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INTRODUCTION.

« HABITAT », « HABITATION », « HABITER »,


PRÉCISIONS SUR TROIS TERMES PARENTS

Thierry Paquot

in Thierry Paquot , Habiter, le propre de l'humain

La Découverte | Armillaire

2007
pages 7 à 16

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/habiter-le-propre-de-l-humain---page-7.htm
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Pour citer cet article :
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Paquot Thierry, « Introduction. « Habitat », « habitation », « habiter », précisions sur trois termes parents », in Thierry
Paquot , Habiter, le propre de l'humain
La Découverte « Armillaire », 2007 p. 7-16.
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Introduction
« Habitat », « habitation », « habiter »,
précisions sur trois termes parents

Thierry Paquot
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C hacun d’entre nous, lorsqu’il parle de son logement, utilise
des termes qu’il juge synonymes, comme « appartement »,
« maison », « logis », « chez soi ». Parfois, il emploie des mots
plus familiers comme « crèche », « pénates », « piaule », « nid »,
« niche », « repaire », « baraque ». Quoi qu’il en soit, l’abri, qu’il
soit solide et permanent, en dur ou non, mobile ou pas, précaire
ou protégé et garanti, semble bien être un invariant anthropolo-
gique. Les ethnologues et les géographes, lorsqu’ils s’intéressent
à un peuple et à sa culture, commencent par décrire son loge-
ment. La manifestation d’une extrême pauvreté programmée est
précisément l’absence de point de chute où loger, accueillir les
autres membres de son ethnie, se reproduire. Le « sans domicile
fixe » apparaîtrait à bien des peuples comme une anomalie, une
aberration. Comment en effet penser le dénuement total ?
L’absence de halte, l’impossibilité d’effectuer une pause ?
Nombreuses sont les sociétés, de par le monde et dans le passé,
qui se dotaient d’un système d’entraide et ne pouvaient tolérer de
laisser ne serait-ce qu’un pauvre hère à la porte de la ville, au
seuil d’une maison, dehors, à l’extérieur de ce qui fait
« société », justement. Avec la marchandisation, le logement
devient un bien comme un autre, qu’il faut acquérir sur un
marché, acheter avec de l’argent et entretenir. Avec la marchan-
disation, la charité aussi devient un business… Certes, tous les
peuples ne sont pas spontanément hospitaliers et il ne sert à rien

7
Habiter, le propre de l’humain

d’angéliser nos ancêtres ou nos voisins, nos musées sont remplis


de faits d’armes et d’exactions affreuses, sanglantes et inhumai-
nes tout comme les journaux télévisés. Mais avoir une place pour
dormir en paix, plus ou moins confortablement, ne semble pas
être une exception mais au contraire, une règle. Notons que ces
sociétés inégalitaires, pour la plupart d’entre elles, associaient
dans leur langue au mot « maison », le sens de « maisonnée »,
c’est-à-dire d’un collectif, comprenant des humains (« libres » et
« esclaves », hommes et femmes), des animaux domestiques, des
champs et des forêts, des outils et des croyances… Le « chez
soi » dans ce cas-là n’est pas l’intimité du sujet, le « pour soi à
soi », la sphère privée, mais l’appartenance à un « soi » plus
vaste qui lui procure les conditions de vie1.
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L’« habitation » appartient à l’« habitat »

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qui facilite l’« habiter »

Si les dictionnaires récents que je viens de consulter2 refu-


sent, avec raison, d’assimiler ces trois termes : « habitat »,
« habitation » et « habiter », ils s’attardent généralement davan-
tage sur l’un d’entre eux, ne les confrontent pas vraiment et
n’effectuent aucune plongée généalogique, pourtant bien ins-
tructive. Allons-y voir de plus près…
Le mot « habitat » appartient au vocabulaire de la botanique
et de la zoologie ; il indique d’abord, vers 1808, le territoire
occupé par une plante à l’état naturel, puis vers 1881, le
« milieu » géographique adapté à la vie d’une espèce animale ou
végétale, ce que nous désignons dorénavant par « niche écologi-
que ». Au début du XXe siècle, cette acception est généralisée au
« milieu » dans lequel l’homme évolue. Enfin, dans l’entre-deux-

1. Pascal AMPHOUX et Lorenza MONDADA, « Le chez soi dans tous les sens »,
Architecture & Comportement, vol. 5, n° 2, 1989, p. 125-150 ; Amos RAPOPORT, Pour
une anthropologie de la maison, Dunod, Paris, 1972 ; Amos RAPOPORT, Culture, archi-
tecture et design, Infolio, Paris, 2003 ; Jacques PEZEU-MASSABUAU, Maison espace réglé
espace rêvé, Reclus, Montpellier, 1993.
2. Jean-Paul FLAMAND, L’Abécédaire de la maison, Les Éditions de La Villette,
Paris, 2004 ; Jacques LÉVY et Michel LUSSAULT (dir.), Dictionnaire de la géographie et
de l’espace des sociétés, Belin, Paris, 2003 ; Marion SEGAUD, Jacques BRUN et Jean-
Claude DRIANT (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Armand Colin, Paris,
2002 et Denise PUMAIN, Thierry PAQUOT et Richard KLEINSCHMAGER, Dictionnaire la
ville et l’urbain, Economica/Anthropos, Paris, 2006.

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Introduction

guerres, on dira « habitat » pour « conditions de logement ». Quant


à « habitable », il vient du latin habitabiles, qui signifie tout sim-
plement « où l’on peut habiter », et qui sous-entend que ce qui
est « inhabitable » ne permet pas l’« habitation ». Peu après les
botanistes et les éthologues, ce sont les géographes qui vont
s’emparer du terme « habitat » et se lancer dans de nombreuses
typologies régionales, cartographiant à tour de bras, décrivant
minutieusement les matériaux utilisés, les façons de construire,
les formes des maisons et des toits, etc. Alfred de Foville et
Jacques Flach recensent les « maisons-types » (en deux gros
volumes publiés en 1894 et 1899), Paul Vidal de La Blache
(1899), Albert Demangeon (1931), Jean Brunhes (1942) vont
aussi enquêter dans les régions françaises, puis ce sera au Musée
des Arts et Traditions Populaires d’élaborer des monographies de
1941 à 1948 sous l’impulsion de Georges-Henri Rivière. Elles
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seront actualisées, à l’initiative de Jean Cuisenier et d’Henri

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Raulin (1964 et 1977). Max Sorre dans son monumental
ouvrage, Les Fondements de la géographie humaine (trois
volumes, 1952), retrace l’historique du mot « habitat », dont il
repère l’usage d’abord chez les naturalistes et note que pour ces
derniers, « dans la diagnose d’une espèce animale ou végétale,
les caractères morphologiques sont suivis de l’indication des
lieux habités. Cette indication est de nature écologique autant
que strictement géographique ». Pour lui, l’habitat est l’« expres-
sion dernière du genre de vie », il renseigne tout autant sur le
milieu géographique que sur les mœurs. L’habitat contient et
explique en partie du moins l’habitation, il en constitue les
conditions environnementales.
Le terme d’« habitation » provient du latin habitatio et
exprime le « fait d’habiter », la « demeure ». Le mot « habituer »
a longtemps signifié « habiller », comme son étymologie latine
le laisse entendre, mais habituari veut aussi dire « avoir telle
manière d’être », et celle-ci dépend pour beaucoup des vête-
ments… Du reste, en français, le mot « habit » va être synonyme
de « maintien », de « tenue », au sens de « tenir sa place », son
rang. Derrière habituari se profile le terme d’habitus, qui relève
du latin classique et signifie « manière d’être ». Émile Durkheim
(1858-1917) relance ce terme, jusqu’alors plutôt rare et associé
à Thomas d’Aquin, et en fait un concept-clé de la sociologie
française : l’habitus est un ensemble de cadres qui permet à

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Habiter, le propre de l’humain

l’individu de se situer de façon autonome par rapport à eux. Au


cours du XIXe siècle, le mot « habitation » devient le synonyme
de « logement » et de « logis » — terme qui perdure encore au
début du XXe siècle ; on le trouve fréquemment sous la plume de
Le Corbusier. Il figure dans le Larousse qui décrit longuement
l’article 625 du code civil concernant le « droit d’habitation » et
il acquiert une certaine popularité après la loi de 1894 sur les
habitations à bon marché (HBM), lorsqu’une décennie plus tard,
les banquiers entendront enfin le message de ses promoteurs,
Jules Siegfried et Georges Picot. L’habitation populaire est
innommable (car insalubre, taudifiée, inconfortable, surpeu-
plée…) comme en témoignent les nombreuses enquêtes
philanthropiques et médicales qui jalonnent le XIXe siècle.
Quelques rares patrons, peu appréciés des leurs, se risquent à
édifier des « cités ouvrières » et à offrir une habitation décente
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aux travailleurs, et aussi un cadre de vie « moralisateur ». Des

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réformateurs sociaux et quelques utopistes (Fourier,
Considerant, Godin…) se préoccupent de la question du loge-
ment des « classes laborieuses » au moment où la bourgeoisie
découvre le home, le cosy-corner, la privacy, un intérieur élégant
et confortable. Les romanciers (Balzac, Zola, les Goncourt…)
n’hésitent pas à se lancer dans de longues et précises descrip-
tions de l’ameublement, de la décoration, de l’ambiance des
appartements de leurs nombreux protagonistes. La recherche
d’un « chez soi » devient commune aux divers groupes sociaux,
au point où Norbert Truquin dans ses Mémoires et aventures
d’un prolétaire à travers la révolution (1888) affirme qu’il n’y a
« pas de sort plus enviable » que de « vivre indépendant dans son
intérieur, au milieu de sa famille ». L’habitation contribue à la
personnalité de chacun, c’est pour cela que Gaston Bachelard
réclamait une « topo-analyse » ou Clare Cooper Marcus, une
« autobiographie environnementale », nous sommes tous redeva-
bles de nos habitations successives, qui nous marquent
profondément pour le pire et le meilleur !
Le verbe « habiter » est emprunté au latin habitare, « avoir
souvent », comme le précise son dérivé habitudo qui donne en
français « habitude », mais ce verbe veut aussi dire « demeurer ».
L’action de « demeurer » est équivalente à celle de « rester » ou
de « séjourner », comme l’atteste l’adage médiéval « il y a péril
en la demeure », qui en français contemporain peut être traduit

10
Introduction

par : « il y a danger à rester dans la même situation ». Ce n’est


que vers 1050 que le verbe « habiter » indique le fait de « rester
quelque part », d’occuper une « demeure ». À la fin du
XVe siècle, « habiter un pays », c’est le peupler. Ce dernier verbe
ne s’impose qu’au cours du XVIIe siècle… Quant aux mots
« habitant » et « habitante », ils ne remplacent « habiteur » et
« habiteuse » que très progressivement, le Dictionnaire de
l’Académie française, dans son édition de 1842, les accueille
encore. Les historiens reconstituent les « manières d’habiter » de
nos ancêtres, les géographes et les anthropologues s’évertuent à
décrire et à interpréter les « modes d’habiter » de telle ou telle
population, il s’agit plus là d’un regard sur l’« habitation » ou
l’« habitat » que sur « habiter », qui, on l’aura compris, est
constitutif de l’existence humaine et exige un autre traitement,
plus philosophique dirais-je pour simplifier3.
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Ces informations4 diverses et fragmentaires montrent à quel

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point le verbe « habiter » est riche, que son sens ne peut se
limiter à l’action d’être logé, mais déborde de tous les côtés et
l’« habitation » et l’« être », au point où l’on ne puisse penser
l’un sans l’autre… C’est le constat qu’établit le philosophe et
sociologue Henri Lefebvre (1901-1991), lorsqu’il l’introduit
dans la sociologie urbaine française au cours des années
soixante, s’inspirant largement du philosophe allemand Martin
Heidegger (1889-1976). Mais avant de se référer à ce dernier, il
utilise le mot « habiter » à la manière de l’architecte Le
Corbusier et des partisans de la charte d’Athènes, c’est-à-dire
comme une des fonctions humaines citadines, à côté d’autres
comme « circuler », « travailler », « se recréer », etc. Dans sa
préface à l’enquête sur L’Habitat pavillonnaire5, il opte ouverte-
ment pour une acception plus heideggérienne — bien qu’encore

3. Thierry PAQUOT, Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter, Les Édi-
tions de l’Imprimeur, Besançon, 2005, avec une bibliographie substantielle sur ce sujet.
4. Alain REY (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, 2 vol., Robert,
Paris, 1992 et Émile LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, 5 vol., Encyclopaedia
Britannica, Chicago, 1978. J’utilise ici une partie de mon éditorial du dossier « Habitat »
de la revue Urbanisme, n° 298, janvier/février 1998, p.46 et suiv. et de l’article « Habitat,
habitation, habiter. Ce que parler veut dire… », Informations sociales, n° 123, mai 2005,
p. 48-57.
5. H. RAYMOND, N. HAUMONT, M.-G. RAYMOND, A. HAUMONT, L’Habitat pavillon-
naire, éditions du Centre de recherche d’urbanisme, Paris, 1966 (réédition, L’Harmattan,
Paris, 2001), avec une préface de Henri Lefebvre, reprise dans le recueil, Du rural à
l’urbain, Anthropos, Paris, 1970, p. 159 et suiv.

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Habiter, le propre de l’humain

chargée d’approximations et moins sociologique — de


l’« habiter » : « La terre, écrit-il, est l’habiter de l’homme, cet
“être” exceptionnel parmi les “êtres” (les “étants”), comme son
langage est la Demeure de l’être. » Henri Lefebvre n’est visible-
ment pas très à l’aise avec ce vocabulaire qui n’est pas le sien,
aussi va-t-il expliciter l’« habiter » avec le marxisme, qu’il
connaît si bien, en évoquant la « production », les « rapports
sociaux », la « division du travail » ou bien avec le langage des
sociologues, qu’il manie sans difficulté, « appropriation »,
« espace », « forme », « structure », « fonction », etc. Quelques
années plus tard dans son puissant essai La Révolution urbaine,
il expose le processus historique en cours qui annonce la fin de
la contradiction ville/campagne et la victoire d’une nouvelle
réalité, l’« urbain ». Celui-ci vient nier et dépasser (à la mode
hégélienne) et la « ville » et la « campagne ». « L’être humain,
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observe-t-il, ne peut pas ne pas bâtir et demeurer, c’est-à-dire

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avoir une demeure où il vit, sans quelque chose de plus (ou de
moins) que lui-même : sa relation avec le possible comme avec
l’imaginaire. » Quelques lignes plus loin, il précise : « L’être
humain (ne disons pas l’homme) ne peut pas ne pas habiter en
poète. Si on ne lui donne pas, comme offrande et don, une pos-
sibilité d’habiter poétiquement ou d’inventer une poésie, il la
fabrique à sa manière6. » Par conséquent, l’« habiter » n’est plus
le résultat d’une « bonne » politique du logement, d’une
« bonne » architecture, d’un « bon » urbanisme, il doit être
« considéré comme source, comme fondement » ; c’est de lui que
dépend la qualité de la sphère privée, de l’habitat entendu
comme le logement et tous les parcours urbains qui y mènent.
Henri Lefebvre a élaboré sa propre théorie de la critique de la
quotidienneté (trois volumes dont la rédaction s’échelonne de
1946 à 1981)7 et, chemin faisant, en vient à dégager des lois de
« survie du capitalisme » en étudiant, à l’échelle de la planète,
les formes de l’État et en analysant l’échec du marxisme de parti.

6. Henri LEFEBVRE, La Révolution urbaine, Gallimard, Paris, 1970, p. 113 et p. 155


et suiv. Lire également, Maïté CLAVEL, « Éléments pour une nouvelle réflexion sur l’ha-
biter », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXII, PUF, Paris, 1982.
7. Henri LEFEBVRE, Critique de la vie quotidienne, tome 1, Grasset, Paris, 1947 ;
tome 2 et tome 3, L’Arche, Paris, 1961, 1981. Lire également Thierry PAQUOT, « Ville et
quotidienneté. Essai sur le quotidien urbain, ses temporalités et ses rythmes », in Ingrid
ERNST (dir.), Cultures urbaines et développement durable, ministère de l’Aménagement
du territoire et de l’Environnement, Paris, 2002, p. 181-201.

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Introduction

Il est persuadé que les conditions de l’« habiter » sont sérieuse-


ment entravées par l’émiettement et du temps et de l’espace
auquel il assiste, avec la mondialisation de l’économie capita-
liste de plus en plus immatérialisée d’une part, et la victoire
(qu’il espère passagère) du cybernanthrope d’autre part. Henri
Lefebvre reste ici prisonnier d’une logique politique plus que
philosophique de sa compréhension d’« habiter ». Il est vrai qu’il
s’adresse alors principalement à des étudiants en architecture et
à des professionnels de l’urbanisme et souhaite trouver dans
l’« habiter » un « plus » et un « avant » que l’« habitat » ignore :
« Avant l’habitat, écrit-il, l’habiter était une pratique millénaire,
mal exprimée, mal portée au langage et au concept, plus ou
moins vivante ou dégradée, mais qui restait concrète, c’est-à-dire
à la fois fonctionnelle, multifonctionnelle, transfonctionnelle8. »
Il n’est guère étonnant dans ces conditions de retrouver sous la
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plume d’architectes ou de sociologues grandement influencés

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par Henri Lefebvre une sorte de vulgate de ses propos faisant de
l’« habiter » à la fois un concept et un mode opératoire dans le
domaine de la fabrique du logement et de la ville. Considérations
totalement étrangères à la pensée de Martin Heidegger et même
entièrement décalées par rapport à elle. En effet, pour Martin
Heidegger le verbe « habiter » (wohnen) signifie « être-présent-
au-monde-et-à-autrui », ce qui nous éloigne d’une vision
purement sociologique de l’habitation qui viserait à recenser les
« manières d’habiter » une maison ou un appartement, de se
loger en d’autres termes. Loger n’est pas « habiter ». L’action
d’« habiter » possède une dimension existentielle. La présence
de l’homme sur terre, ne se satisfait pas d’un nombre de mètres
carrés de logement ou de la qualité architecturale d’un immeu-
ble. C’est parce que l’homme « habite » que son « habitat »
devient « habitation9 ».

8. Henri LEFEBVRE, Le Droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968 ; réédition Seuil, Paris,
1974, p. 25 et suiv.
9. Georges-Hubert de RADKOWSKI, Anthropologie de l’habiter, PUF, Paris, 2003 ;
Georges-Hubert de RADKOWSKI, « Notes sur l’architecture, 1963-1964) », présentées par
Thierry Paquot, Conférence, n° 17, automne 2003 ; Augustin BERQUE, Écoumène.
Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, Paris, 2003.

13
Habiter, le propre de l’humain

Logement, habitat et « habiter »

L’habitation dans un ensemble collectif ou en maison indivi-


duelle, en location ou en propriété, correspond à tant de mètres
carrés, il s’agit d’une « cellule », d’un T2, d’un loft, peu importe
la norme de référence, elle est délimitée par des murs, possède
une porte d’entrée et ses usages sont d’ordre privé. Dorénavant
l’habitat dans le sens commun comprend l’habitation et tous les
itinéraires du quotidien urbain. Une solide enquête10 montre à
quel point la surface du logement n’est pas seule identifiée à
l’habitat. Celui-ci déborde l’appartement. Certes je réside bien
dans ces trois pièces de cet immeuble, mais mon habitat vérita-
ble embrasse plus large, il intègre la cage d’escalier et
l’ascenseur, le hall d’entrée, le local à bicyclettes, les abords
immédiats de l’immeuble, le cheminement qui mène à la rue, les
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rues voisines qui desservent la station de RER, l’école, la bou-

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langerie, le jardin public… Mon habitat est extensible au gré de
mes humeurs, de mes relations de voisinage, de ma géographie
affective, tout comme il peut se rétrécir, si moi-même je me
replie sur moi, ne veux rencontrer personne, m’enferme dans
mon appartement comme une huître dans sa coquille. D’où l’im-
portance de la qualité constructive du logement et de son
isolation phonique. Une cage d’escalier bruyante, des parois per-
méables aux bruits gênent le repos, entravent le bien-être et
favorisent l’agressivité, la colère, le refus des autres. De même
une rue triste, sale, inhospitalière déteint sur votre caractère,
vous devenez morose, vulnérable, inquiet et broyez du noir. Des
espaces verts lépreux, des voitures mal garées, des incivilités à
répétition, un gardien absent ou bougon, tout cela concourt à
vous gâcher l’existence et à rendre inhabitable votre logement et
ses à-côtés. Vous rêvez de partir, de changer d’air. Vous n’habi-
tez pas le monde et votre habitation est davantage un refuge,
étroit et cadenassé, qui vous enferme plus qu’il ne vous libère.
Elle n’a pas la taille de l’habitat que vous souhaitez posséder. La
géométrie coupante des blocs de béton égratigne votre âme, le
spleen s’empare de vous. Que faites-vous ici, alors même que
vous recherchez un là ? Si « habiter » n’est pas « donné à tout le

10. Barbara ALLEN, « L’habitat, c’est le logement et au-delà », par enquête du SCTB
à partir de 600 entretiens de résidants de 9 quartiers de la banlieue parisienne,
Urbanisme, n° 298, janvier-février 1998, p. 68-73.

14
Introduction

monde » et n’a que faire de l’action de l’urbaniste ou de


l’architecte, l’habitat et l’habitation relèvent, pour une grande
part, de leur attention et de leur talent. Un mobilier urbain agréa-
ble, un abri bus confortable, une voirie qui privilégie le piéton et
le vélo sur l’automobile, un éclairage rassurant et joyeux, des
façades variées, des boutiques en rez-de-chaussée, etc., tout cela
augmente incontestablement l’habitabilité d’un quartier. De
même, un logement traversant, des fenêtres bien disposées, des
radiateurs discrets, un chauffe-eau qui ne trône pas au milieu
d’un mur, des pièces facilement aménageables, des coins, des
placards et des dépendances, améliorent indéniablement votre
habitation. Ainsi une habitation confortable (qui par conséquent
vous réconforte !) et un habitat plaisant représentent des atouts
de poids pour « habiter », c’est-à-dire pour construire votre per-
sonnalité, déployer votre être dans le monde qui vous environne
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et auquel vous apportez votre marque et qui devient vôtre. Mais

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ce monde n’est pas seulement physique, avec une Nature modi-
fiée par les assauts répétés de la Technique, il est aussi humain.
Ce sont les humains qui en dernière instance façonnent le monde
commun et le monde de chacun. Cette interdépendance conduit
à la guerre, parfois à l’extermination et le plus souvent — mais
à quel prix ? — à la cohabitation dans une indifférence récipro-
que. Dans ce cas-là, cet habitat s’avère inhabité. Il ne « fait »
plus monde. Il est orphelin de l’humanité de l’humain. Il ne
dépérit pas pour autant et admet une habitation proprette, un
habitat comme il faut, et une impossibilité totale d’« habiter ».
Une telle situation se banalise dans les enclaves résidentielles
comme dans les grands ensembles à la dérive et révèle à quel
point l’urbanité ne correspond aucunement à des règles, des
codes, des procédures relationnelles sélectives, mais à la vérité
de la relation elle-même.
Habiter n’est pas simple. Il n’existe pas de recette pour
« bien » habiter. Pas de manières, de façons, de modes qui
conseilleraient à n’importe quel individu de les adopter pour aus-
sitôt, comme par enchantement, il puisse habiter. Habiter ne se
décrète pas, ne s’apprend pas. C’est l’apprentissage qui donne à
habiter un peu de sens. C’est parce qu’habiter est le propre des
humains — il faut ici distinguer le féminin du masculin selon les
cultures — qu’inhabiter ressemble à un manque, une absence, une
contrainte, une souffrance, une impossibilité à être pleinement soi,

15
Habiter, le propre de l’humain

dans la disponibilité que requiert l’ouvert. Sans partager le


sentiment nihiliste d’Adorno11 qui, au lendemain de la guerre
(c’est-à-dire des camps d’extermination nazis, de la bombe ato-
mique et des innombrables villes détruites), énonce qu’« il est
devenu tout à fait impossible d’habiter. » Il convient d’admettre
qu’il annonce avec perspicacité le nomadisme forcé des sans
domicile fixe, l’incapacité à posséder un chez soi alors même
que la marchandisation s’infiltre dans tous les moindres recoins
d’une maison et d’une existence et transforme la demeure en un
amoncellement de produits inutiles, coûteux et formatés (et for-
mateurs !). Habiter est une exigence de liberté, un devoir
d’humanité, un combat incessant avec la barbarie ordinaire.
Habiter s’apparente à une respiration onirique qui nous enve-
loppe et nous transporte. Oui, pas si simple.
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11. Theodor W. ADORNO, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951),
Payot, Paris, 1980.

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