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Legendre Pierre. Le droit et toute sa rigueur. In: Communications, 26, 1977. L'objet du droit. pp. 3-15;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1977.1391
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1977_num_26_1_1391
des morts. En clair, cela comporte qu'il est devenu presque impossible ici de
parler du droit, hors du récit liturgique. Seule, la sociologie a tenté, timidement
et sans se donner les moyens d'entrer jusqu'au noyau du Texte, de forcer les
barrages. Tout dernièrement, les coups de pied à l'adresse de la magistrature
et de l'appareil judiciaire ont produit un vacarme qui ne saurait faire illusion,
car les analyses, du côté du droit pénal 'ou de l'organisation des procédures,
sont demeurées superficielles et n'ont guère dépassé en violence les pamphlets
anciens ni même les thèmes déjà développés sous la IIIe République libérale
(par un de Monzie, par exemple). En somme, il est tellement terrorisant de
secouer le pouvoir, en vérité et non par simulacres, dans une organisation
centraliste, qu'il faut s'armer jusqu'aux dents d'abstractions pré-fabriquées pour
aborder, fût-ce obliquement, de travers, les questions juridiques; ou bien, il
apparaît encore préférable « d'oublier » le droit. Il y a, d'ailleurs, un signe qui
ne trompe pas : des chercheurs avisés ont lancé la thématique d'une « histoire
totale »; or, cette histoire devient amnésique sur le chapitre que j'évoque, elle
choisit de1 se tenir aussi loin que possible des positions que j'occupe moi-même
au versant de l'histoire juridique. • Là encore, il est essentiel que personne ne
vienne douter du patronage des patrons du savoir; ce patronage, essentiel lui
aussi à la survie du centralisme, est bien plus important que l'avancement des
sciences.
Nos difficultés sont encore majorées, du fait des évolutions récentes du système
industriel. Le pullulement des réglementations et des casuistiques nécessaires
à la gestion sociale bureaucratique, la spécialisation croissante dans la pédagogie
des juristes, enfin l'influence de l'informatique sur le mode de traitement des
textes, tous ces facteurs accréditent ou renforcent l'idée d'après laquelle le droit
n'est qu'un amas de solutions. Cela est vrai d'un certain point de vue, mais
détourne l'attention du noyau mystifiant de l'institution juridique. Ainsi, une
évolution à caractère technologique vient appuyer et consolider le mécanisme
ultra-conservateur et traditionnel, qui rejetait le droit vers un lieu topique bien
déterminé, inabordable parce qu'il s'agit du lieu de la Loi, là où le discours
de la science non dogmatique est censé n'avoir rien à dire, sauf des bêtises ou
des choses ahurissantes.
Il faut donc poser très clairement ceci : dans la mesure où nos discussions
vont sortir du sentier balisé et obligatoire, de ce sentier que la langue des glos-
sateurs désignait comme accessus ad auctores, voie d'accès au discours autorisé,
c'est-à-dire consacré, nous nous mettons en position de tricheurs, car on ne
saurait parler des dogmes autrement que dogmatiquement. Les tenanciers de
l'histoire juridique officielle, de la philosophie du droit officielle, etc., ceux que
j'appelle d'un très vilain jeu de mots les barre-men, ceux qui barrent le Texte
ou tiennent la barre afin d'éviter aux commentaires de dérailler, en un mot
les officiels de la pensée, seront très sévères sur cette manière d'errer. J'en
préviens d'avance les lecteurs et les invite à ne pas s'en soucier. Les attitudes
négatives, tout comme les silences qui visent à effacer la parole dissidente,
renferment un sens, auquel nous avons d'excellentes raisons (raisons à décliner
maintenant) de nous intéresser. Notre organisation ne serait plus ce qu'elle est,
si les choses de la pensée s'y présentaient sans ce culte invétéré de l'autorité.
Or précisément, dans un système centraliste, le droit canalise quantité d'éléments
révélateurs d'un tel culte absolutiste, qui ne fait aucune concession en matière
de pensée.
Le droit et toute sa rigueur
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Le droit et toute sa rigueur
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Le droit et toute sa rigueur
P. L. : Nous avons à réviser, je crois, l'idée que nous nous faisons de l'idée
de droit. Peut-être faudrait-il dire plutôt : de l'idéal du droit? Nous aurions
.
ainsi devant nous l'horizon dogmatique, hors des découpages qui assurent l'étan-
chéité entre les sous-systèmes du savoir, au sein de l'organisation occidentale.
Cette organisation industrielle, ne l'oublions jamais, car l'idéal du droit ne
saurait fonctionner dans le vide, hors des rapports de force qui sont, si j'ose dire,
l'essence même de la jungle sociale. Or, le droit, entendu ici strictement au sens
académique du terme, est une partie seulement du dispositif dogmatique, en
remaniement historique constant. Ce que nous appelons couramment l'idéologie
percute le droit sans l'entamer. Ainsi, une même enveloppe juridique, celle
des Allemagnes traditionnelles, déjà largement subvertie dès le xvme siècle
par la propagande en faveur des codifications, a servi des constitutions sociales
fort diverses, jusqu'à l'échéance nazie comprise. L'expérience juridique des
pays de l'Est européen est également fort éclairante, puisque (l'exemple est
remarquable) on y a réussi le tour de force d'inclure un droit commercial dans
le droit administratif d'État. Je note en passant que les usines normalisantes,
les technologies qui assurent la médiation juridique dans les grandes
organisations, bien qu'idéologiquement diversifiées, > , fonctionnent • d'une manière
tellement comparable, que les juristes des deux camps, occidentaux ou sovié-
tisants, n'ont aucune peine à s'entretenir du droit, car ils savent bien qu'ils
parlent des mêmes choses; ainsi en France avons-nous des relations régulières
avec nos confrères de l'Est.
En un sens, ce que je viens de vous dire ne nous avance guère. L'idéal dont
il est question à propos du droit n'est sans doute pas seulement l'idéal de
l'idéologie; il s'agit aussi d'une autre notion de l'idéal, celle précisément à laquelle
nous avons affaire en psychanalyse. De là, une question simplissime est ouverte,
qui nous renvoie à la Loi : qu'est-ce que prescrire? Autrement dit encore, qu'est-
ce que transgresser?
On voit bien que la question simplissime fait horreur, car elle laisse entendre
un doute sur l'enterrement du dogmatisme. Elle est donc escamotée, question
abrutie et sans estampille, que colmatent les sciences traitant du droit, sciences
consistor iales. Je qualifie ainsi les sciences fonctionnant pour l'épiphanie du
pouvoir, par allusion à cette fameuse institution pontificale du consistoire,
conseil de cardinaux liturgiquement interrogés par le pontife : les cardinaux
interrogés doivent garder le silence et ce silence veut dire oui. La scène du
consistoire, c'est la scène de V idéal.
Je dis que nous avons à revenir là-dessus, par tous les moyens, et qu'il est
même urgent de relire, pour l'usage politique, les dogmaticiens primitifs, par
exemple la fabuleuse introduction d'Yves de Chartres à la Panormie, œuvre
naïve du xne siècle et qu'on trouve dans toutes les bibliothèques universitaires.
L'avantage du discours primitif et naïf, chez les Blancs occidentaux comme
ailleurs, c'est une cruelle franchise; dans ce manifeste sur les changements
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Pierre Le gendre
d'état- du droit, traité minuscule qui depuis les temps scolastiques a traîné dans
les boutiques académiques jusqu'à YAufklârung, Yves de * Chartres enseigne
ceci : une partie du droit ne se déménage pas et signale un trait répétitif, quelque
chose d'immobile. En termes d'histoire érudite, cela s'appelle du texte la
partie translatice. Pour s'en saisir, pour s'introduire jusqu'aux abords d'un tel
espace où ' ça ne bouge pas, les techniciens ■ du commentaire • et les glossateurs
ont noté, en Europe, aussi, qu'il existait une voie, une seule : raisonner sur la
garantie, c'est-à-dire en délirer. En attendant la sécularisation, puis la
nationalisation du délire politique, enfin les doctrines technocratiques, la théologie
fut cette voie, rappelons-le. Toujours sur son pied prophétique, le centralisme
répète inlassablement sa- doctrine adventiste, laquelle, ai-je dit, s'adresse à ses
morts-vivants, ses sujets : demain le meilleur des mondes, demain le monde sera
meilleur, vidé de. toute politique. On reconnaît là le thème fondateur du droit
administratif, tel que l'ont déclaré les théoriciens de la Police ratiocinant sur
le bonheur. La doctrine idéale de l'idéal est enfermée là, posant la question déjà
tâtée avec humour par- Swift : va-t-on abolir le christianisme? Autrement dit,
est-il question d'abolir le principe d'autorité, tel que par exemple le système
centraliste l'a reçu,-* divinisé? Ou' alors encore : allons-nous connaître la fin du
droit? La question, en ce point de l'absurdité jamais démentie, appelle sa réponse :
allons boire un verre!
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Le droit et toute sa rigueur
dans le domaine balisé par le savoir des juristes, il faut s'être promené
longuement dans ce jardin fermé, il faut être au fait, à mon avis, des règles de la
navigation sur cet océan du droit, comme disaient avec grandiloquence, mais non
sans raisons, les éditeurs humanistes de la littérature juridique, qu'ils
rassemblaient volontiers dans des publications pêle-mêle, véritable poubelle des auteurs
qui les précédèrent!
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