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Eliade
I
Jeunesse sans vieillesse…
Je ne connais pas mon âge.
Je ne me souviens pas de mon enfance.
J’ai oublié la langue de mon peuple.
Je suis né dans un pays du Nord.
Il y avait une ville, je le sais encore, où certains passants s'approchaient de moi
pour me parler.
Une jeune fille au nom étranger, je le sais aussi, mais ce nom, je l’ai oublié.
J’ai tout oublié.
La ville ne me plaît pas.
Elle est trop silencieuse pour ma jeunesse.
On n’y entend que les voix des hommes au travail, or les voix m’attristent.
Le labeur est dur, il est rude.
Pourquoi devoir rester dans une chambre anonyme et pauvre, dans un hôtel
désert? Six heures encore, rien que six heures.
J’ai vu le bateau sur le canal.
Il est grand, il est noir.
Il est beau - puisque mon cœur a battu plus fort à sa vue.
Hôtel de la Poste… Quel nom stupide! Je vais et je viens dans la chambre.
Que faire d’autre? Le couvre-lit insinue une nuance nuptiale.
La jeune fille de mon pays aura trouvé un mari… Je m’ennuie.
Écrire ne m’amuse plus.
Pourquoi écrire? Port-Saïd est une ville inutile.
Qui suis-je ? Pourquoi ai-je commencé un nouveau cahier avant d’avoir fini les
autres? Pourquoi ai-je abandonné les pensées grâce auxquelles j’étais moi-même
jusqu’ici? Sensation neuve et heureuse du changement de nom : je suis devenu
docteur, je suis docteur, je ne suis plus moi, qui avais un nom et un prénom, je
suis docteur.
Le reste se perd.
Mon dilettantisme culturel acquiert un mur scientifique.
Mon dilettantisme culturel acquiert un mur scientifique.
Dans les bras du mot nouveau, croît un être nouveau.
Me pencher sur cette femme avec amour ou avec haine, ce serait trop peu et ce
serait ennuyeux.
Depuis quelques jours, je suis une autre voie, j’obéis à un instinct aveugle et
doux.
La victoire revient à celui qui reste indifférent à la joie comme à la douleur,
La victoire revient à celui qui reste indifférent à la joie comme à la douleur,
indifférent au fruit.
Mon chemin a croisé celui de la vaniteuse Viennoise.
Je suis libre de l’oublier - ou de m’en approcher à nouveau.
Nous nous reverrons : nous habiterons la même ville.
Étrange, une cérébrale qui garde des préjugés idiots… Je dois avouer que cette
histoire m’obsède encore.
Elle concerne d’ailleurs ce que j’aime pardessus tout : ma liberté.
J’ai agi librement, spontanément, sincèrement.
Je lui ai confié des secrets, sans réticence, parce que je le voulais.
Mais je me suis attaché à elle, je me suis attaché, or elle m’ignore.
Je n’ai pas de chagrin, c’est vrai, mais la situation doit changer.
Je le veux.
Ce refrain m’obsédait autrefois.
Bon ou mauvais, il a porté ses fruits, beaucoup de fruits.
La volonté demeure, instrument sûr et froid.
Autrement orientée, elle viserait d’autres buts.
Mais je veux quoi ? Pourquoi ne pas avouer que je veux me venger? Bêtement,
parce qu’au fond je n’y tiens pas.
Je suis indifférent, comme je l’ai toujours été.
Je retourne à mes lectures indochinoises.
J’ai annoté, sur le pont, une étude ennuyeuse sur les temples de Bangkok.
Mais, par ailleurs, j’ai découvert dans la joaillerie javanaise un charme nouveau.
Que de travail, que de choses à voir! Je le répète, je le répète : c’est parce que je
le veux.
Le vent, l’horizon.
Je n’ai pas regardé l’île aux rivages de craie et de basalte, car un évadé ne
regarde pas les îles.
Recueillement avec ma grammaire annamite.
J’ai décidé d'apprendre l’annamite, précisément parce que le connaître ne me
servira pas à grand-chose.
Je prends des notes dans Sonia Karpèles, une étude faible qui donne des
traductions de trois versions bouddhiques : en sanskrit, en pali et en tibétain.
Mais, malgré mes efforts, je ne réussis plus à m’appliquer.
Le rivage approche.
Je navigue depuis combien de temps?
II
Un parmi dix
Comment s'appelle cet oiseau à la gorge violette? Madame se tait.
Madame ne le sait pas.
Son ignorance me procure une joie sauvage.
Je prends plaisir, depuis plusieurs soirs, à lui raconter des légendes de mon pays,
des pays du Nord, j’invoque sur la terrasse aux cactus des cerveaux et des âmes
qui n’avaient jamais hanté Nilgir’s Hills.
Je suis venu là appelé par moi-même.
Oatacamund… Si j’écrivais pour d’autres, je me délecterais à dépeindre ce que
je n’éprouve pas le besoin de me décrire, à moi.
J’aurais recours à une large palette de couleurs crues et insolites.
Je calligraphierais le ciel.
Et une sensation de bleu liquide donnerait de l’ardeur à ma main.
Les mots s'aligneraient, crispés, incapables de circonscrire cette sensation de
bleu qui dilate mon cœur.
Et de la même plume, la plume de l’illusion, je calligraphierais les collines…
Les montagnes renversées et leurs forêts transmuées en fleurs, les plates-formes
de pierre blanche, la blancheur dévastant la végétation - et le soleil là-haut.
Stupide.
J’ai trop habitué mon vocabulaire et mes doigts aux bijoux grotesques et au
charme évasif des miniatures de l’Asie, pour réussir à enfermer les
vallonnements de Nilgir’s Hills dans la glace des sensations mûrement
réfléchies.
Je suis arrivé un soir et l’inconnu a écrit sur une page de mon carnet l’adresse de
la pension : «Pasteur Tobie Stephens ».
La sœur du pasteur, une vieille fille myope, m’a demandé très exactement la
somme que je pouvais payer.
Mon casque colonial à la main, j’ai monté dans la volupté du soir les marches de
la terrasse, et j’ai assisté au rituel du dîner.
Les présentations ne m’ont pas permis de retenir tous les noms : pensionnaires,
belles-sœurs, cousines, invités… La jeune fille au châle pouvait plaire, et
l’humilité feinte avec laquelle j’ai serré la main du pasteur dissimulait une
incompréhensible joie.
Pourquoi le péché me tentait-il ? Pouvais-je ébranler tant soit peu, moi, en quatre
semaines, les murailles barbelées d’un mariage protestant? Je ne sais pas.
semaines, les murailles barbelées d’un mariage protestant? Je ne sais pas.
Je sifflotais en prenant mon bain.
Je remplissais gaiement le broc en émail et je me le vidais d’un coup sur les
épaules.
Un drap autour du corps, je tâtais mes muscles avec un orgueil diabolique.
Je les sentais durcir lentement, je sentais le sang frais pénétrer dans les tissus
vivifiés.
Je me suis endormi sous le regard des étoiles.
Je fermais les yeux, je serrais les paupières - les étoiles demeuraient, apportées
par le vent, glissant sur la croupe des montagnes.
Pourquoi Leanor a-t-elle épousé le pasteur Tobie ? Elle n’est plus jeune, mais
elle le fut.
Le pasteur est né vieux.
Il n’est jamais gai, jamais maussade.
Grand, sec, blond.
Sa femme est pâle, flétrie.
En observant sa sœur, j’imagine Leanor il y a douze ou quinze ans, lorsque le
pasteur s'est acheté un casque colonial neuf et est venu demander sa main.
Le premier soir, j’étais heureux de penser qu’elle avait son secret.
J’ai appris entre-temps que sa jeunesse n’a pas été moins effacée et vaine que
son mariage a été terne et inutile.
Mais j’y tenais tellement, à son secret, que maintenant je sais qu’elle en cache
un.
Je le lui ai insinué, en vantant son vice.
Elle est née à Oatacamund et y finira sa vie.
Elle a vu la mer une seule fois, mais le pasteur ne l’a pas laissée aller sur la plage
parce que des nudités s'y étalaient et ne lui a pas permis de se baigner parce qu’il
faisait du vent.
Pour un Noël, elle est allée à Mysore : son frère se fiançait à une Canadienne.
Ensuite, il est parti.
La famille s'est regroupée dans la maison du pasteur.
Les années passaient et celui-ci s'assombrissait…
Pourquoi Dieu ne bénissait-il pas leur amour en leur donnant un fils ou une fille?
Ils ont fini par élever Isabel et ils la tiennent pour le fruit de leur amour.
Et ainsi, ils étaient heureux.
Et ainsi, ils étaient heureux.
C’est inexact.
Heureux, ils le sont toujours, et toutes les tentatives de les troubler échouent.
Qu’ai-je pu faire depuis mon arrivée? J’ai évoqué, le soir, les merveilles de
l’Europe, le vent agitant les mers, les beffrois des vieilles cités, et les pêcheurs
dans les criques.
Je mentais, et je me mentais, en vantant leur beauté.
J’introduisais l’aventure là où il n’y avait que le hasard.
Et je leur ai beaucoup, beaucoup parlé de pays que je n’ai jamais vus.
Mes yeux s'abreuvaient au triste étonnement de la jeune fille.
Je dois partir.
Les journées passées dans les parcs m’ont appris une vérité : Ils n’ont aucun
charme.
La végétation peut satisfaire un sentimental.
Pour moi, je préfère les collections d’estampes.
Les mêmes palmiers languides et la même herbe et les mêmes énormes
broussailles.
Et l’ombre des manguiers et les parfums capiteux et les buissons rouges, tout me
fatigue.
L’ombre est trop dense, la lumière trop crue - à l’exemple de mon âme.
Il est pénible de découvrir au-dehors des proportions intimes.
Le spasme végétal, la course animale, je les trouve en moi.
En dehors de moi, dans les objets, j’aime les proportions justes tout autant que
les équilibres brisés, grotesques, qu’il s'agisse de maisons ou de routes, et j’aime,
bien entendu, les estampes.
Je suis impatient de visiter l’Indian Museum.
Mes tâtonnements d’artiste au goût incertain seront aidés par les bronzes à la
panse obscure et aux dizaines de bras figés vers les nuages.
Et puis, je ne supporte plus la pension du pasteur Tobie.
Il se méfie de moi : un docteur qui parcourt le monde en quête de sculptures et
de temples païens.
Un étranger qui parle trop à sa femme.
Un étranger qui parle trop à sa femme.
Un jeune homme auquel pense trop Isabel…
Ils sont tous insupportablement engoncés et sentimentaux.
Leanor ne parvient pas à m’émouvoir, elle réagit comme un personnage
convalescent.
Rien de nouveau, rien de vivant.
Je suis pour elle un confident plus qu’un ami.
Elle ne se plaint de rien, mais les définitions et les jugements qu’elle énonce
m’irritent par leur mélancolie.
Elle a fini par me dire que sa vie ne lui inspirait qu’un seul regret : ne pas avoir
eu d’enfant, et cela pour le pasteur.
III
Isabel
Par conséquent, Isabel.
S’il n’y avait que le nom… Mais, grand Dieu! j’ai compris dès le premier soir
qu’elle était identique à Isabel la vierge, d’Oatacamund.
C’est elle! Avec un corps différent et un visage plus beau.
Elle a quinze ans, elle a deux sœurs et un frère.
Je ne connais qu’elle - parce qu’elle s'appelle Isabel.
Il pleut.
Je me suis forcé en vain à lire la monographie de Fergusson sur les fouilles et les
temples de Mavalipuram.
Je n’arrive pas à réfléchir, alors j’essaye de parler.
Cela donne un dialogue plein de charme entre un jeune homme qui tente de
raviver sa pensée et une jeune fille qui n’en a pas.
*
*
J’écris de moins en moins souvent dans ce cahier, pour que ça ne devienne pas
une manie.
Que raconter? Je ne vais pas à l’université, et je n’ai pas rencontré Fraulein Roth.
Je l’ai demandée au musée.
Elle n’y va plus.
Les vieilles pierres et les inscriptions me prennent tout mon temps.
Je m’intéresse particulièrement aux influences de l’Inde dans l’Annam, au Siam
et au Cambodge.
Mon travail est tranquille et concentré, comme toute activité scientifique digne
de ce nom.
Le génie de la science consiste au fond à ne pas s'intéresser à son objet.
Autrement, elle tomberait dans le domaine public.
Et le plus important, pas forcément facile, c’est d’envisager les données sans
nervosité, comme une série de fiches à signer après réception et lecture.
Mais il pleut.
Et la pluie est morose quand on est seul.
Voilà pourquoi je me mets à penser à Isabel.
Elle se lève à six heures du matin pour faire ses devoirs avant d’aller au collège.
Elle les fait à contrecœur, on ne coupe pas à cette corvée.
Elle n’aime pas l’école, Isabel.
Elle voudrait devenir vendeuse dans un magasin de mode.
Quelquefois, en particulier quand elle revient du cinéma, elle voudrait être
danseuse ou épouse richissime.
Mais le magasin de mode est son rêve quotidien.
Là, elle connaîtrait toutes les nouveautés arrivées d’Angleterre et plus tard elle
fumerait, comme les autres jeunes filles.
Le temps passé en classe, jusqu’à près de quatre heures de l’après-midi, ne lui
appartient pas.
Elle doit réfléchir à une foule de choses qui lui déplaisent ou qui ne lui sont pas
moins indifférentes que le fiancé d’ Adriana.
Mais dans le tramway, au retour, elle se régale.
Ses pensées volent à leur guise.
Elle regarde les jeunes gens et les garçons en culotte courte.
Sans être timide, elle ne brave jamais les convenances.
Plusieurs de ses amis lui plaisent, mais son préféré est Noël, parce qu’il est
champion de hockey et plus riche que les autres.
Sa mère lui a dit que lorsque le mari n’avait pas d’argent, le mariage était
malheureux; or, father Lucas n’autorise pas le divorce.
malheureux; or, father Lucas n’autorise pas le divorce.
Comme de bien entendu, sa mère a raison.
À la maison, le thé est son premier plaisir.
Rentrant tard, elle le prend toute seule, confortablement installée, nu-pieds, The
Statesman devant elle.
Elle n’y lit que la page des sports et les publicités qui annoncent des sales, Mrs
Axon ne faisant pas de frais pour les enfants avant les soldes.
Lorsqu’elle a fini son thé, Isabel se couche ou joue avec le chat ou lit des romans
de la Baroness Orckzi.
Sa vie n’est cependant pas toujours aussi routinière.
Des amies viennent souvent la voir, et elles font du tennis ou jouent du piano.
C’est un très vieux piano, désaccordé, et ses amies ne connaissent que trop peu
de morceaux de jazz.
Elles s'amusent bien pourtant, sous la surveillance de la grand-mère.
Un peu avant le dîner, arrive Noël, qui a fini son travail à la douane; ou Jimmy,
qui rentre de l’école de comptabilité; ou George, qui est télégraphiste; ou Willy,
qui n’a pas de travail, mais qui était encore cet hiver chef mécanicien dans un
garage de luxe.
Ce sont tous de bons copains et Mr Axon offre le whisky à certains d’entre eux.
Isabel pense à tous et à chacun, elle les jauge sous tous les rapports, les compare
et les imagine en maris.
Mais Noël reste son préféré, surtout quand il porte son complet crème et parle de
ses succès sportifs.
Comme toutes les jeunes filles, Isabel fait du sport et assiste à tous les matches à
entrée libre.
Certains sont de véritables fêtes.
La préparation dure une heure, parce que Mrs Axon se maquille soigneusement
et que les sœurs d’Isabel portent les cheveux sur les épaules; or, cette coiffure,
quoique simple, réclame beaucoup de temps et d’attention.
Pour apparaître aux matches, Isabel met un chapeau à rubans et une robe
transparente qui lui donnent deux ans de plus.
Comme toutes les jeunes filles, elle crie sur les gradins et applaudit lorsque le
favori ou un ami se distingue.
Elle rencontre aux matches de nombreuses familles amies et il lui arrive d'être
invitée le jour même, soit au thé, soit au dîner.
Elle se réjouit alors de ce qu’elle appelle du good time.
Les groupes sont d’excellente humeur ; on chante en chœur les dernières
rengaines, on danse et on rit bruyamment, surtout s'il n’y a pas de grand-mère
dans les parages.
Le dimanche n’est pas aussi agréable que le samedi.
Le dimanche n’est pas aussi agréable que le samedi.
Car le dimanche elle se réveille à cinq heures et demie pour aller en famille à la
cathédrale.
Il est vrai qu’elle met sa robe la plus chère et qu’elle la garde, même si elle ne
ressort pas.
Mais le samedi, elle est véritablement libre, et le soir, si on les invite, elle va
avec sa mère au cinéma.
L’invitation est généralement faite par l’un des pensionnaires.
Mrs Axon en a toujours au moins deux, de jeunes collègues de son mari, pour la
plupart des employés montés du Sud, qui écrivent tous les jours à leur famille et
économisent sur leur salaire, mais se permettent de temps à autre d’inviter Mrs
Axon et Isabel au cinéma, où Ils les emmènent en taxi et leur achètent des
chocolats.
La vie riche et colorée d’Isabel ne se résume évidemment pas à cela.
Que de souvenirs entremêlés aux faits du jour, que de faits nouveaux apportés
par les jours! Combien de fois n’est-elle pas allée en groupe au Jardin botanique,
s'arrêtant au Victoria Memorial pour canoter sur le lac et parfois se faire
photographier au bras de Noël…
Et les pique-niques, l’hiver, au bord du fleuve, avec les Pottar, possesseurs d’une
limousine énorme et d’un phonographe assorti d'une riche collection de
disques… Et les réveillons…
C’est seulement pendant les vacances de juin qu’elle ne s'amuse guère, car Mrs
Axon n’a pas les moyens d’emmener ses quatre enfants en villégiature.
Elle reste donc à Calcutta, où elle attend la mousson comme un don.
Deux idées gouvernent l’esprit d'Isabel : les vêtements et le mari.
Les deux lui donneront la liberté.
Pour Isabel, être libre signifie avoir un mari et porter des robes chères qui la
délivreront du mépris des élégantes au dancing ou au cinéma.
Je connais ses rêves parce que, lors d’un jeu naïf et bête, je lui ai demandé
comment elle diviserait une journée parfaite.
Voici sa réponse : Au lever, elle s'approcherait de la fenêtre pour regarder le ciel.
Après, elle ferait un tour à cheval dans le parc le plus proche.
Ensuite, elle s'habillerait luxueusement et irait rendre visite à des amies ou, s'il
pleuvait, elle lirait des romans.
Elle dînerait avec son mari au Nankin et irait tous les soirs au cinéma.
Oui, mais cela n’arrivera jamais, car jamais Isabel ne trouvera un mari aussi
riche.
*
*
Pourtant, cette créature vit et elle a ses joies et elle a ses espoirs.
Sa vie ne serait pas moins pleine si elle ne me connaissait pas.
Comme ne le serait pas celle des foules de gens qui respirent près de moi ou à un
jour de marche ou à cent jours.
Voilà qui je suis : celui qui croyait pouvoir troubler les vies.
Mais, pour les troubler, je dois les approcher, les coucher de mon souffle, les
secouer, les ouvrir.
Qui donc peut coucher et connaître la vie d’autrui? Peut-être aspirons-nous tous
de la même façon à briser le cercle de fer.
Je n’en sais rien.
Je ne veux pas répéter ici mes questions des années passées.
Quoi qu’il en soit, voilà qu’Isabel m’inquiète : elle change.
Change-t-elle comme je le veux? Mais sais-je ce que je veux? Peur-être
seulement jouir de ma force, savoir que je suis, et observer mon âme pendant
qu’elle en accable d’autres.
Je me demande depuis quelques jours si je ne veux rien emprunter aux autres,
pour m’en nourrir.
Quelle vie prodigieuse que la vie d’Isabel la vierge… Et pourtant elle change.
Elle vient à moi.
Elle me cherche - avec ses ambitions ou ses mécontentements.
Mais je ne me reconnais pas, moi.
Toujours la même histoire.
Elle a arrondi mes angles, gommé mes aspérités, pour que je puisse pénétrer
dans son cœur.
Elle me méconnaît.
Ils me méconnaissent tous.
Chacun me prend pour ce qu’il veut.
Et moi, dans tout ça? Où suis-je, moi ? Mon moi profond, celui de mes nuits,
celui de mes jours? Je peux hurler, je peux saigner - Ils restent sourds et
aveugles.
Chacun passe son chemin, chemin inscrit dans son cerveau et son destin.
Je suis seul, entre mille amis.
Je croyais que l’amour vous transplantait en l’autre.
Mais il vous transplante là où veut l’un, là où veut l’une, dans l’imagination de
l’un, dans les fantasmes de l’une.
Pourquoi ai-je jugé la vie d’Isabel sans la comprendre? Eh bien, si, j’étais en
droit de la juger, car en fait je la comprenais.
Quiconque est Isabel.
Quiconque est Isabel.
En même temps, à côté d’un génie, quiconque est une larve.
Je crois avoir lu quelque part que les larves donnaient des adultes différents
selon la température à laquelle on les élevait.
C’est bien ce que je veux : modifier la métamorphose, obtenir des ailes aux
nuances rares, inconnues.
Chacun veut survivre dans ses descendants.
Mon instinct est détourné, il est purifié.
Je veux survivre dans les créatures de mon esprit.
Je sais que je ne pourrai jamais écrire, roue comme je n’ai jamais pu sculpter ce
rêve de mon adolescence, cet « étonnement après le triomphe», éteint dans
l’argile et la chaux de mon incapacité.
Je ne saurai même pas écrire sur l’art asiatique.
Mes livres seront trois à côté des dix mille.
Mais je tiens à ce que mes expériences modifient la vie des autres.
Je tiens à avoir des fils, voilà tout.
Et n’importe qui peut être mon fils, puisque personne ne peut être lui-même.
Il est passé combien de temps depuis l’époque où je pensais différemment ?
Je ne comprends pas quelles sont les circonstances qui m’ont éloigné de la ligne
de ce cahier.
Je ne comprends pas, en le relisant, mes divagations à propos d’Isabel.
Elle demeure, avec une superbe obstination, la même collégienne Isabel Axon,
dont les pensées tournent autour du magasin de mode et de Noël, son ami et son
idylle.
À côté s'insinue - je le devine sans peine - la figure incompréhensible du docteur.
Isabel sait d’où il vient, mais pas pourquoi il est venu.
Certains soirs il lui dit, sans la quitter des yeux, des phrases aux tournures
impropres donc les équivoques viennent enrichir ses rêves.
D’autres soirs, il est maussade, coléreux, il l’observe comme un insecte qui se
refuserait à la description qu’en donnent les traités.
Nous sommes de bons amis, mais je n’ai pas assez de temps à consacrer à
l’amitié d’Isabel.
J’ai pénétré la beauté des statuettes annamites du musée.
Hier encore, je les voyais avec l’œil du chercheur lucide.
Dorénavant, cela va de soi, je m’éloignerai de plus en plus de la vérité dès qu’il
s'agira des bustes en bois et des pierres sculptées de l’Annam.
s'agira des bustes en bois et des pierres sculptées de l’Annam.
Dorénavant, mon amour y découvre des lignes savoureuses, révélatrices.
La vérité ne m’intéresse pas si, où qu’elle se trouve, on n’y accède pas par
l’amour.
J’ignore pourquoi j’ai écrit cela, moi toujours sec, jamais amoureux.
Mais, enfin, si je comprenais tout ce que j’écris, pourquoi écrirais-je?… Isabel
vient souvent dans ma chambre pleine de livres et d’estampes.
Au début, le vague regard qu’elle jetait sur les photos était empreint d’une naïve
curiosité et d’une vaste stupidité féminines.
Je ne pouvais m’empêcher de sourire au vu de son incompréhension et, plus tard,
de son indifférence.
Je l’aimais presque le jour où elle a parcouru en quelques minutes l’album de
reproductions en couleurs de Kezan.
Ni les poissons aux yeux g lobuleux ni les lys ne l’attendrissaient.
L’ombre bleue des montagnes ne l’incitait pas à rêver.
Isabel préfère une publicité multicolore pour le thé, tout comme elle préfère la
blonde bouclée des boîtes de biscuits Riva, au visage incomparable de la jeune
fille triste de Busho Hara.
Les Axon sont des gens séduisants… Mrs Axon ne lit que des romans autorisés
par father Lucas.
Son plus grand plaisir consiste à attraper ses domestiques en hindoustani et à
leur coller une amende d’une roupie s'Ils ne portent pas à l’heure le breakfast de
Mr Axon.
Celui-ci est la seule exception, le seul sauvage de la famille.
À quinze ans, il quittait ses parents pour la frontière afghane.
À vingt ans, il devenait chef de poste à Gangrok, où il fut contraint à la
démission parce que, passant ses journées à la chasse, il confiait le poste au
cuisinier sikkim.
Après, il voyagea un peu partout pour la compagnie du téléphone et du
télégraphe.
Il travailla pendant quelque temps au poste permanent de Lhassa, puis il s'établit
à Simla.
On le prenait pour un vagabond irrécupérable, incapable de fonder une famille,
pour un égoïste, pour un incorrigible chasseur.
Un an plus tard, il se fiançait à Anna Murden.
Le sang de celle-ci s'avéra le plus fort.
Les enfants sont aussi posés et sages que sa pieuse jeunesse.
Peut-être Verna, qui n’a que douze ans, fait-elle penser aux élans inconsidérés de
son père.
Sa puberté se déchaîne violemment, nerveusement, sous le climat du Bengale.
Sa puberté se déchaîne violemment, nerveusement, sous le climat du Bengale.
Elle vadrouille avec les jeunes voyous du quartier, elle parle l’hindoustani et
l’ourdou mieux que les adultes, elle pince les bras des hommes avec une hostilité
affichée.
Telle est Verna, que je n’ai pas eu le temps d’observer, parce que, quand elle
n’est pas à l’école, elle est dans la rue.
L’autre, Lilian, est la jumelle d’Isabel.
Elle est belle et silencieuse.
Elle ne comprend pas, ne parle pas, n’a aucun don ni aucune angoisse.
Elle est bigote sans avoir de religion.
Elle prie, parce que father Lucas lui a dit de le faire.
Je l’ai vue une seule fois parler, et même protester, encore que timidement :
j’avais dessiné une croix.
Œuvre diabolique.
Puis nous nous sommes eus tous les deux, gênés, eût-on dit, par la présence d’un
étranger bourru.
Si ç‘avait été Jésus… Mais ce n’était que le catéchisme de father Lucas.
Isabel est fière de mon amitié, parce qu’elle est une collégienne alors que je
possède un doctorat.
Depuis que j’ai pris l’habitude de bavarder avec elle tous les soirs après dîner,
ses gestes sont plus posés, elle fait des efforts pour leur donner de la maturité.
Son savoir-vivre l’aide.
Elle ne pose de questions et ne parle qu’à bon escient.
Chez elle, la familiarité est peu à peu devenue caprice.
Sachant que je ne peux plus faire machine arrière, elle tente et réussit un flirt
bizarre : elle évoque souvent son ami Noël et laisse entendre qu’ils sont liés par
des sentiments sérieux.
Je continue naturellement à sourire, et mon calme provoque sa perplexité.
Je lui parle quant à moi des merveilles de l’Europe et je l’incite à aller les voir.
Un conseil perfide et un regard innocent.
Mais cela l’attache à moi plus qu’un aveu.
Ni Noël ni nul autre ne pourra jamais se rendre en Europe.
Il est si loin, le continent aux froids nuages…
Question : pourquoi n ai -je pas recours aux mots d'lsabel pour consigner les faits
et gestes d’Isabel? Peut-être parce qu’elle parle trop.
Et puis, devant ce cahier, je ne me souviens plus de ses paroles.
Je m’étonnais même, aujourd’hui, après toute une matinée passée ensemble,
d'être incapable de transcrire ici ce qu’elle m’a dit.
Ses pensées - avec l’aide des miennes-, je les connais.
Je comprends ce qu’elle me dit, mais je ne sais plus comment elle l’a dit.
Elle utilise sans doute des exclamations; et ses récits sont trop beaux pour que je
m’en souvienne; ou trop personnels pour que mon écriture maladroite parvienne
à les rendre.
Aujourd’hui, Isabel m’a raconté son enfance à Simla.
Elle allait à l’école chez les sœurs.
Elle avait une amie, maintenant en Écosse, qui était toujours pâle, maladive.
Je cherche de nouveau à surprendre une forme précise, un corps ayant une
certaine lumière et un cœur ayant certains contours.
Et ce serait Isabel.
À ses côtés, son amie maladive.
Je ne réussis pas à la voir, Isabel.
Où est-elle, sous les sapins des allées de Simla ? N'importe qui pourrait être
l’écolière dont l’amie est malade.
Et je n’ai pas tout dit : cette amie est Isabel elle-même, plus pâle, plus
silencieuse; une Isabel malade.
Tout ce qu’Isabel touche devient Isabel.
Tout ce que pense Isabel devient la pensée de chacun.
Tout ce que pense Isabel devient la pensée de chacun.
Son enfance est un incompréhensible ensorcellement ; ses souvenirs se détachent
de la lumière et restent embués, informes, des souvenirs filtrés par une âme
étrangère.
IV
Mon histoire
Je dois l’avouer : j’avais commencé ce cahier de ma vie comme un livre.
Le premier chapitre laissait présager route une série d’événements qu’on aurait
lus le souffle coupé.
J’ai eu le courage de noter et de délimiter mon premier pas dans un chapitre.
Ce qui signifie s'affranchir de la littérature.
À présent, je regarde en arrière.
Rien de ce qui était attendu ne s'est réalisé.
Ma vie a changé de rythme.
La ligne amorcée s'est brisée et j’ignore si je l’ai remplacée par une autre droite.
Je n’ai pas revu Miss Roth et je ne la reverrai sans doute jamais.
Je me rappelle que, pendant les premières semaines, je pensais avec une joie
réelle à renouer, au musée, notre camaraderie et que je ne cessais d'imaginer des
conflits.
Quelqu’un est mort en moi, comme cela arrive quotidiennement en chacun.
Peut-être justement celui qui plaisait à Miss Roth.
Isabel a maintenant seize ans.
Un an est passé? Il en est passé beaucoup.
Et j’aime de nouveau le cahier de ma vie.
Je me suis toujours aimé, sincèrement et totalement.
Certes, je me suis aimé chaque année d’une autre façon, mais une même trace
subsistait à travers tous les changements.
Et je me suis aimé encore plus quand j’ai découvert mes faiblesses.
La couleur a embrasé les espérances et les rêves de mon enfance.
La vie de la pierre a accompagné mon adolescence, sobre et tourmentée.
Je rêvais chaque nuit que mon bras armé de lumière creusait la pierre.
Je m’attendais à voir surgir dans ma chambre le corps de ma première sculpture,
que, longtemps auparavant, j’avais baptisée «Étonnement après le triomphe ».
Elle aurait dû suggérer la peur ressentie lorsqu’on découvre la présence de «
l’autre» en soi.
J’ai gâché le plâtre tant de fois - et je l’ai à chaque fois contemplé, après des
jours et des nuits de travail, avec le même désespoir.
Si j’ai survécu à cette année-là, c’est grâce à l’Église, qui ne me permettait pas
de me donner la mort.
J’avais la foi, comme seul peut l’avoir un colosse stérile.
J’avais la foi, comme seul peut l’avoir un colosse stérile.
Toutes les pierres que je sculptais dans mon esprit, en tombant ensanglantaient
mon corps.
La surprise éprouvée devant le premier bloc taillé! Ma défaite était si cruelle que
j’ai pu me demander si ce n’était pas une victoire.
J’ai connu le désespoir de celui qui sait qu’il vit auprès d’un étranger.
Et connu une compassion sans borne, pour mon génie infécond comme pour les
rocs qui attendaient, intacts.
Peu à peu, me mettant à aimer la minutie, je me suis dirigé vers des ouvrages de
précision, des fragments originaux - pareil à celui qui, incapable d’écrire une
épopée, embrasse le journalisme.
Il n’y avait rien d’original dans mes blocs de pierre mal équarris et il n’y a rien
d’original dans une épopée.
Seuls sont originaux les journalistes et les bijoutiers.
Moi, je suis devenu le plus documenté des critiques, et ma thèse de doctorat sur
les motifs décoratifs en Asie m’a valu le prix Natorp de mon École.
Telle est ma vie.
Elle me dit beaucoup, à moi, et je me souviens de tout.
Mais j’ai décidé d’envoyer ce cahier à mon ami.
Il ne comprendra et ne devinera rien.
Chaque être humain doit être deviné.
Je n’ai que des renseignements sommaires et maladroits pour aider mon unique
lecteur.
Je sais que ma vie est précieuse.
Je l'aime, moi.
Je la juge grande, moi.
Mon ami est intelligent, et il est écrivain.
À lui de la juger.
Ma joie en écrivant ce chapitre, c’est seulement la stupéfaction de Mihail quand
il recevra le manuscrit de quelqu’un qu’il croyait disparu.
Je ne sais pas écrire.
Je raconterai mon adolescence au hasard, comme je le faisais lorsque je
n’écrivais que pour moi, que j’avais le temps, que je me trouvais face à
l’inintelligible.
L’idée de cette autobiographie m’est venue aujourd’hui, quand j’ai relu mon
cahier et la seule lettre de Mihail que j’aie, reçue il y a longtemps et à laquelle,
comme à toutes les autres, je n’ai pas répondu.
Le désir, incompréhensible, de passer pour mort aux yeux de tous.
Je l’ai assouvi sans ignorer que c’était une expérience dangereuse, où je risquais
de perdre ma bourse.
de perdre ma bourse.
Et en effet, au bout d'un an !’École a supprimé mon chèque mensuel.
Maintenant je dois gagner ma vie.
Je n’en suis ni plus ni moins heureux ou malheureux.
Je commence par la seule partie lumineuse de ma vie, par l’adolescence et le
conte de l’étonnement après le triomphe.
Pourquoi ai-je rêvé, ai-je imaginé l’étonnement dans la pierre, la terrible surprise
du gladiateur qui, constatant tout à coup que son adversaire est vaincu, é tout e
s'enfler la rumeur de la gloire? Pourquoi pensais-je que toute victoire appartient
à « l’autre », à celui qui pleure, battu ? Peut-être pour justifier ce qui devait
arriver par la suite.
Tout était prémonition.
Je suis destiné à vivre ce qu’invente, ce que forge ma pensée.
Si j’ai aimé le drame dans la pierre, c’était pour le ressentir plus tard dans ma
chair.
La douleur fut la même.
Aujourd’hui, je suis hanté, je suis harcelé par l’idée de la mort, de la longue
mort.
Ceux qui vivront après moi diront si ce pressentiment aussi s'est réalisé.
Je pense qu’une histoire authentique ne doit consigner que les étapes et les
sommets, que ce qui est grand et insigne.
L’imbrication amorphe de données quotidiennes et d’analyses de détail
appartient à la fausse histoire, celle qu’ont créée les historiens.
Tout ce qui est pareil au reste est mensonge ou poésie.
La réalité est grande, et elle est rare.
Si ce monde était réel, nous serions tous de grands hommes.
Mais le monde - chacun le sait et nul ne le dit -, le monde est irréel, bien qu’en
partie seulement.
Jadis, je pensais sans doute autrement.
Qu’est-ce que ça prouve?… Le deuxième grand événement fut l’identification de
l’autre, celui qui m’empêchait de créer, celui qui tarissait mon gente.
Mon intimité avec le démon a commencé ce jour-là.
Je pense que peu de modernes y ont cru aussi sincèrement et l’ont combattu avec
autant de persistance.
Beaucoup peut-être m’ont accusé de superstition.
Mais moi, je leur ai toujours démontré l’existence du malin par la réalité du mal.
Si le diable était une illusion, une notion, une peur, une vieillerie, un mythe,
alors le mal serait aérien et vaporeux, le mal ne s' incarnerait pas.
Mais pensez un instant aux défaites, aux impuissances.
À tout ce qui outrepasse la volonté, l’homme, le destin, la loi.
À tout ce qui outrepasse la volonté, l’homme, le destin, la loi.
À ce mal inattendu, immense, que personne ne combat parce que chacun est né à
côté de lui, a respiré avec lui et a joui de ses œuvres.
La création du diable est aussi vaste que celle de Dieu.
Si le diable n’était pas grand et réel, notre vie n’aurait pas de sens.
Les gens n’y pensent pas, parce qu’ Ils pensent à tout sauf à la pierre angulaire,
leur vie.
Mon intimité avec le démon a duré longtemps et m’a gratifié de pensées rares.
Mon combat quotidien m’a enseigné toutes les raisons qui conduisent - depuis
combien de milliers d’années? - à la défaite des hommes.
J’ai écrit à ce sujet de longs traités.
Ils ont disparu dans le brasier du 11 août, en ce jour où le changement que je
subissais devenait trop profond pour me permettre d’entretenir encore quelque
lien que ce soit avec un passé que je jugeais humiliant.
J’ai brûlé alors des sacs entiers de manuscrits, j’ai tout brûlé, sauf quelques
cahiers inquisitoriaux récents.
Je les gardais par orgueil, ou peut-être par prudence, ou peut-être seulement
parce que j’obéissais à mon vieux penchant à me tourmenter.
L’inquisition et les Exercices d’Ignace de Loyola furent la dernière découverte
de mon adolescence.
J’étais tout à la fois victime, juge et bourreau.
Sur un bûcher sincère et atroce, je brûlais des corps, des âmes, des livres, des
tentations.
Je passais mes matinées à m’exercer, à méditer, à dresser les plans d’une sombre
stratégie.
Ce fut ma seule époque féconde, car j’avais l’audace de choisir - de pendre ou de
louer.
Choisir, c’est vivre en élu.
Ce qui est amorphe, imprécis, stérile, mêlé, trouble, je l’écartais avec une sûreté
d’inquisiteur.
J’apprenais beaucoup à l’époque, parce que je savais n’apprendre que pour
pouvoir flétrir ou circonscrire la bêtise et la tentation.
De mon «étonnement », n’ont subsisté que l’amour de l’art et l’assiduité dans
l’étude de son histoire.
J’ignore pourquoi je croyais l’art des autres affranchi des obsessions et des
conflits pareils aux miens.
Je suis devenu, comme chacun sait, le seul à vraiment aimer et connaître l’art
asiatique et, en même temps, le seul à pouvoir écrire une métaphysique
stratégique du démon.
Mon livre fut imprimé avant ma thèse.
Mon livre fut imprimé avant ma thèse.
Tout le monde y vit une fiction poétique, irréaliste, l’œuvre onirique d’un esprit
nourri de rêves.
Mon effort pour surprendre la création du démon sous son aspect sacré, c’est-à-
dire réel et éternel, ne fut ni compris ni récompensé, mais à un tel point que,
depuis, le dégoût de l’écriture m’accable avec une force irrépressible.
Un critique ayant appelé mon livre « le cauchemar le mieux abouti d’un
moderne », je pense souvent, aujourd’hui encore, au sens du mot cauchemar, et
je suis tenté de l’investir d’une pleine réalité.
Mon premier livre, avec les débats qu’il attisa, m’amena aussi ma première
liaison.
L’histoire est connue.
Mais ce n’est pas moi qui l’ai dévoilée.
Peu après mon départ, alors que je croyais notre aventure close grâce à l’une des
libertés de génie que s'octroie mon existence, cette femme de lettres publia ses
souvenirs romancés.
Tout ce que ma vie a pu avoir de faux, de théâtral, de superficiel, elle le jeta sur
la place publique.
Ses deux cent onze pages campent un obsédé, un possédé, une sorte d’alchimiste
moyenâgeux.
Elle y écrit que le diable hantait mon sommeil, me tourmentait comme un
spectre, et que je luttais à la manière des inquisiteurs, avec un bûcher, un prie-
Dieu, une croix et des tenailles.
Elle y amoncelle toutes les légendes et toutes les stupidités possibles.
L’incompréhension la plus écœurante de la fécondité de ma vie rescapée d'un
désastre, symbole incarné et réalité du mal! Que le seul être qui m’eût aimé et
connu ait pu penser et écrire de cette façon ne me laissait plus nourrir d’espoirs
dans mon pays du Nord.
Ce fut sans doute l’une des raisons de ma décision de disparaître, je veux dire de
me faire passer pour mort.
En vérité, on ne connaît pas notre histoire.
Je n’y suis pour rien.
La romancière a publié ses souvenirs.
Mais on ne connaît pas le brasier de mes perplexités.
Par conséquent, on ne connaît rien.
Un soir de mars, Tom nous accompagna au Bristol, les sœurs Irving, Isabel et
moi.
Il paraissait tantôt agité, tantôt calme et - lui, le catholique fervent - porté sur des
questions bien de ce bas monde.
J’étais de mon côté dans un état second, excité, passionné, mais pas par les
problèmes de Tom.
Ce soir-là, mon trouble venait d’Isabel, qui m’attirait comme un aimant.
Elle était plus belle que jamais.
Elle riait, s'abandonnait dans mes bras, acceptait des étreintes pour rire, me
lançait des provocations de collégienne.
Tom se montrait anxieux.
Il souhaitait me parler, mais me devinait loin de lui.
Je ne pense pas toutefois qu’il pût soupçonner combien je me sentais proche du
corps d’Isabel.
Pour lui, j’étais dans un sens un saint, au-delà du mal.
Il ne pouvait pas nourrir l’ombre d’un doute sur la pureté de mes sentiments
envers sa sœur.
En y repensant aujourd’hui, je comprends le symbole de cette soirée.
On dirait que je suis voué à troubler les âmes, mais sans être partie prenante,
sans m’engager dans le drame, sans y tenir d’autre rôle que celui du déclencheur.
On le joue sans moi, mon ombre et l’idée que j’ai semée suffisent.
Nous improvisâmes tous les six un dîner bohème dans la loge des sœurs Irving.
Moi j’offris les glaces et le whisky, que j’allai acheter au buffet.
Isabel était belle, si belle… Pour la première fois, elle but du whisky - beaucoup
- dans mon verre.
Mais je ne m’attarderai pas sur cette dînette, qui est sans rapport avec mon
propos.
Dès que nous eûmes fini, les Irving nous chassèrent de leur loge, car elles
devaient se changer, passer des toilettes espagnoles.
Tom rencontra des amis et renonça à me parler.
Isabel et moi allâmes attendre le début de la représentation dans les coulisses.
Je fumais, trop troublé pour avoir de la suite dans les idées, Isabel pendue à mon
cou.
Nous nous regardâmes dans les yeux et nous éclatâmes de rire.
Je jetai ma cigarette et j’embrassai Isabel sur la bouche, longuement, avec une
espèce de cruauté, comme je n’avais encore jamais embrassé personne.
espèce de cruauté, comme je n’avais encore jamais embrassé personne.
Il y avait de la sauvagerie, de la rage dans mes lèvres, une acceptation céleste sur
celles d’Isabel.
Notre baiser dura trop longtemps pour que je ne perde pas la tête.
Mais Isabel? Je la pris dans mes bras et la portai dans un atelier où, je le savais,
personne ne risquait d’entrer à cette heure-là.
- Qu’est-ce que tu fais? Qu’est-ce que tu fais? Elle riait et pleurait en même
temps.
Moi, tous les péchés m’habitaient.
Je croyais à une invite déguisée.
Mais, en cet instant, elle me haïssait, elle me haïssait sincèrement, de tout son
cœur, la sensualité remplacée par le dégoût et les larmes.
Nous tombâmes sur une banquette au fond de l’atelier, mais Isabel montra
soudain une force inattendue.
Sans crier, elle se défendait avec acharnement.
Quant à moi, j’étais curieusement crispé.
Je me demandais quelle folie me frappait, pourquoi je continuais à la brutaliser,
à la blesser, au lieu de tomber à ses pieds pour implorer son pardon, pourquoi je
devais commettre le péché et ensuite essayer de laver la souillure.
Ses ongles m’avaient mis le visage en sang, mais j’étais vainqueur.
Elle ne se débattait plus qu’à peine, elle attendait.
Je regardais ses cuisses brunes, sa tentatrice virginité.
Et puis, aussitôt, je fus pris d’un immense désespoir, j’éclatai en sanglots et, la
tête encre les mains, je me maudis dans la langue de mon pays.
Isabel me dévisageait avec stupéfaction.
Des traînées de larmes sillonnaient son maquillage.
Sa robe du dimanche remontait au-dessus de ses cuisses aux bas tire-
bouchonnés.
Elle tremblait, maintenant assise, poussait des soupirs.
Tout à coup, elle cria, les poings brandis devant mon visage éploré : - I hate you
! I hate you, beast ! I hate you ! L’écœurement et les sentiments mêlés qui me
vieillirent alors sont aujourd’hui enfouis au fond de ma mémoire.
D’autres souvenirs se sont ravivés.
Mon adolescence et «l’étonnement après le triomphe» combattaient le démon de
mes rêves.
Comme je le haïssais, cette nuit-là! Mais pouvais-je expliquer à Isabel que
c’était lui le coupable? Je n’osais pas me repentir comme je l’avais fait devant
Tom.
Il est un vrai chrétien, lui.
Isabel l’était peut-être aussi.
Isabel l’était peut-être aussi.
Mais, sinon, je n’aurais pas survécu à mon humiliation.
Et pardessus tout, dans les brumes de mon génie stérile, le même étonnement
pétrifié, la même peur de celui qui se sent emporté par l’autre, par l’homme noir
ou l’homme blanc qui l’habite, cet inconnu, ce non vu.
VI
Je pourrais écrire longuement sur mon sommeil, sur mes rêves, mes cauchemars,
dans la nuit de jeudi à vendredi.
Avant de se coucher, Tom me montra son billet et son argent, m’embrassa en
pleurant et me promit de m’écrire, chez le concierge du collège, qui me
remettrait les lettres.
Puis il s'endormit sereinement, après avoir caché sa valise dans l’armoire.
Je me réveillai plusieurs fois.
Je le regardais.
Tom, au corps si beau et si pur.
À chaque fois, mon cœur battait très fort quand j’ouvrais les yeux : je
m’attendais à ne plus le voir.
Ce qui finit par se produire.
À l’aube, dans la lumière filtrée de l’été bengali, le lit de Tom était vide, large et
vide.
J‘enfouis la tête dans l’oreiller et me donnai l’ordre de dormir.
Dès notre retour de l’église Saint-Xavier (Mrs Axon ne se tenait plus de joie
depuis que j’avais accepté un sacrement catholique), nous décidâmes d’aller
passer deux mois chez un oncle d’Isabel, Mr Williams, à Rawalpindi.
Ce furent les deux mois les plus tranquilles de ma vie.
Isabel se levait très tôt, tour heureuse de me préparer le thé.
Elle n’était autorisée à faire aucun autre travail domestique.
La cuisine et le ménage étaient confiés, comme chez tous les Européens, à une
demi-douzaine de domestiques indiens.
Isabel aimait me servir une tasse de thé au lit, après quoi nous en prenions une
autre à la salle à manger, avec Mr et Mrs Williams.
Là, on commentait les dernières nouvelles, par exemple le changement de vice-
roi, et Mr Williams nous racontait pour la énième fois sa rencontre avec sir Bell
non loin de la Chumbi Valley.
Je crois n’avoir jamais lu ni entendu une description aussi sommaire mais, en
même temps, aussi vivante de sir Bell : - Il est très riche et il tient la main sur la
garde de son sabre.
Quand il n’a pas de sabre, il apprend la littérature… Ainsi commençait le récit
matutinal de Mr Williams.
Au breakfast, il exposait généralement les moyens permettant de faire fortune
grâce à l’exploitation du thé de Darjeeling.
Son expérience de planteur était riche mais, en raison de son extrême
circonspection britannique, il ne me la dévoilait qu’à contrecœur.
Cependant, comme j’étais devenu son neveu, il faisait des efforts, forçait son
naturel et finissait par me la révéler dans ce qu’elle recelait de plus intime.
J’emploie à dessein cet adjectif, car il rend bien compte de Mr Williams.
Rien de plus « intime» pour lui que la tactique et la stratégie des affaires
théières.
Jour après jour, dans l’atmosphère créée par ce genre de conversations, ma
personnalité - ou ce que j’avais l’habitude de nommer ainsi - se recroquevillait
comme une amibe d'eau douce placée dans un bain salin.
Pour survivre, je me pliais aux tout umes du clan.
Pour survivre, je me pliais aux tout umes du clan.
Ils étaient loin, les temps héroïques des offensives et des défenses acharnées, ou
des tentations.
Je ne m’opposais plus au milieu, je n’essayais plus de le changer.
Il y avait longtemps déjà que je semais sur mes épaules, et dans mon âme, le
poids de la masse des gens, l’ombre et la rumeur assourdissante de la masse qui
vous rend anonyme, qui ne vous offre rien.
Jour après jour, je sentais s'éloigner les questions, les curiosités intellectuelles.
Je perdis mes obsessions comme on perd espoir - je sus quand et où, sans me
demander pourquoi, sans une larme, sans les regretter.
Je me réveillais chaque matin auprès d’Isabel, je devenais chaque matin un peu
plus son élu, aimé et choyé.
On eût dit que la « forme » dont me revêtait sa pensée descendait sur moi tel un
esprit, tel un Procuste, et me refaçonnait en me mutilant.
Je commençais à raisonner comme mon entourage, et cela de façon naturelle,
pour paradoxal que paraisse cet aveu.
Je ne sentais aucun étranger sous mon crâne, aucun vide attristant dans mon
âme.
Je ne découvrais pas l’autre.
Car, s'il intervient dans mes décisions les plus personnelles, dans mes actes les
plus spontanés et gratuits, je ne le rencontre pas dans mes emprunts, dans les
influences extérieures.
Après notre retour de Rawalpindi, je gardai l’habitude de juger et d’agir à la
manière de Mr Williams.
Il y a longtemps de cela et je ne me rappelle plus que vaguement la joie de Mrs
Axon en me voyant engagé sur le droit chemin de la richesse.
De son côté, Isabel se réjouissait en toute simplicité d'avoir un mari.
Quant aux mauvais souvenirs, ils ne resurgissaient jamais.
Peut-être effacés, peut-être enfouis par son instinct avisé dans des profondeurs
insondables.
Elle voulait désormais fonder une famille.
Et je le souhaitais également, comme une planche de salue.
Personne, personne ne pourrait m’expliquer comment j’en étais venu à désirer
une situation que je redoutais jusque-là.
À la maturité, on ne s'adresse pas de reproches à propos de sa jeunesse.
On se dit, lorsqu’on se souvient d’anciennes résolutions, qu’elles étaient
simplement des serments naïfs et exaltés.
Ce fut mon cas après quelques mois de mariage.
Décidé à changer complètement de vie et à gagner deux fois plus, je quittai la
pension Axon pour m’installer avec Isabel à quelques miles de Labong,
pension Axon pour m’installer avec Isabel à quelques miles de Labong,
recommandé par Mr Williams à un riche planteur de ses amis qui, devant
voyager, cherchait un gérant susceptible de devenir son associé.
Je dis que « je quittai » la pension Axon.
Mais les choses se passèrent de telle sorte que j’hésite aujourd’hui à croire à leur
réalité.
Car, peu de soirs après notre départ - et j’ai pourtant tellement de souvenirs de la
gare, du train, de nos compagnons de voyage et de Darjeeling ! -, je me retrouvai
avec Isabel dans la chambre que je partageais autrefois avec Tom et où elle me
lisait des poèmes de Browning.
- Doc, me dit-elle, je crois que tu repenses trop souvent à cette soirée-là… Moi,
je t’ai pardonné.
Je ne fus pas moins troublé que le jour où je jouais du Beethoven.
Que voulait-elle dire ? Elle m’avait pardonné depuis longtemps, je le savais bien.
Nous nous connaissions depuis tant d’années… Et nous étions mariés depuis tant
de mois…
-Je sais que c’est pénible de parler de ça, mais je pense différemment
maintenant.
Je ne suis plus une gamine, j’aurai bientôt dix-huit ans… Moi, je t’ai pardonné.
Et pourtant, tu as tout le temps l’air contrit, tu nous adresses à peine la parole.
Maman se fait du mauvais sang… Il me fallut beaucoup de volonté pour m’en
sortir.
Je fis un effort pour me ressouvenir de l’Isabel d’alors, devant qui je sanglotais
après l’avoir blessée.
Grâce au miroir du passé, nous parlâmes, nous nous expliquâmes comme si nous
revivions la scène au présent.
Mais elle était en même temps irréelle, nébuleuse, elle se rapprochait et
s'éloignait à la manière des personnages d’un songe.
C’est pourquoi je n’en ai qu’une image floue.
Et puis, il s'agissait pour moi d’une époque révolue, ma vraie vie se dirigeait
dorénavant vers un autre trésor.
D’autre part, n’ignorant pas l’étroitesse d’esprit de la plupart des gens, je me
gardai de dévoiler à Isabel mon sentiment des deux mondes.
Elle l’éprouverait aussi, tôt ou tard, elle le vivrait, j’en étais sûr.
Tout comme je suis sûr aujourd’hui, en ce qui concerne nos conversations de cet
été-là, qu’il y eut une seule chose que je ne pus pas lui dire, que je ne pouvais
pas lui dire : le secret de ma vie.
Un récit détaillé des événements qui suivirent serait malaisé - Ils entrecoupent
sans cesse le vieux monde dans lequel je continuais à me trouver -, aussi vais-je
l’abréger, le résumer.
l’abréger, le résumer.
Les décrire serait si délicat et difficile que je n’y tiens pas - je m’exposerais à
passer pour un malade, pour un fou.
D’ailleurs, tout récit n’est-il pas un résumé?
VIII
Le Nankin
Ici, mon récit se brise.
Interrompu volontairement, après mûre réflexion, en raison des événements.
Trop de coups venus de l’extérieur m’ébranlaient, tandis que mon
affaiblissement physique et l’épuisement torpide de mon âme m’annonçaient que
toute une époque allait s'achever.
Il était en mon pouvoir de choisi r.
J’optai pour le quotidien.
Je sais que ces explications ne chassent pas le brouillard des deux vies
entrelacées dans le songe d’un été, songe qui se dissipait à l’approche de
l’automne.
Je ne comprends d’ailleurs toujours pas pourquoi il devait s'arrêter et, surtout,
pourquoi cela devait se produire avant que nous ne soyons complètement fixés
sur le départ de Michael et Joan.
Peut-être parce que je commençais à éprouver sur le vif le sentiment du présent,
de la vie immédiate et concrète.
Peut-être parce que le temps me rendait au rythme commun à tous les hommes,
m’interdisait dorénavant les bonds dans le futur ou le passé et, de ce fait,
m’obligeait à devenir pareil aux Axon, pareil aux dix mille.
Peut-être… Je n’en sais rien.
La vie, le songe, l’été viennent et puis s'en vont à mon insu, à l’insu de tous.
Je subissais une sorte de décomposition morbide.
Peu de gens connaissent l’état étrange, assez brumeux pour rappeler la folie, où
les pensées portent encore l’empreinte de la dimension dans laquelle elles se
développaient hier ou il y a cent ans et qu’elles ne peuvent plus comprendre mais
qu’elles ne nient pas, un pénible état fait de mouvements hésitants et
d'incertitudes.
Je m’approchais d’une borne et, bien entendu, d’une fin.
Ma vie auprès d’Isabel, les visages de nos enfants, notre maison, tout
commençait à s'éloigner, mais s'obstinait encore à rester accroché à l’horizon,
s'obstinait trop pour ne pas altérer ma santé.
Désormais, le songe n’était plus une réalité, il était une maladie.
Les visages se décoloraient, s'émaciaient comme dans le cauchemar d'un
fiévreux.
Mais je connaissais le remède.
Mais je connaissais le remède.
Il est du même ordre que la blague que m’a faite un copain pendant mon
adolescence.
Pour échapper à ces rêves affadis, je devais en provoquer d’autres, non moins
fades, au moyen d’une intoxication ou d’un épuisement nerveux.
Alors je décidai de fumer de l’opium.
Les Axon remarquaient naturellement que j’étais troublé, distrait, « possédé ».
Mais, comme je prétextais une grande fatigue, ils ne se doutaient pas de la
gravité du danger.
Aussi applaudirent-Ils à ma décision de passer toutes mes soirées en ville.
Des demi-lumières au cœur (l’expression n’est certes pas heureuse, mais je ne
vois pas comment je pourrais exprimer autrement ma sensation : ni
clignotement, ni jour tamisé, ni pénombre ne conviennent), j’entrai un soir de
septembre au Nankin.
Je connaissais ce restaurant de longue date.
J’y avais passé, avec Tom et des amis aujourd’hui oubliés, des soirées frivoles
de franche gaieté, dans des salons particuliers, servi par des Hindous dans un
cadre chinois.
Je connaissais aussi le patron, Mr Chen, qui procurait aux habitués de l’opium et
des filles de Shangai.
Le quartier chinois me troublait, des visions désaxées m’induisaient en tentation.
Je n’aime pourtant que la simplicité et la lumière, d’où qu’elles viennent.
Je déteste les chimères engendrées par les buées d’alcool, par l’oisiveté, le vice
ou la maladie.
Mon songe de l’été était clair et vivant.
Dès que je le sentis étourdir et exciter ma chair, il me répugna.
Il m’accablait, m’obsédait, m’irritait, tel un poison aux effets prolongés, et
j’aspirais à retrouver mon équilibre comme un ivrogne titubant.
J’ignore ce que Miss Roch lui a appris, car elle ne m’a donné à lire que ce
fragment.
Mais je pense qu’Edna exagérait, obsédée par les mystères.
Je présume que le changement d'apparence de mes yeux n’était pas tellement
effrayant.
Je ne crois d’ailleurs pas à la signification des regards.
Je ne crois pas qu’une membrane, si fine et translucide fût-elle, puisse refléter la
pensée.
pensée.
Je n’aime pas cette idée bien féminine qui plaque la pensée sur le masque du
visage.
Si je voulais manier le paradoxe, j’écrirais que la psychologie même est une
science due aux femmes et entretenue par leur curiosité.
Seule une cervelle de femme peut imaginer que la pensée a son pendant dans la
chair.
J’ai remercié encore une fois le dieu inconnu qui m’a épargné la sensualité.
IX
Lucy connaissait par cœur nombre des Sangs of Travel et récitait avec un plaisir
particulier To Princess Kaiulani et To Sidney Colvin.
Ses lèvres murmuraient, ses paupières voilaient la froideur de son regard, son
corps cherchait la fraîcheur du ventilateur et son âme errait peut-être sur les
grèves de l’ Apemana, où Stevenson écrivit :
… I heard the pulse of the besieging sea Throb far away ail night.
I heard the wind Fly crying and convulse tumultuous palms.
I rose and strolled.
The isle was ail bright sand And flailing fans and shadows of the palm.
Elle s'arrêtait parfois au milieu d’un poème, tortillait une boucle de cheveux (un
tic masculin insupportable) parce qu’elle n’arrivait pas à se souvenir de la suite,
elle jurait dans son jargon viennois et se dirigeait vers la bibliothèque.
Les trente tomes de l’édition Tusirala, lus et relus, occupaient deux des rayons
centraux.
Mais le tome XXII se trouvait le plus souvent sur la même table basse que les
petits fours et les liqueurs.
Sa passion pour Stevenson était contagieuse.
C’est à-dire qu’elle obligeait presque tous ses amis à relire Island Nights'
Entertainments et Weir of Hermiston, et souvent elle nous annonçait, après le
thé, la découverte d’un nouveau joyau dans la correspondance ou dans les
Vailima Papers.
Vailima Papers.
Pour ma part, je n’étais guère influencé par l’idolâtrie de Lucy, par sa «
stevensonienne » - une collection précieuse et volumineuse de tour ce qui avait
été publié sur son auteur préféré, des souvenirs à la critique, de Margaret Black à
Jean-Marie Carré.
Je m’y intéressais uniquement dans la mesure où j’y découvrais une de ces
manies modernes qui ne m’ont jamais laissé insensible.
Il y avait dans nos discussions sur Stevenson le rythme et l’émotion d'un match -
le public étant en général formé du consul, du professeur et d'Edna.
A chaque page d’anthologie délicieusement lue par Lucy, je répondais par une
de celles, médiocres et pâles, qui abondent chez Stevenson, y compris dans ses
chefs-d’œuvre.
Je m’évertuais, avec une adresse diabolique, à débusquer des lacunes chez
l’idole de Lucy.
Cela, pour lui démontrer une vérité simple, qui a toujours été ma boussole en
matière de culture et mon conseiller en matière de littérature : le génie intégral
n’existe pas et nous nous tromperions lourdement en imaginant qu’il puisse
exister.
L’admirateur est aveuglé, il va s'extasier sur les moindres griffonnages de son
dieu, tandis qu’il n’ouvrira jamais tant de bons livres d’autres auteurs.
Bref, ce qui mérite l’éloge, c’est uniquement la perfection, où qu’elle soit, de qui
elle soit.
- Oh! mais ce serait inhumain, se récria Lucy.
Comment pourrais-je peser sur la balance du jugement esthétique un génie qui a
fait ses preuves et que j’aime? À quoi bon ? - Évidemment, répondis-je sur un
ton bourru, c’est inhumain et gratuit, évidemment.
Il y a pourtant des gens, parmi lesquels je croyais pouvoir te compter, des gens
qui n’hésitent pas à fa ire violence à leurs élans humains où se mêlent la
sympathie et l’intérêt, pour juger le monde selon quelques principes immuables
et inhumains.
Selon des axiomes qui peuvent être religieux, philosophiques ou artistiques.
Pour ma part, discerner la perfection dans l’œuvre d'un génie relève plus de la
métaphysique que de l’esthétique.
- Tu joues sur les mots, me répliqua Lucy en souriant méchamment.
- Voilà ce qui s'appelle formuler une vérité sans la comprendre, dis-je en
m’efforçant de prendre une voix sèche et flegmatique et de me composer un
visage indifférent.
Comme les saints-enfants, tu énonces des vérités stupéfiantes en croyant lancer
des flèches ironiques.
C’est aussi simple que ça.
C’est aussi simple que ça.
Tout a été créé par le jeu et par la parole, par une liberté gratuite, spontanée.
Au commencement était le Verbe, n’est-ce pas? Tu pourras multiplier les
citations de textes hindouistes affirmant que Siva a créé l’univers en dansant et
que la parole - comme tout acte qui n’est pas manifestement un réceptacle de
graines vivantes - ne peut être objectivée que si elle est réellement et précisément
prononcée.
Il y a d’ailleurs une assez curieuse expression, «jeu de mots », qui, alors qu’elle
signifie pour la plupart des gens des fantaisies grotesques ou puériles, résume
pour moi la métaphysique réaliste et tout ce qu’il y a de substantiel dans les arts.
- Je ne suis pas par principe hostile aux revirements, dit le consul.
J’ai été néanmoins surpris d’entendre Lucy protester contre ce qu’elle jugeait «
inhumain », ce qui signifie qu’elle apprécie ce qui est « humain ».
Or, à ma connaissance, elle ne l’avait encore jamais fait jusqu’ici.
- C’est vrai, Lucy, renchérit gaiement Edna, aurais-tu oublié tes sarcasmes à
propos de l’humanisme? -Vous vous braquez tous sur les mots et vous jugez les
gens sur une phrase.
Des phrases, on peut en prononcer de toutes sortes et elles peuvent justifier
n’importe quelle aberration.
Ce que je voulais dire, c’est seulement ceci : dans la compagnie d’un esprit
d’élite, d’un esprit créateur, nous autres, les médiocres, nous ne pouvons pas
nous figer dans une attitude critique, qui serait du coup inhumaine, puisqu’il est
naturel et humain d’excuser ce qui est faible dans un ouvrage dont l’auteur a
montré qu’ il savait créer des chefs-d’œuvre
Je ne vais pas m’étendre maintenant sur la perplexité des Axon, qui s'accrut à
l’automne.
Durant les chaleurs de l’été et la touffeur de la mousson, je m’étais montré
taciturne, ce que Mrs Axon et, dans une moindre mesure, Isabel avaient mis sur
le compte du climat.
Mais, par la suite, comment s'expliquer ma loquacité, tantôt frivole, tantôt
encombrée de références fâcheuses? Comment juger mes visites quotidiennes,
souvent achevées après minuit, chez cette universitaire de réputation douteuse,
pas mariée, presque une vieille fille, dont les voisins renseignés ne disaient guère
de bien, tandis que father Lucas se contentait d’un geste de désespoir et de
dégoût? Que penser, malgré les détails dont je les abreuvais sur la maison de
Park Street et sa propriétaire (en omettant soigneusement, bien entendu, nos
ébats de la première nuit et les penchants particuliers de Lucy) ? Isabel cachait
mal son envie d’en savoir plus sur cette « femme exceptionnelle », comme je
l’appelais.
Et je trouvais moins cruelles les plaisanteries de Verna sur l’âge de « la prof»
que les froids sourires d'Isabel, qui exprimaient son mépris et sa méfiance envers
toute «femme qui cesse d’être une femme parce qu’elle lit trop et singe les
toute «femme qui cesse d’être une femme parce qu’elle lit trop et singe les
habitudes des hommes».
Voilà ce qu’Isabel entendait par «les habitudes des hommes » : habiter seule,
recevoir des amis mariés, fumer, boire et être professeur d’université.
Quelquefois, rentrant de Park Street chez les Axon, je pensais en chemin à la
situation assez cocasse de ces deux créatures, qui ne se connaissaient que par ce
que je disais à chacune de l’autre et qui se détestaient - Lucy à cause de mon
songe, Isabel pour de multiples raisons, entre autres peut-être parce que
j’évoquais trop Miss Roth à table, ébranlant du même coup les espérances de
Mrs Axon.
Mais, je ne sais pourquoi, j’étais tenté d’imaginer que ce rapport né entre deux
femmes qui, sans moi, n’auraient jamais entendu parler l’une de l’autre, ne
m’était pas réellement dû, que j’avais été engendré puis placé dans cette
situation pour qu’il se produise.
Beaucoup d'autres idées me venaient à l’esprit, que je renonce à noter ici, de
crainte de les dénaturer.
Je m’amusais à découvrir des analogies entre elles, les deux personnes que je
connaissais le mieux dans ma nouvelle vie, mais tellement étrangères l’une à
l’autre de par leur race et leur culture.
Rien de plus différent.
Et pourtant, n’avais-je pas infligé une blessure à Isabel, qui en gardait un
souvenir cuisant et amplifié? Et n’était-ce pas Lucy qui, après notre première
soirée au Nankin, m’avait entraîné dans sa chambre, et cherchait en vain
aujourd’hui à retrouver l’image d’un homme étrange, halluciné, comme elle n’en
avait jamais rencontré auparavant? Et n’était-ce pas entre ces deux charnières -
la banquette du Bristol Theater et la chambre de Park Street - que se situait le
gouffre de mon songe d’un été? Moi-même, n’étais-je pas celui qu’Isabel voyait
en compagnie de Miss Roth, et Lucy en compagnie de Miss Axon ? Une
ancienne obsession refaisait surface - celle de ma petitesse d'individu destiné à
rester entre deux mondes, sec, et à disparaître sans laisser de fruit -, mais je
vivais trop désormais dans l’imaginaire de Durga pour réfléchir aux
significations ou me poser des questions.
Nos réunions dans la villa de Park Street étaient des plus originales.
Le professeur, qui arrivait dans une gari tirée par un vieux cheval, ne manquait
pas d'apporter l’un de ces livres chinois qui ravissaient la maîtresse de maison.
Plusieurs semaines d’affilée, ce fut l’opuscule de Yang Tchou dans la
Plusieurs semaines d’affilée, ce fut l’opuscule de Yang Tchou dans la
merveilleuse édition de Shangai, et il nous traduisait les paraboles ou les
aphorismes de cet auteur pour qui le monde entier était un « jardin des plaisirs».
Je commençais à bien l’aimer, le professeur, incorrigible rêveur qui ne savourait
ses rêves qu’après les avoir étayés sur des monceaux de fiches ! Quand il ne
traduisait pas, il se taisait le plus souvent, fumant d'âpres cigarettes birmanes ou
enjolivant avec un crayon bien taillé les couvertures des livres et les marges des
journaux éparpillés sur les tables.
Il était un vieil ami de Lucy, dont il avait fait la connaissance jadis à Cambridge,
où ils suivaient tous deux les cours de Giles.
Elle était à l’époque une jeune Viennoise à l’esprit vif et déjà érudite, qui faisait
sensation dans les colloques, où elle n’hésitait pas à exposer ses vues
paradoxales, sans se soucier du scepticisme et de la retenue timorée des
universitaires.
La guerre finie, elle alla s'établir à Calcutta, où l’invitait le vice-chancelier de
l’université.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle vint à la leçon inaugurale ce camarade
d’études.
Il avait renoncé à poursuivre une carrière universitaire.
Car, expliquait-il, il eût été vraiment stupide de représenter officiellement une
science dont ses découvertes ébranlaient les fondements.
Dans sa jeunesse, il pensait devenir un spécialiste de l’Asie Mineure, mais l’Asie
centrale, à l’issue d’un premier séjour, dans une expédition de sir Aurel Stein,
l’intéressa tant qu’il se fixa à Calcutta, où il devint un lecteur assidu à la
bibliothèque de la Société asiatique.
Il comptait au début rentrer un jour en Angleterre, mais après les échecs répétés
des fouilles destinées à vérifier sa théorie, il renonça à toute idée de retour.
Il se consacrait de plus en plus à l’étude du chinois et des dialectes mongols et
adressait de brèves communications au Bulletin de !’École française de
l’Extrême-Orient ou aux Acts of the Asiatic Society of Japan.
Il n’avait pas publié de livre, n’ayant pas réussi à réunir assez d'argent pour
mener à bien ses fouilles.
Ses communications, pour le moins confuses si ce n’est illisibles, consistaient
surtout en corrections apportées à diverses éditions récentes de glossaires
mongols, en notes critiques sur d’obscures monographies éditées en chinois, en
nouvelles contributions à d’autres nouvelles contributions publiées quelques
années plus tôt à propos des textes de Tourfan.
Quelqu’un qui ne l’aurait jugé que sur ces insignifiantes publications l’aurait
rangé à tort, parmi les milliers de collectionneurs ou bibliothécaires orientalistes
dont le cerveau n’a pas de place pour les idées et prend les généralisations pour
dont le cerveau n’a pas de place pour les idées et prend les généralisations pour
du journalisme.
Alors que, bien au contraire, quoique passionnément attentif aux détails, il faisait
preuve d’une ouverture d’esprit et d’une intelligence remarquables à l’égard de
ce que Lucy nommait « les réalités de l’élite».
S’il pouvait se conduire en grammairien quand il devait déchiffrer un texte
obscur, je l’ai entendu en revanche parler avec enthousiasme (dans la mesure où
un orientaliste britannique peut en montrer) des influences de la nature morte sur
l’idéologie ou de ce qu’il appelait «l’égalité énergétique», c’est-à-dire l’égalité
entre le potentiel de l’objet à connaître et celui du chercheur : un texte
hermétique est éclairé moins par sa structure intime que par la volonté de
comprendre manifestée par celui qui l’étudie.
Lorsque l’énergie de ce dernier arrive à un équilibre avec celle de l’objet dans
lequel elle pénètre, le problème est résolu.
Le consul venait en voiture (moi à pied, car mon trajet jusqu’à Park Street était
court et embaumé) et apportait des cadeaux : fleurs, cigarettes et gâteaux secs.
Les fleurs pour Edna, les cigarettes pour Lucy, les gâteaux pour tous les cinq à
l’heure du thé.
Lucy portait toujours des kimonos de couleur pâle et Edna de sobres chemisiers
de soie blanche.
Il n’y avait rien de guindé, aucune préciosité, dans leur manière de nous
recevoir.
Nous ne formions pas un cercle d’études ou de débats théosophiques.
Lucy nous lisait du Stevenson ou nous faisait part des énormités qu’elle avait
relevées dans les nouveautés éditoriales.
Dotée d’une mémoire prodigieuse, elle répétait sur un ton railleur des absurdités,
des platitudes ou des âneries signées par d’illustres spécialistes.
Mais elle se livrait sans trop de méchanceté à cet exercice et ne le prolongeait
pas.
Elle découvrait chaque jour quelque nouveau paradoxe ou quelque nouvelle
vérité et améliorait sans cesse la formulation de son « système ».
Elle nous expliquait parfois - en en faisant l’apologie - la raison d'être de tel ou
tel objet d’art entre ses murs.
La vie est brève et terne, déplorait-elle.
Engagés dans la grande hérésie européenne, les modernes n’ont plus le temps de
vivre.
- Avez-vous remarqué le peu d'attention que les gens accordent à leur itinéraire?
Chacun ne vise, ne voit, ne veut que le but.
Il s'agit d’un aveuglement, d’une insensibilité, d’une aberration où le vécu est
confondu avec la fin.
confondu avec la fin.
Chacun a hâte d’en terminer avec quelque chose : la journée, la nuit, l’année, le
travail, la souffrance…
Pour ma part, reprit-elle lorsque nos commentaires se furent apaisés (comme je
crois l’avoir déjà précisé, je ne consigne pas tout ici, je reproduis seulement
l’essence de nos conversations, expurgées des interruptions et autres
digressions), je m’impose depuis longtemps de ne pas négliger ce que j’appelle
le vécu.
Mon plaisir serait médiocre, fade, s'il me suffisait de savoir le matin que le soleil
se lève, que les oiseaux s'éveillent, que les fleurs s'ouvrent.
Chez moi, ces instincts primaires se sont taris.
Les joies panthéistes, qui couvent en tout un chacun, ne se raniment en moi et ne
me satisfont que rarement.
Mais, le matin, j’ai tellement d’autres occasions de jouissance* (Lucy
affectionne ce mot français).
Je passe un kimono frais dont les caresses me procurent un émoi presque sexuel
(prononcé à l’allemande sur un ton professoral, l’adjectif n’a plus rien d’osé), je
regarde mon vase de Tokyo, je regarde la reliure de ce Coomaraswamy en
édition princeps, ou bien je me perds (Lucy s'exprime parfois d’une manière
banale et douceâtre) dans une étrange contemplation de mes deux Hokusai…
Je n’ai qu’une heure de libre mais, cette heure-là, je la vis sans me laisser
distraire… Je ne philosophe pas, je ne prêche pas, et Bergson ne m’a jamais
intéressée.
Mon vécu n’a rien d’organique ni d’inconscient.
Cela peut paraître curieux, toujours est-il que c’est ce vécu-là qui me permet de
savoir et d’apprécier, de comprendre et de me critiquer.
Et, comme tout ce que je fais est spontané, libre, violent, il me plaît d’appeler ma
vie « orgie ».
J’ai condensé en un paragraphe le monologue d’un après-midi d’octobre où
Lucy se montra beaucoup plus audacieuse et complexe que je ne la connaissais.
Une véritable débauche de sensations fortes et de lueurs ténues, de je-m’en-
fichisme masculin et d’esthétisme mineur, tantôt frais et tantôt corrompu, de
doctrines et de poèmes.
J’ai le plus grand mal à comprendre un être humain et il m’est presque
impossible de le dépeindre.
Alors, quand il s'agit de Lucy! Si je relisais ce que j’ai écrit ces jours-ci à son
sujet, je pousserais certainement un soupir affligé, constatant que j’ai campé une
Lucy façonnée par toutes sortes de lectures et d’influences, une Lucy qui
exprime des professions de foi aussi diverses qu’imprécises et affecte une
sensualité raffinée à la D’Annunzio.
sensualité raffinée à la D’Annunzio.
Alors que la véritable Lucy, pour autant que je puisse la comprendre, la
connaître et la reconstituer, contrôle ses gestes et ses attitudes avec une
cohérence extraordinaire et, malgré l’ indéniable influence de ses maîtres
asiatiques, fait montre d’une personnalité chaleureuse, forte et féconde, qui
n’échappe à aucun de ceux qui l’approchent.
Quatre jours passèrent, pendant lesquels je n’allai pas retrouver mes amis chez
Lucy à l’heure du thé, comme j’en avais pris l’habitude.
Lucy à l’heure du thé, comme j’en avais pris l’habitude.
Le lendemain, le consul fit arrêter sa voiture devant la pension.
Il se déclara heureux d'apprendre que je n’étais pas malade et me fit savoir que
Miss Roth, aidée en cela par le professeur, avait obtenu pour moi la chaire de
langue française du collège Saint-Xavier.
- Miss Roth a fait cela? demandai-je d’un ton tranquille, mais en pâlissant.
X
Le prisonnier et la magicienne
Tout pouvait arriver, contrairement à route raison.
Je ruminais ce lieu commun en rentrant de chez Lucy.
Il y a des actes que, tant qu’ils ne les ont pas accomplis, les hommes croient
irréalisables.
Et il y a des circonstances étranges que personne ne pourrait imaginer naturelles.
Ainsi donc, après une deuxième nuit de surprises et de vice, notre amitié
perdura.
Je décelais pourtant un changement chez Lucy, un seul : elle était guérie de
l’obsession qui avait suivi la première de nos nuits.
Nous avions repris nos lectures, pendant lesquelles, les paupières mi-closes, elle
fumait des cigarettes apportées par le consul et buvait des alcools forts.
Seule Edna montrait une certaine confusion, mais moins que je ne l’aurais cru.
Il y avait entre nous un acte semblable à une blessure.
Que nous évitions d’effleurer, du regard ou de la parole.
Et, malgré la pudeur et tous les préjugés qui planent encore sur le cœur de la
femme, ni Lucy ni Edna ne se montraient gênées ou intimidées par la présence
de l'homme qui avait assisté à leur étreinte aveugle et blanche sur le tapis aux
paons et aux dragons.
Depuis que j’enseignais au collège, je ne me rendais plus aux répétitions du
Bristol Theater.
Je donnais mes cours entre neuf heures du matin et trois heures de l’après-midi.
Grâce à l’influence de Lucy je couchais un salaire très supérieur à la normale,
presque le double de ce que je gagnais au Bristol.
Et cela pour un travail moins fatigant.
En outre, Mrs Axon était très fière de compter un pensionnaire estimé et
rémunéré par les jésuites.
Father Lucas lui avait probablement dit que le traitement de faveur dont je
Father Lucas lui avait probablement dit que le traitement de faveur dont je
bénéficiais récompensait mes qualités et mon prestige.
Aucun nuage n’aurait assombri la joie d’Isabel et de sa mère sans mes fréquentes
visites à Park Street - où je prenais presque quotidiennement le thé et le dîner -,
visites qui leur causaient la plus vive inquiétude.
Je ne m’arrêterai pas sur mes activités professorales.
Elles ne m’apprirent rien de nouveau, malgré ma disponibilité envers mes
élèves, auxquels je prêtais toujours une oreille attentive.
Je ne pus que constater une fois de plus l’ignorance crasse des jeunes, les mêmes
sur toute la surface du globe, de ces jeunes qui ne s'enthousiasmaient que pour
les victoires sportives de leur collège et ne lisaient rien d'autre que des romans
policiers.
C’était non sans intérêt que j’observais Verna et Lilian.
Une indifférence feinte, artificielle, persistait entre nous, une indifférence que
mes absences habillaient d'un semblant de naturel, tout comme les mois d’été
l’avaient rendue plausible.
Verna, la même vicieuse incorrigible et précoce, bien qu’elle eût juré de ne plus
me parler, de ne plus jamais être mon amie, Verna se montrait prête à tout
instant à violer son serment et à replonger dans le péché.
Je pense que ses sentiments à mon égard étaient étrangement contradictoires.
Comment aurait-elle pu s'expliquer ma conduite depuis le départ de Tom : mon
empressement à répondre à ses agaceries, puis mon rigorisme à la venue de l’été,
sans oublier les rapports que j’entretenais avec Miss Roth (et qu’elle présumait
louches), sans oublier non plus mon affection pour Isabel…
Des attitudes, des faits et gestes qui la laissaient perplexe, non pas en raison de
leur incohérence, de l’absence d’un fil conducteur, mais simplement parce qu’ils
se produisaient.
En ce qui concerne Lilian, je ne voyais en elle qu’une ombre transparente et
froide, dont les propos reflétaient son insondable bêtise, ou les injonctions de sa
mère ou encore la jalousie d’Isabel.
Car, naturellement, celle-ci était jalouse de sa jumelle.
La raison n’en était pas les hommes et les jeunes gens logés chez les Axon, mais
le charme qui émanait de Lilian malgré elle, le charme simple de la beauté sans
tache, de la virginité à l’abri des tentations et des périls, candide et stupide.
Tandis qu’Isabel n’était plus une adolescente.
Son âme avait mûri sous l’effet de certaines intuitions pendant les longues
journées d’été, les nuits brûlantes passées sans amis ni promenades, pendant
toutes ces heures de profonde torpeur où les femmes gisent dans des chambres
aux fenêtres closes, transpirant sous le souffle chaud du ventilateur, paresseuses,
à moitié endormies, à moitié animalisées.
à moitié endormies, à moitié animalisées.
Dans la somnolence des après-midi ou respirant la brise salée du soir, allongée
sur une chaise longue* avec de vieux magazines sans couverture et aux pages
cornées, qu’elle feuilletait machinalement, Isabel retrouvait quelques sensations,
quelques souvenirs et pensées récurrents qui s'imbriquaient, se dilataient et où
fermentaient des espoirs neufs, où se crayonnaient des images torrides dans
lesquelles le dégoût d’hier cédait la place à de caressantes révélations
annonciatrices des cernes du lendemain.
C’est avec un incroyable retard qu’Isabel découvrait le plaisir solitaire.
Sa sensualité - saine, équilibrée, purifiée par une camaraderie sportive avec des
jeunes gens hâlés par le soleil - s'était à un moment donné racornie, refroidie,
pétrifiée, pour renaître avec les mois d’été, ranimée par de nouvelles tentations et
par le vice de l’adolescence.
Les stigmates en apparaissaient sur son visage au teint cuivré, et son éveil au
monde s'annonçait dans un bruissement velouté de lever de rideau.
Quelque part, derrière ses paupières baissées, naissaient des lumières de plus en
plus vives.
Elle s'étonnait de s'être montrée jusque-là si naïve et prude et trouvait désormais
ridicules ses anciens rêves - avoir un mari et une ribambelle d’enfants ou devenir
actrice de cinéma.
Elle ne savait pas encore ce qu’elle désirait, soumise à l’incertitude capricieuse
de ses insatisfactions, déjà trop changée pour pouvoir revenir à ses idoles
défuntes et à ses espoirs puérils, encore trop tendre et instable pour pouvoir
choisir et s'accomplir.
Un don de voyance me dévoilait le mûrissement qui s'opérait en elle.
On eut dit que d’invisibles antennes, tels des milliers d’yeux tactiles, perçaient le
secret dont elle croyait entourer sa chute.
Et il ne fait aucun doute qu’elle sentait ma présence à ses moments d'abandon les
plus intimes, les plus solitaires.
Je le devinais aux lueurs d’effroi mêlé d’appel qui brillaient dans les regards
qu’elle me lançait.
Elle attendait, elle attendait… Assaillie par les légions de mon corps et de mon
cœur, elle rentait en vain de situer mon visage impassible dans la multitude des
ombres passionnées engendrées par sa fièvre.
Durant ces semaines d’automne, fatigué par mes cours au collège et encore
impressionné par le spectacle que m’avait offert le duo Lucy-Edna, je n’étais pas
d’humeur à répondre aux attentes d’Isabel.
Je me consacrais uniquement à mon travail, sans me laisser tenter par quoi que
ce soit d’autre.
Si je ne coupais pas les liens affectifs qui m’attachaient à Isabel, c’était
Si je ne coupais pas les liens affectifs qui m’attachaient à Isabel, c’était
seulement parce que je ne pouvais pas m’en défaire.
Mais je ne stimulais nullement le désir qu’exprimaient ses yeux, je feignais
même de ne pas m’en apercevoir.
Ses parents me servaient de bouclier.
Craignant de rester seul avec elle, je passais l’heure de l’après-dîner à bavarder
avec Mr Axon et à acquiescer aux jérémiades de son épouse.
C’était Tom, comme de bien entendu, qui faisait les frais de notre conversation.
Pendant plusieurs mois, nous n’avions rien su de lui.
Puis, peu de temps auparavant, était arrivée une longue lettre qui nous apprenait
qu’il s'était fixé à San Francisco, où il gagnait assez bien sa vie, mais il ne
précisait pas de quoi il s'occupait et il ne donnait pas son adresse.
Nous lui écrivîmes tous à la poste restante du bureau central et je présume que la
lettre de sa mère fut particulièrement longue et qu’elle abondait en appels au
retour, car la réponse de Tom trahissait un trouble sincère et était émaillée de
demandes de pardon qui arrachaient à Mrs Axon des larmes émues chaque fois
qu’elle nous la relisait, pendant les repas.
Ses sœurs, en revanche, n’avaient pas l’air impatientes de le revoir.
Verna lui demandait des timbres et Isabel lui conseillait de rester longtemps en
Amérique, pour en revenir riche, comme un certain cousin de leur père.
Seule Lilian semblait montrer du chagrin.
Pour ma part, je m’étais borné à lui bâcler une lettre où je lui annonçais ma
nomination dans son ancien collège et lui conseillais de ne pas céder à la
nostalgie ni aux supplications, de se battre et de travailler afin de devenir son
seul maître.
Quant à Mr Axon, il n’hésitait pas à louer son fils d’avoir eu le courage de sortir
des sentiers battus.
- Tom a toujours eu l’esprit aventureux, déclarait-il, et ce n’est que l’amour pour
sa mère qui l’a gardé pendant tant d’années à la maison.
Je le disais depuis longtemps, c’est à moi qu’il ressemblera, mais personne ne
voulait me croire…
Dès septembre, au début des vacances de puja, Isabel décida d’arrêter ses études.
Elle sut trouver assez d’arguments pour convaincre sa mère : d'abord, l’école
était trop chère et la fatiguait trop; ensuite, elle ne servait plus à rien à une jeune
fille qui savait lire un livre et répondre à une lettre.
Isabel avait espéré se rendre en Angleterre comme demoiselle de compagnie
Isabel avait espéré se rendre en Angleterre comme demoiselle de compagnie
d’une millionnaire parsi qui se préparait à aller voir ses enfants à Oxford.
Mais la riche dame s'aperçut rapidement que son époux lorgnait un peu trop la
jeune fille, dont les rêves partirent alors en fumée.
Étant donné que, chez les Axon, chacun doit travailler, Isabel se fit bientôt
engager comme vendeuse dans une filiale de la Shorabzi & Co.
Elle trouva cet emploi - médiocrement payé mais assorti de promesses
d'augmentation - grâce à la recommandation d’un ami de Mr Axon, comptable
dans ladite compagnie.
La surprise nous fut annoncée un soir, au dîner, et fêtée comme il se doit, ce qui
coûta aux Axon un assortiment de confiserie et deux bouteilles de brandy.
Le hasard voulut que Noël fût présent, car il venait très souvent depuis quelque
temps, séduit par les charmes de Catherine.
Il souhaita entre autres à Isabel de se fiancer prochainement et Mrs Axon fut
ravie d’aise en l’entendant former ce vœu.
Isabel répondit intelligemment que cela ne dépendait pas d’elle, puisque c’est
aux hommes de se déclarer et qu’ils tardent quelquefois à se décider, mais que,
de toute façon, elle était encore trop jeune pour s'impatienter.
Sa mère intervint alors, en prenant un air faussement courroucé.
- Une fille n’est jamais trop jeune pour un mari sérieux, trancha-t-elle.
Catherine Irving commit la maladresse de formuler son opinion à propos du
mariage.
Élevée «chez elle » dans une atmosphère féministe, elle le jugeait trop grave
pour dépendre seulement du bon vouloir d’un homme nanti.
Elle se prononça de surcroît en faveur des expériences prénuptiales, provoquant
l’inévitable indignation de la maîtresse de maison, qui se lança une fois de plus
dans une diatribe contre le protestantisme, le divorce, la mode, la civilisation et
les jeunes générations de l’Europe.
La discussion menaçant de s'envenimer, je crus bon de prononcer quelques
paroles d'apaisement, pour lesquelles je fus récompensé le lendemain, alors que
j’avais juste énoncé un lieu commun éculé sur la volonté de Dieu.
Je ne crois pas à la présence divine dans l’union officielle que peuvent contracter
deux inconnus, mais je ne doutais pas de l'efficacité de cette idée reçue pour
calmer la colère de Mrs Axon.
Je fus définitivement fixé ce soir-là sur l’intensité des liens noués entre
Catherine et Noël et je compris du même coup pourquoi Isabel montrait depuis
quelque temps tellement de froideur à celui qu’elle espérait naguère pour fiancé.
Mrs Axon était bien la seule à n’avoir rien remarqué et à continuer de prendre
Noël pour mon rival.
Il faut dire que, dans sa tête, tout jeune homme d’avenir était un mari virtuel
Il faut dire que, dans sa tête, tout jeune homme d’avenir était un mari virtuel
d’Isabel.
Mais, prudente, elle n’encourageait qu’un petit nombre d'élus, cibles de sa
stratégie bancale et pour lesquels elle priait tous les dimanches matin à l’église.
Cependant, depuis qu’Isabel avait abandonné ses études, Mrs Axon s'inquiétait.
Elle souhaitait la voir au plus vite pourvue d’un fiancé qui l’accompagnerait au
magasin et l’en ramènerait.
Car elle se méfiait de la Shorabzi & Co autant qu’elle avait redouté un éventuel
voyage de sa fille en Angleterre.
Il y a - dans la cervelle d’une Mrs Axon - des contrées et des rues dangereuses,
vicieuses, vouées au péché.
Aussi s'était-elle réjouie que la millionnaire parsi eût renoncé à la compagnie
d’Isabel, sans d’ailleurs savoir pourquoi.
Isabel, qui s'en doutait, ne l’avait confié qu’à moi et aux sœurs Irving, un soir où
celles-ci l’avaient poussée à boire du porto et à fumer.
Son travail n’était pas dur et elle se montrait presque de mauvaise humeur les
dimanches et les jours fériés parce que, le magasin étant fermé, elle devait rester
à la maison.
N’osant pas me le demander, car une époque trouble commençait, où Mrs Axon
ne savait que penser de mes intentions, ce fut Noël que celle-ci pria de
raccompagner sa fille, au moins de temps à autre, après la fermeture.
Il ne pouvait pas refuser, à cause de Catherine, qu’il venait voir à la pension.
Et je me payai une pinte de bon sang le soir où j’aperçus Isabel et Noël rentrer
par Chowringhi Road, elle indifférente, l’air absente, lui pensant à Catherine…
Les sœurs Irving furent dépitées en apprenant mon départ du Bristol Theater.
Elles s'étaient habituées à m’avoir pour camarade et elles prenaient plaisir à se
rendre aux répétitions dans un taxi que je payais.
Le patron trouva pour me remplacer un pianiste noir, un professionnel, mais il
dut le congédier au bout d’un mois, car toutes les filles se plaignaient de ce qu’il
leur demandait sans détour.
Ce Noir était un égaré en Inde.
Il y était venu par miracle, à cause des publicités en couleurs qu’il avait vues
dans une gare du Missouri.
La seule personne avec laquelle il pouvait s'entendre était Mr Fox, un
inconditionnel de l’Amérique, qui poussait de gros soupirs chaque fois qu’il
évoquait San Francisco.
Le patron chercha de nouveau et tomba sur une vieille demoiselle qui avait
longtemps tenu l’orgue électrique d’un cinéma de quartier.
Ce fut également à cause des filles qu’il dur la licencier, parce qu’elle ne jouait
que des rythmes de valse et, vice fatiguée, multipliait les pauses pour boire des
que des rythmes de valse et, vice fatiguée, multipliait les pauses pour boire des
jus de fruits frais et fumer les cigarettes de Staline.
Celui-ci finit par dénicher un Italien habitué des bars et des studios de cinéma,
qui réunir bien vite tous les suffrages en passant le plus clair de son temps au
théâtre, où il se révéla un dépanneur hors pair, qu’il s'agisse de l’électricité ou
des décors, de la tout ure ou de la danse.
On lui passait son seul défaut - les jeux de cartes-, car il se faisait régulièrement
ratisser par Staline.
Je me rendais assez souvent au Bristol Theater, mais toujours pendant le
spectacle - je ne bavardais avec mes anciens camarades que dans les coulisses ou
au bar.
Catherine me pria un jour de les aider, ses sœurs et elle, à mettre au point une
danse de fantaisie, une surprise pour Staline.
Elles avaient choisi un ras de partitions hétéroclites, dont l’amalgame était aussi
grotesque que vulgaire.
Alors, je lui proposai d’écrire moi-même un air inédit.
Puisant dans mes souvenirs autant que dans les suggestions que m’inspirait sa
danse, je parvins à composer peu à peu une musique qui étonna Mrs Axon autant
qu’elle enthousiasma les Irving.
Mais, ce qui faisait ma joie, c’étaient les improvisations chorégraphiques
entreprises sous la houlette de Catherine par les trois sœurs Irving avec les trois
sœurs Axon.
Verna, parce qu’elle était la plus petite, dansait route seule devant les autres.
Se tenant entre elles, les bras noués dans leur dos, Catherine, Anna, Loveday,
Isabel et Lilian formaient un groupe aveuglant de jeunesse, de liberté et de
pudeur animale.
Elles improvisaient sur n’importe quel air, du jazz à la romance.
Souple, inspirée quel que fût le rythme, Catherine dirigeait des bras et de la voix
la rangée de filles dont les jambes décrivaient des arcs aériens.
Bientôt, leur danse devint pour moi une nécessité en même temps qu’une
caresse.
Je réalisais de mon côté une sorte de tour de force, en parvenant à jouer la tête
tournée, pour regarder derrière moi, au milieu du salon, le baller enfantin des six
jeunes filles, que Noël buvait des yeux.
Mrs Axon ne paraissait, elle, qu’à demi contente, jugeant sans doute ce jeu
malsain et craignant qu’il n’incitât ses filles à devenir des danseuses comme les
Irving.
Ce fut l’un de ces soirs, au moment où les filles venaient d’entamer la danse en
levant haut les jambes, que nous eûmes l’extrême surprise d’une visite, celle de
Miss Roth.
Miss Roth.
Personne ne la connaissait, tous la reconnurent.
Accompagnée par le consul, elle avait pris sa voiture pour venir.
Elle demanda à la grand-mère, sur la terrasse, où se trouvait ma chambre, mais
elle n’attendit pas la réponse - ayant entendu ma voix, elle entra à pas feutrés
dans le salon illuminé par la fraîcheur des six jeunes filles, les sœurs Irving et les
sœurs Axon.
Je n aime pas les personnages trop contrastés, tels qu’on en rencontre souvent
dans les romans, mais je dois pourtant dire ici, en quelques lignes, combien était
étrange le face à face encre une Lucy au regard las, somptueusement vêtue, et les
jeunes filles au corps cuivré, à moitié nues et inconscientes de leur nudité, les
seins pointant fermes sous les maillots moulés et humides de sueur, les cheveux
décoiffés par la danse.
Seuls les yeux myopes du consul, au regard impénétrable, n’exprimèrent aucun
étonnement.
Il savait toujours arborer, avec une rondeur germanique, le sourire franc et
prompt qui briserait la glace, mettrait à l’aise les jeunes gens les plus timides.
Ce fut roue le temps lui qui parla, lui qui interrogea et répondit.
Lucy, principal objet de l’intérêt des filles, affichait une mine maussade, sauf
quand elle prenait un malin plaisir à faire en français des réflexions sur les Axon,
en les émaillant de citations d’un certain humoriste viennois.
Je ne pouvais alors réprimer mes sourires ironiques, malgré le dépit de Mrs
Axon et de la grand-mère.
Lucy, incapable d’être amoureuse et donc d’être jalouse, n’éprouvait
évidemment qu’une curiosité distraire pour Isabel et qu’une indifférence teintée
de dégoût pour l’intérieur pauvre et ridicule des Axon.
Il faudrait bien peu connaître son caractère pour croire que son attitude était
maniérée ou malintentionnée.
Elle a réussi à se débarrasser, grâce à je ne sais quelle alchimie ou sorcellerie,
d’une grande partie de l’héritage médiocre et ordinaire légué au commun des
mortels.
La plupart des gens verraient peut-être l’affectation d’une snob dans ses
mouvements d’écœurement ou de révolte contre la pauvreté, le mauvais goût, la
médiocrité, alors qu’ils sont naturels, instinctifs.
Parler français signifiait pour elle se mettre à l’abri.
Si elle me pria de lui jouer Finlandia, de Sibelius, ce ne fut pas pour défier les
filles, impatiences de prendre l’avantage en remuant leurs jambes nues et
parfaites, en les balançant en quelque sorte à la face renfrognée et fade de la
visiteuse, ce fut pour pouvoir respirer dans ce salon où s'entassaient des meubles
anciens et nouveaux, de hideuses reproductions suspendues à côté des
anciens et nouveaux, de hideuses reproductions suspendues à côté des
calendriers offerts pour Noël par les grandes marques.
Sur une table basse, parmi des vases de fleurs, une photo de father Lucas et cinq
de Tom, donc une où ses épaules et ses muscles étaient soulignés au crayon,
ainsi que des trophées sportifs, coupes et médailles.
Je ne doutais pas que Lucy devait suffoquer, elle, si sincèrement attachée, par
goût de la décoration d’intérieur, au luxe, à l’élégance et à la richesse.
Par la suite, elle ne manqua pas une occasion, en effet, d’évoquer cette soirée
pour me reprocher amèrement mes amitiés médiocres, sordides, inavouables.
Elle se demandait quel était le métissage qui me permettait de vivre joyeusement
chez les Axon tout en continuant à me nourrir d'art asiatique.
Si je lui signalais qu’elle n’était pas moins tout umière de ce genre de bizarreries
éclectiques, elle me répliquait que ses changements, ses contradictions, ses
volte-face se produisaient toujours sur un plan exempt de vulgarité et de mauvais
goût; que, si elle remplaçait la beauté par la laideur, elle ne la remplaçait pas par
la médiocrité ou la saleté, qu’elle invitait souvent le vice mais jamais la bêtise,
qu’elle comprenait les sauvages mais pas les cuistres, qu’elle avait de la
sympathie pour les plébéiens mais du mépris pour les bourgeois.
Je répondais en citant ses propres confidences de naguère, j’expliquais dans quel
sens les Axon me plaisaient, mais elle feignait de ne pas me comprendre.
Car il est dans son caractère de juger obscures les vérités d'autrui dès qu’elles
ébranlent la fausse limpidité de l’un de ses paradoxes.
Ce soir-là, Isabel s'essaya à l’insinuation sarcastique.
Je ne rougis jamais autant, ni ne ressentis plus vivement tout le ridicule dont se
couvre une femme fougueuse lorsqu’elle tente de blesser sa rivale au moyen de
morsures idiotes, tenant sa salive pour du venin et ses regards en biais pour les
flèches de la raillerie.
Accepter de prendre les armes de son adversaire pour le combattre est une erreur
commune.
Mais l’indifférence feinte et le rire haineux plaqués sur le visage d'un proche
sont un spectacle pénible.
Tandis que le consul racontait une anecdote, un incident survenu lors d’un
concours de tennis, Lucy noua la conversation avec Isabel.
Car c’était pour faire sa connaissance qu’elle était venue.
- Je crois vous avoir vue chez Shorabzi, sur Chowringhi Road.
Je me trompe? - Non, non.
J’y travaille depuis deux mois.
Je suis à la fois employée et vendeuse.
Voyez-vous, Miss Roth, une honnête fille ne peut pas vivre autrement… Le
sourire de Lucy décontenança Isabel plus que ne l’eût fait une interruption
sourire de Lucy décontenança Isabel plus que ne l’eût fait une interruption
brutale.
Elle attend it quelques instants, puis décida de couper court à leur entretien et
s'excusa, sous prétexte qu’elle devait servir les gâteaux secs et la limonade
glacée.
- Quelle cruche ! décréta Lucy en argot viennois.
- Permets-moi de te contredire, répondit le consul dans le même jargon.
Elles sont toutes délicieuses.
Regarde-moi ces formes, cette fraîcheur… Ah ! si j’étais encore jeune… Lucy
ne lui prêta pas attention.
- Alors c’est ça, la vierge de ton songe de cet été ? me demanda-t-elle.
Rappelle-toi ce que je t’ai dit à Port-Saïd : tu es un sentimental.
- Mais, Lucy, tu ne la connais pas ! - Quelle réponse idiote ! Croirais-tu qu’il
faut disséquer une personne ou vivre dix ans avec elle pour la connaître? Gêné
par les regards des autres, qui s'irritaient de nous entendre parler une langue
qu’ils ne comprenaient pas, je dus renoncer à formuler ma réponse, qui était
pourtant toute prête.
Il y a des gens que l'on connaît d’emblée.
Mais il y en a tant d’autres, à commencer par soi-même, qui courent, et courent,
sans qu’on puisse jamais les saisir.
Pendant la danse, Lucy fixa surtout, d’un œil quasiment voluptueux, le corps
chaste de Lilian.
Ce dont, connaissant ses vices, je ne fus nullement surpris.
Je devinais le désir qu’elle éprouvait en contemplant les cuisses de la fraîche
Lilian, tout comme je devinais celui du consul dans le regard humide dont il
enveloppait Catherine.
Tout cela me répugnait et m’agaçait, d'une façon naturelle, sans référence à des
principes moraux, sans un soupçon de jalousie, indépendamment de mes liens
des deux côtés : une réaction directe, immédiate, dans un contexte sensuel que je
trouvais blessant parce qu’il me troublait.
Si bien que je fus franchement soulagé quand Lucy me demanda si elle pouvait
visiter ma chambre.
En traversant le salon, elle s'arrêta, stoppée par des yeux hostiles, devant un
fauteuil où s'était tapi un corps tout menu.
- C’est la petite Verna, n’est-ce pas? - Miss Verna Axon, s'il vous plaît!
-Ah, bon ?
-Oui! Je ne m’attendais pas à l’enthousiasme que manifesta Lucy.
Elle couvrit de baisers la petite malpolie, malgré ses protestations, et demanda à
Mrs Axon la permission de lui envoyer un cadeau dès le lendemain.
- Il y a donc encore de l’espoir, me murmura-t-elle sur un ton enjoué, dès que
nous fûmes dans ma chambre.
nous fûmes dans ma chambre.
La gent Axon n’est pas définitivement perdue.
Je veux dire que le chemin de Verna ne la mènera pas tout droit au paradis des
catholiques, il la fera passer d’abord par celui de toutes les faiblesses.
Dans ma chambre, Lucy examina seulement mon album de photos, qui lui
présentait un petit bonhomme hâlé, en chemise blanche, tantôt souriant, tantôt
fronçant les sourcils à cause de la lumière, sous des arbres ou sur une terrasse,
seul ou avec des inconnus.
Elle n’eut que des regards rapides et quelques exclamations plus polies
qu’admiratives pour mes collections d’estampes.
Non qu’elle les trouvât quelconques - mais elle les trouvait dans une chambre
bourgeoise, une chambre empestant les habitudes et les souvenirs bourgeois.
Elle devait y imaginer la grand-mère venant le matin faire mon lit, Mrs Axon
entrant pour m’apporter des nouvelles ou, autrefois, Torn déambulant avec, pour
tout vêtement, une serviette nouée autour des reins, ou encore les filles
accourant, poussées par la curiosité.
Elle devait également m’imaginer en train de travailler la nuit, en étudiant
pauvre et consciencieux, voué à une vie de labeur et d'honnêteté, de médiocrité,
mais à l’abri des tempêtes, la vie que tout besogneux sait agencer, où qu’il soit,
sur le continent blanc ou sur les rivages jaunes, violets, sablonneux.
Tel était mon horizon, qui déréglait l’exceptionnel mécanisme spirituel de Lucy,
dont le privilège consistait à pouvoir dépenser des fortunes pour se préserver des
reniements, de la promiscuité, des compromissions.
Pendant la demi-heure qu’elle passa dans ma chambre, elle vanta la beauté de
Lilian, puis les yeux et le front d’Isabel dont, me confia-t-elle aussitôt,
l’inintelligence l’horripilait et l’amusait en même temps.
Après quoi elle reprit l’éloge, circonstanciel bien entendu, de Lilian.
Mais, lorsqu’elle me demanda, mine de rien, si je pouvais inviter les filles à un
thé dansant à Park Street, je m’assombris, en proie à l’aversion et à la peur.
- Lucy, ne compte pas sur moi pour t’aider à satisfaire tes appétits sexuels.
Tu sais pertinemment que tout ce qui a trait à la sensualité ne me fait ni chaud ni
froid.
- Il semblerait pourtant qu’une obsession démoniaque repousse au péché ou,
pour parler en termes de casuistique, que tu as un penchant inné pour la chair et
non pour l’esprit.
- Non, je ne suis pas concerné de cette façon-là.
Si la sexualité m’intéresse, peut-être trop d’ailleurs, ce n’est pas pour ce qu’on y
recherche en général, pas pour sa finalité… Aie la patience de m’é tout er un peu
et tu comprendras.
Je ne vais pas me lancer dans des arguties dialectiques, juste quelques
Je ne vais pas me lancer dans des arguties dialectiques, juste quelques
confidences.
Voilà : je suis devenu indifférent aux effets de mes actes.
Je suis exactement le contraire de celui que j’étais autrefois.
Adolescent, je voulais vivre par mes œuvres; il y a peu de temps encore, je
voulais me rendre éternel en créant des êtres humains…
Aujourd’hui, je suis complètement détaché des résultats.
Bons ou mauvais, inattendus ou prévus, ternes ou brillants, je m’en moque.
Cela ne veut pas dire que je sois désormais d’un calme olympien, cela signifie
seulement que j’ai résolu encore un problème, éradiqué encore une angoisse.
Je suis un démon ou un possédé, comme tu voudras.
Mais, bien que je me mêle si souvent des affaires de sexe, tu te trompes si tu me
prends pour quelqu’un de sensuel, d’attiré par la chair, appelle ça comme tu
veux… - En effet, ce n’était pas inintéressant, dit Lucy en guise de conclusion à
mon monologue.
À son ton, je la devinais mécontente de sa visite.
Nous retournâmes au salon, où nous trouvâmes le consul plus gai que nous ne
l’avions laissé.
Un lointain souvenir d’enfance - des dames blondes et des oncles au teint
couperosé dans la maison de famille, quelque part en Europe - s'était peut-être
ranimé dans la simplicité bourgeoise de la pension Axon, devant le ballet brun
des six jeunes filles.
Il me remercia peu après pour la joie qu’elles lui avaient offerte et me fit part de
son envie de revenir.
Mais, étant donné ce qui devait bientôt arriver, sa première visite fut aussi la
dernière.
J’avais vécu pendant deux ans chez Mrs Axon sans la connaître : je n’aurais pas
pu imaginer un instant que la demi-heure passée en tête à tête avec Lucy dans
ma chambre allait provoquer la colère de mon hôtesse, une terrible tempête que
ne purent apaiser ni l’intervention de son mari ni celle de Mr Thacker.
Si j’avais déjà remarqué la vive inclination de Noël pour Catherine, en revanche
Mrs Axon ne s'en aperçut que ce soir-là.
Or, elle pensait encore à lui pour Isabel.
Tandis que j’étais incertain, Noël était presque son promis.
Ce serait lui le fiancé si je ne me déclarais pas assez vite.
Ce serait lui le fiancé si je ne me déclarais pas assez vite.
Ainsi en avait décidé Mrs Axon.
Mais, voilà, après avoir pris congé de tout le monde, Noël s'attarda encore une
heure sur la terrasse, à bavarder seul à seule avec Catherine.
Alors, Mrs Axon changea le cours de sa rancœur en prenant Miss Roth pour
cible.
Le dîner fut tout à fait pittoresque pour moi, le seul des convives à ne pas se
laisser entraîner, à se dépassionner du sujet.
Les filles ne tarissaient pas d’éloges sur le consul, qu’elles jugeaient « fin et
intelligent ».
Mrs Axon leur enjoignit de finir leur soupe et de ne parler qu’ensuite.
Elles la finirent donc et purent dès lors éreinter Miss Roth, chacune soulignant
un autre de ses défauts - qu’il s'agisse de son visage flétri, de ses vêtements trop
riches, de son cynisme ou de sa façon de traiter le consul.
Mrs Axon n’était pas en reste, qui l’affublait d’innombrables travers et qui porta
l’estocade en affirmant que, si cette dame était restée vieille fille, il devait y
avoir à cela une bonne raison.
Sa causticité était pour moi une révélation.
Je m’amusai alors à l’exciter en prenant la défense de mon amie.
On trouve toujours des arguments pour défendre quelqu’un, même face à une
Mrs Axon.
Mais son courroux ne se nourrissait pas de mes paroles, il avait sa source dans
les chuchotements et les rires étouffés venant de la terrasse.
La présence si proche du couple à l’abri de la nuit était glacier pour Isabel et
brasier pour sa mère.
Moi, je ne m’en souciais pas et j’aurais continué à ne pas y prêter attention sans
les incidents qui suivirent bientôt.
En deux mots, Mrs Axon appela Noël et Catherine.
Ils pénétrèrent, radieux et timides, dans la lumière du salon.
Mrs Axon parla avec une courtoisie et un calme réfrigérants.
Elle y arrivait en pinçant les lèvres et en se tenant raide comme un piquet.
Elle commença par signifier à Noël qu’il n’était pas honnête d'allumer l’espoir
dans le cœur d’une jeune fille alors qu’on avait donné sa parole à une autre.
Et il ne savait que trop à qui, n’est-ce pas ? Puis, toujours aussi raide, elle
reprocha à Catherine de pousser trop loin le flirt, de fournir aux voisins
malveillants une occasion de dénigrer la pension Axon, de chercher à tirer profit
d’un ami de ses hôtes, d'abuser d'un garçon plus jeune qu’elle.
Noël ne sut que balbutier quelques excuses, alors que le visage de Catherine
s'empourprait.
Je devinais la colère de cette protestante qui s'entendait accuser de préférer le
Je devinais la colère de cette protestante qui s'entendait accuser de préférer le
profit à la vertu et d’abuser d'un jeune homme! Et je ne me trompais pas : elle
assena quelques vérités bien senties sur l’hypocrisie et les exagérations des
mères ayant des filles à marier.
Après quoi elle se retira sans nous souhaiter le bonsoir.
Le pauvre Noël souriait jaune, il se confondait en mensonges, prétendait qu’il
n’y avait rien entre Catherine et lui.
Mrs Axon hochait la tête, l’air revêche.
Je commençais à trouver pénible route cette scène.
Mr Axon fumait en silence, tandis qu’Isabel, pâle, regardait dans le vide et
semblait ne rien entendre.
Mrs Axon mit un terme à la discussion en demandant à Noël de bien réfléchir
avant de remettre les pieds chez elle.
Elle dut s'en mordre les doigts par la suite, car Noël se le tint pour dit.
Il retrouvait Catherine au Bristol Theater et, du jour où ses sœurs, inquiètes, lui
annoncèrent qu’elle était gravement malade, il vint la voir en se rendant
directement dans leur chambre, sans passer par le salon.
Pour revenir à cette soirée, j’ignore comment elle se termina, car j’allai me
coucher dès que Noël se retira sur un timide bonne nuit.
Mais j’entendis pendant longtemps encore des voix dans le salon.
De rares interruptions d'Isabel, coupées par des réponses courroucées.
J‘imaginais Mr Axon ruminant de lointains souvenirs tout en fumant une
cigarette, son regard de myope posé sur le contour bleu de la nappe.
Quelques jours plus tard, un soir où j’étais rentré de chez Lucy après l’heure du
dîner, Mrs Axon frappa à la porte de ma chambre.
Dès qu’elle m’eut dit bonsoir, je compris que j’aurais droit à un entretien sans
complaisance.
De nouveau les lèvres pincées, raide comme la justice, elle affichait une sérénité
de circonstance.
- Doc, déclara-t-elle, je ne suis pas riche, mais je suis une honnête femme.
Vous n’ignorez pas combien j’ai fait de sacrifices, combien j’ai contracté de
dettes, que d’ailleurs je n’ai pas encore remboursées, pour payer les études de
mes enfants… Ce n’était pas la première fois, tant s'en faut, qu’elle égrenait la
litanie de ses sacrifices.Je connaissais déjà les raisons de tous ses emprunts :
deux cents roupies à la Bengal Bank pour régler les honoraires du médecin lors
des six mois de maladie de Mr Axon ; cent roupies à Chatterjee pour envoyer ses
des six mois de maladie de Mr Axon ; cent roupies à Chatterjee pour envoyer ses
filles dans le meilleur collège ; cent roupies à une parente pour les taxes scolaires
de Tom… Oui, je connaissais tous les tracas d’une mère pauvre et je m’en
voulais souvent de ne pas réussir à m’attendrir sur son sort, de rester d’une
indifférence diabolique pour tout ce qui ne touchait pas aux arts ou à la
métaphysique.
Je m’ordonnais d’être compatissant, de partager la souffrance d’autrui, mais je
ne tirais jamais de mon cœur que des questions oiseuses.
J‘esquissai une fois de plus un sourire triste et je répétai honteusement ce lieu
commun : - Je sais, Mrs Axon, je sais tout ce que vous avez fait…
Parmi les traits de caractère dont m’a affligé le destin, il y a malheureusement
celui-ci : prononcer des banalités aux heures cruciales, rester de marbre face à la
douleur de mes semblables sans trouver un mot affectueux pour me rapprocher
d'eux, découvrir que j’ai le cœur sec et impassible malgré mon désir d’être un
frère ou un confesseur.
C’est, je le répète, aux heures cruciales que s'affirment ma stérilité et mon
impuissance à rompre le charme qui me garde prisonnier de ses glaces.
En d’autres jours, en d'autres lieux - des jours pareils à tous les jours, des lieux
pareils à tous les lieux-, je suis libre et je suis chaleureux.
-Je dois vous parler sérieusement, reprit Mrs Axon sans tenir compte de mes
quelques mots de politesse.
- Mr Axon aurait-il des ennuis? demandai-je bêtement.
- Oui, et moi aussi… Doc, quelles sont vos intentions à l’égard d’Isabel ? - Mes
intentions? À moi? - Nous ne sommes pas riches, mon mari et moi, mais nous
tenons, sachez-le, à l’honneur de notre nom et… - Je ne comprends pas.
-Je ne tournerai pas autour du pot : je suis venue vous demander quand vous
vous déciderez à épouser Isabel.
Cette mise en demeure, bien que peut-être légitime au fond, me prit au dépourvu.
Incapable que je suis de me défendre et de riposter avec promptitude, je fus
émerveillé moi-même de trouver une réponse calme et immédiate: - I’m very
sorry, mistress Axon… C’est une question que je ne me suis jamais posée, une
question qui ne me regarde pas.
Par conséquent, rien ne m’oblige à y répondre.
- Prétendez-vous n’avoir jamais eu de vues sur Isabel, ne lui avoir jamais rien
promis? - En effet, Mrs Axon.
- É tout ez, je suis une honnête femme.
et je croyais que vous aussi… Je ne mettais pas en doute votre probité… Mais à
présent je sais cour et je suis écœurée en m’apercevant que… Car on est écœuré
quand on découvre une hypocrisie! - Je ne comprends pas.
- Isabel m’a roue avoué.
- Isabel m’a roue avoué.
Notamment votre conduire un certain soir au Bristol Theater… Je n’arrive pas à
me rappeler, si ce n’est confusément, ce que je ressentis à ces mots.
Ma surprise fut si forte, je crois, qu’après un premier instant de panique elle se
transforma en joie, en une sorte d’exaltation prophétique qui me fait penser aux
chants des esclaves affranchis, aux danses des peuples victorieux, à la joie qu’on
éprouve en sortant d’un cauchemar ou en se libérant d’un secret crop lourd à
porter.
Je ne peux comparer les sentiments éprouvés à ce moment-là qu’à un flux
d’énergie lumineuse.
Jusque-là, pareil à une ombre pesante, vivante, obsédante, un spectre me
persécutait.
Était-ce Isabel, était-ce le secret qui nous liait, et qui ne liait que nous deux,
était-ce un sortilège engendré par ma tentative inavouée, mais destructrice ? Je
n’en sais rien, peu m’importe la réponse, je m’en moque.
Quoi qu’il en soi r, j’étais délivré, un jour nouveau se levait, qui me donnait
générosité et jeunesse, vivacité et confiance, mais aussi l’envie de maudire et de
blasphémer, de proférer des imprécations sauvages et émouvantes.
Après avoir demandé, sur un ton précipité et nerveux: - Alors, Isabel a parlé ?
Isabel a donc avoué, c’est ça? Isabel vous a tour dit, c’est ça? Elle vous a raconté
que nous avons ri ensemble et que nous avons bu dans le même verre et puis que
je l’ai embrassée, oui ! que je l’ai embrassée! et qu’à son tour elle m’a embrassé
sur la bouche, Mrs Axon…, sur la bouche ! et ensuite… Après avoir sifflé ces
mots, les avoir lancés comme des bombes, sans laisser à Mrs Axon un répit pour
intervenir, je repris d'une voix posée : - Je sais, madame, vous avez parfaitement
raison, j’ai abusé de votre bonne foi.
Je sais, une honnête femme, l’honneur d’un nom… Je vous demande pardon.
Et, afin que rien ne puisse plus désormais vous mécontenter ou vous inquiéter, je
vais m’en aller, madame, je vais habiter au collège.
Encore une fois, je vous demande pardon.
Veuillez considérer que je résilie ma location à dater d'aujourd’hui : dans un
mois, c’est-à-dire le 4 janvier…
Mrs Axon était partagée entre l’embarras et la colère.
La discussion se serait prolongée et peut-être envenimée si Mr Axon n’était pas
apparu sur le seuil.
- Qu’est-ce qu’il dit, mum? demanda-t-il.
- Il va déménager, dad, répondit-elle.
Je les regardais.
Une famille chaude comme un nid, et pauvre, une famille qui m’avait accueilli et
qui avait espéré, des parents économes et simples, trois filles au gré du vent… Je
qui avait espéré, des parents économes et simples, trois filles au gré du vent… Je
mentirais pourtant si j’affirmais qu’ils me faisaient pitié, qu’ils
m’attendrissaient.
Mais je savais que mon départ serait pour eux un manque à gagner.
C’est pourquoi je leur proposai de les dédommager.
- Comment cela, nous dédommager? s'étonna Mrs Axon.
- Eh bien, je vous ai présenté mes excuses, et vous les avez acceptées.
Autrement, vous auriez pu porter plainte… Or, vous n’êtes pas sans savoir que la
tentative de corruption de mineure se paye de cent soixante-dix roupies
d’amende… - Alors, c’est cette somme que…, commença Mrs Axon.
- Oui, c’est cette somme que je me sens obligé de vous verser comme une…
Je ne trouvais pas le mot.
Et je craignais d’essuyer un refus.
Mais les remerciements de Mrs Axon me rassurèrent.
Non, mes cent soixante-dix roupies n’avaient rien de vexant.
Elle les acceptait, juste compensation de l’offense faite à la virginité d’Isabel.
- Je ne voulais pas vous fâcher, Doc.
Vous pouvez rester ici… Plus tard, vous vous déciderez peut-être à vous fiancer
à Isabel.
Pourquoi vous déplaît-elle, ma fille? - Je ne me marierai jamais, madame.
Quant à Isabel, elle possède toutes les qualités possibles.
Et elle rendra Noël heureux… -Oh! non.
-Ou n’importe quel autre jeune homme… Le coupable, c’est moi, moi qui ne
peux pas me marier.
- Pourquoi ne resterait-il pas chez nous, mum? demanda Mr Axon.
- Non, dis-je, ça, je ne le peux pas.
Non, je ne peux pas rester.
J’arrivais au bout de cette pénible entrevue, mais épuisé, tourmenté par le
sentiment que ce n’était pas moi qui avais parlé, pas moi qui avais promis, que
c’était quelqu’un d’autre, tapi en moi.
- Doc, je pense que vous êtes un homme d’honneur.
Je veux espérer que personne ne sait ni ne saura… Les Axon à peine sortis de ma
chambre, je bondis de joie.
Je sifflotais, je me disais : Isabel a parlé, Isabel a donc parlé… J’ignore ce qui
serait arrivé si Mrs Axon avait refusé la transaction.
J’ignore si elle aurait pu porter plainte en justice.
Ma tentative de viol n’avait pas eu de témoins et Isabel avait gardé le silence
pendant neuf mois.
Il n’y avait pas de preuves, pas de lettres.
Mais, ce qui m’effrayait plus que tout, c’était l’absolu qui nous liait, nous deux,
Mais, ce qui m’effrayait plus que tout, c’était l’absolu qui nous liait, nous deux,
seuls, l’un face à l’autre et tous les deux face au ciel.
Un lien plus fort que ne pouvait le supposer Mrs Axon, parce qu’il était
surnaturel.
Il était plaie silencieuse, il était mystère.
Pourtant, Isabel l’avait dévoilé, elle avait rompu le charme.
Isabel avait péché contre elle-même.
Peu m’importait ce qui l’y avait poussée.
Sa faute me rendait la liberté, pleine et entière, religieuse.
J’avais essayé de m’affranchir tout seul, en déprisant mon acte, en tenant pour
rien ses conséquences.
Mais je n’avais abouti qu’à une demi-liberté, fallacieuse, et le remords aux pas
feutrés ne me laissait pas en paix.
J’étais l’homme.
Et Isabel, la femme, faisait mon salut.
Les péchés des femmes - rosée de notre rédemption.
XI
Le soldat matricule 11.871
Je ne m’étonne pas, moi, qu’après avoir vécu des heures pareilles, les hommes
puissent reprendre la vie ordinaire et reposante de tous les jours.
Je n’ai pas peur d’un changement, d’une prophétie ou d’une révélation, mais de
la capacité qu’a l’homme de les oublier, du courage qu’il a de retourner dans sa
vieille mer morte.
C’est cette survivance du commun dans le surnaturel que je ne comprends pas.
Je juge stupides ceux qui affirment qu’une transformation brutale ou une
découverte émouvante peuvent provoquer la mort.
Le vrai problème réside ailleurs : dans l’étrange faculté que possèdent les
hommes de perdre le souvenir de tous les faits inattendus ou terrifiants.
J’avoue que le contraire paraîtrait plus normal; en effet, si un événement est
véritablement extraordinaire, il serait normal qu’il se conserve et non qu’il se
dissipe.
C’est sur ces bizarreries, qui semblent propres à l’esprit humain, innées en lui,
que je m’arrête chaque fois que, passant par des heures ou des jours de
changements monstrueux, dus au destin ou à mon entourage, je me découvre,
peu de temps après, retombé dans les dimensions de l’homme quotidien : je
peu de temps après, retombé dans les dimensions de l’homme quotidien : je
garde de la divulgation du fait en question juste un souvenir, et de sa
signification à peine une crainte superstitieuse.
Ainsi, dès que je fus délivré d’Isabel, après la discussion avec sa mère, je
redevins si médiocre que je pus m’amuser à raconter mes aventures à Lucy, qui
affectait l’indifférence.
Sauf cependant pour ma décision d’aller habiter au collège.
Elle s'en réjouissait ouvertement, ayant souffert de me savoir dans une maison
aux murs décorés de photos et au piano désaccordé.
Quant à moi, irrémédiablement épris de dialectique, l’idée de me retrouver dans
un milieu jésuite ne pouvait que me séduire.
J’attendais le 4 janvier presque avec impatience.
J’évitais de m’attarder au salon avec Mrs Axon ou Isabel.
Pour avoir l’air naturel, j’adressais toujours un sourire ou une plaisanterie à
Verna.
J’avais acheté des cadeaux coûteux en prévision de Noël.
Ma vie commençait à glisser sans heurts, hors de la nuit.
Ce genre de temps, gris, exempt de chocs et d’échos, pâle comme une aube
glacée, incertain et maussade, est propice aux grands projets, aux grandes
œuvres.
Semblable à la larve aveugle, le travailleur ne comprend pas le pourquoi de son
ouvrage.
Mais, lorsqu’il perce sous le ciel, il apprend que les interminables jours ternes
ont porté leurs fruits.
Moi, je ne connais presque jamais de telles gestations, aussi suis-je incapable
d’achever quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une seule œuvre.
D’un désir à un autre, d’un livre à un autre, d'une passion à une autre, ma vie est
un délice ou un tourment inutile.
Ni la souffrance ni la volupté ne donnent de fruits - il n’y a que leur fusion, leur
union dans la longue monotonie des jours, gris matin et soir, qui puisse en
donner.
*
Lucy fut la première à remarquer que j’avais changé et elle me tira les vers du
nez, cherchant à connaître ce qu’elle appelait mes «voix ».
Je ne me montrai pas réticent et je ne lui en voulus pas.
Je profitai de l’occasion pour lui répéter que je nourrissais une antipathie innée à
l’égard des mystagogies et des mystifications, de toutes les faiblesses qu’on
affuble du nom de «mystique ».
Je lui dis que le mystère était simple et inaccessible, tel un nombre, un fait ou un
mot pour un aveugle ou pour un sourd.
Je lui dis que les gesticulations et les impostures m’horripilaient, que ma peur -
si l’on pouvait appeler ainsi ce que je ressentais - était directe, immédiate.
Durant routes ces journées déprimantes, je n’eus d’autre consolation que mes
longues conversations avec Lucy, le professeur et le consul.
Je rentrais fatigué à la maison.
Si je n’avais craint de froisser Mrs Axon, j’aurais déménagé aussitôt au collège.
Ma chambre, contiguë à celle de Catherine, était trop chargée de souvenirs.
Non, j’exprime mal ma pensée.
Ce n’étaient pas des souvenirs, mais des blocs présents.
Qui n’étaient d’ailleurs pas mélancoliques ni tristes, qui n’incitaient pas à la
réflexion.
Je ne suis pas d’un caractère à me laisser émouvoir par le passé, submerger par
les souvenirs.
Je pense certes avec intérêt à mon ancienne vie et j’en regarde les scènes
attentivement, mais je reste d’une parfaite sérénité et Mihail se tromperait s'il la
croyait due à une déception ou à une douleur profonde.
Je ne sais comment dire - je ne souffre pas.
J’ai souvent écrit le mot «souffrir» dans ce récit, mais c’est faute d’en trouver un
autre pour exprimer mes sensations et mes sentiments.
Je ne souffre donc pas non plus à cause de la mémoire, des appels du passé,
d’une vie éteinte.
Et ce n’étaient pas les souvenirs de la maison Axon qui m’oppressaient, mais la
présence de quelques faits qui me ramenaient sur mes pas ou me plaçaient sous
un jour invisible pour les autres.
Ce n’était pas l’absence de Tom qui m’irritait, c’était l’inanité de mon incitation.
Ce n’était pas la mort de Catherine qui me troublait, c’était qu’elle se soit
produite après que j’en avais eu connaissance, comme un présage, un signal du
destin, un cercle dans lequel se figerait définitivement la liberté.
*
*
XII
Je rentrai de Chittagong à Calcutta par le premier train, après avoir laissé un mot
dans la chambre de Lucy: Essaye de me comprendre, Lucy, bien que je doute
fort que tu y arrives, après ce qui s'est passé sur le bateau.
Je suis un nouveau-né.
J'écris ce mot idiot pour te faire rire.
Allez ! ris et pardonne-moi d’être parti sans te dire au revoir.
Excuse-moi de ton mieux auprès de nos amis.
En bref: je refuse la jeunesse sans vieillesse, mais j’aspire à la vie sans mort et je
vais épouser Isabel.
Étant un lien transcendantal, le mariage est immortel au ciel.
Et, sur la terre, je vivrai éternellement dans mes fils.
Car, tu peux me croire, Lucy, j’en aurai dix mille.
Avec la même amitié…
- Bonjour, Mrs Axon ! Comment va Mr Axon, comment vont les filles, comment
va Isabel ? Un journal ouvert sur les genoux, ses lunettes sur le bouc du nez, Mrs
Axon me jeta un regard surpris.
Elle ne m’avait pas encore répondu que Verna m’aperçut et courut prévenir
Lilian et la grand-mère : - C’est Doc! Granny, c’est Doc! Isabel était souffrante.
-Je peux la voir, madame ? - Non, non, répondit la voix d’Isabel.
Je suis à la salle de bains.
Attends… Mais j’écartai Mrs Axon, qui s'était levée, et j’ouvris la porte.
Isabel, pâle, devant la glace.
- Mammy! pourquoi le laisses-tu entrer? - Laisse-moi parler, Isabel…
Mrs Axon, m’accordez-vous la main de votre fille? Je ne renterai pas de décrire
la scène, je ne pourrais pas.
Isabel se retourna brusquement, blême, effarouchée.
Mrs Axon rajustait ses lunettes, appelait la grand-mère, voulait chasser Verna
qui riait.
- Mais Doc, Doc… Isabel…
- Tais-toi, Verna!
Excepté Isabel, personne ne remarqua le choc.
Je devinais qu’elle avait envie de refuser, mais que les conséquences de son acte
de l’hiver passé l’en empêchaient.
Elle me rendit une main soumise et chaude.
Moins d’une heure après le dîner, Mrs Axon vint dans ma chambre, troublée.
-Je dois vous dire… Personne n’est au courant.
Si son père l’apprenait, il la ruerait… Vous savez, Algie, à Noël…
- Je le savais, madame, je le savais déjà… Mais je veux épouser Isabel.
Et elle a accepté… Mrs Axon me considérait avec un immense étonnement,
comme si elle assistait à un miracle.
- Vous…, vous êtes un saint.
Elle pleurait.
Je frémis et je coupai court à la conversation, sur un ton impérieux : - Non,
madame, ne dites pas ça, je vous en prie, ne dites pas ça.
Épilogue
Mon histoire a pris fin depuis longtemps.
Je n’essayerai pas de la continuer ici, parce que je n’y arriverais pas.
Je n’essayerai pas de la continuer ici, parce que je n’y arriverais pas.
J’ai envoyé le cahier à Mihail et je ne veux pas en commencer un autre.
Il n’y a plus personne pour qui j’éprouve l’envie d’écrire.
Et pourtant, je me suis laissé prendre à mon récit au fur et à mesure que je le
rédigeais.
C’est devenu une habitude dont je ne peux plus me défaire.
Mais, dorénavant, je me limiterai à quelques notations.
Mon histoire a pris fin et il n’y a plus personne pour qui j’éprouve l’envie d’en
écrire d’autres.
Rangoon.
Nous sommes pauvres, Isabel et moi.
Ce sont les sœurs Irving, engagées au Pearl Cinema, qui nous ont proposé de
venir.
Je joue du piano de six heures du soir jusqu’à minuit passé, avant le dîner en
complet d’été, après en habit.
Les deux sœurs ont mis au point un numéro, tant bien que mal.
Isabel chante quelquefois, d’une loge, That’s my weakness now.
Un projecteur la révèle, émue et pâle, aux yeux des Birmans.
Elle n'ose pas montrer sur scène son corps fragile déformé par la grossesse.
Isabel est heureuse (c’est du moins ce que j’ai longtemps cru).
À présent, elle respire librement.
À la pension, elle avait tenté plusieurs fois de se suicider et elle aurait réussi sans
la vigilance de sa mère.
Elle craignait ses amies, elle craignait Mr Axon.
Elle se cachait, ne voyait plus personne, avait renoncé à son emploi, prétextant
une anémie.
Elle croyait que nul n’allait apprendre la vérité.
Mais routes ses amies furent bientôt au courant, toutes ses connaissances.
Verna avait parlé, partout, en forçant sur les détails.
Mrs Axon l’avait fouettée, mais la petite niait, elle jurait sur Jésus-Christ n’avoir
pas dit un mot.
La peur avait rendue Lilian malade des fièvres : la nuit, elle rêvait de soldats, de
spectres, d’incendies, elle voyait Verna suspendue par la langue à un croc et
Isabel ligotée avec des milliers de cordes que des milliers d'hommes tiraient en
scandant oh ! hisse ! Isabel était désormais à l’abri de la rumeur, à l’abri de la
scandant oh ! hisse ! Isabel était désormais à l’abri de la rumeur, à l’abri de la
malveillance et de la honte.
Pour expliquer l’état avancé de sa grossesse, elle avait écrit à son père, en même
temps que moi, et lui avait avoué sa faute tour en implorant son pardon.
Mais le nom du soldat ne figurait pas dans la lettre, elle laissait entendre que
c’était moi le coupable.
Nous fûmes longtemps sans recevoir de réponse.
Mrs Axon lui écrivait en cachette et lui transmettait les « bisous» de ses sœurs.
Deux mois plus tard, arriva une longue lettre injurieuse de Tom, qui me
reprochait d’avoir déshonoré sa sœur et m’accusait de ne l’avoir épousée que par
peur de la justice.
Je ne reconnaissais pas mon ami : il se montrait dur et vil.
Je ne répondis pas.
Les Irving se montrent amicales avec Isabel, mais ont du mal à dissimuler leur
dégoût, leur profond mépris à mon égard.
Elles aussi me prennent pour l’auteur d’un acte que je n’ai pas commis, que je ne
pouvais pas commettre.
Toutes nos relations sont au courant, tous les employés du Pearl Cinema.
Je suis, moi, étrangement serein.
Mais je ne peux pas dire que je sois content.
Je ne peux rien dire.
Personne ne m’écrit.
Ma lettre à Lucy m’a été retournée non décachetée.
Je la comprends et je ne lui en veux pas : elle doit suffoquer en pensant à moi, à
la médiocrité de mon geste et de la vie qui m’attend.
Je me promène souvent seul sur la plage.
Toujours sur la même, dans la fraîcheur de la côte birmane.
Je me sens très proche des Birmans, bons et à l’esprit vif.
Naguère, c’étaient les statuettes birmanes qui me plaisaient.
Rangoon, août.
Isabel passe tout son temps à la maison.
Elle est maigre, jaune, enlaidie.
Lorsque je rentre du Pearl, en habit, je la trouve en train de sommeiller en
soupirant au lit, dans la touffeur de la mousson.
Elle est tellement difforme - ce ventre enflé dans un petit corps - que je me
demande si c’est bien cette femme-là, celle dont j’ai demandé la main.
demande si c’est bien cette femme-là, celle dont j’ai demandé la main.
Et alors je m’aperçois que je la déteste.
Et je sais qu’elle me hait aussi, qu’elle me hait depuis longtemps, qu’elle ne me
pardonnera jamais notre mariage.
J’ai compris pourquoi je l’ai épousée : afin de trouver le mot de l’énigme, afin de
savoir pourquoi elle s'est donnée au soldat après m’avoir repoussé.
Tout ce que j’ai pu imaginer d’autre était mensonge ou illusion.
La vérité, la seule, la voilà : afin de savoir, de savoir.
Je suis tourmenté, je suis possédé par l’envie de savoir.
Pourquoi Isabel est-elle tombée ? Je ne l’appelle plus ma femme, elle ne l’a
jamais été.
Elle montrait une telle peur chaque fois que je m’approchais d’elle que notre
mariage n’est qu’un mot.
Nous couchons dans la même chambre, parce qu’elle n’est pas pudibonde, mais
je ne l’ai jamais embrassée, jamais serrée dans mes bras.
Sa peau, sa chair, son souffle, ses narines ne peuvent pas me supporter.
Au moindre attouchement qui se veut caresse, elle se cabre, glaciale.
Et pourtant, pourquoi a-t-elle fauté, Isabel ? Je la torture à force de questions,
d’insinuations sur ce qu’elle a fait avec le soldat.
Tantôt je suis tranquille, souriant, et alors mes questions la brûlent.
Tantôt mes propos sont colériques, vils, brutaux.
Elle, elle se tait, elle souffre, elle pleure, quelquefois elle prie.
Elle a sans doute dit aux Irving que je la tourmentais, puisque Loveday m’a
sévèrement semoncé et menacé.
Bon, là j’arrête d’écrire.
Aujourd’hui, je dois aller plus tôt au Pearl, parce que le film est long et que le
patron ne fait pas de cadeaux.
- Dis, Isabel, tu aimes bien les sauvages ? Pourtant, est-ce que je n’ai pas été
sauvage, cette nuit-là, au Bristol ? Dis, Isabel, dis ! -Doc… -Allons, allons,
appelle-moi par mon nom, maintenant.
Essaye! Tu le connais? C’est un beau nom, Isabel, un nom de mon pays.
Tu le connais ?… C’est bête de ce taire tout le temps, Isabel… - Doc, arrête, je
t’en prie…
- Allons, allons, souris-moi aussi, Isabel! Tu as souri une seule fois, à Algie.
Tu ne m’as pas dit merci.
Tu ne m’as pas dit merci.
Pourtant, il ne reste de bon «docteur» qu’un pianiste de bar, mais, dis-moi,
Isabel, est-ce que je n’ai pas fait tout ça pour coi ? - Si, si, c’est pour moi que tu
l’as fait.
Mais pourquoi? Tu me vexes, tu m’humilies, tu me tourmentes… Pourquoi l’as-
eu fait, alors que tu savais? - Je ne savais rien, je ne sais rien.
J’attends que tu me le dises.
Combien de temps veux-eu que je te le demande? Isabel éclata en sanglots.
Les larmes creusaient sur sa figure fanée des sillons d’humiliation.
Son petit corps déformé tremblait et soupirait.
Je m’assis au bord du lit et j’essayai de la consoler.
J’étais calme - la scène ne me faisait ni chaud ni froid -, inflexible : je voulais
savoir, je ne peux pas dire avec quelle violence je voulais savoir.
- Parle, Isabel, Isabel… Parle… - Pardon… Arrête…
Je t’en prie, je t’en prie… Et ainsi aujourd’hui, et ainsi demain, et ainsi dans dix
jours.
Je la supplie, elle me supplie.
Entre nous se dresse cet acte figé dans l’au-delà et à cause duquel nous nous
haïrons, nous nous haïrons.
Pourquoi ai-je écrit? Pourquoi ai-je écrit tout cela? On est venu me prévenir
qu’Isabel me demandait.
J’ai fait envoyer un médecin.
Moi, je ne pouvais pas quitter le cinéma.
Hébété, je jouais et jouais encore l’ouverture d’Egmont, car on passait un film
insipide sur le siège d’une place forte dans la France du XVIe siècle.
Je tremblais, sans comprendre pourquoi.
Dès que la séance s'est terminée, j’ai couru à la maison.
Les sœurs Irving s'y trouvaient depuis une heure déjà.
Il y avait un médecin français, deux infirmières, la logeuse et une vieille
domestique birmane.
Isabel me réclamait, mais le médecin ne m’a pas laissé entrer dans la chambre.
Je ne me rappelle pas combien de temps je suis resté dans la pièce voisine,
prostré, vieilli.
Le jour allait bientôt se lever lorsque j’ai entendu des voix qui criaient: - C’est
un garçon ! - Un garçon, ai-je répété sans savoir ce que Je disais.
Aujourd’hui, un peu avant midi, le médecin m’a permis d’entrer.
Aujourd’hui, un peu avant midi, le médecin m’a permis d’entrer.
Isabel m’a reconnu et m’a souri.
-Doc… Elle était tellement affaiblie que j’ai dû me pencher presque à la toucher
pour l’entendre.
Je tremblais.
Elle, elle était calme, sereine, en paix.
- Doc, sais-tu pourquoi je l’ai… accueilli ? - Isabel, s'il te plaît…
- A présent, je peux te le dire…
C’était à toi que je me donnais… La soirée au Bristol m’avait changée…, je ne
sais pas comment te l’expliquer.
J’étais bouleversée, transformée parce que tu avais essayé de… Devenue d’un
seul coup incapable de résister.
Mais toi, tu ne voulais pas penser à moi… Et moi, j’étais faible, si faible… Et ça
me plaisait… Alors, Algie ou n’importe quel autre homme… Mais c’était toi, toi
le seul coupable… Après une pause, pendant laquelle j’ai entrevu la vérité dans
une sorte de tourbillon, Isabel a repris : - Je regrette de t’avoir fâché.
Mais comment aurais-je pu ce dire que tu me plaisais ? Tu ne m’aurais pas crue.
Tandis qu’à présent je peux tout te dire… Comprends-moi…