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Le corps dans la psychanalyse

Éditorial .................................................................................................................................................................. 3
Le Corps Christian Vereecken Alexandre Stevens ........................................................................................ 3
Le corps dans la psychanalyse................................................................................................................................ 4
Le sujet est toujours d’un degré structural au-dessous de ce qui fait son corps Maurice Krajzman............... 4
Histoire de sang Claudine Germeau................................................................................................................. 5
Corps, RSI Christian Neys................................................................................................................................ 7
Les effets réels du transfert Jean Guir .............................................................................................................. 9
La maladie psychosomatique Monique Liart ................................................................................................. 10
Freud face à l’amour Serge André .................................................................................................................. 13
Entretien ............................................................................................................................................................... 18
Entretien avec J. Quackelbeen.......................................................................................................................... 18
Séminaires ............................................................................................................................................................ 21
Le phallus Maurice Krajzman ....................................................................................................................... 21
Premières approches de l’enseignement de Lacan Rachel Fajersztajn.......................................................... 24
Un poème mélancolique : "Les Visions" de Saint-Amant Christian Vereecken ........................................... 25

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Éditorial
Le Corps
Christian Vereecken
Alexandre Stevens

Un des maître-mots de l’obscurantisme


contemporain. La psychanalyse, entend-on
bafouiller, oublie le corps. Les modalités supposées
de cet oubli, et de la réhabilitation qui pré tend y
pallier, sont cependant diverses.
L’hystérique y va de son corps parlant : mais ce
qu’elle nous démontre, c’est que c’est le symbolique
qui le fait tel : un biologiste poète nous démontre,
dans les pages qui suivent, qu’à prêter voix aux
organes on obtient un drôle de corps.
L’obsessionnel s’émerveille de ce que, mort, le
corps reste corps, et s’adresse dès lors à quelque
conjuration phallique pour le ressusciter, l’arracher
pensent d’aucuns à l’autiste jouissance psychotique.
Pourtant ce que nous démontre la psychose, où le
corps propre occupe en effet les devants de la scène,
ce n’est pas un accès au réel de l’organisme, mais
bien le statut du corps comme objet a que l’on rate
irrémédiablement si on ne l’aborde pas avec
l’appareil du langage, comme le démontre Christian
Demoulin.
Resterait la perversion d’où s’appréhende le mieux,
même si c’est par une voie tordue, que le corps du
parlêtre est fait pour la jouissance. Ce n’est pas, à
devoir appréhender le corps dans ses trois
dimensions de réel, imaginaire et symbolique
comme s’y attachent Colette Soler et Maurice
Krajzman, que la psychanalyse rejetterait non plus le
réel de l’organisme.
C’est là le point le plus difficile, où échoue le savoir
sur ce réel obtenu de la science, que recouvre pour
d’ordinaire l’adjectif vague de psychosomatique, à
quoi ont choisi de s’affronter la plupart des auteurs
qui ont contribué à ce numéro : exposés tenus à une
journée intercartels, qui a eu lieu à Liège voici un
an.

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Le corps dans la psychanalyse


Le sujet est toujours d’un degré structural au- un nouveau regard qui mènera à une nouvelle oreille
dessous de ce qui fait son corps ou du moins au "scandale du corps parlant".
Maurice Krajzman Car nous restons avec la question du rapport qu’il y
a entre un corps de ballet, par exemple et le mot
Pour Lacan, l’Autre, le grand Autre, ce qui est par "corps". Et pourquoi parle-t-on de la chute des corps.
ailleurs donné comme le système des signifiants, Pour la raison, nous dit Lacan que "c’est d’abord le
c’est le corps. corps comme présence qui est le premier lieu où
mettre des inscriptions, le premier signifiant" (J.
Une des manières de nous introduire concrètement à Lacan, le Séminaire, 10/5/1967). Et de nous rappeler
cette conceptualisation, c’est de nous poser, aussi "les différents trucs pour imposer au corps la
naïvement que le fait Lacan, la question de savoir marque, ne datent pas d’hier".
pourquoi un objet quelconque, un objet en général, Le corps est fait pour être marqué et c’est en cela
un volume, pourquoi on appelle ça "un corps". que le symptôme hystérique se donne au corps
comme le principe même de toute possibilité
Pourquoi on parle, par exemple, de la chute des signifiante.
corps ?
Nombreuses et curieuses extensions, en effet, de ce Lacan fait remarquer aussi que c’est dans l’ébauche
mot : corps. Trois pages serrées du Littré, une d’une marque, l’ébauche d’un "à marquer" qu’il faut
cinquantaine d’acceptions et de sous-acceptions voir l’esquisse, le premier commencement du geste
admises et reconnues par l’usage. Cela va de la d’amour.
désignation de l’existence matérielle d’un homme à Car de quoi s’agit-il dans l’étreinte de deux corps si
la personne même, c’est aussi bien un terme de ce n’est du UN qui se noue dans la bête à deux dos –
théologie (recevoir le corps de notre seigneur) que à savoir "cette position de double que prend le
de droit (le corps du délit). simple". Autrement dit : quand l’UN fait irruption au
On trouve ce terme en botanique, en numismatique, champ de l’Autre, au champ du grand Autre : c’est
en chimie, dans la danse, la gravure, la marine, les au niveau du corps – au niveau de l’acte sexuel.
fortifications. Il désigne mille et une choses dont OR, ce couple de l’UN et de l’Autre, ce couple
l’intérêt, au-delà des définitions encyclopédiques, c’est-à-dire très précisément ce que Lacan désigne
serait aussi de montrer que cette extension du mot par le sujet.
"corps" est datée. Elle s’inscrit dans l’Histoire et
même dans l’Histoire de la psychanalyse. Il faut pourtant bien entendre ce que Lacan souligne
dans cette affaire car on pourrait s’y tromper : c’est
Elisabeth Roudinesco y fait allusion. Elle compare qu’entre ce champ de l’Un et le champ de l’Autre, il
avantageusement la découverte de Bichat (médecin n’y e aucun lien.
anatomiste et physiologiste français de la fin du Que c’est même tout le contraire. Que, pour le dire
18ème siècle, connu pour son traité d’anatomie autrement, il n’y e pas de rapport… de corps.
générale) à celle de Lavoisier (inventeur de la Il n’y a que du corps à corps.
chimie moderne). Et c’est même pour ça que l’Autre, (le grand Autre),
Pour Lavoisier, la chimie possède des corps simples c’est aussi l’Inconscient.
qui forment, par des combinaisons diverses, des L’Inconscient, c’est-à-dire – et je reprends ici tout
corps composés. entière l’expression de Lacan : "le symptôme sans
Pour Bichat, l’anatomie a ses tissus simples qui son sens, privé de sa vérité mais par contre, chargé
forment, par des combinaisons diverses, des organes. toujours plus de ce qu’il contient de savoir".
La vie se donne alors comme l’ensemble des
fonctions qui résistent à la mort et à la maladie et est Le sujet, lui, ce couple de l’Un et de l’Autre, ne sait
alors analysée du point de vue de la mort comme rien.
répartie dans les organes. Il y e des morts partielles, Car, bien entendu, au point où Lacan articule le
des morts lentes, évolutives, etc… terme de jouissance, en référence à Sade, c’est pour
Il parait que Bichat allait jusqu’à disséquer les montrer qu’il ne s’agit pas de jouissance du corps,
viscères de 600 corps morts en un seul hiver. C’est mais bien de parties du corps.

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C’est ce qui claque, notamment au registre de l’acte miroir, commence à ne plus nous regarder nous-
sadique. mêmes" l’inquiétante étrangeté devant ce double et
qui va, au-delà, a repérer la fonction de l’objet (a)
Dans ce que Lacan qualifie d’état fantasmatique dans le fantasme, faisant d’un objet situable,
fondé sur le droit à la jouissance, "chacun est tenu repérable, un objet interchangeable.
d’offrir à quiconque qui en marque le dessein, la Et du même coup, c’est toute la question de l’union
jouissance de telle partie de son corps". du sujet avec le corps, de l’adéquation du sujet au
C’est déjà beaucoup dire car rien que d’affirmer, corps qui se trouve caduque.
comme le fait Lacan, qu’il n’y a de jouissance que Car de support à la structure, il n’y en a pas. Pas plus
du corps, est d’une portée éthique considérable qui que de rapport de corps.
fait pièce, véritablement, à ce qu’on a pu élucubrer
sur La soi-disant "négligence du corps dans la J’ai eu l’occasion, en d’autres lieux, d’évoquer le
doctrine Lacanienne : Et d’abord qu’une telle corps comme lieu d’écriture, comme source de la
affirmation éloigne de notre portée les jouissances, production de sens, comme cadre et limite de
éternelles. l’imaginaire, mais la surface du corps, pas plus que
la surface du papier (ou du parchemin, ou de la
Reste la question sérieuse, celle d’être homme ou pierre) ne constitue de substrat.
d’être femme dans un acte qui serait l’acte sexuel. Les vérités, qui sont des vérités topologiques, que
Celle de faire entrer la question de la jouissance dans Lacan nous enseigne, c’est qu’il n’y a quant au
le système du savoir. signifiant, aucun autre support que le trou, pas de
Or, le savoir d’, Œdipe n’est pas un savoir de surface mais le trou constitué par son bord.
philosophe, ce savoir, indiqué dans la forme de Et qu’"au niveau du volume, il n’y a d’autre support
l’énigme est bien un savoir concernant ce qu’il en au corps que le tranchant qui préside à son
est du corps. découpage".
Et c’est ici qu’il faut alors introduire le sujet, le sujet
comme effet de la signifiance ou encore comme Il s’agit d’une algèbre de bord, qui ne désigne rien
véhicule de la signifiance car l’effet de d’autre qu’une marge. Et c’est dans tété marge que
l’introduction du sujet est précisément de placer le le sujet va se coller entre ce que Lacan avait défini
corps et la jouissance dans un rapport d’aliénation. comme l’Un et l’Autre.

Ainsi éclairée, la jouissance se trouve être, si vous Et c’est à la lumière de cette algèbre qu’il faut
me permettez de citer encore Lacan"le symptôme entendre cet énoncé de Lacan que j’ai voulu mettre
sans son sens, privé de sa vérité mais par contre, aujourd’hui en exergue : « Le sujet est toujours d’un
chargé toujours plus de ce qu’il contient de savoir" degré structural au-dessous de ce qui fait son
Ou encore : corps. »
Ce qui permet alors de dire qu’"Œdipe bénéficiait
(pâtissait ?) d’un savoir sur le corps, mais ne savait
pas ce dont il jouissait. (Exposé présenté à la réunion intercartels de Liège le 17 avril 1983)

Il n’en reste pas moins que "ce qui parle est ce qui
jouit de soi comme corps". De soi, c’est-à-dire de
l’Autre. Histoire de sang
Claudine Germeau
Et cette pointe paradoxale, ce joint entre les deux
propositions que j’étale aujourd’hui, qu’il n’y a de Je vais vous parler de Madame X…, âgée de 40 ans
jouissance que du corps et que le corps c’est l’Autre, environ. Cette dame m’a consulté pour guérir d'une
c’est ici qu’on le trouve : dans "le passage de recto-colite hémorragique. Elle est atteinte de cette
l’image spéculaire à un double qui échappe". Car maladie depuis 7 ans : les troubles sont apparus la
même dans l’expérience du miroir, et ça Lacan 1. 3 veille d’un départ en vacances. Elle n’émet aucune
montre bien à propos de l’Angoisse, il peut arriver plainte. Envoyée par le gastro-entérologue, elle
que l’image spéculaire se modifie, et que alors "ce m’aborde avec beaucoup de réticence. Elle ne croit
que nous avons en face da nous, notre visage, notre pas à l’effet curatif d’une action psychogène, d’une
paire d’yeux laisse surgir la dimension de notre psychothérapie et encore moins d’une cure
propre regard", moment étrange et angoissant s’il en psychanalytique dont elle n’a que de vagues notions.
est, moment où "ce regard qui apparaît dans le Toutefois, elle accepte de venir une fois par

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semaine. Par souci déontologique et par discrétion, estime qu’elle n’a plus aucune raison de repousser
je passerai sous silence les nombreux détails de ses avances puisqu’elle va mieux.
l’anamnèse, bien que celle-ci soit assez riche, Des rêves surviennent : rêves de viol ou rêves de
notamment quant aux antécédents poursuites dans les rues par des hommes dont un a
psychopathologiques de son ascendance : elle a un les mains coupées.
fils de 20 ans en bonne santé. Dans les mois suivants, elle signale également que
Je me bornerai à vous parler du contenu des séances durant sa jeunesse, elle a eu plusieurs crises
de psychothérapie qu’elle a accepté de suivre ; elle d’étouffement dont l’origine n’a jamais été trouvée.
refuse néanmoins de s’allonger sur le divan qui Après un an et demi de psychothérapie, survient une
paraît l’inquiéter. légère rechute d’hémorragies dont la raison est
C’est une femme qui parle peu, paraît manquer difficile à préciser : recrudescence des disputes avec
d’imagination et ne s’abandonne pas à la rêverie. La la mère ? Mais ont-elles jamais cessé ? Soucis pour
pensée paraît d’abord opératoire. Méticuleuse, de son fils qui cherche du travail et va se marier ?
tempérament anxieux, elle craint le cancer et n’ose Le gastro-entérologue lui conseille la relaxation ; je
pas sortir seule à la tombée de la nuit de peur d’être lui explique sommairement la méthode de la
la victime d’une agression. Mais des rêves sophrologie ; elle s’y applique régulièrement chez
apparaissent dès les premières semaines et trois elle mais s’inquiète car elle tombe très rapidement
thèmes surviennent de façon récurrente : dans un état semi-second ! à part la tête, elle a
1. Elle rêve souvent de sang et associe ses rêves aux l’impression qu’elle n’ a plus de corps, que celui-ci
taches de sang vues dans les rues après des actes de devient chaud et que ses spasmes intestinaux
violence qu’elle redoute et auxquels elle assiste disparaissent, elle me signale que l’on vend dans le
fréquemment ; elle rapporte également les difficultés commerce des cassettes où sont enregistrées des
de sa naissance qui a failli "tuer" sa mère par méthodes de relaxation et m’en donne la référence
hémorragie, des hémorragies nasales de sa prime Par ailleurs, resurgissent de nombreux rêves où
enfance, les hémorragies dentaires, les règles apparaissent des enfants ou des bébés ; elle dit :
abondantes et un avortement. "cela commence à m’énerver, je n’aime pas les
2. Elle rêve souvent d’enfants, petits, sans sexe bébés qui pleurent…".
défini ;, peu d’associations surviennent à ce sujet et Elle rêve également de sa mère qui veut se suicider
lorsque je risque quelques interprétations, cela reste et repousse énergiquement l’interprétation que je
sans effet (rêve-t-elle de l’enfant qui sommeille en fais à ce moment en disant qui elle souhaite peut-être
elle ? ou de son avortement ?). la mort de sa mère ; cependant elle reprend des
3. Elle rêve de sa mère qui joue Ln rôle important distances vis-à-vis de celle-ci. Suite aux rêves des
dans sa vie ; elle la décrit comme une personne enfants, elle exprime quelques regrets d’avoir un
acariâtre, gémissant sans cesse, jalouse, possessive, garçon ; elle aurait préféré une fille : "c’est plus joli,
voulant inquiéter et manipuler son entourage. Elle cela met des belles robes, on peut jouer à la
exprime facilement ses craintes vis-à-vis d’elle et sa poupée…".
peur de l’affronter. Elle découvre rapidement son Elle rêve également de nombreuses personnes
manque d’autonomie personnelle et commence à lui malades dans son entourage notamment des hommes
"tenir tête". et me dit spontanément : "vous allez encore dire que
La mère comprend d’emblée le manège et devant un je veux du mal aux messieurs…". Après quelques
tel changement d’attitude décrète que tout est la semaines, son état clinique s’améliore à nouveau.
faute de la psychanalyste : "cette femme-là et qu’elle Elle est plus assurée dans la vie quotidienne,
la hait" 1 Le père est peu présent dans le conflit ; il s’affirme et craint moins de s’opposer à moi et de
ne vit plus avec sa femme depuis de nombreuses me contredire.
années. Parallèlement, elle me signale qu’elle ne s’adonne
Après un mois et demi environ, les hémorragies ont plus à une de ses activités favorites, la pêche à la
disparu mais le traitement médicamenteux est ligne ; elle ne supporte plus de faire souffrir les
maintenu. Elle veut arrêter la psychothérapie qui lui animaux : ni les poissons, ni même le ver de terre
paraît devenir inutile, les séances sont espacées et qu’elle accrochait à son hameçon.
elle vient tous les 15 jours. Peu de temps après, elle rêve de son refus lors d’une
Toutefois elle se met à parler de ses difficultés collecte de sang, mais elle donne 1000 Frs pour les
sexuelles : elle est frigide et son mari plus jeune et œuvres de l’organisme mandé de trouver le sang
qui s’est toujours montré compréhensif et patient, dans la population : "c’était un don, dit-elle, dans la
réalité je n’aime pas qu’on me prenne du sang".

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Elle rêve également qu’elle a une plaie à la cuisse consistance n’étant que par celle de l’autre, lui
qu’elle colmate avec un morceau de chair humaine, communiquant sa consistance ! '
trop grand, d’autant que cette plaie est presque Dès que l’élément tiers intervient, se constitue le
guérie… nœud. C’est la nomination (le Nom du Père) qui fait
Ces derniers temps, elle a rêvé plusieurs fois de sa nœud, qui fait trou dans le Réel : le nœud
grand-mère qu’elle aimait beaucoup et qui fut Borroméen illustre la triplicité résultant :
longtemps en conflit avec sa mère, notamment pour −d’une consistance (qui n’est affectée que de
des problèmes d’argent ; cette grand-mère a souffert l’imaginaire)
vers l’âge de 60 ans d’hémorragies intestinales −d’un trou fondamental (qui ressort du symbolique)
rapidement guéries ; elle est néanmoins décédée – d’une ex-sistence (qui appartient au Réel).
quelques années plus tard d’obstruction intestinale. Des nœuds à trois, il n’y en a qu’une seule espèce.
Notre patient connaissait déjà ses ennuis intestinaux Le nœud à quatre fait la différence du Sujet : le
du vivant de sa grand-mère. quart, par rapport auquel se constituent les trois
Après deux ans, les hémorragies ont cessé mais la autres, est ce que Lacan nomme le Sinthome. Ce
muqueuse reste fragile. quatrième, c’est la réalité psychique, c’est le
"Les choses de la vie", le destin ou des raisons complexe d’œdipe.
inconscientes l’ont conduite à revoir régulièrement Ce qui fait ex-sistence est donc supporté du
son père (dans un rêve, son mari part seul dîner au Symptôme : la fonction du Symptôme est la fonction
restaurant et la patiente se réfugie dans les bras de du père.
son père et pleure…) tandis que dans un de ses Le sujet se constitue d’une topologie, à partir de
derniers rêves apparaissent des fleurs. l’inconscient, structuré comme un langage. Tout ce
Voilà où nous en sommes actuellement. qui se présentifie du Sujet est commandé par la
chaîne Signifiante dont le lieu est l’Autre.
(Exposé présenté à la réunion intercartels de Liège le 17 avril 1983)
Le Signifiant, se produisant au champ de l’autre, fait
surgir le sujet de sa signification. Le sujet est réduit
à n’être plus qu’un Signifiant. Cette caractéristique
Corps, R.S.I. du départ de l’Inconscient est signifiée dans
Christian Neys l’aphanisis, la disparition, le fading du sujet. Dans le
vel de l’aliénation de la première opération où il se
Ce travail est à situer dans le cheminement d’un fonde, il n’apparaît que dans sa division, d’un côté
cartel, où se traite, dans le sujet "Clinique comme sens (effet du Signifiant), de l’autre comme
Psychanalytique", les phénomènes évanouissement.
psychosomatiques, interrogés comme possible La relation du Sujet à l’Autre achèvera sa circularité
structure psychique ou comme phénomènes en dans la Séparation qui démontre l’essence aliénante
dehors (ou à côté de la structure), se spécifiant du de la première articulation signifiante.
passage à l’acte dans le corps – la lésion Ce qui est refoulé (Verdrängung) n’est donc pas
psychosomatique, passage à l’acte non sans l’affect : c’est le représentant de la représentation
retentissement sur le discours du sujet. (Vorstellungsrepräsentanz).Ce
Comment donc articuler le corps – en particulier Vorstellungsrepräsentanz est à localiser dans le
lorsqu’il se pare d’une lésion – avec ce que Lacan a premier couplage Signifiant : le sujet apparaît
inventé : Réel, Symbolique, Imaginaire, au départ d’abord dans l’Autre en tant que le premier
d’une lecture du Séminaire sur les quatre concepts Signifiant, le Signifiant unaire ; il représente le sujet
fondamentaux de la Psychanalyse, de celui sur pour un autre Signifiant, lequel autre Signifiant a
R.S.I., et, enfin, de celui sur le symptôme. pour effet l’Aphanasis du Sujet, d’où division du
Les structures, Lacan les a développées à partir du sujet, Sujet en tant que Signifiant binaire. Le
nœud Borroméen. Vorstellungsrepräsentanz est le Signifiant binaire et
"Il se constitue de deux cercles qui se cernent l’un à constitue le point central de l’Urverdrängung, le
l’autre, avec ce tiers qui pénètre dans un de ces point d’attrait par où sera possible tous les autres
cercles de façon telle que l’autre est, par rapport à ce refoulements. Par la séparation, le Sujet trouve le
tiers, dans le même rapport qu'avec le premier point faible du couple primitif de l’articulation
cercle". A rompre un élément, tous les autres sont signifiante, en tant qu’ide est d’essence aliénante. Là
également dénoués. Des trois consistances qui le se trouve à repérer le désir, dans l’expérience du
constituent (RSI), on ne sait laquelle est réelle : c’est discours de l’Autre. Donc, torsion fondamentale, par
le nœud Borroméen qui est le Réel, chaque laquelle le sujet revient à son point initial, qui est

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celui de son manque comme tel, du manque de son un tout), alors que le phénomène psychosomatique,
aphanasis. Dans la séparation, le Signifiant binaire s’il démontre l’intrication psyché-soma, pointe
est unterdrückt (chu dans le dessous). C’est de cet l’effet de l’Inconscient sur le corps, l’articulation de
effet aphanisis du Signifiant binaire que le Sujet aura ce dernier avec ce qui procède du Signifiant donc la
à se libérer dans l’analyse. division du sujet, interrogée dans sa dimension la
Le corps est à situer comme ce qui consiste, donc plus originelle, à l’endroit de la racine même du
dans l’Imaginaire, d’un autre ordre que celui du langage.
Symbolique qui est l’ordre du Signifiant. C’est le Les phénomènes psychosomatiques sont de l’ordre
sens en blanc, le "sens blanc par quoi le corps fait de la réalité sensible, et non de la réalité intelligible.
semblant semblant dont se fonde tout discours. Le Ils concernent directement le Réel, impliquant
corps de l’homme est affligé d’un phallus qui lui évidemment le corps.
barre la jouissance du corps de l’Autre. S’il se situe Lacan les situe à la fonction Imaginaire-Réel, au
dans l’Imaginaire, il n’entre dans la perspective niveau du "vrai trou".
analytique qu’en tant qu’il fait orifice, qu’il se noue C’est donc le corps, dans sa consistance imaginaire,
à quelque Symbolique ou Réel : il permet que le dire qui se signe de l’existence d'une lésion, dans le Réel.
y (dans le corps) résonne, donnant alors les pulsions, Cette marque est, plutôt qu’une signature, une
qui s’originent au tour du trou (bouche, oreille, yeux, résignation. Ce ne sera pas la fonction Nom du Père
anus). On croit qu’on possède son corps : on ne l’a qui fera nœud, trou dans le réel, mais une
pas. Un corps à adorer est la racine même de particularité du jeu du Signifiant que Lacan a décrite
l’Imaginaire ("je le pense","je le panse","je le fais dans l’holophrasisation. Le premier couplage
panse, donc je l’essuie"). Le corps est un sac, qui ne Signifiant se solidifie, "s’holophrase", il n’y a plus
fait pas l’Un mais l’indique, dans l’illusion, sac vide d’intervalle entre S1-S2. Le S indice 2 ne représente
comme pouvant ne rien contenir. C’est le sac qui plus la duplicité du symbole.
nous donne une idée de la consistance. A l’endroit du phénomène psychosomatique, Si colle
Si on n’a pas son corps, on possède un Savoir sur à S2, il n’y a pas de place pour le surgissement du
notre corps : ce savoir, c’est l’inconscient qui fait Sujet dans sa division, il n’y a pas aphanisis, pas
cercle autour d’un corps qui nous est étranger. Le d’émergence du symptôme à ce point. Il n’y e pas
Sujet a donc à voir avec le savoir que l’on e sur son production de l’objet a. Il n’y a pas Urverdrängung
corps, savoir qui passe par la dimension Signifiante. (refoulement primaire), mais les signifiants
Dans la topologie du nœud Borroméen, le corps est holophrasés peuvent par la suite être pris dans le
le support physique pour que quelque chose soit refoulement d’une chaîne signifiante, en tant que
pensable : il consiste, comme dans la fonction du nouveau signifiant.
trou, comme l’anneau. C’est le 'vrai trou "par Toujours dans le Séminaire XI, Lacan compare le
opposition au faux trou, ensemble symbolique- phénomène psychosomatique avec ce qui s’opère
symptôme. dans le réflexe pavlovien. Les Signifiants
Pathologie du corps, le phénomène psychosomatique holophrasés induisent une sorte d’équivalence entre
se définit de la lésion : il se différencie ainsi de eux-mêmes, et le corps. Ils agissent comme signes,
l’atteinte conversive, où la fonction de l’organe est Signifiants ayant perdu leur fonction signifiante,
seule touchée (exemples : paralysie, anesthésie). sauf pour un autre pour qui ils restent Signifiants
Classiquement, le terme psychosomatique désigne, (dans le réflexe pavlovien, l’expérimentateur – pour
soit une approche générale de la médecine prenant, les phénomènes psychosomatiques, par exemple la
dans n’importe quelle maladie, la totalité de l’être mère).
humain, dans ses aspects psychologiques et Ces Signifiants manquants, marques de ratages
biologiques – soit un groupe de maladies ponctuels de la castration symbolique sont
(exemples : H.T.A., ulcère gastrique, asthme,…) où recherchés par le sujet dit psychosomatique : il tente
les facteurs psychologiques jouent un rôle de de soutenir partiellement le Nom du Père (par
premier plan. Les deux définitions sont, dans une exemple dans la recherche, dans la langue
optique analytique, insuffisantes : la seconde maternelle, de quelque chose où pointera la
renvoie, en bout de course, au discours médical, les métaphore paternelle).
facteurs psychologiques (on fait d’ailleurs du Ce signifiant gélifié s’introduit dans le Réel, donc
"Psychologique") étant faits de causalité aux côtés dans l’Inconscient.
d’autres composantes biologiques, sans en saisir L’Imaginaire n’est plus homogène au Réel : il y a
l’intrication-la première procède d’une psychologie ratage au point de la consistance du corps sac-peau.
du Sujet, dans une conception holistique (le Sujet est Par rebond, on aboutit à l’impossibilité de la

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fonction symptomatique l’accord (au sens musical comportementaux, psychopathes, certains


du terme) que fait le Réel entré les deux pâles, toxicomanes). La conséquence en est ce "bouchon
langage et corps défaille. de Réel", cette sidération de l’histoire du sujet. Le
On peut dire que le phénomène psychosomatique phénomène psychosomatique officie comme leurre :
vient faire fonction de "bouchon de Réel", repérable arbre qui cache la forêt. En dérive une sémiologie
cliniquement, par exemple dans ce qui fut décrit phénoménologique (Pattern de comportement-
comme pensée opératoire et comme pattern Pensée opératoire – Délinquance).
comportementaux. Outre l’holophrasisation et
l’absence d’aphanisis, on peut l’interroger du côté de Par la psychanalyse, naît la possibilité de casser le
la non-chute de l’objet a, impliquant le rapport à manque d’aphanisis, de laisser réopérer la fonction
l’Autre et ce qu’il a été décrit comme du transfert symbolique (cf. les Signifiants dataux – la question
difficile chez les sujets dits psychosomatiques. du Nom Propre), avec la prudence qu’impose cette
L’absence d’aphanisis va enfin altérer le processus pente de la libido-incarnée, du marquage corporel
de séparation, d’où l’importance d’épisode, soit de dans la lésion. Elle incite à une attention particulière
séparation réelle, soit répétée par un signifiant, dans à la position que l’on prend par rapport à l’objet du
la genèse des phénomènes psychosomatiques. désir du sujet (du fait de la non émergence de a – si
Les phénomènes psychosomatiques ont donc affaire, on se situe en lieu de morceau de corps de l’Autre,
directement, avec le Réel. La jouissance fait qu’ils on perpétue le leurre. Le discours médical peut
peuvent se répéter, sans pour autant que cela fasse d’ailleurs être questionné dans ce sens.
plaisir.
(Exposé présenté à la réunion intercartels de Liège le 17 avril 1983)

Comme dit au préalable, le désir reste interrogé,


mais au travers du besoin : la jouissance du corps de Les effets réels du transfert
l’Autre, qui est barrée par le phallus, puisqu’il n’y a Jean Guir
pas d’autre de l’Autre, peut être touchée dans un
morceau du corps de l’Autre, dans le phénomène Je suis de plus en plus sollicité par des demandes
psychosomatique. Ce serait une façon qu’il y ait du d’analyse de sujets souffrant de phénomènes
rapport sexuel. psychosomatiques, de ces patients "coupables du
réel". L’affaire est d’importance lorsqu’il s’agit
On peut donc forcer le Réel par le biais d’un d’affections graves qui font courir au sujet le risque
phénomène psychosomatique. Une autre façon de le d’une mutilation corporelle voire d’une mort à plus
faire est l’écriture. Lacan dit que l’écriture concerne ou moins brève échéance. Le corps médical ne
le Nœud, donc le Réel. dispose pas, à de rares exceptions près, de
Elle ne vient d’ailleurs que du Signifiant. Elle est traitements spécifiques pour ces affections
appui à la pensée : on y accroche des signifiants, par d/étiopathogénie obscure. Les progrès récents de la
ce que Lacan appelle la dit-mension. Un parallèle recherche médicale permettent d'espérer un
écriture-phénomène psychosomatique est tentant : traitement efficace dans un avenir prochain. Pour
par cet appui commun à la dit-mension (comme l’instant, les médecins sont tous d’accord pour
l’holophrase qui sert d’appui, entrant dans la chaîne invoquer une participation psychique importante
des Signifiants comme nouveau Signifiant) – par la dans le déclenchement de ces affections.
fonction scripturale de la lésion, donnée à lire – par
l’effort déployé pour soutenir un Nom, en particulier Bon nombre de médecins et de patients pensent
le Nom du Père. qu’une cure analytique pourra améliorer voire guérir
ces affections. Confusément ces sujets pressentent
On conclura sur la question de la structure un lien entre leur vie psychique troublée et
psychosomatique. Des mécanismes rappelant la l’apparition de ces maladies. Si la souffrance
psychose n’impliquent cependant pas une identité La psychique est le facteur le plus important pour se
fonction Nom du Père est partiellement ratée : il n’y soumettre à une cure analytique, on ne voit pas
a pas forclusion. pourquoi la souffrance organique entraînée par le
phénomène psychosomatique ne serait pas elle aussi
Le Spécifique est le forçage dans le Réel, un moyen d’accès à l’analyse.
l’inscription dans le corps, de ce ratage. Il se
rencontre également dans l’écriture, ainsi que dans Le problème est ardu : d’un côté, le médecin est
les pathologies de l’Acte (certains troubles impuissant, de l’autre le psychanalyste ne peut pour
ce genre de manifestations corporelles prétendre

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s’appuyer sur un corpus théorique précis. Par contre, A mesure que s’engage le procès de la castration
pour des sujets souffrant de symptômes névrotiques symbolique, l’affection doit diminuer. Tant que
(y compris bien entendu les conversations l’affection subsiste, cela veut dire qu’il y a des
hystériques), le maniement du signifiant et le signifiants primordiaux qui n’ont pas été mobilisés.
repérage de la structure dans une cure s’appuient sur A ce stade de la cure, le patient n’a plus une vision
les travaux incontestés de Freud et de Lacan. médicale de son affection : les stigmates de son
corps font partie intégrante de sa destinée, de son
J’ai précisé cependant dans un article (Analytica) sur histoire d’un sujet pris dans le langage. Il sait que la
les phénomènes psychosomatiques, que, persistance de son affection est liée à la résistance de
contrairement à l’opinion répandue, Lacan a ouvert l’analyste.
des pistes intéressantes pour comprendre ces
phénomènes étranges. En fait les propos de Lacan Je crois d’ailleurs que l’éclatement d’un phénomène
nous ramènent aux points les plus ardus de la théorie psychosomatique lors d’une cure ou après une cure
psychanalytique (Holophrasisation S1 S2, pas de de névrosé classique est le signal d’alarme donné par
relation à l’objet, phénomènes concernés par le réel). le patient pour signifier que la castration symbolique
L’induction signifiante au niveau du sujet s’est n’est pas réalisée.
passée d’une façon qui ne met pas en jeu l’aphanisis Au moment où l’affection régresse voire disparaît,
du sujet, et de ce fait un besoin viendra à être l’analyste a tous les éléments pour engager le sujet
intéressé dans la fonction du désir. J’ai précisé qu’au dans la terminaison de sa cure, ceci à mon avis peut
moins quatre ordres de signifiants étaient intéressés être très rapide.
dans la production de phénomène psychosomatique C’est un peu semblable à l’éradication d’une grosse
D’autre part, aux dernières journées de l’École, j’ai phobie durant la cure d’un phobique. Nous savons
montré que dans ces cures, certains rêves tenaient que l’abolition d’un symptôme ne signe évidemment
une place à part. pas la fin de la cure, mais bien son approche.
L’ombilic de ces rêves était cerné par des signifiants Tout différent est l’abolition d’un symptôme
holophrasés dont le dégel par l’interprétation amène hystérique ou obsessionnel durant une cure où l’on
une sédation voire une guérison des troubles. Il y sait qu’il y a encore beaucoup de travail entre
avait création d’un intervalle S1-S2 avec une l’analysant et l’analyste.
production de l’objet a. (Fantasme, S ◊ a).
En conclusion, le paradoxe dans ces cures est que le
Dans la pratique, on s’aperçoit que cette castration maniement du transfert doit avoir un effet réel sur le
dans le réel présentée par ces sujets n’est qu’une corps du sujet. Si, comme le rappelle Lacan, il faut
résultante et un effet de masquage d’une castration considérer la guérison comme bénéfice de surcroît
symbolique inachevée, dont les matériaux seront de la cure psychanalytique, ici le phénomène,
repris par l’analysant avec insistance. psychosomatique fait partie intégrante de la texture
Il y e toujours une souffrance physique sous-tendue même du sujet.
avec bien souvent des symptômes névrotiques en
(Exposé présenté à la réunion intercartels de Liège le 17 avril 1983)
toile de fond. On pourrait avancer une métaphore : le
malade psychosomatique se présente comme Œdipe
avec les yeux crevés. Il faudra faire un travail à
rebours dans la cure. La maladie psychosomatique
Monique Liart
Du fait de l’holophrasisation S1-S2, la mise en place
du transfert est difficile : il faudra quelques mois Ce travail n’a pas d’autre prétention que de
voire quelques années avant que l’analyste soit rassembler les questions nées d’une expérience de
réellement en position d’objet a. cartel.
Je voudrais surtout insister sur un point qui me paraît Il n’est jamais inutile, lorsqu’on aborde la question
capital, mais aussi effrayant ; une fois la cure de la maladie psychosomatique, de rappeler cette
engagée, le phénomène psychosomatique, lorsqu’il distinction essentielle entre la conversion, hystérique
peut être réversible bien entendu, au sens médical du et le phénomène psychosomatique qui, si elle est
terme, pris dans les rets du transfert, est un véritable assez aisée à faire à faire sur le plan clinique, l’est
baromètre du bien-fondé du maniement de la cure. moins sur le plan théorique.

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Le symptôme de conversion est une somatisation opérations. Beckett, qui transcrira pendant un certain
fonctionnelle ne laissant aucune trace médicalement temps "l’Œuvre en cours" sous la dictée de Joyce
repérable sur le corps. souffrant, est lui aussi sujet à des troubles
La maladie psychosomatique est au contraire une psychosomatiques depuis sa prime jeunesse. Ces
somatisation lésionnelle. troubles s’atténuent lorsqu’il trouve de l’inspiration
pour écrire. Ils prennent la forme de blocages
Sur le plan de la cure analytique, la différence urinaires très douloureux, de furonculose dans le
essentielle tient en ceci que le symptôme de creux de la main ou d’abcès anaux. Les crises le
conversion peut se lever instantanément et ramènent au foyer maternel dont il ne peut plus
disparaître par une interprétation. Elle est donc du partir.
registre du signifiant et, on le verra, de la jouissance Il fait en Angleterre une analyse de plusieurs années
phallique. chez Bion, qui posera à son sujet le diagnostic de
Le phénomène psychosomatique ne relève pas du schizophrénie. Son départ pour la France et sa
registre du signifiant. Une cure peut parfois venir à rencontre avec Joyce qu’il considère comme son
bout d’une lésion organique, mais pas avec ce côté maître constitueront une coupure importante mais
ponctuel de l’interprétation. La lésion organique pas définitive avec sa mère.
relève du champ du réel et de ce que Lacan a nommé
la jouissance de l’Autre. Le phénomène psychosomatique peut-il être
La distinction de ces deux registres interdit en tout considéré comme une suppléance de relais par
cas de présenter le phénomène psychosomatique rapport à cet artifice qu’est déjà l’écriture pour ces
comme une aggravation de la conversion hystérique. deux sujets et qui vient constituer ce quatrième rond
On voit, en effet, des lésions graves apparaître très que Lacan appelle le sinthome ? Ce quatrième rond,
brutalement chez certains sujets, et pas du tout il le qualifie de névrotique précisément et il a pour
comme un stade ultérieur de développement des fonction de tenir le sujet hors des phénomènes
phénomènes de conversion. délirants. Il faut noter toutefois que l’écriture est une
A l’inverse, on voit des phénomènes de conversion suppléance du registre du symbolique, alors que le
durer toute la vie d’un sujet sans que jamais ne se phénomène psychosomatique est du registre du réel,
produise la moindre lésion organique. de la jouissance donc.
Cette remarque ne concerne bien sûr que les sujets
La thèse de J. GUIR (cf. L’Âne, n°6) pose que le de structure psychotique et n’est donc pas
phénomène psychosomatique ne constitue pas une généralisable aux autres structures.
structure autonome. On peut observer, en effet,
l’apparition de somatisations dans toutes les Notre cartel s’étant penché essentiellement sur les
structures et à des moments différents de la cure. travaux de J. Guir, je reprendrai une autre de ses
Ceci interdit donc d’articuler la maladie thèses : "L’organe atteint fonctionne comme un
psychosomatique de façon particulière à la psychose. organe volé à un autre et tente de jouir comme s’il
Toutefois, même si elle ne couvre pas tout le champ appartenait à cet autre. Greffe imaginaire dont
de la question, il n’est pas sans intérêt d’essayer de l’implantation forcée crée des lésions qui expriment
voir la fonction du phénomène psychosomatique l’impossibilité de pénétrer dans la jouissance de
dans certains cas de psychose, notamment dans le l’Autre. (…) Ces patients prennent en charge à leur
cas de deux écrivains : James JOYCE et Samuel corps défendant, souffrant, la castration symbolique
BECKETT. ratée de l’autre, qui se conjugue très souvent à la
perversion de la mère. Pour donner une image :
On pourrait dire que pour tous les deux la maladie c’est comme s’ils s’introduisaient dans la scène
psychosomatique apparaît dès que la suppléance primitive de l’Autre."
constituée par leur art d’écrire ne fonctionne plus.
Selon Lacan, c’est l’absence d’aphanisis qui ne
JOYCE commence à souffrir d’un, iritis très grave permettrait pas le passage d’un signifiant à un autre
lorsqu’il entreprend "l’Œuvre en cours" qui qui serait responsable des manifestations
s’appellera finalement "Finnegans Wake", œuvre qui lésionnelles. Il n’y a, en effet, à ce moment plus de
prendra de nombreuses années de sa vie. Les dialectique du sujet.
périodes de stérilité sont marquées par des crises
d’iritis de plus en plus graves. Il est certains Ces signifiants gelés seraient donc pris dans la
moments proches de la cécité et doit subir plusieurs jouissance de l’Autre ou la perversion de la mère. Le

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symptôme de conversion, lui, se situerait du côté de douleur que peut s’éprouver toute une dimension de
la jouissance phallique ou du désir de l’Autre. Le l’organisme qui autrement reste voilée.
schéma RSI de Lacan montre bien que la jouissance Qu’est-ce que le désir ? Le désir est en quelque
de l’Autre est à la jonction de l’imaginaire (du sorte le point de compromis, l’échelle de la
corps) et du réel. Elle est hors symbolique. La dimension de la jouissance, dans la mesure où d’une
jouissance phallique, au contraire, est hors corps, certaine façon il permet de porter plus loin le niveau
c’est le champ de la métaphore. de la barrière du plaisir. Mais c’est là un point
fantasmatique, je veux dire où intervient le registre
imaginaire, qui fait que le désir est suspendu à
quelque chose dont il n’est pas de sa nature d’exiger
véritablement la réalisation."est légitime de mettre
le symptôme du côté de la jouissance phallique
puisque le symptôme est le lieu où la jouissance
s’associe au déplaisir. C’est là aussi que Lacan situe
le plaisir, puisque le plaisir est ce qui vient faire
limite à la jouissance.
Le fantasme, par contre, est à situer du côté de la
jouissance de l’Autre : c’est ce qui, curieusement,
laisse la jouissance du côté du plaisir.
Dans son discours au collège de médecine en 1966 à
La Salpétrière, Lacan situe l’impasse de la position Le phénomène psychosomatique, la lésion dans le
du médecin par rapport au malade autour de deux réel, c’est le lieu de la lettre. Puisqu’il n’y a pas de
questions : il insiste d’abord sur l’importance de passage possible de S1 à S2 du fait de l’absence
différencier la demande du malade de son désir. Ceci d’aphanisis, l’absence de métaphore produit cette
nous introduit à la question de l’Autre : demander la inscription dans la jouissance de l’Autre.
guérison n’implique pas qu’on la désire. Ensuite il
pose la question éthique de la médecine : si la Dans son séminaire sur Joyce le sinthome (10. 2.
médecine s’occupe du corps, elle doit savoir que ce 76), Lacan donne cette définition de la jouissance :
à quoi elle a affaire c’est à la jouissance du corps. "La jouissance c’est du réel. La jouissance du réel
"Le corps est quelque chose qui est fait pour jouir, comporte du masochisme. Le masochisme est le
pour jouir de soi-même". Mais le plus souvent cette majeur de la jouissance que donne le réel".
dimension de jouissance est exclue du rapport Lacan déduit du fait que Joyce ne jouit pas de la
épistémo-somatique et la médecine présente le corps raclée que lui donnent ses camarades qu’il n’est pas
dans son registre purifié : dans la dichotomie un vrai pervers. Il trouve par contre dans le
cartésienne du corps et de l’étendue. sentiment qu’il éprouve, sentiment de laisser-tomber
du corps, la preuve de sa psychose : l’anneau de
Qu’est-ce que le corps de la jouissance à avoir avec l’imaginaire n’est pas noué borroméennement aux
le symptôme, avec la souffrance ? Cette question deux autres, il est libre.
amène Lacan à distinguer plaisir, jouissance et désir.
"… ce qu’à introduit Freud à propos du principe du Le rapport à la jouissance du névrosé et du pervers
plaisir et dont on ne s’est jamais avisé, à savoir le n’est pas le même : le névrosé se défend de la
plaisir est une barrière à la jouissance, en quoi jouissance par le désir même dont il s’angoisse, le
Freud reprend les conditions dont de très vieilles pervers assume le désir comme volonté de
écoles de pensée avaient fait leur loi. Que nous dit- jouissance. Le pervers, en position d’objet, est
on du plaisir ? Que c’est la moindre excitation, ce englué dans son fantasme ; il se prête à la jouissance
qui fait disparaître la tension, la tempère le plus, de l’Autre soit sur le mode sadique (il atteint l’autre
donc ce qui nous arrête nécessairement à un point jusqu’au plus profond de sa pudeur), soit sur le
d’éloignement, de distance très respectueuse de la mode masochiste où c’est dans son corps propre
jouissance. Car ce que j’appelle la jouissance au qu’il éprouve le réel de la jouissance.
sens où le corps l’éprouve est toujours de l’ordre de
la tension, du forçage, de la dépense, voire de Si l’on en revient à la thèse de J. Guir, à savoir que
l’exploit. Il y a incontestablement jouissance au quelqu’un (la mère) jouirait d’une partie du corps de
niveau où commence d’apparaître la douleur, et l’autre, la cause du désir n’est pas dans ce cas
nous savons que c’est seulement à ce niveau de la comme dans la psychose l’enfant tout entier, mais

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c’est l’organe du corps de l’enfant qui occupe cette "Fonction et champ de l’amour et de la sexualité
place. L’organe malade serait en position d’objet a. dans l’inconscient" notes intégrales à paraître à la
L’importance de la perversion de la mère rentrée 1984).
s’expliquerait en ceci : le fantasme du pervers est Le trajet freudien, dont j’ai commencé à délimiter
fait pour évacuer son manque à être, la castration est les grandes étapes, est tendu entre deux approches de
toujours pour l’autre, pas pour lui. La castration de la notion de pulsion sexuelle. : au départ, dans les
l’autre dans le phénomène psychosomatique s’opère "Trois essais sur la théorie de la sexualité" (1905), la
dans le réel et non dans le symbolique. La formule pulsion sexuelle est mise en place par le biais d’une
que donne Lacan de la perversion dans Kant avec étude des perversions ; à l’autre bout, dans 1"Au-
Sade peut nous éclairer : d→ a ◊ S delà du principe de plaisir" (1920), dans le dualisme
entre Éros et la mort, la notion de pulsion sexuelle
On peut y lire que le sujet pervers se fige en position est appuyée sur l’amour. D’un coté l’accent est mis
d’objet et que la division est tout entière renvoyée sur la pulsion en tant que partielle et partialisante, de
sur l’autre. l’autre, sur la force unificatrice qui s’oppose à la
L’effet premier recherché par le pervers par une telle discorde que Freud situe alors du côté de la pulsion
opération est de produire l’angoisse chez l’autre afin de mort ou de destruction. Il faut bien voir que nous
de s’en protéger. avons ainsi affaire à un véritable retournement dans
Or, l’angoisse est ce qui a déjà été repéré par la l’œuvre freudienne. Il apparaît d’ailleurs avec
médecine comme étant à l’origine des maladies évidence si l’on prête attention au fait qu’au tout
psychosomatiques. Les recherches les plus début des "Trois essais…" (dans l’introduction au
intéressantes en ce domaine sont celles de H. Selye : chapitre 1 de la première partie), Freud fait déjà
ses travaux portent sur le stress comme manque de mention de la notion platonicienne d’Éros, mais en
défense du système sympathique contre les s’en servant alors comme d’un repoussoir ; il écrit en
agressions extérieures. effet :
"Nous trouvons la meilleure interprétation de la
L’angoisse, dit Lacan, c’est justement quelque chose notion populaire de pulsion sexuelle dans la légende
qui se situe dans notre corps : c’est le sentiment qui pleine de poésie selon laquelle l’être humain fut
surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à divisé en deux moitiés – l’homme et la femme – qui
notre propre corps, précisément parce que ce corps tendent depuis à s’unir pour l’amour", cette allusion
pourrait être entièrement soumis au, désir de l’Autre au mythe qu’Aristophane rapporte au cours du
et peut-être à la jouissance de l’Autre. "Banquet" de PLATON, désigne là l’erreur de la
Lacan rappelle dans "Kant avec Sade" ce qu’il en est croyance populaire à laquelle Freud va opposer ce
de l’origine du plaisir : "… ce que nous enseignons que lui ont enseigné l’étude des perversions et de
sur le désir, à formuler comme désir de l’Autre, pour l’enfance. Quinze ans plus tard, c’est cependant le
ce qu’il est d’origine désir de son désir. Ce qui fait même mythe qui deviendra la référence centrale
l’accord des désirs concevable, mais pas sans dont il se servira pour remodeler la notion
danger. Pour la raison qu’à ce qu’ils s’ordonnent en psychanalytique de pulsion sexuelle ! Ce
une chaîne qui ressemble à la procession des renversement se marquera d’ailleurs dans les
aveugles de Breughel, chacun sans doute, a la main éditions des "Trois essais…", en y faisant apparaître
dans la main de celui qui le précède, mais nul ne une contradiction, puisque dans la préface à la
sait où tous s’en vont" . (p. 784-785) quatrième édition de cet ouvrage, publiée en 1920,
Si le phénomène psychosomatique â à voir, comme Freud a recours à ce terme d’Éros pour justifier
le dit J. Guir, avec un désir d’identification, on voit l’élargissement qu’il donne à la notion populaire de
en effet dans quel cercle vicieux le sujet peut se sexualité :
trouver : tu veux jouir d’un organe de mon corps, je "Enfin, en ce qui concerne l’extension donnée par
te le sacrifie afin d’obtenir en échange une identité nous à l’idée de sexualité, extension que nous
dans la lignée familiale. imposait la psychanalyse des enfants et de ce qu’on
appelle des pervers, nous répondons à ceux qui, de
leur hauteur, jettent un regard de mépris sur la
Freud face à l’amour
psychanalyse, qu’ils devraient se rappeler combien
Serge André
l’idée d’une sexualité plus étendue se rapproche de
l’Éros du divin Platon".
(Extrait de la séance du 22 novembre 1983 du (Trois essais, 12-13). Il est évidemment curieux que
séminaire) cette déclaration n’entraîne pas de modification du

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texte qui, deux pages plus loin, reprend narcissisme" (1914), sur "Pulsions et destins des
intégralement l’opinion inverse de 1905, dans le pulsions" (1915), et jusqu’à 1’"Au-delà du principe
passage que j’ai cité en premier lieu. Cela est de plaisir" (1920) et son essai sur "Le Moi et le Ça
curieux, et, en même temps, c’est le genre de choses "(1923), nous voyons qu’après avoir posé un clivage
qui m’émerveille toujours à la lecture de Freud : de principe entre la vie pulsionnelle et la vie
même s’il change radicalement de point de vue, il ne amoureuse, tout son effort porte sur la manière
se censure jamais, et c’est pourquoi nous pouvons d’élaborer néanmoins un concept qui réunisse ces
suivre tout le déroulement de son élaboration. deux registres en une seule tendance ; ce concept,
Ainsi, nous avons aux deux bouts de l’œuvre c’est celui du narcissisme avec le terme qui lui est
freudienne, deux conceptions opposées des fonctions propre : le moi qui, se plaçant en quelque sorte entre
de la pulsion sexuelle et de l’amour. Dans la l’objet de la pulsion l’et l’objet incestueux, établit
première, la pulsion sexuelle se présente comme une entre la pulsion sexuelle et l’amour me relation de
force de désunion et de morcellement ; dans la vases communicants. Quant à la question de l’amour
seconde, au contraire, comme une tendance à de transfert, il suffit de prendre l’un à la suite de
l’unification et à la cohésion. l’autre les articles sur la dynamique du transfert
En corollaire, dans le cadre de la première approche, "(1912), les" Observations sur l’amour de transfert
l’amour se voit doté d’une fonction inverse à celle "(1915), et l’"Au-delà du principe de plaisir "(1920),
de partialisation et de déviance extra-génitale qui pour comprendre l’enjeu de la recherche qui s’y
caractérise la pulsion partielle ; alors que dans la poursuit et finit par y échouer : en effet, si l’on
seconde théorie des pulsions, loin d’opposer ce qui pouvait ramener l’amour de transfert à l’expression
est de l’ordre de l’amour à ce qui relève de la d’un désir sexuel refoulé, on pourrait interpréter la
pulsion sexuelle, Freud va au contraire construire résistance qu’il oppose à l’analyse et la difficulté
son dualisme Eros-pulsion de mort sur le modèle du serait levée. Mais, après avoir suivi cette première
couple amour-haine. voie, Freud doit bien convenir que cette
interprétation échoue, que l’amour de transfert ne se
L’effort de l’œuvre de Freud semble ainsi d’intégrer laisse pas réduire à la symbolisation du sexuel
l’amour dans le processus de la pulsion sexuelle, refoulé, qu’il y a bien là" un amour véritable "et
tandis que la haine va se trouver rejetée du côté de la irréductible.
pulsion de mort.
Reprenons donc ces problématiques par le début.
La question se pose dès lors à nous de savoir Pour nous y retrouver, je vous proposerai de nous
comment et pourquoi, sous l’empire de quelle appuyer sur une petite grille minimale situant
nécessité logique, Freud a été ainsi amené à opérer quelques termes essentiels qui nous serviront de
ce retournement, et quelles en sont les conséquences points de repère dans ce que nous allons aborder.
pour la psychanalyse. Y répondre implique que nous Cette grille, je la construis à partir de trois termes, en
suivions Freud dans son trajet, pas à pas, de 1905 à eux-mêmes problématiques en ce sens que leur
1920, et que nous repérions quels sont les problèmes définition n’est pas donnée d’emblée, – la pulsion, la
qui se posent en cours de route et qui réclament un perversion, l’amour.
tel remaniement. Ces problèmes, nous allons le voir,
sont de deux ordres. D’une part, au niveau théorique, Quelles sont les relations qui peuvent s’établir de
il s’agit pour Freud de déterminer le statut de l’objet l’un à l’autre de ces termes ?
– tant dans la pulsion sexuelle partielle que dans le J’ai montré que Freud a introduit la notion de
choix amoureux –, et de la satisfaction qui s’y trouve pulsion à partir de la perversion ; ça nous donne une
liée ; d’autre part, au niveau de la pratique première relation, entre pulsion et perversion, dont le
analytique elle-même, il devient de plus en plus point d’intersection peut être désigné comme une
urgent pour Freud, au cours de ces années, de fonction de partialisation, de désunion du sexuel par
résoudre la difficulté majeure à laquelle l’expérience rapport au but génital au sens strict. J’ai dit ensuite
de la cure le confronte, à savoir le surgissement de que Freud en arrive, en 1920, à redéfinir la notion de
l’amour de transfert qui lui oppose une résistance pulsion sexuelle comme Éros, donc à la faire
inébranlable. Du côté du statut de l’objet, si nous basculer du côté de l’amour plutôt que de la
reprenons le parcours freudien à partir des "Trois perversion ; ceci nous invite à interroger une
essais…" et ensuite au travers de ses articles deuxième relation, entre amour et pulsion, dont le
successifs sur la "Psychologie de la vie amoureuse" point de recoupement serait une visée d’union, de
(1910, 1912 et 1918), sur 1’"Introduction au cohésion, étant entendu qu’à cette visée va s’opposer

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le courant de la haine ou de la pulsion de mort qui chasseur préhistorique symbolisait la bête tuée – ce
vise, elle, au désordre et à la destruction. Entre ces que Lacan appelle "le trait unaire", mais aussi, l’Un
deux relations, je crois que nous devons en nous indique l’unique, l’exception, l’Un qui se sort
introduire une troisième que j’ai évoquée ici, c’est du lot de tous les uns, donc le seul à n’être pas
celle qui existerait entre l’amour et la perversion : comptable. Enfin, troisième sens que nous indique le
leur point commun, souligné dès les "Trois signifiant "Un", l’un c’est aussi "faire un", l’union,
essais…", tient à la surestimation de l’objet, c’est-à- c’est-à-dire l’Un qui rassemble tous les uns en un
dire à son unicité ; nous verrons que cette unicité Tout, en une classe.
n’est pas une caractéristique simple, car elle se
répartit sur deux versants qu’il importera de Ce sont ces effets d’équivoque du signifiant "Un"
distinguer : celui de l’idéalisation et celui de la que Lacan essaie de mathématiser, car ce sont eux
métaphore. qui entraînent toute la logique complexe de la
sexuation. C’est parce qu’il y a de l’Un dans la
langue dont il est sujet, qu’un homme, lorsqu’il veut
une femme, veut tout à la fois une femme parmi
d’autres, mais une dont il pourra dire qu’elle est
unique, exceptionnelle, et aussi qu’elle rassemblerait
en elle toutes les femmes : voilà à quoi il voudrait
Poser ces premières distinctions est une façon de s’unir. Or, cette conjonction de l’unité, de l’unicité
nous introduire à la lecture que Lacan opère de et de l’union ne tient qu’au niveau des effets du
l’œuvre freudienne, c’est-à-dire une façon de nous signifiant : c’est lalangue qui nous fait croire à cette
préparer à faire le lien entre les deux formules par possibilité, mise à l’épreuve du réel, cette suggestion
lesquelles, au début de l’année, j’ai résumé les de lalangue, 'ce commandement de l’Un ne peut que
démarches respectives de Freud et de Lacan, à se dissoudre, se fragmenter en vœux contradictoires.
savoir : D’où la différenciation des pôles autour desquels,
dans "… ou pire" et dans "Encore", Lacan construit
− d’une part, l’inconscient, c’est le sexuel ;
son tableau logique de la sexuation : le pôle de
− et d’autre part, l’inconscient, c’est structuré par le
l’exception, de l’unique : §, le pôle du Tout
signifiant, cette seconde formule, Lacanienne, étant
censée expliquer la première. ou de l’union ;!, celui de l’unité ou de l’un
par un /§, et enfin celui du pas-tout .!…
En effet, ce que Lacan veut démontrer dans ses
Séminaires des années 1970 – notamment avec "… Cette logique de l’Un, qui apparaît comme
ou pire", "Encore", et les "Entretiens de Ste Anne"-, extrêmement simple dès lors que l’on réalise
c’est que le sexuel ne s’introduit chez l’être humain jusqu’où va la dépendance du parlêtre à l’égard du
que par le biais du signifiant. Il n’y a pas, en somme, signifiant, éclaire singulièrement la démarche de
de sexualité "naturelle" chez le parlêtre. Le sexuel Freud. Non seulement cela permet de décrypter
nous vient de lalangue dont nous sommes sujets. l’oscillation qui traverse toute son œuvre, oscillation
D’abord parce que c’est elle, lalangue, qui nous entre une fonction de partialisation et une fonction
impose cette polarité de l’homme et de la femme, du d’union, divisant ou rassemblant la pulsion sexuelle
"il" et du "elle", qui comporte bien plus – et parfois et l’amour ; mais aussi cela nous aide à relire
bien autre chose – que la différence anatomique des l’analyse qu’il fait de la vie amoureuse de l’homme
corps réels ; de cela j’ai suffisamment parlé l’année au niveau le plus concret. Pour reprendre la
dernière pour ne plus y revenir aujourd’hui. Mais thématique de fond des articles rassemblés sous le
aussi parce que lalangue contient un signifiant tout à titre de "Psychologie de la vie amoureuse", il est
fait particulier dont nous suivons les effets de sens clair que la question de savoir pourquoi un homme
divers : le signifiant "Un"."Y’a de l’Un", se plaît à cherche une femme, pourquoi un être se trouve isolé
répéter Lacan, nous renvoyant à l’équivoque de comme tel à titre de partenaire amoureux, et
lalangue. Il y a de l’Un, mais qu’est-ce que l’Un ? pourquoi cette isolation comporte le caractère
C’est ce qui nous fait croire à l’Un, direz-vous ; mais étrange que révèle l’observation, à savoir la
cet "Un" n’est pas univoque, il file dans tous les contradiction entre le fait que le partenaire élu soit
sens, il se fractionne, et c’est cela qui nous sorti du lot, élevé au rang d’unique, et cependant
embrouille. Il va dans le sens de l'unité, de l’un- inscrit dans une longue série, – toute cette
comptable dont la racine se trouve dans le trait, la problématique se simplifie si on y applique la
marque, voire la simple coche par laquelle le logique de l’Un. Car ce sont les fonctions

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divergentes de l’Un – et leurs répercussions ces deux termes auto-érotisme et narcissisme.


imaginaires, symboliques et réelles – que Freud L’auto-érotisme est inscription de la pulsion sexuelle
tente d’approcher avec l’usage qu’il fait du terme de sur le corps, mais c’est une pulsion partielle, et le
"surestimation sexuelle", ou avec la grande corps dont il s’agit est un corps morcelé, non unifié
opposition qu’il trace entre une logique mâle du par l’image du corps ; ce qui forme son terrain n’est
ravalement de l’objet sexuel et une logique féminine qu’une série de zones érogènes disjointes, sources et
de l’interdiction de cet objet. buts de la pulsion. Le narcissisme mettra en avant la
notion du Moi comme celle d’un réseau ou d’une
Il nous faut donc tâcher de situer la question du enveloppe recouvrant et unifiant ce morcellement, et
rapport entre la pulsion sexuelle et l’amour dans le proposant ainsi une sorte de nouvel objet à la
cadre de cette prévalence du signifiant "Un". Les pulsion. Ce qui contribue donc à faire de l’auto-
"Trois essais…" laissaient ouvertes deux érotisme une première tentative d’unification des
interrogations fondamentales : celle de l’unification pulsions, c’est le fait que le corps s’y présente
des pulsions, et celle de l’origine du courant comme lieu par excellence du manque, de la perte à
amoureux. En effet, si la pulsion sexuelle y était partir de laquelle 'la pulsion sexuelle comme telle
située comme partielle et comme déviante à l’égard peut prendre son essor.
du but de la reproduction, la question se posait de
savoir comment une certaine unification pouvait Quant à l’objet incestueux, il ouvre une seconde
intervenir pour orienter néanmoins le désordre question. En effet, l’unification qu’il réalise au
pulsionnel vers le but génital. Comment les objets niveau de l’objet sexuel se produit dans le registre de
hétéroclites des pulsions partielles (le sein et l’amour, et non pas au niveau directement
l’excrément) peuvent-ils se subsumer en l’objet pulsionnel. Selon Freud, l’élection de la mère en
génital, comment vont-ils se laisser absorber par le objet d’amour par l’enfant, est contemporaine de son
partenaire de sexe opposé ? Au chapitre V de la accès à l’auto-érotisme. C’est dans la mesure où
troisième partie de l’ouvrage, Freud nous indique l’objet du besoin (le sein maternel) est perdu
deux voies de réponse, mais sans tracer le lien entre qu’apparaît ce qu’il appelle la "Gesamtvorstellung",
elles, et c’est précisément pour effectuer ce lien la représentation globale de la mère en tant qu’objet
qu’interviendra, dix ans plus tard, la théorie du d’amour. Et cette émergence de l’objet d’amour,
narcissisme. Ces deux voies sont celles de Freud la met en continuité avec la relation
l’autoérotisme, et de la constitution de l’objet fondamentale qu’il avait épinglée dès son projet
incestueux. Autrement dit, le corps propre et la mère d’"Esquisse d’une psychologie scientifique", à
constituent les deux premiers pôles de centralisation savoir la relation qui lie l’enfant originellement
du désordre pulsionnel. impuissant à satisfaire par lui-même ses besoins et
l’Autre secourable qui peut exercer à sa place
Ce qui fait l’importance de l’auto-érotisme – je l’ai "l’action spécifique" qui le soulage de l’excitation
déjà souligné, c’est qu’il désigne le moment où se interne qu’il ne peut fuir. On voit donc que dès le
produit la perte de l’objet. On peut dire, dans une départ il y e pour Freud à la fois quelque chose de
optique Lacanienne, que c’est là, au fond, que se commun et quelque chose de distinct entre le
constitue véritablement la pulsion sexuelle avec sa registre de la pulsion sexuelle et celui de l’amour.
caractéristique d’indifférence quant à l’objet. Car ce
que nous apprend l’enfant qui suce son pouce, par Leur point commun, c’est qu’ils ont tous deux leur
rapport à l’enfant qui tétait le sein maternel, c’est préhistoire dans l’objet du besoin, le sein maternel.
précisément qu’il découvre une "satisfaction"(pour Et c’est la perte de cet objet dans l’auto-érotisme qui
reprendre le terme freudien) dans laquelle le sein a pour conséquence le clivage qui les sépare ensuite,
n’intervient que comme manquant, comme clivage qui aura pour rejeton ce que Freud appellera,
remplaçable par un substitut. C’est bien parce que la dans son analyse de la "Psychologie de la vie
pulsion sexuelle, dans son essence, s’appuyé ainsi amoureuse", "l’impuissance psychique", la
sur l’absence de l’objet du besoin et sur la possibilité divergence entre sexualité et tendresse. Il y a, en
d’y substituer d’autres objets, que la porte est somme, deux façons d’essayer de retrouver l’objet
ouverte pour qu’un objet dit "génital" puisse un jour perdu, deux façons aussi bien de ne pas l’atteindre.
y trouver place. D’autre part, cet objet-substitut est D’un côté, dans le registre pulsionnel, il se produit,
pris sur le corps propre, ce qui ouvre la voie à la en l’absence de l’objet, une répétition de la
conception du narcissisme. Il importe de discerner satisfaction qu’avait procurée cet objet ; dans cette
ce qu’il y a de commun, mais aussi de distinct, entre répétition, l’Autre n’est là que comme moyen,

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instrument, ou position stratégique dans laquelle le Lacan – ce qui indique non pas tant une
sujet peut se glisser pour opérer sur son propre augmentation de la quantité de plaisir, qu’un
corps. Alors que, dans le registre de l’amour, c’est dépassement du registre du plaisir lui-même. Ce
au contraire l’Autre comme tel qui est visé n’est d’ailleurs pas la moindre surprise pour le
directement à la place de l’objet perdu : la mère lecteur attentif de Freud que de constater que si, dès
prend en quelque sorte la place du sein, et c’est dans la "Traumdeutung" et l’essai sur le mot d’esprit,
cette substitution où l’Autre est mis à la place de Freud a bien situé l’existence d’une jouissance
l’objet que se réalise la surestimation qui caractérise inhérente au jeu du signifiant lui-même, lorsqu’il en
l’amour (la pulsion sexuelle "devient pour ainsi dire arrive, en 1920, à se heurter à la question de l’au-
altruiste", écrit Freud). Ces quelques réflexions delà du principe de plaisir, tout se passe comme s’il
permettent, je pense, d’éclairer la complexité du avait oublié qu’il avait fait cette découverte première
passage central des "Trois essais…" par lequel – alors que c’est elle qui aurait pu le sortir de
débute le chapitre intitulé "Die Objektfindung", la l’impasse où il laisse la question de la répétition et
trouvaille de l’objet ; ce passage est trop long pour de la liaison. Nous ne pouvons sur ce point que
que je le rapporte ici, vous le trouverez aux pages réinterpréter Freud, et dire que c’est le principe de
132-133 de l’édition française – mais il n’est pas plaisir, c’est la satisfaction qui va dans le sens de la
inutile de se référer au texte allemand car la mort, en ce sens que le principe de la satisfaction
traduction présente quelques défauts (G.W. V, 123- n’est autre que celui du sommeil éternel.
124). Heureusement, dans ce sommeil il arrive que se
produisent des rêves qui nous réveillent – rêves qui
Cela dit, nous avons également à soulever une autre ont toujours un côté cauchemardesque.
question concernant les rapports de l’amour et de la
pulsion sexuelle, question que Freud – nous verrons Et pourtant, Freud ne passe pas loin d’une telle
pourquoi – ne peut même pas aborder : c’est celle de conceptualisation. Par exemple, il arrive bien, dans
la satisfaction que délimitent chacun de ces deux son article sur "Le plus général des rabaissements de
registres. Est-elle la même ? la vie amoureuse" à poser en quelque sorte la
nécessité de l’insatisfaction : il faut, dit-il, qu’un
On sait combien ce terme de "satisfaction" fait obstacle s’oppose à la satisfaction pour faire monter
bouchon dans l’élaboration freudienne, et combien la libido. Et c’est là le râle qu’il assigne à l’amour et
l’image princeps par laquelle il illustre ce concept aux conventions de la joute amoureuse. En somme,
(l’enfant repu s’endormant sur le sein maternel), ce que l’homme recherche, ce n’est pas la voie la
suscite de difficultés. En effet, si le but est la plus directe vers la satisfaction, mais au contraire le
satisfaction, et si celle-ci consiste à apaiser détour, le trajet prolongé – thématique à laquelle
l’excitation, donc à maintenir le règne du principe de Lacan donnera son fondement signifiant dans le
plaisir, toute une série de particularités de la vie "Séminaire sur la lettre volée". C’est de ce détour
sexuelle et de la vie amoureuse deviennent que surgit le "Lustgewinn", l’au delà du plaisir.
incompréhensibles. En fait, Freud se heurte à cette
objection dès les "Trois essais…", puisqu’il y insère Cette considération est un préliminaire
un chapitre concernant l’énigme de la tension indispensable à l’examen de la question du sort de la
sexuelle où il est bien en peine d’expliquer comment jouissance dans l’interaction entre la pulsion
l’être humain peut tirer du plaisir de l’excitation, sexuelle et l’amour. Cette interaction, nous pouvons
c’est-à-dire d’un état qui, en soi, ne peut être que la définir comme une limitation réciproque : l’amour
cause de déplaisir. La nécessité d’un au-delà du empêche que la pulsion se satisfasse directement –
principe de plaisir est ainsi inscrite en filigrane dès ce qui éteindrait le désir, et, réciproquement,
le départ de l’œuvre freudienne. Cependant, comme l’exigence de la pulsion empêche que l’amour mène
on le sait, ce n’est pas la jouissance que Freud finira à la mort, comme dans le mythe d’Aristophane où
par poser au-delà du principe de plaisir, c’est la les êtres primitifs s’enlaçaient l’un à l’autre, éperdus
mort ; sans doute l’ambiguïté du terme allemand de d’amour, et en crevaient d’inanition. (…)
"Lust" compte-t-elle pour beaucoup dans ce
fourvoiement de Freud. Et pourtant il a bien, à tel et
tel détour de sa réflexion, rencontré la nécessité de
poser l’existence de quelque chose qu’il ne peut
désigner que comme un "Lustgewinn", un gain de
plaisir, ou un "plus-de-plaisir" comme le traduit

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Entretien
Entretien avec J. Quackelbeen également écrit dans une optique universitaire, dans
une visée classificatoire, et qui n’est absolument pas
Propos recueillis par Alexandre STEVENS et basé sur une pratique de type Lacanien.
Christian VEREECKEN. Alors pour nos voisins hollandais, Lacan c’est un
peu un rêve, quelqu’un d’inaccessible, mais ça
Comment avez vous rencontré l’enseignement de n’empêche pas qu’on le cite. Des tas de gens qui ont
Lacan ? une pratique behaviouriste, systémique,
phénoménologique citent Lacan en sachant que c’est
D’une manière tout à fait fortuite. J’étais enseignant quelqu’un qui compte, mais absolument pas en quoi
en Afrique et je disposais de très peu de livres, il compte.
j’avais de mauvaises lectures. Ainsi dans un livre Alors de temps en temps ils s’adressent à nous,
tout à fait médiocre qui passait en revue toutes les parce qu’ils supposent que nous, nous en avons une
techniques actuelles de la psychothérapie, j’ai été connaissance directe. Cela donne souvent des
frappé par une petite phrase simpliste : dans le malentendus incroyables.
champ de la psychose un certain Monsieur Lacan
prétendait comprendre les phénomènes en se Parlez-nous de votre travail de traduction.
référant uniquement à la question du langage. Je n’ai
pas pu trouver tout de suite de références plus Une traduction ne remplace pas Lacan, c’est un
précises, et d’ailleurs j’avais la charge d’une faculté document de travail, c’est quelque chose qui doit
entière et j’étais absorbé par toutes sortes de tâches. simplement alléger le travail de lecture. Alléger le
Plus tard quand je suis revenu en Belgique, on m’a travail de lecture et non pas bien sûr simplifier le
chargé d’organiser quelque chose comme une texte. Je ne suis pas si sûr que ce soit tellement un
section clinique, et j’ai été confronté à une pratique avantage de disposer de bonnes traductions.
de consultation. C’est à ce moment que je suis entré Que voit-on dans les pays francophones ?
en analyse, et il faut bien dire que mon analyste était Ce sont ceux où les traductions de Freud sont
tout sauf Lacanien. Je dois dire que je me pose certainement les plus imparfaites, fragmentaires, et
aujourd’hui la question : comment est-il possible on y lit plus Freud qu’ailleurs. Sans doute cette
d’ignorer Lacan ? situation a-t-elle favorisé tout un travail de
Et, si on l’a un peu lu, comment est-il possible de le déchiffrement. Quand on croit disposer d’une
considérer comme un auteur parmi d’autres ? Le excellente traduction, on a tendance à vouloir se
discours qui prédomine actuellement en Flandre dit passer du texte original. Ce n’est pas là du tout ce
quelque chose de ce genre : Lacan est intéressant, que je vise quand je traduis "Télévision" ou "Le
mais Mélanie Klein par exemple est tout aussi stade du miroir" : ce n’est pas bien sûr que je
intéressante, et il y a une foule d’auteurs, ici ou là, prétende faire de mauvaises traductions, mais à mon
qu’il serait injuste de négliger. Il me semble pourtant sens, elles ne sauraient en aucune façon remplacer le
qu’à la lecture la différence éclate entre Lacan et les texte original. Il faut bien dire que traduire est un
autres auteurs : ce n’est pas vous qui lisez, c’est le travail ingrat : quand on lit un texte on est poussé à
texte qui vous aborde, qui vous travaille. Même si on écrire un article sur le texte, à le paraphraser, à le
ne comprend rien d’abord, on sent bien que quelque commenter, et tout cela est tout à fait excitant.
chose s’est passé. Lacan ce n’est pas quelqu’un, un Traduire est un travail beaucoup plus exigeant. Bien
auteur, c’est quelque chose. Voilà bien ce qui est sûr il a aussi son côté de plaisir, celui qui consiste à
méconnu par le discours dominant chez les analystes trouver des équivalences à des formules, des jeux de
flamands. mots, des locutions, à trouver le mot juste. Mais ceci
La chose est d’autant plus absurde que nos voisins doit être suivi par un long travail de mise au point,
hollandais savent que Lacan est quelqu’un de mise en place. Je crois que c’est pour cela qu’on a
d’important. Ils le savent, mais ils ne peuvent pas tellement tardé à commencer de traduire Lacan en
dire pourquoi, puisqu’ils ne savent généralement pas néerlandais, on préférait écrire quelque chose sur
assez de français pour le lire. Lacan.
Ils ne disposent que du livre d’un dénommé Mooij Une difficulté supplémentaire de la traduction tient à
qui est un livre sérieux, sans doute un peu meilleur ce qu’il n’existe pas de terminologie
que l’ouvrage d’Anika Rifflet-Lemaire, mais qui est psychanalytique vraiment fixée en néerlandais, ce

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qui fait qu’il n’y a pas de langage commun aux Comment vous situez-vous par rapport aux autres
psychanalystes. Du reste la traduction des œuvres organisations psychanalytiques ?
complètes de Freud en néerlandais est seulement en Nous sommes avant tout un lieu de travail, et nos
cours d’édition. Il existe quelques traductions en attaches préférentielles sont avec Bruxelles. Bien sûr
néerlandais de textes de Freud faites de son vivant nous avons quelques contacts en France et nos
par August Starcke. Ce sont des traductions références théoriques sont essentiellement Freud et
originales en ce sens que Freud encourageait ses Lacan, en quoi nous sommes évidemment très
traducteurs (il l’a fait aussi pour les traductions proches de l’école de la cause freudienne.
italiennes d’Edoardo Weiss) à illustrer son texte Il existe des liens individuels avec des membres de
d’exemples cliniques de leur cru. cette école, soit sur le plan des études, des contrôles,
Il faut encore ajouter que la politique de traduction etc… Certains d’entre nous ont été faire des études à
des éditeurs en matière de psychanalyse est parfois Paris, mais je dois dire que beaucoup ont perdu leur
bizarre : des ouvrages secondaires se trouvent temps dans des services universitaires où ils ont été
traduits immédiatement alors que les textes mal orientés (ce n’était pas à Paris VIII). Certains
fondamentaux attendent souvent très longtemps. d’entre nous sont membres correspondants de
Ceci tient évidemment au fait que des ouvrages l’école de la cause, qui comme vous savez, ne
superficiels sont plus aisés à traduire. En outre, vu la souhaite pas être une organisation internationale.
diffusion restreinte de la connaissance exacte des Ceci bien sûr laisse parfois un peu les choses dans le
thèses Lacaniennes, il ne manque pas de gens qui en flou. D’autant plus que dans notre langue le mot
font un monopole ou un objet négociable dans les correspondant fait plutôt penser au correspondant de
cénacles universitaires. presse, et certains ont l’impression d’être cantonnés
dans un rôle de traducteurs ou d’intermédiaires.
A ce propos vous pourriez nous parler de la pratique
institutionnelle qui est la vôtre, qui viserait plutôt, Quels sont vos rapports avec l’école belge de
semble-t-il, à décloisonner le savoir… psychanalyse ?

La rupture a été marquée par l’instauration de la Cette organisation existait à peine en Flandre, si tant
pratique des cartels, ainsi que par l’instauration est qu’elle existait un peu ailleurs. Il faut constater à
d’échanges avec Bruxelles. Nous sommes dans une ce propos un curieux phénomène plutôt bizarre, c’est
situation un peu particulière puisque nous formons que les membres fondateurs de cette école, qui pour
un groupe Lacanien qui n’est pas à proprement la plupart étaient d’origine flamande, ont formé
parler une association d’analystes (il y a encore peu surtout des analystes francophones, ou ont travaillé à
de praticiens parmi nous), ni un groupe universitaire l’université de Louvain, négligeant tout-à-fait de
puisque nous appliquons les méthodes de travail s’installer et de travailler en Flandre. Nous avons
instaurées par Lacan. donc rompu avec cette école, principalement quand
Le travail de l’ensemble des cartels a donné lieu à la les luttes d’influence y sont devenues l’occupation
publication d’un bulletin interne, qui a donné principale, et il faut dire que ceci s’est fait sans
naissance à une revue : concertation de notre part, que nous n’en avons pas
psychoanalytischeperspektieven". fait une question de principe.
Cette revue compte actuellement cinq numéros. Son
objectif est triple : Parlons si vous voulez des connexions de la
– diffuser les travaux des participants du groupe psychanalyse en Flandre.
− fournir au public néerlandophone des traductions
de textes essentiels et également Je donne un cours de psychanalyse aux étudiants
− publier des documents d’histoire de l’art. Il existe certainement un intérêt
Les deux premiers numéros ont surtout été consacrés pour Lacan chez ceux qui s’occupent de littérature
à ce dernier objectif, qui était plutôt occasionnel, et ou de philosophie, mais on ne peut dire que
n’est certainement pas notre but principal. quelqu’un s’y connaisse vraiment, ait une formation
Le but de notre revue n’est certainement pas en tous solide dans le domaine des concepts Lacaniens.
cas de servir à la carrière universitaire de certains, ni Vos rapports avec la psychiatrie académique sont
d’encourager la confusion théorique : elle est plutôt ambigus, mais quelques psychiatres ont fait
l’organe d’un groupe bien défini. une Nous avons aussi quelques rapports avec des
médecins généralistes : de ce point de vue je crois

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que la situation n’est pas très différente de celle qui


existe dans d’autres villes.

Nous pensons pourtant que vous avez créé à Gand


quelque chose d’original, et notamment dans le
domaine de l’enseignement de la psychanalyse.

L’université est une structure assez lâche pour


qu’elle tolère des enseignements qui ne relèvent pas
de la structure du discours universitaire. Je donne
des cours mais je me réfère à toute une série de
choses, notamment à la clinique, qui dépassent de
loin la pratique d’un enseignement magistral. Tout
notre enseignement est supporté par le fait que nous
mettons en jeu notre expérience d’analystes, et le but
est d’introduire les étudiants à s’engager dans une
analyse. Tous les assistants de mon service ont fait
une analyse (c’est une question de principe) et plus
de la moitié des étudiants sont en analyse. Il va de
soi que nous ne formons pas nos étudiants en
analyse. Quelques-uns d’entre eux pratiquent déjà
l’analyse, en ont une pratique clinique. Il faut
constater que notre enseignement n’a pas provoqué
de prolifération de pratiques sauvages.

Quelle serait la particularité qui caractériserait


votre enseignement ?

Un collègue me disait qu’il était frappé par


l’enthousiasme et la volonté de travail des étudiants :
il n’est pas possible de suivre les cours et de s’en
contenter. Il existe l’embryon d’une communauté de
travail, avec un langage commun, et ceci est je crois
ce qui est la plus riche des promesses : un début
d’enseignement systématique, d’inventaires des
concepts Lacaniens, est mis en place. Je crois que
ceci tranche sur la cacophonie qu’on rencontre
souvent dans les milieux analytiques. Ceci nous a
empêchés Je verser dans l’ésotérisme. Je crois que
nous avons réussi à éviter la confusion qui a trop
souvent cours à l’université sur ce qu’est ou n’est
pas la psychanalyse : nous défendons la spécificité
du discours analytique par rapport aux autres, et
nous nous en faisons les représentants vis-à-vis des
étudiants d’autres facultés.

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Séminaires
Le phallus L’HYSTERIQUE se fait procureuse de ce phallus
Maurice Krajzman sous la forme imaginaire. C’est bien pourquoi
l’hystérique se mêle toujours de ce qui ne la regarde
Si on veut envisager la rencontre, toujours manquée, pas. C’est son dévouement.
au niveau du sexuel, la référence au phallus devient La passion de s’identifier avec tous les drames
incontournable. La psychanalyse l’envisage en effet sentimentaux, d’être là, de soutenir en coulisse tout
comme "La clé de ce qui s’énonce comme cause du ce qui se passe de passionnant et aussi de mettre de
désir". (Lacan, Encore, 86). l’huile sur le feu quand le moment s’y prête. Ainsi
que sa mythomanie, et sa curiosité ont la même
Ce à quoi le sujet à affaire, c’est à l’objet du cause. De plus, "elle ne se contente pas d’échanger
fantasme. Notre inconscient gravite autour d’un son désir contre ce phallus imaginaire", elle préfère
objet, un objet partiel qui est perdu, qui n’est pas pénétrer le mystère de l’autre à la satisfaction de son
échangeable et qui n’est pas non plus transmissible. désir. "Elle préfère" son désir insatisfait à ceci, que
A ce niveau de ce qu’on appelle la chaîne l’autre garde la clef de son mystère "(Le transfert).
inconsciente, on n’a affaire qu’à des signes qui vont Ceci est parfaitement illustré dans l’histoire
de sens en sens, il n’y a aucun arrêt. d’Amour et Psyché telle que la rapporte Apulée. Je
A cette chaîne, il faut un garant – et c’est ici que le vous rappelle que Psyché se prend à l’amour
phallus, symbolisé – entre en jeu. Comme signifiant d’Amour. On lui donne un mari qui la comble
grand phi, qui dans le corps des signifiants, désigne chaque nuit mais qui refuse de se montrer, et qu’elle
comme tel l’ensemble des effets du signifiant sur le ne peut chercher à voir. Mais l’insistance de ses
signifié. Il réunit à la fois le signe, le moyen d’action sœurs jalouses et sa propre curiosité ont le dessus :
et la présence même, la présence réelle du désir une nuit elle l’éclaire et constate que c’est Cupidon
comme tel (le transfert). en personne. Le peintre Zucchi a donné une
interprétation de ce spectacle : à la place du sexe il y
Je n’insisterai pas aujourd’hui sur cette qualification a des fleurs (c’est un peintre maniériste) ; et derrière
de présence réelle. J’indiquerai seulement qu’il les fleurs, Lacan nous l’affirme, il n’y a rien. Rien
s’agit de la même présence réelle que dans le dogme que le paradoxe de la castration qui est que le
de l’Eucharistie phallus, soit que c’est pour autant qu’il est
En tant que signifiant, le phallus est toujours voilé, transformé en signifiant, qu’il est tranché
toujours caché, toujours éludé. Comme tous les Dès lors, le fantasme de l’hystérique, dans l’algèbre
signifiants. a
lacanien, est noté :
Et, que le phallus doive toujours participer de −ϕ
quelque chose qui le voile, c’est bien ce qui est à C’est-à-dire "a", l’objet a, l’objet substitutif ou
l’origine de toute l’importance du vêtement, de la métaphorique de l’objet perdu sur quelque chose qui
robe. Lacan montre bien que c’est par le vêtement est caché, à savoir –ϕ sa propre castration imaginaire
que se matérialise l’objet. L’objet phallus. dans son rapport avec l’autre.
Tout le monde vous dira qu’une femme à moitié Pour l’obsessionnel, le fantasme est
vêtue, c’est plus érotique qu’une femme nue, mais noté : A ◊ ϕ (a, a ' , a '' , a ''' )
Lacan le formule mieux, il dit : "Même quand l’objet
est là, il faut que l’on puisse penser qu’il peut ne pas Sans entrer dans les détails, la multiplication des
y être, et qu’il soit toujours possible qu’on pense objets a rend compte de la métonymie permanente,
qu’il est là précisément où il n’est pas. (Les des substitutions infinies, des objets du désir, de
formations de l’inconscient) ou encore : "On le l’équivalence de ces objets au plan érotique.
constate particulièrement bien dans ce qu’on Un obsessionnel dira vulgairement et facilement
appelle "les perversions", mais je mettrai plutôt qu’un trou est un trou.
l’accent sur les manières névrotiques de "combler le A montre que l’Autre, le grand Autre, l’Autre
trou fondamental" (Sibony), ce qui vient à la place comme tel, comme radical, est barré de l’action du
de ce phallus voilé, c’est petit phi, le phallus signifiant, en regard, précisément du phallus. C’est
imaginaire. » (Séminaire Le transfert). en effet le phallus qui fait fonction ici d’Unité de
mesure de ces objets multipliés. C’est, en quelque
sorte, l’aune de leur équivalence.

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Je rappelle que la formule générale du fantasme : toujours quelque chose qui est au-delà de la
S ◊ a désigne S, le sujet, barré, marqué, divisé par satisfaction.
l’effet du signifiant, en regard de l’objet a, l’objet du C’est bien pourquoi l’empressement à satisfaire
fantasme. Bref le sujet barré de la castration. toute demande – à faire que le manque manque – est
une manière d’étouffer le désir tout en l’exacerbant.
Pour en revenir à l’obsessionnel, comment se Quelque chose qui peut mener au suicide ou tout au
présente chez lui, cette position du phallus comme moins à l’angoisse.
unité de mesure ?
Lacan va nous mettre sur la piste en disant qu’il y a Citons l’exemple de Polycrate tel que le rapporte
chez l’obsessionnel, une sorte d’aliénation du Hérodote : Polycrate, qui était maître de Samos,
phallicisme. avait conclu un avec Amasis roi d’Egypte, avec qui
En effet, mis au pied du mur de son désir – et c’est il échangeait des présents. En peu de temps la
déjà un exploit de taille de l’y amener – puissance de Polycrate devient extraordinaire, rien
l’obsessionnel se dégonfle. Aphanisis du désir, il ne lui résiste. Tout lui réussit. Au point qu’Amésis,
appelle ça (il reprend le terme à Jones), disparition le roi d’Egypte commence à s’inquiéter.
du désir. Alors il lui écrit une lettre que voici :
Et il y a, chez l’obsessionnel, cette crainte de "Amésis à Polycrate dit ceci. Il est doux d’apprendre
l’aphanisis, cette crainte de la disparition du désir, qu’un ami, un hôte, a du bonheur mais quant à moi,
cette crainte de la mise à l’épreuve du phallus qui tes grands succès ne me plaisent pas, sachant que la
tourne toujours à la défaite. divinité est jalouse. J’aimerais mieux, pour moi-
Cette crainte, Lacan la met en rapport avec ce qu’il même et pour ceux à qui je m’intéresse, tantôt
appelle une inflation phallique. D’où la comparaison réussir dans certaines affaires, tantôt échouer et
de l’obsessionnel avec la grenouille qui veut se faire passer la vie dans de telles vicissitudes, que de
aussi grosse qu’un bœuf. L’occupation principale et réussir en toutes choses ; car je n’ai encore entendu
proférée de l’obsessionnel, c’est de détruire le désir parler de personne réussissant en tout, qui, en fin de
de l’autre. – Inflation phallique, aphanisis du désir, compte, n’ait terminé sa vie misérablement, arraché
dépréciation de son propre désir, voilà le lot jusqu’à la racine. Ecoute-moi donc, et, contre la
quotidien du conjoint, du partenaire de bonne fortune, fais ce que je vais dire. Réfléchis
l’obsessionnel. Et qui laissa à penser ce que c’est quand tu auras trouvé l’objet qui a pour toi le plus
quand les deux sont obsessionnels. Et ceci sans de prix et dont la pente affligera le plus ton cœur,
compter le caractère tout à fait particulier et défais-t'en de telle façon qu’il n’apparaisse plus aux
accentué que prend, chez l’obsessionnel, yeux des hommes…"
l’articulation de la demande. C’est même tout à fait Polycrate trouve le conseil excellent. Ce qui lui est
précoce chez lui. Il est, c’est Lacan qui le note,"de le plus cher c’est un cachet serti dans une bague en
ces enfants qui cassent les pieds, qui n’arrêtent pas or, un cachet fait d’une pierre d’émeraude qui était
de demander, qui sont toujours à demander quelque l’œuvre d’un grand orfèvre. Alors il équipe un
chose et que personne ne supporte"(Formations de bateau, ordonne de le conduire en haute mer, et
l’inconscient). quand il est loin de l’île, il retire la bague de son
doigt et, à la vue de tous ses compagnons de
En conséquence, il n’y a guère lieu de s’étonner navigation, la jette à la mer. Et puis il vire de bord et
d’entendre Lacan donner le phallus comme le rentre chez lui tout chagrin.
signifiant par excellence des rapports de l’être Mais quelques jours après, un pêcheur qui avait pris
humain, du parlêtre, de l’être de langage au signifié. un beau et gros poisson veut en faire cadeau à
La centralité du phallus dans la clinique du désir Polycrate.
sexuel se voit ainsi pleinement confirmée. Vous aurez deviné que dans le ventre du poisson on
retrouve le sceau de Polycrate.
La demande insistante de l’obsessionnel, par Et vous aurez aussi deviné qu’à partir de ce moment-
exemple, d’où vient-elle ? là, tout commence à aller très mal pour Polycrate. A
Il est affreusement banal de rappeler que le désir est commencer que le roi d’Egypte dénonce le traité,
irréductible au besoin, que ce n’est pas parce qu’on dans l’intention, comme il est rapporté, de ne pas
mange à sa faim qu’il n’y e plus de désir de avoir, si Polycrate était atteint par quelque grande et
nourriture. cruelle infortune, à souffrir lui-même dans son cœur
Eh bien la dialectique de la demande, c’est que la comme au sujet d’un hôte. La demande va déjà delà
demande, qui vise la satisfaction du besoin, demande de toute satisfaction en tant qu’elle est toujours une

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demande d’amour. C’est la demande d’amour en falbala ! Et de brandir une culotte en hurlant :"le
tant qu’elle est demande visant l’être de l’autre. Si drapeau noir des pirates. Vive la mort !" Il y a
l’obsessionnel : "se trouve, ainsi à scier les côtes, à d’ailleurs plusieurs passages de ce petit texte qui
demander outrageusement, c’est bien parce que c’est valent le détour. Notamment où il est question de
un mode d’accès au désir qui se caractérise par sa deux écoles, celle des partisans du collant et celle
dépendance absolue vis-à-vis de l’autre". des partisans du flottant (comme pour les chemises
de nuit). Le collant qui épouse les formes et qui
Une illustration de mon propos peut s’appuyer sur affermit mais qui ne parle pas, qui est laconique, sec,
un exemple clinique donné par Lacan, celui d’un pète-sec. Et le flottant, le flou qui fait rêver.
obsessionnel – un fameux – qui fantasmait de mettre Comme quoi même chez les fétichistes on trouve
une hostie sainte dans le vagin de sa partenaire, de plus fétichiste que le Pape. Le Pape étant Tournier
manière telle que son pénis, au moment de la bien entendu.
pénétration, se trouvait coiffé d’une hostie sainte.
Toute la thématique de l’obsessionnel se trouve là. Ainsi, ce rien, ce signifiant exclu, ce phallus, c’est
Thématique qui tourne autour du fait que le champ précisément le mécanisme pervers qui témoigne
de son désir se trouve pris dans un rejet de l’autre qu’on peut l’isoler.
par l’insulte à cette présence réelle du signe du désir, C’est là qu’on voit bien la fonction signifiante du
par le sacrilège commis au prix de la dégradation de phallus, à savoir que "le phallus comme signe du
l’autre. désir se manifeste comme objet du désir, comme
objet d’attrait pour le désir".
On voit bien que le phallus ce n’est pas le pénis. Il C’est bien aussi ça qui fait bander l’homosexuel
est important de le préciser et d’insister sur ce qui masculin, c’est que le signe se manifeste comme
encore une fois pourrait apparaître comme une objet.
banalité. Certains analystes devant les assauts des C’est exactement ça l’érection chez l’homosexuel
féministes, ont voulu se défendre, mais de quoi ?, en homme : "Ce" qui se montre a pour effet de produire
parlant du vagin comme d’un phallus en creux. chez le sujet à qui il est montré, une érection.
[on ! Le phallus est un objet. C’est un objet mais qui Ce qui montre bien qu’il ne s’agit pas simplement du
est un vrai signifiant car il ne peut être considéré fait-pipi, de l’organe mais bien du phallus comme
pour sa valeur propre, un signifiant n’est toujours signifiant. C’est du phallus qu’il s’agit, du sien
signifiant que par rapport à un autre signifiant, par même, même si, par curiosité, il va le chercher chez
définition. En coré qu’il soit aussi un signe. un autre, chez un partenaire masculin.

Il est un signe pour autant qu’un signifiant c’est Le fétiche, au fond, c’est quoi ?
aussi un signe, à condition de préciser que le Et bien c’est le dévoilement de la nature du phallus.
signifiant ne fait pas seulement signe à quelqu’un, il C’est montrer qu’il est rien, brandir qu’il est rien.
ne représente pas seulement quelque chose à C’est pour ça que Lacan dit du fétichisme que c’est
quelqu’un ; il fait aussi signe de quelqu’un, il la perversion des perversions. Car c’est le fétichiste,
représente quelque chose de quelqu’un. Ce qui est qui montre clairement ce qu’il en est du phallus : où
une autre façon de dire qu’un signifiant représente le il est vraiment et ce qu’il est.
sujet pour un autre signifiant. Le signifiant c’est le
tenant-lieu du sujet. Et le transvestisme, qu’est-ce que c’est ?
De plus, en tant que signifiant, le phallus est même Et bien ce que fait le travesti c’est mettre en cause
le signifiant exclu. son phallus.
Lacan qui s’inspire de Fénichel, auteur d’un texte
Toujours manquant, on ne le voit jamais qu’en paru dans le n°2 de l’International Journal of
fonction du petit phi imaginaire introduit, c’est le cas psychoanalysis en 1930, désigne le fétiche comme
de le dire, par contrebande, artifice et dégradation. porté par le sujet travesti, qui s’identifie à une
Ce qui est tout à fait manifeste dans les femme qui aurait un phallus. Elle en aurait en tout
perversions… cas un de caché.
Quand on le trouve, le phallus, il est rien : un porte- Il y aurait beaucoup à dire encore, notamment du
jarretelles, un vieil habit usé, une culotte souillée, rôle du phallus dans l’ordre politique, celui du
une défroque, un petit soulier rabougri. pouvoir.
Chacun son drapeau, dit le personnage de Tournier, J’espère vous avoir fait entendre, en me limitant à la
le fétichiste, il y en a, c’est le tricolore, moi c’est le clinique, qu’il n’est réductible ni à l’organe, ni au

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symbole de l’organe ni même, comme on a pu le Premières approches de l’enseignement de Lacan


dire, au signifiant de ce qui manque dans le Rachel Fajersztajn
signifiant.
Ces premières approches trouvant leur scansion d’un
Le phallus, la fonction du phallus, ne s’articule, pour essai d’appréhension de "l’Éthique de la
reprendre une expression de Lacan, que de faits psychanalyse" se sont vite heurtées à des obstacles
d’absence. Ça ne veut pas dire que le phallus n’a implicites dus au nouage des différents concepts
rien à voir avec l’organe. impliqués.
Dans le rêve, par exemple, "le phallus opère pour
retrouver l’organe qu’il représente" (Écrits, p. 632). Lacan oppose à l’éthique aristotélicienne du
Dans les échanges dont les femmes sont l’objet dans Souverain Bien et à l’éthique des biens (de la cité)
les structures élémentaires de la parenté, c’est le telle que l’incarne Créon, basées sur une logique de
phallus qui se transmet dans l’ordre symbolique. l’universel, l’éthique de la psychanalyse. Celle-ci
Réalisé même, parfois, dans l’imaginaire. trouve en son principe le désir. L’impératif freudien
en est "Wu es war, soli ich werden". Ce "ho es war,
La problématique cependant est dissemblable pour soli ich werden", Lacan le traduit avec différentes
une femme ou pour un homme. variantes mais en insistant chaque fois sur le "je" à
Pour une femme il s’agit d’être le phallus alors que faire correspondre au "Ich" (et non "moi" de la
pour un homme, il est question d’avoir le phallus. traduction de Marie Bonaparte) "là où c’était, là
Il reste quand même que le phallus, Lacan souligne comme sujet dois-je advenir" (Écrits p. 864). Le "es"
bien ça, est "le signifiant privilégié de ce que l’être est parfois traduit homophoniquement "s", le plus
humain ne peut viser à être entier" (Écrits, P. 693). souvent "c" et désigne le lieu du réel : "le sujet est là
Voilà quelque chose que vous n’arrivez pas à faire pour s’y retrouver, là où c’était, j’anticipe, le réel"
entrer dans la tête des THERAPEUTES, comme on (séminaire XI). Introduite par un énoncé particulier
dit, avec un grand T, ceux dont la Thérapie ne vise qui, dit Lacan, ne peut être que "Il existe quelqu’un
rien moins que l’Harmonie dans le grand Tout. dont JE n’est plus à venir" elle prend fond d’une
logique de l’au-moins-un, du pas – tout. Lacan la
C’est parce que nous sommes des êtres de langage, définira dans "Télévision" comme éthique du Bien-
que le phallus n’est pas seulement un appendice. Un Dire (de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la
appendice que tous les animaux ne possèdent pas structure).
d’ailleurs. Les poissons par exemple. Et pourtant ils
baisent. Y en a même qui disent que c’est pour ça A la recherche et du je et du réel, un retour aux
que la mer est dégueulasse. Parce que les poissons textes de Freud s’imposait.
baisent dedans. Les "deux principes de l’activité psychique", "l’au-
Nous c’est parce que nous baignons dans le langage delà du principe de plaisir", témoignent de l’aspect
que le phallus est "le signifiant du désir de l’Autre", structural de l’élaboration freudienne. Et si Freud ne
qu’il est "le signifiant delà perte même que le sujet, désigne ni nouages, ni topologie, sa lecture les
qu’il soit homme ou femme, subit, par le suggère par l’éclairage qu’en fait Lacan, et par sa
morcellement du signifiant" (Écrits, P. 685-695). difficulté même. L’inconscient est constitué à partir
du principe de plaisir, oui, mais aussi à partir
C’est autour de l’assomption subjective de l’être et d’éléments du principe de réalité, et encore
de l’avoir que se joue la castration. En cela, il y a d’éléments issus de leur interaction. Et quelle y est
bien un rapport entre la castration et la vanité des la place de cet au-delà du principe de plaisir articulé
choses de ce monde, mais pour autant qu’on prenne par Freud à la pulsion ? Quel est son rapport avec le
en compte cet autre paradoxe pointé par Lacan, "que réel tel qu’en parle Lacan ? Pour Freud, il serait du
c’est en proportion d’un certain renoncement au côté des pulsions de vie alors que le principe de
phallus que le sujet entre en possession de la plaisir dans son évitement des tensions serait, lui ; au
pluralité des objets qui caractérisent le monde service des pulsions de mort. On peut les rapprocher
humain". C’est ça la castration. respectivement d’une part de la tuchè, pour l’au-
On y trouve comme questions centrales, être le delà…, d’autre part de l’automaton, pour le principe
phallus ou ne pas 1/être, avoir le phallus ou ne pas de plaisir, tels que Lacan les distingue au sein de la
l’avoir. répétition.
Être le phallus, question d’une femme, avoir le
phallus, question d’un homme.

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Le réel est au cœur de la tuchè comme rencontre à remarquables poètes baroques français (pour qui
jamais manquée, ce "qui ne peut pas ne pas s’éviter" voudrait avoir quelque aperçu de sa veine dans une
(Ornicar 28 : l’Éthique). C’est l’impossible, ce qui source facilement accessible, il convient de se
ne cesse pas de ne pas s’écrire ; il objecte à l’idée de référer aux "Figures I" de Gérard Genette) ; ensuite
tout. Il renvoie à la pulsion qui, elle, ne peut pas ne "Les Visions" ne se contentent pas de faire appel à
pas éviter l’objet (a) dont elle n’arrête pas de faire le une série de figures convenues, fantômes, spectres et
tour. Qu’est-ce que rapproche l’objet (a) du réel et emblèmes de la mort, la façon dont elles les mettent
qu’est ce qui l’en différencie ? Le fantasme dans sa en scène est d’une précision véritablement clinique.
structure et sa fonction peut nous éclairer à ce
propos. Une des directions à suivre dans ce travail. Quand le poète écrit en liminaire,
Le cœur plein d’amertume, et l’Âme ensevelie
Quant au "je", Lacan par lui désigne le sujet de Dans la plus sombre humeur de la mélancolie,
l’inconscient. Damon je te descris mes travaux intestins,
Représenté par un signifiant pour un autre signifiant, Où tu verras l’effort des plus cruels Destins,
il n’est appelé que pour simultanément disparaître, Qui troublèrent jamais un pauvre misérable,
sa division inaugurale sa redoublant d’une éclipse A qui le seul trespas doit être désirable, si la
par l’objet. C’est le sujet de la science mais en tant rhétorique est banale, la suite montrera qu’il y a tout
que celle-ci cherche à le suturer. A quoi d’ailleurs lieu de croire que dans cette sombre humeur l’auteur
elle échoue, la logique convoquée par Lacan en a bien été réellement, qu’il sait de quoi il parle, et
témoigne (théorème de Gödel). qu’il n’écrit pas par pure invitation. Du reste, ce
n’est pas nous qui allons croire que la rhétorique
Ce sujet, vif-argent, le surprendre est cependant s’oppose au réel. Je vais donc me borner à fournir
possible : par la coupure. quelques extraits de ce poème, assez important
Approche du "Wo es war, soll Ich werden", de puisqu’il compte 232 alexandrins (il occupe la 10ème
l’articulation par Jacques Lacan du sujet au réel ("la place dans le premier recueil du poète "Les Œuvres"
structure du sujet comme discontinuité dans le réel" de 1629, et a été composé sans doute vers 1624.
– Écrits p. 801), le cheminement vers l’éthique de la J’utilise la réédition Marcel Didier, 1971) Î et tente
psychanalyse de ce séminaire en est à ses débuts. de commenter leur pertinence clinique.
Voici la première "Vision"(vers 15 à 38).
Un poème mélancolique : "Les Visions" de Saint- Moy qu’un sort rigoureux outrage à tout propos,
Amant Et qui ne puis gouster ny plaisir, ny repos,
Christian Vereecken Les cheveux hérissez, j’entre en des resveries
De contes de Sorciers, de Sabaths, de Furies,
J’erre dans les Enfers, je rôde dans les Cieux,
L’âge baroque possède son imagerie mélancolique, L’Âme de mon Ayeul se présente à mes yeux,
aboutissement de traditions séculaires bientôt Ce fantosme léger coiffé d’un vieux suaire,
promises à l’oubli, dont l’encyclopédie est Et tristement vestu d’un long drap mortuaire,
l’étonnante "Anatomy of Melancholy" de BURTON, A pas affreux et lents s’approche de mon lit,
dont il faudra que nous parlions un jour. En langue Mon sang en est glacé, mon visage en paslit,
française, la veine mélancolique n’est pas absente De frayeur mon bonnet sur mes cheveux se dresse,
chez les poètes nombreux et savoureux que les Je sens sur l’estomach un fardeau qui m’oppresse,
histoires de la littérature oublient souvent, trop Je voudrois bien crier, mais je l’essaye en vain,
pressées qu’elles sont de passer de la Renaissance à Il me ferme la bouche avec sa froide main,
l’Age Classique pour se familiariser avec le côté Puis d’une voix plaintive en l’air esvanoüye,
sombre de cette production. On se réfère à Murmurant certains mots funestes à l’oüye,
l’excellente anthologie d’Albert-Marie SCHMIDT Me prédit mes malheurs, et long temps sans sçiller
"L’Amour noir" (Slatkine) qu’on pourra compléter Me contemple debout contre mon oreiller.
par l’Éros baroque "de Gisèle Mathieu-Castellani Je voy des feux volans, les oreilles me cornent ;
(parue en 10/18). Bref mes sens tous confus l’un l’autre se subornent
En la crédulité de mille objets trompeurs
Je vais me limiter à l’examen d’un poème unique, Formez dans le cerveau d’un excez de vapeurs,
qui occupe une place particulière dans cette Qui s’estant emparé de nostre fantaisie,
production. La tourne en moins de rien en pure frénésie.
D’abord Antoine Girard de Saint-Amant est sans
conteste le plus original et l’un des plus

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A première vue nous avons là tout l’attirail, toujours Au travers de ce feu puant, bleüastre et sombre,
classique, de l’épouvante. Quelques détails pourtant J’entrevoy cheminer la figure d’un ombre,
valent qu’on s’y arrêtent "Der lieben Gott lebt im J’entens passer en l’air certains gémissemens,
Deteil" comme le proclamait Aby WARTBURG. J’advise en me tournant un spectre d’ossements ;
Ainsi du cri qui reste dans la gorge, joliment Lors jettant un grand cry, qui jusqu’au Ciel
présenté comme étouffé par la main glacée du transperce,
spectre, qui s’exprime lui-même d’une voix à peine Sans poux et sans couleur je tombe à la renverse.
audible. Défaillance de la voix et prégnance du Mon hoste et ses valets accourent à ce bruit,
regard : ne seraient-ce pas plutôt les pulsions qui Mais de tout leur travail ils tirent peu de fruit :
tout à coup s’inversent et s’emmêlent autrement Ils ont beau m’appeler, et d’un fréquent usage
plutôt que les sens qui se brouillent ? Quant à Me respandre à l’abord de l’eau sur le visage,
"l’excez de vapeurs", il s’agit là des théories M’arracher les sourcils, me pincer le nez,
médicales courantes de la mélancolie, la fameuse Et s’affliger autant comme ils sont estonnez ;
bile noire étant censée agir sur le cerveau par les Je ne puis revenir, non plus que si la Parque
vapeurs qu’elle produit, qui obscurcissent M’avoit desja conduit dans la fatale barque :
l’intelligence et viennent diriger la "fantaisie" Je suis tellement froid, que mon corps au toucher
autrement dit la "vis imaginative", l’imagination Ne se discerne point d’avecques le plancher,
comprise très exactement comme pouvoir de former Où gisant de mon long, toute force abatüe,
et de combiner des images. On diroit à me voir que je suis ma statüe
Il me souvient encore, et non pas sans terreur,
Remarquons en outre que cette vision, dont les effets Bien que je sois certain que ce fût une erreur,
sont très finement décrits, n’est en rien comparable à Que la première nuit, qu’au plus fort des ténèbres
une hallucination verbale de type psychotique ; il y a S’apparurent à moy ces Visions funèbres,
plus : l’apparition de l’aïeul n'est sans doute pas M’estant esvanoüy comme je l’ay descrit,
fortuite. S’il est bien exact que ce poème fut écrit en De l’extréme frayeur qui troubla mon esprit,
1624, il convient de remarquer qu’à cette date le Et ces gens essayans d’une inutile peine
poète était sous le coup d’un double deuil : celui du A me restituër la chaleur et l’haleine,
père, et d’un ami proche, François de Molière, Un d’entr'eux s’advisant de me donner du vin,
disparu dans des circonstances tragiques. De surcroît Bacchus que j’ay tenu tous jours plus que divin,
il avait attendu la disparition du père pour Resveillant tout à coup ma vigueur coustumière,
abandonner la foi de ses ancêtres, le protestantisme, Fit résoudre mes yeux à revoir la lumière :
et se convertir à la religion régnante, pour des motifs Alors comme en sursaut je me lève tout droit,
de pure utilité sociale, semble-t-il. Ce genre de Représentant au vif un mort qui reviendroit :
changement de cap, même s’il n’entraîne pas de gros Puis regardant par tout d’une veuë esgarée,
conflits de conscience chez un sujet, est Je m’efforce à leur dire en voix mal assurée :
éminemment favorable à l’apparition d’un état Fantosme (car d’ffroy je les prenois pour tels),
mélancolique, parce qu’il suppose une réorientation Quel plaisir avez-vous à troubler les mortels ?
d’une partie plus ou moins importante de la Quel sujet vous ameine à ces heures nocturnes ?
constellation dite idéale du moi. Qui vous a fait quitter vos manoirs taciturnes ?
Mes Badauts esbahis d’entendre ce propos,
C’est pourquoi la thématique mélancolique connaît Haut allemant pour eux, joüants au plus dispos,
des regains de faveur dans les époques qui suivent En chemise et nuds pieds, sans m’user de langage,
les grands bouleversements sociaux ou religieux. Vers le degré prochain troussent viste bagage,
Passons à la vision suivante (vers 39 à 111) Disent que je suis fou, qu’il y fait dangereux,
Souvent tout en sueur je m’esveille en parlant, Emportent la chandelle, et barrent l’huis sur eux,
Je saute hors du lit l’estomach pantelant, Si qu’à peine mon œil les peut bien reconnestre,
Vay prendre mon fuzil, et d’une main tremblante Que comme un tourbillon il les voit disparestre,
Heurtant contre le fer de la pierre estincelante, La lune dont la face alors resplendissoit,
Aprés m’estre donné maint coup dessus les dois, De ses rayons aigus une vitre perçoit,
Aprés qu’entre les dents j’ay juré mille fois, Qui jettoit dans ma chambre en l’espesseur de
Une pointe de feu tombe et court dans la meiche, l’ombre,
R'avivant aussi tost ceste matière seiche ; L’esclat frais et serein d’une lumière sombre,
J’y porte l’allumette, et n’osant respirer Que je trouvois affreuse, et qui me faisoit voir
De crainte de l’odeur qui m’en fait retirer, Je ne sçay quels objets qui sembloient se mouvoir ;

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Cette nouvelle erreur dedans ma teste emprainte, Qu’Arbres infortunez tous desgouttans de pleurs,
Me rendant à la fin hardy par trop de crainte, Que vieux Houlx tous flestris, et qu’Espines sans
Je mets Flamberge au vent, et plus prompt qu’un fleurs.
esclair L’Écho n’y respond plus qu’aux longs cris de
J’en fay le moulinet, j’en estocade l’air, l’Orfraye,
Imitant la valeur du brave Dom-Quichote, Dont le Mur qui gémit en soy-mesme s’effraye ;
Quand au fort du sommeil, coiffé de sa marote, Le Lierre tortu qui le tient enlacé,
Pensant prendre au collet un horrible Géant, En frémissant d’horreur en est tout hérissé ;
Et dans un tourne-main le réduire à néant, Semblable en sa posture à ces Enfans timides,
Il exploita si bien, comme chante l’histoire, Qui le corps tout tremblant et les yeux tous humides,
Que sur les cuirs du vin son glaive eut la victoire. Embrassent leur nourrice, alors que quelque bruit
Cette petite saynète mi-plaisante mi-tragique repose Les va dedans leur couche espouvanter la Nuit.
tout entière sur une interprétation des choses de la Si j’y rencontre un Cerf, ma triste fantaisie
veille et du sommeil. L’ombre est un des leitmotivs De la mort d’Actéon est tout soudain saisie ;
de la thématique mélancolique : le sujet recherche Les Cygnes qu’on y voit dans un paisible Estang,
volontiers dans une ombre l’équivalent de l’image Me semblent des Corbeaux qui nagent dans du
narcissique qui lui fait défaut, et il arrive qu’elle lui sang ;
apparaisse avec un sentiment d’inquiétante Les plaisants promenoirs de ces longues Allées,
étrangeté. Il y a plus ici : c’est maintenant que la Où tant d’afflictions ont estés consolées,
terreur véritable se déchaîne, Lue terreur dont l’objet Sont autant de chemins à ma tristesse offers,
reste d’ailleurs évanescent, et elle plonge le sujet Pour sortir de la vie et descendre aux Enfers.
dans un état d’évanouissement profond, on pourrait Le Louvre dont l’esclat se fait si bien parestre,
dire de catalepsie, qui évoque l’état de cadavre. N’est à mes yeux troublez qu’un Chasteau de
Bicestre ;
Les choses sont articulées suffisamment dans le Le fleuve qui le borde est à moy l’Achéron ;
texte : non seulement le corps étendu sur le plancher J’y prend chaque basteau pour celuy de Caron,
ressemble à un cadavre, mais le sujet qui émerge de Et me croyant parfois n’estre plus rien qu’une
la défaillance ne peut se juger que comme mort, la Ombre
conscience retrouvée ne convient donc qu’au Qui des Esprits sans corps ait augmenté le nombre,
spectacle de l’au-delà, avec les effets de panique D’une voix langoureuse appelant ce Nocher,
réciproque qui en résultent. La seule façon dont le Je pense à tous moments qu’il me vienne chercher,
héros puisse sortir de cette panique, c’est de partir en Si je prens quelque Livre en mon inquiétude,
guerre, mais il ne saisit que des ombres. Il n’en ira Et tasche à dissiper cette morne habitude,
pourtant pas mieux au grand jour : Marot en ses rondeaux, epistres, virelais,
(vers 116 à 172) Le mocqueur Lucian, et le fou Rabelais
Et toutesfois hélas ! ce ne seroit que roses, Se metamorphosans par certains tours magiques,
Si les jours ne m’offroient de plus horribles choses. Ne sont remplis pour moy que d’histoires tragiques ;
Cét Astre qu’on réclame avec tant de désirs, Ovide, en l’Art d’aymer m’espouvante à l’abort ;
Et de qui la venuë annonce les plaisirs : Amour avec son dard y passe pour la Mort ;
Ce grand flambeau du Ciel ne sort pas tant de Avec son dos ailé pour un oiseau funeste ;
l’onde Avec son mal fiévreux pour une horrible Peste ;
Pour redonner la grâce et les couleurs au monde Et pour une Furie, avecques son flambeau,
Avec ses rayons d’or si beaux et si luisans, Qui ne sert qu’à guider les hommes au tombeau.
Que pour me faire voir des objets desplaisans ;
Sa lumière inutile à mon Âme affligée J’arrêterai sur cette saisissante image d’un amour
La laisse dans l’horreur où la nuit l’a plongée ; noir la citation du poète : c’en est vraiment la pointe.
La crainte, le soucy, la tristesse, et la mort, Le poète sort ici clairement de la convention. Ce
En quelque lieu que j’aille, accompagnent mon sort. qu’il nous laisse entendre c’est que les visions ne
Ces grands Jardins royaux, Ces belles Tuileries, sont pas l’effet seulement de l’égarement des sens,
Au lieu de divertir mes sombres resveries, que quelque chose de beaucoup plus radical a eu lieu
Ne font que les accrestre et fournir d’aliment pour lui : une modification des rapports de
A l’extrème fureur de mon cruel tourment. signification. Il ne se promène plus dans un paysage,
Au plus beau de l’Esté je n’y sens que froidure, il circule dans une allégorie où tout lui parle de la
Je n’y voy que Ciprés, encore sans verdure, mort, celle des autres et la sienne. Il s’agit d’un

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véritable envers de l’état amoureux où tout parle de


l’aimée. On peut bien appeler un tel état délire, mais
il faut remarquer que par rapport au délire du
psychotique, et notamment à sa pente interprétative,
il existe une différence de tailler le discours
psychotique pointe vers une signification absolue,
ineffable si ce n’est par des néologismes. Ici la
signification est claire, même si elle est effrayante :
c’est la mort. On verra d’ailleurs dans ce type d’état
une objection à l’appellation freudienne de Thanatos
pour désigner la répétition : car le dieu qui règne sur
ce paysage désolé est toujours bien Éros, et c’est
pourquoi il est un dieu noir qui se trouve dévoilé,
dans le surgissement traumatique d’un réel, le réel
des rapports de l’individu au sexe, qui de lui donner
la vie l’a fait sujet à la mort. Ce n’est qu’à partir de
ce réel qu’on pourra goûter dans toute leur
pertinence les oxymores de l’auteur, ce magistral jeu
de contrastes sur le thème de l’hiver au cœur de
l’été.

Le sujet en proie à la mélancolie l’est aussi à


l’illusion et pourtant il a un savoir sur le réel du
sexe : c’est pourquoi il suscite l’horreur chez ses
semblables.
Je ne voudrais pas terminer cet article sans ajouter
que Saint-Amant n’est, pour l’ordinaire, nullement
un poète funèbre.
Au contraire, sa Muse est à l’ordinaire des plus
gaies, amie des plaisirs de la musique, delà table,
voire des voyages et de la science. Il a chanté la
jouissance et l’amour avec des accents très frais,
sans être de la clique des hédonistes, race ennuyeuse
des moralisateurs du plaisir.
Cette brève flambée mélancolique qu’il a su décrire
avec tant de bonheur n’en a que plus de valeur à nos
yeux.

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