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Mircea

Eliade

Isabel et les eaux du diable


roman
Traduit du roumain par Alain Paruit

Titre original : Isabel si apele diavolului


A Mihail, un frère, et à l’aveugle Lalu, mendiante dans Babu Street, je dédie ce
livre.
Avril-août 1929, au Bengale.

I
Jeunesse sans vieillesse…
Je ne connais pas mon âge.
Je ne me souviens pas de mon enfance.
J’ai oublié la langue de mon peuple.
Je suis né dans un pays du Nord.
Il y avait une ville, je le sais encore, où certains passants s'approchaient de moi
pour me parler.
Une jeune fille au nom étranger, je le sais aussi, mais ce nom, je l’ai oublié.
J’ai tout oublié.
La ville ne me plaît pas.
Elle est trop silencieuse pour ma jeunesse.
On n’y entend que les voix des hommes au travail, or les voix m’attristent.
Le labeur est dur, il est rude.
Pourquoi devoir rester dans une chambre anonyme et pauvre, dans un hôtel
désert? Six heures encore, rien que six heures.
J’ai vu le bateau sur le canal.
Il est grand, il est noir.
Il est beau - puisque mon cœur a battu plus fort à sa vue.
Hôtel de la Poste… Quel nom stupide! Je vais et je viens dans la chambre.
Que faire d’autre? Le couvre-lit insinue une nuance nuptiale.
La jeune fille de mon pays aura trouvé un mari… Je m’ennuie.
Écrire ne m’amuse plus.
Pourquoi écrire? Port-Saïd est une ville inutile.

Moi, je suis « docteur » - elle, elle est « Fraulein Roth ».


Moi, je suis « docteur » - elle, elle est « Fraulein Roth ».
Le même itinéraire? Nous avons de la chance, intellectuels et jeunes.
L’Inde? L’Inde? Pourquoi A-t-elle tant ri? Elle me dit ne la connaître, hélas! que
trop.
Pendant huit ans professeur d’histoire de l’art à l’université de Calcutta.
La nouvelle qu’elle m’apprend ne me démoralise pas.
Le bateau a une demi-journée de retard, le canal n’étant pas libre.
Il n’y a malheureusement rien à voir ici, à Port-Saïd.
Elle connaît la ville : la plage est étriquée, les rues sont sales sans être
pittoresques, les gens pauvres et ignares, le souk et le quartier chaud médiocres.
Qui a lu Roland Dorgelès ne doit plus jamais s'arrêter à Port-Saïd.
- Oui, mais moi je ne l’ai pas lu, Fraulein Roth, moi je n’ai rien lu.
et Port-Saïd me plaît.
Ça sent le bois pourri, le charbon mouillé et l’huile rance, la seule odeur que
j’aime depuis que j’ai quitté Le Pirée.
La plage n’est pas propre, parce que nous ne sommes pas au Danemark, mais
avouez que ce tonneau crevé est le plus beau tonneau que vous ayez jamais vu.
Les Arabes ne sont pas comme ceux du désert, et pourtant je les préfère, parce
que les autres ont tous été filmés.
Quant aux prostituées, permettez-moi, Fraulein Roth, de vous dire qu’elles sont
superbes.
-Docteur! - Oh! Fraulein Roth, je vais vous faire le plus humiliant des aveux : je
suis jeune, jeune, tandis que vous, excusez-moi, Fraulein… Quel âge avez-vous?
Un âge avancé, très avancé.
Comment pouvez-vous encore vivre? Moi, je n’ai que vingt-cinq ans.
Je voyage dans le monde pour la première fois et c’est maintenant que je perds
ma vraie virginité.
- Oh! Docteur! - N’ayez pas peur.
Je parle lentement et beaucoup.
Mais je suis inoffensif…
- Pourtant, ce que vous m’avez dit… - Pourquoi avez-vous lu Roland Dorgelès?
Voulez-vous revoir Port-Saïd avec moi ? - Ce serait une fatigue inutile… -
Pourquoi ne connaissez-vous pas le roumain? Je vous aurais raconté un très beau
conte : Tinerete fàrà bàtrînete… [Jeunesse sans vieillesse. jeunesse sans
vieillesse et vie sans mort est le titre d'un conte du folklore roumain (N.d.T.)].
C’est tout.
Je ne vous le traduis pas, ce titre.
Permettez-moi d’écrire dans votre carnet - quel beau carnet!… - juste ces trois
mots.
Vous pourrez les chercher dans un dictionnaire.
Mais é tout ez comme Ils sont parlants : Ti-ne-re-te… -Ti-neu-rè-dzé… Docteur,
Mais é tout ez comme Ils sont parlants : Ti-ne-re-te… -Ti-neu-rè-dzé… Docteur,
vous êtes un sentimental.

Nous nous sommes promenés ensemble.


Je lui ai avoué que j’étais ressuscité des morts, que mon démon m’avait
gouverné pendant des années, puissant et cruel.
- Ce démon était la femme? - Non, Fraùlein Roth, non.
Le diable, une créature ayant des ailes et des pieds fourchus, et un esprit dont j’ai
senti le souffle.
Et moi je me battais, Fraulein, je me battais : je me tourmentais, je me bridais, je
me consumais.
- Vous l’avez vaincu? - Non.
Je me suis réveillé, c’est tout, je me suis réveillé.
Un homme de bien m’a aspergé d’eau vive de la vie.
Le démon est parti, il s'est envolé.
Quand je me suis réveillé, j’ai su qu’il n’existait pas, que c’était une chimère ou
un concept.
- Et maintenant ? - Maintenant je suis jeune, je suis vivant, je suis moi, Fraulein.
Laissez-moi vous dire que je suis jeune.
Fatigant, n’est-ce pas? Mais la joie est si grande pour moi… Je ne sais comment
vous dire… Imaginez que vous naîtriez en ce moment avec votre âme et votre
intelligence actuelles.
Qu’éprouveriez-vous en sentant et comprenant que vous naissez ? Non, non, ma
comparaison est stupide.
- En avez-vous d’autres ? Quelle question idiote…

Qui suis-je ? Pourquoi ai-je commencé un nouveau cahier avant d’avoir fini les
autres? Pourquoi ai-je abandonné les pensées grâce auxquelles j’étais moi-même
jusqu’ici? Sensation neuve et heureuse du changement de nom : je suis devenu
docteur, je suis docteur, je ne suis plus moi, qui avais un nom et un prénom, je
suis docteur.
Le reste se perd.
Mon dilettantisme culturel acquiert un mur scientifique.
Mon dilettantisme culturel acquiert un mur scientifique.
Dans les bras du mot nouveau, croît un être nouveau.

Fraulein Roth n’est pas belle.


Je crois qu’elle a les yeux noirs, bien qu’elle soit viennoise.
Elle rit beaucoup, elle connaît beaucoup de choses, mais elle évite de se confier.
Sans elle, j’aurais trouvé insupportable le dîner dans la salle à manger de l’hôtel
désert.
Je me suis pourtant fâché.
Pourquoi n’existerais-je qu’à travers les livres que j’ai lus? - Mon Dieu! vous ne
me comprenez pas, docteur… Pour une femme, tous les hommes ont leur
personnalité.
Mais Ils ne savent pas tous manger des écrevisses ou des œufs mollets, ils ne
savent pas tous s'habiller en évitant la mode et le grotesque, ils ne savent pas
tous lire et ils n’ont pas tous le courage de mener une idée jusqu’au bouc.
- Voyons! Fraulein, vous vous trompez complètement… Alors, je serais différent
d’un matelot seulement parce que je ne vous brise pas les membres, ou d’un
snob parce que je collectionne les estampes et que je lis des livres au lieu de
gaspiller ma vie au lit et dans les bars ? - Non, non.
Vous êtes différent du matelot parce que vous avez perdu un instinct primaire; et
du snob parce que vous en avez acquis un autre, inutile pour l’existence et par
conséquent parfait.
L’intéressant, ce sont les instincts, non les formes de vie empruntées.
Vous passeriez votre vie parmi les matelots, que vous n’auriez jamais l’audace
de violenter une inconnue ni la cruauté de la frapper.
- Oh! Fraulein Roth… Elle a repris, mi-souriante, mi-rêveuse : - D’ailleurs, pour
un certain génie féminin, la cruauté savoureuse est un aliment indispensable.
- Glissons, Fraulein, autrement nous aurions trop à dire sur certaines femmes, sur
les péchés de tels génies… Elle a souri.
Comme la nuit tombait, le port devenait beau.
Nous attendions l’un et l’autre l’heure du départ.
Lequel me paraissait pareil à une secousse prométhéenne.
Elle, elle se contentait de sourire, heureuse à l’idée de retrouver sa villa, sa
bibliothèque, deux amis, peut-être beaucoup d’amis.

Nous prenons le même canot, nous montons ensemble la passerelle étroite


suspendue à des filins.
L’officier de bord examine nos passeports et nos billets.
Fraulein Roth voir les miens, stupéfaite.
Elle me rend la main avec précipitation, sans doute gênée qu’on voie son geste.
Elle s'en va à gauche, par une coursive aux grandes lampes blanches.
Derrière elle, des porteurs chargés de lourdes malles.
Moi, je vais à droite, suivi d’un seul porteur.
Je descends quelques marches et je rejoins mes compagnons de troisième
classe… Fraulein Roth a réservé une cabine de première.

Passent les jours, passent les nuits.


Je suis toujours aussi gai, aussi jeune.
Le soleil me hâle sur le pont.
Fraulein Roth ne quitte pas les premières.
Elle ne veut pas se souvenir de moi.
Elle ne s'amuse certainement pas, avec tous ces jeunes gens qui fument des
cigarettes chères et cherchent à la radio des informations sportives.
Mais le chemin jusqu’à moi est si périlleux… Non, les pensées et les sensations
que je ramène du pont n’ont pas leur place dans ce cahier.
Je l’ai commencé comme le cahier d’une vie libre.
Je ne puis y consigner des notes issues de mon âme passée ou liées à elle.
De nouveau je m’angoisse, de nouveau je me demande si j’ai ou non une âme et
de nouveau ses limites m’effrayent.
Je suis libre, voilà qui me suffit.
Victorieux, parce que j’ignore et méprise les anciens moules qui emprisonnaient
ma vie, ma pensée, tout, tout.
Je devrais répondre à cette question : suis-je nouveau, suis-je un autre? Suis-je
véritablement libéré du diable et de l’Inquisition ? Mais, si je répondais, je me
contredirais.
Ma vie si brève, je l’ai dissipée jusqu’ici en tentant d’élucider des questions
intimes.
intimes.
Je n’ai rien élucidé du tout.
Je me bornais à me forger une armure et - parce qu’elle blessait mon corps, le
faisait saigner - je la croyais née de mon sang, de ma poitrine.
Je ne me plains pas, je ne regrette rien.
Je ne me maudis pas.
Je n’étais pas aveugle - j’étais envoûté.
Je rêvais.
Mais aujourd’hui je me réjouis.
Au commencement, une joie stridente, sauvage, insensée.
Je m’étais intoxiqué en avalant le nœud de bois enduit de goudron, mais cela
attestait ma liberté.
Au commencement, je m’épanchais, je hurlais.
Aujourd’hui, ma joie est calme.
Je tâche de la stimuler, mais en la dissociant des instincts.
Une liberté authentique, pas une liberté engendrée par les vapeurs du sang.
Je répéterais mes insupportables analyses et discussions casuistiques si je
prolongeais l’examen de la question.
Je suis un peu masochiste : je traîne mes chaînes avec moi.
Une icône, quelques photos, un vieux journal inquisitorial.
Je souffrais à chaque page que j’écrivais.
Pourquoi le faisais-je? Pour me prouver que la folie et le rêve étaient préférables
à la santé.
Non : qu’elles étaient plus belles.
Mais la beauté me desséchait l’âme.
J’en étais stérile et transparent.
Je serais inconsolable si j’apprenais que ma liberté est une conséquence du
travail et des grincements de dents dus à ce cruel registre inquisitorial.
Je ne le vexe pas - je ne le déchire pas.
Il voyage avec un nouveau maître.
Telle est la seule vengeance digne du sang perdu.

Me pencher sur cette femme avec amour ou avec haine, ce serait trop peu et ce
serait ennuyeux.
Depuis quelques jours, je suis une autre voie, j’obéis à un instinct aveugle et
doux.
La victoire revient à celui qui reste indifférent à la joie comme à la douleur,
La victoire revient à celui qui reste indifférent à la joie comme à la douleur,
indifférent au fruit.
Mon chemin a croisé celui de la vaniteuse Viennoise.
Je suis libre de l’oublier - ou de m’en approcher à nouveau.
Nous nous reverrons : nous habiterons la même ville.
Étrange, une cérébrale qui garde des préjugés idiots… Je dois avouer que cette
histoire m’obsède encore.
Elle concerne d’ailleurs ce que j’aime pardessus tout : ma liberté.
J’ai agi librement, spontanément, sincèrement.
Je lui ai confié des secrets, sans réticence, parce que je le voulais.
Mais je me suis attaché à elle, je me suis attaché, or elle m’ignore.
Je n’ai pas de chagrin, c’est vrai, mais la situation doit changer.
Je le veux.
Ce refrain m’obsédait autrefois.
Bon ou mauvais, il a porté ses fruits, beaucoup de fruits.
La volonté demeure, instrument sûr et froid.
Autrement orientée, elle viserait d’autres buts.
Mais je veux quoi ? Pourquoi ne pas avouer que je veux me venger? Bêtement,
parce qu’au fond je n’y tiens pas.
Je suis indifférent, comme je l’ai toujours été.
Je retourne à mes lectures indochinoises.
J’ai annoté, sur le pont, une étude ennuyeuse sur les temples de Bangkok.
Mais, par ailleurs, j’ai découvert dans la joaillerie javanaise un charme nouveau.
Que de travail, que de choses à voir! Je le répète, je le répète : c’est parce que je
le veux.

Aujourd’hui, nous nous sommes revus.


Elle est beaucoup plus belle en maillot de bain.
Elle fumait, en lisant un roman acheté à Port-Saïd.
La piscine était pleine de Hollandaises.
J’ai dénudé mon corps.
Pourquoi l’ignorais-je jusqu’ici? Il est grand, les os larges, la chair ferme.
Les regards de mademoiselle le professeur d’histoire de l’art ne m’ont pas
vaincu, n’ont pas fait monter le rouge à mon front.
Fraulein Roth, Miss Roth, combien de fois ne vous ai-je pas étranglée à cette
heure-là! Elle était seule, je me suis approché.
heure-là! Elle était seule, je me suis approché.
Elle m’a serré la main d’un air gêné, et elle s'est sauvée.
Les autres passagers ont savouré la scène.
Pendant quelques instants, la tête m’a tourné.
Mais j’ai remarqué que le jeune homme au sourire le plus ironique avait les
genoux difformes.
Les autres, qui les épaules étroites, qui la poitrine creuse ou le ventre rond.
J’ai plongé.
Je nageais avec une souplesse, une cadence étonnantes, la nuque tendue, à peine
hors de l’eau.
Je suis remonté devant le groupe des jeunes gens.
Je les ai arrosés en m’ébrouant et, loin de m’excuser, je me suis esclaffé.
Une nouvelle volupté : humilier, être mufle.
À cette minute-là, je ressemblais aux adolescents du port.
Je plongeais, je crachais, je ressortais devant les jeunes gens, je les arrosais
comme par mégarde.
Ils faisaient mine d’en rire, d’un air de surprise méprisante.
Alors j’ai exécuté divers mouvements de gymnastique, des exercices qui ont figé
les rires sur leurs lèvres.
J’y prenais un malin plaisir.
Je crois que l’un d’eux s'est plaint au steward.
Moi, j’ai tranquillement continué ma baignade.
Par la suite, je n’y suis pas retourné.
Fraulein Roth lisait sur le pont.

Le vent, l’horizon.
Je n’ai pas regardé l’île aux rivages de craie et de basalte, car un évadé ne
regarde pas les îles.
Recueillement avec ma grammaire annamite.
J’ai décidé d'apprendre l’annamite, précisément parce que le connaître ne me
servira pas à grand-chose.
Je prends des notes dans Sonia Karpèles, une étude faible qui donne des
traductions de trois versions bouddhiques : en sanskrit, en pali et en tibétain.
Mais, malgré mes efforts, je ne réussis plus à m’appliquer.
Le rivage approche.
Je navigue depuis combien de temps?

II

Un parmi dix
Comment s'appelle cet oiseau à la gorge violette? Madame se tait.
Madame ne le sait pas.
Son ignorance me procure une joie sauvage.
Je prends plaisir, depuis plusieurs soirs, à lui raconter des légendes de mon pays,
des pays du Nord, j’invoque sur la terrasse aux cactus des cerveaux et des âmes
qui n’avaient jamais hanté Nilgir’s Hills.
Je suis venu là appelé par moi-même.
Oatacamund… Si j’écrivais pour d’autres, je me délecterais à dépeindre ce que
je n’éprouve pas le besoin de me décrire, à moi.
J’aurais recours à une large palette de couleurs crues et insolites.
Je calligraphierais le ciel.
Et une sensation de bleu liquide donnerait de l’ardeur à ma main.
Les mots s'aligneraient, crispés, incapables de circonscrire cette sensation de
bleu qui dilate mon cœur.
Et de la même plume, la plume de l’illusion, je calligraphierais les collines…
Les montagnes renversées et leurs forêts transmuées en fleurs, les plates-formes
de pierre blanche, la blancheur dévastant la végétation - et le soleil là-haut.
Stupide.
J’ai trop habitué mon vocabulaire et mes doigts aux bijoux grotesques et au
charme évasif des miniatures de l’Asie, pour réussir à enfermer les
vallonnements de Nilgir’s Hills dans la glace des sensations mûrement
réfléchies.
Je suis arrivé un soir et l’inconnu a écrit sur une page de mon carnet l’adresse de
la pension : «Pasteur Tobie Stephens ».
La sœur du pasteur, une vieille fille myope, m’a demandé très exactement la
somme que je pouvais payer.
Mon casque colonial à la main, j’ai monté dans la volupté du soir les marches de
la terrasse, et j’ai assisté au rituel du dîner.
Les présentations ne m’ont pas permis de retenir tous les noms : pensionnaires,
belles-sœurs, cousines, invités… La jeune fille au châle pouvait plaire, et
l’humilité feinte avec laquelle j’ai serré la main du pasteur dissimulait une
incompréhensible joie.
Pourquoi le péché me tentait-il ? Pouvais-je ébranler tant soit peu, moi, en quatre
semaines, les murailles barbelées d’un mariage protestant? Je ne sais pas.
semaines, les murailles barbelées d’un mariage protestant? Je ne sais pas.
Je sifflotais en prenant mon bain.
Je remplissais gaiement le broc en émail et je me le vidais d’un coup sur les
épaules.
Un drap autour du corps, je tâtais mes muscles avec un orgueil diabolique.
Je les sentais durcir lentement, je sentais le sang frais pénétrer dans les tissus
vivifiés.
Je me suis endormi sous le regard des étoiles.
Je fermais les yeux, je serrais les paupières - les étoiles demeuraient, apportées
par le vent, glissant sur la croupe des montagnes.

Pourquoi Leanor a-t-elle épousé le pasteur Tobie ? Elle n’est plus jeune, mais
elle le fut.
Le pasteur est né vieux.
Il n’est jamais gai, jamais maussade.
Grand, sec, blond.
Sa femme est pâle, flétrie.
En observant sa sœur, j’imagine Leanor il y a douze ou quinze ans, lorsque le
pasteur s'est acheté un casque colonial neuf et est venu demander sa main.
Le premier soir, j’étais heureux de penser qu’elle avait son secret.
J’ai appris entre-temps que sa jeunesse n’a pas été moins effacée et vaine que
son mariage a été terne et inutile.
Mais j’y tenais tellement, à son secret, que maintenant je sais qu’elle en cache
un.
Je le lui ai insinué, en vantant son vice.
Elle est née à Oatacamund et y finira sa vie.
Elle a vu la mer une seule fois, mais le pasteur ne l’a pas laissée aller sur la plage
parce que des nudités s'y étalaient et ne lui a pas permis de se baigner parce qu’il
faisait du vent.
Pour un Noël, elle est allée à Mysore : son frère se fiançait à une Canadienne.
Ensuite, il est parti.
La famille s'est regroupée dans la maison du pasteur.
Les années passaient et celui-ci s'assombrissait…
Pourquoi Dieu ne bénissait-il pas leur amour en leur donnant un fils ou une fille?
Ils ont fini par élever Isabel et ils la tiennent pour le fruit de leur amour.
Et ainsi, ils étaient heureux.
Et ainsi, ils étaient heureux.
C’est inexact.
Heureux, ils le sont toujours, et toutes les tentatives de les troubler échouent.
Qu’ai-je pu faire depuis mon arrivée? J’ai évoqué, le soir, les merveilles de
l’Europe, le vent agitant les mers, les beffrois des vieilles cités, et les pêcheurs
dans les criques.
Je mentais, et je me mentais, en vantant leur beauté.
J’introduisais l’aventure là où il n’y avait que le hasard.
Et je leur ai beaucoup, beaucoup parlé de pays que je n’ai jamais vus.
Mes yeux s'abreuvaient au triste étonnement de la jeune fille.

… Comment s'appelle cet oiseau à la gorge violette? Madame se tait.


Madame ne le sait pas.
Pourquoi ne ment-elle pas, pourquoi n’invente-t-elle pas un nom, pourquoi
n’emprunte-t-elle pas un son? Pourquoi ne veut-elle pas être libre, se moquer du
vocabulaire et de l’étymologie? Un seul mot, né par jeu, sifflé par caprice, et je
surprendrais dans la mer morte de son cœur le tourbillon de la débauche.
Ce ne serait pas trop : la débauche, la liberté, un élan sauvage et vaste, je
devinerais tour cela dans un seul mot - créé.
Leanor est anémique et domestique, à l’image des personnages de romans anglo-
saxons.
Elle est morte.
Personne ne l’a tuée, et elle n’était pas née morte.
Elle est morte lentement et bêtement, comme meurent les fleurs bon marché.
J’étais déçu: pas une lueur, pas une folie, pas un mystère dans son corps bien
conservé, d’une terrible jeunesse.
Je ne comprends pas pourquoi je voulais qu’elle fût un secret.
La nuit, j’étanchais ma soif et ma curiosité en fabriquant des scénarios
sentimentaux : Leanor a été amoureuse, Leanor a consenti difficilement à
épouser Tobie Stephens, Leanor a tenu un «journal », etc. Je souriais, mais je me
maudissais pour ces jeux idiots.
Car je voulais inoculer un trouble effectif dans le cœur de la femme du pasteur.
Je n’en cherchais pas les raisons.
Un caprice ou je ne sais quoi d’autre, où je me reconnaissais, où je reconnaissais
l’action d’une vie libre, affranchie des règles, d’une vie de jouissance et d’effort
gratuit….
Si je continue à noircir des pages au gré d’une plume facile, je ne me
comprendrai jamais.
Je ne souhaite pas une vie inconsciente, instinctive.
Les instincts se déchaînent dans des séries d’explosions ininterrompues, candis
que moi, je dois les connaître, connaître ma situation.
Autrement, je passerais d’une armure dans une autre.
De la casuistique à l'animalité informe.
La première belle et absurde, la seconde apparemment commune, potable, cerne.
Je ne veux pas être commun.
Telle est la peur de mon âme et de mon corps.
Tel est le cri que j’entends, sur quelque chemin que je prenne.
Ma chair de plébéien robuste est étranglée par le mètre enroulant ses chiffres ;
mon sang s'épaissit dans le ciel des dix mille.
Ma liberté est ascension - n’importe où.
L’enfer est là-haut, sachez-le.
Le paradis est encore plus haut, mais il ne m’intéresse pas.
Quelle que soit la route où j’avance, mes muscles se racornissent et mes os se
font de pierre dès qu’ils sentent la vallée.
Je ne suis pas un aristocrate, puisque je ne veux rien savoir de mes ancêtres.
Je ne suis pas un parvenu, puisque je ne désire pas les fruits de mon labeur : je
ne chasse pas pour me nourrir, je chasse pour jouer.
Je reste moi-même sous toutes les formes et dans toutes mes pensées.
Je n’apprends pas les règles du jeu.
Car je crois qu’alors je ne pourrais plus y jouer.
Me souvenir des autres années ? Voilà : quand je connaissais la psychologie
d’un vice, je ne pouvais pas le pratiquer.
Dorénavant, je suis affamé d’imprévu.
Et je veux découvrir la pierre précieuse dans la poupée du pasteur Tobie ! Quel
cri sec… Les jours passent et le rideau tombe tous les soirs sur les mêmes mots :
Good night everybody.’

Ici commence l’histoire d’Isabel la vierge.


Ses amis sont incertains et amorphes.
J’ai fini, non sans peine, par connaître son rêve : trouver un mari qui joue au
tennis mieux que Willy Crammer.
Les grands événements de son existence : elle s'est cassé la jambe dans la cour
Les grands événements de son existence : elle s'est cassé la jambe dans la cour
du collège et elle a boité pendant quelques mois; elle voulait encrer dans un
ordre missionnaire, mais elle y a renoncé parce qu’elle devait se rendre à
Madura; James Davies l’a embrassée.
J’ai aussitôt détesté ce James Davies, mais je me suis apaisé en apprenant qu’elle
ne lui avait pas rendu son baiser.
La surprise que me réservait Isabel, ce fut l’aveu de son autre rêve: aller vivre en
Angleterre.
L’Angleterre était pour elle l’Europe, les rivages, les cités, les donjons entrevus
dans mes récits fallacieux, qui s'achevaient sur la terrasse à la tombée de la nuit,
en même temps que la deuxième pipe du pasteur.
Je l’ai aimée parce qu’elle se contredisait.
Elle oubliait le mari de ses songes, le beau champion.
Combien je désirais cueillir ce fruit de la stérilité de Leanor et Tobie !

Je dois partir.
Les journées passées dans les parcs m’ont appris une vérité : Ils n’ont aucun
charme.
La végétation peut satisfaire un sentimental.
Pour moi, je préfère les collections d’estampes.
Les mêmes palmiers languides et la même herbe et les mêmes énormes
broussailles.
Et l’ombre des manguiers et les parfums capiteux et les buissons rouges, tout me
fatigue.
L’ombre est trop dense, la lumière trop crue - à l’exemple de mon âme.
Il est pénible de découvrir au-dehors des proportions intimes.
Le spasme végétal, la course animale, je les trouve en moi.
En dehors de moi, dans les objets, j’aime les proportions justes tout autant que
les équilibres brisés, grotesques, qu’il s'agisse de maisons ou de routes, et j’aime,
bien entendu, les estampes.
Je suis impatient de visiter l’Indian Museum.
Mes tâtonnements d’artiste au goût incertain seront aidés par les bronzes à la
panse obscure et aux dizaines de bras figés vers les nuages.
Et puis, je ne supporte plus la pension du pasteur Tobie.
Il se méfie de moi : un docteur qui parcourt le monde en quête de sculptures et
de temples païens.
Un étranger qui parle trop à sa femme.
Un étranger qui parle trop à sa femme.
Un jeune homme auquel pense trop Isabel…
Ils sont tous insupportablement engoncés et sentimentaux.
Leanor ne parvient pas à m’émouvoir, elle réagit comme un personnage
convalescent.
Rien de nouveau, rien de vivant.
Je suis pour elle un confident plus qu’un ami.
Elle ne se plaint de rien, mais les définitions et les jugements qu’elle énonce
m’irritent par leur mélancolie.
Elle a fini par me dire que sa vie ne lui inspirait qu’un seul regret : ne pas avoir
eu d’enfant, et cela pour le pasteur.

Ici s'achève l’histoire d’Isabel la vierge.


Dans l’armoire vitrée à rideaux bordeaux, Isabel gardait avec les souvenirs de
son album celui du jour où James l’avait embrassée (lui en short, elle en
sandales, sans chaussettes, comme deux adolescents qui joueraient encore à hity,
huy !), à côté de la poupée offerte par le pasteur à l’hôpital, le matin où elle
s'était fait plâtrer la jambe, et aussi l’image éthérée, épurée, aux mille détails
parfaits - allant de saint Georges au prince de Galles et à une réclame d’Ovaltine
-, de son fiancé en tenue de tennis, qui devenait plus tard son mari la menant en
tilbury à la fête de Mrs Wallace et, encore plus tard, beaucoup plus tard, le père
de ses enfants… Désormais, l’armoire d’Isabel n’était plus assez vaste.
Les enfants descendaient des visions blotties derrière les vitres et dégringolaient
sur le tapis du salon.
Un jour il y en avait deux, un autre cinq.
Isabel les appelait et les aimait chaque semaine différemment.
Deux personnes seulement savaient que l’armoire vitrée recelait tous ces secrets.
Et toutes deux possédaient de telles armoires.
Or, voilà qu’un beau jour un étranger décide de dormir précisément dans la
chambre aux souvenirs sous verre.
Comme tout étranger, il déborde de qualités.
S’il le voulait… Si ce jeune docteur débarqué d’Angleterre lui disait, devant
Leanor: «Voulez-vous de moi, Isabel ?», elle lui apprendrait à jouer au tennis, et
lui, en échange, il lui apprendrait le français.
Aucune jeune fille d’Oatacamund ne connaît le français.
Le docteur deviendrait encore plus savant que le pasteur.
Le docteur deviendrait encore plus savant que le pasteur.
Quant à elle… Des joies sataniques germaient en moi tandis que je perçais,
phase après phase, espoir après espoir, les pensées secrètes d’Isabel.
Elle ne savait pas les dissimuler.
Si elle faisait l’éloge d’un couple ou si elle embrassait un enfant, elle me parlait
avec ses mains et son sourire, tout en craignant de se dévoiler.
Cependant, tout cela était d’une profonde, d’une définitive médiocrité.
Je découvrais là, à l’autre bout de la terre, les mêmes désirs de mariage, les
mêmes rêveries…
Il est à la fois triste et amusant, me disais-je, de ne pas rencontrer une exception,
pas une.
De ne pas pouvoir sortir du roman anglais typique, avec ses pasteurs non moins
typiques et leurs épouses fanées.
Je comprenais que, si je pouvais agir sur l’âme de pareils personnages, ce n’était
que comme un réactif de leurs propres structures; que j’étais adopté, assimilé
selon les besoins de leur organisme.
Il est stupéfiant de se découvrir transformé, comprimé, retouché, pour réussir à
pénétrer dans le cœur d’une jeune fille ou d’une femme.
Devoir se soumettre à leurs lois intimes, correspondre au cliché issu de leurs
rêves, de leurs films, de leurs romans.
Être tantôt l’époux parfait, tantôt l’amant original, l’ami platonique ou le
confident.
Assister à ma décomposition en menus morceaux mastiqués avec délices pour
nourrir leurs maigres poitrines, leur sang anémié, leurs impulsions capricieuses
et futiles.
Leanor, je voulais la séduire.
Sincèrement, je tentais de la troubler pour cette unique raison.
Je n’aspirais pas à la posséder.
Son corps fade ne me disait rien.
Je préférais celui de la domestique.
Je voulais seulement m’assurer qu’elle avait besoin de moi, que je la dominais,
que notre relation était bien réelle, que Leanor était à moi.
Je réussissais à devenir un invertébré, moitié ami, moitié confident, pourvu de
qualités que je ne soupçonnais pas, mais on ignorait mes ressources vitales, la
terre dans laquelle sont profondément plongées mes racines, mais on n’imaginait
pas mes folies, on n’imaginait pas mes horizons.
Et je réussissais à matérialiser l’idéal lymphatique et universel du fiancé-époux-
père dans le cœur d’Isabel.
Je réussissais à la troubler, mais je la troublais à cause d’elle-même, pas à cause
de moi.
de moi.
Elle possédait les contenants, je n’étais que du contenu.
Aujourd’hui, où suis-je, moi, dans le cœur d’Isabel? Si je la laissais espérer, elle
m’aimerait.
Que serais-je, moi, dans l’amour d’Isabel? Il ne passerait de moi en lui que le
peu que le cœur et le corps d’Isabel pourraient saisir.
Or, le cœur et le corps d’une vierge sont ténus, menus, malingres, médiocres,
irrémédiablement médiocres.
Ah! ce monde qui refuse d’accepter le moule de mes instincts…

Le dernier rebondissement est aussi comique qu’imprévu.


Le pasteur a frappé à la porte de ma chambre et s'est excusé de devoir me parler
sérieusement.
Quelles sont mes intentions à propos d’Isabel ? Elle a fait à sa sœur beaucoup,
beaucoup de confidences.
Si je voulais bien livrer ma pensée, on pourrait peut-être s'entendre.
Mais, tout d’abord, est-ce que je veux d'Isabel pour épouse? Est-ce que je
gagnerai assez pour entretenir une famille?…
Et tant et tant d’autres questions graves, rassises.
Le pasteur les appelle chrétiennes.
Et un vrai chrétien se doit d’y répondre… - Bonne nuit, pasteur Tobie.
Oatacamund…
Je pars, poussé par moi-même.


III

Isabel
Par conséquent, Isabel.
S’il n’y avait que le nom… Mais, grand Dieu! j’ai compris dès le premier soir
qu’elle était identique à Isabel la vierge, d’Oatacamund.
C’est elle! Avec un corps différent et un visage plus beau.
Elle a quinze ans, elle a deux sœurs et un frère.
Je ne connais qu’elle - parce qu’elle s'appelle Isabel.

Il pleut.
Je me suis forcé en vain à lire la monographie de Fergusson sur les fouilles et les
temples de Mavalipuram.
Je n’arrive pas à réfléchir, alors j’essaye de parler.
Cela donne un dialogue plein de charme entre un jeune homme qui tente de
raviver sa pensée et une jeune fille qui n’en a pas.

Son front et ses yeux sont dangereusement grands.


Elle a les lèvres de l’adolescence.
Seules les narines en disent plus long.
Le charme du contraste, d'une violence surprenante, entre sa coiffure de
collégienne dans un établissement catholique et le trouble inconscient, charnel,
de ses nattes.
Isabel est belle quand elle met sa robe du dimanche.

*
*

J’écris de moins en moins souvent dans ce cahier, pour que ça ne devienne pas
une manie.
Que raconter? Je ne vais pas à l’université, et je n’ai pas rencontré Fraulein Roth.
Je l’ai demandée au musée.
Elle n’y va plus.
Les vieilles pierres et les inscriptions me prennent tout mon temps.
Je m’intéresse particulièrement aux influences de l’Inde dans l’Annam, au Siam
et au Cambodge.
Mon travail est tranquille et concentré, comme toute activité scientifique digne
de ce nom.
Le génie de la science consiste au fond à ne pas s'intéresser à son objet.
Autrement, elle tomberait dans le domaine public.
Et le plus important, pas forcément facile, c’est d’envisager les données sans
nervosité, comme une série de fiches à signer après réception et lecture.
Mais il pleut.
Et la pluie est morose quand on est seul.
Voilà pourquoi je me mets à penser à Isabel.
Elle se lève à six heures du matin pour faire ses devoirs avant d’aller au collège.
Elle les fait à contrecœur, on ne coupe pas à cette corvée.
Elle n’aime pas l’école, Isabel.
Elle voudrait devenir vendeuse dans un magasin de mode.
Quelquefois, en particulier quand elle revient du cinéma, elle voudrait être
danseuse ou épouse richissime.
Mais le magasin de mode est son rêve quotidien.
Là, elle connaîtrait toutes les nouveautés arrivées d’Angleterre et plus tard elle
fumerait, comme les autres jeunes filles.
Le temps passé en classe, jusqu’à près de quatre heures de l’après-midi, ne lui
appartient pas.
Elle doit réfléchir à une foule de choses qui lui déplaisent ou qui ne lui sont pas
moins indifférentes que le fiancé d’ Adriana.
Mais dans le tramway, au retour, elle se régale.
Ses pensées volent à leur guise.
Elle regarde les jeunes gens et les garçons en culotte courte.
Sans être timide, elle ne brave jamais les convenances.
Plusieurs de ses amis lui plaisent, mais son préféré est Noël, parce qu’il est
champion de hockey et plus riche que les autres.
Sa mère lui a dit que lorsque le mari n’avait pas d’argent, le mariage était
malheureux; or, father Lucas n’autorise pas le divorce.
malheureux; or, father Lucas n’autorise pas le divorce.
Comme de bien entendu, sa mère a raison.
À la maison, le thé est son premier plaisir.
Rentrant tard, elle le prend toute seule, confortablement installée, nu-pieds, The
Statesman devant elle.
Elle n’y lit que la page des sports et les publicités qui annoncent des sales, Mrs
Axon ne faisant pas de frais pour les enfants avant les soldes.
Lorsqu’elle a fini son thé, Isabel se couche ou joue avec le chat ou lit des romans
de la Baroness Orckzi.
Sa vie n’est cependant pas toujours aussi routinière.
Des amies viennent souvent la voir, et elles font du tennis ou jouent du piano.
C’est un très vieux piano, désaccordé, et ses amies ne connaissent que trop peu
de morceaux de jazz.
Elles s'amusent bien pourtant, sous la surveillance de la grand-mère.
Un peu avant le dîner, arrive Noël, qui a fini son travail à la douane; ou Jimmy,
qui rentre de l’école de comptabilité; ou George, qui est télégraphiste; ou Willy,
qui n’a pas de travail, mais qui était encore cet hiver chef mécanicien dans un
garage de luxe.
Ce sont tous de bons copains et Mr Axon offre le whisky à certains d’entre eux.
Isabel pense à tous et à chacun, elle les jauge sous tous les rapports, les compare
et les imagine en maris.
Mais Noël reste son préféré, surtout quand il porte son complet crème et parle de
ses succès sportifs.
Comme toutes les jeunes filles, Isabel fait du sport et assiste à tous les matches à
entrée libre.
Certains sont de véritables fêtes.
La préparation dure une heure, parce que Mrs Axon se maquille soigneusement
et que les sœurs d’Isabel portent les cheveux sur les épaules; or, cette coiffure,
quoique simple, réclame beaucoup de temps et d’attention.
Pour apparaître aux matches, Isabel met un chapeau à rubans et une robe
transparente qui lui donnent deux ans de plus.
Comme toutes les jeunes filles, elle crie sur les gradins et applaudit lorsque le
favori ou un ami se distingue.
Elle rencontre aux matches de nombreuses familles amies et il lui arrive d'être
invitée le jour même, soit au thé, soit au dîner.
Elle se réjouit alors de ce qu’elle appelle du good time.
Les groupes sont d’excellente humeur ; on chante en chœur les dernières
rengaines, on danse et on rit bruyamment, surtout s'il n’y a pas de grand-mère
dans les parages.
Le dimanche n’est pas aussi agréable que le samedi.
Le dimanche n’est pas aussi agréable que le samedi.
Car le dimanche elle se réveille à cinq heures et demie pour aller en famille à la
cathédrale.
Il est vrai qu’elle met sa robe la plus chère et qu’elle la garde, même si elle ne
ressort pas.
Mais le samedi, elle est véritablement libre, et le soir, si on les invite, elle va
avec sa mère au cinéma.
L’invitation est généralement faite par l’un des pensionnaires.
Mrs Axon en a toujours au moins deux, de jeunes collègues de son mari, pour la
plupart des employés montés du Sud, qui écrivent tous les jours à leur famille et
économisent sur leur salaire, mais se permettent de temps à autre d’inviter Mrs
Axon et Isabel au cinéma, où Ils les emmènent en taxi et leur achètent des
chocolats.
La vie riche et colorée d’Isabel ne se résume évidemment pas à cela.
Que de souvenirs entremêlés aux faits du jour, que de faits nouveaux apportés
par les jours! Combien de fois n’est-elle pas allée en groupe au Jardin botanique,
s'arrêtant au Victoria Memorial pour canoter sur le lac et parfois se faire
photographier au bras de Noël…
Et les pique-niques, l’hiver, au bord du fleuve, avec les Pottar, possesseurs d’une
limousine énorme et d’un phonographe assorti d'une riche collection de
disques… Et les réveillons…
C’est seulement pendant les vacances de juin qu’elle ne s'amuse guère, car Mrs
Axon n’a pas les moyens d’emmener ses quatre enfants en villégiature.
Elle reste donc à Calcutta, où elle attend la mousson comme un don.
Deux idées gouvernent l’esprit d'Isabel : les vêtements et le mari.
Les deux lui donneront la liberté.
Pour Isabel, être libre signifie avoir un mari et porter des robes chères qui la
délivreront du mépris des élégantes au dancing ou au cinéma.
Je connais ses rêves parce que, lors d’un jeu naïf et bête, je lui ai demandé
comment elle diviserait une journée parfaite.
Voici sa réponse : Au lever, elle s'approcherait de la fenêtre pour regarder le ciel.
Après, elle ferait un tour à cheval dans le parc le plus proche.
Ensuite, elle s'habillerait luxueusement et irait rendre visite à des amies ou, s'il
pleuvait, elle lirait des romans.
Elle dînerait avec son mari au Nankin et irait tous les soirs au cinéma.
Oui, mais cela n’arrivera jamais, car jamais Isabel ne trouvera un mari aussi
riche.

*
*

Pourtant, cette créature vit et elle a ses joies et elle a ses espoirs.
Sa vie ne serait pas moins pleine si elle ne me connaissait pas.
Comme ne le serait pas celle des foules de gens qui respirent près de moi ou à un
jour de marche ou à cent jours.
Voilà qui je suis : celui qui croyait pouvoir troubler les vies.
Mais, pour les troubler, je dois les approcher, les coucher de mon souffle, les
secouer, les ouvrir.
Qui donc peut coucher et connaître la vie d’autrui? Peut-être aspirons-nous tous
de la même façon à briser le cercle de fer.
Je n’en sais rien.
Je ne veux pas répéter ici mes questions des années passées.
Quoi qu’il en soit, voilà qu’Isabel m’inquiète : elle change.
Change-t-elle comme je le veux? Mais sais-je ce que je veux? Peur-être
seulement jouir de ma force, savoir que je suis, et observer mon âme pendant
qu’elle en accable d’autres.
Je me demande depuis quelques jours si je ne veux rien emprunter aux autres,
pour m’en nourrir.
Quelle vie prodigieuse que la vie d’Isabel la vierge… Et pourtant elle change.
Elle vient à moi.
Elle me cherche - avec ses ambitions ou ses mécontentements.
Mais je ne me reconnais pas, moi.
Toujours la même histoire.
Elle a arrondi mes angles, gommé mes aspérités, pour que je puisse pénétrer
dans son cœur.
Elle me méconnaît.
Ils me méconnaissent tous.
Chacun me prend pour ce qu’il veut.
Et moi, dans tout ça? Où suis-je, moi ? Mon moi profond, celui de mes nuits,
celui de mes jours? Je peux hurler, je peux saigner - Ils restent sourds et
aveugles.
Chacun passe son chemin, chemin inscrit dans son cerveau et son destin.
Je suis seul, entre mille amis.
Je croyais que l’amour vous transplantait en l’autre.
Mais il vous transplante là où veut l’un, là où veut l’une, dans l’imagination de
l’un, dans les fantasmes de l’une.
Pourquoi ai-je jugé la vie d’Isabel sans la comprendre? Eh bien, si, j’étais en
droit de la juger, car en fait je la comprenais.
Quiconque est Isabel.
Quiconque est Isabel.
En même temps, à côté d’un génie, quiconque est une larve.
Je crois avoir lu quelque part que les larves donnaient des adultes différents
selon la température à laquelle on les élevait.
C’est bien ce que je veux : modifier la métamorphose, obtenir des ailes aux
nuances rares, inconnues.
Chacun veut survivre dans ses descendants.
Mon instinct est détourné, il est purifié.
Je veux survivre dans les créatures de mon esprit.
Je sais que je ne pourrai jamais écrire, roue comme je n’ai jamais pu sculpter ce
rêve de mon adolescence, cet « étonnement après le triomphe», éteint dans
l’argile et la chaux de mon incapacité.
Je ne saurai même pas écrire sur l’art asiatique.
Mes livres seront trois à côté des dix mille.
Mais je tiens à ce que mes expériences modifient la vie des autres.
Je tiens à avoir des fils, voilà tout.
Et n’importe qui peut être mon fils, puisque personne ne peut être lui-même.
Il est passé combien de temps depuis l’époque où je pensais différemment ?

Je ne comprends pas quelles sont les circonstances qui m’ont éloigné de la ligne
de ce cahier.
Je ne comprends pas, en le relisant, mes divagations à propos d’Isabel.
Elle demeure, avec une superbe obstination, la même collégienne Isabel Axon,
dont les pensées tournent autour du magasin de mode et de Noël, son ami et son
idylle.
À côté s'insinue - je le devine sans peine - la figure incompréhensible du docteur.
Isabel sait d’où il vient, mais pas pourquoi il est venu.
Certains soirs il lui dit, sans la quitter des yeux, des phrases aux tournures
impropres donc les équivoques viennent enrichir ses rêves.
D’autres soirs, il est maussade, coléreux, il l’observe comme un insecte qui se
refuserait à la description qu’en donnent les traités.
Nous sommes de bons amis, mais je n’ai pas assez de temps à consacrer à
l’amitié d’Isabel.
J’ai pénétré la beauté des statuettes annamites du musée.
Hier encore, je les voyais avec l’œil du chercheur lucide.
Dorénavant, cela va de soi, je m’éloignerai de plus en plus de la vérité dès qu’il
s'agira des bustes en bois et des pierres sculptées de l’Annam.
s'agira des bustes en bois et des pierres sculptées de l’Annam.
Dorénavant, mon amour y découvre des lignes savoureuses, révélatrices.
La vérité ne m’intéresse pas si, où qu’elle se trouve, on n’y accède pas par
l’amour.
J’ignore pourquoi j’ai écrit cela, moi toujours sec, jamais amoureux.
Mais, enfin, si je comprenais tout ce que j’écris, pourquoi écrirais-je?… Isabel
vient souvent dans ma chambre pleine de livres et d’estampes.
Au début, le vague regard qu’elle jetait sur les photos était empreint d’une naïve
curiosité et d’une vaste stupidité féminines.
Je ne pouvais m’empêcher de sourire au vu de son incompréhension et, plus tard,
de son indifférence.
Je l’aimais presque le jour où elle a parcouru en quelques minutes l’album de
reproductions en couleurs de Kezan.
Ni les poissons aux yeux g lobuleux ni les lys ne l’attendrissaient.
L’ombre bleue des montagnes ne l’incitait pas à rêver.
Isabel préfère une publicité multicolore pour le thé, tout comme elle préfère la
blonde bouclée des boîtes de biscuits Riva, au visage incomparable de la jeune
fille triste de Busho Hara.
Les Axon sont des gens séduisants… Mrs Axon ne lit que des romans autorisés
par father Lucas.
Son plus grand plaisir consiste à attraper ses domestiques en hindoustani et à
leur coller une amende d’une roupie s'Ils ne portent pas à l’heure le breakfast de
Mr Axon.
Celui-ci est la seule exception, le seul sauvage de la famille.
À quinze ans, il quittait ses parents pour la frontière afghane.
À vingt ans, il devenait chef de poste à Gangrok, où il fut contraint à la
démission parce que, passant ses journées à la chasse, il confiait le poste au
cuisinier sikkim.
Après, il voyagea un peu partout pour la compagnie du téléphone et du
télégraphe.
Il travailla pendant quelque temps au poste permanent de Lhassa, puis il s'établit
à Simla.
On le prenait pour un vagabond irrécupérable, incapable de fonder une famille,
pour un égoïste, pour un incorrigible chasseur.
Un an plus tard, il se fiançait à Anna Murden.
Le sang de celle-ci s'avéra le plus fort.
Les enfants sont aussi posés et sages que sa pieuse jeunesse.
Peut-être Verna, qui n’a que douze ans, fait-elle penser aux élans inconsidérés de
son père.
Sa puberté se déchaîne violemment, nerveusement, sous le climat du Bengale.
Sa puberté se déchaîne violemment, nerveusement, sous le climat du Bengale.
Elle vadrouille avec les jeunes voyous du quartier, elle parle l’hindoustani et
l’ourdou mieux que les adultes, elle pince les bras des hommes avec une hostilité
affichée.
Telle est Verna, que je n’ai pas eu le temps d’observer, parce que, quand elle
n’est pas à l’école, elle est dans la rue.
L’autre, Lilian, est la jumelle d’Isabel.
Elle est belle et silencieuse.
Elle ne comprend pas, ne parle pas, n’a aucun don ni aucune angoisse.
Elle est bigote sans avoir de religion.
Elle prie, parce que father Lucas lui a dit de le faire.
Je l’ai vue une seule fois parler, et même protester, encore que timidement :
j’avais dessiné une croix.
Œuvre diabolique.
Puis nous nous sommes eus tous les deux, gênés, eût-on dit, par la présence d’un
étranger bourru.
Si ç‘avait été Jésus… Mais ce n’était que le catéchisme de father Lucas.
Isabel est fière de mon amitié, parce qu’elle est une collégienne alors que je
possède un doctorat.
Depuis que j’ai pris l’habitude de bavarder avec elle tous les soirs après dîner,
ses gestes sont plus posés, elle fait des efforts pour leur donner de la maturité.
Son savoir-vivre l’aide.
Elle ne pose de questions et ne parle qu’à bon escient.
Chez elle, la familiarité est peu à peu devenue caprice.
Sachant que je ne peux plus faire machine arrière, elle tente et réussit un flirt
bizarre : elle évoque souvent son ami Noël et laisse entendre qu’ils sont liés par
des sentiments sérieux.
Je continue naturellement à sourire, et mon calme provoque sa perplexité.
Je lui parle quant à moi des merveilles de l’Europe et je l’incite à aller les voir.
Un conseil perfide et un regard innocent.
Mais cela l’attache à moi plus qu’un aveu.
Ni Noël ni nul autre ne pourra jamais se rendre en Europe.
Il est si loin, le continent aux froids nuages…

Je connais routes ses amies.


Fille de pasteur, Catherine Irving vient d’Angleterre.
Fille de pasteur, Catherine Irving vient d’Angleterre.
Mais le pasteur est mort, la mère s'est remariée et Catherine est danseuse,
comme ses deux sœurs.
Ici, on ne doute pas de la vertu des danseuses.
Il y a peu, les demoiselles Irving - Catherine, Anna et Loveday - sont venues
habiter sous le toit des Axon.
Les voilà donc mes voisines, mais elles sont là quand je n’y suis pas.
Elles dansent au Bristol Theater, pour mettre de l'argent de côté et retourner à
Édimbourg, auprès de leur oncle.
Je ne pense pas qu’Isabel les aime, bien qu’elle appelle Catherine my cat.
Les trois sœurs possèdent des châles de prix et des robes de bal.
Isabel n’aime pas l’élégance des autres.

Question : pourquoi n ai -je pas recours aux mots d'lsabel pour consigner les faits
et gestes d’Isabel? Peut-être parce qu’elle parle trop.
Et puis, devant ce cahier, je ne me souviens plus de ses paroles.
Je m’étonnais même, aujourd’hui, après toute une matinée passée ensemble,
d'être incapable de transcrire ici ce qu’elle m’a dit.
Ses pensées - avec l’aide des miennes-, je les connais.
Je comprends ce qu’elle me dit, mais je ne sais plus comment elle l’a dit.
Elle utilise sans doute des exclamations; et ses récits sont trop beaux pour que je
m’en souvienne; ou trop personnels pour que mon écriture maladroite parvienne
à les rendre.
Aujourd’hui, Isabel m’a raconté son enfance à Simla.
Elle allait à l’école chez les sœurs.
Elle avait une amie, maintenant en Écosse, qui était toujours pâle, maladive.
Je cherche de nouveau à surprendre une forme précise, un corps ayant une
certaine lumière et un cœur ayant certains contours.
Et ce serait Isabel.
À ses côtés, son amie maladive.
Je ne réussis pas à la voir, Isabel.
Où est-elle, sous les sapins des allées de Simla ? N'importe qui pourrait être
l’écolière dont l’amie est malade.
Et je n’ai pas tout dit : cette amie est Isabel elle-même, plus pâle, plus
silencieuse; une Isabel malade.
Tout ce qu’Isabel touche devient Isabel.
Tout ce que pense Isabel devient la pensée de chacun.
Tout ce que pense Isabel devient la pensée de chacun.
Son enfance est un incompréhensible ensorcellement ; ses souvenirs se détachent
de la lumière et restent embués, informes, des souvenirs filtrés par une âme
étrangère.

Je cherche, je cherche à comprendre : pourquoi Isabel ne parle-t-elle pas dans ce


cahier ? Voilà, en ce moment, dans la pièce voisine, elle chante.
Je l’entends clairement, j’entends ses pas, j’imagine son corps d’adolescente
confortablement renversé sur le sofa.
Entre elle et l’Isabel de mon cahier, un mur d’incompréhension s'est dressé.
Que pourrais-je dire de plus? Isabel chante.
Mais les dix mille ne chantaient-elles pas à côté de moi, dans la chambre au
sofa? Quelque part se trouve Isabel, elle-même, l’unique, l’incomparable.
Mais quel secret cache-t-elle? Pourquoi ne puis-je voir l’âme d’Isabel ?


IV

Mon histoire
Je dois l’avouer : j’avais commencé ce cahier de ma vie comme un livre.
Le premier chapitre laissait présager route une série d’événements qu’on aurait
lus le souffle coupé.
J’ai eu le courage de noter et de délimiter mon premier pas dans un chapitre.
Ce qui signifie s'affranchir de la littérature.
À présent, je regarde en arrière.
Rien de ce qui était attendu ne s'est réalisé.
Ma vie a changé de rythme.
La ligne amorcée s'est brisée et j’ignore si je l’ai remplacée par une autre droite.
Je n’ai pas revu Miss Roth et je ne la reverrai sans doute jamais.
Je me rappelle que, pendant les premières semaines, je pensais avec une joie
réelle à renouer, au musée, notre camaraderie et que je ne cessais d'imaginer des
conflits.
Quelqu’un est mort en moi, comme cela arrive quotidiennement en chacun.
Peut-être justement celui qui plaisait à Miss Roth.
Isabel a maintenant seize ans.
Un an est passé? Il en est passé beaucoup.
Et j’aime de nouveau le cahier de ma vie.
Je me suis toujours aimé, sincèrement et totalement.
Certes, je me suis aimé chaque année d’une autre façon, mais une même trace
subsistait à travers tous les changements.
Et je me suis aimé encore plus quand j’ai découvert mes faiblesses.
La couleur a embrasé les espérances et les rêves de mon enfance.
La vie de la pierre a accompagné mon adolescence, sobre et tourmentée.
Je rêvais chaque nuit que mon bras armé de lumière creusait la pierre.
Je m’attendais à voir surgir dans ma chambre le corps de ma première sculpture,
que, longtemps auparavant, j’avais baptisée «Étonnement après le triomphe ».
Elle aurait dû suggérer la peur ressentie lorsqu’on découvre la présence de «
l’autre» en soi.
J’ai gâché le plâtre tant de fois - et je l’ai à chaque fois contemplé, après des
jours et des nuits de travail, avec le même désespoir.
Si j’ai survécu à cette année-là, c’est grâce à l’Église, qui ne me permettait pas
de me donner la mort.
J’avais la foi, comme seul peut l’avoir un colosse stérile.
J’avais la foi, comme seul peut l’avoir un colosse stérile.
Toutes les pierres que je sculptais dans mon esprit, en tombant ensanglantaient
mon corps.
La surprise éprouvée devant le premier bloc taillé! Ma défaite était si cruelle que
j’ai pu me demander si ce n’était pas une victoire.
J’ai connu le désespoir de celui qui sait qu’il vit auprès d’un étranger.
Et connu une compassion sans borne, pour mon génie infécond comme pour les
rocs qui attendaient, intacts.
Peu à peu, me mettant à aimer la minutie, je me suis dirigé vers des ouvrages de
précision, des fragments originaux - pareil à celui qui, incapable d’écrire une
épopée, embrasse le journalisme.
Il n’y avait rien d’original dans mes blocs de pierre mal équarris et il n’y a rien
d’original dans une épopée.
Seuls sont originaux les journalistes et les bijoutiers.
Moi, je suis devenu le plus documenté des critiques, et ma thèse de doctorat sur
les motifs décoratifs en Asie m’a valu le prix Natorp de mon École.
Telle est ma vie.
Elle me dit beaucoup, à moi, et je me souviens de tout.
Mais j’ai décidé d’envoyer ce cahier à mon ami.
Il ne comprendra et ne devinera rien.
Chaque être humain doit être deviné.
Je n’ai que des renseignements sommaires et maladroits pour aider mon unique
lecteur.
Je sais que ma vie est précieuse.
Je l'aime, moi.
Je la juge grande, moi.
Mon ami est intelligent, et il est écrivain.
À lui de la juger.
Ma joie en écrivant ce chapitre, c’est seulement la stupéfaction de Mihail quand
il recevra le manuscrit de quelqu’un qu’il croyait disparu.
Je ne sais pas écrire.
Je raconterai mon adolescence au hasard, comme je le faisais lorsque je
n’écrivais que pour moi, que j’avais le temps, que je me trouvais face à
l’inintelligible.
L’idée de cette autobiographie m’est venue aujourd’hui, quand j’ai relu mon
cahier et la seule lettre de Mihail que j’aie, reçue il y a longtemps et à laquelle,
comme à toutes les autres, je n’ai pas répondu.
Le désir, incompréhensible, de passer pour mort aux yeux de tous.
Je l’ai assouvi sans ignorer que c’était une expérience dangereuse, où je risquais
de perdre ma bourse.
de perdre ma bourse.
Et en effet, au bout d'un an !’École a supprimé mon chèque mensuel.
Maintenant je dois gagner ma vie.
Je n’en suis ni plus ni moins heureux ou malheureux.
Je commence par la seule partie lumineuse de ma vie, par l’adolescence et le
conte de l’étonnement après le triomphe.
Pourquoi ai-je rêvé, ai-je imaginé l’étonnement dans la pierre, la terrible surprise
du gladiateur qui, constatant tout à coup que son adversaire est vaincu, é tout e
s'enfler la rumeur de la gloire? Pourquoi pensais-je que toute victoire appartient
à « l’autre », à celui qui pleure, battu ? Peut-être pour justifier ce qui devait
arriver par la suite.
Tout était prémonition.
Je suis destiné à vivre ce qu’invente, ce que forge ma pensée.
Si j’ai aimé le drame dans la pierre, c’était pour le ressentir plus tard dans ma
chair.
La douleur fut la même.
Aujourd’hui, je suis hanté, je suis harcelé par l’idée de la mort, de la longue
mort.
Ceux qui vivront après moi diront si ce pressentiment aussi s'est réalisé.
Je pense qu’une histoire authentique ne doit consigner que les étapes et les
sommets, que ce qui est grand et insigne.
L’imbrication amorphe de données quotidiennes et d’analyses de détail
appartient à la fausse histoire, celle qu’ont créée les historiens.
Tout ce qui est pareil au reste est mensonge ou poésie.
La réalité est grande, et elle est rare.
Si ce monde était réel, nous serions tous de grands hommes.
Mais le monde - chacun le sait et nul ne le dit -, le monde est irréel, bien qu’en
partie seulement.
Jadis, je pensais sans doute autrement.
Qu’est-ce que ça prouve?… Le deuxième grand événement fut l’identification de
l’autre, celui qui m’empêchait de créer, celui qui tarissait mon gente.
Mon intimité avec le démon a commencé ce jour-là.
Je pense que peu de modernes y ont cru aussi sincèrement et l’ont combattu avec
autant de persistance.
Beaucoup peut-être m’ont accusé de superstition.
Mais moi, je leur ai toujours démontré l’existence du malin par la réalité du mal.
Si le diable était une illusion, une notion, une peur, une vieillerie, un mythe,
alors le mal serait aérien et vaporeux, le mal ne s' incarnerait pas.
Mais pensez un instant aux défaites, aux impuissances.
À tout ce qui outrepasse la volonté, l’homme, le destin, la loi.
À tout ce qui outrepasse la volonté, l’homme, le destin, la loi.
À ce mal inattendu, immense, que personne ne combat parce que chacun est né à
côté de lui, a respiré avec lui et a joui de ses œuvres.
La création du diable est aussi vaste que celle de Dieu.
Si le diable n’était pas grand et réel, notre vie n’aurait pas de sens.
Les gens n’y pensent pas, parce qu’ Ils pensent à tout sauf à la pierre angulaire,
leur vie.
Mon intimité avec le démon a duré longtemps et m’a gratifié de pensées rares.
Mon combat quotidien m’a enseigné toutes les raisons qui conduisent - depuis
combien de milliers d’années? - à la défaite des hommes.
J’ai écrit à ce sujet de longs traités.
Ils ont disparu dans le brasier du 11 août, en ce jour où le changement que je
subissais devenait trop profond pour me permettre d’entretenir encore quelque
lien que ce soit avec un passé que je jugeais humiliant.
J’ai brûlé alors des sacs entiers de manuscrits, j’ai tout brûlé, sauf quelques
cahiers inquisitoriaux récents.
Je les gardais par orgueil, ou peut-être par prudence, ou peut-être seulement
parce que j’obéissais à mon vieux penchant à me tourmenter.
L’inquisition et les Exercices d’Ignace de Loyola furent la dernière découverte
de mon adolescence.
J’étais tout à la fois victime, juge et bourreau.
Sur un bûcher sincère et atroce, je brûlais des corps, des âmes, des livres, des
tentations.
Je passais mes matinées à m’exercer, à méditer, à dresser les plans d’une sombre
stratégie.
Ce fut ma seule époque féconde, car j’avais l’audace de choisir - de pendre ou de
louer.
Choisir, c’est vivre en élu.
Ce qui est amorphe, imprécis, stérile, mêlé, trouble, je l’écartais avec une sûreté
d’inquisiteur.
J’apprenais beaucoup à l’époque, parce que je savais n’apprendre que pour
pouvoir flétrir ou circonscrire la bêtise et la tentation.
De mon «étonnement », n’ont subsisté que l’amour de l’art et l’assiduité dans
l’étude de son histoire.
J’ignore pourquoi je croyais l’art des autres affranchi des obsessions et des
conflits pareils aux miens.
Je suis devenu, comme chacun sait, le seul à vraiment aimer et connaître l’art
asiatique et, en même temps, le seul à pouvoir écrire une métaphysique
stratégique du démon.
Mon livre fut imprimé avant ma thèse.
Mon livre fut imprimé avant ma thèse.
Tout le monde y vit une fiction poétique, irréaliste, l’œuvre onirique d’un esprit
nourri de rêves.
Mon effort pour surprendre la création du démon sous son aspect sacré, c’est-à-
dire réel et éternel, ne fut ni compris ni récompensé, mais à un tel point que,
depuis, le dégoût de l’écriture m’accable avec une force irrépressible.
Un critique ayant appelé mon livre « le cauchemar le mieux abouti d’un
moderne », je pense souvent, aujourd’hui encore, au sens du mot cauchemar, et
je suis tenté de l’investir d’une pleine réalité.
Mon premier livre, avec les débats qu’il attisa, m’amena aussi ma première
liaison.
L’histoire est connue.
Mais ce n’est pas moi qui l’ai dévoilée.
Peu après mon départ, alors que je croyais notre aventure close grâce à l’une des
libertés de génie que s'octroie mon existence, cette femme de lettres publia ses
souvenirs romancés.
Tout ce que ma vie a pu avoir de faux, de théâtral, de superficiel, elle le jeta sur
la place publique.
Ses deux cent onze pages campent un obsédé, un possédé, une sorte d’alchimiste
moyenâgeux.
Elle y écrit que le diable hantait mon sommeil, me tourmentait comme un
spectre, et que je luttais à la manière des inquisiteurs, avec un bûcher, un prie-
Dieu, une croix et des tenailles.
Elle y amoncelle toutes les légendes et toutes les stupidités possibles.
L’incompréhension la plus écœurante de la fécondité de ma vie rescapée d'un
désastre, symbole incarné et réalité du mal! Que le seul être qui m’eût aimé et
connu ait pu penser et écrire de cette façon ne me laissait plus nourrir d’espoirs
dans mon pays du Nord.
Ce fut sans doute l’une des raisons de ma décision de disparaître, je veux dire de
me faire passer pour mort.
En vérité, on ne connaît pas notre histoire.
Je n’y suis pour rien.
La romancière a publié ses souvenirs.
Mais on ne connaît pas le brasier de mes perplexités.
Par conséquent, on ne connaît rien.

Je ne comprends pas les raisons de ma transformation.


Je ne comprends pas les raisons de ma transformation.
Comme tous les événements importants, elle est née de rien.
Et elle est née pour éclairer, mettre en valeur et louer le rien.
En renonçant au démon, j’ai naturellement renoncé à tout ce qui subsistait de
grand et d’élevé dans mon âme.
J’en juge peut-être trop sévèrement.
Depuis, j’ai cultivé avec acharnement le rien; la liberté et le pouvoir de créer et
d’anéantir des riens.
Autrement dit, la liberté de vivre au hasard, comme on le veut et comme le
veulent les pluies et les aurores.
Cela s'est passé ainsi : quelques mois après la parution de ma Métaphysique, au
plus fort du scandale, je vis un matin à mon chevet, si près que je sentais son
souffle, un homme qui avait l’apparence d’un démon.
Je secouai la tête, je me frottai les yeux.
Non, ce n’était pas une vision.
C’était bien un homme qui avait l’apparence d’un démon.
Et il n’était pas semblable au mien, au vrai démon, au démon rebelle combattant
Dieu.
Je ne sais comment réagit mon sang lorsque l’homme à l’apparence diabolique
se rapprocha encore, effleura mon corps, me prit la main et murmura : «Tu m’as
appelé, je suis venu.»
Je me rappelle que je fus pris d’un dégoût indicible, d’une horreur
cauchemardesque, d’une sensation de tournis, d’un vertige à en vomir.
J’avais la fièvre et je perdis peut-être connaissance.
Après cela, je ne crus plus ni en Dieu ni au diable.
Guéri, j’étais un homme pareil aux autres.
Tout ce qui avait été mythe et loi dans ma vie, je le vis dès lors superstition,
tromperie de moi-même, tentation de mon esprit trop assoiffé d’absolu pour ne
pas le trouver jusque dans des mots dénués de sens.
Tout ce qui avait été combat, ombre et lumière, je le crus conte bleu, sornette.
Tout ce qui avait été grand devint petit.
Et depuis, je vis parmi et pour des riens, je m’y borne.
J’appris, peu de temps après ma maladie, qu’un de mes amis, ayant avec d’autres
monté ce canular, s'était introduit chez moi à l’aube en costume de bal et m’avait
surpris dans mes pensées précisément à l’heure où l’horizon s'éteint et les rêves
en périssant se muent en réalités.
Je remerciai mon ami de m’avoir rendu la liberté.
Et, le 11 août, je brûlai tous les papiers d’une adolescence égarée dans le grand
songe.
Le 3 septembre, je partis.
Le 3 septembre, je partis.
Le 14, je fis la connaissance de Miss Roth.
On connaît la suite.
Mais combien il en reste à ajouter! J’ai relu aujourd’hui les pages écrites dans
mon cahier.
Je pense que mon existence est prodigieuse en raison des gouffres dans lesquels
elle s'incarne.
Je ne trouve aucun rapport de continuité entre ma vie à Oatacamund et ma vie à
Calcutta, aucun non plus avec celle qui a suivi ni avec celle qui précédait.
Un renversement des valeurs total, criant.
J’ai vécu pour tellement de desseins que, fatalement, chaque année de ma vie se
dresse en ennemie des autres.
Les pages que j’ai écrites sont variées, comme le sont mes idées, et peut-être la
langue qui les exprime.
Une seule permanence : l’étonnement statuaire de mon adolescence, l’argile non
tourmentée qui me rappelle jour et nuit l’aridité de mon âme, et qui fait miroiter
devant moi toutes les libertés.
Oh! l’étonnement après le triomphe… Combien de fois l’ai-je façonné dans mes
voyages et mes pensées ! Il est dans mon âme, je l’ai réalisé en entremêlant les
faits et les étrangers qui m’entourent, et non par la force de mes mains.
Nombreux ont été les matins, et innombrables les crépuscules, où j’ai contemplé
une autre argile muée en ce même étonnement…

Et maintenant, je dois revenir au récit promis a Mihail.


Où commencera-t-il, où finira-t-il ? Je l’ignore.
Le cahier ne cesse de m’attendre, sur une table lourde de livres.
Et souvent, quand j’écrivais ces dernières pages, je laissais une phrase sans
point, pour pouvoir fumer ou penser à Isabel.

Le miroir aux péchés


Le frère d’lsabel s'appelle Tom et il est moniteur de gymnastique au collège
Le frère d’lsabel s'appelle Tom et il est moniteur de gymnastique au collège
Saint-Xavier.
C’est un jeune homme au corps superbe, respirant la santé, qui partage ma
chambre.
Il n’a pas encore vingt ans.
Il a réussi au bac parce qu’il était champion dans tous les sports.
Je connais l’essentiel de son enfance, simple et claire : le jeu.
Un jeu permanent, sans règles ni préjugés, sans esthétique ni sens.
Celui de Verna est différent : anxieux et orienté, nerveux et capricieux.
Verna joue parce qu’elle ne peut pas encore faire autre chose.
Ses gestes trahissent sa sexualité.
Tom joue comme un enfant - son jeu est sincère, libre, gratuit, créateur, humain.
En même temps que l’alphabet et le catéchisme, il a appris à aimer le sport, à se
passionner pour les records.
Excepté quelques rares livres - Conan Doyle et Edgar Wallace -, il ne lit que des
magazines américains et des journaux sportifs.
Il est divinement ignorant et sincèrement catholique.
Il ne manque jamais la messe, n’oublie jamais sa prière du soir.
Notre chambre est étrange et ravissante comme tour lieu formé de contrastes
grotesques.
Sur un mur, ma bibliothèque et ma collection d’estampes.
Les reproductions de peintures sur papier de soie de la période Ashikaga sont
trop belles pour que je les enferme dans l’armoire.
Et, personne ne pouvant espérer se procurer un jour les originaux sur tout moi, si
pauvre aujourd’hui -, ma discrète fierté de collectionneur n’a pas souffert quand
j’ai accroché au mur de la pension Axon mes planches figurant des esprits, des
dragons, des nuages.
Contre le mur opposé, le lit de Tom et ses trésors : poids et haltères, disques,
ballons, battes, raquettes, chaussures à crampons et chaussures de tennis, un
tapis de gymnastique, des planches anatomiques, des collections de journaux
sportifs et une Encyclopédie de la Santé américaine achetée à crédit.
Je n’ai jamais eu d’ami plus sincère.
Il rentre du collège à l’heure du thé et me crie gaiement : « Hallo, Doc.’» Il
prend sa douche puis il déambule dans la chambre, avec seulement une serviette
sur les épaules, sur son corps incroyablement beau, nu, nu et divin.
Il fume et parle de sport ou d'amour.
Il est, en matière d’amour, novice et timide.
Il é tout e avec un respect sincère et une application évidente les histoires qu’on
lui raconte.
Le soir, si je n’ai pas envie de travailler, je l’initie - perfide et supérieur.
Le soir, si je n’ai pas envie de travailler, je l’initie - perfide et supérieur.
Mon bavardage s'achève lorsque, ayant sommeil, il s'excuse : il doit faire sa
prière.
Agenouillé devant son lit, les coudes sur le matelas, il prie en toute simplicité,
sans s'embarrasser de la lumière, de ma présence, des échos de jazz venant de
chez nos voisins.
Je n’entends pas ses paroles, car le fait même qu’il prie m’impressionne trop
pour que je puisse y faire attention.
Son visage est radieux, souriant, concentré - désincarné.
Son corps à genoux est paradoxal, tel un Apollon repentant.
La sincérité de sa foi - simple et ample - m’a d’abord humilié.
Puis elle m’a étonné, indigné.
Comme je n’écris pas un livre entrant dans les détails, je finirai la description de
la prière de Tom sans avoir dit tout ce que j’ai enduré ni tout ce que j’ai savouré.
Peut-être, un des soirs où je le contemplais, nu, sublimé, me suis-je souvenu
mélancoliquement de mes années passées, et la tentation se sera emparée de mon
âme.
Toujours la tentation de troubler, d’insinuer le doute, d’éveiller la conscience de
la liberté dans une existence stupide.
Je ne sais pas…
Tom, mon ami, je ne l’ai pas haï.
Fraternel, indifférent et passionné (oh! dans mon cœur ces mots ne s'excluent
pas… ), je lui ai montré une autre voie, je lui ai dévoilé d’autres horizons.
Je ne souhaitais pas, non, lui faire perdre la foi : Tom ne peut pas renoncer à
Dieu.
Mais j’étais curieux de constater l’effet que produiraient sur lui les lumières,
fausses et changeantes, qui sont celles de l’homme moderne.
Je ne songeais pas à lui inculquer une culture scientifique.
Mon expérience était morale, comme elles le sont toutes.
Que se passerait-il dans cette âme rendue libre, gouvernée par une autre autorité
que celle du catéchisme, goûtant à une vie autre que celle des Axon et des
gymnases ? Je ne me jugeais pas coupable : si Dieu existait réellement dans la
vie de Tom, le monde ne provoquerait pas sa chute (dans le sens de la chute
chrétienne); et s'il ne s'agissait que de préjugés et de refuges, le monde lui en
offrirait d’autres, pas moins compliqués et pas moins réconfortants.
Tom, mon ami, je l’aimais de toutes les fibres de mon cœur, c’est-à-dire de toute
la soif de mon génie stérile, sec par endroits et brûlé, de tout le souvenir encore
vif de l’étonnement non taillé dans la pierre.
Le spectacle de sa nudité déambulant sans pudeur dans la chambre, une serviette
sommaire sur ses épaules brunes et souples, sur ses muscles saillants… Tom
sommaire sur ses épaules brunes et souples, sur ses muscles saillants… Tom
ignore la honte de la nudité.
Au début, je l’appelais païen, puis j’ai compris que je serais plus près de la vérité
en disant catholique plastique, sculptural, sportif.

Toute amitié repose sur un malentendu, partiel mais réel.


Celui qui perce à jour son ami y met trop de lui-même.
Tout va bien jusqu’à l’heure où, involontairement, la substance se révèle de part
et d’autre.
De telles heures sont rares.
Peu de gens en connaissent.
Ceux-là sont en général gouvernés par un destin cruel, et leurs efforts les plus
douloureux consistent à découvrir l’ombre ou le sang étranger que recèle leur
être.
Je ne prétends pas écrire des vérités générales ni éternelles.
Je rappelle en passant que le sentiment de l’éternité et le désir d’observer la loi
m’ont quitté depuis longtemps.
Entendons-nous, tout ce que j’écris est issu de quelques vies : la mienne, celle
d’Isabel, celles de mes amis.
Une cellule et quelques proches, dans une certaine osmose.
L’amitié de Tom repose sur un malentendu, il se méprend sur mon compte.
Je ne suis pas le sage, le savant qui s'est élevé au-dessus du mal.
Mon passé n’a pas été orageux et mon présent n’est pas le calme plat.
Je n’ai pas bourlingué de par le monde comme le croit Tom, sous l’effet de mes
contes du soir.
C’est maintenant, au contraire, que j’affronte les tempêtes et le mal, que je me
heurte à l’imprévu.
J’ignore s'il s'ag it d'un conflit métaphysique, d’un conflit réel ou imaginaire,
mais je sais qu’il est différent de tout ce qui m’a tenté et que j’ai combattu
dernièrement.
Tom a trouvé en moi the man who knew too much - je modèle lentement mais
sûrement son cerveau habité par trop peu de pensées, nourri de trop peu de
lectures.
Ce sont alors pour lui des séries infinies de notions compliquées, obscures,
fantasques, aux nuances insaisissables.
Seule une tête bien pleine, captivée par les livres, peut mettre de l’ordre dans les
faits, peut les décanter, les agencer, les éclairer.
faits, peut les décanter, les agencer, les éclairer.
Moi, je ne suis jamais aussi lucide que la veille d’un surmenage.
Cela m’est évidemment propre et je ne le note que pour illustrer un aspect de ma
personnalité, réfractaire à une éducation qui privilégie le corps au détriment de
l’esprit.
Tom ne me connaît pas et ne me connaîtra sans doute jamais.
Je me situe au-delà de l’horizon de son entendement.
De son côté, il se situe peut-être sous le mien.
Qu’il me soit permis de dire ceci : moi, je peux espérer comprendre le vrai Tom
(s'il existe), tandis que lui ne pourra jamais pénétrer dans la lumière et l’ombre
de « l’autre» qui est en moi.
Oh! ce précieux étonnement qui me cache, qui me protège contre les regards
indiscrets.
Un génie n’est pas facilement compris; mais un génie stérile ne peut jamais
l’être.
Il est des sommets lumineux qu’on peut atteindre précisément parce qu’ils sont
lumineux.
Lorsque le brouillard s'étend partout, lorsque les gouffres de l’étonnement
menacent partout, personne, personne ne peut connaître la montagne qui n’a ni
nom ni maître.
Je suis libre parce que ma pensée n’a pas taillé la pierre.
La catharsis la plus féconde, ce n’est pas la création, c’est l’impuissance à créer.

Dès le jour où il vint partager ma chambre - la sienne étant louée à Mr Thacker,


du Bureau des douanes -, Tom me proposa ses services comme moniteur de
gymnastique.
Des mois s'étaient écoulés depuis que j’avais découvert que les autres pouvaient
admirer mon corps, sans d'ailleurs qu’il y eût en cela quoi que ce soit de sexuel.
Une admiration esthétique, pour un corps statuaire.
Des mois s'étaient écoulés et j’avais oublié.
En me voyant déshabillé, Tom ne cacha pas sa surprise.
Malgré les heures que je passais chaque jour penché sur les livres ou les
estampes, mon corps gardait la structure robuste et l’équilibre viril légués par
mes aïeux.
Car je suis le dernier rejeton d’une famille dont la renommée s'étendait sur les
deux rives de l’Argesh.
deux rives de l’Argesh.
Mes points faibles n’échappèrent cependant pas à Tom qui, le soir même,
m’expliqua les exercices à effectuer.
Nu et blanc sur le tapis, mon corps exécutait les mouvements qu’il m’indiquait.
J’en appris de difficiles, je connus la volupté de l’effort physique, les poings
serrés sur la barre des haltères, la nuque raidie, le pouls accéléré, le souffle court.
En peu de semaines, mes muscles gagnèrent en élasticité et en fermeté, ma
démarche en aisance.
Et, depuis que je pratiquais la boxe, je toisais de haut les passants et
m’aventurais sans crainte, la nuit, dans les bazars.
Une fois par semaine, Tom mesurait le volume de mes muscles et de ma cage
thoracique et se livrait à des calculs complexes pour déterminer le coefficient de
mes progrès.
Il était tellement content des résultats que, après s'être jeté une serviette sur les
épaules, il courait annoncer les chiffres, à grands cris, à toute la maisonnée.
Quelques minutes plus tard, chacun les connaissait, de Mrs Axon à Isabel et aux
sœurs Irving, en passant par Verna.
Mais celle-ci refusait de s'enthousiasmer, elle préférait continuer à embêter Mr
Thacker en lui agitant un éventail sous le nez.
Mr Axon m’obligeait à boire du whisky, et quant à moi, conquis par la liesse
générale, j’invitais tout le monde chez Elphinstone.
Mon plaisir ne venait toutefois pas de là.
Je souriais avec indifférence en consultant les chiffres et, quand Tom m’en
expliquait le sens et les comparait à ceux mentionnés dans ses revues, je ne me
réjouissais toujours pas.
Mais il m’offrait une grande joie lorsque, le visage transformé par la
concentration, il élaborait de nouveaux exercices ou improvisait des combats sur
le tapis.
Ceux-ci - de la lutte libre-, francs et acharnés, constituèrent pour moi une réelle
surprise.
Ils commençaient par une sorte de rituel, d'un charme indicible, comme tous les
rituels du monde.
Tous deux dans la même nudité totale, nous nous regardions dans la glace, côte à
côte, la tête haute, les muscles bandés, la cage thoracique gonflée.
Tom le corps brun et svelte, la poitrine large.
Moi plus grand, le corps blanc, les jambes longues.
Nous poussions des cris, nous nous félicitions en redécouvrant chaque soir notre
beauté.
En redécouvrant la rondeur de nos épaules, une rondeur dure, tout en muscles.
Ou en redécouvrant nos poitrails aux lignes obliques vers la jointure avec les
Ou en redécouvrant nos poitrails aux lignes obliques vers la jointure avec les
aisselles ; et nos beaux ventres plats cachant la laideur des entrailles ; et nos
cuisses serrées aux os larges, nos sexes jeunes, robustes, calmes.
Et nous admirions nos genoux saillants, ces gonds de nos jambes à la ligne sûre,
sur nos pieds solidement plantés sur le sol.
Nous nous saluions, puis le combat commençait.
L’un serrait le poing de l’autre et le mettait à genoux.
Nous luttions amicalement, sans hargne, sans viser la victoire à tout prix.
Je ne fus pas long à apprendre la technique et la stratégie de Tom.
Du bras gauche il me cravatait et immobilisait mon bras droit, tandis qu’il
enserrait mes hanches d’une jambe, en l’appuyant sur le genou de l’autre.
Il me battait rapidement, après quoi il commentait le combat avec un sérieux
enfantin.
Je n’épargnais pas mes efforts pour vaincre et pourtant je perdais toujours, en
raison du relâchement qui suit la concentration maximale.
Un soir, la lutte dura plus longtemps que d’habitude.
Nous étions exaspérés chacun par la résistance de l’autre.
Nos muscles, durcis mais souples, nous donnaient une fabuleuse sensation de
dilatation, plus imaginaire que réelle.
Nos bras cherchaient et trouvaient des points d’appui inattendus.
Selon nos positions, nos regards se posaient au hasard, sur le tapis, sur un coin
de lit ou de mur, sur le miroir.
Je me souviens de pensées éparses, d'espoirs puérils, de sentiments humiliants.
Je devinais le sang de Tom bouillonnant comme le mien.
Tout à coup, je sentis qu’il se rendait, qu’il voulait être vaincu, bien qu’il fût le
plus fort.
Une seconde plus tard - en fait, combien de secondes ? - je le faisais toucher des
épaules.
Obéissant à une impulsion irréfléchie, je mis un pied sur sa poitrine : je réalisais
ainsi le groupe statuaire de mon adolescence.
L’effet fut d’une grandeur étrange.
Ma victoire dura une éternité.
Et pourtant, je n’éprouvais pas cet étonnement que je gardais en moi depuis tant
d'années.
J’avais envie de pleurer.
Tremblant, épuisé, Tom m’applaudit.
- C’est moi qui ai voulu que tu gagnes! - Non, Tom, c’est moi qui l’ai voulu! Le
combat reprit, sauvage.
Nous étions inconscients, fatigués, acharnés.
L’instinct nous plongeait dans une brume torpide.
L’instinct nous plongeait dans une brume torpide.
J’ignore quand je me ressaisis, je sais seulement que ce fut en même temps que
Tom.
Et ma conscience me montra le crime commis contre moi et contre Tom, contre
la saine simplicité de notre amitié.
Je venais de le vaincre une deuxième fois, mais comme j’aurais vaincu une fille.
En le haïssant, je l’avais aimé - mais comme j’aurais aimé une fille.
Notre réveil ne fut pas tragique, mais nous étions tous deux accablés par ce qui
s'était passé.
Nous nous couchâmes sans nous regarder, moi tourné vers mes reproductions de
la période Ashikaga, lui vers ses appareils de gymnastique.
Cette nuit-là, je rencontrai de nouveau le démon, réel, vivant, proche.
Je me revois, en haut d’ un escalier de pierre, la tête cachée entre mes bras, et
devant moi, surgi de l’ombre, le compagnon de mon adolescence, le même, le
tentateur, souriant.

Dès le lendemain, je vécus autrement.


J’avais deviné, puis compris, la présence du péché, du péché retentissant,
chrétien, humain.
Je le sentais en moi, simple et tragique, et cela balayait tous les arguments que je
pouvais forger, toutes mes recherches d’excuses, philosophiques ou triviales.
Afin de survivre, je dus changer.
Je ne retournai pas à mes anciennes croyances moyenâgeuses.
Je ne m’imposai pas de discipline, car la liberté dont j’avais trop joui avait brisé
ma volonté.
Celle-ci était à présent débridée, intermittente, entrecoupée de vastes périodes
d'aridité ou de repentir, capricieuse.
Je mis fin aux exercices physiques avec mon moniteur et victime.
Le premier soir où nous nous retrouvâmes de nouveau nus, nous fûmes en proie
tous les deux à un sentiment pénible, accablant : douleur muette, dégoût et
désespoir, une sincère envie de fuite.
Je lisais sur le visage de Tom le tourment et les pleurs de mon âme.
Nous étions des jouets du destin, qui se plaisait à nous réunir ainsi.
Pendant quelques jours, nous ne nous étions pas revus nus.
Nous nous évitions d’instinct.
Lui, il rentrait tard du collège; moi, je travaillais nuit et jour, avec un indicible
effroi.
effroi.
Ce soir-là, je m’étais attardé à la salle de bains.
Je ne sais pourquoi, car cela ne m’était encore jamais arrivé, je me regardais
longuement dans la glace.
Je n’entendis pas Tom quand il rentra.
De son côté, il ne se doutait pas de ma présence.
Il se déshabilla et commença ses exercices sur le tapis.
J’ouvris la porte et, de nous voir, de regarder nos corps, nous fûmes pétrifiés.
Il y avait entre nous un lourd péché dont nous n’étions coupables ni l’un ni
l’autre, poussés tous deux par le compagnon de mon adolescence.
Tom l’ignorait.
Je ne savais que dire, que faire.
Je suivis alors le conseil d’un instant de bonheur entrevu, anticipé dans mon
esprit, et je m’agenouillai devant Tom.
Mes paroles, mes prières, je ne m’en souviens pas.
Je priais peut-être le maître du paradis perdu.
Je fus à un moment donné tiré de cet état second par les pleurs de Tom, doux et
sages, à l’opposé de mes sanglots.
Prudent, il me demanda de me raire, car je risquais de nous mettre dans une
situation délicate.
Mrs Axon pouvait nous entendre.
Nous nous levâmes, nous nous embrassâmes comme des frères et nous enfilâmes
nos pyjamas, le cœur apaisé, serein.
J’étais heureux comme n’importe qui, comme n’importe quel chrétien.
Ce fut le seul acte chrétien - pur et sacré, spontané et éternel - que j’accomplis
dans ma nouvelle existence vouée aux caprices de mon esprit et à la liberté de
mes faiblesses.
Nous ne reprîmes pourtant pas nos exercices.
Nos corps nus ne nous troublaient plus, mais les contempler ensemble et faire
leur éloge nous aurait paru insensé, infâme.
Je remarquai bientôt que Tom s'était fortement attaché à moi, qu’il était soumis,
sous ma coupe.
Malgré mes réticences, il devenait un ami idolâtre.
Je ne saurais dire si c’était dû au péché que nous avions commis.
Cela pouvait venir tout aussi bien de l’acte de repentir et d’amour qui nous en
avait lavés.
Tom m’aimait beaucoup auparavant aussi, il m’admirait et, me croyant bon,
m’encensait.
Mais, après le péché, il n’eut de plus grand bonheur que de m’é tout er parler.
Je choisissais les sujets au hasard : des films ou les Évangiles, le sport ou les
Je choisissais les sujets au hasard : des films ou les Évangiles, le sport ou les
romans d’Edgar Wallace, que je devais lire pour ne pas le froisser.
Durant notre purgatoire, je fus souvent entraîné dans d’autres épreuves, stupéfait
par d’autres révélations.
Écrivain inexpérimenté, je les ai laissées de côté pour finir l’histoire de Tom.
Je les raconterai par la suite… Je manquais donc par moments à l’amitié de
Tom.
Et il devinait que j’étais absorbé ailleurs.
Il prenait l’habitude de se conduire avec moi comme avec un malade.
Il marchait sur la pointe des pieds, se couchait tôt.
Il ne me parlait pas, ne me posait pas de questions.
Il était une ombre soumise et j’apercevais - lors de mes lectures nocturnes,
penché sur des pages aux figures grotesques - son corps brun, son corps pur.

Je ne me rappelle pas quand je commençai à œuvrer sérieusement pour induire


Tom en tentation.
Sans doute la semaine où je me lançai à l’assaut d’Isabel.
Mon entreprise visant à tenter Tom fut, cette fois, sincère et complètement
spirituelle.
Je l’avais entamée depuis longtemps, désormais je l’organisais.
Quelle joie neuve, pour mon cœur stérile, que de me diriger par des voies
diverses vers le frère et la sœur ! Je choisissais celle de la liberté avec Tom, celle
de l’esclavage avec Isabel.
Les faits éclaireront ces paroles, apparemment creuses, comme toutes celles
qu’on prononce avant de passer à l’acte.
Isabel ne pouvait pas soupçonner ce qui s'était passé entre Tom et moi.
Elle ne voyait que notre amitié, l’amitié de deux jeunes gens qui font ensemble
de la gym et sortent bras dessus, bras dessous, certains soirs.
Elle connaissait les côtés sportif et social de notre camaraderie, peut-être aussi
son aspect moral, mais certainement pas sa dimension mystique, unis que nous
avions été par la volonté du démon, et lavés par l’acte spontané, divin, du
repentir.
Isabel s'attachait à moi de plus en plus.
Les graines de la tentation semées un an plus tôt germaient déjà, hâtées par ma
présence, par certains de mes gestes.
Comme je l’ai dit, depuis que je ne touchais plus ma bourse, l’argent me
Comme je l’ai dit, depuis que je ne touchais plus ma bourse, l’argent me
manquait.
Je vivais de mes économies et des subsides d’un oncle qui se souvenait encore
de moi et m’adressait tous les quelques mois une somme pour laquelle il ne
recevait que des remerciements télégraphiques.
Car je n’envoyais plus de lettres, sous aucun prétexte.
Et, naturellement, on ne m’en envoyait pas non plus.
Pendant les premiers mois, je souffris de mon isolement, puis je compris qu’il
représentait un rare privilège.
Je ne savais plus rien de mon pays du Nord.
N’importe quoi pouvait s'y passer et je l’ignorerais, tout comme je l’ignore
aujourd’hui… Mon libre élan devait m’entraîner dans des changements que
j’aurai crus impensables avant qu’ils ne s'accomplissent.
Si je devais résumer mon expérience en quelques mots, je dirais que le jeu me
menait toujours plus loin, toujours plus profondément dans le réel.
Et ma philosophie se réduirait à un seul dogme : joue! Seul le jeu permet de
garder l’instinct de la réalité, de vivre et de se mouvoir dans la réalité.
Tous les autres dogmes, moraux ou immoraux, sont des tissus de fantasmagories.
Ayant trop peu d’argent, je dus donc travailler pour en gagner, ce que je n’avais
encore jamais fait.
Et comme je ne l’aurais pas imaginé : jouer du piano pour la troupe des sœurs
Irving ! Or, cela me lia davantage aux Axon.
Une intimité inattendue imprégna nos rapports.Je gagnai la confiance de Mrs
Axon grâce à l’argent que je touchais autant qu’à mon travail intellectuel.
Et j’éveillai ses espérances grâce à l’amitié nouée entre Isabel et moi, et son
affection, grâce à ma décision affirmée de rester son pensionnaire.
Ma paie de pianiste au Bristol Theater représentait l’équivalent de ma bourse.
Mais, dorénavant, je devais travailler six heures par jour, du travail pour de bon,
dur, forcé - ce qui amena Mrs Axon à me considérer comme un homme digne de
ce nom.
Isabel vivait maintenant des moments de joie, quand elle m’accompagnait aux
répétitions.
Pendant la journée, la salle du Bristol Theater est impressionnante parce qu’elle
est vide.
Ceux qui y pénètrent à ces heures-là se considèrent comme des élus, admis à une
cérémonie occulte et majestueuse.
Les répétitions du jeudi marin étaient les plus agréables.
Isabel s'asseyait sur le banc des directeurs de scène, heureuse de pouvoir
regarder les danseuses et bavarder avec les jeunes gens qui couraient entre le
plateau et les ateliers, sans gilet, les manches retroussées au-dessus des coudes.
Elle devint bientôt plus qu’une visiteuse : une participante au même titre que les
Elle devint bientôt plus qu’une visiteuse : une participante au même titre que les
autres girls.
Son dépit de ne pas être à la hauteur pour les pas les plus difficiles était
amplement compensé par le bonheur de déclencher des applaudissements
unanimes quand elle chantait Ramona ou My blue Heaven ou encore That’s my
weakness now.
Les douze filles étaient dirigées par Catherine, mais le directeur officiel était
Staline, un Russe venu d’Australie et qui avait épousé la fille du patron.
S’il touchait à tous les arts, le ballet n’était pas son fort.
Selon lui, une danse ne pouvait plaire que si on l’arrangeait sur un rythme du
folklore russe, aussi modifiait-il curieusement le jazz.
Des réminiscences de sa jeunesse vécue dans la Russie impériale lui tenaient lieu
d’imagination.
Il n’avait ni qualités ni défauts - il faisait très peu russe.
C’est peut-être pourquoi il souhaitait tellement russifier rom.
Il avait pour assistant un certain Fox, formé à l’école américaine et qui était
même allé jusqu’à San Francisco, en tant qu’apprenti télégraphiste sur un navire
hollandais.
S’il apportait cour des États-Unis, il faut dire qu’ il n’apportait pas beaucoup.
Cependant, c’est à ses emprunts et à son travail que la troupe devait ses plus
beaux succès.
Isabel, qui s'était liée d’amitié avec lui, l’appelait « fox » ou « darling », mot
qu’elle réservait jusque-là à Noël.
Elle ne pouvait pas ne pas penser à Fox en tant qu’époux virtuel et voir leur
mariage en rose autant que le nôtre (tel qu’elle l’imaginait) car si je devais
l’emmener en Europe, Fox, lui, l’aurait emmenée en Amérique.
En outre, il avait de fortes chances de devenir riche, tandis que je n’en avais
guère de sortir de la condition médiocre dans laquelle je végétais depuis que
j’avais commis la folie de renoncer à ma bourse.
(Isabel jugeait cela tellement inexplicable et absurde qu’elle refusa longtemps de
me croire, préférant me tenir pour un menteur plutôt que pour un idiot.) Le piano
se trouvait dans un coin de la scène.
Le patron du théâtre réalisait de sérieuses économies en ne payant pas un
professionnel.
J’accrochais ma veste au portemanteau, comme tous les autres jeunes, et je me
mettais à jouer.
Catherine observait les mouvements des filles, marquait la cadence en tapant
dans ses mains, m’arrêtait, faisait reprendre la danse, indiquait de nouvelles
figures, critiquait ou félicitait, encourageait, s'écriait : «My goodness.’ » Au
début j’étais gêné par ma situation et, dans un sens, par ma déchéance sociale.
début j’étais gêné par ma situation et, dans un sens, par ma déchéance sociale.
Je gardais mon titre de « docteur », mais j’avais l’impression que la familiarité
de mes camarades dissimulait une joie méchante.
Il n’en était rien.
C’étaient des vestiges de mon ancien orgueil qui me faisaient rougir, pâlir,
simuler la hauteur ou l’indifférence pour signifier que je me trouvais là malgré
moi, par un caprice du sort.
Je m’aperçus bientôt que personne ne me méprisait.
Je devins le copain de tout le monde.
Quant à Isabel, notre amitié prit une tournure nouvelle.
Désormais, elle espérait davantage.
Elle se montrait beaucoup plus intime, plus affectueuse.
Certains soirs, nous nous enlacions par mégarde, et notre étreinte se prolongeait.
Isabel continue à se taire dans ce cahier.
Elle reste la même.
Moi - et celui qui habite le cœur d’Isabel -, j’ai changé.
Comment, comment - voilà ce que j’essaye de dire, mais sans trop le
comprendre moi-même.
Je fis miens les usages des gens du music-hall.
J’y allais quelquefois la nuit, quand il y avait club de jazz.
Je mettais mon meilleur complet et Tom m’accompagnait.
Nous ne payions que les consommations, ce qui le comblait : ce privilège lui
semblait fabuleux.
Ayant décidé de faire de Tom un sujet d’expérimentation, je préparai
soigneusement le terrain.
Ma décision de l’obliger à quitter sa ville pour le vaste monde, je la pris une nuit
où je souffrais trop de la chaleur et où j’étais trop anxieux pour travailler; je ne
continuais que machinalement, parce qu’on doit achever ce qu’on a entrepris.
Je comprends d’ailleurs qu’on limite ses efforts à tel ou tel domaine de la
recherche, nourriture indispensable de l’esprit moderne, impuissant à recueillir
seulement les principes ou à renoncer à recueillir.
Tom dormait, bercé par le ronronnement du ventilateur.
Mon ombre projetée sur le mur parmi les estampes japonaises avait quelque
chose de féerique, telle une image de lanterne magique.
Mes pensées fuyaient, revenaient, s'enfouissaient dans le tréfonds de ma
mémoire coupée en deux, comme si je ne vivais que depuis le jour où j’avais
quitté le rivage de la mer Noire.
Tout le passé précédant mon départ était oublié ou, si je m’en souvenais,
semblait appartenir à quelqu’un d’autre, relever de circonstances extérieures,
indépendantes de ma volonté, opposées à mes désirs.
indépendantes de ma volonté, opposées à mes désirs.
Je possédais une mémoire vivante et une mémoire morte.
Pensant à l’eau vive et à l’eau morte des contes de fées, j’interrompis ma lecture.
Je me disais que, semblablement au prince charmant, je pouvais me mettre à
mort (dans le sens de l’oubli de soi) et ressusciter (dans le sens du sentiment de
la présence) en buvant l’un ou l’autre des deux philtres.
Je plongeai cette nuit-là dans ma mémoire morte, glacée.
Et alors, par une étrange association d’idées, je vis Tom mort, je le vis gisant
dans le sortilège de l’eau morte, je le vis tel que j’étais moi-même pendant mes
années de métaphysique et d’aliénation.
Troublé, je tournai la tête pour le regarder.
Il dormait en souriant, nu.
Je ressentis un tel bonheur que, bien qu’ayant conscience du péché que je
commettrais en le poussant sur les chemins du vaste monde - lui, le pur,
l’immaculé, l’innocent -, je sus que mon œuvre ne serait pas le fait du démon et
que, si le Dieu de Tom existait comme il le croyait, c’était Lui qui me tentait à ce
moment-là, et non le malin.

J’eus le lendemain ma première conversation sérieuse avec Tom à propos de son


départ.
Il connaissait et aimait déjà le monde grâce à mes récits.
Mais à présent, j’allais plus loin : pourquoi se contenter de le voir par mes yeux?
Il est fort, il est jeune.
Mon amitié souffre de le savoir lâche.
Car il l’est en demeurant avec sa mère et ses sœurs.
Sa vigueur, sa foi, son âge doivent le conduire à ouvrir des portes, à escalader
des murs.
- Tom, lui disais-je, le catholicisme signifie richesse et lutte.
La timidité et l’éloignement du monde n’expriment pas l’esprit de Rome.
Rappelle-toi la parabole du fils prodigue et le sermon de father Lucas dimanche
dernier.
- Mais maman ne me laissera jamais partir.
Je suis son seul fils et elle pourrait avoir bientôt besoin de mon aide.
Et puis, n’oublie pas que j’ai trois sœurs et que grand-mère est bien vieille.
Non, Doc, elle ne voudra pas…
- Tom, on reconnaît les hauts faits aux obstacles qu’il a fallu vaincre pour les
- Tom, on reconnaît les hauts faits aux obstacles qu’il a fallu vaincre pour les
accomplir, des obstacles qui résident toujours dans l’âme.
Pourquoi n’obéis-tu pas au premier commandement de la religion : «Quitte tout
et suis-moi » ? - Il y a aussi d’autres commandements dans l'Évangile… -
Chacun y recueille ce qui peut le guérir ou le réaliser.
N’oublie pas que tu dois ce réaliser.
Le catholicisme signifie richesse, Tom, or tu es pauvre.
Pauvre de tous les points de vue.
Tu ne connais rien, tu ne peux rien, et pourtant un seul pas suffirait pour que tu
deviennes riche et puissant.
- Mais je ne veux pas le devenir si je dois pour ça fâcher ma mère.
- Tu préfères fâcher le bon Dieu ? - Si je m’en vais, Doc, ça causera aussi à
maman des soucis d'argent.
Tu sais que nous ne sommes pas riches.
Ici, je suis moniteur dans un collège.
Mais ailleurs, en Amérique, que pourrais-je faire pour gagner ma vie? Et il n’y
aurait que l’Amérique, puisque je ne parle que l’anglais… J’éclatai de rire.
Je lui dis qu’un vrai jeune homme devait prendre des risques.
N’en avais-je pas pris, moi? Pouvais-je imaginer, à Port-Saïd, que, seulement un
an plus tard, je ferais le pianiste au Bristol Theater ? J’aurais cru mourir de faim
si l’on me privait de ma bourse; or, je découvrais que j’avais plus d’une corde à
mon arc.
Lui, avec son corps parfait et son talent de gymnaste, il trouverait sans peine de
l’embauche dans un music-hall.
Je mentais : je savais pertinemment que ni son physique ni ses performances ne
lui rapporteraient jamais un sou.) J’inventais chaque jour de nouveaux plans, je
revenais à la charge, je resserrais les mailles de la tentation.
Tom, qui m’adulait, perdait ses derniers points de repère.
Je l’attaquais sur deux fronts : celui du catholicisme et celui du sport.
Je le persuadais que Mrs Axon aurait bientôt oublié ses griefs, pour se réjouir de
ses succès.
Je ne lui annonçais que des victoires.
Je ne mentionnais surtout pas les terribles bouleversements qu’impliquent les
départs, les ténèbres qui envahissent l’âme du fils prodigue, l’aliénation
qu’entraîne l’oubli.
Je n’évoquais pas mes mésaventures, je ne dévoilais pas le gouffre creusé en moi
par la séparation d’avec ma terre et mon passé.
Encore une fois, je ne lui annonçais que des victoires; or lui, pareil en cela aux
autres champions, plaçait la victoire au-dessus de tout.

Un soir de mars, Tom nous accompagna au Bristol, les sœurs Irving, Isabel et
moi.
Il paraissait tantôt agité, tantôt calme et - lui, le catholique fervent - porté sur des
questions bien de ce bas monde.
J’étais de mon côté dans un état second, excité, passionné, mais pas par les
problèmes de Tom.
Ce soir-là, mon trouble venait d’Isabel, qui m’attirait comme un aimant.
Elle était plus belle que jamais.
Elle riait, s'abandonnait dans mes bras, acceptait des étreintes pour rire, me
lançait des provocations de collégienne.
Tom se montrait anxieux.
Il souhaitait me parler, mais me devinait loin de lui.
Je ne pense pas toutefois qu’il pût soupçonner combien je me sentais proche du
corps d’Isabel.
Pour lui, j’étais dans un sens un saint, au-delà du mal.
Il ne pouvait pas nourrir l’ombre d’un doute sur la pureté de mes sentiments
envers sa sœur.
En y repensant aujourd’hui, je comprends le symbole de cette soirée.
On dirait que je suis voué à troubler les âmes, mais sans être partie prenante,
sans m’engager dans le drame, sans y tenir d’autre rôle que celui du déclencheur.
On le joue sans moi, mon ombre et l’idée que j’ai semée suffisent.
Nous improvisâmes tous les six un dîner bohème dans la loge des sœurs Irving.
Moi j’offris les glaces et le whisky, que j’allai acheter au buffet.
Isabel était belle, si belle… Pour la première fois, elle but du whisky - beaucoup
- dans mon verre.
Mais je ne m’attarderai pas sur cette dînette, qui est sans rapport avec mon
propos.
Dès que nous eûmes fini, les Irving nous chassèrent de leur loge, car elles
devaient se changer, passer des toilettes espagnoles.
Tom rencontra des amis et renonça à me parler.
Isabel et moi allâmes attendre le début de la représentation dans les coulisses.
Je fumais, trop troublé pour avoir de la suite dans les idées, Isabel pendue à mon
cou.
Nous nous regardâmes dans les yeux et nous éclatâmes de rire.
Je jetai ma cigarette et j’embrassai Isabel sur la bouche, longuement, avec une
espèce de cruauté, comme je n’avais encore jamais embrassé personne.
espèce de cruauté, comme je n’avais encore jamais embrassé personne.
Il y avait de la sauvagerie, de la rage dans mes lèvres, une acceptation céleste sur
celles d’Isabel.
Notre baiser dura trop longtemps pour que je ne perde pas la tête.
Mais Isabel? Je la pris dans mes bras et la portai dans un atelier où, je le savais,
personne ne risquait d’entrer à cette heure-là.
- Qu’est-ce que tu fais? Qu’est-ce que tu fais? Elle riait et pleurait en même
temps.
Moi, tous les péchés m’habitaient.
Je croyais à une invite déguisée.
Mais, en cet instant, elle me haïssait, elle me haïssait sincèrement, de tout son
cœur, la sensualité remplacée par le dégoût et les larmes.
Nous tombâmes sur une banquette au fond de l’atelier, mais Isabel montra
soudain une force inattendue.
Sans crier, elle se défendait avec acharnement.
Quant à moi, j’étais curieusement crispé.
Je me demandais quelle folie me frappait, pourquoi je continuais à la brutaliser,
à la blesser, au lieu de tomber à ses pieds pour implorer son pardon, pourquoi je
devais commettre le péché et ensuite essayer de laver la souillure.
Ses ongles m’avaient mis le visage en sang, mais j’étais vainqueur.
Elle ne se débattait plus qu’à peine, elle attendait.
Je regardais ses cuisses brunes, sa tentatrice virginité.
Et puis, aussitôt, je fus pris d’un immense désespoir, j’éclatai en sanglots et, la
tête encre les mains, je me maudis dans la langue de mon pays.
Isabel me dévisageait avec stupéfaction.
Des traînées de larmes sillonnaient son maquillage.
Sa robe du dimanche remontait au-dessus de ses cuisses aux bas tire-
bouchonnés.
Elle tremblait, maintenant assise, poussait des soupirs.
Tout à coup, elle cria, les poings brandis devant mon visage éploré : - I hate you
! I hate you, beast ! I hate you ! L’écœurement et les sentiments mêlés qui me
vieillirent alors sont aujourd’hui enfouis au fond de ma mémoire.
D’autres souvenirs se sont ravivés.
Mon adolescence et «l’étonnement après le triomphe» combattaient le démon de
mes rêves.
Comme je le haïssais, cette nuit-là! Mais pouvais-je expliquer à Isabel que
c’était lui le coupable? Je n’osais pas me repentir comme je l’avais fait devant
Tom.
Il est un vrai chrétien, lui.
Isabel l’était peut-être aussi.
Isabel l’était peut-être aussi.
Mais, sinon, je n’aurais pas survécu à mon humiliation.
Et pardessus tout, dans les brumes de mon génie stérile, le même étonnement
pétrifié, la même peur de celui qui se sent emporté par l’autre, par l’homme noir
ou l’homme blanc qui l’habite, cet inconnu, ce non vu.

Isabel rentra seule, prétextant une furieuse migraine.


Elle ne dit rien à personne.
Moi, je l’évitai plusieurs jours de suite.
Pour oublier, je travaillais jour et nuit.
Quant à Tom, je ne voulais rien savoir de lui.
Je l’ignorais.
Mon seul souci : bannir de moi la honte, le dégoût, la crainte.
J’annihilais les visions de la première nuit.
Je ne voulais pas redevenir chrétien.
Je ne voulais pas pleurer, m’humilier, prier, lutter contre un démon et un songe.
Comprenant que je ne trouverais la rédemption que sur le chemin de la liberté et
du péché, je changeai de combat.
Je me dirigeai vers d’autres tentations.
Les tentations et les péchés jalonnent les routes de la chair, et tel est le bonheur
de l’homme.
En péchant il s'affranchit : de la stupidité, du christianisme, des démons.
Il devient simple et pur.
La lumière ne vient pas de la lumière, elle vient des ténèbres.
Mon réveil, ce furent encore le rire et l’indifférence.
Mais je ne ressentais plus la même liberté.
Quelque chose, quelqu’un - dans mon âme - s'éteignait, brisé, en larmes.

VI

La parabole du fils prodigue


Nous dûmes pourtant nous regarder de nouveau dans les yeux, Isabel et moi,
puisque nous étions assis l’un en face de l’autre au breakfast et au dîner.
puisque nous étions assis l’un en face de l’autre au breakfast et au dîner.
Et nous parler, pour écarter les soupçons.
Notre vie retrouvait ses ornières.
Nous simulions l’amitié.
Mais un œil perspicace aurait remarqué le mépris et le dégoût d'Isabel s'il nous
arrivait de nous effleurer, comme il aurait remarqué mes sursauts d’effroi mal
contenus.
Car notre vie, en réalité, était étrange, faite de haine et d’écœurement, de
tentatives d’oublier et d’aller de l’avant.
Un secret nous unissait, nous contraignait à l’alliance.
Le soir, si Mr Axon levait son verre de whisky «à la santé de ces deux jeunes »,
nous devions nous faire les yeux doux.
Et lorsque sa mère lui reprocha «de négliger ses amis, de ne pas me parler »,
Isabel rougit, me sourit, se défendit : - Mais non, mammy, ce n’est pas vrai… -
Isabel rêve trop, dis-je, sarcastique.
- Et je ne pense pas que vous soyez étranger à ses rêves, Doc, insinua Mrs Axon.
- What rubbish, mammy! - Ses nouveaux amis, mistress Axon, ses nouveaux
amis… Et son dilemme à propos de Noël…
- Oh! Noël, c’est tout autre chose, murmura Isabel.
- That’s right ! conclut Mrs Axon, à notre grand soulagement.
Lorsqu’elle recevait des amies qui la pressaient de leur chanter des romances,
Isabel ne pouvait pas toujours refuser et alors je devais l’accompagner.
Le piano était désaccordé, les romances idiotes et moi nerveux.
Cependant, nous voyant l’un près de l’autre dans la lumière verte de la lampe du
salon, ses amies imaginaient des choses qu’elles commentaient sur le chemin du
retour chez elles.
Elles demandaient parfois des chansons où abondaient les I love you et
applaudissaient à la fin de couplets aussi stupides que My inspiration is you.
Pour moi c’était agaçant, pour Isabel pénible.
Mais nous feignions de sourire tous les deux, en évitant toutefois de nous
regarder.
Par ailleurs, je repris mon assurance beaucoup plus vice qu’Isabel.
Je nouai avec Lilian et Verna des rapports étranges, dont je parlerai bientôt.
Une amitié charnelle, diabolique.
Cent péchés me tentaient.
Et c’est dans le péché que je cherchais et trouvais l’oubli.
Plus je me prouvais que je savais plonger dans le mal avec indifférence, plus
s'éloignait le souvenir de notre corps à corps au Bristol.
Tandis qu’il restait étonnamment vif pour Isabel, qui en frémissait encore de
dégoût.
dégoût.
Je le voyais clairement à ses gestes quand elle se tenait près de moi.
Aussi prétextais-je parfois mon travail pour lui épargner ma présence.
Certains jours, je prenais le breakfast et le thé dans ma chambre, en lisant.
Je continuais en effet à emprunter à l’Imperial Library et à dévorer avec la même
passion des livres précieux sur les arts asiatiques.
Mon ouvrage avançait, se clarifiait, mais j’avais renoncé à le publier un jour.
Tom me parlait peu car je ne lui posais pas de questions.
Je lui souriais puis reprenais ma lecture pour mettre fin à nos brefs dialogues.
Je ne compris que plus tard ce qui se passait dans son cœur, trop tard pour
l’arrêter.
Ayant découvert le vice de Verna, j’y participais avec une passion démoniaque.
Mais je le pratiquais sans aucun plaisir sexuel.
Simplement pour en donner à une fillette de douze ans, parce que c’était un
péché.
Je ne suis d’ailleurs pas un sensuel.
Mes rares liaisons m’ont répugné après la première nuit.
Mes succès en matière d’érotisme relèvent des principes, des idées et visent la
conquête et l’expérience.
C’est pourquoi j’ai écrit un jour qu’un vrai don Juan devrait être un théologien -
dans le sens de la substance, non de l’érudition.
Ce qui m’intéresse chez une femme, ce sont ses vertus ou ses vices.
Une fois que je les connais, ils m’écœurent.
Les étreintes les plus folles me laissent froid.
Ma lucidité me donne mille nouveaux yeux pour savourer le paysage brûlant des
cuisses écartées.
J’ai trop aimé la métaphysique pour ne pas me rapprocher des femmes.
Mais plus je m’en rapproche, plus je suis libre et maître de mes pensées.
Non, la femme ne m’a jamais ému.
Je ne cherche en elle que sa part d’ange ou de démon.
Le sexe n’est pour moi qu’une liberté de plus, une hypothèse à confirmer ou à
infirmer.
Je l’ai dit, j’ai crop vécu dans la métaphysique, cette voie qui, la femme aidant,
nous conduit à la chute ou à la victoire.
Je ne sais pas si je m’explique bien.
Ces questions, qui ont occupé mon adolescence et mes premières années
d’adulte, ne m’inspirent plus aujourd’hui qu’appréhension et mépris.
Je ne peux plus en juger.
Je ne crois plus à mes reconstitutions.
Depuis le jour de ma chute, j’ai abandonné tous les exercices spirituels.
Depuis le jour de ma chute, j’ai abandonné tous les exercices spirituels.
Ce qui ne signifie pas que mes accès et mes péchés aient complètement changé.
Des changements, certes, j’en vois sans cesse.
Mais puis-je affirmer qu’ils n’existaient pas en germe, si ce n’est en fait, dans
mes anciennes tentatives ? J’ai découvert chez Verna une croissance en quelque
sorte retardée, un corps étonnamment petit - j’ai failli écrire rapetissé -, même
pour son âge.
Beau, parfait comme celui d’une poupée.
Et nous nous sommes lancés dans le péché comme on joue à la poupée.
Non, je ne raconterai pas tout, ce serait nauséeux.
Disons seulement que la gamme était riche et vive, mais qu’il y avait des instants
où je détestais la petite Verna.
Son ultime spasme m’irritait.
L’orgasme d’une poupée est monstrueux.
Certains jours, je m’en voulais terriblement.
Mais il ne s'agissait pas du bien combattant le mal dans mon esprit.
Je n’éprouvais pas de remords.
Pas de repentir chrétien.
Je ne versais pas de larmes, je ne m’humiliais pas comme devant Tom et Isabel.
Je m’en voulais de remplacer une jeune fille par une enfant.
Je m’en voulais d’avoir été impuissant à conquérir le corps d’Isabel et de lui
substituer le corps vicieux d'une fillette.
D’être incapable d’atteindre mes buts et, sans y renoncer pourtant, de les
remplacer par des succédanés.
Il était trop tard pour m’arrêter.
Et puis, et surtout, j’espérais que Verna…
Mais, non, je ne suis pas obligé de noter ici toutes les folies, tous les caprices qui
meublaient mes pensées assoiffées de liberté, de péché, d’apaisement.

Je n’allais pas aussi loin avec Lilian.


Elle n’avait aucun vice, elle.
J’admirais la plénitude de ses formes, et ses jambes m’attiraient.
Mon degré d'intimité avec les Axon m’ouvrait bien des portes.
Le grand avantage du bien, c’est qu’il peut à tout moment se muer en mal.
Ma conversation et mon érudition au chapitre des religions, mon assiduité au
travail, mon amitié partagée pour Tom, voilà qui me faisait passer pour une
espèce d'abbé laïque.
espèce d'abbé laïque.
D’autre part, le climat du Bengale me secondait.
Les filles étaient presque nues de mars jusqu’en octobre.
La chaleur endormait Mrs Axon, assoupissait la grand-mère et amenait les
jeunes filles dans ma chambre, fraîche et aérée.
Isabel, on le sait, y était venue la première pour regarder mes estampes
japonaises.
Un an depuis ? Ou bien plus ? En ce temps-là, j’étais troublé par le problème des
dix mille Isabel et par celui de l’homme passé, à travers un miroir, dans l’âme
d’un autre.
La réalité inébranlable de la masse m’humiliait.
Quel prix accorder encore à ce que j’appelais liberté, puissance, génie? Le plomb
de la masse vainc sans combat.
Il triomphe parce qu’il refuse de se battre, de se mesurer au surhomme.
Or, nulle défaite n’est aussi honteuse qu’une défaite essuyée sans combat.
Combien j’en aurais encore à dire sur moi et sur Isabel, qui jadis pénétrait
timidement, sagement, dans ma chambre… Je ne sais rien de Lilian la vierge.
Pourtant, si je l’avais introduite dans mon récit il y a quelques mois, elle aurait
pu y parler, à la différence d’Isabel, qui n’y a imprimé ses paroles qu’après notre
déchirement dans l’atelier du Bristol Theater.
Quel changement! Je n'aurais jamais cru qu’Isabel pouvait être différence des
dix mille.
En criant sa colère de pucelle vexée - « I hate you ! I hate you, beast ! » -, elle
parlait enfin sa langue, sa langue à elle.
Depuis, Isabel est l’unique, l’immaculée, l’indomptable.
Rien ne pourra la ramener dans le troupeau.
Mais qui l'en a sortie, du troupeau des dix mille, qui lui a conféré sa stature, qui a
mis un cierge dans sa main, qui lui a donné une voix ? Moi, moi, moi! Je suis en
cela son père, son précepteur, son confesseur.
Elle est la créature de mon esprit, Isabel qui me hait, Isabel qui m’épie d'un œil
torve, avec un dégoût mêlé de regret.
Voilà pourquoi je l’écris, ce récit : parce qu’il est beau, long, vivant, et que j’y
rencontre partout le leitmotiv de mon étonnement et de ma stérilité.
Le vice ou de folles tentations, la réflexion ou la violence, l’amour ou
l’indifférence, je me sers de tout pour créer.
Sauf de la haine, car elle ne m’a jamais habité.
Elle ne crée pas, elle détruit.
Je suis au-dessus d’elle.
Mihail ne me connaît pas assez, il ne me comprendra pas.
Je le répète donc, pour lui : je suis au-dessus de la haine.
Je le répète donc, pour lui : je suis au-dessus de la haine.
Ce sont le dégoût, la passion, le mépris qui animent ma vie et mon travail.
Mais je reconnais aussi la force et la fécondité de l’indifférence, bien que ce mot
ne dise généralement rien à personne.

Une vive curiosité me poussait vers Lilian la claire.


Je voulais apprendre ce qu’elle pensait de moi et de ma brouille avec Isabel.
Je subodorais qu’elle devinait ce qui s'était passé encre nous grâce,
paradoxalement, à sa stupidité innocence et à son ignorance des choses de la
chair.
Mes intuitions s'avèrent souvent exactes.
Il en fut ainsi cette fois-ci.
-Tu as embrassé Isabel, n’est-ce pas? me demandât-elle un jour.
Hésitant, troublé, non par sa question d’ailleurs, mais par sa fraîcheur, en guise
de réponse je la pris dans mes bras et l’embrassai sur la bouche.
Elle ne m’opposa pas de résistance.
Ce devait être pour elle comme jouer aux gages et, après, elle me sourit, à peine
rougissante, à peine confuse.
Je ne saurais dire que je la comprenais.
Je cherchais à la définir pour retrouver la sérénité en satisfaisant ma curiosité,
mais je n’y parvenais pas.
Les jours se traînaient, avec parfois de longues pauses encre nos étreintes.
Les quelques minutes que nous passions seuls, quand elle m’apportait The
Statesman ou le thé, ne me suffisaient pas pour obtenir plus que de fades baisers,
des sourires langoureux et bucoliques.
Et pourtant, mon désir de pénétrer dans la brume épaisse de sa stupidité ne
faisait que croître, me consumait.
Deux mois s'étaient écoulés depuis ma tentative avortée sur la banquette de
l’atelier et j’avais beaucoup changé.
Si ma manière de penser est aujourd’hui plus claire et plus sûre, plus simple et
plus profonde, cela est dû probablement au trouble et à l’incertitude engendrés
par le péché qui régissait ma vie.
Mais, comme toujours, je ne me rendis compte du changement qu’après coup.
Je ne tenais plus de journal et j’avais abandonné mes cahiers inquisitoriaux.
Je me laissais aller au gré de mes impulsions ou des propositions d’autrui.
Je n’essayais de faire aucune démonstration, aucune expérience.
Je n’essayais de faire aucune démonstration, aucune expérience.
Je n’érigeais plus l’expérimentation en dogme.
Je ne poursuivais plus aucun but.
Ma curiosité ne se dirigeait plus vers les résultats, elle visait désormais les corps
et les cœurs que j’approchais.
Je voulais les connaître.
Ou, pour être précis, je le devais, sous peine de ne plus vivre.

Un soir, je glissai dans l’escalier de la terrasse.


Isabel fut la première à accourir quand retentit mon cri.
Je regagnai ma chambre en m’appuyant sur son bras et son épaule - cette épaule
que j’avais mordue, ce bras qui m’avait frappé.
Mrs Axon et Tom me déshabillèrent, me massèrent, m’appliquèrent des
compresses froides.
Ce n’était qu’une fêlure, sans fortes douleurs, mais je dus garder le lit une
semaine et marcher avec une canne pendant plusieurs mois.
Mrs Axon obligea Isabel à me servir d’infirmière, situation pénible pour tous les
deux.
Pour que nous passions le temps sans nous regarder, elle me lisait du Galsworthy
et du Browning.
Les poèmes de ce dernier étaient le seul bon livre de sa bibliothèque.
Quant à The Forsyte Saga, c’était moi qui le lui avais offert.
Elle le jugeait apparemment ennuyeux, mais le préférait encore au silence.
Car nous parlions très peu.
Mon ancienne timidité refaisait surface.
Tandis qu’elle lisait, je l’observais en cachette.
Je ne sais pourquoi, elle me semblait angéliquement belle - le front haut et mat,
les cils longs, un cou de cygne.
Je songeais sans l’é tout er.
Quelquefois, elle s'interrompait brusquement.
- Oh! j’ai oublié de dire à maman de rappeler Mrs Baber.
J’en ai pour une minute, Doc…
Des minutes qui duraient des heures, si délassantes pour moi.
Car Mrs Axon croyait de son devoir, en tant qu’hôtesse et catholique, de ne
jamais me laisser seul.
Les soirées furent les seuls moments heureux durant mes huit jours de repos
forcé.
forcé.
Tom m’amusait en me racontant ses prouesses sportives ou en imaginant une
vague idylle avec une cousine de l’autre moniteur, Ferries.
Ses récits dépeignaient un Ferries cocasse, gros mangeur et gros de sa personne,
en nage après chaque exercice, joufflu, court sur pattes, sujet à de fréquentes
quintes de toux et ne cessant de maudire ce «damné» climat du Bengale.
Je regrettais sincèrement de ne pas avoir assisté à certaines scènes.
Par exemple lorsque, changeant de chemise devant les élèves et se retournant par
pudeur, il leur avait montré un dos tavelé de boutons entre lesquels dégoulinait la
sueur.
Ou lorsqu’il avait déchiré son pantalon en voulant opérer un redressement
spectaculaire après une chute; il s' étranglait, larmoyait, jurait de filer en
Angleterre par le premier bateau, serment vite oublié, comme de bien entendu…
Pour ce qui est de sa cousine, je doute de son existence.
Je pense que Tom l’avait inventée pour me distraire et, en même temps, flatter sa
vanité de jeune homme beau, mais timide.
Il avait une seule amie, Nelly, à laquelle, après leur premier baiser, il avait
promis de se fiancer lors des vacances de Noël.
Il me confessa ce secret d’une voix tremblante, mais quelques discussions me
suffirent pour le persuader d'oublier sa promesse et de se garder à l’avenir de
pareilles faiblesses.
Là encore, le catholicisme fut mon principal argument.
Un soir, il me confia qu’il était prêt à partir.
Je fis des yeux ronds.
Je ne me souvenais qu’à peine des idées que j’avais semées dans son esprit.
Elles avaient germé et maintenant portaient leurs fruits.
Je lui demandai des explications.
- Eh bien, Dad a un ami à Manille…, un ami qui est au mieux avec un pasteur
très influent… De Manille, je pourrai me rendre facilement en Amérique, à San
Francisco… Là, je pense que je trouverai tout de suite du travail dans un music-
hall ou un club sportif…
Je l’é tout ais et je souriais, illuminé.Je reconnaissais un fils en lui, je
reconnaissais mes rêves et mon audace.
Et même les noms des villes : Manille, et avant Manille, Singapour; et avant San
Francisco, Yokohama.
- Pars, Tom.
Oui, pars! - Je n’attends que ma prochaine paie.
J’ai déjà acheté un biller de troisième sur la Brirish India Company, pour
Manille.
- Tu as des réserves? - Trois livres.
- Tu as des réserves? - Trois livres.
- É tout e, Tom, je n’ai pas beaucoup d’argent en ce moment, mais…
-Doc! - Je t’en prie… Je n’en ai pas beaucoup, mais j’ai fait des économies.
Je redonne le pour, seize livres.
-Doc! - C’est un prêt, Tom, juste un prêt.
Quand tu seras riche, tu reviendras et tu me rembourseras.
Une si petite somme ! - J’ai autre chose aussi à te dire : Je ne pars pas seul…
- Avec qui? - Un ami, télégraphiste.
Ça ne vaut pas mieux? - Non, Tom, c’est dommage.
Partir avec un compagnon, c’ est partir en divisant les risques, ça manque de
panache.
Crois-moi.
Rappelle-roi ce que je redisais à propos de mon départ.
Remets donc à plus tard.
Laisse ton ami s'en aller seul.
Chacun son âme.
Chacun son destin… Reste ici, Tom.
- Impossible.
Dans trois jours je toucherai ma dernière paie, Doc.
et vendredi ce sera le départ pour !‘Extrême-Orient, le départ du bateau… -
Vendredi? - Oui.
Je sais ce que tu vas me dire: que c’est vendredi l’anniversaire de maman.
Oui, je sais… Mais ma résolution est prise, Doc.
et je t’en parle pour que tu m’encourages, vois-ru.
Demain j’irai à l’église… Je fus pris d’une émotion inattendue.
Cela devenait trop méchant, trop impie.
Pourquoi vendredi? Pourquoi pas après l’anniversaire de Mrs Axon? Pourquoi
pas avant que je ne me casse la jambe ? Puis je me dis que, si nous étions libres
de nos décisions, par contre l’heure de les appliquer ne dépendait pas de nous,
mais du temps : des années, des jours… Pourquoi m’y opposer, pourquoi me
répandre en jérémiades ? La fuite de Tom tomberait mal, voilà tout.
Mrs Axon en pleine fête et moi cloué au lit.
Ce n’en était pas moins une fuite… Et je compris beaucoup d’autres choses
également.
M’aidant de ma canne, je me levai et je donnai les seize livres à Tom.
Nous nous serrâmes la main fraternellement.
- Je ne sais pas ce que tu as depuis quelque temps, Doc.
Tout le temps songeur…
Ça fait un moment que je voulais t’en parler.
Mais, tu le sais, j’ai du mal à te comprendre.
Mais, tu le sais, j’ai du mal à te comprendre.
Tu es un type extraordinaire.
Je n’en ai jamais connu de pareil, si bon et si instruit…
Je n’ai pas osé t’interroger.
Mais tu peux peut-être me le dire, maintenant? Un vertige d’ombres.
- Les bouquins, Tom, les bouquins.
Tu sais ce qu’était ma vie avant.
Allez, bonne nuit, Tom… Aïe! cette jambe… - Moi aussi, j’ai failli me la casser.
Je ne te l’ai pas dit…
Justement le soir où j’ai décidé de partir, de devenir riche et célèbre.
Un certain soir au Bristol, tu t’en souviens?

Je pourrais écrire longuement sur mon sommeil, sur mes rêves, mes cauchemars,
dans la nuit de jeudi à vendredi.
Avant de se coucher, Tom me montra son billet et son argent, m’embrassa en
pleurant et me promit de m’écrire, chez le concierge du collège, qui me
remettrait les lettres.
Puis il s'endormit sereinement, après avoir caché sa valise dans l’armoire.
Je me réveillai plusieurs fois.
Je le regardais.
Tom, au corps si beau et si pur.
À chaque fois, mon cœur battait très fort quand j’ouvrais les yeux : je
m’attendais à ne plus le voir.
Ce qui finit par se produire.
À l’aube, dans la lumière filtrée de l’été bengali, le lit de Tom était vide, large et
vide.
J‘enfouis la tête dans l’oreiller et me donnai l’ordre de dormir.

La grand-mère et Mrs Axon se lèvent à six heures.


Les filles se levaient à cette époque une heure plus tard, car elles étaient en
vacances.
J’aurais voulu que Mrs Axon ne se réveille pas, qu’elle dorme d’un long
sommeil, sans rien savoir jusqu’au retour se son fils.
sommeil, sans rien savoir jusqu’au retour se son fils.
Mes pensées furent interrompues par un cri déchirant.
Je saisis ma canne, descendis du lit et, grimaçant de douleur, boitillant, je sortis
de la chambre.
Mrs Axon pleurait dans un fauteuil, au salon.
Les filles étaient accourues.
La grand-mère cherchait ses lunettes.
-Ah! Doc, Doc…
Les larmes de Mrs Axon ruisselaient sur mon pantalon de pyjama.
- Doc, il était votre ami… Il était comme un frère pour vous… Et il est parti.
Tom est parti! Je ne réussis à lire que la première ligne de la lettre qu’elle me
montrait: Mammy, my dear mammy, my Little poor mammy… Les paroles que
je prononçai résonnèrent stupidement, tombèrent à plat : - Savez-vous quand
reviendra Mr Axon?

VII Le songe d’une nuit d’été

J’ai beaucoup de mal à continuer mon récit pour arriver au rendez-vous du


Nankin.
Je ne sais pas trop ce qui se passa pendant l’été, après le départ de Tom.
C’est-à-dire que je ne comprends pas l’enchaînement des événements.
Pause-pensée, comme j’aime appeler les périodes ou une léthargie magique
m’engourdit.
Un sommeil étrange, vivant, que nourrissent les jours et non les nuits, riche de
faits et non d’images.
Ce sont des périodes où ma vie se referme telle une fleur à la tombée de la nuit.
Je ne sais comment décrire ce phénomène, car je ne me rappelle pas avoir jamais
rien lu ou entendu de similaire.
J’en suis donc réduit à l’exposer avec mes faibles moyens en matière d’écriture.
Je commets peut-être une erreur en évoquant mes songes de cet été-là.
Ils laisseront Mihail sceptique.
Alors qu’ils furent pour moi aussi réels que les manifestations les plus éclatantes
de la vie.
Je ne suis ni un somnambule ni un drogué.
Je ne crois pas aux rêves, et les miens sont d’ailleurs ordinaires.
N’empêche : lors de ces périodes, je suis fourbu, pâle, sans vigueur, le cerveau
vide.
Des jours et des jours, je ne suis bon à rien.
Une vacance de la conscience, la faiblesse d'un convalescent.
Une vacance de la conscience, la faiblesse d'un convalescent.
Toutefois, cet état dure assez peu.
Et, dès qu’il s'achève, la vie reprend, mais à une autre cadence, sous un autre
éclairage.
Qui pourrait prétendre qu’il ne s'agit que d’un songe? Mon adolescence, oui, en
fut un, long et agité.
Je m’en souviens vaguement, comme d’une ballade lue il y a longtemps, au
collège.
Ma mémoire est coupée en deux, je l’ai dit.
Cette particularité est sans doute assez répandue, mais peu de gens, j’en suis
certain, lui confèrent un sens moral et religieux; on se contente le plus souvent
d'une interprétation psychologique.
En sortant de mon rêve de diable et de bûcher, je ne dissipais pas un cauchemar.
Je m’éveillais à un autre monde, dont la vue me ravissait… Quant aux souvenirs
de mon adolescence, ils sont une histoire contée par quelqu’un d’autre et é tout
ée en sommeillant, par un après-midi d’été, le ciel plein d’abeilles et le cœur de
tristesses confuses.
Et, comme je somnolais, je ne connais pas toute l’histoire.
Je rouvrais les yeux parfois, mais alors je suivais par exemple le vol d’un
papillon, et les paroles glissaient sur le miroir de mon esprit sans y laisser de
traces.
J’ai dit «quelqu’un d'autre» - il ne faut y voir bien sûr qu’une image.
C’était moi qui vivais et contais en même temps.
Mais j’étais inattentif à l’histoire de ma vie.
Telle est la clé de mes mystères.
Je négligeais certaines décompositions et certaines germinations dans mon âme.
L’étonnement après le triomphe fut mon rêve le plus long et le plus merveilleux.
Je vivais à l’époque dans l’intimité des mythes.
Je ne m’élevais pas au-dessus du monde, c’était le monde qui offrait l’hospitalité
aux rois et aux sujets du rêve. je voyais dans les choses leurs sens, et ce de façon
naturelle et continue, sans effort.
Il n’y avait pas, pour moi, d’hiatus entre le monde et le mythe, la dialectique
n’existait pas.
Les objets étaient des objets et, tout à la fois, des symboles, des significations,
des incitations, des épreuves, des combats, des idées.
Ce « roue à la fois», combien de temps il me faudrait pour l’expliquer! Si j’ai
perdu le contact avec ce monde normal et noble, ce n’est pas de ma faute.
Un copain m’a fait une blague.
Mais les blagues ne devraient être faites que par ceux qui comprennent la
métaphysique ou la théologie.
métaphysique ou la théologie.
Cet ami-là confondait les termes.
Rien de plus grave qu’une plaisanterie.
Les meilleures sont celles qui confèrent un sens nouveau - éloge, mensonge,
distorsion - à quelque chose de commun.
Or mon ami exprimait par quelque chose de commun - son travesti de diable -
une idée, une signification.
Aujourd’hui, je m’en veux de l’avoir remercié, car je comprends enfin le mal qu’
il m’a fait.
Arraché à la fraternité des deux mondes, je suis condamné à chercher l’ancien en
tâtonnant à l’aveuglette, pour le marier avec celui-ci, dans lequel je vis.
Je cherche, je cherche, mais je ne saisis le tragique de ma quête qu’au moment
où, épuisé, je m’endors et me réveille dans mon sommeil de princes et de
pauvres.

Des jours maussades s'écoulèrent après le départ de Tom.


Je ployais sous mon forfait, je me noyais dans mes péchés.
On ressent après coup les douleurs du travail.
Je les ressentais d’autant plus cruellement que Mrs Axon me raconta l’enfance
de Tom, tellement différente de ce que j’avais imaginé quand je croyais la
reconstituer à partir de morceaux de confidences recueillis au cours de nos
conversations du soir.
Tom n’était pas Tom le simple.
Il aurait pu trouver tout seul la voie du grand large, il aurait pu arriver tour seul
au chemin cahoteux sur lequel je l’avais poussé.
À dix ans, il fuguait déjà - Ils habitaient à Simla - pour aller voir les casernes de
Delhi.
Il fut trouvé par un ami de la famille dans le Pendjab, en train de partager le bol
de riz d’un indigène.
Si cet ami ne l’avait pas ramené, il serait arrivé à Delhi, et Dieu sait ce qu’aurait
été sa vie.
Tom n’était donc pas celui que j’imaginais.
Et dire que je prenais sur moi son péché, que je m’en souillais l’âme! En vain,
puisqu’il serait parti de route façon, mais alors c’eût été son péché, au ciel c’eût
été à lui de rendre des comptes, pas à moi.
Ces révélations me troublèrent profondément.
Ces révélations me troublèrent profondément.
Je passais de mauvaises nuits, à me demander comment me racheter.
Je regardais le lit de Tom et j’éprouvais des sentiments cruels et changeants :
effroi, remords, colère.
J’exigeai qu’on l’enlevât, car je le voyais en songe pareil à un cercueil dans
lequel se dressait un Tom ricanant, moqueur.
Me voilà : un pécheur sans péché, échouant même dans une telle œuvre.
Me voilà : stérile, à jamais stérile, un spectre voguant sur de mortes eaux.
Me voilà : encore une fois puni par le sort, placé auprès de gens qui
s'accomplissent ou se détruisent eux-mêmes, tandis que moi, victime d'un
aveuglement prédestiné, je ne m’en rends pas compte, je persiste à croire que
c’est moi qui les mets en mouvement.
Alors moi, mon Dieu, où suis-je, moi ? Puisque je n’ai pas pu tailler la pierre,
puisque je ne peux pas troubler les âmes, pourquoi m’as-tu créé? Je suis un
homme sans mains, sans langue, sans yeux.
Que faire, que faire dans ce vaste monde - avec une seule ombre, l’ombre de
l’étonnement au-dessus de moi ? Je suis seul à la voir, et seul à fuir en tous sens
afin de l’oublier.
Quel fils de la Bible s'est incarné en moi pour prouver aux tel que le seul Dieu
s'annonce dans les cieux ? Je ne crois plus aux frayeurs de mon adolescence, je
ne crois à aucun dieu, pour paradoxal que puisse paraître cet aveu après ceux qui
l’ont précédé.
Je ne déplore que mon destin.
Peu m’importe que le démon soit le mien ou celui de tout le monde, qu’ il soit un
effroi ou une créature.
Peu m’importe, tant qu’il meuble mes pensées et gauchit mes joies…

Isabel n’oubliait pas la vexation du Bristol Theater, mais commençait à la


pardonner.
Si j’avais été plus lucide pendant ces mois d'été, c’es t-à-dire tant que dura mon
songe, j’aurais pu remarquer qu’elle m’en gardait moins de rancœur, qu’elle en
atténuait la gravité, la modifiait, l’assimilait à des scènes lues dans des romans
ou vues dans des films.
De sa blessure émanait un poison doux et parfumé qui l’égarait souvent, qui
l’incitait à penser différemment, à souhaiter autre chose.Je ne crois pas que ce
fût un effet de sa sensualité : plutôt une sorte d’admiration morale,
d'émerveillement devant la force de caractère dont j’avais brusquement fait
d'émerveillement devant la force de caractère dont j’avais brusquement fait
preuve.
Car, si elle est sensuelle, elle a toujours su se contrôler, elle a toujours su
jusqu’où se laisser aller, sans oublier son but : trouver un mari.
Du reste, elle se bridait davantage depuis l’incident du Bristol Theater - nul ne
peut pénétrer les obscurs ressorts de la féminité, nul ne peut mesurer l’étendue
de la pudeur ni l’intensité des désirs chez une jeune fille.
Je suppose que son évolution, interrompue après le choc, suivait désormais un
autre cours.
Moi, je ne la surveillais plus, je ne cherchais plus à la percer à jour, totalement
accaparé par la vie de rêve à laquelle je m’étais éveillé le matin où j’avais chassé
Verna en train de me caresser.
Cela se passa avant mon complet rétablissement.
Je lisais et écrivais au lit, un tas de livres et de papiers à côté de moi, sur la table
de chevet.
Je révisais mes notes sur l’art javanais, en prévision d’un chapitre que je voulais
érudit et exhaustif.
J’éprouvais le besoin impérieux de m’y consacrer avec acharnement,
scientifiquement, jour et nuit, sans penser à rien d’autre.
C’était ma première journée à l’ouvrage et tant d’idées se bousculaient dans mon
cerveau que je me promettais au moins deux semaines de rédaction
ininterrompue.
Ce soir-là, je m’endormis paisiblement, plein de merveilleux projets.
Je n’avais plus ressenti depuis longtemps une telle harmonie entre vouloir et
pouvoir.
Car, pour moi, le travail n’était le plus souvent qu’un moyen.
Je me l’imposais, pour que la fatigue m’amène à l’oubli et, par là, à la sérénité.
Le matin, après mon réveil, je traînais un peu, j’essayais de chasser la sensation
de deux mondes que mes rêves de la nuit déménageaient dans l’ordre du jour.
Un état tendu, mais non douloureux.
Tout ce que je peux en dire - car j’en garde un souvenir flou -, c’est que je me
sentais très vieilli, pensant différemment, dans un autre rapport avec le monde.
Ce fut alors qu’arriva Verna.
Elle s'assit d’abord sur mes genoux, puis s'entortilla autour de moi telle une
liane, rosissant déjà à la pensée du plaisir que j’allais lui donner.
Tout à coup, je pris peur.Je ne reconnaissais plus la petite Verna.
Elle me semblait maintenant grande, beaucoup plus grande, fiancée à un certain
Thomas, que je ne sache pas avoir jamais rencontré, mais que je connaissais trop
bien pour qu’il ne fût pas un ami que je me devais de respecter.
Verna réclamait ses caresses.
Verna réclamait ses caresses.
Nous étions si liés par la perversion que je pouvais difficilement reculer, faire
des mines hypocrites… Elle insistait - on connaît la farouche ardeur des enfants
vicieux.
Je m’arrangeai néanmoins comme je pus pour la renvoyer.
Mais j’étais tellement troublé que je ne sus pas trouver de prétexte ou de
mensonge plausible.
Elle rougit de colère.
- Je ne te parlerai plus jamais, Doc ! Tu as embrassé Isabel, je le sais.
Et Lilian m'a dit que tu l’avais embrassée aussi… Je dirai à maman que tu as
embrassé Isabel et Lilian sur la bouche! Et je dirai à maman…
Je ne me souviens pas de la suite.
Je devais apprendre plus tard que Mrs Axon avait répondu à Verna : - Quoi, tu
aurais peut-être voulu que ce soit toi qu’il embrasse? Et elle la punit en
l’obligeant à manger debout, l’assiette posée sur un guéridon.
Cependant, prévenue, elle défendit à Lilian d’entrer dans ma chambre et
conseilla à Isabel de se montrer plus avare de baisers et plus exigeante quant à
mon engagement.
Je le compris, sans qu’Isabel eût à me le dire, en voyant sa confusion après que
sa mère l’eut interrogée sur nos rapports, car elle n’avait pas tout avoué.
Cet incident me fut propice au fond, car il m’évita d’avoir à fournir trop
d’explications et, d’autre part, ne troubla guère la sensation de deux mondes qui
demeurait et croissait en moi.

Je suis incapable de raconter les circonstances qui m’amenèrent à épouser Isabel.


À cette époque, mes pensées ne se fixaient sur rien autour de moi, je ne retenais
presque rien.
Je me rappelle pourtant que nos fiançailles furent brèves et qu’un après-midi de
pique-nique fut pour nous l'occasion d’une réconciliation sereine et lasse (cette
lassitude qui suit les convalescences prolongées), un après-midi où j’éprouvai
une fois de plus la sensation amère due aux changements profonds.
Je méditais, des jours et des nuits durant, sur mon sort, sur la vie, qui ne perdure
qu’au prix de mutations inattendues, pour ne pas dire prodigieuses.
Tout le monde pensait que j’épouserais Isabel, sauf moi.
Je ne croyais à ce mariage ni pendant l’année où je faisais de la recherche à
l’Indian Museum, ni par la suite, après mon engagement au Bristol Theater.
l’Indian Museum, ni par la suite, après mon engagement au Bristol Theater.
Je n’ai jamais su aimer, et la femme pouvait être tout pour moi, excepté une
maîtresse ou une épouse.
Si je suis devenu le mari d’Isabel, la raison en est une heure de pardon céleste,
d’emprise étrangère sur mon âme.
Ce fut l’autre qui la demanda et moi qui l’épousai.
Il y aurait beaucoup à dire, mais, plus j’en dis, plus je me rends compte qu’on
risque de me taxer de faiblesse mentale ou d’épuisement nerveux:.
Mon histoire paraît invraisemblable ou inventée par un malade.
Il n’en est rien.
Les malades, ce sont les gens ordinaires, qui s'habituent à tout, qui vivent sans
étonnements, sans émerveillements.
Les malades, ce sont les gens hantés par des visions, par des esprits, par la
sexualité.
Je suis, moi, calme et pur.
Ma pensée n’a jamais été aussi souple, ni ma vie aussi saine.
Si ce que j’écris semble trouble, mal articulé, la faute en est à mon incapacité de
bien raconter.
La feuille de papier m’effraye.
Mais pas la feuille blanche - la feuille à moitié noircie.
Écrire m’affole, parce que je sais que tout ce qu’on écrit est partiellement faux.
Je suis un homme dont la pensée prend forme, par conséquent un homme entier.
Ceux qui écrivent subissent toutes sortes de mutilations.
Moi, j’ai une pensée qui prend forme dans les équilibres et les déséquilibres,
dans les sons, dans la pierre, dans les couleurs.
Écrire affaiblit terriblement la pensée, éloigne l’esprit du mot et, bien entendu,
de l’idée.
Je le dis afin d’expliquer pourquoi mon récit peut paraître celui d'un malade.
Tout ce qu’on écrit s'écarte fatalement de la réalité.
Pour en conserver malgré tout une trace dans leurs pages, certains en ont
imaginé une autre, qu’ils croient exprimer grâce à des phrases simples, à des
notions précises, à des rapports grammaticaux corrects.
Je suis l’un des rares qui répugnent à écrire clairement… L’existence ne se
transforme pas à proprement parler.
Le jour où l’on est proche de la mort, à l’agonie, les yeux du corps et de l’âme se
dirigent ailleurs.
Le monde est vaste.
On change de vie pour ne pas s'en séparer.
Et encore, on n'en change pas soi-même - c’est l’œuvre de notre bon ou de notre
mauvais ange.
mauvais ange.
La plus vive et la plus vraie de mes réminiscences du catéchisme, la voici :
l’ange gardien et le démon tentateur.
Je ne crois pas à leur existence, mais je dois avouer que je ne comprendrais rien
à une vie humaine, envisagée et jugée d’un point de vue humain, sans ces deux
maîtres de l’octroi.
Je me refuse à méditer de manière causale ou explicative (autant que possible)
sur les variations et les révélations que présente chaque existence.
Pourtant, dans ma chaleureuse indifférence et ma franchise passionnée, j’affirme
que l’ange et le démon sont la clé de tout et que s'en priver ou leur substituer des
termes empruntés aux sciences ou à la sociologie ne peut que conduire à une
confusion qui entravera notre entendement.
Voilà pourquoi je ne comprends rien à mon mariage si inattendu, si surprenant,
avec Isabel.
Je n’ignore pas que c’est un changement et, par conséquent, une nouvelle source
de vie.
Mais ce que je ne comprends pas, ce sont la nécessité et le sens de ce
changement.
Mon véritable étonnement devait cependant se manifester quelques jours plus
tard.
J’avais l’habitude de faire une heure de piano après le dîner.
Ce soir-là, Isabel s'était montrée extrêmement affectueuse et m’avait é tout é
d’un air rêveur jouer Die Abwesenheit de Beethoven.
- Il y a tellement de méchanceté en toi, Doc, tellement de cruauté… Mais tu me
joues du piano, et alors je ne te hais pas, non, je ne te hais pas… Rassuré par ces
mots (pas sur le plan sentimental : je ne suis et n’ai jamais été amoureux),
j’entamai l'Opus 18.
A ce moment-là, Isabel entra, en vêtements de ville, par la baie de la terrasse et
me lança un grand « bonsoir».
J’étais sidéré : elle s'était trouvée tout le temps là, à côté de moi, depuis le début
! Quand une situation me dépasse, je refuse d’y réfléchir, je renonce à l’éclaircir.
Ce que je fis en l’occurrence.
Isabel posa son chapeau sur la table basse, à côté du vase de fleurs, et s'approcha
du piano.
Elle s'assit sur l’autre chaise, de l’autre côté du piano.
Elle ne me remercia pas pour Die Abwesenheit, elle me pria de lui jouer des airs
de jazz et de variétés - elle apportait un nouveau cahier, prêté par sa cousine
Julia.
Me rendant compte clairement dès lors que je vivais dans deux mondes, je
m’enjoignis de peser mes mots, de mesurer mes gestes.
Pour moi, le songe que je venais de faire était naturel, spontané.
Pour moi, le songe que je venais de faire était naturel, spontané.
Mais d’autres y auraient vu de la folie.
Ce qui est grand, merveilleux, lumineux, passera toujours aux yeux d’autrui pour
trouble, insensé, fantasque.

Dès notre retour de l’église Saint-Xavier (Mrs Axon ne se tenait plus de joie
depuis que j’avais accepté un sacrement catholique), nous décidâmes d’aller
passer deux mois chez un oncle d’Isabel, Mr Williams, à Rawalpindi.
Ce furent les deux mois les plus tranquilles de ma vie.
Isabel se levait très tôt, tour heureuse de me préparer le thé.
Elle n’était autorisée à faire aucun autre travail domestique.
La cuisine et le ménage étaient confiés, comme chez tous les Européens, à une
demi-douzaine de domestiques indiens.
Isabel aimait me servir une tasse de thé au lit, après quoi nous en prenions une
autre à la salle à manger, avec Mr et Mrs Williams.
Là, on commentait les dernières nouvelles, par exemple le changement de vice-
roi, et Mr Williams nous racontait pour la énième fois sa rencontre avec sir Bell
non loin de la Chumbi Valley.
Je crois n’avoir jamais lu ni entendu une description aussi sommaire mais, en
même temps, aussi vivante de sir Bell : - Il est très riche et il tient la main sur la
garde de son sabre.
Quand il n’a pas de sabre, il apprend la littérature… Ainsi commençait le récit
matutinal de Mr Williams.
Au breakfast, il exposait généralement les moyens permettant de faire fortune
grâce à l’exploitation du thé de Darjeeling.
Son expérience de planteur était riche mais, en raison de son extrême
circonspection britannique, il ne me la dévoilait qu’à contrecœur.
Cependant, comme j’étais devenu son neveu, il faisait des efforts, forçait son
naturel et finissait par me la révéler dans ce qu’elle recelait de plus intime.
J’emploie à dessein cet adjectif, car il rend bien compte de Mr Williams.
Rien de plus « intime» pour lui que la tactique et la stratégie des affaires
théières.
Jour après jour, dans l’atmosphère créée par ce genre de conversations, ma
personnalité - ou ce que j’avais l’habitude de nommer ainsi - se recroquevillait
comme une amibe d'eau douce placée dans un bain salin.
Pour survivre, je me pliais aux tout umes du clan.
Pour survivre, je me pliais aux tout umes du clan.
Ils étaient loin, les temps héroïques des offensives et des défenses acharnées, ou
des tentations.
Je ne m’opposais plus au milieu, je n’essayais plus de le changer.
Il y avait longtemps déjà que je semais sur mes épaules, et dans mon âme, le
poids de la masse des gens, l’ombre et la rumeur assourdissante de la masse qui
vous rend anonyme, qui ne vous offre rien.
Jour après jour, je sentais s'éloigner les questions, les curiosités intellectuelles.
Je perdis mes obsessions comme on perd espoir - je sus quand et où, sans me
demander pourquoi, sans une larme, sans les regretter.
Je me réveillais chaque matin auprès d’Isabel, je devenais chaque matin un peu
plus son élu, aimé et choyé.
On eût dit que la « forme » dont me revêtait sa pensée descendait sur moi tel un
esprit, tel un Procuste, et me refaçonnait en me mutilant.
Je commençais à raisonner comme mon entourage, et cela de façon naturelle,
pour paradoxal que paraisse cet aveu.
Je ne sentais aucun étranger sous mon crâne, aucun vide attristant dans mon
âme.
Je ne découvrais pas l’autre.
Car, s'il intervient dans mes décisions les plus personnelles, dans mes actes les
plus spontanés et gratuits, je ne le rencontre pas dans mes emprunts, dans les
influences extérieures.
Après notre retour de Rawalpindi, je gardai l’habitude de juger et d’agir à la
manière de Mr Williams.
Il y a longtemps de cela et je ne me rappelle plus que vaguement la joie de Mrs
Axon en me voyant engagé sur le droit chemin de la richesse.
De son côté, Isabel se réjouissait en toute simplicité d'avoir un mari.
Quant aux mauvais souvenirs, ils ne resurgissaient jamais.
Peut-être effacés, peut-être enfouis par son instinct avisé dans des profondeurs
insondables.
Elle voulait désormais fonder une famille.
Et je le souhaitais également, comme une planche de salue.
Personne, personne ne pourrait m’expliquer comment j’en étais venu à désirer
une situation que je redoutais jusque-là.
À la maturité, on ne s'adresse pas de reproches à propos de sa jeunesse.
On se dit, lorsqu’on se souvient d’anciennes résolutions, qu’elles étaient
simplement des serments naïfs et exaltés.
Ce fut mon cas après quelques mois de mariage.
Décidé à changer complètement de vie et à gagner deux fois plus, je quittai la
pension Axon pour m’installer avec Isabel à quelques miles de Labong,
pension Axon pour m’installer avec Isabel à quelques miles de Labong,
recommandé par Mr Williams à un riche planteur de ses amis qui, devant
voyager, cherchait un gérant susceptible de devenir son associé.
Je dis que « je quittai » la pension Axon.
Mais les choses se passèrent de telle sorte que j’hésite aujourd’hui à croire à leur
réalité.
Car, peu de soirs après notre départ - et j’ai pourtant tellement de souvenirs de la
gare, du train, de nos compagnons de voyage et de Darjeeling ! -, je me retrouvai
avec Isabel dans la chambre que je partageais autrefois avec Tom et où elle me
lisait des poèmes de Browning.
- Doc, me dit-elle, je crois que tu repenses trop souvent à cette soirée-là… Moi,
je t’ai pardonné.
Je ne fus pas moins troublé que le jour où je jouais du Beethoven.
Que voulait-elle dire ? Elle m’avait pardonné depuis longtemps, je le savais bien.
Nous nous connaissions depuis tant d’années… Et nous étions mariés depuis tant
de mois…
-Je sais que c’est pénible de parler de ça, mais je pense différemment
maintenant.
Je ne suis plus une gamine, j’aurai bientôt dix-huit ans… Moi, je t’ai pardonné.
Et pourtant, tu as tout le temps l’air contrit, tu nous adresses à peine la parole.
Maman se fait du mauvais sang… Il me fallut beaucoup de volonté pour m’en
sortir.
Je fis un effort pour me ressouvenir de l’Isabel d’alors, devant qui je sanglotais
après l’avoir blessée.
Grâce au miroir du passé, nous parlâmes, nous nous expliquâmes comme si nous
revivions la scène au présent.
Mais elle était en même temps irréelle, nébuleuse, elle se rapprochait et
s'éloignait à la manière des personnages d’un songe.
C’est pourquoi je n’en ai qu’une image floue.
Et puis, il s'agissait pour moi d’une époque révolue, ma vraie vie se dirigeait
dorénavant vers un autre trésor.
D’autre part, n’ignorant pas l’étroitesse d’esprit de la plupart des gens, je me
gardai de dévoiler à Isabel mon sentiment des deux mondes.
Elle l’éprouverait aussi, tôt ou tard, elle le vivrait, j’en étais sûr.
Tout comme je suis sûr aujourd’hui, en ce qui concerne nos conversations de cet
été-là, qu’il y eut une seule chose que je ne pus pas lui dire, que je ne pouvais
pas lui dire : le secret de ma vie.
Un récit détaillé des événements qui suivirent serait malaisé - Ils entrecoupent
sans cesse le vieux monde dans lequel je continuais à me trouver -, aussi vais-je
l’abréger, le résumer.
l’abréger, le résumer.
Les décrire serait si délicat et difficile que je n’y tiens pas - je m’exposerais à
passer pour un malade, pour un fou.
D’ailleurs, tout récit n’est-il pas un résumé?

Je me consacrais chaque jour davantage à l’organisation de ma nouvelle vie, de


plus en plus satisfait des fruits que j’en recueillais.
Tout était neuf, différent de ce que j’escomptais.
Je crois avoir lu quelque part cette remarque : la vie possède cette caractéristique
essentielle, qu’on ne peut pas la prévoir, l’anticiper.
Aussi n’écrira-t-on jamais sur l’avenir que des élucubrations.
On peut se représenter le développement, la croissance de ce qui est déjà en
cours, mais non une nouveauté proprement dite.
Quant à mon histoire, une formule suffit pour la définir : une rébellion
permanente contre les prévisions.
Le défaut de mon esprit - défaut inné, mais entretenu - consiste en un jeu de
miroirs avec mon autre monde.
Je me souviens que le temps acquérait une dimension différence.
Délivré de l’anxiété de l’heure, je ne recensais que les jours, je ne comptais que
les années.
J’avais perdu ce rai de lumière qui nimbe l’âme et lui confère le sens de la durée.
Ce n’était plus moi qui vivais, c’étaient mon corps et mes proches qui me
vivaient.
Au cours de la première année, passée dans des musées et des lieux publics, je
souffrais cruellement de ressentir l’écoulement du temps.
La mort lente des choses, l’égrenement implacable des instants
m’empoisonnaient, me déchiraient, sapaient le fondement de ma vie,
discordaient son axe, y creusaient des gouffres.
Ce nouveau sens du temps se révélait trop violent.
Entrevu, ou saisi pendant quelques heures ou quelques jours, il me dévorait, me
morcelait.
J’évitais de sortir car, dans la rue, je sentais les passants mourir à chaque
seconde.
Et, dans les jardins publics, l’anxiété m’accablait - je contemplais le passé noir,
sans fin, qui grandissait et s'accomplissait avec chaque instant perdu, avec
chaque feuille qui s'approchait tel un grain de poussière, pour mourir oubliée,
engloutie dans un trou dont, si je ne savais où le situer, je savais par contre que
engloutie dans un trou dont, si je ne savais où le situer, je savais par contre que
je le trouverais n’importe où, en quelque endroit où je le chercherais.
Ma nouvelle vie me guérit de cette angoisse.
Ma jeunesse s'enfuyait, mais cela me laissait indifférent.
Des centaines de symphonies pouvaient être exécutées sans que je les entende,
des centaines d'expositions fermées sans que je les aie vues, des milliers de livres
publiés aux quatre coins du monde sans que je les lise, le soleil pouvait se lever
loin de mes yeux à des milliers d’endroits - je ne me le reprochais plus.
J’avais changé de reproches en changeant de bues et d’espérances.
Je m’en adressais seulement quand je ne me montrais pas à la hauteur dans la
gestion de la plantation de Labong.
Je dus tout apprendre, puisque je ne connaissais rien au manuel du bon planteur
de thé.
Je dus également apprendre à monter à cheval et à menacer de ma cravache les
cueilleuses bhoutanaises.
Je giflais mes domestiques, pour me faire respecter à l’instar des autres
Européens.
Mr Elliot, le riche ami d’oncle Williams, m’écrivait souvent et j’exécutais ses
instructions avec une promptitude zélée et un savoir-faire qui ne cessait de se
perfectionner.
Car Mr Elliot restait le patron.
Pendant la saison des pluies, je lisais distraitement, je pensais à l’argent que la
vente de la récolte me rapporterait à l’automne.
Isabel paressait.
Elle s'ennuyait à mourir et, quand elle ne recevait pas de lettres, se montrait
taciturne et maussade.
Nous n’avions pas de piano.
Les journaux n’arrivaient que tous les trois jours, car le facteur rechignait à
s'aventurer jusqu’à notre plantation sous une pluie battante.
Je n’avais que peu de livres, ceux que Mrs Axon m’avait permis de glisser dans
un coffre de linge.
Ils ne m’intéressaient d’ailleurs pas.
Je les feuilletais pour relire les notes que j’avais griffonnées dans les marges.
Certaines me semblaient obscures.
J’essayais de les comprendre et, si j’y parvenais, j’éprouvais la joie secrète du
vieil acrobate qui, ayant réussi son numéro dans l’arène, s'enorgueillit d'être
toujours dans le coup.
Cette année-là, nous nous rendîmes deux fois à la ville.
La première à la mort de Catherine Irving.
Bien des souvenirs se ravivèrent et je ne manquai pas de visiter tous les lieux qui
Bien des souvenirs se ravivèrent et je ne manquai pas de visiter tous les lieux qui
gardaient la trace de mes pas depuis mon arrivée.
Catherine avait été emportée brutalement par la malaria.
Ses sœurs étaient littéralement effondrées.
Pour ce qui est d’Isabel, son chagrin semblait sincère.
Elle revit ces jours-là tous ses amis et s'entretint longuement avec eux,
notamment avec Noël, qui s'était fiancé avec l’une de ses cousines habitant
Colombo.
La seconde fois, nous y allâmes pour y rencontrer Mr Elliot.
Grâce à l’intervention d’oncle Williams, il me confiait une autre plantation, à
dix-sept miles au sud de la première.
Je doublerais ainsi mes revenus, ce qui me rendrait assez riche pour me
permettre d’envoyer Isabel à Darjeeling pendant les vacances.
À partir de cette étape de ma nouvelle vie, je n’y vois plus très clair.
J’ignore combien de temps j’ai passé ici.
Mais je sais que mon changement (ma simplification) se consolida
définitivement.
Je devenais le mari idéal auquel aspire toute jeune Européenne en Inde.
Je devenais ce que voulait, ce dont avait rêvé Isabel.
Sans qu’elle m’y eût obligé, grâce seulement à mes possibilités innées.
Combien d’années se sont écoulées? Je n’en tiens pas le compte.
Nous baptisâmes notre premier enfant Michael, en souvenir de l’ami que j’avais
laissé dans mon pays.
Notre fille prit pour nom Joan.
Un peu de l’esprit et de la lumière de ma patrie oubliée (je me fis naturaliser
pendant ma quatrième année ici) descendait sur notre maison des collines, de
plus en plus chaleureuse et intime, égayée par les enfants.
Mes rares livres alignés sur une étagère de bois précieux et mes estampes
japonaises jaunissant aux murs me faisaient l’effet d’un mauvais tour que
m’aurait joué ma mémoire.

Tout le monde vieillissait.


Je me souviens bien de cette sensation, de cet état d’âme : tout le monde
vieillissait.
Je me plaignais de manques et d’insuffisances, j’étais en proie à des soucis et des
doutes.
J’avais vieilli sans vivre.
J’avais vieilli sans vivre.
Ma véritable existence datait de mes fiançailles avec Isabel.
Auparavant, tout n’avait été que fariboles ou leurres, qu’égarements ou
interprétations.
Si j’en gardais peu de souvenirs, c’est que j’avais vécu longtemps.
Les vies brèves sont les seules où Ils foisonnent.
La mienne, faite de travail et de soucis, ne pouvait que chasser les amis, sans
rien me laisser.
Vide, vide - même pas la nostalgie des joies, des plaisirs dans lesquels on a
mordu à pleines dents.
Je me contentais de ma médiocrité.
Un seul inconvénient, la fatigue due à l’âge qui avançai t, après un labeur qui ne
me convenait pas et n’assurerait peut-être pas mes vieux jours car, si nous étions
plutôt aisés, nos économies risquaient de fondre : Isabel voulait en effet que les
enfants poursuivent leurs études en Angleterre.
Parmi les sentiments éprouvés durant ma longue vie dissipée, il en est un que je
n’arrive pas à préciser : l’amour pour mes enfants.
Je suppose que je les regardais avec une curiosité souriante, que je m’amusais à
les voir jouer sur l’épais tapis acheté l’année de notre installation à Labong, que
je les cajolais affectueusement.
Mais je ne me rappelle pas m’être dit qu’ils étaient la chair de ma chair, qu’ils
étaient peut-être destinés à reprendre le flambeau de mes anciens appétits de
conquêtes démoniaques.
Je ne me disais pas qu’ils étaient mon prolongement, qu’un chapelet de chaînons
vivants me rendrait éternel.
Je les comprenais et je les aidais à comprendre, mais il y avait loin d’eux à moi.
Je me sentais tronqué, limité, sans descendants, sans fruits.
Pourtant, je ressentais un trouble profond lorsque je revivais, à leurs côtés, les
drames de l’adolescence.
Plus je me rapproche d’une certaine année - sans doute la dix-septième de notre
mariage -, plus mes souvenirs deviennent clairs, vivants, riches en détails.
On dirait que le temps ralentit.
Je pourrais raconter jour par jour, heure par heure, notre vie en ces mois-là, peu
avant le départ de nos enfants pour l’Angleterre.
Ma vie intérieure, recouverte durant dix-sept ans de cendre froide, emmurée, se
réveille soudain, les doutes et les espoirs de jadis se raniment, resurgissent.
La mémoire se rouvre à mon âme ancienne.
Je me souviens du seul moment de nostalgie - terrible, implacable - que j’aie
vécu tour au long de ces années.
Nos enfants s'apprêtaient à partir et, revoyant alors mon propre départ, je leur
Nos enfants s'apprêtaient à partir et, revoyant alors mon propre départ, je leur
prédisais une fin pareille à la mienne, loin du pays.
Une émotion bizarre - pour moi, qui suis froid, cérébral - m’étreignait à l’idée
que Michael et Joan allaient naviguer sur les mêmes mers que moi, qui ne me
doutais pas sur le bateau que je ne reverrais jamais le rivage de la mer Noire.
C’était surtout à Michael que je m’intéressais.
Timide et maladif, les mains blanches et les doigts longs, bon élève, il nourrissait
une haine incompréhensible contre sa sœur.
J’avais remarqué depuis longtemps leur jalousie et leur inimitié et je me
reprochais de ne pas en souffrir, d'y voir au contraire un objet de curiosité.
Retrouvant mes états d’âme d’autrefois, j’observais d’un autre œil le monde qui
m’entourait et je prêtais une oreille attentive aux sourdes rumeurs qui
s'échappaient parfois du cœur de nos enfants.
Joan ressemblait à Isabel, mais tenait de moi pour la couleur de la peau et pour
l’amour de la musique.
En revanche, ni elle ni Michael ne manifestaient le moindre intérêt pour mes
collections de gravures, que j’avais enrichies depuis peu et qui figuraient à une
place d’honneur sur les murs de ma chambre.
Je sentis de nouveau l’esprit du mal descendre sur moi.
Je sentis de nouveau s'éveiller l’envie de troubler, de tenter.
Je ne savais pas au juste ce que je devais susciter dans l’âme de Michael.
Mais mon impatience quand je l’attendais à l’heure du thé et mon affection
quand nous bavardions seul à seul ne m’annonçaient que trop le retour du péché.
Nous parlions de la vie qu’il mènerait à Oxford, de toutes les richesses offertes
par la jeunesse comme autant de fruits à cueillir.
Chaque soir renforçait un peu plus notre amitié.
Je découvrais mon fils avec une passion de vieux botaniste cultivant une espèce
unique.
Mais j’ignorais ce qu’il pensait de moi.
Le changement survenu dans mon attitude ne pouvait pas lui avoir échappé.
Un vieil ami disert remplaçait le père distrait et préoccupé qui rentrait à la nuit
de Labong, pour y repartir le lendemain à l’aube.
Cependant Isabel, avec son instinct prodigieux, eut vite fait de deviner le
désastre qui nous guettait tous si jamais mon changement devait perdurer.
Car je ne m’occupais plus de nos plantations et, chaque fois que j’essayais de
travailler, il me fallait bien avouer humblement que je ne comprenais plus rien
aux calculs ni au reste de mes affaires.
Oncle Williams était mort entre-temps et je m’étais séparé de Mr Elliot cinq ans
plus tôt.
Je n’avais plus d’associé, ni aucun ami qui pût m’aider.
Je n’avais plus d’associé, ni aucun ami qui pût m’aider.
Isabel n’hésita pas à m’adresser quelques reproches.
Puis, dévouée, elle se mit à effectuer à ma place le travail de bureau.
Moi, je me baladais avec Michael, herborisant ou parlant de cosmogonie
biblique.
À l’âge des premières anxiétés, c’était un des problèmes qui le tourmentaient.
J’essayais de lui venir en aide en rameutant mes connaissances et, selon mon
habitude, en les ordonnant.
Son adolescence s'exprimait dans un idéalisme forcené, qui augurait
d'innombrables conflits.
Mais elle n’était pas la mienne, je ne me reconnaissais pas vraiment dans la
terrible sécheresse de son incubation.
Mon adolescence avait conservé des lignes pures d’icône byzantine, anguleuses
mais chaudes.
Celle de Michael avait l’épaisseur du conformisme catholique.
Mon drame consistait en une torture sauvage et une douceur ascétique.
Michael était travaillé par des questions, non par des tentations.
Des questions sans nombre, pour lesquelles il voulait des réponses appropriées à
sa religion.
Mais il ne les cherchait pas par lui-même; il m’interrogeait pour avoir un autre
son de cloche que celui de l’Église.
Voilà pourquoi il livrait un combat sans fin…
Lorsque notre amitié devint intime, je commençai à le pousser dans une voie
différente de celle que souhaitait Isabel.
Elle lui demandait d'étudier les sciences politiques; moi, je lui conseillais de se
consacrer aux langues romanes.
Je ne compris que plus tard pourquoi j’avais choisi une discipline que je ne
connaissais pas et qui ne m’avait jamais tenté.
Je voulais qu’ il apprenne ma langue, je voulais que résonnent en lui des voix
qu’il n’avait jamais entendues, je voulais qu’il découvre des appels et endure des
tourments.
Si Michael possédait ne fût-ce qu’une goutte de mon sang, alors c’était une
goutte de poison, de tumulte, d’ inextinguible angoisse.
Je ne me demandais pas pourquoi je tenais à faire souffrir mon fils.
Peur-être pour savoir s'il était bien le mien.


VIII

Le Nankin
Ici, mon récit se brise.
Interrompu volontairement, après mûre réflexion, en raison des événements.
Trop de coups venus de l’extérieur m’ébranlaient, tandis que mon
affaiblissement physique et l’épuisement torpide de mon âme m’annonçaient que
toute une époque allait s'achever.
Il était en mon pouvoir de choisi r.
J’optai pour le quotidien.
Je sais que ces explications ne chassent pas le brouillard des deux vies
entrelacées dans le songe d’un été, songe qui se dissipait à l’approche de
l’automne.
Je ne comprends d’ailleurs toujours pas pourquoi il devait s'arrêter et, surtout,
pourquoi cela devait se produire avant que nous ne soyons complètement fixés
sur le départ de Michael et Joan.
Peut-être parce que je commençais à éprouver sur le vif le sentiment du présent,
de la vie immédiate et concrète.
Peut-être parce que le temps me rendait au rythme commun à tous les hommes,
m’interdisait dorénavant les bonds dans le futur ou le passé et, de ce fait,
m’obligeait à devenir pareil aux Axon, pareil aux dix mille.
Peut-être… Je n’en sais rien.
La vie, le songe, l’été viennent et puis s'en vont à mon insu, à l’insu de tous.
Je subissais une sorte de décomposition morbide.
Peu de gens connaissent l’état étrange, assez brumeux pour rappeler la folie, où
les pensées portent encore l’empreinte de la dimension dans laquelle elles se
développaient hier ou il y a cent ans et qu’elles ne peuvent plus comprendre mais
qu’elles ne nient pas, un pénible état fait de mouvements hésitants et
d'incertitudes.
Je m’approchais d’une borne et, bien entendu, d’une fin.
Ma vie auprès d’Isabel, les visages de nos enfants, notre maison, tout
commençait à s'éloigner, mais s'obstinait encore à rester accroché à l’horizon,
s'obstinait trop pour ne pas altérer ma santé.
Désormais, le songe n’était plus une réalité, il était une maladie.
Les visages se décoloraient, s'émaciaient comme dans le cauchemar d'un
fiévreux.
Mais je connaissais le remède.
Mais je connaissais le remède.
Il est du même ordre que la blague que m’a faite un copain pendant mon
adolescence.
Pour échapper à ces rêves affadis, je devais en provoquer d’autres, non moins
fades, au moyen d’une intoxication ou d’un épuisement nerveux.
Alors je décidai de fumer de l’opium.
Les Axon remarquaient naturellement que j’étais troublé, distrait, « possédé ».
Mais, comme je prétextais une grande fatigue, ils ne se doutaient pas de la
gravité du danger.
Aussi applaudirent-Ils à ma décision de passer toutes mes soirées en ville.
Des demi-lumières au cœur (l’expression n’est certes pas heureuse, mais je ne
vois pas comment je pourrais exprimer autrement ma sensation : ni
clignotement, ni jour tamisé, ni pénombre ne conviennent), j’entrai un soir de
septembre au Nankin.
Je connaissais ce restaurant de longue date.
J’y avais passé, avec Tom et des amis aujourd’hui oubliés, des soirées frivoles
de franche gaieté, dans des salons particuliers, servi par des Hindous dans un
cadre chinois.
Je connaissais aussi le patron, Mr Chen, qui procurait aux habitués de l’opium et
des filles de Shangai.
Le quartier chinois me troublait, des visions désaxées m’induisaient en tentation.
Je n’aime pourtant que la simplicité et la lumière, d’où qu’elles viennent.
Je déteste les chimères engendrées par les buées d’alcool, par l’oisiveté, le vice
ou la maladie.
Mon songe de l’été était clair et vivant.
Dès que je le sentis étourdir et exciter ma chair, il me répugna.
Il m’accablait, m’obsédait, m’irritait, tel un poison aux effets prolongés, et
j’aspirais à retrouver mon équilibre comme un ivrogne titubant.

… Je tressaillis vivement en apercevant Miss Roth au Nankin.


Je crus d’abord à une hallucination provoquée par le songe trouble qui hantait
mon cerveau.
Deux années étaient passées et je ne nourrissais plus l’espoir de jamais la revoir.
Elle me reconnut et me héla.
À son ton, à son regard, je devinai que je rencontrais une Miss Roth différente,
intempérante, qui s'adonnait aux drogues et à la boisson.
intempérante, qui s'adonnait aux drogues et à la boisson.
Elle paraissait plus belle, malgré les ombres dont l’âge accusait ses traits.
Elle n’était pas seule et c’est pourquoi j’acceptai de m’asseoir à sa table.
Ses compagnons étaient bizarres, ou du moins Ils me semblèrent l’être.
Impression qui se confirma lorsqu’ils me firent des confidences indiscrètes que
je ne leur demandais pas.
J’étais assis à la gauche d’un consul qui, à son accent, devait être nordique.
Dès la première heure, j’appris que, venu jadis en Inde avec d’autres touristes
pour une brève visite, il vit dans une gari une jeune fille d’une incroyable beauté.
Ses camarades l’empêchèrent de la suivre ce jour-là.
Mais, dès le lendemain, il se lançait à sa recherche.
En vain.
Par la suite, il renta de l’oublier en parcourant les mers de l’Inde en joyeuse
compagnie.
De retour dans son pays, l’image de la belle Bengali ne cessait de le tourmenter.
Pour la retrouver, il revint en Inde où, au prix d’inlassables efforts, il réussir à se
faire nommer consul.
Les années passèrent, nombreuses.
Il épousa la fille d’un colonel anglais, qui lui donna des enfants aujourd’hui
grands.
Il oublia presque la jeune fille vue dans la gari.
S’il la rencontrait maintenant, il ne la reconnaîtrait certainement pas.
Ce ne serait plus la jeune beauté aux yeux en amande et aux nattes noires.
Elle a sans doute des enfants de son côté - de caste élevée ou intouchables ?
Quoi qu’il en soir, la vie de ce consul fut transformée par un visage entrevu
fugitivement.
L’autre ami de Miss Roth était professeur d’histoire dans un collège d’État et, si
j’ai bien compris, écrivain raté.
J’étais troublé par routes les correspondances que je devinais entre ma propre vie
et mon génie stérile d’une part et, de l’autre, ces deux hommes.
Le professeur d’histoire nous exposa une théorie personnelle à propos du
deuxième concile bouddhiste, théorie confuse et compliquée.
Une idée fixe le rendait néanmoins intéressant : il croyait détenir une
information ignorée de tous les orientalistes.
Sur la foi de deux textes apocryphes chinois peu connus, il pensait avoir
reconstitué l’itinéraire des douze moines porteurs de la Loi sacrée.
Il affirmait avoir localisé, sur une vieille carte de la bibliothèque du rajah de
Bikaner, les quatre grottes qui auraient abrité un concile secret et où les douze
moines auraient caché les Écritures.
Il essayait depuis des années de réunir la somme nécessaire pour une expédition
Il essayait depuis des années de réunir la somme nécessaire pour une expédition
et des fouilles.
Les grottes, d’un accès difficile, se trouvaient selon lui sur le versant nord-ouest
d’une montagne népalaise.
- Avec dix mille roupies, rien que dix mille roupies, je bouleverserai toute
l’histoire du bouddhisme, je restaurerai la chronologie des trois premiers siècles
et je restituerai le texte original du canon! Mais il avait trop attendu et trop
supplié, il s'était trop humilié.
Personne ne voulait le croire.
Et, à la longue, il avait presque perdu l’envie de faire part au monde de sa
découverte.
Il lisait avec une joie maligne tous les nouveaux ouvrages des historiens sur les
conciles, certain qu’ils se fourvoyaient tous sans exception.
Miss Roth, qui le tenait pour un romancier raté, s'amusait à é tout er ses
allégations sur ce qui, affirmait-elle, n’existait que dans son esprit spéculatif, car
rien ne confirmait la thèse d’un lien entre les apocryphes et la carte de Bikaner.

Mais le professeur rétorquait en souriant discrètement: - C’est précisément parce


que rien ne la confirme qu’elle est exacte… Cependant, le consul remplissait les
verres encore une fois.
Pourquoi me faisait-on tant de confidences? Peut-être avais-je l’air troublé, ou
éméché… Miss Roth se montrait très amicale.
Elle évoqua avec humour et gentillesse notre séjour à Port-Saïd et s'excusa à sa
manière pour son attitude sur le paquebot : - La pauvreté est inesthétique et
dégradante.
Un pauvre pourra être un penseur ou un saint, mais pas un artiste.
La bohème est le refuge des ratés.
Pour créer, un artiste doit vivre dans le luxe et il doit l’aimer.
D’ailleurs, ceux qui ne sont pas capables de créer doivent également l’aimer.
Car, s'Ils ne peuvent pas être des artistes à proprement parler, ne sont-Ils pas
malgré tout accessibles au beau? Ne doit-on pas préférer un salon meublé avec
goût ou un complet de bonne coupe à un tableau de rapin ? La richesse possède
un mérite essentiel : elle vous garde de l’art médiocre, elle vous évite de devenir
un créateur sans envergure.
Je pense que je saurais peindre, moi aussi.
Mais je n’ai jamais essayé.
Je préfère contempler mes porcelaines de Canton ou composer des bouquets de
fleurs rares… - Vous vous trompez, Lucy, vous vous trompez, coupa le consul.
La richesse est importante pour vous ou pour moi, qui ne sommes pas des
artistes.
Mais en ce qui concerne le reste des gens, nous n’en savons rien, et d’ailleurs
Mais en ce qui concerne le reste des gens, nous n’en savons rien, et d’ailleurs
qu’est-ce que ça peut nous faire? - Le reste des gens, dit le professeur en riant
jaune, ça peut être n’importe lequel d’entre nous.
Moi, par exemple.
Avec dix mille roupies, rien que dix mille roupies… - Oui, vous restaurerez la
chronologie de l’Asie, nous le savons, et vous bouleverserez… - Pour quelqu’un
qui aime les miniatures, me dit Miss Roth, une traversée en troisième classe est
quelque chose de répugnant.
Je ne pense pas que ce soit l’aventure qui vous ait attiré ici.
Elle ne doit pas vous tenter car, si la mémoire ne m’abuse, vous êtes trop
intelligent pour ça.
- Ah ! si vous saviez, Miss Roth… - Lucy, votre ami a l’air… Pourquoi ne nous
l’aviez-vous pas présenté jusqu’ici ? - Vous êtes resté tout le temps à Calcutta? -
Presque tout le temps, répondis-je.
Mais, cet été… - Est-ce que je ne vous aurais pas aperçu à Darjeeling? Il me
semble bien que si… À ce moment-là, une transformation inattendue se produisit
en moi et illumina mon visage.
Je m’en rendis compte en voyant les regards stupéfaits de mes compagnons se
poser sur mes traits décomposés et aussitôt recomposés selon des lignes fortes.
Comment expliquer ce que je ressentais? J’avais le sentiment que mon songe de
l’été avait été la vraie vie, et mon existence terne avec les Axon un rêve las,
brisé, froid.
- Alors vous connaissez peut-être Isabel ? Et Mr Elliot ? - Isabel Brown ? - Non.
Isabel ex-Axon, aujourd’hui mon épouse.
- Ah! bon… Leurs têtes se rapprochèrent de moi.
Je fus pris soudain de panique.
Je posai les mains sur les bras du consul et de Miss Rorh.
- Veuillez excuser ma question, je vous en expliquerai la raison plus tard.
Mais, s'il vous plaît, en quelle année sommes-nous? Suis-je vieux ou jeune? Et
puis, ne m’en veuillez pas…, Isabel est-elle ma femme? Mon agitation sinueuse,
qui évoquait le corps d’un Chinois racé, les inquiéta.
Miss Rorh s'efforçait de sourire, elle barrait le rappel de la lucidité et de l’ironie
dans une atmosphère délirante.
Mais l’assurance et la clarté de mon exposé eurent le dessus.
Elle apprit ainsi qu’à côté de la santé et de la maladie, il existait un troisième
état, tout d’ombres et de lumières.
- N'auriez-vous pas trop travaillé? me demanda-t-elle.
- Very sorry, vous ne connaissez pas les symptômes du surmenage, Miss Rorh.
Et, ce qui est plus regrettable pour une esthète, vous croyez à la prééminence du
système nerveux, n’est-ce pas? Eh bien, sachez qu’il me serait facile de démolir
système nerveux, n’est-ce pas? Eh bien, sachez qu’il me serait facile de démolir
la théorie de l’influence de la répulsion rachidienne sur la dynamique des
visions, car c’est bien à cela que vous pensez pour expliquer mon songe.
Apprenez, Miss Roch, que je n’ai pas oublié les leçons de Biswanger.
Ai-je l’air d’un fou parce que je réclame votre aide pour éclaircir une dimension
qui n’est plus la mienne depuis quelques mois? Je ne me souviens pas, c’est tout,
je ne me souviens pas de ce qui s'est passé près de moi… - Bon, mais puisque
nous nous orientons justement sur ce qui se passe près de nous, je me demande si
un examen médical vous permettrait de décrocher un brevet de normalité.
- Lucy, c’est vous qui parlez d'examen médical! - Les médecins sont le plus
souvent des ânes, décréta en souriant le professeur d'histoire.
Comme tout individu qui veut vérifier une théorie, chaque médecin possède son
système de diagnostic et sa méthode clinique.
Et, les malades étant trop peu nombreux à leur goût, ils se volent les uns aux
autres les « cas intéressants ».
Vous savez qu’ils appellent ainsi tous les sujets qui, bien que ne ressortissant pas
à la littérature de la pathologie concernée, sont susceptibles de l’enrichir.
- Vous n’êtes que des profanes, arrêtez donc de critiquer! s'écria Miss Roch.
Il s'agit d’une science, et il n’y a ici aucun spécialiste pour la défendre! Nous
devrions plutôt répondre aux questions de noue ami.
Connaissez-vous Isabel ? Moi, je crois qu’elle n’existe que dans son cerveau
débordé…
- Miss, répliquai-je d’un ton agacé, si vous persistez à me prendre pour un
illuminé, je vous amène Isabel ici dans un quart d’heure! - Alors, tout est clair.
- Non, Miss, rien n’est clair.
Je répète donc ma question : à votre avis, suis-je le mari d’Isabel ? - Well
s'exclama le consul en souriant, aussi longtemps que vous vous cantonnerez dans
une discrétion exagérée, nous ne pourrons pas vous répondre… - Moi, vous me
rendez curieuse.
Est-elle artiste? - Oh ! non.
Isabel est ignorante, simplette et égoïste.
-Voilà ce qui s'appelle ne pas mâcher ses mots, dit le professeur.
J’étais dans un état de tension extrême, douloureuse.
Le ton badin de la conversation me ramenait aux Axon, effaçait les ombres du
songe de l’été.
Je posai de nouveau la main sur le bras du consul et je me lançai à l’eau : - Est-
ce que je pourrais fumer de l’opium, ici? Au silence gêné qui suivit, je compris
que je n’aurais pas dû poser ma question aussi abruptement.
Je décidai aussitôt de m’expliquer : - Veuillez m’excuser.
Je n’ai pas l’habitude de prendre des drogues.
Je n’ai pas l’habitude de prendre des drogues.
Je sais que c’est humiliant, mais vous allez vite comprendre pourquoi je dois le
faire aujourd’hui.
Imaginez un malade des fièvres.
On lui administre de la quinine, n’est-ce pas? Ma fièvre à moi est écœurante,
empoisonnante.
Mon rêve de princes et de pauvres m’apparaît à présent tel un mirage à un
homme assoiffé dans le désert.
Mon moyen est simple parce qu’il est métaphysique.
Puisqu’un rêve provoqué par la drogue est répugnant, dégoûtant, il me ramènera
à la réalité.
Une réalité bêtement médiocre, je vous le concède, mais concrète, immédiate.
L’autre, celle qui m’appartient, et qui n’appartient qu’à moi, est trop loin.
Je suis trop malade pour pouvoir encore rêver.
N’est-il pas naturel que je veuille me réveiller, guérir? Je parlais fébrilement,
franchement, sans reprendre mon souffle.
Je ne crois pas qu’ils aient pu suivre jusqu’au bout le fil de mon argumentation
ni se satisfaire vraiment des raisons que j’invoquais.
Néanmoins, je vis qu’ils se rassuraient et se montraient moins méfiants à mon
égard.
Car, comme devait me le confier par la suite Miss Roth, s'Ils étaient tous les trois
plus ou moins tout umiers de la drogue, aucun d’eux n’en était dépendant.
C’était simplement la brusquerie de ma question qui les avait effrayés.
Ils craignaient une provocation préludant à une descente de police.
- Se réveiller grâce à l’opium, n’est-ce pas paradoxal? - Pour moi, c’est naturel.
Toute imposture vous colle plus étroitement à la réalité.
Savez-vous que les poètes ne lisent de la littérature que lorsqu’ils Ils sont
malades? Et que les mystiques ne lisent de la théosophie que pour se dégoûter de
l’état laïque et se lier davantage à leur expérience initiale ? Moi, je ne vois dans
l’opium, dans l’excitation de l’imaginaire grâce à la drogue ou à la sensualité,
que tromperies ordinaires, que tentatives médiocres visant à refléter un monde
pur et à le transmettre au cerveau en y pénétrant par effraction… - Excusez-moi
de vous interrompre, mais je juge votre discours trop clair et trop conscient pour
penser que vous avez réellement besoin d’une thérapie par les stupéfiants.
-Tant que je demeure dans un même espace et que je me soumets à ses lois, rien
ne me trouble.
Mais je n’oublie pas que mon être se trouve également ailleurs, plus loin… Où
ça? Où donc?

Notre conversation se prolongea jusqu’à minuit passé.


Si j’en ai reproduit ici une partie, je l’ai fait en espérant que cela m’aiderait à
cerner l’état d’âme qui était le mien en cette nuit de septembre.
Maintenant j’arrête, car il m’apparaît avec de plus en plus de clarté que je rends
mal les circonstances et les phrases.
En vérité, si je maîtrisais pleinement mes pensées et ma parole, les bonds
impromptus qui me lançaient d’une vie dans l’autre envoûtèrent en quelque sorte
mes compagnons, qui ne tardèrent pas à reconnaître l’étrangeté de mon « cas ».
Miss Roth notamment, d’ordinaire si froide et lucide, se laissait séduire par mon
récit à la fois verveux et brumeux.
Elle le suivait, non sans mal d’ailleurs, les yeux mi-clos, un sourire mutin aux
lèvres, comme elle eût é tout é un poème singulier, obscur et parfait.
Je ne me souviens que très partiellement de ce que je racontai ce soir-là.
Comme d’habitude, c’était l’autre qui se lançait, exploitait les innombrables
informations que j’avais engrangées et cueillait les lauriers à ma place.
Cet autre qui parle toujours à côté ou à l’opposé de ce que je devais dire.
Où allai-je ensuite, sous quel toit s'acheva ma nui t ? Pour éclairer mon histoire,
pour la rendre intelligible, je dois y introduire un nouveau personnage, celui
d’Edna, qui habitait chez Miss Roth, son amie.
Il se trouve qu’elle était la seule à se fier à la découverte du professeur d’histoire.
Peut-être parce qu’elle était la plus jeune, ou qu’elle gardait la nostalgie des
demi-secrets d’une adolescence nourrie des livres d’Elena Blavatsky et d’Annie
Besant.
Pour autant que je puisse en juger, elle était une de ces jeunes femmes que leur
éducation amène à espérer qu’elles rencontreront un homme «célèbre » et
deviendront leur collaboratrice.
Le premier songe-creux qu’elle connut, elle le crut destiné à changer la face du
monde.
Ce fut, on l’a compris, le professeur d’histoire, chaque année encore plus certain
de ce que lui avait révélé la carte de Bikaner.
Edna était la seule personne à en savoir assez long sur la question, car il avait
condescendu à lui traduire et lui expliquer certains passages des apocryphes
chinois.
Aussi pensait-elle disposer de suffisamment de preuves attestant l’authenticité de
la tradition qu’ils transmettaient.
Le professeur confessait qu’ils étaient tardifs, datant probablement de l’époque
Le professeur confessait qu’ils étaient tardifs, datant probablement de l’époque
des attaques lancées par les confucianistes contre le bouddhisme.
Mais des indices de lui seul connus le persuadaient que toute une série de
renseignements rapportés en Chine par les quatre-vingts moines de la mission
envoyée par l’empereur Ming-ri avaient été transmis oralement de génération en
génération dans les milieux traditionalistes de l’ancienne capitale, Lo-yang.
Certaines doctrines ne réapparurent qu’à des périodes de crise, celles que celle
de la religion officielle, dix siècles plus tard.
C’était là le principal argument du professeur…
Edna se trouvait encore à sa table de travail lorsque nous rentrâmes du Nankin.
Un caprice de Miss Roth.
Les fauteuils et les canapés étaient confortables chez elle et il y avait assez de
brandy et de whisky, ainsi que des pipes à opium cachées dans des coffrets à
bijoux.
Au caprice, s'ajoutait la curiosité.
Ils avaient envie tous trois de comprendre l’origine de mon désarroi, d’é tout er
quelqu’un de lucide, qui parle clairement et qui est pourtant obsédé par les héros
d’un conte fantastique ayant l’Inde pour cadre, mais loin de l’envoûtement
asiatique, de la féerie des nuits, de la monotonie lyrique de la dynastie des
Gupta.
Je veux décrire à Mihail ma vraie vie et non une vie que j’aurais imaginée.
C’est pourquoi j’hésite à consigner mes souvenirs de cette nuit-là.
Ils sont trop flous.
En revanche, ce qu’Edna a noté dans son journal est assez explicite.
Miss Roth m’en a offert une copie.
Je vais la traduire ici, bien que je me rende compte qu’elle se ressentira de mon
écriture malhabile, que j’obscurcirai la beauté simple et claire du texte anglais.
À côté de la date, « le 6 septembre», Edna a ajouré ces mots : «A revoir et
vérifier, ces faits revêtant une importance surprenante.
» Le passage trahit quelques coupures : Miss Roth y a vraisemblablement
censuré certaines des réflexions de son amie à son propos.
Cette nuit, Lucy est rentrée à la maison en compagnie de Getty, du consul et
d’un inconnu, docteur en histoire de l’art et amateur d’expériences asiatiques.
Elle avait l’air troublée.
Elle m’a chuchoté, à un moment où nous étions seules : «C’est un type bizarre,
on va bien s'amuser.
» Elle parlait évidemment de son nouvel ami.
Moi, je ne lui trouvais rien d’extraordinaire, sauf que son regard paraissait ne pas
lui appartenir.
On eût dit qu’il n’avait aucun rapport avec son visage placide et lourd.
On eût dit qu’il n’avait aucun rapport avec son visage placide et lourd.
A voir ses yeux étroitement fendu comme ceux des Mongols, on ne pouvait
s'empêcher de penser qu’ils avaient été remplacés.
Bien plus : je crois qu’il éprouvait le même sentiment, à en juger par son
embarras et sa timidité.
Mais ce n’est pas le plus curieux.
Je fus d’emblée effrayée par son discours, tantôt étonnamment direct et concis -
comme celui d’un esprit sec, mathématique -, tantôt - ces périodes-là duraient le
plus longtemps - un monologue inintelligible, mais rythmé et séduisant.
C’est l’adjectif qui convient.
Nous ne comprenions pas et pourtant nous prenions un formidable plaisir à l’é
tout er.
Nous étions ensorcelés, dans le sens littéral du terme.
De ses yeux coupés en amande, émanait une étrange lumière.
Je ne saurais dire ce que j’entends au juste par le mot «lumière».
Mais, en vérité, c’était comme celle de deux yeux remplacés.
Ce qu’il disait des impostures et des illusions - qui lui font horreur - était frappé
au coin du bon sens.
Encore un paradoxe : diffuser autour de soi une atmosphère trouble et en même
temps détester l’imposture.
Il a essayé à plusieurs reprises de s'expliquer en donnant des exemples concrets,
sans que nom réussissions à comprendre.
J'aurais pensé qu’il croyait aux songes, mais il affirmait et répétait que les rêves
de la nuit, charnels ou spirituels, n’étaient qu’illusions.
Alors ? Dieu y verra clair…
J'ai eu l’impression que Lucy s'intéressait beaucoup à ce type.
Ce qui contraste avec sa nature froide et ironique d’esthète capricieuse.
Et ainsi qu’elle était la seule à pouvoir s'y retrouver plus ou moins dans ses
contes, où ne cessaient de revenir une nuit d’été, un fils prodigue et une vierge,
Isabel, des contes où transparaissaient l’émotion et la surprise, un plaisir
trépidant et une curiosité inextinguible.
Je dois avouer que j’étais moi-même fascinée par ce que je voyais et entendais.
Au milieu d’un groupe grisé par le brandy et le champagne tiède, un étranger
que les autres poussaient à boire.
Si je jugeais leurs tentatives basses et humiliantes, je pressentais par ailleurs
qu’elles étaient vouées à l’échec.
En effet, je ne sais pourquoi, seul l’étranger me semblait rester lucide,
véritablement éveillé.
J'étais pour ma part éméchée, troublée, fatiguée.
Tandis que cet homme qui continuait à raconter son songe d’une nuit d’été
Tandis que cet homme qui continuait à raconter son songe d’une nuit d’été
possédait une admirable assurance et une supériorité ironique sur ceux qui se
prétendaient ancrés dans le monde réel.
Jusqu’au génie de Guy dont je commençais à douter.
Suivit ce qui devait fatalement suivre.
Lucy fuma de nouveau l’opium.
Cela ne lui arrive que très rarement, parce qu’elle est trop artiste pour chercher
refuge ailleurs que dans ses collections.
Mais, lorsque elle fume, un terrible séisme bouleverse son corps.
Rien ne subsiste de sa froideur ni de son apparente masculinité.
Elle est méconnaissable, les yeux fixes, agrandis, les lèvres frémissantes, ses
gestes et ses paroles trahissent une sensualité cynique.
Elle a sorti d’une commode ses joyaux : des pipes offertes par le conservateur du
musée de Hai-nan.
Elle voulait que nous fumions tous.
Moi, je m’en suis tirée en invoquant la même raison que d’habitude.
Les autres ont entamé leur orgie froide, qui me dégoûte, mais que j’observe
toujours avec un vif intérêt.
Tandis que ses partenaires fermaient à moitié les paupières, l’étranger a
commencé à tousser dès les premières bouffées.
Je fixais son visage décomposé.
J’ignore ce qu’il ressentait, car il me paraissait insaisissable, et cela depuis te
début.
Cependant, j’ai pris peur en constatant que, chez lui, la drogue produisait des
effets différents de ceux qu’on constate d’habitude.
Car ses symptômes étaient ceux du réveil : les gestes du dégoût, convulsifs ou
lents, du combat contre la nausée.
Les trois autres, les yeux bien fermés à présent, ne se doutaient de rien.
Lucy, qui avait pris une dose minime, gardait une demi-conscience ravissante.
Mais, pour moi, le spectacle devenait effrayant : un homme qui se réveille et une
femme qui appelle.
Il m’a demandé où il pouvait se rafraîchir la figure.
Quand il est revenu, il était méconnaissable.
Les yeux surtout, qui n’étaient plus les siens.
Des yeux plus petits, au regard anodin, qui n’impressionnaient plus.
L’espace qu’il voyait, dans lequel il se mouvait, c’était le nôtre.
Je m’en rendais compte parce que je pouvais le regarder sans trembler, sans
éprouver un sentiment cauchemardesque.
Nous avons beaucoup bavardé.
Beaucoup, c’est une façon de parler : un quart d’heure, le temps que l’opium ait
Beaucoup, c’est une façon de parler : un quart d’heure, le temps que l’opium ait
fait son effet sur Lucy, qu’il l’ait changée.
Quant à lui, il s'est d’abord excusé, apparemment pas tout à fait sorti de sa
rêverie.
Puis nous avons discuté de la découverte de Guy et il s'est montré ouvert, sans
réticences, curieux d’en savoir plus.
Je l’ai trouvé intelligent, malgré certaines assertions hasardées à mon avis.
Ainsi ses propos sur ce qu’il appelait « le graphisme», selon lui une maladie sans
remède en Europe.
Nous en étions là de notre conversation lorsque Lucy s'est levée de son fauteuil,
s'est approchée et s'est jetée à son cou, avec une sensualité débridée.
La surprise a été totale.
Une Lucy transformée.
J'avais moi-même du mal à la reconnaître, alors lui… - Toi, dans ton songe de
l’été…, tu n’as jamais fait l’amour à Isabel? Je n’avais pas eu le temps
d’esquisser un geste qu’elle l’entraînait déjà dans sa chambre.
Du reste, elle est libre et n’en est pas à sa première aventure…
Guy et le consul rêvaient.
Je me suis mise à lire.
Trois heures du matin.
Je me demandais ce qu’ils penseraient le lendemain, ce que penseraient les
domestiques en apprenant que Lucy n’avait pas couché seule.
J'ai fermé la porte de sa chambre et j’ai laissé un mot à Guy : me faire appeler
quand il se réveillerait.
C’est le matin, il fait chaud et je suis encore fatiguée.
Mais aujourd’hui je saurai tout.
Il faut que Lucy me dise qui est cet homme.
Car je n’y comprends rien, strictement rien.

J’ignore ce que Miss Roch lui a appris, car elle ne m’a donné à lire que ce
fragment.
Mais je pense qu’Edna exagérait, obsédée par les mystères.
Je présume que le changement d'apparence de mes yeux n’était pas tellement
effrayant.
Je ne crois d’ailleurs pas à la signification des regards.
Je ne crois pas qu’une membrane, si fine et translucide fût-elle, puisse refléter la
pensée.
pensée.
Je n’aime pas cette idée bien féminine qui plaque la pensée sur le masque du
visage.
Si je voulais manier le paradoxe, j’écrirais que la psychologie même est une
science due aux femmes et entretenue par leur curiosité.
Seule une cervelle de femme peut imaginer que la pensée a son pendant dans la
chair.
J’ai remercié encore une fois le dieu inconnu qui m’a épargné la sensualité.

IX

On m’offre une lampe


Forth from her land to mine she goes The island made, the island rose…

Lucy connaissait par cœur nombre des Sangs of Travel et récitait avec un plaisir
particulier To Princess Kaiulani et To Sidney Colvin.
Ses lèvres murmuraient, ses paupières voilaient la froideur de son regard, son
corps cherchait la fraîcheur du ventilateur et son âme errait peut-être sur les
grèves de l’ Apemana, où Stevenson écrivit :

… I heard the pulse of the besieging sea Throb far away ail night.
I heard the wind Fly crying and convulse tumultuous palms.
I rose and strolled.
The isle was ail bright sand And flailing fans and shadows of the palm.

Elle s'arrêtait parfois au milieu d’un poème, tortillait une boucle de cheveux (un
tic masculin insupportable) parce qu’elle n’arrivait pas à se souvenir de la suite,
elle jurait dans son jargon viennois et se dirigeait vers la bibliothèque.
Les trente tomes de l’édition Tusirala, lus et relus, occupaient deux des rayons
centraux.
Mais le tome XXII se trouvait le plus souvent sur la même table basse que les
petits fours et les liqueurs.
Sa passion pour Stevenson était contagieuse.
C’est à-dire qu’elle obligeait presque tous ses amis à relire Island Nights'
Entertainments et Weir of Hermiston, et souvent elle nous annonçait, après le
thé, la découverte d’un nouveau joyau dans la correspondance ou dans les
Vailima Papers.
Vailima Papers.
Pour ma part, je n’étais guère influencé par l’idolâtrie de Lucy, par sa «
stevensonienne » - une collection précieuse et volumineuse de tour ce qui avait
été publié sur son auteur préféré, des souvenirs à la critique, de Margaret Black à
Jean-Marie Carré.
Je m’y intéressais uniquement dans la mesure où j’y découvrais une de ces
manies modernes qui ne m’ont jamais laissé insensible.
Il y avait dans nos discussions sur Stevenson le rythme et l’émotion d'un match -
le public étant en général formé du consul, du professeur et d'Edna.
A chaque page d’anthologie délicieusement lue par Lucy, je répondais par une
de celles, médiocres et pâles, qui abondent chez Stevenson, y compris dans ses
chefs-d’œuvre.
Je m’évertuais, avec une adresse diabolique, à débusquer des lacunes chez
l’idole de Lucy.
Cela, pour lui démontrer une vérité simple, qui a toujours été ma boussole en
matière de culture et mon conseiller en matière de littérature : le génie intégral
n’existe pas et nous nous tromperions lourdement en imaginant qu’il puisse
exister.
L’admirateur est aveuglé, il va s'extasier sur les moindres griffonnages de son
dieu, tandis qu’il n’ouvrira jamais tant de bons livres d’autres auteurs.
Bref, ce qui mérite l’éloge, c’est uniquement la perfection, où qu’elle soit, de qui
elle soit.
- Oh! mais ce serait inhumain, se récria Lucy.
Comment pourrais-je peser sur la balance du jugement esthétique un génie qui a
fait ses preuves et que j’aime? À quoi bon ? - Évidemment, répondis-je sur un
ton bourru, c’est inhumain et gratuit, évidemment.
Il y a pourtant des gens, parmi lesquels je croyais pouvoir te compter, des gens
qui n’hésitent pas à fa ire violence à leurs élans humains où se mêlent la
sympathie et l’intérêt, pour juger le monde selon quelques principes immuables
et inhumains.
Selon des axiomes qui peuvent être religieux, philosophiques ou artistiques.
Pour ma part, discerner la perfection dans l’œuvre d'un génie relève plus de la
métaphysique que de l’esthétique.
- Tu joues sur les mots, me répliqua Lucy en souriant méchamment.
- Voilà ce qui s'appelle formuler une vérité sans la comprendre, dis-je en
m’efforçant de prendre une voix sèche et flegmatique et de me composer un
visage indifférent.
Comme les saints-enfants, tu énonces des vérités stupéfiantes en croyant lancer
des flèches ironiques.
C’est aussi simple que ça.
C’est aussi simple que ça.
Tout a été créé par le jeu et par la parole, par une liberté gratuite, spontanée.
Au commencement était le Verbe, n’est-ce pas? Tu pourras multiplier les
citations de textes hindouistes affirmant que Siva a créé l’univers en dansant et
que la parole - comme tout acte qui n’est pas manifestement un réceptacle de
graines vivantes - ne peut être objectivée que si elle est réellement et précisément
prononcée.
Il y a d’ailleurs une assez curieuse expression, «jeu de mots », qui, alors qu’elle
signifie pour la plupart des gens des fantaisies grotesques ou puériles, résume
pour moi la métaphysique réaliste et tout ce qu’il y a de substantiel dans les arts.
- Je ne suis pas par principe hostile aux revirements, dit le consul.
J’ai été néanmoins surpris d’entendre Lucy protester contre ce qu’elle jugeait «
inhumain », ce qui signifie qu’elle apprécie ce qui est « humain ».
Or, à ma connaissance, elle ne l’avait encore jamais fait jusqu’ici.
- C’est vrai, Lucy, renchérit gaiement Edna, aurais-tu oublié tes sarcasmes à
propos de l’humanisme? -Vous vous braquez tous sur les mots et vous jugez les
gens sur une phrase.
Des phrases, on peut en prononcer de toutes sortes et elles peuvent justifier
n’importe quelle aberration.
Ce que je voulais dire, c’est seulement ceci : dans la compagnie d’un esprit
d’élite, d’un esprit créateur, nous autres, les médiocres, nous ne pouvons pas
nous figer dans une attitude critique, qui serait du coup inhumaine, puisqu’il est
naturel et humain d’excuser ce qui est faible dans un ouvrage dont l’auteur a
montré qu’ il savait créer des chefs-d’œuvre

Je l’interrompis : - Excuser, d’accord, mais de là à faire l’éloge… - S’il vous


plaît, s'il vous plaît… On pourrait résumer mon idée autrement : mieux vaut
aimer un génie que les chefs-d’œuvre d’un médiocre; mieux vaut panser les
blessures d’un créateur que consoler les chagrins d’un ami stupide.
En ce qui me concerne, mon instinct, cet instinct humain, oui, qui me porte à la
sympathie, au pardon, au parti pris, à la charité et à tout ce qui est propre à une
sensibilité plus ou moins féminine, ce complexe d’impulsions est plus
sincèrement satisfait dans l’intimité de Stevenson, le médiocre aussi bien que le
génial, qu’il ne le serait si je cajolais ou admirais un ami vivant.
- Merci beaucoup pour le grand amour, dit le consul sur le ton de la plaisanterie,
mais avec une suave tristesse.
Nos conversations se prolongeaient longtemps après minuit.
Au début, nous dînions au Nankin ou au Shangai, mais par la suite, s'étant
Au début, nous dînions au Nankin ou au Shangai, mais par la suite, s'étant
aperçue de l’embarras que cela me causait en raison de l’état de mes finances,
Lucy improvisa des dîners sur le pouce dans sa villa de Park Street.
Mieux je connais les pièces d’une maison où l’aventure m’a entraîné à
l’improviste, lors d'une période trouble, plus je sens croître un sentiment
d’exceptionnel bonheur sensuel dès que je les revois.
Quant au quartier, son nom acquiert une signification concrète.
Des jardins grands comme des parcs; des rosiers grimpants, des touffes de
djangah jaunes, des arbustes aux fleurs rouges et parfumées, des cocotiers et des
manguiers au feuillage épais, des arbres portant des grappes de fleurs qui
ressemblent à des oranges; des rues asphaltées et ombreuses; de riches demeures
aux allées de sable fin, des domestiques hindous en longs vêtements blancs
immaculés.
Dans tous les jardins, on entend d’innombrables oiseaux d'espèces variées.
Des coucous et des corbeaux, des vautours et des chanteurs des tropiques… La
touffeur elle-même s'adoucit, dissipée par des souffles végétaux, enivrée de
semeurs fortes, amères - et les après-midi s'effilochent tels des printemps flétris.
Lorsque je reviens avec Miss Roth de l’université, dans sa Cadillac vert olive,
les cris perçants des oiseaux et le parfum lourd des épices nous grisent.
Nous nous souvenons chacun d’autre chose.
Moi, du myrte sur les côtes de Chypre.
Elle, de Valparaiso ou du Colorado.
Ici, on ne voit plus la ville.
Ici, les passants cueillent des fleurs sur les murs.
Plus l’automne se prolonge, plus les arbustes fleurissent et les arbres donnent de
nouveaux rameaux.
J’ai envie d’effacer ce que je viens d’écrire.
Je n’aime pas célébrer la végétation, je ne suis pas fait pour cela.
D’ailleurs, dès que j’entre dans l’une des pièces où Lucy a disposé ses
merveilles, j’oublie les parcs et les jardins.
Moi, amateur invétéré des futilités artificielles et des virtuosités de la technique
asiatique, je ne peux pas m’arracher, dans le vestibule, à sa collection de bronzes
: deux dragons népalais aux gueules hideuses et aux corps étirés et noueux, aux
muscles grotesquement tordus; un colossal naga à dix-neuf têtes et au dos de
serpent noir; et un groupe extraordinaire où la furieuse Durga pourfend le
monstrueux démon Mahishasura.
Je suis particulièrement fasciné par cette statue (offerte à Miss Roth par un
mécène de Puri, après un cycle de conférences qu’elle fit dans l’Orissa), par le
ciselé des feuilles comme par les bas-reliefs de la couronne, qui représentent des
éléphants en jeu et des démons aux ailes de coléoptères.
éléphants en jeu et des démons aux ailes de coléoptères.
Dans mes regards, indifférents aux beautés charnues des musées européens,
brillent des éclats sensuels quand je contemple les bustes des deux apsara, leurs
cuisses croisées et leurs gros seins, leurs grands yeux, leur sourire, leur bras
tendu comme une corde sur la vina, leurs lourdes parures… Elles satisfont mon
étrange curiosité de tour ce qui touche au mythe de la divine Kali.
Miss Roth ne partage pas mon enthousiasme.
Elle aime d'ailleurs moins la statuaire indienne qu’elle le devrait en tant que
professeur d'histoire des arts asiatiques.
Elle ne se répand en éloges, inattendus, que pour une collection d’armes du
Rajputana et pour un Siva tamoul acheté dans le sud de l’Inde, très original, qui
surprend par un bizarre contraste entre la gracilité du corps et le volume de la
tête, un défi aux lois de l’équilibre.
Mais les vrais trésors qu’elle possède, ce sont des tapis afghans passementés de
cigognes en fil d'or et d’éclairs en fil d’argent; des couvertures de Jaipur, rose vif
et jaune terne, au dessin tremblant comme le miroitement des rayons de soleil
sur des pétales; de la lourde argenterie bengali et des perles de Malabar dans des
coffrets de bois odorant aux couvercles incrustés de figurines pastorales en
ivoire, semblables aux mosaïques orphiques qui subsistaient dans les premières
basiliques chrétiennes.
Je n’ai pas l’intention d’énumérer ici routes les merveilles rassemblées par la
riche et capricieuse Viennoise en huit années de voyages et d’amitiés asiatiques.
Je me garderai bien d’insérer des «pages de catalogue » dans mon récit.
Ce que j’entends expliquer, ce sont les changements de fait survenus après la
première soirée passée au Nankin.
Notre amitié ne se serait pas fortifiée, ni mes visites multipliées jusqu’à devenir
quotidiennes, sans l’existence de ces joyaux et sans la vaste érudition de leur
propriétaire.
Comme je vais l’expliquer ci-dessous, le souvenir de notre nuit dans son lit ne
me poussait pas, contrairement à elle, à en désirer d’autres.
Mais Lucy m’amenait à comprendre deux choses: que l’Inde ne se trouvait pas
chez les Axon et que vivre signifie risquer sa vie et non la gaspiller.
Ayant décelé les bizarreries de mon esprit, elle sut les utiliser pour me mettre sur
une autre voie.
Elle ranima d’anciennes passions, notamment pour certaines lectures.
En dépit de basses aventures, mes deux années de solitude spirituelle m’avaient
pourvu de précieuses qualités qui me servaient, maintenant que je changeais de
chemin, dans un autre monde que celui où je les avais acquises.
Pour moi donc, la nuit passée dans les bras de Lucy avait été un cri, un appel
lancé par ce monde dans lequel je revenais.
lancé par ce monde dans lequel je revenais.
Je ne veux pas la raconter, cette nuit où je fis l’amour malgré moi, je dirai
seulement que je fus séduit par les merveilles que recelait sa chambre : une
lampe où brûlaient de l’huile de rose et du bois de santal; trois authentiques
Busho Hara; le pêcheur à masque d’Hamlet de Gaho Hashimoto; des marines et
des chrysanthèmes de Hatastatu; d’innombrables bijoux et colifichets d’ivoire.
Quant à Lucy, elle aimait en moi le trouble qu’elle avait constaté plus tôt (mais
dont elle ne remarquait pas que l’opium le dissipait), elle aimait la chose à
laquelle l’incitait, l’obligeait son sang enfiévré par la drogue.
Étrange, ce qui arriva : j’exaltais la victoire sur le songe déchiqueté, j’exaltais la
joie de retourner à mon vieux monde parcouru de nuages et de grands oiseaux,
tandis que mon corps, telle une source triomphante et fraîche, étanchait l’obscure
soif de Lucy, qui m’avait blessé autrefois et humilié à nouveau, peu de temps
auparavant, en me voulant.
Ce mélange d’affronts et de vengeances, de sauvagerie et de caresses, cette
fusion du rêve et de l’état de veille, de l’inconscient et des souvenirs, des émois
et des rébellions du corps, firent de moi l’espace d'une nuit un homme étranger à
moi-même et agréable à Lucy, un homme infatigable en amour, renouvelant le
plaisir d’une chair lasse, épuisée, où l’apaisement descendait comme le
crépuscule sur le désert, le jour déclinant, mais le globe rouge demeurant à
l’horizon, froid, indifférent.
Dans les sens ravagés un moment par l’opium, s'installait le silence de la
glaciation.
C’est lui que je combattais, lui que je terrassais et alors Lucy, pâmée, comprit
peut-être qu’un corps jeune pouvait offrir également d’autres joies, des joies qui
arrivent tard, à l’aube, lorsque le spasme du début se calme et que l’étreinte dure
longtemps, vibrant comme un lamento.
Je l’ai dit, je ne suis pas sensuel-mais Lucy crut le contraire.
Lucide et curieux, je me piquais au jeu.
C’est tout.
Je ne me souviens pas avoir éprouvé du plaisir.
Tandis que celui pris par Lucy s'enracina trop pour qu’elle pût l’oublier.
Certains hommes connaissent cette faiblesse du cœur féminin, sans cesse nourri
des expériences du corps, et ils en profitent pour se rendre indispensables.
Il est des heures où cette masse vivante se place, plus profondément qu’elle ne le
croit et pour beaucoup plus longtemps qu’elle ne le souhaite, sous la coupe de
l’autre.
En fair, pour certains hommes ou certaines femmes, les longues passions ne sont
que les obsessions de l’expérience suprême où la domination de l’un ou l’autre
s'imprime comme un sceau pesant au centre de gravité des brûlants échanges
mentaux et psychiques, qu’on peut quelquefois appeler âme.
mentaux et psychiques, qu’on peut quelquefois appeler âme.
Je m’explique ainsi la passion de Lucy à mon égard, une passion aveugle qu’elle
essaye en vain de camoufler sous des mots tels que l’amitié ou l’admiration pour
mes instincts et mes raffinements d’esthète.
Je ne suis d’ailleurs pas le seul à m’en apercevoir.
Edna me décoche de mauvais sourires et… tant pis, je l’écris : elle a l’air jalouse
de sa compagne et craint peut-être que je ne la compromette.
Elle ne se sent sans doute pas très bien dans une maison dont les domestiques
bavardent beaucoup avec les voisins, toujours disposés à leur prêter une oreille
complaisante.
Or, la villa de Miss Roth n’a jamais eu bonne réputation.
Trop d’idoles et trop de boisson.
En outre, son faible pour le consul - qui lui rendait toujours visite sans son
épouse et à des heures inusitées - était connu de toute la ville.
Enfin, elle était soupçonnée de fumer l’opium chez elle, comme le sont tous les
riches propriétaires de Calcutta, pour peu qu’ils sortent de l’ordinaire.
Edna voyait d’un mauvais œil, d’un très mauvais œil, le caprice prolongé de son
amie.
Par ailleurs, mon comportement réservé, je dirais même défensif, lors de mes
visites, n’allait pas échapper à Lucy.
Mais, n’étant pas esclave de ses sens, elle ne se formalisait pas trop de ma
froideur et ne pensait pas à la vengeance.
Elle n’en gardait pas moins le souvenir de notre nuit et souvent, quand nous
restions seuls, elle l’évoquait, espérant me tenter.
- Oh! non, non, maintenant tu as changé, tu n’es plus le même… Certes, tu es un
ami véritable, et instruit de surcroît.
Mais, cette nuit-là… Tu étais tellement étrange, tellement excitant, avec ton
histoire idiote, ce songe auquel personne ne comprenait rien, avec tes paradoxes
qui fusaient, montaient, étincelaient, suivis de silences pareils à ceux d’un
homme ressuscité des morts et de frayeurs de tremens poeticus… Et puis,
comment l’appeler? une sorte de mépris de soi-même, de dépit d’être et de ne
pas être, de ne pas avoir eu le courage de rester comme précédemment, d’avoir
accepté de renaître, tout en continuant à aspirer aux ténèbres de ton au-delà…
Dieu seul sait comment je pourrais nommer et dépeindre… Mais, bien sûr, tu
étais davantage qu’un homme instruit…
L’homme que je cherchais, je te l’avoue.
Je suis frappée, je suis fascinée par la folie de ton songe… Tu ne me l’as
toujours pas fait comprendre, parce que tout ce que tu m’as exposé à propos du
temps n’éclaire nullement ton expérience…
Pourquoi ne retournes-tu pas dans ton songe d’un été? Vois-tu, cette formule
Pourquoi ne retournes-tu pas dans ton songe d’un été? Vois-tu, cette formule
elle-même, avec ses renvois à Shakespeare et à la mythologie celtique, à
Mademoiselle Julie et à The Golden Bough…, elle me travaille, elle me
tourmente.
Tu vis en moi, je le reconnais, grâce à ton monologue hallucinant et ridicule de
cette nuit-là… - Grâce seulement au monologue, Lucy? Elle éclata de rire, mi-
amusée, mi-gênée, tout à la fois ironique et aguichante.
Elle tentait de minimiser son attirance.
De m’obliger à confesser que, loin de remporter une victoire (ce que je n’avais
jamais pensé), je m’étais soumis à son caprice.
À mes insinuations malicieuses, qu’aggravait peut-être un brutal orgueil
masculin, elle opposait des réponses obscures, affirmait que l’opium excite la
sensualité des femmes, tandis qu’il endort celle des hommes.
Je la trouvais bizarre, si ce n’est comique, notre tentative de motiver ou
d’excuser un acte qui nous avait unis dans une longue étreinte pendant une nuit
brûlante, notre tentative de l’amoindrir ou de l’oublier.
Car cet acte, notre acte, se dressait face à nous avec une indifférence d’objet, tel
un mur qui arrête la vue, tel un rocher qui barre le chemin.
Cependant, notre amitié se fortifiait, chacun révélant à l’autre des contrées
nouvelles, chacun gardant vivace le souvenir de la même nuit, bien qu’elle
apparût différemment à l’autre.
Il ne me fut pas facile de sonder le cœur de Lucy et, aujourd’hui encore, après
deux mois d’une fréquentation quotidienne, je n’oserais prétendre en avoir percé
tous les secrets.
- Pour me comprendre, me dit-elle un après-midi d’octobre, tandis que nous
revenions du musée, pour me comprendre, tu dois d’abord trouver ce qui me
déplaît, tout ce qui me déplaît… Ce qui lui déplaît pardessus tout, ce sont la
féminité et ses accessoires : l’amour, le dévouement, l’érotisme lyrique, la
monogamie, le féminisme, l’Europe.
Il me fallut des efforts réitérés pour saisir le rapport que Lucy établissait de
façon naturelle entre ces notions si disparates.
Elle a quitté l’Europe parce qu’on n’y parle que de femmes et d’amour, parce
qu’on ne pense qu’à ça, même quand on fait de la philosophie, de la sculpture,
ou la guerre.
- «L’éternel féminin », voilà ce qui me suffoque en Europe.
Les Asiatiques ont d’innombrables défauts : Ils sont cruels, quelquefois stupides,
souvent fous, pas moins souvent sales.
Mais Ils ont deux grandes qualités : Ils n’idéalisent pas la femme et ne croient
pas à l’évolution.
Ils ont certes une poésie érotique, mais, en qualité comme en quantité, elle est
Ils ont certes une poésie érotique, mais, en qualité comme en quantité, elle est
infime en comparaison de leur littérature religieuse ou philosophique… Il est
tellement lassant de lire et d’entendre partout et tout le temps des propos sur des
idylles ou sur des adultères, sur les femmes ou sur l’humanisme, sur n’importe
laquelle des expressions culturelles d’une Europe malade des femmes… Tu le
vois bien, ici l’élite se pose d’autres questions, l’érudition est réellement
appréciée, l’action est respectée mais non adulée, on ne confond pas l’âme et la
psychologie, une différenciation à laquelle je ne crois pas, mais dont je me
réjouis parce qu’elle est symptomatique, d’autant plus que les Européens
l’ignorent car elle leur est inaccessible… Je pourrais noircir des dizaines de
pages «sous la dictée » de Lucy, mais mon sujet n’est pas l’Asie, c’est tout
simplement un récit de ma vie dans une ville asiatique.
Je m’arrête donc.
Outre la féminité, Lucy déteste tout ce qui est idéologie, métaphysique,
théosophie, et qu’elle qualifie d’une formule dénichée dans un livre d’Oltramare
: une thérapie mentale, morale.
Elle méprise les gens qui cherchent le salut dans un absolu d’essence purement
verbale, ou dans une croyance dont nulle dialectique ne pourrait démontrer la
transcendance, ou dans tout autre dogme impliquant des lois, des concepts, un
humanitarisme.
Selon elle, un homme sensé ne saurait faire mieux que transformer son existence
en œuvre d’art, non dans le sens de l’aventure ou des élucubrations
métaphysiques, mais dans la véritable acception du terme : aimer, vivre, se
nourrir, rêver de l’art - de l’art et des artistes.
Elle tente passionnément de réaliser, à ses risques et périls, ce qu’elle tient pour
un instinct de l’élite.
Sa vie est une jouissance ininterrompue, raffinée; elle cultive, avec une
prodigieuse connaissance technique, les changements, les nuances, les
variations.
Sa longue intimité avec les fantaisies spontanées et les caprices, avec les
contradictions et les paradoxes, l’a pourvue d’une séduisante série d’aphorismes
relevant de ce qu’elle nomme « une philosophie de la volte-face”».
Une cigarette entre les doigts, affichant un sourire narquois grâce auquel elle
prenait du recul sans pour autant verser dans la frivolité, elle me prévenait : - Il
est erroné d’appeler philosophie ce qui est seulement de la sagesse.
Or, ma sagesse à moi, parce qu’elle est celle d’un artiste, ne peut pas être
dogmatisée.
The golden rule is that there is no golden rule.
Je suppose, j’espère que tu es assez perspicace pour ne pas me placer parmi les
dilettantes, les épicuriens ou les sceptiques bavards.
dilettantes, les épicuriens ou les sceptiques bavards.
Comme je n’estime pas ma sagesse absolue, je n’essaye pas de la propager.
Mais elle me fournit suffisamment d’éléments pour me permettre de critiquer
tout ce qui doit l’être à mon avis.
Je dois dire que, durant les premières semaines, Lucy me semblait disposée
uniquement à critiquer, notamment les fantaisies théosophiques d’Edna, la
découverte du professeur ou encore mes éloges d’une métaphysique défunte et
de la littérature moderne.
Je m’aperçus ensuite qu’une érudition solide et vaste se cachait derrière les
propos apparemment légers dont elle gratifiait les nouveautés de la librairie de
Park Street et que ses sarcasmes sur la théorie du professeur étaient marqués au
coin du bon sens.
Ce n’est pas le lieu ici de relater nos longs débats, par exemple sur une nouvelle
édition du Silpa Sastra de P.
Bose, qui exposait par ailleurs les principes de l’architecture et de la sculpture
indiennes dans un livre plus récent, très discuté dans les milieux universitaires.
Lucy, qui avait attentivement étudié, parmi d’autres traités de peinture, le
Visnudharmottara, saisissait avec une sagacité extraordinaire des nuances, des
réussites ou au contraire des échecs, là où un autre œil, même exercé, n’aurait
que glissé distraitement.
Et elle savait de surcroît les exprimer avec une finesse géniale.
Mais, roue comme pour Stevenson - qu’elle connaissait et comprenait pourtant
sur le bout des doigts -, elle n’avait rien fait paraître sur les principes de la
sculpture indienne.
- J’ai rassemblé trop d’informations, et d’autre part mes opinions sont trop
récentes, pour les brader dans un article.
Quant à écrire un livre, je n’ai pas le temps.
La vie est si brève…
À quoi bon? Chez nous, les philosophes sont des auteurs d’études sur la
philosophie et les critiques d’art ceux qui publient… Il y a des moments où je
comprends pourquoi je n’ai jamais accepté de publier quoi que ce soit.
On a écrit trop de sottises, n’est-ce pas? Et toute notre activité…, que pouvons-
nous faire? Le masque des changements quotidiens, provoqués et cultivés avec
une certaine préciosité, dissimule chez Lucy une discipline et un itinéraire.
Ce qu’elle appelle «plaisir» n’est pas toujours une jouissance immédiate et
gratuite, indifférente aux préceptes moraux ou sociaux.
Au contraire, c’est le plus souvent la satisfaction de penser juste, de comprendre,
de déchiffrer une vérité dans une page jugée obscure, ou une imbécillité dans un
dogme.
Lucy trouve pour excuse au catholicisme les cathédrales, les laudes de Jacopone
Lucy trouve pour excuse au catholicisme les cathédrales, les laudes de Jacopone
da Todi et la prose de Chesterton.
Dans le même temps, elle ne ménage pas ses railleries à l’endroit de Milton,
simplement parce que ce pauvre aveugle était un puritain.
Se moquant de l’unité et de la cohérence systématique de la pensée, Lucy trouve
toujours une échappatoire lorsque ses aphorismes la mènent trop loin de la
vérité.
C’est à un auteur anglais, je crois, qu’elle a emprunté l’habitude de dire : «Tant
pis pour l’histoire! » si un interlocuteur lui cite timidement une date ou une
donnée vérifiable dans n’importe quel dictionnaire de poche.
Mais, pour ce qui est de l’art asiatique, elle a parfois des éclairs de génie.
Je ne pense pas avoir jamais entendu d’exposé plus clair ni d’explication plus
exacte sur la déformation du type indien dans la sculpture bouddhique de
l’Annam.
Ou bien, comme je faisais appel à ses lumières sur les variations dans les
représentations de l’"OM" au Bengale, j’ai été frappé par la sûreté de ses
connaissances et de son goût, qui lui permettait de distinguer entre la fantaisie
créatrice de l’artiste et le grotesque hideux dû à l’incompétence technique, entre
le détail lumineux et vivant, issu du jeu de la main et de l’âme, et l’emprunt
technique aveugle.
Nos visites au musée étaient des heures de délices inoubliables.
Son intuition féminine inspirait à Lucy des comparaisons inattendues, elle
rappelait à ma mémoire des gravures de sa bibliothèque, elle demandait la
collection de photos du musée pour me montrer des spécimens d’Amritsar ou du
Travancore, elle choisissait, représentait, jugeait.
Elle trouvait quelque chose à m’apprendre même pour les époques dont j’avais
épuisé la matière et la bibliographie.
Je ressentais alors l’humiliation mélancolique de la jeunesse, qui peut tout
posséder, hormis le goût et les connaissances de celui qui a passé des années
dans l’intimité d’un sujet.
Je présume que Lucy est, ou a été, très riche.
Je ne puis m’expliquer autrement le luxe de sa maison, les trésors qu’elle y a
amassés.
Il va sans dire que sa bibliothèque recèle toutes les reproductions en couleurs,
tous les albums d’art asiatique édités depuis une centaine d'années, des livres
chers et rares, que seules les universités et les bibliothèques publiques ont
généralement les moyens de posséder.
Lucy a rassemblé une quantité surprenante d’estampes et de manuscrits,
quelques-uns uniques, qui feraient le bonheur des amateurs européens ou des
milliardaires américains.
milliardaires américains.
Entre autres, une douzaine de miniatures et de manuscrits persans enluminés, un
très ancien Moïse du Khorasan (l’original arménien), Le Divan de Maghribi, qui
a appartenu précédemment à un orientaliste hollandais, et de très nombreux
manuscrits arabes, qu’elle ne peut pas lire, mais qui charment ses longs doigts
blancs de recluse dans un palais d’images.
Une confidence d’Edna m’a appris récemment que Lucy a hérité, avant de venir
en Inde, de la collection d’un comte allemand qui passait il y a une vingtaine
d’années pour le meilleur connaisseur des manuscrits persans et arabes.
Les rapports de notre Viennoise avec ce vieux collectionneur ne sont pas très
clairs.
Toujours est-il qu’il lui a légué le fruit de toute une vie faite de quête passionnée,
et qu’il l’a légué en affirmant que personne n’était plus digne qu’elle de posséder
ses trésors, car elle pouvait les comprendre sans savoir les lire.
Edna m’a également appris que Lucy était beaucoup plus âgée que je ne le
supposais et qu’elle connaissait tous les Européens qui ont eu affaire à l’Orient,
de l’éditeur Luzac à Keyserling et au colonel Lawrence.
Elle compte tant d’amis et d’admirateurs, y compris parmi ses maîtres, qu’ils ne
figurent pas tous dans ses volumineux albums d'autographes.
Elle est allée partout et a toujours étudié.
Elle a é tout é Masaharu Anesaki à Tokyo et Harvard, Takakusu à Berlin,
Yamakumi à Calcutta, Jacobi à Bonn, Przyluskhy à Paris et Louis Finot à
Saïgon.
Elle a porté en tous lieux son insatiable curiosité pour les choses de l’art et son
mépris des idées reçues.
Elle peut raconter une foule d’anecdotes sur les orientalistes et les artistes de
notre temps; par « artistes », j’entends évidemment les Asiatiques, puisqu’elle
n’a à l’égard des Occidentaux qu’une froide indifférence et prétend ne pas savoir
encore comment regarder leurs œuvres pour en déduire qu’il s'agit d’arc.
D’un hiver passé à Santiniketan, où elle a tenu un cours fameux sur les
influences de l’art indien dans l’Asie centrale et en Chine, elle est revenue
animée d’une vive passion pour la poésie bengali.
Si elle a toujours été faible en sanskrit, si elle n'arrive pas à suivre un texte sans
sa traduction en regard, en revanche elle a fait de remarquables progrès en
bengali, parce qu’elle aimait é tout er inlassablement les ballades des gitans et
bavarder avec eux.
Elle possède un exemplaire de !‘Histoire de la langue et de la littérature du
Bengale, de Sen, avec une longue et flatteuse dédicace de l’auteur.
Quant à Thomson, chaque fois qu’il se rend en Inde, il vient la voir et insiste
pour obtenir sa collaboration à une traduction anglaise de poèmes bengalis.
pour obtenir sa collaboration à une traduction anglaise de poèmes bengalis.
Lucy refuse sous prétexte que sa grande monographie sur les monuments de
!‘Orissa ne lui laisse pas le temps de s'occuper d’autre chose.
En réalité, comme elle me l’a confié en buvant un verre de sa liqueur favorite,
elle ne voit pas pourquoi elle collaborerait à un livre que les lecteurs ne
comprendront pas.
Elle en veut même à Thomson d’avoir traduit un court recueil de Ramprasad
Sen, ce génie du Bengale qu’elle adule, enivrée par ses élans lyriques adressés à
l’inaccessible et éternelle «mère» Durga, qu’elle récite dans le respect de la
mélopée originale, mais qui demeurent pour moi un mystère.
Si je la prie de me les traduire, elle me lance un regard à la fois sévère et
moqueur.
- Qu’est-ce que tu as fait pendant deux ans en Inde? Tu as vécu, n’est-ce pas ?
Tu as connu la vie, n’est-ce pas ? Quelle vie? Celle des Axon, de Mr et de Mrs
Axon, de Tom et d’lsabel.
Pour ça, il t'aurait suffi d'aller à Southampton.
Je ne vois pas pourquoi tu es venu en Inde, si ce n’est pas pour apprendre le
bengali.
La langue la plus douce et la plus parfaite du globe… On peut venir en Inde par
appât du gain ou par attrait de la poésie, les deux se justifient.
Mais toi, je ne comprends pas : perdre trente jours en mer pour t‘amouracher
d’une Isabel…
-Tu te donnes du mal pour rien, Lucy.
Tu sais bien que je ne suis pas sujet à des crises sentimentales… - C’est
d’ailleurs une question oiseuse.
Mais pourquoi n’as-tu pas appris le bengali ? Quelle n’a pas été ma surprise en
découvrant qu’outre la lyrique de Ramprasad Sen, qu’elle considère comme un
sommet de l’inspiration poétique, au-delà de l’idéal féminin ou de la tristesse des
bonheurs éphémères, Lucy compte parmi ses poètes préférés ceux de la dynastie
des Tang, notamment Li Bo et Du Fu, dont elle possède diverses traductions
allemandes et anglaises.
Je dis «préférés» parce qu’elle les connaît par cœur.
Et je me suis rendu compte de l’étendue de son érudition en matière de poésie
chinoise un soir où le professeur s'amusait à traduire des poèmes de l’époque
Tang: Lucy nommait aussitôt leur auteur.
Ce que je commençais à admirer et à envier dans sa culture orientaliste, c’était
une parfaite assimilation du goût, du rythme, je dirais de l’âme qui guida les
poètes et les artistes de l’Asie.
Pour Lucy, la monotonie des poèmes n’est qu’apparente, elle y voit un collier de
notations inimitables révélant leur auteur en une centaine de strophes jumelles.
notations inimitables révélant leur auteur en une centaine de strophes jumelles.
Elle ne prendrait jamais Chen Tsu-ang pour Tsui Hao, alors que le professeur,
qui lisait pourtant assez bien le chinois, pouvait confondre Du Fu avec n’importe
quel autre poète Tang.
Ce don que possède Lucy - saisir les nuances grâce à une intuition profonde et
complète - s'applique également aux autres littératures orientales, par exemple à
la littérature sanskrite, où elle distingue aisément Bhartrihari de Bilhana ou
d’Amaru.
Pour moi, c’est étrange, étonnant, d’autant plus qu’elle ne les connaît que par des
traductions, avec leurs inévitables erreurs et affadissements.
Je devrais raconter par le menu les réunions de notre groupe chez Lucy et
reproduire ses mots d’esprit.
Mais, je le crains, on risquerait de penser que je lui attribue trop de qualités; et je
crains aussi que ma plume rapide et malhabile ne réussisse pas à rendre
l’atmosphère de nos conversations à bâtons rompus - une sorte d’orgie
spirituelle.
D’autre part, on ne comprendra rien à ma conduite si l’on ne connaît pas, fût-ce
superficiellement, le genre de vie que je menais auprès de mes nouveaux amis.

Je ne vais pas m’étendre maintenant sur la perplexité des Axon, qui s'accrut à
l’automne.
Durant les chaleurs de l’été et la touffeur de la mousson, je m’étais montré
taciturne, ce que Mrs Axon et, dans une moindre mesure, Isabel avaient mis sur
le compte du climat.
Mais, par la suite, comment s'expliquer ma loquacité, tantôt frivole, tantôt
encombrée de références fâcheuses? Comment juger mes visites quotidiennes,
souvent achevées après minuit, chez cette universitaire de réputation douteuse,
pas mariée, presque une vieille fille, dont les voisins renseignés ne disaient guère
de bien, tandis que father Lucas se contentait d’un geste de désespoir et de
dégoût? Que penser, malgré les détails dont je les abreuvais sur la maison de
Park Street et sa propriétaire (en omettant soigneusement, bien entendu, nos
ébats de la première nuit et les penchants particuliers de Lucy) ? Isabel cachait
mal son envie d’en savoir plus sur cette « femme exceptionnelle », comme je
l’appelais.
Et je trouvais moins cruelles les plaisanteries de Verna sur l’âge de « la prof»
que les froids sourires d'Isabel, qui exprimaient son mépris et sa méfiance envers
toute «femme qui cesse d’être une femme parce qu’elle lit trop et singe les
toute «femme qui cesse d’être une femme parce qu’elle lit trop et singe les
habitudes des hommes».
Voilà ce qu’Isabel entendait par «les habitudes des hommes » : habiter seule,
recevoir des amis mariés, fumer, boire et être professeur d’université.
Quelquefois, rentrant de Park Street chez les Axon, je pensais en chemin à la
situation assez cocasse de ces deux créatures, qui ne se connaissaient que par ce
que je disais à chacune de l’autre et qui se détestaient - Lucy à cause de mon
songe, Isabel pour de multiples raisons, entre autres peut-être parce que
j’évoquais trop Miss Roth à table, ébranlant du même coup les espérances de
Mrs Axon.
Mais, je ne sais pourquoi, j’étais tenté d’imaginer que ce rapport né entre deux
femmes qui, sans moi, n’auraient jamais entendu parler l’une de l’autre, ne
m’était pas réellement dû, que j’avais été engendré puis placé dans cette
situation pour qu’il se produise.
Beaucoup d'autres idées me venaient à l’esprit, que je renonce à noter ici, de
crainte de les dénaturer.
Je m’amusais à découvrir des analogies entre elles, les deux personnes que je
connaissais le mieux dans ma nouvelle vie, mais tellement étrangères l’une à
l’autre de par leur race et leur culture.
Rien de plus différent.
Et pourtant, n’avais-je pas infligé une blessure à Isabel, qui en gardait un
souvenir cuisant et amplifié? Et n’était-ce pas Lucy qui, après notre première
soirée au Nankin, m’avait entraîné dans sa chambre, et cherchait en vain
aujourd’hui à retrouver l’image d’un homme étrange, halluciné, comme elle n’en
avait jamais rencontré auparavant? Et n’était-ce pas entre ces deux charnières -
la banquette du Bristol Theater et la chambre de Park Street - que se situait le
gouffre de mon songe d’un été? Moi-même, n’étais-je pas celui qu’Isabel voyait
en compagnie de Miss Roth, et Lucy en compagnie de Miss Axon ? Une
ancienne obsession refaisait surface - celle de ma petitesse d'individu destiné à
rester entre deux mondes, sec, et à disparaître sans laisser de fruit -, mais je
vivais trop désormais dans l’imaginaire de Durga pour réfléchir aux
significations ou me poser des questions.

Nos réunions dans la villa de Park Street étaient des plus originales.
Le professeur, qui arrivait dans une gari tirée par un vieux cheval, ne manquait
pas d'apporter l’un de ces livres chinois qui ravissaient la maîtresse de maison.
Plusieurs semaines d’affilée, ce fut l’opuscule de Yang Tchou dans la
Plusieurs semaines d’affilée, ce fut l’opuscule de Yang Tchou dans la
merveilleuse édition de Shangai, et il nous traduisait les paraboles ou les
aphorismes de cet auteur pour qui le monde entier était un « jardin des plaisirs».
Je commençais à bien l’aimer, le professeur, incorrigible rêveur qui ne savourait
ses rêves qu’après les avoir étayés sur des monceaux de fiches ! Quand il ne
traduisait pas, il se taisait le plus souvent, fumant d'âpres cigarettes birmanes ou
enjolivant avec un crayon bien taillé les couvertures des livres et les marges des
journaux éparpillés sur les tables.
Il était un vieil ami de Lucy, dont il avait fait la connaissance jadis à Cambridge,
où ils suivaient tous deux les cours de Giles.
Elle était à l’époque une jeune Viennoise à l’esprit vif et déjà érudite, qui faisait
sensation dans les colloques, où elle n’hésitait pas à exposer ses vues
paradoxales, sans se soucier du scepticisme et de la retenue timorée des
universitaires.
La guerre finie, elle alla s'établir à Calcutta, où l’invitait le vice-chancelier de
l’université.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle vint à la leçon inaugurale ce camarade
d’études.
Il avait renoncé à poursuivre une carrière universitaire.
Car, expliquait-il, il eût été vraiment stupide de représenter officiellement une
science dont ses découvertes ébranlaient les fondements.
Dans sa jeunesse, il pensait devenir un spécialiste de l’Asie Mineure, mais l’Asie
centrale, à l’issue d’un premier séjour, dans une expédition de sir Aurel Stein,
l’intéressa tant qu’il se fixa à Calcutta, où il devint un lecteur assidu à la
bibliothèque de la Société asiatique.
Il comptait au début rentrer un jour en Angleterre, mais après les échecs répétés
des fouilles destinées à vérifier sa théorie, il renonça à toute idée de retour.
Il se consacrait de plus en plus à l’étude du chinois et des dialectes mongols et
adressait de brèves communications au Bulletin de !’École française de
l’Extrême-Orient ou aux Acts of the Asiatic Society of Japan.
Il n’avait pas publié de livre, n’ayant pas réussi à réunir assez d'argent pour
mener à bien ses fouilles.
Ses communications, pour le moins confuses si ce n’est illisibles, consistaient
surtout en corrections apportées à diverses éditions récentes de glossaires
mongols, en notes critiques sur d’obscures monographies éditées en chinois, en
nouvelles contributions à d’autres nouvelles contributions publiées quelques
années plus tôt à propos des textes de Tourfan.
Quelqu’un qui ne l’aurait jugé que sur ces insignifiantes publications l’aurait
rangé à tort, parmi les milliers de collectionneurs ou bibliothécaires orientalistes
dont le cerveau n’a pas de place pour les idées et prend les généralisations pour
dont le cerveau n’a pas de place pour les idées et prend les généralisations pour
du journalisme.
Alors que, bien au contraire, quoique passionnément attentif aux détails, il faisait
preuve d’une ouverture d’esprit et d’une intelligence remarquables à l’égard de
ce que Lucy nommait « les réalités de l’élite».
S’il pouvait se conduire en grammairien quand il devait déchiffrer un texte
obscur, je l’ai entendu en revanche parler avec enthousiasme (dans la mesure où
un orientaliste britannique peut en montrer) des influences de la nature morte sur
l’idéologie ou de ce qu’il appelait «l’égalité énergétique», c’est-à-dire l’égalité
entre le potentiel de l’objet à connaître et celui du chercheur : un texte
hermétique est éclairé moins par sa structure intime que par la volonté de
comprendre manifestée par celui qui l’étudie.
Lorsque l’énergie de ce dernier arrive à un équilibre avec celle de l’objet dans
lequel elle pénètre, le problème est résolu.
Le consul venait en voiture (moi à pied, car mon trajet jusqu’à Park Street était
court et embaumé) et apportait des cadeaux : fleurs, cigarettes et gâteaux secs.
Les fleurs pour Edna, les cigarettes pour Lucy, les gâteaux pour tous les cinq à
l’heure du thé.
Lucy portait toujours des kimonos de couleur pâle et Edna de sobres chemisiers
de soie blanche.
Il n’y avait rien de guindé, aucune préciosité, dans leur manière de nous
recevoir.
Nous ne formions pas un cercle d’études ou de débats théosophiques.
Lucy nous lisait du Stevenson ou nous faisait part des énormités qu’elle avait
relevées dans les nouveautés éditoriales.
Dotée d’une mémoire prodigieuse, elle répétait sur un ton railleur des absurdités,
des platitudes ou des âneries signées par d’illustres spécialistes.
Mais elle se livrait sans trop de méchanceté à cet exercice et ne le prolongeait
pas.
Elle découvrait chaque jour quelque nouveau paradoxe ou quelque nouvelle
vérité et améliorait sans cesse la formulation de son « système ».
Elle nous expliquait parfois - en en faisant l’apologie - la raison d'être de tel ou
tel objet d’art entre ses murs.
La vie est brève et terne, déplorait-elle.
Engagés dans la grande hérésie européenne, les modernes n’ont plus le temps de
vivre.
- Avez-vous remarqué le peu d'attention que les gens accordent à leur itinéraire?
Chacun ne vise, ne voit, ne veut que le but.
Il s'agit d’un aveuglement, d’une insensibilité, d’une aberration où le vécu est
confondu avec la fin.
confondu avec la fin.
Chacun a hâte d’en terminer avec quelque chose : la journée, la nuit, l’année, le
travail, la souffrance…
Pour ma part, reprit-elle lorsque nos commentaires se furent apaisés (comme je
crois l’avoir déjà précisé, je ne consigne pas tout ici, je reproduis seulement
l’essence de nos conversations, expurgées des interruptions et autres
digressions), je m’impose depuis longtemps de ne pas négliger ce que j’appelle
le vécu.
Mon plaisir serait médiocre, fade, s'il me suffisait de savoir le matin que le soleil
se lève, que les oiseaux s'éveillent, que les fleurs s'ouvrent.
Chez moi, ces instincts primaires se sont taris.
Les joies panthéistes, qui couvent en tout un chacun, ne se raniment en moi et ne
me satisfont que rarement.
Mais, le matin, j’ai tellement d’autres occasions de jouissance* (Lucy
affectionne ce mot français).
Je passe un kimono frais dont les caresses me procurent un émoi presque sexuel
(prononcé à l’allemande sur un ton professoral, l’adjectif n’a plus rien d’osé), je
regarde mon vase de Tokyo, je regarde la reliure de ce Coomaraswamy en
édition princeps, ou bien je me perds (Lucy s'exprime parfois d’une manière
banale et douceâtre) dans une étrange contemplation de mes deux Hokusai…
Je n’ai qu’une heure de libre mais, cette heure-là, je la vis sans me laisser
distraire… Je ne philosophe pas, je ne prêche pas, et Bergson ne m’a jamais
intéressée.
Mon vécu n’a rien d’organique ni d’inconscient.
Cela peut paraître curieux, toujours est-il que c’est ce vécu-là qui me permet de
savoir et d’apprécier, de comprendre et de me critiquer.
Et, comme tout ce que je fais est spontané, libre, violent, il me plaît d’appeler ma
vie « orgie ».
J’ai condensé en un paragraphe le monologue d’un après-midi d’octobre où
Lucy se montra beaucoup plus audacieuse et complexe que je ne la connaissais.
Une véritable débauche de sensations fortes et de lueurs ténues, de je-m’en-
fichisme masculin et d’esthétisme mineur, tantôt frais et tantôt corrompu, de
doctrines et de poèmes.
J’ai le plus grand mal à comprendre un être humain et il m’est presque
impossible de le dépeindre.
Alors, quand il s'agit de Lucy! Si je relisais ce que j’ai écrit ces jours-ci à son
sujet, je pousserais certainement un soupir affligé, constatant que j’ai campé une
Lucy façonnée par toutes sortes de lectures et d’influences, une Lucy qui
exprime des professions de foi aussi diverses qu’imprécises et affecte une
sensualité raffinée à la D’Annunzio.
sensualité raffinée à la D’Annunzio.
Alors que la véritable Lucy, pour autant que je puisse la comprendre, la
connaître et la reconstituer, contrôle ses gestes et ses attitudes avec une
cohérence extraordinaire et, malgré l’ indéniable influence de ses maîtres
asiatiques, fait montre d’une personnalité chaleureuse, forte et féconde, qui
n’échappe à aucun de ceux qui l’approchent.

Sa vie semble, et est réellement, pauvre en événements.


Ce que j’entends par risque, aventure ou existence, elle l’appelle superstition ou
nostalgie.
Un soir, après avoir évoqué les révélations que m’avaient values mon
renoncement à moi-même et mon embrigadement volontaire dans la famille
Axon, je me mis à vanter les mérites de l’imprévu dans une vie digne de ce nom,
les mérites de l’inédit et des changements.
Lucy me répliqua en faisant au contraire l’éloge de l’indifférence face à la part «
phénoménique » de la vie :
-Tu as beaucoup de sang moderne dans les veines, et le nouvel humanisme
auquel tu t’inities, celui de l’Asie, ne t'a pas encore guéri des préjugés sur
l’évolution, la vitesse, l’ aventure…
Tu n’as raison que dans la mesure où tu refuses la dictature de l’érudition et de la
cérébralité.
La mortification, par quelque forme d’ascèse que ce soit, n’est pas la vie, je
l’admets volontiers.
Ce que je n’admets pas, c’est ce que tu prends pour la vie.
Adopter le rythme trépidant des masses, renoncer au spirituel en faveur du
pragmatisme, s'adapter aux milieux inférieurs, vivre au gré du hasard ou des
Axon, refouler ses réminiscences humanistes, c’est une existence terrestre,
certes, mais rien de plus.
Pour moi, qui me nourris de sensations et de vérités dont je change quand elles
me lassent, les événements sont accessoires.
Je ne les repousse pas s'Ils se présentent, mais je ne les recherche pas.
En tout cas, je ne renonce pas à mon centre de gravité-l’art.
Dans tous mes voyages, je me suis montrée une artiste d’abord et un être humain
ensuite.
Dans mes liaisons comme dans mes amitiés, je me suis montrée collectionneuse
d’abord et femme ensuite.
d’abord et femme ensuite.
Mon premier amant, Edna te l’a sans doute dit (sourire bête), fut un vieux comte
que j’estimais pour son goût, sa noblesse et son érudition…
J’aime nouer de nouvelles amitiés si je devine une démarche ou une culture
inédite chez celui qui m’approche.
Mais je n’ai jamais pu vivre parmi des gens indifférents, ignares, médiocres ou
pauvres.
J’étoufferais, j’étoufferais au sens propre.
Les aventures en Californie ou en Argentine, la piraterie dans les archipels
océaniens, aucune de ces odyssées de vagabonds ne peut retenir mon attention.
Si je suis allée à Tahiti, c’était pour marcher sur les traces de Stevenson; si j’en
ai aimé les récifs de corail, c’est parce qu’il les avait décrits… - Là, nous
sommes bien d’accord, Lucy.
- Tu connais mon indifférence à l’égard de ce que tant d’autres trouvent beau ou
grandiose dans la nature.
Moi, franchement, ça ne m’impressionne pas.
Ça peut me plaire, comme pourront me plaire une bonne savonnette ou de belles
chaussures.
Je ne conteste pas que ce soit nécessaire, ou même indispensable, comme tout ce
qui concerne la toilette, physique ou spirituelle.
Mais je n’éprouve aucune émotion.
Tout au plus, parfois, un choc physiologique, orgiaque, qui provoque la panique
dans mes instincts.
Mais c’est détaché de mon âme, autrement dit de l’art et de ce que je persiste à
appeler ma métaphysique… Lucy ne cessait de me reprocher mon obsession «
phénoménique »,mon appétit de changements extérieurs, mes penchants
modernes qui m’entraînaient dans le sillage d’autrui et me livraient à des
volontés étrangères, par simple envie de me faire violenter, d’obéir aux ordres de
gens sur lesquels mes regards n’auraient jamais dû s'arrêter.
J’avais beau opposer mes arguments aux siens, affirmer que, ces dernières
années, ma vie n’avait été qu’une conséquence du «paradis perdu», perdu en
même temps que ma jeunesse, je sentais bien que l’atmosphère du salon de Lucy
et le resserrement de notre amitié m’éloignaient de l’itinéraire parcouru auprès
des Axon, pour me renvoyer à mon dilettantisme passé.
Et pourtant, je savais également que, quoi qu’il arrive, je ne retrouverais pas mes
sources.
Lucy comparait pour rire ma condition à la chute de l’homme et à son rachat par
le Rédempteur.
Pareillement à l’humanité séparée en principe et en fait du Créateur, j’étais
banni, isolé, devant attendre une seconde naissance grâce à la descente du Saint-
Esprit et du Père sur un Fils enfanté par une Vierge… - Ne blasphème pas!
Esprit et du Père sur un Fils enfanté par une Vierge… - Ne blasphème pas!
s'écria le consul, plaisantant lui aussi.
Mais moi, j’étais tenté de prendre au pied de la lettre la comparaison de Lucy,
souvent fiévreux d'impatience, ayant le pressentiment de l’imminence du salut.
Il faut entendre cette affirmation non dans un sens religieux, mais tout
simplement humain, trop humain.
Je ressentais fréquemment comme un poids mon état de pécheur, ma destinée,
las de constater, à chaque fois que j’y réfléchissais, que je restais stérile, que je
ne trouvais toujours pas ma place, un maudit condamné à errer dans deux
mondes, l'un proche de moi, l’autre situé dans ma mémoire ou ailleurs,
n’importe où, mais me semblant de route façon d'autant plus désirable qu’il était
inaccessible.
Cependant, je me mis peu à peu à moins ressasser mes souvenirs et ils se firent
de plus en plus flous.
J’avais découvert dans la villa de Park Street une vie nouvelle et des passions
inconnues.
Je redevenais ce que j’avais été jadis : un artiste raté, dont les émotions et les
jouissances tenaient lieu de créations.
Je perdais beaucoup de temps à lire installé dans un fauteuil de la bibliothèque
de Lucy, mais j’avais néanmoins repris mon travail sur la joaillerie javanaise,
non pour écrire une monographie, mais pour épuiser un sujet et connaître les
voluptés qu’offre le mariage du bon goût et de la compétence technique.
Je commence à en avoir assez d’écrire ce chapitre, alors que je n’ai pas encore
raconté certains tête-à-tête, ni dévoilé tout ce que je sais du consul, ni évoqué la
nuit des révélations crues et risquées où Lucy, déraisonnant à cause de l’opium
qu’elle avait fumé à notre insu, me serra contre elle, avec toute la force que lui
donnait le désir de ses trente-quatre ans, et me murmura que je redevenais
l’homme qu’elle avait connu naguère, cet homme qui, tiré de son rêve, offrait et
réclamait à la fois, de joie de s'être retrouvé.
Voilà ce qui se passa ce soir-là.
J’allais partir, en même temps que le professeur et le consul, lorsque Lucy me
demanda de rester une demi-heure encore car, dit-elle, elle voulait me montrer
de nouveaux bronzes représentant Durga, que venait de lui envoyer de Madura
un collectionneur résidant à Colombo.
Je n’eus aucun soupçon, puisque Edna était avec nous, sans compter que ce ne
serait pas la première fois que je m’attarderais chez Lucy après le départ des
autres, pour une discussion technique.
Elle portait un kimono qui eût troublé n’importe quel homme, à moins qu’il ne
fût, comme moi ce soir-là, dévoré d’une autre passion.
Avec le thé, et contrairement aux enseignements de Kazuko, Lucy servit des
Avec le thé, et contrairement aux enseignements de Kazuko, Lucy servit des
alcools.
Puis elle nous laissa seuls, Edna et moi, pendant une demi-heure.
Je confesse sans honte que j’étais troublé par le souvenir de ma première nuit
sous ce toit, peut-être parce que je me retrouvais seul avec Edna, peut-être parce
que Lucy était visiblement sous l’emprise de la boisson.
Edna, elle, paraissait réellement inquiète et lançait des coups d’œil furtifs,
impatients, sur la porte de la chambre à coucher.
Je devais comprendre plus tard qu’elle savait ce qui se passait dans cette pièce
aux couvertures sombres et aux lampes odorantes et ce qu’on risquait d’y
découvrir.
Lucy revint transformée.
Son monologue - nous avions pris l’habitude de ne pas l’interrompre lorsqu’elle
développait un paradoxe ou cherchait à exprimer une nuance - fut brillant
quoique confus.
Je devinai sans peine qu’elle avait encore fumé l’opium et qu’elle était en proie à
la même tentation que lors de notre première nuit.
Je ne reproduirai pas ce qu’elle avoua.
Cynique, elle éprouve quelquefois un plaisir amer à prendre le contre-pied de ce
qu’elle affirme quand elle est lucide.
Quoi qu’il en soit, ses phrases résonnaient comme des appels et je compris qu’un
souvenir la hantait tel un spectre, notamment aux heures de solitude et de rêve.
Je n’étais nullement flatté, car je ne me reconnaissais pas dans l’image qu’elle
gardait de moi.
Je me trouvais, loin de mon songe, ancré dans son monde, et notre étreinte aurait
été décevante comme un dénouement: Le palimpseste ne s'éclairait plus.
Elle en eut l’intuition, je crois, mais je ne pus rien lire dans ses yeux obscurcis et
je ne regardai pas son corps, serpent chaud dans le kimono pareil à une fourrure
de renard bleu.
Il est au-dessus de mes forces de raconter avec rigueur les événements de cette
nuit-là.
Je fus plongé malgré moi dans leur succession, emporté par un torrent débridé de
sensualité.
Très peu porté sur la chose, indifférent aux triomphes qui chatouillent la vanité
masculine, ignorant les tourments de la chair et exécrant ses ardeurs, j’ai eu des
liaisons, certes, mais elles étaient moins sexuelles qu’assujetties à la pensée,
aboutissement nébuleux d’une dialectique qui savait aussi bien se repaître de ses
victoires que reconnaître ses défaites.
À présent, comme je dois peindre des scènes de volupté barbare et inattendue,
démêler les fils du dénouement dans l’obsession de Lucy et la jalousie d’Edna,
démêler les fils du dénouement dans l’obsession de Lucy et la jalousie d’Edna,
essayer d’expliquer le courage de l’une et le cynisme de l’autre, je m’aperçois
que, pareillement à ma présence dans une pièce dédiée aux amours saphiques, la
tâche que je m’impose - en faire le reportage dans ce cahier - est inhumaine et
grossière.
Je me sens violenté jusqu’au tréfonds parce que j’ai joué un rôle dans une
situation pour moi aberrante, parce que le sort m’a jeté parmi des êtres que je ne
peux pas déchiffrer et dont les vices ne me disent rien.
Il faut pourtant que je raconte l’acte qui devait nous lier tous trois dans un même
péché secret.
L’état de surexcitation dans lequel se trouvait Lucy ne m’avait pas échappé et je
suivais d’un œil curieux mais froid son comportement avec Edna.
Celle-ci manifestait un trouble croissant, une fébrilité vicieuse, elle tremblait
sans pouvoir se maîtriser et, soudain, elle se jeta contre le corps chaud de son
amie.
Je m’efforçais de garder mon sang-froid, d’observer avec détachement cette
scène surprenante.
Mais l’étreinte des deux femmes faisait le vide dans mon esprit, m’effrayait,
dispersait mes pensées et me poussait dans la brume de l’incompréhension, de la
demi-conscience, de la perplexité.
Car ce n’était pas moi qu’Edna avait enlacé ! Si elle m’avait pris dans ses bras
laiteux, j’aurais certes subi un choc, mais moins brutal qu’en la voyant éperdue,
brûlante, «partie» dans les bras de sa compagne.
Pétrifié, n’en croyant pas mes yeux, j’assistais à l’orgie qui venait de commencer
sur le tapis marron décoré de dragons et de paons, donc le regard insondable
paraissait maintenant s'animer.
Les bronzes aux masques grotesques, les livres de la grande bibliothèque, tous
les autres objets s'animaient à leur tour, comme dans un cauchemar, sous l’effet
du jeu ponctué de soupirs et de plaintes, du jeu invraisemblable et hallucinant
auquel se livraient devant moi les deux corps à la peau blanche et lisse.
Je pense qu’assez peu de minutes avaient passé lorsque je me sentis en éveil,
réveillé par mes sens.
Ce que le cynisme de Lucy n’avait pas réussi à obtenir, la vue des deux corps
nus dans la lumière violette le provoquait.
Mon spasme était celui d’un homme fouetté, aiguillonné, mortifié.
J’étais en proie à l’émotion étourdissante et amère que peut éprouver un homme
sauvagement humilié.
Par qui? Pourquoi ? Des questions que je ne me posais pas à ce moment-là et
auxquelles, de toute façon, je n’aurais pas su répondre.
En pleine tension, je m’offris, écarlate sous la lumière du globe orné de fleurs et
En pleine tension, je m’offris, écarlate sous la lumière du globe orné de fleurs et
de montagnes.
L’instant s'éternisait.
Le trouble me catapultait dans le passé, dans mon adolescence.
Mais le serpent à deux bouches m’ignorait et le murmure de sa litanie étranglée
étouffait mon silence.
Lorsque je tendis un bras concupiscent et que, voulant séparer les deux femmes,
j’écrasai sous ma poitrine les seins d’Edna, un cri de dégoût et d’effroi retentit,
qui rabaissa mon espoir épanoui.
Le petit rire conciliant de Lucy ne m’apaisa pas.
Le cynisme avec lequel elle balbutia quelques excuses ne provoqua pas mon
indignation.
Ce fut comme une pelletée de cendre froide sur la flamme, le soir, et je me sentis
pauvre, chassé, vide, ravagé.
Et je la regardai d’un œil aveugle porter dans ses bras une Edna pâmée, au corps
incroyablement aérien.
Resté seul dans la pièce, où la brise chaude de minuit n’adoucissait pas la
touffeur, j’essayais de rassembler mes esprits, de me rappeler le début de la
soirée, lorsque, en compagnie du consul et du professeur, nous parlions de la
politique du gouvernement canadien et de l’assassinat de son chargé d’affaires à
Colombo.
Ce début de soirée me paraissait détaché d’une autre époque, je l’avais lu dans
des livres ou entendu raconter par des gens.
Ce début de soirée n’était pas celui que je pouvais connaître, il était faux, il était
stérile, il était invraisemblable.
Je pris une cigarette dans le coffret de Lucy, j’éteignis les lumières et je quittai la
villa, fermant doucement la porte et descendant sans bruit les marches de la
véranda.
Dans la cour, je trébuchai contre les nattes sur lesquelles dormaient, enveloppés
dans des draps, les domestiques.
- Bonne nuit, me dirent-ils.
Je rentrai à la maison sans savoir si je retournerais un jour dans la villa de Park
Street, sans savoir ce que je pourrais inventer comme explications.

Quatre jours passèrent, pendant lesquels je n’allai pas retrouver mes amis chez
Lucy à l’heure du thé, comme j’en avais pris l’habitude.
Lucy à l’heure du thé, comme j’en avais pris l’habitude.
Le lendemain, le consul fit arrêter sa voiture devant la pension.
Il se déclara heureux d'apprendre que je n’étais pas malade et me fit savoir que
Miss Roth, aidée en cela par le professeur, avait obtenu pour moi la chaire de
langue française du collège Saint-Xavier.
- Miss Roth a fait cela? demandai-je d’un ton tranquille, mais en pâlissant.

X
Le prisonnier et la magicienne
Tout pouvait arriver, contrairement à route raison.
Je ruminais ce lieu commun en rentrant de chez Lucy.
Il y a des actes que, tant qu’ils ne les ont pas accomplis, les hommes croient
irréalisables.
Et il y a des circonstances étranges que personne ne pourrait imaginer naturelles.
Ainsi donc, après une deuxième nuit de surprises et de vice, notre amitié
perdura.
Je décelais pourtant un changement chez Lucy, un seul : elle était guérie de
l’obsession qui avait suivi la première de nos nuits.
Nous avions repris nos lectures, pendant lesquelles, les paupières mi-closes, elle
fumait des cigarettes apportées par le consul et buvait des alcools forts.
Seule Edna montrait une certaine confusion, mais moins que je ne l’aurais cru.
Il y avait entre nous un acte semblable à une blessure.
Que nous évitions d’effleurer, du regard ou de la parole.
Et, malgré la pudeur et tous les préjugés qui planent encore sur le cœur de la
femme, ni Lucy ni Edna ne se montraient gênées ou intimidées par la présence
de l'homme qui avait assisté à leur étreinte aveugle et blanche sur le tapis aux
paons et aux dragons.
Depuis que j’enseignais au collège, je ne me rendais plus aux répétitions du
Bristol Theater.
Je donnais mes cours entre neuf heures du matin et trois heures de l’après-midi.
Grâce à l’influence de Lucy je couchais un salaire très supérieur à la normale,
presque le double de ce que je gagnais au Bristol.
Et cela pour un travail moins fatigant.
En outre, Mrs Axon était très fière de compter un pensionnaire estimé et
rémunéré par les jésuites.
Father Lucas lui avait probablement dit que le traitement de faveur dont je
Father Lucas lui avait probablement dit que le traitement de faveur dont je
bénéficiais récompensait mes qualités et mon prestige.
Aucun nuage n’aurait assombri la joie d’Isabel et de sa mère sans mes fréquentes
visites à Park Street - où je prenais presque quotidiennement le thé et le dîner -,
visites qui leur causaient la plus vive inquiétude.
Je ne m’arrêterai pas sur mes activités professorales.
Elles ne m’apprirent rien de nouveau, malgré ma disponibilité envers mes
élèves, auxquels je prêtais toujours une oreille attentive.
Je ne pus que constater une fois de plus l’ignorance crasse des jeunes, les mêmes
sur toute la surface du globe, de ces jeunes qui ne s'enthousiasmaient que pour
les victoires sportives de leur collège et ne lisaient rien d'autre que des romans
policiers.
C’était non sans intérêt que j’observais Verna et Lilian.
Une indifférence feinte, artificielle, persistait entre nous, une indifférence que
mes absences habillaient d'un semblant de naturel, tout comme les mois d’été
l’avaient rendue plausible.
Verna, la même vicieuse incorrigible et précoce, bien qu’elle eût juré de ne plus
me parler, de ne plus jamais être mon amie, Verna se montrait prête à tout
instant à violer son serment et à replonger dans le péché.
Je pense que ses sentiments à mon égard étaient étrangement contradictoires.
Comment aurait-elle pu s'expliquer ma conduite depuis le départ de Tom : mon
empressement à répondre à ses agaceries, puis mon rigorisme à la venue de l’été,
sans oublier les rapports que j’entretenais avec Miss Roth (et qu’elle présumait
louches), sans oublier non plus mon affection pour Isabel…
Des attitudes, des faits et gestes qui la laissaient perplexe, non pas en raison de
leur incohérence, de l’absence d’un fil conducteur, mais simplement parce qu’ils
se produisaient.
En ce qui concerne Lilian, je ne voyais en elle qu’une ombre transparente et
froide, dont les propos reflétaient son insondable bêtise, ou les injonctions de sa
mère ou encore la jalousie d’Isabel.
Car, naturellement, celle-ci était jalouse de sa jumelle.
La raison n’en était pas les hommes et les jeunes gens logés chez les Axon, mais
le charme qui émanait de Lilian malgré elle, le charme simple de la beauté sans
tache, de la virginité à l’abri des tentations et des périls, candide et stupide.
Tandis qu’Isabel n’était plus une adolescente.
Son âme avait mûri sous l’effet de certaines intuitions pendant les longues
journées d’été, les nuits brûlantes passées sans amis ni promenades, pendant
toutes ces heures de profonde torpeur où les femmes gisent dans des chambres
aux fenêtres closes, transpirant sous le souffle chaud du ventilateur, paresseuses,
à moitié endormies, à moitié animalisées.
à moitié endormies, à moitié animalisées.
Dans la somnolence des après-midi ou respirant la brise salée du soir, allongée
sur une chaise longue* avec de vieux magazines sans couverture et aux pages
cornées, qu’elle feuilletait machinalement, Isabel retrouvait quelques sensations,
quelques souvenirs et pensées récurrents qui s'imbriquaient, se dilataient et où
fermentaient des espoirs neufs, où se crayonnaient des images torrides dans
lesquelles le dégoût d’hier cédait la place à de caressantes révélations
annonciatrices des cernes du lendemain.
C’est avec un incroyable retard qu’Isabel découvrait le plaisir solitaire.
Sa sensualité - saine, équilibrée, purifiée par une camaraderie sportive avec des
jeunes gens hâlés par le soleil - s'était à un moment donné racornie, refroidie,
pétrifiée, pour renaître avec les mois d’été, ranimée par de nouvelles tentations et
par le vice de l’adolescence.
Les stigmates en apparaissaient sur son visage au teint cuivré, et son éveil au
monde s'annonçait dans un bruissement velouté de lever de rideau.
Quelque part, derrière ses paupières baissées, naissaient des lumières de plus en
plus vives.
Elle s'étonnait de s'être montrée jusque-là si naïve et prude et trouvait désormais
ridicules ses anciens rêves - avoir un mari et une ribambelle d’enfants ou devenir
actrice de cinéma.
Elle ne savait pas encore ce qu’elle désirait, soumise à l’incertitude capricieuse
de ses insatisfactions, déjà trop changée pour pouvoir revenir à ses idoles
défuntes et à ses espoirs puérils, encore trop tendre et instable pour pouvoir
choisir et s'accomplir.
Un don de voyance me dévoilait le mûrissement qui s'opérait en elle.
On eut dit que d’invisibles antennes, tels des milliers d’yeux tactiles, perçaient le
secret dont elle croyait entourer sa chute.
Et il ne fait aucun doute qu’elle sentait ma présence à ses moments d'abandon les
plus intimes, les plus solitaires.
Je le devinais aux lueurs d’effroi mêlé d’appel qui brillaient dans les regards
qu’elle me lançait.
Elle attendait, elle attendait… Assaillie par les légions de mon corps et de mon
cœur, elle rentait en vain de situer mon visage impassible dans la multitude des
ombres passionnées engendrées par sa fièvre.
Durant ces semaines d’automne, fatigué par mes cours au collège et encore
impressionné par le spectacle que m’avait offert le duo Lucy-Edna, je n’étais pas
d’humeur à répondre aux attentes d’Isabel.
Je me consacrais uniquement à mon travail, sans me laisser tenter par quoi que
ce soit d’autre.
Si je ne coupais pas les liens affectifs qui m’attachaient à Isabel, c’était
Si je ne coupais pas les liens affectifs qui m’attachaient à Isabel, c’était
seulement parce que je ne pouvais pas m’en défaire.
Mais je ne stimulais nullement le désir qu’exprimaient ses yeux, je feignais
même de ne pas m’en apercevoir.
Ses parents me servaient de bouclier.
Craignant de rester seul avec elle, je passais l’heure de l’après-dîner à bavarder
avec Mr Axon et à acquiescer aux jérémiades de son épouse.
C’était Tom, comme de bien entendu, qui faisait les frais de notre conversation.
Pendant plusieurs mois, nous n’avions rien su de lui.
Puis, peu de temps auparavant, était arrivée une longue lettre qui nous apprenait
qu’il s'était fixé à San Francisco, où il gagnait assez bien sa vie, mais il ne
précisait pas de quoi il s'occupait et il ne donnait pas son adresse.
Nous lui écrivîmes tous à la poste restante du bureau central et je présume que la
lettre de sa mère fut particulièrement longue et qu’elle abondait en appels au
retour, car la réponse de Tom trahissait un trouble sincère et était émaillée de
demandes de pardon qui arrachaient à Mrs Axon des larmes émues chaque fois
qu’elle nous la relisait, pendant les repas.
Ses sœurs, en revanche, n’avaient pas l’air impatientes de le revoir.
Verna lui demandait des timbres et Isabel lui conseillait de rester longtemps en
Amérique, pour en revenir riche, comme un certain cousin de leur père.
Seule Lilian semblait montrer du chagrin.
Pour ma part, je m’étais borné à lui bâcler une lettre où je lui annonçais ma
nomination dans son ancien collège et lui conseillais de ne pas céder à la
nostalgie ni aux supplications, de se battre et de travailler afin de devenir son
seul maître.
Quant à Mr Axon, il n’hésitait pas à louer son fils d’avoir eu le courage de sortir
des sentiers battus.
- Tom a toujours eu l’esprit aventureux, déclarait-il, et ce n’est que l’amour pour
sa mère qui l’a gardé pendant tant d’années à la maison.
Je le disais depuis longtemps, c’est à moi qu’il ressemblera, mais personne ne
voulait me croire…

Dès septembre, au début des vacances de puja, Isabel décida d’arrêter ses études.
Elle sut trouver assez d’arguments pour convaincre sa mère : d'abord, l’école
était trop chère et la fatiguait trop; ensuite, elle ne servait plus à rien à une jeune
fille qui savait lire un livre et répondre à une lettre.
Isabel avait espéré se rendre en Angleterre comme demoiselle de compagnie
Isabel avait espéré se rendre en Angleterre comme demoiselle de compagnie
d’une millionnaire parsi qui se préparait à aller voir ses enfants à Oxford.
Mais la riche dame s'aperçut rapidement que son époux lorgnait un peu trop la
jeune fille, dont les rêves partirent alors en fumée.
Étant donné que, chez les Axon, chacun doit travailler, Isabel se fit bientôt
engager comme vendeuse dans une filiale de la Shorabzi & Co.
Elle trouva cet emploi - médiocrement payé mais assorti de promesses
d'augmentation - grâce à la recommandation d’un ami de Mr Axon, comptable
dans ladite compagnie.
La surprise nous fut annoncée un soir, au dîner, et fêtée comme il se doit, ce qui
coûta aux Axon un assortiment de confiserie et deux bouteilles de brandy.
Le hasard voulut que Noël fût présent, car il venait très souvent depuis quelque
temps, séduit par les charmes de Catherine.
Il souhaita entre autres à Isabel de se fiancer prochainement et Mrs Axon fut
ravie d’aise en l’entendant former ce vœu.
Isabel répondit intelligemment que cela ne dépendait pas d’elle, puisque c’est
aux hommes de se déclarer et qu’ils tardent quelquefois à se décider, mais que,
de toute façon, elle était encore trop jeune pour s'impatienter.
Sa mère intervint alors, en prenant un air faussement courroucé.
- Une fille n’est jamais trop jeune pour un mari sérieux, trancha-t-elle.
Catherine Irving commit la maladresse de formuler son opinion à propos du
mariage.
Élevée «chez elle » dans une atmosphère féministe, elle le jugeait trop grave
pour dépendre seulement du bon vouloir d’un homme nanti.
Elle se prononça de surcroît en faveur des expériences prénuptiales, provoquant
l’inévitable indignation de la maîtresse de maison, qui se lança une fois de plus
dans une diatribe contre le protestantisme, le divorce, la mode, la civilisation et
les jeunes générations de l’Europe.
La discussion menaçant de s'envenimer, je crus bon de prononcer quelques
paroles d'apaisement, pour lesquelles je fus récompensé le lendemain, alors que
j’avais juste énoncé un lieu commun éculé sur la volonté de Dieu.
Je ne crois pas à la présence divine dans l’union officielle que peuvent contracter
deux inconnus, mais je ne doutais pas de l'efficacité de cette idée reçue pour
calmer la colère de Mrs Axon.
Je fus définitivement fixé ce soir-là sur l’intensité des liens noués entre
Catherine et Noël et je compris du même coup pourquoi Isabel montrait depuis
quelque temps tellement de froideur à celui qu’elle espérait naguère pour fiancé.
Mrs Axon était bien la seule à n’avoir rien remarqué et à continuer de prendre
Noël pour mon rival.
Il faut dire que, dans sa tête, tout jeune homme d’avenir était un mari virtuel
Il faut dire que, dans sa tête, tout jeune homme d’avenir était un mari virtuel
d’Isabel.
Mais, prudente, elle n’encourageait qu’un petit nombre d'élus, cibles de sa
stratégie bancale et pour lesquels elle priait tous les dimanches matin à l’église.
Cependant, depuis qu’Isabel avait abandonné ses études, Mrs Axon s'inquiétait.
Elle souhaitait la voir au plus vite pourvue d’un fiancé qui l’accompagnerait au
magasin et l’en ramènerait.
Car elle se méfiait de la Shorabzi & Co autant qu’elle avait redouté un éventuel
voyage de sa fille en Angleterre.
Il y a - dans la cervelle d’une Mrs Axon - des contrées et des rues dangereuses,
vicieuses, vouées au péché.
Aussi s'était-elle réjouie que la millionnaire parsi eût renoncé à la compagnie
d’Isabel, sans d’ailleurs savoir pourquoi.
Isabel, qui s'en doutait, ne l’avait confié qu’à moi et aux sœurs Irving, un soir où
celles-ci l’avaient poussée à boire du porto et à fumer.
Son travail n’était pas dur et elle se montrait presque de mauvaise humeur les
dimanches et les jours fériés parce que, le magasin étant fermé, elle devait rester
à la maison.
N’osant pas me le demander, car une époque trouble commençait, où Mrs Axon
ne savait que penser de mes intentions, ce fut Noël que celle-ci pria de
raccompagner sa fille, au moins de temps à autre, après la fermeture.
Il ne pouvait pas refuser, à cause de Catherine, qu’il venait voir à la pension.
Et je me payai une pinte de bon sang le soir où j’aperçus Isabel et Noël rentrer
par Chowringhi Road, elle indifférente, l’air absente, lui pensant à Catherine…
Les sœurs Irving furent dépitées en apprenant mon départ du Bristol Theater.
Elles s'étaient habituées à m’avoir pour camarade et elles prenaient plaisir à se
rendre aux répétitions dans un taxi que je payais.
Le patron trouva pour me remplacer un pianiste noir, un professionnel, mais il
dut le congédier au bout d’un mois, car toutes les filles se plaignaient de ce qu’il
leur demandait sans détour.
Ce Noir était un égaré en Inde.
Il y était venu par miracle, à cause des publicités en couleurs qu’il avait vues
dans une gare du Missouri.
La seule personne avec laquelle il pouvait s'entendre était Mr Fox, un
inconditionnel de l’Amérique, qui poussait de gros soupirs chaque fois qu’il
évoquait San Francisco.
Le patron chercha de nouveau et tomba sur une vieille demoiselle qui avait
longtemps tenu l’orgue électrique d’un cinéma de quartier.
Ce fut également à cause des filles qu’il dur la licencier, parce qu’elle ne jouait
que des rythmes de valse et, vice fatiguée, multipliait les pauses pour boire des
que des rythmes de valse et, vice fatiguée, multipliait les pauses pour boire des
jus de fruits frais et fumer les cigarettes de Staline.
Celui-ci finit par dénicher un Italien habitué des bars et des studios de cinéma,
qui réunir bien vite tous les suffrages en passant le plus clair de son temps au
théâtre, où il se révéla un dépanneur hors pair, qu’il s'agisse de l’électricité ou
des décors, de la tout ure ou de la danse.
On lui passait son seul défaut - les jeux de cartes-, car il se faisait régulièrement
ratisser par Staline.
Je me rendais assez souvent au Bristol Theater, mais toujours pendant le
spectacle - je ne bavardais avec mes anciens camarades que dans les coulisses ou
au bar.
Catherine me pria un jour de les aider, ses sœurs et elle, à mettre au point une
danse de fantaisie, une surprise pour Staline.
Elles avaient choisi un ras de partitions hétéroclites, dont l’amalgame était aussi
grotesque que vulgaire.
Alors, je lui proposai d’écrire moi-même un air inédit.
Puisant dans mes souvenirs autant que dans les suggestions que m’inspirait sa
danse, je parvins à composer peu à peu une musique qui étonna Mrs Axon autant
qu’elle enthousiasma les Irving.
Mais, ce qui faisait ma joie, c’étaient les improvisations chorégraphiques
entreprises sous la houlette de Catherine par les trois sœurs Irving avec les trois
sœurs Axon.
Verna, parce qu’elle était la plus petite, dansait route seule devant les autres.
Se tenant entre elles, les bras noués dans leur dos, Catherine, Anna, Loveday,
Isabel et Lilian formaient un groupe aveuglant de jeunesse, de liberté et de
pudeur animale.
Elles improvisaient sur n’importe quel air, du jazz à la romance.
Souple, inspirée quel que fût le rythme, Catherine dirigeait des bras et de la voix
la rangée de filles dont les jambes décrivaient des arcs aériens.
Bientôt, leur danse devint pour moi une nécessité en même temps qu’une
caresse.
Je réalisais de mon côté une sorte de tour de force, en parvenant à jouer la tête
tournée, pour regarder derrière moi, au milieu du salon, le baller enfantin des six
jeunes filles, que Noël buvait des yeux.
Mrs Axon ne paraissait, elle, qu’à demi contente, jugeant sans doute ce jeu
malsain et craignant qu’il n’incitât ses filles à devenir des danseuses comme les
Irving.
Ce fut l’un de ces soirs, au moment où les filles venaient d’entamer la danse en
levant haut les jambes, que nous eûmes l’extrême surprise d’une visite, celle de
Miss Roth.
Miss Roth.
Personne ne la connaissait, tous la reconnurent.
Accompagnée par le consul, elle avait pris sa voiture pour venir.
Elle demanda à la grand-mère, sur la terrasse, où se trouvait ma chambre, mais
elle n’attendit pas la réponse - ayant entendu ma voix, elle entra à pas feutrés
dans le salon illuminé par la fraîcheur des six jeunes filles, les sœurs Irving et les
sœurs Axon.
Je n aime pas les personnages trop contrastés, tels qu’on en rencontre souvent
dans les romans, mais je dois pourtant dire ici, en quelques lignes, combien était
étrange le face à face encre une Lucy au regard las, somptueusement vêtue, et les
jeunes filles au corps cuivré, à moitié nues et inconscientes de leur nudité, les
seins pointant fermes sous les maillots moulés et humides de sueur, les cheveux
décoiffés par la danse.
Seuls les yeux myopes du consul, au regard impénétrable, n’exprimèrent aucun
étonnement.
Il savait toujours arborer, avec une rondeur germanique, le sourire franc et
prompt qui briserait la glace, mettrait à l’aise les jeunes gens les plus timides.
Ce fut roue le temps lui qui parla, lui qui interrogea et répondit.
Lucy, principal objet de l’intérêt des filles, affichait une mine maussade, sauf
quand elle prenait un malin plaisir à faire en français des réflexions sur les Axon,
en les émaillant de citations d’un certain humoriste viennois.
Je ne pouvais alors réprimer mes sourires ironiques, malgré le dépit de Mrs
Axon et de la grand-mère.
Lucy, incapable d’être amoureuse et donc d’être jalouse, n’éprouvait
évidemment qu’une curiosité distraire pour Isabel et qu’une indifférence teintée
de dégoût pour l’intérieur pauvre et ridicule des Axon.
Il faudrait bien peu connaître son caractère pour croire que son attitude était
maniérée ou malintentionnée.
Elle a réussi à se débarrasser, grâce à je ne sais quelle alchimie ou sorcellerie,
d’une grande partie de l’héritage médiocre et ordinaire légué au commun des
mortels.
La plupart des gens verraient peut-être l’affectation d’une snob dans ses
mouvements d’écœurement ou de révolte contre la pauvreté, le mauvais goût, la
médiocrité, alors qu’ils sont naturels, instinctifs.
Parler français signifiait pour elle se mettre à l’abri.
Si elle me pria de lui jouer Finlandia, de Sibelius, ce ne fut pas pour défier les
filles, impatiences de prendre l’avantage en remuant leurs jambes nues et
parfaites, en les balançant en quelque sorte à la face renfrognée et fade de la
visiteuse, ce fut pour pouvoir respirer dans ce salon où s'entassaient des meubles
anciens et nouveaux, de hideuses reproductions suspendues à côté des
anciens et nouveaux, de hideuses reproductions suspendues à côté des
calendriers offerts pour Noël par les grandes marques.
Sur une table basse, parmi des vases de fleurs, une photo de father Lucas et cinq
de Tom, donc une où ses épaules et ses muscles étaient soulignés au crayon,
ainsi que des trophées sportifs, coupes et médailles.
Je ne doutais pas que Lucy devait suffoquer, elle, si sincèrement attachée, par
goût de la décoration d’intérieur, au luxe, à l’élégance et à la richesse.
Par la suite, elle ne manqua pas une occasion, en effet, d’évoquer cette soirée
pour me reprocher amèrement mes amitiés médiocres, sordides, inavouables.
Elle se demandait quel était le métissage qui me permettait de vivre joyeusement
chez les Axon tout en continuant à me nourrir d'art asiatique.
Si je lui signalais qu’elle n’était pas moins tout umière de ce genre de bizarreries
éclectiques, elle me répliquait que ses changements, ses contradictions, ses
volte-face se produisaient toujours sur un plan exempt de vulgarité et de mauvais
goût; que, si elle remplaçait la beauté par la laideur, elle ne la remplaçait pas par
la médiocrité ou la saleté, qu’elle invitait souvent le vice mais jamais la bêtise,
qu’elle comprenait les sauvages mais pas les cuistres, qu’elle avait de la
sympathie pour les plébéiens mais du mépris pour les bourgeois.
Je répondais en citant ses propres confidences de naguère, j’expliquais dans quel
sens les Axon me plaisaient, mais elle feignait de ne pas me comprendre.
Car il est dans son caractère de juger obscures les vérités d'autrui dès qu’elles
ébranlent la fausse limpidité de l’un de ses paradoxes.
Ce soir-là, Isabel s'essaya à l’insinuation sarcastique.
Je ne rougis jamais autant, ni ne ressentis plus vivement tout le ridicule dont se
couvre une femme fougueuse lorsqu’elle tente de blesser sa rivale au moyen de
morsures idiotes, tenant sa salive pour du venin et ses regards en biais pour les
flèches de la raillerie.
Accepter de prendre les armes de son adversaire pour le combattre est une erreur
commune.
Mais l’indifférence feinte et le rire haineux plaqués sur le visage d'un proche
sont un spectacle pénible.
Tandis que le consul racontait une anecdote, un incident survenu lors d’un
concours de tennis, Lucy noua la conversation avec Isabel.
Car c’était pour faire sa connaissance qu’elle était venue.
- Je crois vous avoir vue chez Shorabzi, sur Chowringhi Road.
Je me trompe? - Non, non.
J’y travaille depuis deux mois.
Je suis à la fois employée et vendeuse.
Voyez-vous, Miss Roth, une honnête fille ne peut pas vivre autrement… Le
sourire de Lucy décontenança Isabel plus que ne l’eût fait une interruption
sourire de Lucy décontenança Isabel plus que ne l’eût fait une interruption
brutale.
Elle attend it quelques instants, puis décida de couper court à leur entretien et
s'excusa, sous prétexte qu’elle devait servir les gâteaux secs et la limonade
glacée.
- Quelle cruche ! décréta Lucy en argot viennois.
- Permets-moi de te contredire, répondit le consul dans le même jargon.
Elles sont toutes délicieuses.
Regarde-moi ces formes, cette fraîcheur… Ah ! si j’étais encore jeune… Lucy
ne lui prêta pas attention.
- Alors c’est ça, la vierge de ton songe de cet été ? me demanda-t-elle.
Rappelle-toi ce que je t’ai dit à Port-Saïd : tu es un sentimental.
- Mais, Lucy, tu ne la connais pas ! - Quelle réponse idiote ! Croirais-tu qu’il
faut disséquer une personne ou vivre dix ans avec elle pour la connaître? Gêné
par les regards des autres, qui s'irritaient de nous entendre parler une langue
qu’ils ne comprenaient pas, je dus renoncer à formuler ma réponse, qui était
pourtant toute prête.
Il y a des gens que l'on connaît d’emblée.
Mais il y en a tant d’autres, à commencer par soi-même, qui courent, et courent,
sans qu’on puisse jamais les saisir.
Pendant la danse, Lucy fixa surtout, d’un œil quasiment voluptueux, le corps
chaste de Lilian.
Ce dont, connaissant ses vices, je ne fus nullement surpris.
Je devinais le désir qu’elle éprouvait en contemplant les cuisses de la fraîche
Lilian, tout comme je devinais celui du consul dans le regard humide dont il
enveloppait Catherine.
Tout cela me répugnait et m’agaçait, d'une façon naturelle, sans référence à des
principes moraux, sans un soupçon de jalousie, indépendamment de mes liens
des deux côtés : une réaction directe, immédiate, dans un contexte sensuel que je
trouvais blessant parce qu’il me troublait.
Si bien que je fus franchement soulagé quand Lucy me demanda si elle pouvait
visiter ma chambre.
En traversant le salon, elle s'arrêta, stoppée par des yeux hostiles, devant un
fauteuil où s'était tapi un corps tout menu.
- C’est la petite Verna, n’est-ce pas? - Miss Verna Axon, s'il vous plaît!
-Ah, bon ?
-Oui! Je ne m’attendais pas à l’enthousiasme que manifesta Lucy.
Elle couvrit de baisers la petite malpolie, malgré ses protestations, et demanda à
Mrs Axon la permission de lui envoyer un cadeau dès le lendemain.
- Il y a donc encore de l’espoir, me murmura-t-elle sur un ton enjoué, dès que
nous fûmes dans ma chambre.
nous fûmes dans ma chambre.
La gent Axon n’est pas définitivement perdue.
Je veux dire que le chemin de Verna ne la mènera pas tout droit au paradis des
catholiques, il la fera passer d’abord par celui de toutes les faiblesses.
Dans ma chambre, Lucy examina seulement mon album de photos, qui lui
présentait un petit bonhomme hâlé, en chemise blanche, tantôt souriant, tantôt
fronçant les sourcils à cause de la lumière, sous des arbres ou sur une terrasse,
seul ou avec des inconnus.
Elle n’eut que des regards rapides et quelques exclamations plus polies
qu’admiratives pour mes collections d’estampes.
Non qu’elle les trouvât quelconques - mais elle les trouvait dans une chambre
bourgeoise, une chambre empestant les habitudes et les souvenirs bourgeois.
Elle devait y imaginer la grand-mère venant le matin faire mon lit, Mrs Axon
entrant pour m’apporter des nouvelles ou, autrefois, Torn déambulant avec, pour
tout vêtement, une serviette nouée autour des reins, ou encore les filles
accourant, poussées par la curiosité.
Elle devait également m’imaginer en train de travailler la nuit, en étudiant
pauvre et consciencieux, voué à une vie de labeur et d'honnêteté, de médiocrité,
mais à l’abri des tempêtes, la vie que tout besogneux sait agencer, où qu’il soit,
sur le continent blanc ou sur les rivages jaunes, violets, sablonneux.
Tel était mon horizon, qui déréglait l’exceptionnel mécanisme spirituel de Lucy,
dont le privilège consistait à pouvoir dépenser des fortunes pour se préserver des
reniements, de la promiscuité, des compromissions.
Pendant la demi-heure qu’elle passa dans ma chambre, elle vanta la beauté de
Lilian, puis les yeux et le front d’Isabel dont, me confia-t-elle aussitôt,
l’inintelligence l’horripilait et l’amusait en même temps.
Après quoi elle reprit l’éloge, circonstanciel bien entendu, de Lilian.
Mais, lorsqu’elle me demanda, mine de rien, si je pouvais inviter les filles à un
thé dansant à Park Street, je m’assombris, en proie à l’aversion et à la peur.
- Lucy, ne compte pas sur moi pour t’aider à satisfaire tes appétits sexuels.
Tu sais pertinemment que tout ce qui a trait à la sensualité ne me fait ni chaud ni
froid.
- Il semblerait pourtant qu’une obsession démoniaque repousse au péché ou,
pour parler en termes de casuistique, que tu as un penchant inné pour la chair et
non pour l’esprit.
- Non, je ne suis pas concerné de cette façon-là.
Si la sexualité m’intéresse, peut-être trop d’ailleurs, ce n’est pas pour ce qu’on y
recherche en général, pas pour sa finalité… Aie la patience de m’é tout er un peu
et tu comprendras.
Je ne vais pas me lancer dans des arguties dialectiques, juste quelques
Je ne vais pas me lancer dans des arguties dialectiques, juste quelques
confidences.
Voilà : je suis devenu indifférent aux effets de mes actes.
Je suis exactement le contraire de celui que j’étais autrefois.
Adolescent, je voulais vivre par mes œuvres; il y a peu de temps encore, je
voulais me rendre éternel en créant des êtres humains…
Aujourd’hui, je suis complètement détaché des résultats.
Bons ou mauvais, inattendus ou prévus, ternes ou brillants, je m’en moque.
Cela ne veut pas dire que je sois désormais d’un calme olympien, cela signifie
seulement que j’ai résolu encore un problème, éradiqué encore une angoisse.
Je suis un démon ou un possédé, comme tu voudras.
Mais, bien que je me mêle si souvent des affaires de sexe, tu te trompes si tu me
prends pour quelqu’un de sensuel, d’attiré par la chair, appelle ça comme tu
veux… - En effet, ce n’était pas inintéressant, dit Lucy en guise de conclusion à
mon monologue.
À son ton, je la devinais mécontente de sa visite.
Nous retournâmes au salon, où nous trouvâmes le consul plus gai que nous ne
l’avions laissé.
Un lointain souvenir d’enfance - des dames blondes et des oncles au teint
couperosé dans la maison de famille, quelque part en Europe - s'était peut-être
ranimé dans la simplicité bourgeoise de la pension Axon, devant le ballet brun
des six jeunes filles.
Il me remercia peu après pour la joie qu’elles lui avaient offerte et me fit part de
son envie de revenir.
Mais, étant donné ce qui devait bientôt arriver, sa première visite fut aussi la
dernière.

J’avais vécu pendant deux ans chez Mrs Axon sans la connaître : je n’aurais pas
pu imaginer un instant que la demi-heure passée en tête à tête avec Lucy dans
ma chambre allait provoquer la colère de mon hôtesse, une terrible tempête que
ne purent apaiser ni l’intervention de son mari ni celle de Mr Thacker.
Si j’avais déjà remarqué la vive inclination de Noël pour Catherine, en revanche
Mrs Axon ne s'en aperçut que ce soir-là.
Or, elle pensait encore à lui pour Isabel.
Tandis que j’étais incertain, Noël était presque son promis.
Ce serait lui le fiancé si je ne me déclarais pas assez vite.
Ce serait lui le fiancé si je ne me déclarais pas assez vite.
Ainsi en avait décidé Mrs Axon.
Mais, voilà, après avoir pris congé de tout le monde, Noël s'attarda encore une
heure sur la terrasse, à bavarder seul à seule avec Catherine.
Alors, Mrs Axon changea le cours de sa rancœur en prenant Miss Roth pour
cible.
Le dîner fut tout à fait pittoresque pour moi, le seul des convives à ne pas se
laisser entraîner, à se dépassionner du sujet.
Les filles ne tarissaient pas d’éloges sur le consul, qu’elles jugeaient « fin et
intelligent ».
Mrs Axon leur enjoignit de finir leur soupe et de ne parler qu’ensuite.
Elles la finirent donc et purent dès lors éreinter Miss Roth, chacune soulignant
un autre de ses défauts - qu’il s'agisse de son visage flétri, de ses vêtements trop
riches, de son cynisme ou de sa façon de traiter le consul.
Mrs Axon n’était pas en reste, qui l’affublait d’innombrables travers et qui porta
l’estocade en affirmant que, si cette dame était restée vieille fille, il devait y
avoir à cela une bonne raison.
Sa causticité était pour moi une révélation.
Je m’amusai alors à l’exciter en prenant la défense de mon amie.
On trouve toujours des arguments pour défendre quelqu’un, même face à une
Mrs Axon.
Mais son courroux ne se nourrissait pas de mes paroles, il avait sa source dans
les chuchotements et les rires étouffés venant de la terrasse.
La présence si proche du couple à l’abri de la nuit était glacier pour Isabel et
brasier pour sa mère.
Moi, je ne m’en souciais pas et j’aurais continué à ne pas y prêter attention sans
les incidents qui suivirent bientôt.
En deux mots, Mrs Axon appela Noël et Catherine.
Ils pénétrèrent, radieux et timides, dans la lumière du salon.
Mrs Axon parla avec une courtoisie et un calme réfrigérants.
Elle y arrivait en pinçant les lèvres et en se tenant raide comme un piquet.
Elle commença par signifier à Noël qu’il n’était pas honnête d'allumer l’espoir
dans le cœur d’une jeune fille alors qu’on avait donné sa parole à une autre.
Et il ne savait que trop à qui, n’est-ce pas ? Puis, toujours aussi raide, elle
reprocha à Catherine de pousser trop loin le flirt, de fournir aux voisins
malveillants une occasion de dénigrer la pension Axon, de chercher à tirer profit
d’un ami de ses hôtes, d'abuser d'un garçon plus jeune qu’elle.
Noël ne sut que balbutier quelques excuses, alors que le visage de Catherine
s'empourprait.
Je devinais la colère de cette protestante qui s'entendait accuser de préférer le
Je devinais la colère de cette protestante qui s'entendait accuser de préférer le
profit à la vertu et d’abuser d'un jeune homme! Et je ne me trompais pas : elle
assena quelques vérités bien senties sur l’hypocrisie et les exagérations des
mères ayant des filles à marier.
Après quoi elle se retira sans nous souhaiter le bonsoir.
Le pauvre Noël souriait jaune, il se confondait en mensonges, prétendait qu’il
n’y avait rien entre Catherine et lui.
Mrs Axon hochait la tête, l’air revêche.
Je commençais à trouver pénible route cette scène.
Mr Axon fumait en silence, tandis qu’Isabel, pâle, regardait dans le vide et
semblait ne rien entendre.
Mrs Axon mit un terme à la discussion en demandant à Noël de bien réfléchir
avant de remettre les pieds chez elle.
Elle dut s'en mordre les doigts par la suite, car Noël se le tint pour dit.
Il retrouvait Catherine au Bristol Theater et, du jour où ses sœurs, inquiètes, lui
annoncèrent qu’elle était gravement malade, il vint la voir en se rendant
directement dans leur chambre, sans passer par le salon.
Pour revenir à cette soirée, j’ignore comment elle se termina, car j’allai me
coucher dès que Noël se retira sur un timide bonne nuit.
Mais j’entendis pendant longtemps encore des voix dans le salon.
De rares interruptions d'Isabel, coupées par des réponses courroucées.
J‘imaginais Mr Axon ruminant de lointains souvenirs tout en fumant une
cigarette, son regard de myope posé sur le contour bleu de la nappe.

Quelques jours plus tard, un soir où j’étais rentré de chez Lucy après l’heure du
dîner, Mrs Axon frappa à la porte de ma chambre.
Dès qu’elle m’eut dit bonsoir, je compris que j’aurais droit à un entretien sans
complaisance.
De nouveau les lèvres pincées, raide comme la justice, elle affichait une sérénité
de circonstance.
- Doc, déclara-t-elle, je ne suis pas riche, mais je suis une honnête femme.
Vous n’ignorez pas combien j’ai fait de sacrifices, combien j’ai contracté de
dettes, que d’ailleurs je n’ai pas encore remboursées, pour payer les études de
mes enfants… Ce n’était pas la première fois, tant s'en faut, qu’elle égrenait la
litanie de ses sacrifices.Je connaissais déjà les raisons de tous ses emprunts :
deux cents roupies à la Bengal Bank pour régler les honoraires du médecin lors
des six mois de maladie de Mr Axon ; cent roupies à Chatterjee pour envoyer ses
des six mois de maladie de Mr Axon ; cent roupies à Chatterjee pour envoyer ses
filles dans le meilleur collège ; cent roupies à une parente pour les taxes scolaires
de Tom… Oui, je connaissais tous les tracas d’une mère pauvre et je m’en
voulais souvent de ne pas réussir à m’attendrir sur son sort, de rester d’une
indifférence diabolique pour tout ce qui ne touchait pas aux arts ou à la
métaphysique.
Je m’ordonnais d’être compatissant, de partager la souffrance d’autrui, mais je
ne tirais jamais de mon cœur que des questions oiseuses.
J‘esquissai une fois de plus un sourire triste et je répétai honteusement ce lieu
commun : - Je sais, Mrs Axon, je sais tout ce que vous avez fait…
Parmi les traits de caractère dont m’a affligé le destin, il y a malheureusement
celui-ci : prononcer des banalités aux heures cruciales, rester de marbre face à la
douleur de mes semblables sans trouver un mot affectueux pour me rapprocher
d'eux, découvrir que j’ai le cœur sec et impassible malgré mon désir d’être un
frère ou un confesseur.
C’est, je le répète, aux heures cruciales que s'affirment ma stérilité et mon
impuissance à rompre le charme qui me garde prisonnier de ses glaces.
En d’autres jours, en d'autres lieux - des jours pareils à tous les jours, des lieux
pareils à tous les lieux-, je suis libre et je suis chaleureux.
-Je dois vous parler sérieusement, reprit Mrs Axon sans tenir compte de mes
quelques mots de politesse.
- Mr Axon aurait-il des ennuis? demandai-je bêtement.
- Oui, et moi aussi… Doc, quelles sont vos intentions à l’égard d’Isabel ? - Mes
intentions? À moi? - Nous ne sommes pas riches, mon mari et moi, mais nous
tenons, sachez-le, à l’honneur de notre nom et… - Je ne comprends pas.
-Je ne tournerai pas autour du pot : je suis venue vous demander quand vous
vous déciderez à épouser Isabel.
Cette mise en demeure, bien que peut-être légitime au fond, me prit au dépourvu.
Incapable que je suis de me défendre et de riposter avec promptitude, je fus
émerveillé moi-même de trouver une réponse calme et immédiate: - I’m very
sorry, mistress Axon… C’est une question que je ne me suis jamais posée, une
question qui ne me regarde pas.
Par conséquent, rien ne m’oblige à y répondre.
- Prétendez-vous n’avoir jamais eu de vues sur Isabel, ne lui avoir jamais rien
promis? - En effet, Mrs Axon.
- É tout ez, je suis une honnête femme.
et je croyais que vous aussi… Je ne mettais pas en doute votre probité… Mais à
présent je sais cour et je suis écœurée en m’apercevant que… Car on est écœuré
quand on découvre une hypocrisie! - Je ne comprends pas.
- Isabel m’a roue avoué.
- Isabel m’a roue avoué.
Notamment votre conduire un certain soir au Bristol Theater… Je n’arrive pas à
me rappeler, si ce n’est confusément, ce que je ressentis à ces mots.
Ma surprise fut si forte, je crois, qu’après un premier instant de panique elle se
transforma en joie, en une sorte d’exaltation prophétique qui me fait penser aux
chants des esclaves affranchis, aux danses des peuples victorieux, à la joie qu’on
éprouve en sortant d’un cauchemar ou en se libérant d’un secret crop lourd à
porter.
Je ne peux comparer les sentiments éprouvés à ce moment-là qu’à un flux
d’énergie lumineuse.
Jusque-là, pareil à une ombre pesante, vivante, obsédante, un spectre me
persécutait.
Était-ce Isabel, était-ce le secret qui nous liait, et qui ne liait que nous deux,
était-ce un sortilège engendré par ma tentative inavouée, mais destructrice ? Je
n’en sais rien, peu m’importe la réponse, je m’en moque.
Quoi qu’il en soi r, j’étais délivré, un jour nouveau se levait, qui me donnait
générosité et jeunesse, vivacité et confiance, mais aussi l’envie de maudire et de
blasphémer, de proférer des imprécations sauvages et émouvantes.
Après avoir demandé, sur un ton précipité et nerveux: - Alors, Isabel a parlé ?
Isabel a donc avoué, c’est ça? Isabel vous a tour dit, c’est ça? Elle vous a raconté
que nous avons ri ensemble et que nous avons bu dans le même verre et puis que
je l’ai embrassée, oui ! que je l’ai embrassée! et qu’à son tour elle m’a embrassé
sur la bouche, Mrs Axon…, sur la bouche ! et ensuite… Après avoir sifflé ces
mots, les avoir lancés comme des bombes, sans laisser à Mrs Axon un répit pour
intervenir, je repris d'une voix posée : - Je sais, madame, vous avez parfaitement
raison, j’ai abusé de votre bonne foi.
Je sais, une honnête femme, l’honneur d’un nom… Je vous demande pardon.
Et, afin que rien ne puisse plus désormais vous mécontenter ou vous inquiéter, je
vais m’en aller, madame, je vais habiter au collège.
Encore une fois, je vous demande pardon.
Veuillez considérer que je résilie ma location à dater d'aujourd’hui : dans un
mois, c’est-à-dire le 4 janvier…
Mrs Axon était partagée entre l’embarras et la colère.
La discussion se serait prolongée et peut-être envenimée si Mr Axon n’était pas
apparu sur le seuil.
- Qu’est-ce qu’il dit, mum? demanda-t-il.
- Il va déménager, dad, répondit-elle.
Je les regardais.
Une famille chaude comme un nid, et pauvre, une famille qui m’avait accueilli et
qui avait espéré, des parents économes et simples, trois filles au gré du vent… Je
qui avait espéré, des parents économes et simples, trois filles au gré du vent… Je
mentirais pourtant si j’affirmais qu’ils me faisaient pitié, qu’ils
m’attendrissaient.
Mais je savais que mon départ serait pour eux un manque à gagner.
C’est pourquoi je leur proposai de les dédommager.
- Comment cela, nous dédommager? s'étonna Mrs Axon.
- Eh bien, je vous ai présenté mes excuses, et vous les avez acceptées.
Autrement, vous auriez pu porter plainte… Or, vous n’êtes pas sans savoir que la
tentative de corruption de mineure se paye de cent soixante-dix roupies
d’amende… - Alors, c’est cette somme que…, commença Mrs Axon.
- Oui, c’est cette somme que je me sens obligé de vous verser comme une…
Je ne trouvais pas le mot.
Et je craignais d’essuyer un refus.
Mais les remerciements de Mrs Axon me rassurèrent.
Non, mes cent soixante-dix roupies n’avaient rien de vexant.
Elle les acceptait, juste compensation de l’offense faite à la virginité d’Isabel.
- Je ne voulais pas vous fâcher, Doc.
Vous pouvez rester ici… Plus tard, vous vous déciderez peut-être à vous fiancer
à Isabel.
Pourquoi vous déplaît-elle, ma fille? - Je ne me marierai jamais, madame.
Quant à Isabel, elle possède toutes les qualités possibles.
Et elle rendra Noël heureux… -Oh! non.
-Ou n’importe quel autre jeune homme… Le coupable, c’est moi, moi qui ne
peux pas me marier.
- Pourquoi ne resterait-il pas chez nous, mum? demanda Mr Axon.
- Non, dis-je, ça, je ne le peux pas.
Non, je ne peux pas rester.
J’arrivais au bout de cette pénible entrevue, mais épuisé, tourmenté par le
sentiment que ce n’était pas moi qui avais parlé, pas moi qui avais promis, que
c’était quelqu’un d’autre, tapi en moi.
- Doc, je pense que vous êtes un homme d’honneur.
Je veux espérer que personne ne sait ni ne saura… Les Axon à peine sortis de ma
chambre, je bondis de joie.
Je sifflotais, je me disais : Isabel a parlé, Isabel a donc parlé… J’ignore ce qui
serait arrivé si Mrs Axon avait refusé la transaction.
J’ignore si elle aurait pu porter plainte en justice.
Ma tentative de viol n’avait pas eu de témoins et Isabel avait gardé le silence
pendant neuf mois.
Il n’y avait pas de preuves, pas de lettres.
Mais, ce qui m’effrayait plus que tout, c’était l’absolu qui nous liait, nous deux,
Mais, ce qui m’effrayait plus que tout, c’était l’absolu qui nous liait, nous deux,
seuls, l’un face à l’autre et tous les deux face au ciel.
Un lien plus fort que ne pouvait le supposer Mrs Axon, parce qu’il était
surnaturel.
Il était plaie silencieuse, il était mystère.
Pourtant, Isabel l’avait dévoilé, elle avait rompu le charme.
Isabel avait péché contre elle-même.
Peu m’importait ce qui l’y avait poussée.
Sa faute me rendait la liberté, pleine et entière, religieuse.
J’avais essayé de m’affranchir tout seul, en déprisant mon acte, en tenant pour
rien ses conséquences.
Mais je n’avais abouti qu’à une demi-liberté, fallacieuse, et le remords aux pas
feutrés ne me laissait pas en paix.
J’étais l’homme.
Et Isabel, la femme, faisait mon salut.
Les péchés des femmes - rosée de notre rédemption.

XI
Le soldat matricule 11.871
Je ne m’étonne pas, moi, qu’après avoir vécu des heures pareilles, les hommes
puissent reprendre la vie ordinaire et reposante de tous les jours.
Je n’ai pas peur d’un changement, d’une prophétie ou d’une révélation, mais de
la capacité qu’a l’homme de les oublier, du courage qu’il a de retourner dans sa
vieille mer morte.
C’est cette survivance du commun dans le surnaturel que je ne comprends pas.
Je juge stupides ceux qui affirment qu’une transformation brutale ou une
découverte émouvante peuvent provoquer la mort.
Le vrai problème réside ailleurs : dans l’étrange faculté que possèdent les
hommes de perdre le souvenir de tous les faits inattendus ou terrifiants.
J’avoue que le contraire paraîtrait plus normal; en effet, si un événement est
véritablement extraordinaire, il serait normal qu’il se conserve et non qu’il se
dissipe.
C’est sur ces bizarreries, qui semblent propres à l’esprit humain, innées en lui,
que je m’arrête chaque fois que, passant par des heures ou des jours de
changements monstrueux, dus au destin ou à mon entourage, je me découvre,
peu de temps après, retombé dans les dimensions de l’homme quotidien : je
peu de temps après, retombé dans les dimensions de l’homme quotidien : je
garde de la divulgation du fait en question juste un souvenir, et de sa
signification à peine une crainte superstitieuse.
Ainsi, dès que je fus délivré d’Isabel, après la discussion avec sa mère, je
redevins si médiocre que je pus m’amuser à raconter mes aventures à Lucy, qui
affectait l’indifférence.
Sauf cependant pour ma décision d’aller habiter au collège.
Elle s'en réjouissait ouvertement, ayant souffert de me savoir dans une maison
aux murs décorés de photos et au piano désaccordé.
Quant à moi, irrémédiablement épris de dialectique, l’idée de me retrouver dans
un milieu jésuite ne pouvait que me séduire.
J’attendais le 4 janvier presque avec impatience.
J’évitais de m’attarder au salon avec Mrs Axon ou Isabel.
Pour avoir l’air naturel, j’adressais toujours un sourire ou une plaisanterie à
Verna.
J’avais acheté des cadeaux coûteux en prévision de Noël.
Ma vie commençait à glisser sans heurts, hors de la nuit.
Ce genre de temps, gris, exempt de chocs et d’échos, pâle comme une aube
glacée, incertain et maussade, est propice aux grands projets, aux grandes
œuvres.
Semblable à la larve aveugle, le travailleur ne comprend pas le pourquoi de son
ouvrage.
Mais, lorsqu’il perce sous le ciel, il apprend que les interminables jours ternes
ont porté leurs fruits.
Moi, je ne connais presque jamais de telles gestations, aussi suis-je incapable
d’achever quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une seule œuvre.
D’un désir à un autre, d’un livre à un autre, d'une passion à une autre, ma vie est
un délice ou un tourment inutile.
Ni la souffrance ni la volupté ne donnent de fruits - il n’y a que leur fusion, leur
union dans la longue monotonie des jours, gris matin et soir, qui puisse en
donner.

Une semaine avant Noël, se produisit un drame qui devait me bouleverser,


m’abasourdir : la mort de Catherine Irving.
Emportée en quelques jours par la malaria.
Elle mourut comme dans mon songe de l’été.
Elle mourut comme dans mon songe de l’été.
La peur me prit.
Je ne pus regarder son corps.
Je ne pus é tout er les pleurs de ses sœurs, d’Isabel, de Mrs Axon.
Je ne me fixais que sur certains gestes, j’essayais de me souvenir de certaines
paroles.
Dès le premier jour, mon cauchemar m’obséda.
Désormais c’était une réelle obsession, car mon songe s'était évanoui depuis
longtemps, j’avais vécu sans qu’il se rappelle à moi, or voilà que, tout à coup,
quelqu’un me pourchassait, me traquait, m’atteignait, me poussait, me
bousculait.
Désormais mon songe lançait ses tentacules dans mon destin, dans la fraîcheur
de ma vie, dans la liberté de mon âme.
Une telle faiblesse n’était pas naturelle.
À la peur des premiers jours, succédait une singulière résignation, teintée d’une
raillerie à laquelle participaient mes estampes et mes masques japonais.
Cet état, que j’abhorrais comme tout ce qui sonne faux, dura peu, mais m’épuisa.
Ce qui suivit n’était pas nouveau pour moi.
C’était la vie de quelqu’un de prédestiné - à qui? à quoi?-, de quelqu’un qui a
touché du doigt, tant de fois, les bornes de sa liberté.
Ne pas être libre… Je refusais de l’envisager.
Je me rassurais en me disant que la liberté de chacun n’est autre que le destin
aveugle.
Si, parfois, je devine le mien, cela signifier-il que j’ai perdu ma liberté, ou que je
l’ai gagnée? Je l’ignore, je l’ignore, et je ne veux rien en savoir.
J’assistais, silencieux et apeuré, aux rites de la mort.
Catherine, pâle comme le chagrin, gisait sur son lit de toutes les nuits, et des
fleurs de serre caressaient sa poitrine.
Ses sœurs étaient pétrifiées, incapables de parler, incapables d’agir.
Mrs Axon et Mr Fox se chargèrent de tout.
Les amis du Bristol Theater, et les danseuses, et Noël, et nous tous, nous nous
réunissions dans la chambre des sœurs Irving, et nous avions tous l’air plus
stupides les uns que les autres, et tout ce que nous disions n’était que mensonge
et faux-semblant, tout ce que nous disions était tromperie criante.
Et Catherine était morte, dans son lit de toutes les nuits, dans son lit de tous les
jours.

*
Lucy fut la première à remarquer que j’avais changé et elle me tira les vers du
nez, cherchant à connaître ce qu’elle appelait mes «voix ».
Je ne me montrai pas réticent et je ne lui en voulus pas.
Je profitai de l’occasion pour lui répéter que je nourrissais une antipathie innée à
l’égard des mystagogies et des mystifications, de toutes les faiblesses qu’on
affuble du nom de «mystique ».
Je lui dis que le mystère était simple et inaccessible, tel un nombre, un fait ou un
mot pour un aveugle ou pour un sourd.
Je lui dis que les gesticulations et les impostures m’horripilaient, que ma peur -
si l’on pouvait appeler ainsi ce que je ressentais - était directe, immédiate.
Durant routes ces journées déprimantes, je n’eus d’autre consolation que mes
longues conversations avec Lucy, le professeur et le consul.
Je rentrais fatigué à la maison.
Si je n’avais craint de froisser Mrs Axon, j’aurais déménagé aussitôt au collège.
Ma chambre, contiguë à celle de Catherine, était trop chargée de souvenirs.
Non, j’exprime mal ma pensée.
Ce n’étaient pas des souvenirs, mais des blocs présents.
Qui n’étaient d’ailleurs pas mélancoliques ni tristes, qui n’incitaient pas à la
réflexion.
Je ne suis pas d’un caractère à me laisser émouvoir par le passé, submerger par
les souvenirs.
Je pense certes avec intérêt à mon ancienne vie et j’en regarde les scènes
attentivement, mais je reste d’une parfaite sérénité et Mihail se tromperait s'il la
croyait due à une déception ou à une douleur profonde.
Je ne sais comment dire - je ne souffre pas.
J’ai souvent écrit le mot «souffrir» dans ce récit, mais c’est faute d’en trouver un
autre pour exprimer mes sensations et mes sentiments.
Je ne souffre donc pas non plus à cause de la mémoire, des appels du passé,
d’une vie éteinte.
Et ce n’étaient pas les souvenirs de la maison Axon qui m’oppressaient, mais la
présence de quelques faits qui me ramenaient sur mes pas ou me plaçaient sous
un jour invisible pour les autres.
Ce n’était pas l’absence de Tom qui m’irritait, c’était l’inanité de mon incitation.
Ce n’était pas la mort de Catherine qui me troublait, c’était qu’elle se soit
produite après que j’en avais eu connaissance, comme un présage, un signal du
destin, un cercle dans lequel se figerait définitivement la liberté.

*
*

Je fis la connaissance d’Algie pendant la semaine de Noël.


Soldat au 53e régiment en cantonnement à Musifarabad, ami des Axon, il était
venu passer une permission à Calcutta.
Jadis mitron à Birmingham, il s'était engagé dans la coloniale à la mort de son
père.
Un vrai soldat, dont je trouvais drôle de me faire un ami.
Grand, presque laid, les cheveux ras, blanc de peau, une dent en or.
Bavard.
L’air malin, mais pas intelligent.
Doux et familier, habile aux tours de cartes, sportif, bruyant et, parfois, d’une
impressionnante naïveté.
Il habita d’abord en ville, au cercle, puis Mrs Axon me pria de l’accepter dans
ma chambre, à la place de Tom.
C’était pour moi une compagnie bien venue.
Le soir, nous bavardions, comme je le faisais jadis avec Tom.
Les sujets préférés d’Algie étaient les histoires de fesses et les courses de
chevaux.
Il me montra dès le premier soir sa collection de gravures obscènes, achetées à
Port-Saïd ou à Bombay, qui représentaient des accouplements inattendus et des
organes gigantesques, avec des commentaires en rimes ou ajoutés par ses
camarades.
Il s'attardait sur chacune, me racontait dans quelles circonstances il se l’était
procurée et ce qu’en avaient pensé ses copains.
Le tout confusément, dans le slang de Birmingham et en mâchonnant le tuyau de
sa pipe, de sorte que mon amusement était à son comble.
À cause d’Algie, et parce que je n'avais pas à me rendre au collège pendant les
vacances, je passais pas mal de temps avec les filles au salon, que nous
transformions souvent en une sorte de dancing minable.
Les sœurs Irving, vraiment en deuil, étaient parties.
Je ne savais pas encore où.
Sans doute à Puri, chez une lointaine et obscure parente, la seule personne à
pouvoir abriter leur détresse.
Dans leur chambre - le vide, le désert.
Mrs Axon interdisait à ses filles d'y pénétrer.
Elles s'amusaient avec Algie, qui se déguisait en pirate, lançait des tout eaux sur
une porte, chantait des chansons irlandaises ou racontait d’interminables
anecdotes insipides.
Comme il était un ami, Mrs Axon lui permettait de poursuivre les filles à travers
Comme il était un ami, Mrs Axon lui permettait de poursuivre les filles à travers
la maison, de leur tirer les cheveux, de les embrasser et d’entrer dans leur
chambre, attenante au salon.
Je les voyais souvent me quitter alors que je jouais encore un morceau de jazz et
courir partout - trois jeunes filles et un soldat -, sans se soucier des regards
troubles de la grand-mère ni de la face de carême de Mrs Axon.
A d'autres moments, sur les airs que j’improvisais, Algie entraînait Isabel dans
une danse brutale et naïve qui amusait énormément Verna.
Le soldat était devenu mon copain.
Certains soirs, nous allions ensemble en goguette.
Notre camaraderie était virile, nourrie de confidences sexuelles et de curiosités
communes.
Si nous nous permettions des plaisanteries à propos des trois sœurs, Algie ne les
prenait pas pour argent comptant, car son amitié sincère et respectueuse pour Mr
Axon rejaillissait apparemment sur les filles de celui-ci.
Il me fit connaître la vie de garnison à Musifarabad, les réveils à l’aube et les
compétitions sportives, le courrier qui arrive le dimanche, les jeudis consacrés
aux réponses.
Et je voyais ses camarades, il leur donnait vie en quelques phrases et quelques
jurons.
L’un lui avait volé deux cents roupies peu de temps avant de rentrer en
Angleterre.
Un autre avait plaqué en Écosse sa fiancée, qui lui écrivait toutes les semaines en
l’appelant «mon héros».
D’autres encore tombaient malades et échouaient d'hôpital en hôpital avant de
mourir.
La nouvelle était communiquée de Musifarabad à Bombay, et de là à leur
famille, avec le numéro de leur tombe.

Le matin du 2 janvier, je me rappelai que mon séjour à la pension Axon touchait


à sa fin.
Algie, de son côté, n’avait plus qu’une semaine de permission.
Mrs Axon était en ville, Mr Axon au bureau, la grand-mère tricotait dans la
chambre des filles.
- Doc, tu ne regrettes pas de t’en aller? C’était Verna qui me posait cette
question et je voyais à son regard qu’elle m’en voulait toujours d’avoir mis fin à
nos jeux.
nos jeux.
- Doc, pourquoi est-ce que je compare toujours la vie à un crocodile? dit Algie,
et il éclata de rire.
- What nonsense! s'exclama Isabel, boudeuse.
Nous nous tûmes, à court d’idées.
J’essayai de mettre de l’ambiance en jouant du jazz, mais ce fut un échec.
Alors Algie nous proposa de jouer.
A un jeu d’enfants: les garçons devaient attraper les filles.
- Attrapez-moi ! Attrapez-moi! criait Isabel.
Verna et Lilian couraient autour du grand fauteuil.
Je voulais poursuivre Isabel, mais elle s'était déjà sauvée sur la terrasse d’où, un
pied sur la première marche, elle nous lançait des appels narquois.
Elle se trouvait trop loin de moi.
- Attrape-la, Algie! dis-je.
Et je me mis à courir après Verna et Lilian.
Je sautai pardessus les lits de la chambre de leurs parents, mais elles sortirent par
l’autre porte, qui donnait sur la terrasse.
Entre-temps, Isabel s'était cachée dans sa chambre.
Moi, je courais toujours.
- Attrape-la, Algie! Verna se réfugia au bout du salon.
Lilian, les joues en feu, m’appelait dans la cour.
Ce fut d’abord la porte qu’on ferma.
Qui la ferma ? Puis ce furent les fenêtres qu’on ferma.
Qui les ferma? Je frémis, les yeux sur le mur de la chambre.
Une émotion suffocante comme une prémonition.
Nous entendions les bruits sourds d’une bataille de polochons et les rires
d’lsabel, sans leur accorder trop d’importance.
Mais nous nous taisions.
Je sentais des gouffres s'ouvrir, m’inviter, me réclamer.
Je ne comprenais pas que l’heure était venue… Je ne voulais pas admettre que, si
près de moi, un soldat, un inconnu tombé du ciel… Car le cri, je l’entendis, je
l’entendis parfaitement, long et étouffé comme un gémissement - et je le
reconnus.
Lilian entra dans le salon, l’œil hagard, et me demanda pourquoi la porte ne
s'ouvrait pas.
Mais elle n’osa pas appeler Isabel.
Elle semblait en proie à une épouvante indicible, elle semblait ensorcelée.
Verna, elle, fut prise d’un rire nerveux, irrépressible.
- Doc… Doc…, Isabel… Ce balbutiement me parut incongru.
On eût dit qu’il rompait le charme d’une chanson, d’un rêve.
On eût dit qu’il rompait le charme d’une chanson, d’un rêve.
Je jetai un regard sévère à Verna et, l’index devant les lèvres, l’air mystérieux
comme jamais, je murmurai : - Chut… Chut…


XII

Et vie sans mort


Les conversations sur la terrasse du collège duraient deux heures, après le dîner,
et elles se seraient prolongées jusqu’à minuit ou presque si brother Joseph
n’avait pas dû descendre au dortoir B, celui des classes « seniors Cambridge»,
pour une dernière ronde.
Contraint de partager le régime des jésuites, à côté du tumulte et de la fébrilité
des salles de classe, du gymnase et des dortoirs, je retombais chaque soir dans la
dépression résignée de l’interne à la rentrée.
J’avais l’impression d’être moi aussi un bagnard de Saint-Xavier, au même titre
que n’importe lequel des centaines d’adolescents en pension.
L’atmosphère n’était pas celle, austère et dure, dégradante et pernicieuse, que
m’avait décrite Lucy, mais mes multiples obligations - des dizaines de good
morning que je criais dans les couloirs jusqu’à la visite impérative chez mes
supérieurs à l’heure du thé - me consumaient à petit feu.
Je me sentais souvent aussi inanimé qu’une chiffe, je répondais aux questions
avec la précision d'un crétin effrayé.
Celui qui entretenait et renouvelait mes rapports avec le monde, c’était l’autre,
l’inconnu tapi en moi.
Quand j’osais m’é tout er parler, me regarder, je découvrais un individu accablé
d’une lourde et grise impuissance, balançant ses sourires comme des bras trop
longs, vidé et serein comme une mort philosophique.
On aurait dit que mon âme dépérissait, telle une créature qui ne reçoit plus sa
ration vitale de surprises et d’illusions.
Dès qu’est percée à jour la grande supercherie de la vie, dès que s'écaille le
trompe-l’oeil du quotidien ou que les révélations captieuses sont jaugées à leur
valeur réelle, les hommes et les jours se révèlent inconsistants, dépourvus de
sens et de liberté.
Tout a lieu parce que tout devait avoir lieu.
Les questions paraissent stupides, et les hommes pitoyables, pitoyables.
Une pensée dominait cependant mon âme, ma vraie âme: Isabel et le soldat.
Ne pas comprendre me plongeait dans un étonnement sans fin, c’était un mystère
qui m’obsédait.
Effacé, l’intervalle séparant notre soirée au Bristol Theater et cette récente
matinée de janvier.
Les deux semblaient proches l’une de l’autre, accolées, et elles me narguaient,
Les deux semblaient proches l’une de l’autre, accolées, et elles me narguaient,
jalouses de leur secret : pourquoi Isabel avait-elle voulu du soldat et pas de moi ?
En fait, je ne me posais pas cette question - il serait stupide de croire que l’âme,
où qu’elle se trouve, se pose des questions.
Mais tout cela m’avait effrayé comme la foudre tombant dans un rêve et, épuisé,
je flottais dorénavant, sans lumières et sans remords, sur des eaux noires, mortes.
Dans cette captivité, ni l’amitié que me manifestait Lucy ni mes débats
théologiques avec brother Joseph ne pouvaient me distraire.
Le consul crut que je souffrais d’être séparé d’Isabel et me demanda si j’étais
toujours amoureux d’elle.
Le ton de ma réponse - un « non» d’une simplicité monacale - coupa court à ses
velléités de plaisanteries.
Dans la villa de Park Street, chacun m’imaginait obsédé par d’autres songes,
rêvant d’une terre blanche au creux de l’hiver, rêvant de mon pays du Nord.
On m’entourait comme un convalescent et nos conversations ne dépassaient pas
des limites «techniques », sans échappées à l’extérieur, sur la vie.
Aujourd’hui encore, tandis que j’écris cette histoire, qui est davantage celle des
autres que la mienne, je me sens épuisé, malgré mon envie de l’achever.
Car je me rapproche, je me rapproche du moment présent et, plus je m’en
rapproche, plus se trouble ma pensée, plus tremble ma main, malhabile et
effrayée.
Au printemps, Lucy réussit à me ramener au jour.
Un flot d’oubli commençait à me séparer de l’étendue foulée par des pas
inconnus, de l’étendue sans bornes et sans passé, parsemée d’appels et de
sources taries.
Mais mon oubli était farouche et diaphane.
Quelqu’un en moi, peut-être moi-même, s'acharnait à se délivrer du terrible
fardeau, et je sentais que son effort, que ses coups d’épaules opiniâtres
annonçaient le dégel, le printemps.
Devenu sourd même à mes propres voix, j’assistais au combat avec
l’indifférence d’un abruti.
Peu m’importe le vainqueur, me disais-je.
Mais peu à peu, pris chez Lucy d’une espèce de vertige, je commençai à
éprouver de la sympathie pour le rebelle qui m’habitait et à l’aider en pensée, ce
rebelle qui me disait qu’aucun destin n’a le droit d'écraser un homme vivant et
que la lutte est toujours possible.
Alors, le voyage que notre groupe fit à Chittagong tomba à point nommé.
Que je réussisse ou non à la décrire, cette excursion, entreprise par les quelques
bourgeois coloniaux que nous étions, déclencha le dernier événement.
En le narrant, je terminerai cette narration, heurtée et surprenante comme tout ce
En le narrant, je terminerai cette narration, heurtée et surprenante comme tout ce
qui se rattache à ma vie.

Nous naviguions le long des côtes du Bengale.


Un cabotage qui suscita en moi un étrange éveil, où se mêlaient un souvenir de
pêcheurs de !‘Orissa et celui d’une hutte où je m’abritais.
Mais quand, quand? me demandais-je.
Des images fraîches dans mon esprit, mais troubles dans ma mémoire.
Je revoyais la mer étale et chaude, le douanier que la litanie des plongeurs
mettait en transe et qui criait d’une voix rauque: - Giau… Giau!… Gulmat
benao!… Ce douanier était un simple agent colonial, qui délirait dans la canicule
et que hantaient des visions de bateaux se livrant à la contrebande de l’opium.
On apercevait, sur la ligne blanche de l’horizon, les steamers des grandes
compagnies, qui se dirigeaient vers l’embouchure.
Le douanier chassait de la main ses visions, la complainte et les enfants des
plongeurs, malades, au ventre pareil à celui des dieux.
- Giau.’ Giau.’… Je me souvenais de l’horizon, blanc et brûlant, et, sur la plage,
des bambous déchiquetés par la brise, qui entouraient les huttes.
Pauvreté et solitude, et la monotonie des vagues.
La même monotonie le long des côtes du Bengale.
Et je me demandais : mais quand, quand? Car je me souvenais avec une clarté
parfaite du chœur des pêcheurs et de la baie déserte, blottie dans un creux de la
mer.
Je n’arrivais pas à situer dans le passé le faisceau de sensations et de pensées
tournoyantes qui se bousculaient.
- Parle-moi, mon ami… C’était bien entendu Lucy qui me relançait.
Et alors je lui racontai tout, alors je lui racontai ce qu’avait fait le soldat
matricule 11.871.
Le consul somnolait sur une chaise longue*, le professeur et Edna se trouvaient à
l’autre bout du bateau.
Au début, Lucy hésitait à me croire.
Mais mes confidences allèrent plus loin, je lui avouai ma tentative de viol au
Bristol, la haine d’Isabel et ma fierté, tout, je lui avouai tout, en butant parfois
sur les détails, mais en me soulageant comme si j’étais à confesse, les épaules
ployant non sous le poids du péché, mais sous le souffle d’un directeur de
conscience.
conscience.
-Mon ami, parle-moi… Et je lui parlai, je lui dis tout .
et je l’interrogeai, avec la peur de celui qui s'interroge sur ses chances de
rédemption : - Pourquoi, elle, s'est-elle donnée à Algie? Pourquoi à Algie ? Lucy
ne put réprimer un éclat de rire, où la franchise le disputait à l’indifférence, mais
cela ne me fit pas de peine, ne me mit pas en colère.
Je devenais étranger à la brutalité, à la bizarrerie de mon irritation.
- Tout le monde rit, tout le monde se moque de moi…
Arrête, Lucy! Tu ris bêtement… - Je t’ai toujours dit que tu étais un
sentimental…
- Non, non! Réponds-moi.
Peux-tu me répondre? Peux-tu m’aider à comprendre? Je t’en prie, je t’en
supplie… - Pourquoi n’interroges-tu pas ton démon? - Je ne le vois plus, je l’ai
perdu, je ne vois plus que moi, et je vais peut-être me perdre aussi.
- Du repos, l’air marin, une nourriture saine, et voilà les démons qui s'en vont,
qui s'en vont, dit Lucy, taquine.
- Comprends-moi, Lucy.
Peux-tu me comprendre? - Encore un conte de fées, encore un songe d’un été?
Rappelle-moi le titre que tu as écrit dans mon cahier à Port-Saïd.
Allez, allez, je sais bien que tu es superstitieux.
- À Port-Saïd? - Aïe ! comme nous vieillissons, comme nous oublions… Il y a
trois ans, un conte que tu ne m’as jamais conté, un titre que tu ne m’as pas
traduit, une formule magique peut-être, ou peut-être une prédiction, allez savoir!
Tu ne t’en souviens pas? - Tinerete fàrà bàtrînete ri viatà fàrà moarte.
- Peut-être, peut-être…
Je me taisais, soudain rasséréné par la lumière divine de la compréhension.
Et dire que cette idée ne m’était pas venue jusque-là, que sa simplicité ne
m’avait pas frappé! Mon regard, frais comme un sourire, inquiéta Lucy.
- Pourquoi me regardes-tu comme ça? Nous vieillissons, n’est-ce pas? - Non,
non, Lucy.
La vieillesse, la jeunesse, qu’est-ce que ça peut nous faire? Le temps qui passe,
qu’est-ce que ça peut nous faire? Tout le monde finit par vieillir.
Pourquoi ? Même la jeunesse sans vieillesse est… C’est bête, hein ? - Ce n’est
qu’un mythe.
-Ah! tous ces gens qui croient aux paroles… Moi, je ne me retrouve et je ne
retrouve mes semblables que dans les mythes.
Seul existe le mythe.
Les hommes et Dieu, des ombres.
Quant au mythe de la jeunesse sans vieillesse, il est stupide, Lucy, il est affreux.
Qui pourrait enterrer les souvenirs? Or, ce sont eux qui donnent sa consistance
au temps, à ce temps qui passe.
au temps, à ce temps qui passe.
Chaque jour un autre, chaque année un autre, toujours mécontent, péchant contre
toi, péchant contre ton frère, errant sans repos sur la terre, seul dans une solitude
glacée, rêvant aux habitants des étoiles, enviant la gloire des morts… À quoi bon
? À quoi bon? - Stop, mon ami, stop ! Deux shillings le mot! - Excuse-moi,
Lucy, je plaisantais.
Je plaisante toujours quand je suis moi-même.
C’est l’imbécillité des autres qui me rend maussade, pas mon âme.
Elle est limpide et indifférente, mon âme.
Je mentais lorsque je prétendais être possédé.
Les démons ne viennent pas de Dieu.
Excuse-moi, je plaisante… - Mais tu n’es pas sans savoir que les plaisanteries
sur des sujets religieux font rarement rire.
- Mon rire est invisible, Lucy, il est métaphysique, il est inquisitorial.
Je suis libre, je suis libre, je ne le suis qu’à partir d’aujourd’hui, je n’aime
personne, même pas Isabel.
Mais je suis libre parce que je m’offre, je m’offre totalement, Lucy, et pour toute
la vie.
-Ah! bon ? J’avais réveillé le consul en haussant la voix.
- Eh ! jeune homme*…

Je rentrai de Chittagong à Calcutta par le premier train, après avoir laissé un mot
dans la chambre de Lucy: Essaye de me comprendre, Lucy, bien que je doute
fort que tu y arrives, après ce qui s'est passé sur le bateau.
Je suis un nouveau-né.
J'écris ce mot idiot pour te faire rire.
Allez ! ris et pardonne-moi d’être parti sans te dire au revoir.
Excuse-moi de ton mieux auprès de nos amis.
En bref: je refuse la jeunesse sans vieillesse, mais j’aspire à la vie sans mort et je
vais épouser Isabel.
Étant un lien transcendantal, le mariage est immortel au ciel.
Et, sur la terre, je vivrai éternellement dans mes fils.
Car, tu peux me croire, Lucy, j’en aurai dix mille.
Avec la même amitié…

- Bonjour, Mrs Axon ! Comment va Mr Axon, comment vont les filles, comment
va Isabel ? Un journal ouvert sur les genoux, ses lunettes sur le bouc du nez, Mrs
Axon me jeta un regard surpris.
Elle ne m’avait pas encore répondu que Verna m’aperçut et courut prévenir
Lilian et la grand-mère : - C’est Doc! Granny, c’est Doc! Isabel était souffrante.
-Je peux la voir, madame ? - Non, non, répondit la voix d’Isabel.
Je suis à la salle de bains.
Attends… Mais j’écartai Mrs Axon, qui s'était levée, et j’ouvris la porte.
Isabel, pâle, devant la glace.
- Mammy! pourquoi le laisses-tu entrer? - Laisse-moi parler, Isabel…
Mrs Axon, m’accordez-vous la main de votre fille? Je ne renterai pas de décrire
la scène, je ne pourrais pas.
Isabel se retourna brusquement, blême, effarouchée.
Mrs Axon rajustait ses lunettes, appelait la grand-mère, voulait chasser Verna
qui riait.
- Mais Doc, Doc… Isabel…
- Tais-toi, Verna!
Excepté Isabel, personne ne remarqua le choc.
Je devinais qu’elle avait envie de refuser, mais que les conséquences de son acte
de l’hiver passé l’en empêchaient.
Elle me rendit une main soumise et chaude.
Moins d’une heure après le dîner, Mrs Axon vint dans ma chambre, troublée.
-Je dois vous dire… Personne n’est au courant.
Si son père l’apprenait, il la ruerait… Vous savez, Algie, à Noël…
- Je le savais, madame, je le savais déjà… Mais je veux épouser Isabel.
Et elle a accepté… Mrs Axon me considérait avec un immense étonnement,
comme si elle assistait à un miracle.
- Vous…, vous êtes un saint.
Elle pleurait.
Je frémis et je coupai court à la conversation, sur un ton impérieux : - Non,
madame, ne dites pas ça, je vous en prie, ne dites pas ça.

Épilogue
Mon histoire a pris fin depuis longtemps.
Je n’essayerai pas de la continuer ici, parce que je n’y arriverais pas.
Je n’essayerai pas de la continuer ici, parce que je n’y arriverais pas.
J’ai envoyé le cahier à Mihail et je ne veux pas en commencer un autre.
Il n’y a plus personne pour qui j’éprouve l’envie d’écrire.
Et pourtant, je me suis laissé prendre à mon récit au fur et à mesure que je le
rédigeais.
C’est devenu une habitude dont je ne peux plus me défaire.
Mais, dorénavant, je me limiterai à quelques notations.
Mon histoire a pris fin et il n’y a plus personne pour qui j’éprouve l’envie d’en
écrire d’autres.

Rangoon.
Nous sommes pauvres, Isabel et moi.
Ce sont les sœurs Irving, engagées au Pearl Cinema, qui nous ont proposé de
venir.
Je joue du piano de six heures du soir jusqu’à minuit passé, avant le dîner en
complet d’été, après en habit.
Les deux sœurs ont mis au point un numéro, tant bien que mal.
Isabel chante quelquefois, d’une loge, That’s my weakness now.
Un projecteur la révèle, émue et pâle, aux yeux des Birmans.
Elle n'ose pas montrer sur scène son corps fragile déformé par la grossesse.
Isabel est heureuse (c’est du moins ce que j’ai longtemps cru).
À présent, elle respire librement.
À la pension, elle avait tenté plusieurs fois de se suicider et elle aurait réussi sans
la vigilance de sa mère.
Elle craignait ses amies, elle craignait Mr Axon.
Elle se cachait, ne voyait plus personne, avait renoncé à son emploi, prétextant
une anémie.
Elle croyait que nul n’allait apprendre la vérité.
Mais routes ses amies furent bientôt au courant, toutes ses connaissances.
Verna avait parlé, partout, en forçant sur les détails.
Mrs Axon l’avait fouettée, mais la petite niait, elle jurait sur Jésus-Christ n’avoir
pas dit un mot.
La peur avait rendue Lilian malade des fièvres : la nuit, elle rêvait de soldats, de
spectres, d’incendies, elle voyait Verna suspendue par la langue à un croc et
Isabel ligotée avec des milliers de cordes que des milliers d'hommes tiraient en
scandant oh ! hisse ! Isabel était désormais à l’abri de la rumeur, à l’abri de la
scandant oh ! hisse ! Isabel était désormais à l’abri de la rumeur, à l’abri de la
malveillance et de la honte.
Pour expliquer l’état avancé de sa grossesse, elle avait écrit à son père, en même
temps que moi, et lui avait avoué sa faute tour en implorant son pardon.
Mais le nom du soldat ne figurait pas dans la lettre, elle laissait entendre que
c’était moi le coupable.
Nous fûmes longtemps sans recevoir de réponse.
Mrs Axon lui écrivait en cachette et lui transmettait les « bisous» de ses sœurs.
Deux mois plus tard, arriva une longue lettre injurieuse de Tom, qui me
reprochait d’avoir déshonoré sa sœur et m’accusait de ne l’avoir épousée que par
peur de la justice.
Je ne reconnaissais pas mon ami : il se montrait dur et vil.
Je ne répondis pas.
Les Irving se montrent amicales avec Isabel, mais ont du mal à dissimuler leur
dégoût, leur profond mépris à mon égard.
Elles aussi me prennent pour l’auteur d’un acte que je n’ai pas commis, que je ne
pouvais pas commettre.
Toutes nos relations sont au courant, tous les employés du Pearl Cinema.
Je suis, moi, étrangement serein.
Mais je ne peux pas dire que je sois content.
Je ne peux rien dire.
Personne ne m’écrit.
Ma lettre à Lucy m’a été retournée non décachetée.
Je la comprends et je ne lui en veux pas : elle doit suffoquer en pensant à moi, à
la médiocrité de mon geste et de la vie qui m’attend.
Je me promène souvent seul sur la plage.
Toujours sur la même, dans la fraîcheur de la côte birmane.
Je me sens très proche des Birmans, bons et à l’esprit vif.
Naguère, c’étaient les statuettes birmanes qui me plaisaient.

Rangoon, août.
Isabel passe tout son temps à la maison.
Elle est maigre, jaune, enlaidie.
Lorsque je rentre du Pearl, en habit, je la trouve en train de sommeiller en
soupirant au lit, dans la touffeur de la mousson.
Elle est tellement difforme - ce ventre enflé dans un petit corps - que je me
demande si c’est bien cette femme-là, celle dont j’ai demandé la main.
demande si c’est bien cette femme-là, celle dont j’ai demandé la main.
Et alors je m’aperçois que je la déteste.
Et je sais qu’elle me hait aussi, qu’elle me hait depuis longtemps, qu’elle ne me
pardonnera jamais notre mariage.
J’ai compris pourquoi je l’ai épousée : afin de trouver le mot de l’énigme, afin de
savoir pourquoi elle s'est donnée au soldat après m’avoir repoussé.
Tout ce que j’ai pu imaginer d’autre était mensonge ou illusion.
La vérité, la seule, la voilà : afin de savoir, de savoir.
Je suis tourmenté, je suis possédé par l’envie de savoir.
Pourquoi Isabel est-elle tombée ? Je ne l’appelle plus ma femme, elle ne l’a
jamais été.
Elle montrait une telle peur chaque fois que je m’approchais d’elle que notre
mariage n’est qu’un mot.
Nous couchons dans la même chambre, parce qu’elle n’est pas pudibonde, mais
je ne l’ai jamais embrassée, jamais serrée dans mes bras.
Sa peau, sa chair, son souffle, ses narines ne peuvent pas me supporter.
Au moindre attouchement qui se veut caresse, elle se cabre, glaciale.
Et pourtant, pourquoi a-t-elle fauté, Isabel ? Je la torture à force de questions,
d’insinuations sur ce qu’elle a fait avec le soldat.
Tantôt je suis tranquille, souriant, et alors mes questions la brûlent.
Tantôt mes propos sont colériques, vils, brutaux.
Elle, elle se tait, elle souffre, elle pleure, quelquefois elle prie.
Elle a sans doute dit aux Irving que je la tourmentais, puisque Loveday m’a
sévèrement semoncé et menacé.
Bon, là j’arrête d’écrire.
Aujourd’hui, je dois aller plus tôt au Pearl, parce que le film est long et que le
patron ne fait pas de cadeaux.

- Dis, Isabel, tu aimes bien les sauvages ? Pourtant, est-ce que je n’ai pas été
sauvage, cette nuit-là, au Bristol ? Dis, Isabel, dis ! -Doc… -Allons, allons,
appelle-moi par mon nom, maintenant.
Essaye! Tu le connais? C’est un beau nom, Isabel, un nom de mon pays.
Tu le connais ?… C’est bête de ce taire tout le temps, Isabel… - Doc, arrête, je
t’en prie…
- Allons, allons, souris-moi aussi, Isabel! Tu as souri une seule fois, à Algie.
Tu ne m’as pas dit merci.
Tu ne m’as pas dit merci.
Pourtant, il ne reste de bon «docteur» qu’un pianiste de bar, mais, dis-moi,
Isabel, est-ce que je n’ai pas fait tout ça pour coi ? - Si, si, c’est pour moi que tu
l’as fait.
Mais pourquoi? Tu me vexes, tu m’humilies, tu me tourmentes… Pourquoi l’as-
eu fait, alors que tu savais? - Je ne savais rien, je ne sais rien.
J’attends que tu me le dises.
Combien de temps veux-eu que je te le demande? Isabel éclata en sanglots.
Les larmes creusaient sur sa figure fanée des sillons d’humiliation.
Son petit corps déformé tremblait et soupirait.
Je m’assis au bord du lit et j’essayai de la consoler.
J’étais calme - la scène ne me faisait ni chaud ni froid -, inflexible : je voulais
savoir, je ne peux pas dire avec quelle violence je voulais savoir.
- Parle, Isabel, Isabel… Parle… - Pardon… Arrête…
Je t’en prie, je t’en prie… Et ainsi aujourd’hui, et ainsi demain, et ainsi dans dix
jours.
Je la supplie, elle me supplie.
Entre nous se dresse cet acte figé dans l’au-delà et à cause duquel nous nous
haïrons, nous nous haïrons.

Pourquoi ai-je écrit? Pourquoi ai-je écrit tout cela? On est venu me prévenir
qu’Isabel me demandait.
J’ai fait envoyer un médecin.
Moi, je ne pouvais pas quitter le cinéma.
Hébété, je jouais et jouais encore l’ouverture d’Egmont, car on passait un film
insipide sur le siège d’une place forte dans la France du XVIe siècle.
Je tremblais, sans comprendre pourquoi.
Dès que la séance s'est terminée, j’ai couru à la maison.
Les sœurs Irving s'y trouvaient depuis une heure déjà.
Il y avait un médecin français, deux infirmières, la logeuse et une vieille
domestique birmane.
Isabel me réclamait, mais le médecin ne m’a pas laissé entrer dans la chambre.
Je ne me rappelle pas combien de temps je suis resté dans la pièce voisine,
prostré, vieilli.
Le jour allait bientôt se lever lorsque j’ai entendu des voix qui criaient: - C’est
un garçon ! - Un garçon, ai-je répété sans savoir ce que Je disais.
Aujourd’hui, un peu avant midi, le médecin m’a permis d’entrer.
Aujourd’hui, un peu avant midi, le médecin m’a permis d’entrer.
Isabel m’a reconnu et m’a souri.
-Doc… Elle était tellement affaiblie que j’ai dû me pencher presque à la toucher
pour l’entendre.
Je tremblais.
Elle, elle était calme, sereine, en paix.
- Doc, sais-tu pourquoi je l’ai… accueilli ? - Isabel, s'il te plaît…
- A présent, je peux te le dire…
C’était à toi que je me donnais… La soirée au Bristol m’avait changée…, je ne
sais pas comment te l’expliquer.
J’étais bouleversée, transformée parce que tu avais essayé de… Devenue d’un
seul coup incapable de résister.
Mais toi, tu ne voulais pas penser à moi… Et moi, j’étais faible, si faible… Et ça
me plaisait… Alors, Algie ou n’importe quel autre homme… Mais c’était toi, toi
le seul coupable… Après une pause, pendant laquelle j’ai entrevu la vérité dans
une sorte de tourbillon, Isabel a repris : - Je regrette de t’avoir fâché.
Mais comment aurais-je pu ce dire que tu me plaisais ? Tu ne m’aurais pas crue.
Tandis qu’à présent je peux tout te dire… Comprends-moi…

Isabel est morte aujourd’hui, avant la nuit.


Elle est morte pendant que je pleurais en la suppliant de me pardonner.
Et elle m’a pardonné, puis elle est morte en paix, appelant sa mère.
Je ne me comprends pas : j’écris ici, en ce moment.
Et je suis à mon tour calme, en paix.
Je sais ce que j’ai à faire.
Je vais envoyer ces feuilles - un post-scriptum imprévu - à Mihail.
Ensuite, personne ne saura plus rien de moi, là-bas.
J’ai maintenant une raison de vivre : mon fils.
Tous les pièges du démon, toutes ses tentations se sont dissipées aux quatre
vents.
Désormais, il ne pourra plus me posséder.
Parce que j’ai donné un fruit.
Qui est né et qui est vivant, il est vivant, et il est mien… Je ne suis plus stérile, je
ne suis plus maudit, parce qu’une vierge a eu pitié de moi.
Et mon enfant est né d’une vierge.
Et il est si vivant, si vivant… et je sens tellement qu’il est mien!
Et il est si vivant, si vivant… et je sens tellement qu’il est mien!

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