; il n'a plus qu'une certitude, celle de sa propre fin.

5 On irait trop vite en pensant que l'homme ou le monde sont absurdes en eux-
mêmes. Camus précise immédiatement que ni l'un ni l'autre ne sont absurdes
en soi, mais par comparaison l'un avec l'autre : « Je disais que le monde est
absurde et j'allais trop vite. [...] L'absurde dépend autant de l'homme que du
monde. » [Camus 1942/2013, p. 39] À bien y regarder, l'absurde caractérise
en fait la confrontation, sous la forme d'une contradiction, entre l'homme et le
monde. D’un côté, l’homme est doué de raison. Cette raison n'est pas une
capacité intellectuelle, comme si l'homme était un être ou quelque chose de
substantiel qui disposait en plus d'une raison lui permettant de compter ou
d'écrire. Elle est au contraire une volonté ou un désir d’unifier, d'ordonner, de
comprendre. L'homme est donc habité par une volonté de raison. Il cherche
inlassablement à donner sens à la vie et au monde :

Quels que soient les jeux de mots et les acrobaties de la logique, comprendre
c'est avant tout unifier. Le désir profond de l'esprit même dans ses
démarches les plus évoluées rejoint le sentiment inconscient de l'homme
devant son univers : il est exigence de familiarité, appétit de clarté. [Camus
1942/2013, p. 34]

6 De l'autre côté, le monde est étrange et inhumain. L'homme peut décrire ce


monde, les objets ou les corps qui le peuplent, mais il est incapable d'y
découvrir une raison d'être :

De qui et de quoi en effet puis-je dire : ''Je connais cela !'' Ce cœur en moi,
je puis l'éprouver et je juge qu'il existe. Ce monde, je puis le toucher et je
juge encore qu'il existe. Là s'arrête toute ma science, le reste est
construction. [...] Je comprends que si je puis par la science saisir les
phénomènes et les énumérer, je ne puis pas pour autant appréhender le
monde. Quand j'aurais suivi du doigt son relief tout entier, je n'en saurai pas
plus. [Camus 1942/2013, p. 36]

7 Le monde est ainsi sans raison : l'homme sait qu'il y a un monde, il le voit, il
le touche, il y circule, mais il ne peut pas savoir pourquoi il y a quelque chose
plutôt que rien. Il y a, dans l'expérience que l'homme fait du monde, des
objets ou des corps qui le peuplent, un « résidu irrationnel », quelque chose
qu'il ne peut pas penser, qui lui échappe, qui est dépourvu de sens. En
somme, l'homme est d'une autre nature que le monde : le premier n'est rien
sinon volonté de raison ; le second est sans raison.

8 Tout le problème vient, chez Camus de cette opposition. L'absurde désigne


précisément la confrontation entre « l'appétit de clarté » et le « silence
déraisonnable du monde », entre la volonté de raison humaine et l'irrationnel
auquel elle se confronte : « Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de
cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus
profond de l'homme. » [Camus 1942/2013, p. 39] Pour mieux marquer
l'opposition, Camus souligne ailleurs que si l'homme était un animal ou une
plante, il ferait partie de ce monde, il ferait un avec lui de sorte que la
question du sens ne se poserait pas ou, inversement, « si l'homme
reconnaissait que l'univers lui aussi peut aimer et souffrir, ils seraient
réconciliés »[Camus 1942/2013, p. 34]. Ce n'est pas le cas. L'absurde est le
« seul lien » entre l'homme et le monde [Camus 1942/2013, p. 39]. Mais ce
lien a quelque chose de paradoxal : « il les scelle l'un à l'autre comme la haine
seule peut river les êtres » [Camus 1942/2013, p. 39]. Il est comme une lutte
ou un affrontement, sans paix possible, donc sans espoir. L'homme, résume
Paolo Flores D'Arcais, fait l'épreuve de sa finitude [Flores d'Arcais 2013]. En ce
sens, l'absurde n'est pas une connaissance, mais une condition, ici désignée
comme condition humaine : « Dans cet univers indéchiffrable et limité, le
destin de l'homme prend désormais son sens. Un peuple d'irrationnels s'est
dressé et l'entoure jusqu'à sa fin dernière. » [Camus 1942/2013, p. 38-39]

Affirmation de l'absurde : le philosophe


9 L'homme confronté à l’absurde s'éprouve tout entier comme un homme. Il 5 Pour Paolo Flores
n'est plus rien d'autre qu'un homme. C’est cela même qui fait de l'absurde une d'Arcais, tout le projet
camusien tient là :
expérience en quelque sorte insupportable : l'homme est là, tout entier tendu
demeurer fidèle à
vers une raison d’être qu’il sait impossible à trouver. Il n'a plus qu'une l'évidence que l'o (...)
certitude … celle du condamné à mort. L'angoisse et le désespoir le saisissent.
Ces « passions déchirantes » [Camus 1942/2013, p. 42] ne le lâchent plus,
constituant la texture affective de son existence 5. Camus se demande alors
s'il est possible de penser et de vivre sans nier l'absurde, autrement dit, s'il
est possible de supporter l'insupportable ou si, au contraire, l’homme est
contraint de chercher le moyen de s’en évader :

Si je tiens pour vraie cette absurdité qui règle mes rapports avec la vie, si je
me pénètre de ce sentiment qui me saisit devant les spectacles du monde,
de cette clairvoyance que m'impose la recherche d'une science, je dois tout
sacrifier à ces certitudes et je dois les regarder en face pour pouvoir les
maintenir. Surtout je dois leur régler ma conduite et les poursuivre dans
toutes leurs conséquences. Je parle ici d'honnêteté. Mais je veux savoir
auparavant si la pensée peut vivre dans ces déserts. [Camus 1942/2013,
p. 39]

10 C'est une chose d'éprouver un temps l'absurde, c'en est une autre de savoir
s'il est possible de le maintenir, de le vivre à chaque instant. À suivre Camus,
c'est très précisément au moment où l'homme fait l'épreuve de sa condition
comme d'un insupportable, au moment où il est tout entier à lui-même, donc,
pour l’écrire autrement, à l'extrême limite de l'effondrement, que tout se
joue :

L'homme ne choisit pas. L'absurde et [on va le voir] le surcroît de vie qu'il


comporte ne dépendent pas de la volonté de l'homme mais de son contraire
qui est la mort. En pesant bien les mots, il s'agit uniquement d'une question
de chance. Il faut savoir y consentir. [Camus 1942/2013, p. 89]

11 Autrement dit, confronté à l'absurde, l'homme a en quelque sorte deux


« solutions » ou, plutôt, deux voies s'ouvrent à lui : il va consentir à sa
condition ou, au contraire, chercher à la nier, à s'en évader. Le philosophe –
Camus pourrait également dire l'artiste – emprunte la première voie ; le
croyant, la seconde.

12 Le plus souvent, les lecteurs de Camus opposent strictement le philosophe au 6 Dans la même optique,
croyant ou plutôt soulignent, comme Heinz Robert Schlette, l'abîme qui les François Bousquet
souligne que : « Il ne
sépare [Schlette 2012, p. 181]. En somme, si le philosophe et le croyant ont sera plus possible, à
découvert l'absurde, le premier serait capable de penser et de vivre en le l'intérieur du (...)
préservant, contrairement au second qui, incapable de supporter le poids de
sa découverte, la nierait en retrouvant un sens et des raisons d'espérer dans
la promesse d'une vie après la mort. Pour le formuler autrement, le philosophe
demeurerait fidèle à sa condition ; le croyant la perdrait en s'oubliant tout
entier dans l'illusion d'une autre vie à venir hors de ce monde, dans ce que
Nietzsche appelait un arrière-monde. Arnaud Corbic souligne ainsi que
« Camus fait du christianisme [...] une doctrine du repos en Dieu, par absence
de problématisation de la vie, de la résignation à l'injustice faite à l'homme et
de l'acceptation de la mort » [Corbic 2012, p. 167], de sorte que celui-ci
apparaît comme le repoussoir à partir duquel il élabore sa philosophie 6. Mais
cette première lecture fait à maints égards violence aux thèses de Camus,
pour ne pas dire qu'elle passe complètement à côté : après avoir souligné que
le philosophe et le croyant ont une découverte commune, Camus ajoute
immédiatement qu'ils y sont « à jamais liés ». Aucun des deux ne s'en défait :

Il existe un fait d’évidence qui semble tout à fait moral, c’est qu’un homme
est toujours la proie de ses vérités. Une fois reconnues, il ne saurait s’en
détacher. Il faut bien payer un peu. Un homme devenu conscient de
l’absurde lui est lié pour jamais. Un homme sans espoir et conscient de l’être
n’appartient plus à l’avenir. [Camus 1942/2013, p. 52]

13 Par conséquent, il paraît difficile d'affirmer, à propos du croyant, qu'il romprait 7 Ce passage fait
avec l'absurde, qu'il trouverait le moyen effectif de fuir sa condition. Ici d'ailleurs largement écho
à la critique du stoïcisme
encore, Camus se réfère, en creux, à Nietzsche, plus précisément à ses dans Le gai savoir :
analyses de la volonté de puissance (cf. [Massé, 2015 p. 147-167]). Dans Pour « Nous n (...)
une généalogie de la morale, lorsque Nietzsche développe l'opposition entre
l'aristocrate et le prêtre, il les désigne très précisément comme deux modes
de déploiement de cette volonté de puissance [Nietzsche 1887/2003, Traité I].
De ce point de vue, si l'aristocrate affirme en même temps que cette volonté,
les forces qui le traversent, il faut comprendre la détestation affichée de la vie
par le prêtre comme le moyen paradoxal par lequel sa vie ou ses forces
continuent de s’affirmer 7. Si l'on se place dans cette perspective, il est
possible, plutôt que d'opposer strictement le philosophe au croyant, de
montrer qu'ils préservent tous deux l'absurde, mais en empruntant des voies
différentes. Dans Le mythe de Sisyphe, Camus analyse d'abord la figure du
croyant puis celle du philosophe. Pour des raisons de clarté, nous procédons ici
de manière inverse.

14 Consentir à sa condition, consentir à être homme, cela signifie quelque chose


d'un peu particulier : il faut maintenir la lutte, l'affrontement, la tension qui
existe entre la raison et l'irrationnel, se tenir le plus souvent possible face au
monde, faire vivre l'absurde, cette « épine qu'on a au cœur ». Le philosophe
consent à sa condition d'une façon spécifique : il refuse ce qui lui apparaît
comme des portes de sortie ou des formes d'évasion. Camus en évoque trois.
La première est le suicide – problème de départ du Mythe de Sisyphe –, celui-
ci supprimant de facto la confrontation entre l'homme et le monde. La seconde
est le retour au quotidien, ordonné pour que « prenne naissance cette paix
empoisonnée », celle de « l'insouciance » ou « du sommeil du cœur » [Camus
1942/2013, p. 38]. La troisième est celle des prêtres et des prophètes, avec
ou sans Dieu : « À un certain point de son chemin, l'homme absurde est
sollicité. L'histoire ne manque ni de religions, ni de prophètes, même sans
dieux. On lui demande de sauter. » [Camus 1942/2013, p. 77] Si certains
critiques font de Camus un apôtre du rationalisme le plus dur, c'est pourtant
ce dernier courant qui apparaît dans Le mythe comme la nouvelle religion
dominante supprimant l'absurde :

Il faut encore le dire, le raisonnement que cet essai poursuit laisse


entièrement de côté l'attitude spirituelle la plus répandue dans notre siècle
éclairé : celle qui s'appuie sur le principe que tout est raison et qui vise à
donner une explication au monde. [...] La plus pathétique de ces démarches
est d'essence religieuse ; elle s'illustre dans le thème de l'irrationnel. Mais la
plus paradoxale et la plus significative est bien celle qui donne ses raisons
raisonnantes à un monde qu'elle imaginait tout d'abord sans principe
directeur. [Camus 1942/2013, p. 64]

15 Les rationalistes, par exemple, diront à l'homme confronté à l'absurde, que la 8 Il écrit également, un
Raison progresse, qu'elle finira bien par éclairer l'obscurité dans laquelle il se peu plus loin : « Je ne
peux, écrit Camus,
débat, qu'il lui suffit d'attendre. En d'autres termes, ils lui proposent d'avoir foi
comprendre qu'en termes
en la Raison. Si l'homme parvient à refuser la tentation du quotidien, s'il se humains. (...)
révolte contre les prêtres et les prophètes, il peut alors découvrir, dans
9 Camus et Nietzsche se
l'impuissance de la raison elle-même à conférer un sens à la vie et au monde,
distinguent cependant
en même temps qu'un nouveau champ à l'intérieur duquel elle est efficace, radicalement sur un
son nouveau pouvoir. Ce nouveau champ d'exercice de la raison n'est plus point : le rôle conféré à la
celui de la vérité, de l'objectivité, d'un savoir universel qui s'imposerait à tous, consci (...)

mais celui de l'expérience humaine : « Il est vain de nier absolument la raison.


Elle a son ordre dans lequel elle est efficace. C'est justement celui de
l'expérience humaine. » [Camus 1942/2013, p. 57] 8. L'homme absurde sait
qu'il n'a pas accès au sens ou au principe des choses telles qu'elles sont
indépendamment de lui, mais il en fait néanmoins l'expérience et peut alors en
proposer une interprétation. Camus est ici fort proche du perspectivisme de
Nietzsche qui fait de toute vision une perspective singulière sur le monde – à
l'aune de la volonté de puissance, explique ce dernier, « il n'y a plus de faits, il
n'y a que des interprétations » 9. L'absurde ne signifie pas que la raison soit
absolument inefficace, mais il trace les contours d'un autre champ à l'intérieur
duquel elle peut s'exercer : « L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses
limites. » [Camus 1942/2013, p. 72] Ce champ est celui de l'interprétation, de
l'invention ou, en un mot, de la création. En consentant à l'absurde, en
consentant à sa condition d'homme, la raison fait l'épreuve de son nouveau
pouvoir : elle se découvre créatrice. L'homme devient philosophe.

16 Dans ce déplacement de l'exercice de la raison du champ de l'objectivité à 10 Camus écrit : « La


celui de l'interprétation et de la création, le philosophe trouve le principe d'une mort et l'absurde sont ici,
on le sent bien, les
libération – libération analysée avec des formules évoquant Le gai savoir dans
principes de la seule
lequel Nietzsche définit la vie comme « une expérimentation de l'homme de liberté r (...)
connaissance – et non un devoir, une fatalité » [Nietzsche 1882/2003, a 324 ;
Camus 1942/2013, p. 85]. Celle-ci consiste essentiellement en deux choses.
Premièrement, parce que plus rien n'a de sens, plus aucun principe ne permet
de distinguer les objets qui peuplent le monde en conférant, par exemple, à
certains plus de « sens » qu'à d'autres. Le philosophe n'a pas plus rien à faire
des catégories qui jadis permettaient de classer et de hiérarchiser ces choses.
Il peut dès lors faire de chacune d'entre elles, de la plus infime à la plus
grande, le lieu « d'une attention privilégiée » : « la pétale de rose, la borne
kilométrique ou la main humaine ont autant d'importance que l'amour, le désir
ou les lois de la gravitation » [Camus 1942/2013, p. 45] ; les choses du
monde sont désormais empreintes d’une « divine équivalence qui naît de
l’anarchie» [Camus 1942/2013, p. 77]. Deuxièmement, parce que ces choses
n'ont pas d'autre sens que celui que l’expérience leur confère, il peut
maintenant renaître en chacune d'elles : « Dans l'univers soudain rendu à son
silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. Appels
inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers
nécessaire et le prix de la victoire. » [Camus 1942/2013, p. 167] Puisque rien
n'a un sens objectif, tout peut désormais en avoir. Le philosophe découvre
ainsi une nouvelle attitude pour connaître. Conscient de l'absurde, il ne
s'abîme plus dans la tentative de donner un sens au monde, mais il cherche
maintenant à le réinventer, à le recréer en chaque chose dont il peut faire
l'expérience. En somme, le monde du quotidien était unifié, cohérent, plein de
sens, mais d'une triste pauvreté. Après avoir fait de ce monde un désert,
l’absurde le fait maintenant renaître en le peuplant d'une incroyable profusion
d'objets. Cette renaissance n’a guère supprimé l'absurde. Au contraire, la
richesse de ce monde est telle qu'elle est encore absurde, mais la façon dont
l’homme se rapporte au monde s’est maintenant transformée : l’angoisse et le
désespoir qui le saisissaient face à un monde silencieux laissent maintenant la
place au projet joyeux d’explorer et d’épuiser tout ce qui lui est donné de vivre
et de penser. Le philosophe n'a plus qu'une limite à sa raison créatrice : la
certitude de la mort. Mais c'est très précisément de cette certitude qu’émerge
ce « nouveau monde » 10.

17 D'après nous, cette nouvelle attitude pour connaître repose sur une
ambivalence fondamentale : Camus veut rester fidèle à la seule chose qu'il
puisse tenir pour vraie – l'absurde, la condition humaine –, mais cette vérité
suspend toutes les autres, puis, par un jeu de mise en abyme, se défait elle-
même. Autrement dit, il s'agit de préserver cette seule et unique vérité – ou,
pour être plus juste, ce qu'il tient pour tel –, de la faire vivre, mais cette vérité
lui impose de reconnaître que tout ce qu'il pourra penser ne sera jamais
qu'interprétation, c'est-à-dire aussi bien illusion ou croyance. En ce sens,
Camus défait l'opposition classique entre, d'un côté, la raison objective et, de
l'autre côté, la croyance. À le suivre, l'homme ne peut faire autrement que de
croire, mais ces croyances ne sont jamais dépourvues de consistance, c’est-à-
dire vides ou creuses. Au contraire, tout entières supportées, déterminées,
tenues par l'absurde, elles continuent de le faire vivre. Dans cette perspective,
il ne s'agit pas de savoir comment être un « bon » rationaliste ou,
inversement, comment éviter de se perdre dans la croyance : l'absurde force à
reconnaître que toute pensée crée son objet ou se tisse nécessairement dans
l'illusion ou la croyance. C'est pourquoi, lorsque Camus critique la croyance en
Dieu ou à la croyance en un sens de la vie, il ne leur oppose pas une vérité,
mais une autre croyance, la croyance en l'absurde : « On peut poser en
principe que pour un homme qui ne triche pas, ce qu'il croit doit régler son
action. La croyance dans l'absurdité de l'existence doit donc commander sa
conduite. » [Camus 1942/2013, p. 21] C'est cette formule qui revient,
précisément, dans toutes les pages du Mythe de Sisyphe, en particulier
lorsque son auteur oppose le quotidien et la vie sortie de l'absurde : « La
croyance au sens de la vie suppose toujours une échelle de valeur, un choix
nos préférences. La croyance à l'absurde, selon nos définitions, enseigne
exactement le contraire. » [Camus 1942/2013, p. 85] Le philosophe ne refuse
donc pas les formes d'évasion que lui proposent les prêtres au nom de la
raison, mais au nom d’une croyance plus forte. Il n’affirme jamais pouvoir
prouver qu'il n'y a rien après la mort ou démontrer que Dieu n'existe pas,
mais vouloir croire qu'il n'y a rien après la mort, parce qu’il sait que cette
croyance lui offre d’être au plus près de chaque chose sur cette terre. En
somme, il affirme la vitalité de ses croyances.

18 Si le philosophe trouve dans l’absurde la force de penser autrement, il y 11 Camus écrit ainsi, à
découvre également une nouvelle manière de vivre. Camus l'explicite à travers propos de cette morale :
« le caractère propre
une longue critique de la morale prescriptive du quotidien [Camus 1942/2013, d'une morale commune
p. 83-98] 11.Il n'y a pas qu'une morale, mais un grand nombre : à côté de la réside moi (...)
morale des prêtres, celles des grands préceptes, comme le Juste ou le Bien, la
morale du quotidien fonctionne dans le registre des prescriptions et des
obligations sociales issues de la norme des vies quotidiennes. Toutes ces
morales sont des morales de la qualité : elles impliquent chaque fois des
manières de « bien » vivre, de « bien » penser », de « bien » se comporter
avec soi comme avec les autres par opposition à d’autres jugées mauvaises.
Elles reposent en fait chaque fois sur l'idée que la vie a un sens permettant de
juger en bien ou en mal de la façon dont les vivants se conduisent. La morale
du quotidien prescrit ainsi certaines façons d'être à son rôle d’enseignant ou
de père. Être père, cela impose, pour une part au moins, d’incarner la norme,
de se plier à certaines contraintes reconnues comme « bonnes ». Camus en
tire une conséquence : en regard de la morale, tout homme peut être jugé
pour ce qu'il est, ce qu'il fait ou ce qu'il pense. Plus radicalement, la morale
fait de l'homme un coupable en puissance si bien que l’on trouve en chaque
homme une puissance de la culpabilité. Chacun s’est déjà surpris à refuser
certains désirs qu’il sent grandir en lui ou quelques pensées en train de
prendre forme jusqu’à les rejeter comme quelque chose d’étranger ou, pour le
moins, qui devrait l’être. C'est cela la puissance de la culpabilité : une vie
coupée d’une part d’elle-même, attachée à enfouir cela même qui naît d’elle.

19 Aux yeux du philosophe, ces morales n'ont pas plus de sens que la vie dont
elles procèdent :

La croyance au sens de la vie suppose toujours une échelle de valeurs, un


choix, nos préférences. La croyance à l'absurde, selon nos définitions,
enseigne le contraire. [...] Si je me persuade que cette vie n'a d'autre face
que celle de l'absurde, si j'éprouve que tout son équilibre tient à cette
perpétuelle opposition entre ma révolte consciente et l'obscurité où elle se
débat [...] alors je dois dire que ce qui compte n'est pas de vivre le mieux,
mais de vivre le plus. Une fois pour toute les jugements de valeurs sont
écartés.[Camus 1942/2013, p. 86]

20 Parce que la vie est dépourvue de sens, les valeurs et les prescriptions qu’on 12 Camus se réfère ici
lui impose sont elles aussi vidées de leur substance. Contre les morales de la aux prêtres et aux
prophètes, déistes ou
culpabilité, le philosophe affirme son innocence irréductible : la morale non, cherchant à imposer,
voudrait lui faire reconnaître qu’il est coupable, mais lui se sent innocent, « à en même temp (...)
vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable » [Camus 1942/2013,
13 Notons que notre
p. 77] 12. Mais que signifie cette innocence ? Il faut prendre ce terme dans ce
analyse du Mythe de
qu'il a de plus radical. Dans le champ de la morale, le contraire de la Sisyphe s'oppose à
culpabilité n'est pas, comme le droit nous y a pourtant habitué, l'innocence, d'autres présentant
mais le coupable en puissance, celui qui ne l'est pas encore tout à fait ou qui Camus comme un
moralist (...)
ne l'est pas dans les faits. Dans Le Mythe de Sisyphe, l'innocence ne supporte
aucune limite, aucune restriction, elle n'a – à défaut d'une meilleure
expression – aucun contre-champ : elle est absolue ou elle n'est rien. Cette
innocence a ainsi quelque chose de redoutable : « elle permet tout » [Camus
1942/2013, p. 96]. Cependant, il faut éviter de prendre ce « tout est permis »
dans un sens vulgaire. Affirmer que tout est permis « ne signifie pas que rien
n'est défendu » [Camus 1942/2013, p. 96]. Le philosophe ne vit pas hors du
monde, quand bien même il entretient un nouveau rapport avec lui. Aussi
aiguisée que soit sa conscience, il ne peut faire autrement que d’emprunter
aux autres certaines valeurs et de les faire siennes. Affirmer que l'absurde
permet tout n'équivaut pas à dire que l'absurde « recommande le crime, ce
serait puéril » [Camus 1942/2013, p. 96]. Par contre, il « rend leur
équivalence aux conséquences des actes », il « restitue au remords son
inutilité » [Camus 1942/2013, p. 96]. En libérant l’homme de la culpabilité,
l’absurde lui permet de se tenir au plus près de ce qu'il sent, de ce qu'il désire,
de ce qu'il vit, en un mot, au plus près de cette « matière humaine » qui n’est
ni bonne ni mauvaise. Le philosophe ne cherche donc pas à recréer une
morale de la qualité, voire plus simplement une éthique, mais, s’il va « au
bout de son raisonnement », il s’attache maintenant à saisir « le souffle des
vies humaines »[Camus 1942/2013, p. 97]. Il trouve alors une nouvelle
attitude pour vivre : il veut, dans chaque désir ou chaque pensée qu’il sent en
lui, éprouver la force de cette vie ; il ne cherche plus à « bien faire », « bien
penser » ou « bien vivre », mais à vivre plus, à épuiser tout ce qui lui est
donné de vivre – « la croyance en l'absurde, écrit Camus, revient à remplacer
la qualité des expériences par la quantité » [Camus 1942/2013, p. 86]. Alors
que l'absurde lui avait d'abord ôté jusqu'au goût de vivre, le philosophe y
puise maintenant son vouloir vivre. En somme, tant sur le plan de la pensée
que sur celui de la vie, le philosophe est la figure d'une affirmation de
l'absurde : il parvient à trouver au plus profond de l'angoisse et du désespoir,
les moyens, non de les supprimer, mais de les transmuer en « la plus pure des
joies, qui est de sentir et de se sentir sur cette terre » [Camus 1942/2013,
p. 90] 13.

Une négation de l'absurde ? Le croyant


21 Si le philosophe emprunte une voie affirmative, le croyant en suit une autre, 14 Camus explique :
« négative ». Saisi par l'angoisse et le désespoir, il ne supporte pas sa « Par un raisonnement
singulier, partis de
découverte : il cherche à s'évader de sa condition, à la nier. Alors que le
l'absurde sur les
philosophe parvient à trouver dans l'impuissance de la raison à donner un sens décombres de la raiso
ou une cohérence à l'existence et au monde les principes d'une libération, le (...)

croyant n'y arrive pas. Il effectue alors un saut, c'est-à-dire qu'il tire de
15 Camus précise
l'expérience de l'absurde une « vérité » qui n'y était pas contenue. Face à concernant l’une des
l'absurde, d'une part, le croyant ne constate pas « simplement » que la raison formes de « négation »
est limitée, mais il la pose comme obsolète, absolument inefficace et de l’absurde qu’il dégage
chez Heidegger, (...)
trompeuse ; d'autre part, alors que l'irrationnel n'était que le résidu de
l'expérience du monde, il le divinise 14. Le croyant rabat ainsi, comme dans la 16 Camus cite par
mystique, l'expérience de l'absurde sur l'expérience indicible et impensable exemple le Journal de
Kierkegaard dans lequel
d'une transcendance, l'Être ou Dieu. Pour le croyant, ce que la raison ne
ce dernier écrit : « Mais
parvient pas à penser, ce n'est pas un monde dont la nature lui échappe dans pour le chré (...)
le principe, mais un Être ou un dieu qui le dépasse absolument. Toute la
différence tient là. Ce saut, précise Camus, est un « suicide philosophique »
[Camus 1942/2013, p. 63] 15. L'expérience d'un contact avec l'Être ou Dieu
est d'autant plus intense qu'elle échappe à la raison. Mieux, pour reprendre la
formule chrétienne, elle exige, pour être pleinement éprouvée, « le sacrifice
de l'Intellect » [Camus 1942/2013, p. 59]. Le croyant ne va donc pas, comme
le faisait le philosophe, s'épuiser à inventer du sens, mais au contraire,
s'acharner à montrer que la raison ne peut rien, qu'elle est obsolète – en
multipliant, par exemple, les exemples de ces mises en échec [Camus
1942/2013, p. 54]. Ce sacrifice a toutefois quelque chose d'un peu particulier.
Il réalise paradoxalement la volonté de sens et d'unité de la raison en la
projetant comme en face d'elle, dans cet Être ou en Dieu : Dieu est Un,
Parfait, Il est à lui-même sa propre Raison. L'idée de Dieu, c'est la volonté de
raison accomplie. Dans cette projection, le croyant trouve le moyen de
surmonter l’angoisse et le désespoir [Camus 1942/2013, p. 59]. Il se donne
un nouvel espoir, une consolation dans la promesse, après la mort, d'une vie
éternelle et pleine de soi. La mort, prise ici comme l'un des déclencheurs les
plus « évidents » de l’expérience absurde, devient ainsi une raison d'espérer :
elle est promesse d'un retour à l'Être, d’un évanouissement dans un « corps »
plus grand et plus parfait que le sien, celui de Dieu 16. La mort, c'est la
promesse d'une unité retrouvée. Confronté à l'absurde, incapable de le
supporter, le croyant invente donc une croyance qui le nie.

22 Il serait facile d'affirmer qu'en se tournant vers Dieu, vers une autre vie, hors 17 Lorsqu'il établit la
de ce monde, dans un arrière-monde, le croyant se détournerait critique, en apparence
très dure, des pensées
effectivement, une fois pour toutes, de l'absurde, de sa condition d'homme.
existentielles, Camus
Toutefois, il est possible de montrer que, pour Camus, c'est exactement prend la p (...)
l'inverse qui se joue dans cette projection 17. Ce Dieu n'a de sens que par
opposition à l'homme. Dieu est tout ce que l'homme n'est pas. Il est Un et
Parfait, mais il est, comme tel, inaccessible à l'homme imparfait : le croyant
fait l'épreuve d'un Être qui le dépasse, mais il ne peut pas penser cet Être, il
ne peut lui donner aucune forme, aucune explication, aucune raison. Le
croyant affirme qu'il pourra bientôt rejoindre cet Être, mais pour cela, il lui
faudra d'abord mourir tel qu'il est ici et maintenant sur cette terre. La
croyance ou le saut en Dieu ne détruit donc pas l'absurde, mais au contraire,
insiste l'écrivain, « dans la mesure où il croit résoudre ce paradoxe
[l'absurde], le saut le restitue tout entier » : le face-à-face entre l'homme et
Dieu creuse leur différence [Camus 1942/2013, p. 92]. L'homme, face à Dieu,
se confronte, par contraste, à sa propre condition. En ce sens, la croyance en
Dieu préserve et fait vivre l'absurde. Mieux, elle est, elle aussi, libératrice :

À s'abîmer dans leur Dieu, à consentir à ses règles, ils deviennent


secrètement libres à leur tour. C'est dans l'esclavage spontanément consenti
qu'ils retrouvent une indépendance profonde. Mais que signifie cette liberté ?
On peut dire surtout qu'ils se sentent libres vis-à-vis d'eux-mêmes et moins
libres que surtout libérés. De même tout entier tourné vers la mort (prise ici
comme l'absurdité la plus évidente), l'homme absurde se sent dégagé de
tout ce qui n'est pas cette attention passionnée qui cristallise en lui. Ils
goûtent une liberté à l’égard des règles communes. [Camus 1942/2013,
p. 84]

23 Parce que « la vraie vie » est ailleurs que sur cette terre, le croyant peut être 18 La conception
tout entier à celle-ci, face à lui-même et au monde ; parce que la vérité, le camusienne du croyant
n'est pas sans rappeler la
sens, la raison sont hors de ce monde et, comme tels, inaccessibles, il n'y a figure de Jésus,
plus, sur cette terre, que des hommes. La croyance en Dieu n'est donc pas strictement opposée (...)
une négation effective de la condition humaine, mais le moyen paradoxal par
lequel il parvient à la vivre : le croyant goûte, comme le philosophe, mais
secrètement, à la joie d'être un homme [Camus 1942/2013, p. 92] 18.

24 En développant la figure du philosophe, Camus a défait l'opposition entre, d'un


côté, la vérité ou l'objectivité et, de l'autre, l'interprétation, l'illusion ou la
croyance. Le philosophe ne préserve pas sa condition en se maintenant dans
un raison dépourvue d’illusions, mais en inventant une croyance qui fait vivre
l'absurde. En analysant la figure du croyant, Camus montre que l'absurde,
pour pouvoir se vivre, peut emprunter, sur le plan de la croyance, des voies
détournées. La croyance religieuse ne nie l'absurde qu’en apparence. Le
philosophe et le croyant préservent ainsi tous deux l'absurde, mais leurs
moyens diffèrent : le premier forge une croyance qui affirme l'absurde en
même temps qu'elle l'y confronte alors que le second doit forger une croyance
qui nie l'absurde pour pouvoir le vivre. C'est en ce sens précis que si Camus
affirme « ne pas croire en Dieu », il éprouve la plus grande affinité pour la
« figure du Christ » et, plus largement, pour « les chrétiens qui le sont
vraiment » [Camus 1965, p. 1596]. La question de l'existence de Dieu n'a,
comme telle, pour le philosophe de l'absurde, aucun sens : il est impossible de
savoir si Dieu existe ou non. Il renvoie en quelque sorte dos à dos athéisme et
déisme : il s'agit bien, dans les deux cas, d'interprétation ou de croyance ; la
première n'est pas plus objective ou plus vraie que la seconde. Camus ne
rejette donc pas la croyance en Dieu : « l'absurde ne mène pas à Dieu »,
mais, précise-t-il immédiatement, il ne l'exclut pas [Camus 1942/2013, p. 62].
La philosophie de l'absurde de Camus déplace le problème de l'existence de
Dieu à celui du rapport entre la croyance et l'absurde : les questions ne sont
pas « peut-on prouver que Dieu existe ou non ? » ou « faut-il vivre avec ou
sans Dieu ? », mais « nos croyances préservent-elles l'absurde ? » ou
« comment nous permettent-elles de vivre notre condition d'homme ? »

Les deux faces d'une même pièce : la vie de Don


Juan
25 Les figures du philosophe et du croyant ne sont jamais absolument distinctes 19 Nous nous focalisons
l'une de l'autre. Elles sont en quelque sorte comme les deux faces d'un même ici sur l'une des figures
théoriques de l'homme
rapport à l'existence. Mieux, il n'y a pas de contradiction à passer de l'une à
absurde pour une raison
l'autre. À la fin du Mythe de Sisyphe, Camus propose plusieurs figures de pragma (...)
l'homme absurde : le « don juanisme », la comédie, la conquête et l’art. Nous
20 Par contraste, Camus
en développons une, celle de Don Juan [Camus 1942/2013, p. 99-107] 19.
prend l’exemple du grand
Camus réécrit ici, en filigrane, son histoire. Il parvient, en sept ou huit pages amour qui rassure autant
seulement, à partir de références aux nombreux récits mettant en scène son qu’il assèche la vie :
héros – références qu’il recompose et réarticule – à proposer une autre « Ceu (...)

histoire, un autre personnage, aussi consistant que les précédents. Don Juan
est d'abord philosophe-séducteur. Être du présent, l’amour, pour lui, n’est
qu’une idée qui recouvre chaque fois des rapports singuliers et
incommensurables, mêlant différemment désir, tendresse, attention réciproque
et intelligence. Se refusant à l’amour, Don Juan atteint un regard « sans
illusions » : il perçoit dans chaque personne qui le touche une beauté
absolument singulière ; il perçoit, dans chaque relation qui se noue, une force
d’autant plus intense qu’il la sait éphémère et mortelle. Don Juan ne peut pas
comprendre qu’il faille « aimer rarement pour aimer beaucoup » [Camus
1942/2013, p. 99] 20. Sans passé – il ne conserve aucun portrait, aucun
souvenir des femmes qu’il a connues –, sans avenir – il sait qu’il sera mort
demain –, il aime celles qu’il rencontre « avec un égal emportement et chaque
fois avec tout lui-même » : « Ainsi découvre-t-il une nouvelle façon d’être qui
le libère au moins autant qu’elle libère ceux qui l’approchent. » [Camus
1942/2013, p. 104] Don Juan, pour paraphraser Camus, épuise ce qu’il ne
peut pas unifier. Sa vie s’oppose entièrement à la morale de la vie quotidienne
avec son lot de prescriptions, d'obligations et de valeurs : aux yeux de
l'homme du quotidien, rien n’est pire qu’une vie qui se comble du présent,
qu'une vie qui n'a pas d'autre raison que la joie de se vivre. Don Juan doit
donc être puni. Chez Molière, il est sans cesse rappelé à un ordre auquel il se
refuse. À la fin de la pièce, il subit la vengeance du ciel : il meurt, assommé
par le bras de la statue de pierre du Commandeur, autrement dit, par le bras
divin. Et comme pour souligner qu’il n’a pas seulement heurté le Ciel, mais la
vie tout entière, celui qui devait être son ami, le « fidèle Sganarel » s’en va,
indifférent à la mort de son maître, en comptant ses gages. Il est refusé au
« jouisseur » jusqu’à l’amitié. Dans d’autres écrits, la punition ne vient pas de
Dieu, la vie s’en occupe elle-même. Don Juan apparaît proche de la mort, dans
un monastère espagnol, vieux, solitaire, ridicule, torturé par une fin d’autant
plus laide qu’il n'a jamais rien fait de sa vie. Il semble chercher et espérer le
pardon de Dieu. Puisqu'on joue ici dans le registre de la morale, on le lui
souhaiterait presque.

26 Camus construit une autre fin à son histoire qui relie les deux précédentes – la
punition divine et l’espoir d’un pardon. Don Juan attend la visite annoncée du
Commandeur, mais ce dernier ne vient pas. Il n’est donc pas puni par Dieu.
Après avoir éprouvé, « la terrible amertume de ceux qui ont eu raison », Don
Juan s’en va pourtant finir ses jours, reclus, dans un monastère perdu et
austère [Camus 1942/2013, p. 106]. Don Juan a été philosophe, il a conquis
la vie à chaque instant, le voilà maintenant comme le croyant, tourné vers
Dieu. Ne faut-il pas voir ici une contradiction, sinon un reniement ? Camus
répond par la négative :

La jouissance s’achève ici en ascèse. Il faut comprendre qu’elles peuvent être


comme les deux visages d’un même dénuement. Quelle image plus
effrayante souhaiter : celle d’un homme que son corps trahit et qui, faute
d’être mort à temps, consomme la comédie en attendant la fin, face à face
avec ce dieu qu’il n’adore pas, le servant comme il a servi la vie, agenouillé
devant le vide et les bras tendu vers un ciel sans éloquence qu’il sait aussi
sans profondeur. [Camus 1942/2013, p. 107]

27 Devant sa mort prochaine, Don Juan se tient face à Dieu, non pas qu’il attende
une réponse – il sait qu’elle ne viendra pas plus que le commandeur n’est
venu –, mais parce que, saisi d'angoisse et de désespoir, il trouve, dans ce
face-à-face, le moyen de se confronter encore à sa condition. Devant la mort,
presque mort, à bout de forces, Don Juan se fait croyant pour pouvoir encore
être un homme :

Je vois Don Juan dans une cellule de ces monastères espagnols perdus sur
une colline. Et s’il regarde quelque chose, ce ne sont pas les fantômes des
amours enfouies, mais, peut-être, par une meurtrière brûlante, quelque
plaine silencieuse d’Espagne, terre magnifique et sans âme où il se reconnaît.
Oui, c’est sur cette image mélancolique et rayonnante qu’il faut s’arrêter. La
fin dernière, attendue mais jamais souhaitée, la fin dernière est méprisable.
[Camus 1942/2013, p. 107]

28 Camus nous offre deux images successives de Don Juan, le philosophe et le 21 Rappelons, avec
croyant, chacune liée à une période de sa vie. 21 Elles sont pourtant, à mon Arnaud Corbic, que le
père Bruckberger
sens, entremêlées tout le long de cette vie. Dissociées dans le récit, elles sont
montrait « combien les
indissociables dans sa vie. Don Juan a pu vivre et aimer pleinement chacune titres donnés par Cam
des femmes qu’il a rencontrées parce que ces amours-là étaient à l’image de (...)

sa condition, sans lendemains, finis, mortels. Il a pu aimer pleinement parce


qu’il était déjà, d’une certaine façon, dans cette cellule, à cette fenêtre, face à
ce paysage désolé comme face à lui-même. Dans Le mythe, Camus dégage
ainsi les deux grandes figures de l’homme absurde – le philosophe et le
croyant – et montre que si leurs chemins divergent, ils ne manquent jamais,
en chaque homme, de se croiser.

Conclusion
29 Camus est présenté, malgré ses objections, comme un penseur athée
opposant la raison et la croyance en Dieu. Dans cet article, nous avons
montré, en replaçant Le mythe de Sisyphe dans une perspective
nietzschéenne, que Camus redéfinit en fait la croyance comme le plan sur
lequel se construit ou s'élabore nécessairement toute pensée : loin d'être sans
raison, les croyances sont vitales au sens où elles sont les moyens par
lesquels une vie, confrontée à l'absurde, parvient encore à se vivre. Tout
l'intérêt du Mythe de Sisyphe est de montrer que cette vie, pour pouvoir se
vivre, peut emprunter, sur le plan de la croyance, des voies détournées. C'est
le cas du croyant qui doit, en apparence, nier l'absurde pour vivre comme un
homme alors que le philosophe forge des croyances qui l'affirment. Dans Le
mythe de Sisyphe, Camus ne définit donc jamais l’absurde comme un savoir
réservé, mais comme une condition. Ce que sait l’homme absurde, c’est
qu’elle est partagée et éprouvée par tous les hommes. En déplaçant le
problème de l'opposition entre la raison et la foi à celui de la vitalité des
croyances, Camus donne en fin de compte à l'homme absurde du Mythe de
Sisyphe l'allure de l'aristocrate nietzschéen : l'homme absurde n’est pas un
être hautain et solitaire qui, fier de sa puissance nouvelle, jugerait et
condamnerait les autres à partir d’une échelle de valeurs posée comme
supérieure à celles du quotidien, mais au contraire, comme tout être plein de
sa force, il la dispense et cherche à la ressaisir chez tous ceux qu’il rencontre.

Bibliographie

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christianisme, Cerf, Paris, 2012, p. 177-184.

Paul Valadier, « Nietzsche et l’avenir de la religion », dans Le Portique [En


ligne], 8, 2001.

Maurice Weyembergh, « Athéisme » dans Jean-Yves Guérin (dir.), Dictionnaire


Albert Camus, Paris, Robert Laffon, 2009, p. 62-65.

Maurice Weyembergh, « Camus et le problème du sacré » dans Hubert Faes et


Guy Basset (dir.), Camus, la philosophie et le christianisme, Cerf, Paris, 2012,
p. 55-66.

Notes

1 Cette thèse, diffusée par des auteurs médiatisés comme Michel Onfray et Alain
Finkielkraut, est largement partagée dans le champ des études camusiennes (cf. Faes
et Basset [2012]). Notons que les commentateurs chrétiens la reprennent également
à leur compte (cf. Corbic [2003, p. 227-234]).

2 Ces dernières affirmations se heurtent à de nombreuses contradictions. Dans


L'homme révolté, Camus insiste chaque fois sur le fait que Kaliayev, « figure la plus
pure de la révolte », « croit en Dieu » et a repris, dans sa lutte, la tâche que l'Église a
laissé tomber : faire exister le monde des hommes [Camus 1951/2014, p. 214-215].

3 C'est en ce sens que Camus cite Nietzsche dans L'homme révolté : « La vocation
supérieure de Nietzsche, à l’en croire, est de provoquer une sorte de crise et d’arrêt
définitif dans le problème de l’athéisme. » [Camus 1951/2014, p. 92]. Dans Le gai
savoir, l'homme est en effet désigné comme un éternel « fabricateur de Dieu » ou
d'idoles. La tâche du philosophe ne consiste pas à passer son temps à dénoncer ces
idoles pour elles-mêmes, mais à penser, d'une part, les forces et les raisons qui
déterminent leur fabrication et, d'autre part, les rapports à soi et aux autres auxquels
elles ouvrent.

4 Soulignons l'emploi du « où » qui semble marquer la différence entre le corps


vivant ou le corps puissant et le corps mort qui se donne comme une chose du
monde, « sans âme ».

5 Pour Paolo Flores d'Arcais, tout le projet camusien tient là : demeurer fidèle à
l'évidence que l'on aura dégagée et s'attacher à en penser toutes les conséquences.
Si ce projet n'a rien d'original, Flores d'Arcais relève que ce qui distingue Camus des
penseurs qui le précède est l'exigence de ne pas nier sa découverte. Il note : « Le
parcours philosophique d’Albert Camus témoigne d’une fidélité lucide : à la finitude de
l’existence, au désenchantement du monde, à l’être-pour-la-responsabilité comme
horizon inéluctable de l’individu. Reconnaître des évidences, et les penser jusqu’à
leurs conséquences les plus extrêmes. Ni plus ni moins. Voilà la tâche, médiocre en
apparence, que Camus s’assigne. » [Flores d'Arcais 2013]

6 Dans la même optique, François Bousquet souligne que : « Il ne sera plus possible,
à l'intérieur du christianisme, de se croire déjà à la Parousie, d'oublier l'Incarnation et
de résorber dans un éternel, dont ce n'est pourtant pas l'avènement définitif, le mal
et la misère. Il va falloir une fois encore revenir à la rigueur de la pensée, et agir
ensuite à partir de ce que nous savons vraiment, exister dans ce que nous avons
compris. » [Bousquet 2012, p. 21]

7 Ce passage fait d'ailleurs largement écho à la critique du stoïcisme dans Le gai


savoir : « Nous n'allons pas assez mal que pour devoir nous sentir mal dans le genre
stoïque ! » [Nietzsche 1882/2003, IV, 326]. Cf. également Henry [1985/2011,
p. 157].

8 Il écrit également, un peu plus loin : « Je ne peux, écrit Camus, comprendre qu'en
termes humains. » [Camus 1942/2013, p. 75]

9 Camus et Nietzsche se distinguent cependant radicalement sur un point : le rôle


conféré à la conscience. Alors que Camus ne cesse d'insister sur l'importance de la
conscience, chez Nietzsche, c'est précisément sa secondarité qui fonde son
perspectivisme : « Nous pourrions en effet penser, sentir, vouloir, nous ressouvenir,
nous pourrions même "agir" dans tous les sens du mot : et tout cela n'aurait pas
besoin pour autant de ''pénétrer dans la conscience" (comme on le dit de manière
imagée). Toute la vie serait possible sans se voir en quelque sorte dans un miroir : et
en effet, la partie de loin la plus importante de cette vie se déroule encore en nous
sans cette réflexion – y compris notre vie pensante, sentante, voulante, si offensant
que cela puisse paraître aux oreilles d'un philosophe des temps passés. À quoi bon la
conscience en général, si elle est pour l'essentiel superflue ? » [Nietzsche,
1882/2003, a. 354]. Michel Henry commente : « C'est alors l'intelligence d'une thèse
cruciale de Nietzsche qui s'offre à nous, à savoir l'affirmation ''qu'il n'y a pas de faits,
rien que des interprétations''. L'interprétation est liée chez Nietzsche à ce qu'il appelle
''la perspective'', laquelle désigne une structuration apriorique de la phénoménalité en
général, et cela en tant ''qu'il n'y a de vision que perspective, il n'y a de connaissance
que perspective''. » [Henry, 1985/2011, p. 332]

10 Camus écrit : « La mort et l'absurde sont ici, on le sent bien, les principes de la
seule liberté raisonnable ». Il continue un peu plus loin : « La mort a des mains
patriciennes qui écrasent, mais qui délivrent. » [Camus 1942/2013, p. 85]

11 Camus écrit ainsi, à propos de cette morale : « le caractère propre d'une morale
commune réside moins dans l'importance idéale des principes qui l'animent que dans
la norme d'une expérience qu'il est possible de calibrer. En forçant un peu les choses,
les Grecs avaient la morale de leurs loisirs comme nous avons celle de nos journées
de huit heures. » [Camus 1942/2013, p. 87]

12 Camus se réfère ici aux prêtres et aux prophètes, déistes ou non, cherchant à
imposer, en même temps qu’un sens à la vie, une manière de bien se conduire : « À
un certain point de son chemin, l’homme absurde est sollicité. L’histoire ne manque ni
de religions, ni de prophètes, même sans dieux. On lui demande de sauter [de se
plier à une doctrine qui propose à nouveau un sens et des explications à la vie et qui,
par-là supprime l’absurde]. Tout ce qu’il peut répondre, c’est qu’il ne comprend pas
bien, que cela n’est pas évident. Il ne veut faire justement que ce qu’il comprend
bien. On lui assure que c’est péché d’orgueil, mais il n’entend rien à la notion de
péché ; que peut-être l’enfer est au bout, mais il n’a pas assez d’imagination pour se
représenter cet étrange avenir […]. » [Camus 1942/2013, p. 77] Nous laissons ici de
côté la question de l’orgueil pour simplement poser que celui-ci a, comme chez
Nietzsche, une fonction positive : face aux prêtres en tout genre, c’est l’orgueil qui
refuse de plier, de sorte que cette passion, loin d’être négative, est à préserver.

13 Notons que notre analyse du Mythe de Sisyphe s'oppose à d'autres présentant


Camus comme un moraliste. En effet, si l'absurde libère l'homme des prescriptions
morales, elle oblige par conséquent à compliquer la thèse présentant l'écrivain
comme le défenseur d'un grand principe sacré – la vie humaine – ou, plus
radicalement, d'une morale humaniste imposant des manières de bien se conduire.
Dans cette dernière optique, Maurice Weyembergh souligne par exemple que, dans un
monde dans lequel le mal « vient du côté maléfique de la nature » [Weyembergh
2012, p. 67], « [Camus] élabore avec la révolte et les valeurs qu'elle révèle, et avec
la philosophie des limites, une pensée susceptible d'indiquer comment il faut se
conduire [...] en mettant l'accent sur le caractère ''sacré'' de la vie ». [Weyembergh
2012, p. 70] Il s'agit de comprendre ici que lorsque l'écrivain affirme « ce qui
m'intéresse, c'est de savoir comment il faut se conduire », il se réfère explicitement,
dans le même temps, à Nietzsche. Dans cette perspective, il n' a là aucune défense
d'une morale idéale, mais une exigence éthique : « la vie est sacrée » au sens où elle
doit être éprouvée pour ce qu'elle est, malgré l'entreprise nihiliste visant à enfouir
certains de ses aspects ou déploiements possibles ; « savoir comment se conduire »
se traduit alors par « savoir comment affirmer les forces qui nous traversent » et les
rendre plus fortes encore. Avec Lissa Lincoln, rappelons que Camus présentait les
morales formelles comme autant de premier pas vers la tyrannie [Lincoln 2012,
p. 242].

14 Camus explique : « Par un raisonnement singulier, partis de l'absurde sur les


décombres de la raison, dans un univers fermé et limité à l'humain, ils divinisent ce
qui les écrasent et trouve une raison d'espérer dans ce qui les démunit. » [Camus
1942/2013, p. 53]

15 Camus précise concernant l’une des formes de « négation » de l’absurde qu’il


dégage chez Heidegger, Chestov et Kierkegaard et qu’il qualifie d’existentielle : « Je
prends la liberté d’appeler ici suicide philosophique l’attitude existentielle. Mais ceci
n’implique aucun jugement. C’est une façon commode de désigner le mouvement par
quoi une pensée se nie elle-même et tend à se surpasser dans ce qui fait sa négation.
»

16 Camus cite par exemple le Journal de Kierkegaard dans lequel ce dernier écrit :
« Mais pour le chrétien, la mort n'est nullement la fin de tout et elle implique
infiniment plus d'espoir que n'en comporte pour nous la vie, même débordante de
santé et de force. » [Camus 1942/2013, p. 61]

17 Lorsqu'il établit la critique, en apparence très dure, des pensées existentielles,


Camus prend la peine de préciser – et la remarque est d'importance : « La pensée
mystique nous a familiarisés avec ces procédés. Ils sont légitimes au même titre que
n'importe quelle attitude d'esprit. Mais, pour le moment, j'agis comme si je prenais
au sérieux certain problème. » [Camus 1942/2013, p. 54 souligné par nous].

18 La conception camusienne du croyant n'est pas sans rappeler la figure de Jésus,


strictement opposée à celle du Messie, dans L'Antéchrist. Imprécations contre le
christianisme. Il faut, cependant, encore une fois, souligner une différence
fondamentale. Dans l'ouvrage de Nietzsche, la figure de Jésus n'a qu'une positivité
relative : Jésus est la figure de la pure acceptation à l’égard de tout ce qui arrive,
mais d’une acception qui n’est au fond rien d’autre qu’une forme de résignation. Son
« étrange amour » est la « conséquence d’une susceptibilité extrême à la souffrance
et aux excitations, qui ne veut plus être ‘’touchée’’, parce qu’elle ressent trop
profondément tout ‘’attouchement’’.» Autrement dit, Jésus « c’est l’amour comme
unique, comme ultime possibilité de vie … », mais d'une vie qui ne peut plus affronter
ni résister à quoi que ce soit [Nietzsche 1896/2003, § 30]. La figure camusienne du
croyant a pour sa part une véritable positivité : il est et vit, à l'instar du philosophe,
comme un homme. Laurent Bove établit lui aussi, mais à partir de L'étranger, le
rapport entre cette figure et celle que Nietzsche développe dans L'Antéchrist [Bove
2014, p. 27-29]. Enfin, Arnaud Corbic rappelle liens étroits de Camus et du père
Bruckberger. Camus décrit lui-même ce cernier comme un « dominicain énergique et
frondeur qui disait détester les démocrates chrétiens et rêvait d'un christianisme
nietzschéen » [Corbic 2012, p. 159].

19 Nous nous focalisons ici sur l'une des figures théoriques de l'homme absurde
pour une raison pragmatique davantage que philosophique : Don Juan – première
figure analysée par Camus – prolonge plus directement que les autres le propos
précédent du Mythe. Ce passage touche ainsi explicitement au rapport entre les
figures du philosophe et du croyant. Rappelons que Camus propose, avec ces figures
de l'homme absurde, autant « d'actualisation » possibles – peut-être génériques ? –
de l'homme absurde. Chacune d'elle demanderait ainsi un traitement particulier.

20 Par contraste, Camus prend l’exemple du grand amour qui rassure autant qu’il
assèche la vie : « Ceux qu’un grand amour détourne de toute vie personnelle
s’enrichissent peut-être, mais appauvrissent à coup sûr ceux que leur amour a
choisis. Une mère, une femme passionnée, ont nécessairement le cœur sec, car il est
détourné du monde. Un seul sentiment, un seul être, un seul visage, mais tout est
dévoré. » [Camus 1942/2013, p. 103]

21 Rappelons, avec Arnaud Corbic, que le père Bruckberger montrait « combien les
titres donnés par Camus à ses derniers livres (La Chute, L'exil et le Royaume,
notamment les nouvelles intitulées « La femme adultère », « Le renégat », « Jonas »,
mais aussi Le premier homme) avait une résonance biblique et chrétienne. » [Corbic,
2012, p. 170]

Pour citer cet article

Référence électronique
Damien Darcis, « L'absurde ou la condition humaine », ThéoRèmes [En ligne],
Philosophie, mis en ligne le 10 mars 2017, consulté le 15 septembre 2020. URL :
http://journals.openedition.org/theoremes/1112

Auteur

Damien Darcis
Université de Mons

Droits d’auteur

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