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Histoire & Mesure

Isabelle Stengers (éd.), D'une science à l'autre. Des concepts


nomades
Alain Guerreau

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Guerreau Alain. Isabelle Stengers (éd.), D'une science à l'autre. Des concepts nomades. In: Histoire & Mesure, 1988 volume 3
- n°1. Varia. pp. 146-147;

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Histoire & Mesure

inexécutables, et susceptibles d'enrichir la démarche proprement


scientifique, c'est-à-dire d'aboutir à la découverte de relations jusque-là
impossibles à mettre en évidence. La compilation ne remplacera jamais
la réflexion.
A. GUERREAU

Isabelle STENGERS (éd.). D'une science à l'autre. Des concepts


nomades. Paris, Le Seuil, 1987, 388 pages.
L'examen minutieux des conditions socio- historiques de
fonctionnement-développement des diverses branches de la recherche scientifique
est la base nécessaire de toute réflexion épistémologique, en dépit de
toutes les prétentions fumeuses des « logiciens ». I. Stengers a choisi le
point de départ (inutilement risqué) de quelques controverses demi-
savantes autour de pratiques aux statuts très hétérogènes (« sociobiolo-
gie », neurophysiologie, génétique, psychanalyse) pour tenter de saisir
les processus concrets qui font transiter certaines notions générales,
certains cadres de représentation et d'organisation du savoir, d'une
discipline à une autre. Globalement, l'approche est centrée sur la
biologie (accessoirement la question des espèces), la perspective se
portant tantôt sur la physique et/ou les statistiques, tantôt sur les
approches sociales (psychologie, voire psychanalyse, et économie
politique).
Tout cela ne peut manquer d'éveiller la méfiance de l'historien,
agacé par une introduction qui prétend brasser les « grands problèmes »
dans le décor clinquant d'une rhétorique de journaliste, et d'où paraît
ressortir une mise à l'écart des principes essentiels de la science
historique et sociologique. Disons-le d'emblée : les notions, présentées
comme les axes de sa recherche par l'auteur, de «propagation», de
« capture » et de « durcissement » des concepts ne nous ont guère
convaincu ; l'ordre des chapitres ne répond à aucune logique
contraignante ; et les contributions des douze auteurs rassemblés ont une
fâcheuse tendance à la redondance.
Les quatre premiers chapitres traitent en apparence de questions
plus abstraites: «corrélation», «loi et causalité», «calcul»,
« problème » ; viennent ensuite des notions plus directement liées à la
biologie: «sélection/concurrence», «sélection naturelle», «ordre»,
« organisme », « comportement » ; arrive enfin le psychologique :
« normes », « complexité », « transfert ».
Heureuse surprise tout de même : la lecture de la majorité des
chapitres permet de constater qu'ils relatent de véritables recherches
d'histoire des sciences, fondées sur une epistemologie socio-historique et
rationaliste du meilleur aloi. Le premier chapitre, « corrélation » (Michel
Veuille) est peut-être le meilleur. L'auteur part de la conception, définie
par Cuvier, de la « loi de corrélation des organes », énoncé d'un principe
qui se veut purement empiriste, celui du rassemblement des observations
par une sorte de classification automatique avant la lettre. Francis Galton
tenta d'appliquer, à la fin du XIXe siècle, un modèle voisin aux questions
de l'hérédité humaine, avec des résultats concrets d'ailleurs très limités.

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Les livres

Mais cette perspective fut reprise par Karl Pearson, qui la munit des
outils mathématiques dès lors classiques, le « coefficient de corrélation »
et le « khi-deux ». Pearson, ardent partisan de l'eugénisme, fut un des
principaux promoteurs de la « mesure de l'intelligence », et de la
« mesure de l'hérédité de l'intelligence ». Ainsi, Galton, qui précisa la
définirent-
notion de ilsrégression,
ces notions,
puisqui
Pearson,
nous paraissent
qui établit
à lalesfois
formules
très abstraites
majeures,et
essentielles, dans un contexte précis et pour intervenir dans un débat
spécifique, celui de l'eugénisme. Mais bientôt le mouvement eugéniste
lui-même allait « lâcher » Pearson au profit de Ronald Fisher, qui
élabora la « génétique quantitative », les tests qui portent son nom et la
fameuse « analyse de la variance ». Ces recherches sont tombées dans un
total discrédit alors que les formules figurent dans tous les manuels.
On s'aperçoit ainsi qu'une partie importante des statistiques
classiques est née entre 1880 et 1935 dans le champ de recherche de ce qui
apparaît a posteriori presque comme une « fausse science » ; ce qui
amène M. Veuille à cette conclusion, essentielle pour qui emploie les
statistiques : « créature du scientisme total, de la croyance en une science
qui ne serait que la prise en compte des seuls faits tels qu'ils sont, la
corrélation montre par contraste que ce qu'elle voudrait considérer
comme un corps étranger est un facteur irréductible de la connaissance :
l'ingéniosité humaine, et les projets qu'elle se donne dans la formation
d'une culture scientifique » (p. 66). M. Gutsatz, dans le chapitre suivant
(« loi et causalité ») revient à une question voisine, à partir d'une
réflexion sur l'économétrie et sur les travaux de Yule. Au terme d'une
étude serrée des divagations des économistes sur les notions de cause et
de déterminisme, l'auteur conclut : « les outils statistiques, lorsqu'ils sont
utilisés en sciences sociales, ne sont que des artefacts qui permettent de
mieux apercevoir un champ préalablement défriché par une
conceptualisation » (p. 86).
Le chapitre de P. Lévy sur « le paradigme du calcul » paraît en
revanche bien contestable, car reposant sur une insuffisante connaissance
de la pratique scientifique (p. 111 « comment quantifier le rôle de
l'imaginaire social, par exemple ? » : l'auteur pourrait s'abonner à
Histoire & Mesure !). Les autres chapitres, qui ne touchent pas ou très
peu les mesures et les statistiques ne nous intéressent pas directement ici.
On lira avec intérêt les observations et réflexions sur les notions de
sélection naturelle, d'ordre, d'organisme. Très incertains en revanche les
développements sur « problèmes » et sur « normes ». Malgré beaucoup
de scories, ce livre comporte des pages d'histoire des sciences très
instructives et peut aider à une réflexion de fond sur l'usage des
statistiques dans les sciences sociales.
A. GUERREAU

Henry ROUANET, Brigitte LE ROUX, Marie-Claude BERT.


Statistique en sciences humaines : procédures naturelles. Paris,
Dunod, 1987, 190 pages.
La situation des étudiants en sciences humaines est assez connue :
« niveau mathématique » faible, peu de goût pour les raisonnements

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