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LA VULNÉRABILITÉ, NOUVELLE CATÉGORIE DE L’ACTION

PUBLIQUE
Axelle Brodiez-Dolino

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Caisse nationale d'allocations familiales | « Informations sociales »

2015/2 n° 188 | pages 10 à 18


ISSN 0046-9459
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Informations sociales n° 185
Partie 1

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Familles et vulnérabilités
Les dimensions de la vulnérabilité

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Les dimensions de la vulnérabilité
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Partie 1

La vulnérabilité, nouvelle catégorie de l’action publique


Axelle Brodiez-Dolino

Contrepoint : Pauvreté : cercles familiaux et éligibilité


aux prestations Caroline Helfter

Solitudes en France :
mise en forme d’une expérience sociale contemporaine
Arnaud Campéon
Contrepoint : Renforcer les « acteurs faibles » Alain Vulbeau

La dimension familiale de la vulnérabilité


Jean-Yves Barreyre
Protection de l’enfance : conditions pour une évaluation des
ressources et des difficultés
Pierrine Robin

n° 188 Informations sociales 11

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Familles et vulnérabilités
Les dimensions de la vulnérabilité

La vulnérabilité, nouvelle catégorie


de l’action publique
Brodiez-Dolino Axelle – historienne

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Le recours au concept de vulnérabilité est aujourd’hui généralisé
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au point que celle-ci est devenue une catégorie analytique à part


entière : elle sert à désigner les publics cibles de l’action sanitaire
et sociale comme les formes de pauvreté et de précarité et est
indissociable de leur traitement par l’action publique, quand elle
ne qualifie pas cette dernière. Autant dire que les vulnérabilités
sont multiples et leurs sens parfois équivoques.

On ne trouve, dans les quelque 800 pages de la dernière édition du manuel


de Droit de l’aide et de l’action sociales (Borgetto et Lafore, 2009), qu’une
poignée d’occurrences pour le terme de « vulnérabilité » ; en revanche, les
notions d’insertion, inclusion et exclusion, érigées dans les années 1990
en paradigmes de l’action publique, sont omniprésentes. Sans doute un
ouvrage écrit aujourd’hui ferait-il la place un peu plus belle à la vulnérabilité.
Il n’en reste pas moins que celle-ci n’est pas (encore ?) une catégorie juridique
pleinement opératoire et reconnue (Rebourg et Burdin, 2014).

Inversement, une rapide recherche dans Google Scholar montre une


explosion de ses usages universitaires : dans la seule littérature francophone,
380 occurrences en 1990, 1 540 en 2000 et 6 440 en 2010. Adopté dans
les années 1970 par les sciences psychiatriques et pédiatriques, puis par les
économistes et statisticiens et enfin les sciences sociales (Thomas, 2008), le
terme de vulnérabilité remplace depuis les années 2000 en sociologie celui
d’exclusion devenu controversé. Il a, de même, envahi l’espace public. Au
point de confiner dans les années 2000 au « vide sémantique » (Clément et
Bolduc, 2004, p. 61), en raison de son imprécision et de sa polysémie.

Le terme tend toutefois, depuis quelques années, à être travaillé par les
sociologues pour forger une catégorie analytique à part entière. Deux types
d’acception émergent en particulier. L’une est macrosociologique : nous serions
entrés depuis quelques décennies dans une « anthropologie de la vulnérabilité »,

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Familles et vulnérabilités
Les dimensions de la vulnérabilité

qui confère toute sa force analytique à la notion et interdirait inversement


de l’utiliser historiquement (Martuccelli, 2014 ; Genard, 2014). L’autre est
microsociologique : la vulnérabilité, cette « potentialité à être blessé », doit être
entendue comme une notion universelle (chacun est potentiellement exposé),
relationnelle et contextuelle (nous ne sommes vulnérables que dans un contexte
donné), structurelle (nous sommes inégalement exposés à la vulnérabilité en
raison de notre position dans l’espace social), individuelle (face à une même

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exposition, certains seront plus touchés que d’autres), potentielle (la vulnérabilité
est une blessure qui peut advenir), et enfin, réversible (sur laquelle on peut donc
agir) (Soulet, 2014a).
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Cet ensemble de caractéristiques macro- et microsociologiques fait du concept


de vulnérabilité une catégorie particulièrement pertinente pour, et appropriable
par, l’action sanitaire et sociale. Pour autant, on l’a vu, elle n’est encore
juridiquement qu’une notion émergente. Cet article vise à établir si, comment et
avec quelles limites la vulnérabilité peut être considérée comme une catégorie
opératoire de l’action publique. Nous reviendrons sur l’adéquation de la notion
aux différents publics cibles de l’action sanitaire et sociale, pour évoquer ensuite
le rôle support de la famille dans les parcours de vulnérabilité et, enfin, interroger
la « vulnérabilité de l’action publique » (Ravon et Laval, 2014, p. 230).

La vulnérabilité, une notion opérationnelle pour les publics de l’action sanitaire


et sociale
Le terme de « vulnérabilité » et ses adjectivations sont aujourd’hui largement
utilisés pour traiter des différents publics cibles de l’action
sanitaire et sociale. Leur usage ne perdurera toutefois au
(…) il existe des formes très
plan normatif que s’il est reconnu par la sociologie comme
différentes de vulnérabilité et
réellement opératoire – une étape qu’ils semblent en passe
des conceptions pour partie
de remporter. Un rapide tour d’horizon montre toutefois
équivoques du terme.
qu’il existe des formes très différentes de vulnérabilité et
des conceptions pour partie équivoques du terme.

Sociologiquement, l’enfant est un être éminemment vulnérable. En cours de


constitution biologique, psychologique et sociale, il est par excellence l’archétype
de l’être inachevé et en devenir, qui n’a pas encore acquis toutes ses défenses
endogènes (Soulet, 2014b) – donc, pour reprendre le terme donné en 2004 à
l’Observatoire de l’enfance, « en danger », blessable, vulnérable. Ce qui impose
à la société de lui accorder des protections exogènes (en terme d’action sociale,
celles-ci sont rassemblées dans la « protection de l’enfance » comprenant
notamment la « protection maternelle et infantile »), de nature à la fois générique
(visant l’enfance en général) et spécifique (ciblant certaines catégories d’enfants
en particulier : maltraités, migrants, orphelins, etc.). Cette forme première de
vulnérabilité, particulièrement patente en raison des rapports de domination
imposés par les adultes, a aussi pour conséquence fondamentale la reconnaissance
d’un enfant non pleinement responsable de ses actes et à ce titre passible, depuis

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Familles et vulnérabilités
Les dimensions de la vulnérabilité

1912 en France, de tribunaux et de jugements spécifiques et, plus largement, d’une


« protection judiciaire » visant l’éducation plus que la sanction.

La vulnérabilité de l’adolescence, « moment paradigmatique de l’apprentissage


de l’autonomie » (Ravon et Laval, 2014), est en partie du même type. Françoise
Dolto avait utilisé pour décrire l’adolescent l’image du homard en mue (Dolto,
1989), dépossédé de sa carapace d’enfant pour se forger celle de l’adulte. Cette
période de vulnérabilité est depuis quelques décennies étirée dans le temps

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par l’extension des études et la difficile insertion sur le marché du travail et,
pour certains adolescents en particulier, par une somme de facteurs délétères
désormais bien connus (ghettoïsation géographique, échec scolaire, ruptures
familiales, conduites addictives, etc.), générant des comportements d’agressivité
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ou au contraire de repli sur soi. Le travail social s’est ainsi développé depuis
1945 dans la double direction de la prévention spécialisée et de l’animation
socioculturelle, tandis que les dispositifs législatifs ont continué de s’étoffer. Il
convient toutefois de garder à l’esprit que « la vulnérabilité ne se loge pas tant
dans l’âge de l’adolescence proprement dit que dans les parcours des adolescents,
contraints à être à la fois singuliers et continus » (Ravon et Laval, 2014, p. 231).

La vulnérabilité semble également patente dans les situations de handicap, défini


par la loi du 11 février 2002 comme « toute limitation d’activité ou restriction de
participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne
en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive, d’une ou plusieurs
fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un
polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ». Cette « altération subie des
fonctions » relève d’évidence du registre de la vulnérabilité, voire de la blessure :
limitation de l’autonomie – jusqu’à la dépendance –, besoin de protection et
d’aide. Les situations de grand âge peuvent s’en rapprocher et sont, de fait, de plus
en plus traitées conjointement par l’aide et l’action sociales. Pour autant, stricto
sensu, l’applicabilité de la notion de vulnérabilité au handicap (en particulier
aux handicaps lourds et au polyhandicap, parfois également qualifié de
« vulnérabilité complexe ») et plus encore au grand âge, peut sociologiquement
faire débat, en raison de la non-réversibilité des situations ; d’où le terme de
« fragilité » plutôt privilégié par les sciences gériatriques.

L’applicabilité de la notion aux formes de pauvreté-précarité ne va pas non


plus de soi. On sait pourtant combien la précarité sociale engendre quasi
mécaniquement la fragilisation sanitaire via la malnutrition, les difficultés d’accès
aux soins, le logement dégradé et les conséquences psychiques des difficultés
quotidiennes – voire in fine la vie à la rue. En ce sens, la substitution de la notion
de vulnérabilité à celles, antérieures, de misère, indigence, pauvreté, précarité,
exclusion, etc., met l’accent sur des mécanismes de fragilisation et de blessures
polymorphes que l’action sociale tente, depuis les années 1980, de panser de
façon multidimensionnelle. Mais l’historien reste lucide : loin d’être l’ultime terme
enfin trouvé, la vulnérabilité n’en est qu’un énième, lui aussi voué à être supplanté,
au sein une longue évolution dans la façon de penser et panser les individus.

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Familles et vulnérabilités
Les dimensions de la vulnérabilité

La famille, support dans les parcours de vulnérabilité


L’une des conséquences des situations de vulnérabilité est l’incertitude  :
incertitude biologique (sur l’évolution de la maladie, l’imprévisibilité de certains
comportements, les répercussions sanitaires des fragilités sociales) ; incertitude
identitaire, voire « dilution de l’identité » (Campéon et al., 2014, p. 126) de la
personne (ainsi dans les cas de la maladie d’Alzheimer, du handicap psychique
ou du sans-abrisme) ; incertitude du regard social, dont la compréhension
et l’empathie ne sont jamais acquises ; incertitude de la famille quant à son

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propre positionnement ; tâtonnements de l’accompagnement médical, social et/
ou médico-social, qui tente par ricochets de s’adapter aux incertitudes de la
situation.
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La famille devient dès lors un support essentiel. Et ce, même si elle n’épaule
pas directement le malade, comme le montre par l’exemple la reconstitution
historique de deux parcours de « patients psychotiques au “long cours” » des
années 1950 à 2000 [Bueltzingsloewen (von) et Eyraud, 2014]. Un homme qu’on
appellera Charles Antin, né en 1933, arrive en 1951 à l’hôpital psychiatrique (HP)
du Vinatier dans un « état physique déplorable ». Sans famille, il est interné pour
« syndrome schizophrénique ». Il y restera jusqu’en 1995, où il oscille ensuite
entre placements en famille d’accueil et retours au Vinatier, une maison de
retraite et un hôpital spécialisé pour vieillards et malades mentaux, où il décédera
en 2013. Inversement, Marthe Asti, née en 1923, souffrant d’un handicap assez
similaire (psychose chronique avec délires et paranoïa), se marie en 1951 et aura
trois fils. Elle perd son mari en 1972 ; ses deux jumeaux, régulièrement internés
en HP, se suicident en 1988 et 1989. Elle connaîtra au total une vingtaine
d’hospitalisations en psychiatrie et un long suivi en ambulatoire et ne sera
placée qu’en 2005 en maison de retraite, où elle décède l’année suivante. Dans
le premier cas, la perte dès l’enfance des « repères familiaux conduit rapidement
à une désaffiliation totale » et à un « internement de longue durée [qui] se révèle
irréversible » (ibid, p. 116). Dans le second, les périodes d’hospitalisation sont
limitées et cette femme, qui travaille modestement et s’occupe de ses enfants,
parvient à « rester autonome » (ibid).

Dans ce dilemme de la conciliation entre volonté d’autonomie et réalités de la


(plus ou moins grande) dépendance, également caractéristique des situations de
vulnérabilité, la famille est plus essentielle encore lorsqu’elle joue un rôle actif.
C’est ce qui fait toute la lourdeur de la tâche, aujourd’hui mieux (re)connue, qui
pèse sur les aidants familiaux. Comme les accompagnants sociaux, ils agissent
entre cure et care, entre accompagnement centré aussi bien sur la relation
au corps que sur la relation sociale, pour maintenir autant que possible une
autonomie – ou une fiction d’autonomie – de la personne vulnérable. Qualité
morale, le care se révèle ainsi surtout être « une éthique au concret » (Vidal-
Naquet, 2014, p. 137), nécessitant du tact voire de la « ruse » (ibid). Celle-ci
« serait, dans le travail de care, l’art de se soucier autant de la protection que de
l’autonomie d’autrui (…). Elle est une façon d’agir éthiquement dans un contexte
où il s’agit de répondre aux besoins de la personne et de respecter sa volonté, alors

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Familles et vulnérabilités
Les dimensions de la vulnérabilité

qu’une incertitude pèse sur l’identification de ce qui lui importe » (Campéon et al.,
2014, p. 151).

Les aidants familiaux sont mécaniquement affectés par la vulnérabilité du proche,


ainsi dans le cas paroxystique de la maladie d’Alzheimer : « Pour circonscrire
l’incertitude, à mesure que l’irresponsabilité du malade s’accroît, les responsabilités
des aidants s’alourdissent (…) ; selon le principe des vases communicants, toute
responsabilité perdue par le malade est ainsi gagnée par l’aidant, qui est amené

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non seulement à penser mais à agir pour deux » (ibid, p. 131). Parallèlement, « le
deuxième mécanisme à l’œuvre, complémentaire au premier, est la manière dont
la perte d’autonomie de l’un (celle du malade) entraîne presque nécessairement la
réduction de l’autonomie du second (l’aidant). [Ainsi], à mesure que les décisions
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à prendre et les tâches s’alourdissent pour l’aidant, celui-ci gagne en responsabilité


et perd en liberté » (ibid, p. 133).

Enfin, on sait combien le rôle des familles peut être déterminant dans la
reconnaissance d’une cause, comme le montre la comparaison des champs du
handicap et de la vieillesse dans les années 1950 à 1970. Dans le premier, la
mobilisation de parents d’enfants inadaptés, dans le sillage des Papillons blancs
puis de l’Unapei ainsi que de la Pajh (1), a permis le développement de structures
d’accueil et de travail puis abouti au vote de la loi de 1975 sur le handicap (Barral
et al., 2000). Inversement, la non-mobilisation des familles de personnes âgées,
de surcroît considérées (à tort) par les pouvoirs publics comme abandonnant
leurs proches, a conduit à des politiques longtemps inadaptées (Capuano, 2014).

De la vulnérabilité de l’action publique


« La vulnérabilité souligne un déficit de ressources ou le manque de conditions
cadres affectant la capacité individuelle à faire face à un contexte critique, en
même temps que la capacité de saisir des opportunités ou d’utiliser des supports
pour surmonter cette épreuve afin de maintenir une existence par soi-même »
(Soulet, 2014a, p. 63). Reposant sur la conviction dialectique que nous sommes
tous vulnérables mais disposons aussi de ressources mobilisables pour retrouver
davantage d’autonomie, elle apparaît pleinement congruente avec les nouvelles
politiques d’empowerment et « d’État social actif » progressivement mises en
œuvre depuis la fin des années 1980.

Depuis, le traitement des formes de vulnérabilité repose sur un nouvel


accompagnement (Calvez, 2014), une logique de « parcours » et « le passage
d’un travail social sur autrui à un travail avec autrui » (ibid, p. 98). Il ne s’agit
plus de faire du « prêt-à-porter » visant l’émancipation d’un groupe, mais
du « sur-mesure » individuel, en un maillage tout à la fois pluridisciplinaire,
interinstitutionnel et privé-public, qui doit permettre d’aboutir au « zéro sans
solution » et au « parcours de vie sans rupture » (Piveteau, 2014).

Dans ce maillage (parfois trop) complexe, l’action publique est en


«  reconfiguration continue ». « Ce processus d’adaptation permanente reste

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Les dimensions de la vulnérabilité

cependant profondément vulnérable, du fait des impasses rencontrées et des ratés


incessants de l’action » (Ravon et Laval, 2014, p. 231). Ce processus a été bien
montré dans le cas des dispositifs publics pour adolescents dits « difficiles » ou
« en difficulté » : « Il y a encore quelques décennies, le problème de l’adolescence
était principalement réduit à une question de développement personnel, au sein
de la sphère privée » (ibid, p. 223) ; puis ont émergé dans les années 1980 des
« dispositifs de déterritorialisation » ; de la fin des années 1980 à la fin des
années 1990, des « dispositifs d’écoute et de capacitation » ; depuis les années

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2000, des « dispositifs de coordination réflexive » ou « dispositifs au carré »
(dispositifs de dispositifs). Ainsi, « les différents agencements pluridisciplinaires
et interinstitutionnels (…) prennent forme par approximations successives,
portés également par l’écho qu’ils peuvent trouver parfois dans le champ de la
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décision politique. Ce faisant, la composante réflexive de l’action et la dimension


d’incertitude se généralisent de concert, dans un travail public paradoxalement très
structuré » (ibid, p. 230-231).

Ainsi, « la notion (de vulnérabilité) est devenue une catégorie dominante


d’expression des difficultés à être en société comme l’a été hier l’exclusion, en
même temps qu’une catégorie agissante au nom de laquelle se déploie aujourd’hui
une grande diversité de registres de l’action publique » (Soulet, 2014a, p. 59).
Elle apparaît, à l’analyse des injonctions et des pratiques de l’action sanitaire
et sociale contemporaine, indissociable des processus d’accompagnement, de
parcours et d’individualisation, mais aussi des dialectiques de la dépendance
et de l’autonomisation, du care et de l’empowerment. Elle est, à nouveau,
profondément corrélative d’un régime d’incertitude – dans l’action sanitaire,
celle de nombreuses pathologies ; dans l’action sociale, celle des difficultés
économiques depuis la fin des années 1970, qui engendrent chômage,
précarisation du travail et leur cortège de conséquences pathogènes. Dès lors,
elle peut aussi être lue comme une « catégorie du présentisme » (Ravon, 2014),
corrélative d’actions inventées au jour le jour, sur fond de difficulté nouvelle
à penser le progrès et la projection temporelle. Elle est aussi profondément
congruente avec la volonté, toujours croissante depuis plusieurs décennies, de
penser ensemble les proximités et continuités entre action sanitaire et sociale.
Elle porte en elle des potentialités (approche processuelle et individuelle, multi-
dimensionnalité et multicausalité, action tout à la fois en amont, sur, et en aval
de la blessure) mais aussi des risques (ingérence ; responsabilisation de l’individu
en cas d’échec de l’accompagnement, en minimisant le rôle du contexte ;
dépolitisation des causes et renoncement à agir au-delà de l’individualité). En
ce sens, elle apparaît bien comme un nouveau paradigme de l’action publique
qui se déploie depuis la fin des années 1980, dans un contexte « d’orgueilleuse
impuissance » (Martuccelli, 2014, p. 35).

Note

1 – Unapei : Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis
(anciennement Union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés) ; Pajh : Association pour adultes
et jeunes handicapés.

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Familles et vulnérabilités
Les dimensions de la vulnérabilité

Bibliographie
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Bueltzingsloewen I. (von) et Eyraud B., 2014, « Changement institutionnel et parcours indi-

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viduels : itinéraires croisés de deux patients psychotiques au “long cours” (années 1950 à nos
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