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Communications

Le droit et toute sa rigueur


Pierre Legendre

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Legendre Pierre. Le droit et toute sa rigueur. In: Communications, 26, 1977. L'objet du droit. pp. 3-15;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1977.1391

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1977_num_26_1_1391

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Le droit et toute sa rigueur

Entretien avec Pierre Legendre *

P. L. : J'ai suggéré d'ouvrir notre entretien par un titre : « Le droit et toute


sa rigueur ». Ce titre appelle lui-même ces préliminaires. Simplement, j'ai voulu
faire sentir d'emblée au lecteur que sur le système juridique, maintenu à l'écart
comme il l'est selon la facture occidentale, plane l'équivoque. Je dis : nous
sommes au théâtre, c'est-à-dire en pleine illusion. Les questions, dont nous
allons débattre, se trouvent ainsi mises en place. Ni la guerre civile, ni le
développement du régime industriel, ni la brutalité des rapports entre États à peine
voilée par la farce d'une justice internationale, ne sont des illusions. Mais il y a
aussi ce répertoire avec lequel on joue, et le sens est affaire de convention. Voilà
pourquoi ce titre, simplissime : la rigueur, emblème des juristes, ça se retourne
comme un gant; ce n'est pas seulement la précision et l'enchaînement d'une
dogmatique, c'est encore l'allusion aux relations politiques dans la jungle sociale,
c'est enfin, dans le cas d'une organisation stipulant le trait nationaliste, la note
du délire sacré solennisant l'amour patriotique. Ce n'est pas à la logique que,
par le biais du droit, nous sommes conviés à croire, c'est à tout autre chose, que
les juristes eux-mêmes le plus souvent feignent d'ignorer. L'appareil logique,
dirais- je volontiers, est un machin, quelque objet trouvé fonctionnant à la
demande, auquel nous prêtons d'avoir un sens, par le travail répétitif de l'idéal.
Le droit tient debout, en tant que système historique, parce que
fondamentalement nous sommes des croyants, non pas à la rigueur, mais rigoureusement.
Pour entrer dans la parade juridique, il est bon, je pense, de commencer par
là : trébucher sur les mots. Suspecter la rigueur est un excellent exercice.
Cela dit, en nous engageant dans le chassé-croisé de l'entretien, je voudrais
avancer un propos qui soit de nature à mettre le lecteur, à son aise vis-à-vis
du phénomène juridique. Le droit est une matière sur-protégée, efficacement
défendue contre l'inquisition scientifique, en France notamment, pays de
tradition centraliste et (lâchons le mot) pontificaliste. Les questions juridiques sont
de maudites questions; le discours des non-spécialistes les contourne, se raccroche
à des formules incontrôlées, empruntées de préférence à des maîtres morts et
prestigieux tels que Hegel ou Marx, dont les maîtres mots sont des fétiches;
de la sorte, la réflexion soi-disant critique fonctionne à la manière d'un symptôme
commémorant un discours immémorial et pétrifié, impossible à dire autrement.
Ce n'est pas une galéjade que de le rappeler : nous vivons sous la surveillance

* Questions de Jean Louis Schefer.


Pierre Legendre

des morts. En clair, cela comporte qu'il est devenu presque impossible ici de
parler du droit, hors du récit liturgique. Seule, la sociologie a tenté, timidement
et sans se donner les moyens d'entrer jusqu'au noyau du Texte, de forcer les
barrages. Tout dernièrement, les coups de pied à l'adresse de la magistrature
et de l'appareil judiciaire ont produit un vacarme qui ne saurait faire illusion,
car les analyses, du côté du droit pénal 'ou de l'organisation des procédures,
sont demeurées superficielles et n'ont guère dépassé en violence les pamphlets
anciens ni même les thèmes déjà développés sous la IIIe République libérale
(par un de Monzie, par exemple). En somme, il est tellement terrorisant de
secouer le pouvoir, en vérité et non par simulacres, dans une organisation
centraliste, qu'il faut s'armer jusqu'aux dents d'abstractions pré-fabriquées pour
aborder, fût-ce obliquement, de travers, les questions juridiques; ou bien, il
apparaît encore préférable « d'oublier » le droit. Il y a, d'ailleurs, un signe qui
ne trompe pas : des chercheurs avisés ont lancé la thématique d'une « histoire
totale »; or, cette histoire devient amnésique sur le chapitre que j'évoque, elle
choisit de1 se tenir aussi loin que possible des positions que j'occupe moi-même
au versant de l'histoire juridique. • Là encore, il est essentiel que personne ne
vienne douter du patronage des patrons du savoir; ce patronage, essentiel lui
aussi à la survie du centralisme, est bien plus important que l'avancement des
sciences.
Nos difficultés sont encore majorées, du fait des évolutions récentes du système
industriel. Le pullulement des réglementations et des casuistiques nécessaires
à la gestion sociale bureaucratique, la spécialisation croissante dans la pédagogie
des juristes, enfin l'influence de l'informatique sur le mode de traitement des
textes, tous ces facteurs accréditent ou renforcent l'idée d'après laquelle le droit
n'est qu'un amas de solutions. Cela est vrai d'un certain point de vue, mais
détourne l'attention du noyau mystifiant de l'institution juridique. Ainsi, une
évolution à caractère technologique vient appuyer et consolider le mécanisme
ultra-conservateur et traditionnel, qui rejetait le droit vers un lieu topique bien
déterminé, inabordable parce qu'il s'agit du lieu de la Loi, là où le discours
de la science non dogmatique est censé n'avoir rien à dire, sauf des bêtises ou
des choses ahurissantes.
Il faut donc poser très clairement ceci : dans la mesure où nos discussions
vont sortir du sentier balisé et obligatoire, de ce sentier que la langue des glos-
sateurs désignait comme accessus ad auctores, voie d'accès au discours autorisé,
c'est-à-dire consacré, nous nous mettons en position de tricheurs, car on ne
saurait parler des dogmes autrement que dogmatiquement. Les tenanciers de
l'histoire juridique officielle, de la philosophie du droit officielle, etc., ceux que
j'appelle d'un très vilain jeu de mots les barre-men, ceux qui barrent le Texte
ou tiennent la barre afin d'éviter aux commentaires de dérailler, en un mot
les officiels de la pensée, seront très sévères sur cette manière d'errer. J'en
préviens d'avance les lecteurs et les invite à ne pas s'en soucier. Les attitudes
négatives, tout comme les silences qui visent à effacer la parole dissidente,
renferment un sens, auquel nous avons d'excellentes raisons (raisons à décliner
maintenant) de nous intéresser. Notre organisation ne serait plus ce qu'elle est,
si les choses de la pensée s'y présentaient sans ce culte invétéré de l'autorité.
Or précisément, dans un système centraliste, le droit canalise quantité d'éléments
révélateurs d'un tel culte absolutiste, qui ne fait aucune concession en matière
de pensée.
Le droit et toute sa rigueur

J. L. S. : Jusqu'à quel point vous semble-t-il que les textes juridiques


classiques (dont vous montrez tout à la fois l'installation et le fonctionnement le
plus spécifique, le « modèle » à la période scolastique) témoignent de prescriptions
sur des formes de pensées et des habitus sociaux relativement indépendants des
structures économiques? '

P. L. : Cette question va me permettre une mise au point très importante.


Je soutiens contre vents 'et marées; contre les certitudes pseudo-scientifiques
en vogue dans la pédagogie universitaire de la • France - centraliste, que nous
avons prise sur les institutions. La manutention institutionnelle n'opère pas
hors des humains.1 Je veux dire par là que nous ne sommes pas machinés par
une divine providence quelconque. Autrement dit, les forces économiques ne
sont pas déployées dans le vide, car elles supposent, pour produire précisément
ce qu'on appelle des institutions, la médiation juridique. C'est donc un faux
problème que de soulever sous forme d'un problème épineux (voire effrayant)
les questions de la résonance normative au sein des blocs d'organisation modernes.
hyper-industriel,"
En réalité, nous sommes
fonctionnons
effrayés
à l'égal
de penser
du reste
que denous,
l'humanité,
les Blancs
nondepas
l'Occident
comme
des surhommes qui auraient évacué le mode sauvage et primitif de
représentation du pouvoir ou d'accès au lieu du pouvoir. Nous nous prétendons une
humanité différente des groupes humains soi-disant sous-développés, qui sont
l'objet de la pitié industrialiste. Alors, nous imaginons un univers de structures
conforme à notre propre représentation mégalomaniaque. Il devient impensable
que le capitalisme, par exemple, ou le régime de • production socialiste censé
lui faire face, entretiennent des liens avec la scolastique - des croyances. Les
sciences dites humaines ou sociales flairent la menace du désordre, elles évitent
d'aborder les questions erotiques ou malpropres qui travaillent les humains,
tous les humains en proie aux institutions. Le passé transitant à traversées
savoirs historiques est d'ailleurs là pour nous convaincre que la scolastique
est finie. C'est à mes yeux un monstrueux détournement, que d'isoler les
problèmes industriels, en tant qu'ils se trouvent soumis (je le redis) à la mé<- \tion
juridique, de la répétition tyrannique de quelque chose qui nous renvoie à
l'aliénation. On peut préférer ne pas le savoir, ça n'empêche pas ce quelque chose
d'être là.
Je suis tenté, si vous le permettez, de développer ma réponse. Ce sera une
réponse-fleuve; je m'efforcerai ensuite d'être bref.
Il faut, en effet, bien saisir que nous entrons dans le dispositif juridique par
ce point de passage fort étroit. En cette entrée, nous pouvons utiliser, afin
d'ouvrir le passage, le matériel, l'outil des sciences historiques, mais cet outil
ne sert à rien si nous nous méprenons sur ce que nous appelons l'histoire ici.
Dans mes exercices académiques, je ressasse volontiers aux étudiants qui ont
la patience de m'écouter sur cette question très difficile, que les siècles n'existent
pas, étant des unités de mesure, au même titre que les kilos et les litres. Quand
on a compris ça, on a déjà fait un pas. On comprend un peu mieux que le flux
historique des productions juridiques constitue un ensemble confusionnel, dans
lequel après coup nous introduisons de l'ordre, parce que nous avons horreur
du désordre. Si nous insistons un peu, si nous réfléchissons à la nature de ce
magma, nous finirons bien par en saisir encore un peu plus. Il viendra même
un moment où le point de bascule apparaîtra : quelque chose fonctionne, qui
nous dit quelque chose, à nous les Blancs occidentaux, qui ne sommes ni plus
Pierre Legenâre

ni moins qu'une partie du bétail humain, sujets à la torture du pouvoir. Ça


marche, comme une mythologie. Ce quelque chose qui fonctionne, j'appelle ça
le Texte, avec majuscule. Je ne prétends pas décomposer ici cette notion, sur
laquelle je reviendrai prochainement par un biais nouveau. Je vais me borner à
donner quelques précisions, à la faveur de votre question si pertinente.
Je pourrais résumer en disant ce thème autrement : sur le manque de réalité
dans la production juridique.
Ici, la plupart des juristes français, conformés par un style, seront
intraitables,: pareille question n'existe pas. J'aurai donc à -ne pas négliger ce tour
académique, car il en va de la fameuse matière du droit, aussi impérissable dans
cette désignation nationaliste qu'en toute autre. Sur la réalité d'une telle matière,
l'universel droit romain enseigne quelque chose; du moins les Occidentaux
l'ont-ils cru.
Ce point ne relève pas encore de ce qui se nomme une science, aujourd'hui,
là où nous sommes historiquement figés pour perpétuer l'Occident, cimentés et
statufiés par des institutions. Notez le mot : institutions; il est à prendre à la
lettre des divisions et classements relevés de l'oubli par la compilation de
l'empereur Justinien (vie siècle), laquelle soutient l'Europe depuis les temps
scolastiques ; du i moins l'histoire du droit officielle l'enseigne-t-elle, sans en ouvrir
le procès.
De ce point d'un peu de réalité personne n'a traité, si ce n'est au registre des
sciences mortes. Là-dessus comptons Auguste Comte, en ce qu'il a vu l'État
au lieu même du délire sacré, certainement les théologiens depuis les glossateurs
médiévaux par lesquels furent érigés les grands échafaudages des droits
européens, enfin tous les partisans d'une Loi céleste définie en une géométrie
vertigineuse, Spinoza par exemple.
Que le droit ait affaire à une autre histoire que la vraie, ce relevé n'est pas
seulement impensable aux théories affichées et pompeusement enseignées en
France; il est politiquement violent. A ce titre, il. porte à conséquence et son
effacement s'explique.
L- uiais de mes observations sera dès lors noté avec soin. Il sera question de
la partie perdue du discours juridique. J'argumente sur une thèse : cette partie
n'est pas perdue, mais censurée. La preuve en est administrée chaque jour par
le fonctionnement du Texte. Notez encore une fois la majuscule; les textes
journaliers, de la loi constitutionnelle jusqu'aux plus infimes jurisprudences,
ne seraient rien sans cette référence absolutiste.
La production juridique répète. Entendons-nous bien là-dessus. L'affaire des
maîtres de la glose et la difficulté des inventions textuelles ont été réglées de
nouveau, pour le compte de l'organisation industrielle, dans un espace
politiquement désigné et suivant le bornage des langues nationales; par celles-ci
dérive jusqu'à nous, sujets au droit et comme tels répétant le discours solennel
du pouvoir, le fameux quiproquo des scolastiques occidentaux, remarqué depuis
Wilks pour avoir défini les états de l'État. Ce thème grammatical du status,
signifiant d'abord assigné à toute fonction parlant la Loi (id est, magistratus),
puis prolongé et récupéré par la fantasmagorie monarchique (VÉtat, cest Moi),
indique que le droit est bien quelque part si l'État, tout État, se trouve
nécessairement en quelqu'un, dont j'ai précédemment montré, sous le paradigme
nationaliste, de qui il s'agissait.
Selon le mystère politique réitérant la divine incarnation, implacablement
reconnu comme tel par les écoles depuis la réinscription du droit romain, deux fois
Le droit et toute sa rigueur

romain (c'est-à-dire impérial, puis pontifical), dans le système dogmatique de


l'Occident (à compter du xne siècle jusqu'à nous), le droit est écrit dans quelqu'un.
Cette notation demeure considérable et nous marque d'une sauvagerie. Pareille
certitude, essentielle à la cosmogonie avec laquelle s'articule, au regard européen,
l'ordre juridique universel en tant que phénomène répétant la Nature, fut
confirmée non seulement par les légistes du Saint Empire et les canonistes de
l'église latine par-delà la Réforme, mais par tous les juristes travaillant au
crédit des souverainetés modernes, bientôt maîtresses des coutumes locales
elles-mêmes, ces fameuses coutumes populaires longtemps brandies contre les
codes, en Allemagne surtout, au nom de l'anti- Révolution. Dans le cas français
— ici mon paradigme — , cette production d'une vérité politique suprême et
stupéfiante, au moyen d'un délire sacré authentifiant une légitimité à toute
épreuve, fut particulièrement riche de formules inspirées. Bien plus, la
Révolution du xvine siècle a modernisé et promu, non pas cassé ni disloqué, cette
science du sens de la Loi, en nationalisant la logique. Personne n'a nié une telle
constance, pas plus l'analyse libérale de Laboulaye que l'érudition
réactionnaire de von Savigny, ennemi juré de l'absolutisme à la française. On s'en
convaincra plus encore aujourd'hui, au détour des travaux de la jeune école
allemande, qui soulignent, s'il en était encore besoin, la divergence des classes
institutionnelles sur ce continent, que découpent ses discours sur la Loi, avant
comme après la Réforme, avant comme après la Révolution antiféodale et
bourgeoise, avant comme après l'accouchement marxiste, événement travaillé et
retravaillé comme référence à la Bonne-Mère qui contient tout, aussi bien par
les légistes de la bureaucratie soviétique que par les gloses social-démocrates.
Il y a quelque chose de déprimant à considérer le cercle sans cesse retracé
autour du même centre, vers lequel gravitent les doctrines à propos du droit.
On a l'impression d'un savantisme en circuit fermé, d'une roue qui tourne
jusqu'à la Saint-Glinglin. Encore n'ai-je pas repris le thème ressassé « État-
et-Droit », thème de derrière les fagots et dont raffolent de pieux dialecticiens,
où vous reconnaîtrez aussi quelques psychanalystes fourbus, brusquement
fascinés par Kelsen, cette idole de la philosophie des facultés. Comme toujours,
dès que s'agite le fantasme du colosse, les appareils savants mettent en branle
le grand orchestre, jouant toujours la même partie, sur fond d'ignorance. De la
sorte, aucun discours ne peut dérailler, les maraudeurs peuvent donc marauder,
personne ne mettant en doute les catégories garanties.
Cependant, une question fondamentale et triviale est là : que savons-nous
de la science normalisante et n'y a-t-il pas d'autres juristes que ceux que nous
reconnaissons tels? Le droit, chez les Occidentaux, étant aujourd'hui une sorte
de science-résidu, au terme des laïcisations, du mouvement des sciences et du
triomphe (plus ou moins provisoire à mon avis) des États, il faut aller voir
ailleurs pour se saisir de la production des normes, du légalisme et des légistes.
Il y a notamment, comme je l'ai souvent indiqué, la production publicitaire
et les propagandes. Ça suppose des juristes, parce que ça parle ferme sur la Loi
et ça nous fait des sujets mutiques. Vous voyez, dès que l'épistémologie se
défait, on perd la tête! Je reviendrai un jour sur cette immense question, qui
intéresse l'avenir prévisible de l'organisation industrielle ici en Europe.
Revenons à notre circuit fermé. Les moyens ne manquent pas, pour obtenir
d'en comprendre le fonctionnement. Il s'agit d'abord de jauger le capital
accumulé par les savoirs proprement juridiques, en tant que tels, sous leurs divers
embranchements, puis d'interroger l'idéal. Or, ni les codifications napoléoniennes,
Pierre Le gendre

renouvelant la prescription civiliste de la propriété, des filiations, du contrat


et des procédures, ni l'étrange amalgame opéré par les théoriciens de la Police
fondant un droit administratif en guise de droit public et politique, ni l'appendice
pénal du système à l'enseigne de la justice du peuple souverain poursuivant le
crime (emblème d'un baroque consommé!), n'ont aboli le Texte, comme partie
d'un univers défini fantasmatiquement. Cet univers, surréaliste et mystique,
est illisible aux casuistes d'aujourd'hui autant qu'à ceux d'hier; je précise :
même aux plus forts d'entre ceux-ci, aux fameux auteurs qui transcrirent en
traités, du côté et pour l'usage des juges, la doctrine classique des restrictions
mentales.
Ce Texte est abordable en son entier, du fait que le droit, nécessairement
fondé sous un nom et soumis aux aléas des formations linguistiques, constitue
l'annonce d'un idéal, auquel par conséquent tout le monde accède. Cette
proposition ne manque pas d'éclairer la traduction sociale du discours mystifiant de
la Loi.,.

J. L. S. : De même que vous montrez qu'il existe un commun rapport de


supposition au pouvoir entre la théologie thomiste et le droit canon (en
particulier dans une collusion des pouvoirs temporels et spirituels issue de la fin de
laromanité), ne vous semble-t-il pas que dans la première théologie trinitaire
— dont l'enjeu n'est pas un enjeu de pouvoir — la constitution d'une pensée
du sujet comme sujet du symbolique (chez saint Augustin) , porte trace de
problèmes touchant la personne dans le droit romain?

P. L. : Je vais tenter d'apporter quelques éléments, sur cette immense


question. D'abord, je dirai que la théologie, évidemment, intéresse directement
la constitution historique du Texte occidental. Nous le voyons même de mieux
en mieux, car si après leurs déperditions successives . les sciences en rapport
avec le dogme des croyances nous semblent passablement épuisées, si par exemple
la. physique ou l'astronomie ne dépendent plus de l'appareil normatif chargé
d'authentifier la vérité et d'évacuer l'hérésie, cela ne veut pas dire que notre
système d'autorité n'ait plus rien à voir avec les définitions trinitaires. Le droit,
en tant que savoir organisé ayant trait à la production des normes, peut être
lui-même en quelque sorte une science usée, il faut bien néanmoins que la croyance
en la Loi se place quelque part, éventuellement hors de l'Atelier des juristes
proprement dits. Voilà une remarque à mes yeux très importante et qui ne va
pas sans difficulté, si l'on ne revient pas à la base du système normalisant que
j'appelle le fonctionnement du Texte. Si la publicité et les propagandes
réinventent sans le savoir les thèmes de la théocratie, c'est-à-dire de cette partie
de la théologie appliquée à la politique telle que par exemple les Occidentaux,
dans la mouvance historique où nous sommes, l'entendent, cela veut dire que
derrière la théologie trinitaire la plus doctement expliquée dans la tradition
juridique fonctionne un discours impossible à dire autrement. La théologie
trinitaire a un sens, elle déclare des choses d'une portée considérable, et la preuve
en est (je le rappelle, puisque vous faites allusion au droit romain) dans le code-
de Justinien lui-même, empereur théocrate s'il en est, qui constitue l'un des
sédiments essentiels de tout notre appareil scolastique occidental; ce code,
inséparable de l'histoire juridique pour toute l'Europe et ses dépendances
coloniales ou industrielles, est inauguré par un titre définissant la Souveraineté
trinitaire. Vous voyez, par conséquent, l'extrême intérêt de la question. Mais

8 •
Le droit et toute sa rigueur

efforçons-nous de ne pas rabaisser cette question à un simple récit historio-


graphique, quand la structure est en jeu. J'ajouterai ceci : partout où les
croyances remuées par notre rapport à la Loi produisent leur effet, c'est-à-dire
les normes et leurs séquelles, nous avons nécessairement affaire aux légistes,
c'est-à-dire sous une forme ou sous une autre au droit. Pour moi, alors même que
le droit est devenu, à l'échelle des luttes géantes entre groupes sociaux répartis
en classes, castes et sous-unités féodales, une science usée comme je l'ai suggéré,
science traditionnelle que le régime industriel cherche plus ou moins à déclasser
ou à exproprier de ses fonctions classiques (voyez là-dessus certains propos des
quincailliers informaticiens!), le juriste se retrouve ailleurs, hors du droit
proprement dit, mais dans un lieu topique où la croyance retrouve son compte et
si j'ose dire ses droits: Pour moi, il existe plusieurs espèces de juristes. Cette
remarque prendra un jour son importance, quand on aura compris que chez les
Occidentaux un certain processus normatif arrivera prochainement au bout de
son rouleau. Cela évidemment est très difficile à faire absorber du côté des
savants enfermés1 dans l'épistémologie universitaire; mais ailleurs, je veux
dire là où l'on connaît les questions touchant à la réalité de la reproduction du
. système industriel, mes positions sont bien mieux comprises ; on 'ne tombe pas
des nues, quand j'évoque la légalité non juridique, celle que construisent par
exemple les spécialistes en organisation et tous les technocrates un peu avertis,
je veux dire ceux que l'énormité du pouvoir développé là où ils sont n'a pas rendus
fanatiques de la puissance ou définitivement stupides ; l'organisation industrielle
est devenue absolutiste, par conséquent les technocrates non stupides saisissent
parfaitement les doctrines théocratiques, on peut leur faire lire Bossuet, ils
comprennent les allusions de la Politique tirée de l'écriture sainte, ça leur dit
quelque chose.
La légèreté avec laquelle on traite les questions juridiques est inquiétante.
Elle implique, surtout pour nous les sujets mutiques résonnant du Texte
— Texte construit comme nous savons ici en France dans la mouvance où nous
sommes — , qu'à tout instant les vannes du discours de la toute-puissance sont
ouvertes. Dans les sphères dirigeantes de l'organisation industrielle, on sait ce
que ça veut dire, la mise à la casse des constructions juridiques. Les
propagandes et la publicité ont pris le relais dans le discours sur le Salut, car les juristes
et l'appareil universitaire qui les produit se montrent incapables d'édifier des
barrages contre le principe d'autorité, contre les conséquences institutionnelles
du délire centraliste. Autrement dit, ce que j'appelle la doctrine du je-ne-sais-
quoi (me référant à Bossuet définissant ainsi la divinité du pouvoir) fonctionne
de plus belle. Nous n'en sortons pas. Voyez dans le système bureaucratique :
le principe électif, personne n'y croit, c'est trop terrorisant ces mises à mort
symboliques de l'autorité dans les administrations; alors, on en fait un principe
d'anarchisme, c'est-à-dire terrorisant. Mais, n'en doutez pas, il faudra bien
que ce problème, jadis agité par la Révolution française, revienne sur la table,
car on ne peut pas éternellement traiter les sujets-citoyens comme des idiots,
comme s'ils ne comprenaient rien à rien, s'en remettant sans cesse aux grandes
têtes pensantes ou aux pères-présidents.
Alors, j'en viens à ce que vous appelez le sujet. Quel sujet? Si je me fie à ce
que j'en apprends par la psychanalyse, je dirais que, du côté du droit, le sujet
s'écrase complètement. Il y a bien matière à sujet, mais c'est le Texte qui parle,
par le truchement des idoles. Ou bien, admettons, supposons qu'il y ait ici place
au sujet. Que dit-il? Évidemment seulement ce qu'il peut dire de sensé, c'est-
Pierre Le gendre

à-dire ce qu'il emprunte au Texte. Là encore, il y a quelque chose de très


important à noter. Je vais m'efforcer de l'indiquer sans trop de commentaires, à l'aide
de ce que nous montre le droit liturgique, dont j'userai comme d'un exemple
grammatical.
Mes travaux sur la constitution dogmatique occidentale m'ont amené non
seulement à m'intéresser au droit canonique, de plus en plus également à ses
marges, en particulier à ses monuments liturgiques. Qu'est-ce que ça nous
apprend sur le droit et sur la question du sujet? Essentiellement ceci : le droit
liturgique fait effectivement fonctionner le sujet parlant, mais uniquement
pour qu'il tienne le discours de la parole solennisée, telle que le fabrique ou
préfabrique le Texte. Pour le sujet ainsi entendu, le Texte est ce lieu mystique du
délire sacré où il est convié d'entrer.. Ce discours est évidemment très précieux,
car il s'adresse avant tout à l'inconscient des sujets de la réglementation en
cause. Or, l'histoire récente de la législation et des débats portant sur la liturgie
latine a pris un tour extrêmement comique, mais fort intéressant pour nous
qui cherchons à tirer au clair la question du sujet. Pourquoi est-ce comique?
Parce que la réforme des liturgies, dans la mouvance du système pontifical
qui dirige la religion contre-réformée ou ce qu'il en reste, met en évidence que
les appareils producteurs de normes produisent des discours d'une étroite
stupidité quand ils prétendent être intelligents. Le pouvoir intelligent est un thème
fantasmatique, tout comme le bon pouvoir; le pouvoir et l'autorité sont par
nature stupides, l'intelligence n'est pas leur problème, car il s'agit de faire
marcher. L'intelligence devient un accessoire. Ainsi, comme tous les appareils,
l'organisation ecclésiastique, qui se trouve sollicitée par des « lobbies » et doit
faire face aux problèmes de l'adaptation politique, emboîte le pas aux
nouvelles propagandes industrielles qui recommandent non pas n'importe quoi,
mais l'intelligence sur commande, l'idéologie lénifiante de la participation,
etc. Pour les appareils, ces formules sont devenues enivrantes. C'est un fait
notoire, que confirme l'évolution canonique la plus récente, que les liturgies
ont été réformées, comme si les liturgies n'étaient pas, par élection, le royaume
du signifiant. Cela me rappelle le mépris de certains experts de l'Unesco que j'ai
connus sur le terrain, comme on dit, terrain de manœuvres quasi militaires où
les spécialistes de l'intelligence décrétée et garantie par une administration
internationale s'en donnaient à cœur joie pour dévaster le discours. des soi-
disant sous-développés, dont ils avaient mission d'exterminer l'analphabétisme !
Les juristes de la liturgie ont agi de même, appliquant avec emphase une doctrine
qui, en fait, modernise le principe d'autorité. Or, les liturgies — j'y insiste,
ayant en vue non seulement celles des pays où nous sommes — sont d'abord là
pour permettre aux humains en cause, d'échapper en certaines circonstances
à la dictature de ce que nous appelons chez les Occidentaux la Raison avec
majuscule; elles sont faites, pour les aider à délirer, d'une manière sacrée, c'est-à-dire
légale, en toute quiétude par conséquent. La rationalisation des cérémonies
présente, si je puis dire, un côté farce extraordinaire, jamais vu, le côté bouffon
de l'obsession de comprendre, là où il s'agit du Tout-Autre. Je pourrais parler
longuement avec vous de cette question considérable, à propos de laquelle
de temps à autre je tiens boutique en doctorat, ayant à montrer aux étudiants
le fonctionnement aveugle et brutal des systèmes d'organisation, où les sujets
sont, par hypothèse (comme la contre-épreuve des liturgies nous l'indique),
mutiques; ils n'ont pas la parole. Ou alors, pour délivrer cette parole, il y a eu
des techniques dans la tradition, des. techniques de délivrance comme le disent

10
Le droit et toute sa rigueur

certains rituels d'initiation; or, en Occident, vous le savez, cette tradition a eu


mauvaise et même très mauvaise presse. Là encore, le droit canonique en dit
long, très long.

J. L. S. : D'un autre côté, et au sens où vous en introduisez le problème dans


vos livres, n'est-ce pas toute la pensée du sujet qui dans notre civilisation aurait
sa naissance et trouverait sa configuration idéologique dans le droit?

P. L. : Nous avons à réviser, je crois, l'idée que nous nous faisons de l'idée
de droit. Peut-être faudrait-il dire plutôt : de l'idéal du droit? Nous aurions

.
ainsi devant nous l'horizon dogmatique, hors des découpages qui assurent l'étan-
chéité entre les sous-systèmes du savoir, au sein de l'organisation occidentale.
Cette organisation industrielle, ne l'oublions jamais, car l'idéal du droit ne
saurait fonctionner dans le vide, hors des rapports de force qui sont, si j'ose dire,
l'essence même de la jungle sociale. Or, le droit, entendu ici strictement au sens
académique du terme, est une partie seulement du dispositif dogmatique, en
remaniement historique constant. Ce que nous appelons couramment l'idéologie
percute le droit sans l'entamer. Ainsi, une même enveloppe juridique, celle
des Allemagnes traditionnelles, déjà largement subvertie dès le xvme siècle
par la propagande en faveur des codifications, a servi des constitutions sociales
fort diverses, jusqu'à l'échéance nazie comprise. L'expérience juridique des
pays de l'Est européen est également fort éclairante, puisque (l'exemple est
remarquable) on y a réussi le tour de force d'inclure un droit commercial dans
le droit administratif d'État. Je note en passant que les usines normalisantes,
les technologies qui assurent la médiation juridique dans les grandes
organisations, bien qu'idéologiquement diversifiées, > , fonctionnent • d'une manière
tellement comparable, que les juristes des deux camps, occidentaux ou sovié-
tisants, n'ont aucune peine à s'entretenir du droit, car ils savent bien qu'ils
parlent des mêmes choses; ainsi en France avons-nous des relations régulières
avec nos confrères de l'Est.
En un sens, ce que je viens de vous dire ne nous avance guère. L'idéal dont
il est question à propos du droit n'est sans doute pas seulement l'idéal de
l'idéologie; il s'agit aussi d'une autre notion de l'idéal, celle précisément à laquelle
nous avons affaire en psychanalyse. De là, une question simplissime est ouverte,
qui nous renvoie à la Loi : qu'est-ce que prescrire? Autrement dit encore, qu'est-
ce que transgresser?
On voit bien que la question simplissime fait horreur, car elle laisse entendre
un doute sur l'enterrement du dogmatisme. Elle est donc escamotée, question
abrutie et sans estampille, que colmatent les sciences traitant du droit, sciences
consistor iales. Je qualifie ainsi les sciences fonctionnant pour l'épiphanie du
pouvoir, par allusion à cette fameuse institution pontificale du consistoire,
conseil de cardinaux liturgiquement interrogés par le pontife : les cardinaux
interrogés doivent garder le silence et ce silence veut dire oui. La scène du
consistoire, c'est la scène de V idéal.
Je dis que nous avons à revenir là-dessus, par tous les moyens, et qu'il est
même urgent de relire, pour l'usage politique, les dogmaticiens primitifs, par
exemple la fabuleuse introduction d'Yves de Chartres à la Panormie, œuvre
naïve du xne siècle et qu'on trouve dans toutes les bibliothèques universitaires.
L'avantage du discours primitif et naïf, chez les Blancs occidentaux comme
ailleurs, c'est une cruelle franchise; dans ce manifeste sur les changements

11
Pierre Le gendre

d'état- du droit, traité minuscule qui depuis les temps scolastiques a traîné dans
les boutiques académiques jusqu'à YAufklârung, Yves de * Chartres enseigne
ceci : une partie du droit ne se déménage pas et signale un trait répétitif, quelque
chose d'immobile. En termes d'histoire érudite, cela s'appelle du texte la
partie translatice. Pour s'en saisir, pour s'introduire jusqu'aux abords d'un tel
espace où ' ça ne bouge pas, les techniciens ■ du commentaire • et les glossateurs
ont noté, en Europe, aussi, qu'il existait une voie, une seule : raisonner sur la
garantie, c'est-à-dire en délirer. En attendant la sécularisation, puis la
nationalisation du délire politique, enfin les doctrines technocratiques, la théologie
fut cette voie, rappelons-le. Toujours sur son pied prophétique, le centralisme
répète inlassablement sa- doctrine adventiste, laquelle, ai-je dit, s'adresse à ses
morts-vivants, ses sujets : demain le meilleur des mondes, demain le monde sera
meilleur, vidé de. toute politique. On reconnaît là le thème fondateur du droit
administratif, tel que l'ont déclaré les théoriciens de la Police ratiocinant sur
le bonheur. La doctrine idéale de l'idéal est enfermée là, posant la question déjà
tâtée avec humour par- Swift : va-t-on abolir le christianisme? Autrement dit,
est-il question d'abolir le principe d'autorité, tel que par exemple le système
centraliste l'a reçu,-* divinisé? Ou' alors encore : allons-nous connaître la fin du
droit? La question, en ce point de l'absurdité jamais démentie, appelle sa réponse :
allons boire un verre!

J. L. S. : Quel objet juridique suppose l'installation de cette relation d'autorité


manifestement — à l'époque que vous envisagez — non construite pour
l'expression des rapports de production ou comme forme du monde de l'économie? ,

P. L. : J'hésite à vous répondre sur cette question d'un objet juridique,


car je n'ai jamais bien compris ce qu'on entend sous cette notion. C'est ça, je
ne comprends pas dans quelle construction interprétative ça s'inscrit. Demandez
aux spécialistes des diverses branches du droit dit positif ce qu'ils en pensent,
vous ne tarderez pas à vous apercevoir qu'ils n'ont guère de réponses
intéressantes là-dessus, ou bien qu'ils y touchent avec des pinces et de loin. Autre
réponse possible : retournons aux commentateurs depuis Bartole, c'est-à-dire
depuis la scolastique classique, jusqu'aux théoriciens des écoles du droit naturel;
ces gens-là ont prêché partout sur l'objet du droit. Notons que cette affaire
intéresse la . philosophie du droit officielle, qui, elle, ne déraille jamais.
Je vois plutôt le droit (dans le sens de la production juridique) comme objet-
fétiche. Un fétiche sert à quelque chose, à déclamer; c'est très éloquent, un fétiche;
mais ce que dit le fétiche ne peut se dire autrement. Cela nous renvoie à la théorie
sexuelle que nous masque l'esthétique des institutions. Je parle ici évidemment
du Sexe à majuscule, celui qui ne se voit pas et que personne n'a jamais vu,
sauf par le biais des célébrations et sous des formes allusives; il s'agit du Sexe
universel, qui implique son propre discours. Nous savons bien, si nous y
regardons d'un peu près, que ce discours fonctionne, dès lors que se trouve soulevée
la question de l'auteur supposé de la parole solennisée dans les institutions,
parole qui donne la Loi comme une annonce avec laquelle on peut tout au plus
chercher à tricher, car elle est là, étant dite, on ne peut donc la négliger. Je dirais
que le droit, si nous glissons vers ces questions à correspondance analytique,
fonctionne comme s'il s'agissait; dans un espace social déterminé par les marques
d'un discours sur le sexe sacré, de donner consistance au grand A. Mais laissons
cela, cela n'intéressera . personne. J'ajoute qu'avant de manier ces concepts

12
Le droit et toute sa rigueur

dans le domaine balisé par le savoir des juristes, il faut s'être promené
longuement dans ce jardin fermé, il faut être au fait, à mon avis, des règles de la
navigation sur cet océan du droit, comme disaient avec grandiloquence, mais non
sans raisons, les éditeurs humanistes de la littérature juridique, qu'ils
rassemblaient volontiers dans des publications pêle-mêle, véritable poubelle des auteurs
qui les précédèrent!

J. L. S. : Ou bien, que signifie la nécessité d'un coupable dans le monde de


l'économie déjà circonscrit par l'existence du contrat et de.la dette liant la
personne ; tel le découpage littéral du corps débiteur dans le corps social évoqué
par Hegel?

P. L. : II y a beaucoup d'allusions dans votre question. Je pense que


l'évocation de Hegel se trouve sous-tendue par la théorie romaine de la noxalité.
Je rappelle d'un mot cette théorie, d'une très grande portée dans le travail
des juristes romains auxquels nous devons, pour l'essentiel, la ■ construction
de la responsabilité civile, qui à travers bien des avatars a produit les articles 1382
et suivants du code civil français. Dans le cas, il s'agit d'une institution d'un
archaïsme extrême, dont l'histoire est - assez bien connue depuis les travaux
de Visscher notamment. Résumons; la noxalité signifie qu'on paye sa faute
avec son corps; on, ici, veut dire l'esclave, l'animal, parfois le fils de famille.
Du point de vue de la fantasmatique sociale, la noxalité a la vertu exemplaire
d'une fable; c'est une fable sur le système social des échanges, appliqué à la
matière des délits. A partir de cette fable fameuse, on peut broder, car c'est
vraiment une construction qui appelle les commentaires en tous genres; on
n'y a pas manqué. Par ailleurs, lorsque se profile la question du coupable et du
châtiment, il faut se souvenir, comme vous le suggérez vous-même si j'entends
bien, que la question de la dette, c'est-à-dire de l'échange,- se trouve posée,
toujours. Laissons ici le droit romain et la noxalité, laquelle n'a rien à voir avec
un contrat. Simplement notons ceci : le circuit de la culpabilité s'inscrit dans le
système des échanges, au même titre que la filiation ou le mariage. Ça nous
ouvre des problèmes intéressants. L'organisation de la culpabilité fait partie
de ce que j'ai déjà nommé la fonction dogmatique. Dans le dispositif scolastique,
confirmé pour l'Europe de la Contre-Réforme par le concile de Trente, c'est
devenu le droit de la pénitence, sur lequel j'aurai l'occasion prochaine de rectifier
certaines erreurs courantes. Mais, la culpabilité, qu'est-ce que c'est? Il y a
de quoi s'y perdre. Il y a les matières coupables et les personnes ou les objets
coupables. Par exemple, les canonistes ont fabriqué leur théorie du circuit dont je
parle, à partir de l'objet coupable par excellence, si j'ose dire, à savoir le phallus,
source de tous les maux de l'humanité. Les propositions que je lis parfois, pour
interpréter ces doctrines hautement élaborées et hautement symptomatiques,
se perdent en ce dédale, un vrai jeu de l'oie! J'y reviendrai donc, étant donné
l'importance du procès ouvert.
Je voudrais encore ajouter quelques éléments, afin d'entrer un peu plus
dans votre question. Je songe à la reproduction du circuit coupable dans les
institutions ayant pour emblème la science, l'enseignement ou le savoir sous
sa forme aiguë. Nous connaissons le cas de l'Université, il n'y a pas à y revenir;
au surplus, il s'agit là des manifestations ordinaires du transfert centraliste.
Plus intéressant est à mes yeux le fonctionnement d'une institution neuve, qui
ne doit rien aux pressions bureaucratiques ordinaires ni aux entraves des règles

13
Pierre Legendre

du droit administratif, l'École freudienne de Paris à laquelle, avec bien d'autres


analystes, j'appartiens. Son fonctionnement, dont j'ai fait déjà commentaire
près de Jacques Lacan, m'intéresse particulièrement du point de vue qui nous
occupe : il y a formation et déploiement d'un droit coutumier, dont les sujets
eux-mêmes se pénalisent. Rien n'oblige, par exemple, qui que ce soit à idolâtrer
Lacan, à n'oser penser qu'à travers ses pensées, etc. Autrement dit, bien que
le fondateur de l'École ne soit ni empereur ni président, bien qu'en maintes
occasions il ait parlé net sur la tyrannie, son discours se trouve retourné en forme
de demande tyrannique, les écoliers se construisent une république centraliste,
avec bien entendu ce fantasme qui traîne ici et là, ou qui court sous les plumes,
du maître à mettre à mort. Il y aurait, sur ce chapitre de la République, à relire
Bodin, théoricien des doctrines inclassables. On peut voir ainsi, in vitro, quelque
chose de considérable ayant trait à la structure du Texte dont je parlais en
commençant. Il y en a donc qui poussent, ouvertement, à transformer la
psychanalyse en une science consistoriale. C'est plein de leçons en tous genres, sur
la question du phénomène juridique.

J. L. S. : La réflexion sur les objets du droit (les structures juridiques) que


vous menez depuis le champ analytique peut-elle déjà inscrire le programme
d'une histoire du droit (tout à la fois comme une histoire de la personne et comme
une 'histoire des théories du sujet)? Ou inversement, vous semble-t-il encore
qu'une histoire des institutions puisse en fournir le cadre exact?

P. L. : Je ne vois pas clairement ce que je pourrais répondre là-dessus. Mes


positions sur l'histoire juridique sont connues, ayant donné lieu à des colères
d'officiels. L'arsenal des rétorsions étant en France bien fourni contre l'attentat
aux vérités garanties, les officiels dont je parle, historiens huppés des ex-facultés
de droit aujourd'hui réfugiés dans leur bunker, ont coupé court à tout débat
par les méthodes ordinaires, où. la marque politique évidemment ne fut pas
absente. Mais l'anecdote n'intéressera pas le lecteur. Je dirai seulement, en
guise de réponse, que l'histoire juridique est un bric-à-brac de matériaux non
utilisés; le secteur des dogmes juridiques fait partie de ce bric-à-brac
extrêmement riche. Au fil de mon travail, je constate cette richesse, et je n'ai pas
encore le goût de programmer quoi que ce soit; je verrai si l'envie m'en vient.
La cinquième question adressée à Pierre Legendre faisait référence non à la théorie
de l'abandon noxal (qui a en effet été une référence courante dans la sociologie
du droit) mais au contrat archaïque liant le débiteur jusque sur son corps; c'est
la clause dont use Shylock pour réclamer, au lieu de son dû, la livre de chair qui
peut en tenir place (le lieu de la dette comme sexe, ou Vobsession de la cicatrice
comme marque et monnaie dans le corps vivant dans la romanité, jusqu'à saint
Augustin) ', ce dont Hegel replace aussi Vorigine dans un théâtre littéral de la
cruauté (là où le théâtre apparaît : en une première scène juridique qui présente
la position du corps par rapport à la mort, à la parole et à Vanimalité).
Les premiers textes qui suivent envisagent à leur manière cette question-écran
de la noxalité (de la rétrocession d'une faute sur un corps animal).
« On appelle noxa le corps qui a nui, c'est-à-dire l'esclave; et noxia le délit lui-
même, tel qu'un vol, un enlèvement de biens par violence, un dommage causé, une
injure » (Justinien, Institutes, liv. IV, tit. VIII).
« A l'égard des animaux dépourvus de raison, si, par effervescence (lascivia),
emportement ou férocité, ils ont causé du dommage, la loi des Douze Tables a établi
une action noxale pour ce cas; ainsi, d'après cette loi, ces animaux pourront être
abandonnés par leur maître qui se libérera ainsi... Mais cette action n'a lieu que
lorsque le dommage a été causé par exception au naturel des animaux... » (ibid.,
tit. IX).
La noxalité, qui a par ailleurs l'effet de transformer tout sujet du droit en un corps
par son abandon, emporte bien cette fascination : de faire apparaître une espèce
de rationalité codivisée par le corps humain et l'animalité. Mais cette rationalité
n'est celle que d'un échange qui équivaut au prix : le prix n'est que la fiction
d'équivalence d'une faute qui se répercute sur un corps échangeable.
Quant au Shylock de Shakespeare, il met en œuvre, sous le principe d'équivalence,
le ressort d'une disproportion d'objet du châtiment. (Cette pointe revient aussi
lorsque Sade écrit de Y « espèce de chose » qui bouleverse si démesurément son
existence.) Un poids supplémentaire qui, justement, penche et ne retombe que sur la
scène de théâtre : dans l'espace des monstres, sur le lieu même des exceptions.
Après quelques figures archaïques du droit, ou des cas juridiques limites (juifs,
grecs et romains), une série de problèmes ou d'approches tente de déplacer sur des
pratiques d'interrogation (de lecture, d'écoute analytique) le corps protocolaire
de la philosophie du droit. A travers un fonctionnement du langage juridique,
de ses concepts, c'est peut-être, à l'envers du « sujet » juridique et philosophique,
l'image de la personne pour le droit qui ponctuera cette série d'interrogations.
J. L. S.

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