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Erik Izraelewicz

Audition du 20 janvier 2011

Faire entrer « Le Monde » – le quotidien, la marque et l’entreprise – dans


l’ère du numérique. Redonner au journal le statut qui était le sien dans
l’avant-numérique, celui du grand quotidien généraliste de référence, porteur
de valeurs fortes, celui du média indépendant de tous les pouvoirs et
indispensable à l’honnête homme de son siècle. Pour cela, rajeunir le titre,
son lectorat et sa rédaction. Telle est l’ambition de mon projet pour « Le
Monde ».
Même s’il doit être incarné par son directeur, « Le Monde » ne saurait pour
autant être une aventure personnelle, c’est d’abord un projet collectif. Le
document proposé ici ne donne que l’esquisse d’un projet qui demande à être
travaillé, affiné et amélioré avec les actionnaires et les personnels de
l’entreprise – employés, cadres et journalistes. Au cours des dernières
semaines, un intense travail a été engagé au sein de la rédaction sur l’avenir
du journal. Il a donné lieu à de nombreuses contributions de très grande
qualité qui devront être prises en compte dans le projet qui sera mis en
oeuvre.
CE MONDE QUI NOUS ATTEND
Depuis plusieurs années, je travaille sur ce maelström dans lequel se
trouve plongée l’industrie des médias – la révolution numérique. Je l’ai fait
d’abord aux Echos, en étroite collaboration avec le groupe Pearson, par
ailleurs propriétaire du Financial Times et de The Economist (à 50%). Ces deux
titres britanniques ont, chacun à leur manière, remarquablement opéré le
virage numérique. L’un et l’autre, deux journaux de référence dans leur
domaine, continuent à gagner des lecteurs et de l’argent. Je l’ai fait ensuite
pour La Tribune aux côtés d’Alain Weill, le fondateur de Nextradio (BFMTV, RMC
Info, etc…), un entrepreneur technophile passionné par l’évolution des
nouveaux médias. Au cours de cette période, j’ai acquis sur « Ce monde qui
nous attend » trois convictions fortes qui fondent mon projet pour Le Monde.
1.L’humilité s’impose, l’expérimentation aussi
Le Web, les smartphones, les tablettes, les réseaux sociaux… L’industrie de
l’information est entrée, sous l’effet d’un flot permanent et accéléré
d’innovations technologiques dans une phase de transformation permanente. Les
médias travaillent désormais dans un monde mouvant où tout change tout le
temps. Face à cela, personne, nulle part, n’a encore découvert la martingale,
le modèle économique miracle. Il suffit d’observer Rupert Murdoch, le géant
des médias (The Times, The Wall Street Journal, Fox News, etc…) devenu une
véritable girouette. Il change tous les six mois, voire plus fréquemment
encore, son modèle – du tout payant au tout gratuit et inversement.
Personne ne sait rien : l’humilité s’impose. Dans toute entreprise de
presse, dans toute rédaction, le mot clé doit être le mot expérimentation. Un
travail de veille sur tout ce qui se fait ailleurs doit être assuré. Il faut
essayer, tout essayer, ne pas hésiter à lancer une initiative quitte à y
renoncer si elle s’avère décevante. Il faut faire preuve de pragmatisme, se
doter, dans sa tête et dans son organisation, d’une grande souplesse, d’une
grande agilité, d’une grande capacité d’adaptation.
2.Un ravalement de façade n’y suffit pas.
La révolution numérique, ce ne sont pas ensuite seulement de nouveaux
canaux de diffusion de l’information. C’est tout l’économie de l’information
qui s’en trouve bouleversée. La manière dont l’information est produite, dont
elle est reçue, dont elle circule, dont elle est complétée, contestée,
manipulée…Tout change. Le numérique crée un monde qui croule sous
l’information, un monde d’hyperinformation, de « malinformation » aussi – pour
reprendre l’expression du sociologue des médias, Denis Muzet. La conclusion,
c’est qu’un ravalement de façade (une nouvelle maquette, un nouveau déroulé,
de nouvelles grandes signatures, etc…) peut être utile, qu’il ne sera jamais
suffisant. C’est à priori toute la maison qu’il faut refaire.
3.Le papier n’est pas mort

L’annonce de la mort de Gutenberg était prématurée. J’ai entendu pour la


première fois cette annonce en 1994 à New York, dans la bouche du gourou de
l’époque, Nicholas Negroponte, le patron du Media Lab (MIT). Depuis quinze
ans, les journaux papier souffrent, c’est vrai. Mais globalement, dans le
monde, ils ont plutôt fait preuve d’une grande résistance. Negroponte – comme
tous ceux qui dans sa suite se font les porteurs de mauvaises nouvelles – a en
fait négligé la force du papier. Celle-ci s’appelle « l’effet Sérendipité ».
De quoi s’agit-il ? Dans le journal, on trouve ce que l’on ne cherche pas,
on y trouve l’inattendu, ce qui ne faisait pas l’objet de notre recherche.
C’est tout le contraire du numérique. La force du web, c’est que l’on y trouve
précisément ce que l’on y cherche – l’information brute, chaude, immédiate, le
chiffre, le dossier, les archives, etc… sur un sujet donné. Le Web, c’est en
définitive le zoom sur l’actu alors que le print, c’est le panoramique. L’un
et l’autre sont complémentaires plutôt que concurrents. C’est cet « effet
Serendipité » qui a sauvé le papier pour l’instant, qui est la chance de la
presse généraliste, qui la rend irremplaçable.
MES TROIS PRIORITES POUR LE MONDE
Dans un tel environnement, je souhaite retenir trois grandes priorités pour
« Le Monde ». Il faut travailler à redéfinir le (s) contrat (s) de lecture qui
lie (nt) le consommateur d’informations au « journal ». Il faut créer une
vraie cohérence entre le Print et le Web, en réalité entre tous les maillons
d’une chaîne qui va de l’alerte « Le Monde » sur mon mobile à une grande
conférence organisée par le « Monde ». Il faut enfin réintroduire, de
multiples manières, la vie dans le traitement de l’information – par le choix
des sujets, leur mode de traitement et leur mise en scène.
1.Redéfinir le (s) contrat (s) de lecture

Le « lecteur » est souvent le grand oublié des rédactions. Il doit en être


l’obsession.
Pourquoi je lis « Le Monde » ? Autrefois, il y avait entre le lecteur et
« Le Monde » un contrat de lecture simple, explicite et clair. En lisant « Le
Monde », l’honnête homme avait l’assurance que rien de ce qui était essentiel
au cours des 24 dernières heures ne lui avait échappé. Il était assuré d’avoir
les bonnes informations, d’en avoir la compréhension, l’intelligence aussi.
Celles-ci lui étaient apportées par les meilleures plumes, des journalistes
experts, indépendants et rigoureux – au meilleur moment. Il savait aussi que
« Le Monde », avec son histoire et ses valeurs, était lu par les « meilleurs »
lecteurs, les élites du pays, dont il faisait de ce fait partie. C’était le
journal de référence.
Ce contrat est rompu. Il n’existe plus. La multiplication des nouveaux
médias, la révolution numérique et les difficultés économiques du journal ont
contribué à le casser. La rupture trouve néanmoins sa raison première
ailleurs : le lecteur a changé. Celui-ci a désormais de multiples sources
d’informations, en continu. Il est plus expérimenté. Il sait faire, ou croit
savoir faire, sa propre synthèse. Il est lecteur acteur, lecteur auteur,
lecteur éditeur, lecteur producteur… Même si parfois il se prétend
journaliste, il n’en a pas l’intégralité des qualités : le journaliste cherche
l’information, la vérifie, l’évalue, la hiérarchise et la met dans son
contexte. Il n’est pas, il ne doit jamais être acteur de l’information qu’il
traite.
Il faut donc réinventer le contrat de lecture, passer à plusieurs contrats,
un par « média » – l’alerte, la newsletter, le site, le quotidien, le
supplément, le hors série, le hors média, etc… Chaque « média » a sa propre
temporalité, son propre rythme. Chacun apporte quelque chose de spécifique au
« lecteur ».
Sur mon mobile, sur mon smartphone, je veux des alertes, les alertes les plus
pertinentes par rapport à mes centres d’intérêt. L’élément essentiel du
contrat : l’immédiateté, l’urgence, l’instantanéité
Sur mon site, je veux les informations le plus rapidement possible, je veux
pouvoir réagir, commenter, ajouter mon grain de sel. L’élément essentiel du
contrat : l’interactivité
Dans mon quotidien, je veux de l’expertise, de la hiérarchisation et de
l’anticipation. Cela ne veut pas dire que le quotidien ne donne pas
d’informations brutes. Il doit toujours y avoir un équilibre entre l’actualité
chaude et le document froid, fait et commentaires, expertise interne et
externe…
Etc…
Que recherche, dans ces contrats, le « lecteur » ? Pour quoi est-il prêt à
consacrer du temps, à dépenser de l’argent ? Dans le monde de la gratuité dans
lequel nous sommes entrés, il faut lui apporter de la valeur. Dans
l’information, cette valeur ajoutée peut prendre plusieurs formes. Ce qu’il
attend, c’est du fait brut, de l’information exclusive, de l’analyse, de la
hiérarchisation et de l’anticipation. Quelques mots sur chacun de ces
éléments.
L’information exclusive (le scoop). Un journal doit sortir des exclusivités et
faire des « coups médiatiques ». « Le Monde » en sort – tous les jours. Ils ne
sont pas toujours mis en valeur. Ils concernent peu les grandes affaires
politico-financières. Le scoop n’apporte pas en lui-même beaucoup d’audience
directe, ni de lecteurs. Il tombe à 12h00 sur le site, il est dans la seconde
sur tous les sites d’information. Il démontre néanmoins la vitalité et
l’indépendance d’une rédaction. Il apporte de la notoriété – et donc des
lecteurs dans la suite. C’est important. Il faudra donc (re) mobiliser la
rédaction autour de la chasse aux scoops, ce qui passe notamment par la
création d’une cellule investigation à partir des équipes qui suivent les
secteurs police-justice. Il faut aussi rebondir immédiatement quand les
confrères révèlent des scoops. Le mépris du travail des autres est méprisable.
L’Expertise. Le Monde avait en son sein le meilleur expert sur le Parlement,
le Japon, le budget, la banque, la musique… C’était la période du rubriquard-
roi, capable d’évaluer à chaud l’événement, de le mettre en perspective. Avec
le numérique, la complexité de nos sociétés, la crise des médias, l’expertise
est devenue plus diffuse. Il n’est pas interdit d’avoir recours à l’expertise
extérieure – des grandes signatures. C’est même souhaitable. Mais ce que le
lecteur attend de sa marque, c’est aussi l’expertise maison.
La hiérarchie. Face à un flux continu d’informations, à l’hyperinformation
ambiante, jamais le besoin de hiérarchisation n’a été aussi grand. Dire ce qui
est important, sur toutes les formes de médias, c’est le rôle d’une rédaction
comme celle du Monde.
L’anticipation. Donner le fait, l’expliquer, l’évaluer : au-delà, le
consommateur d’informations veut connaître le fait d’après, ce que le fait
initial va signifier, ce qu’il va entraîner. Anticiper, c’est le rôle du
quotidien papier, un rôle essentiel. Le lecteur ne lit pas principalement un
quotidien papier pour connaître le fait – il le connaît déjà – il veut
connaître « le coup d’après ».
Du contrat de lecture d’antan, il faut donc passer à un contrat de confiance
autour d’une marque, la marque « Le Monde ». L’information devient, avec le
numérique, une industrie de marques. Comme dans le luxe, les médias ont besoin
de gestionnaires et de créateurs – de créateurs qui incarnent la marque. La
marque Le Monde, c’est sur la forme, un certain nombre de principes
intangibles. « Le Monde » est un journal généraliste de qualité, un journal
indépendant et rigoureux. C’est, sur le fond, un certain nombre de valeurs,
humanistes et pro-européennes. Cette marque doit constituer le liant, le lien
entre tous les médias du groupe.
2.Créer une cohérence entre Print et Web
A l’ère du numérique, une rédaction, c’est une équipe de « créateurs »
chargés de faire vivre une marque. Fondamentalement, le métier de journaliste
ne s’en trouve pas affecté. Il est même plus que jamais indispensable. « Le
Monde » a la chance d’avoir une marque très forte. Au cours de ces dernières
années, le travail de ses équipes dans des conditions pas toujours faciles a
permis de l’entretenir. Cette marque a néanmoins perdu ses marques. Forte mais
fragilisée, elle se défend mal dans le nouvel environnement numérique. Il
importe de créer, autour de cette marque, une cohérence entre le site
(lemonde.fr) et le quotidien (Le Monde) – entre tous les médias du « Monde »
en réalité.
Le site « lemonde.fr » est un site excellent. Différent, original et
innovant, il se situe en France au tout premier rang des sites de journaux
d’information – numéro un selon certains critères. Il n’apparaît pas néanmoins
suffisamment comme le site du journal « Le Monde ». On n’y retrouve ni le même
code graphique, ni la même hiérarchie de l’information, ni les mêmes
signatures. On n’y retrouve pas toujours la même expertise que dans le
quotidien. Les liens entre le site et le quotidien (les blogs de journalistes
du quotidien, les renvois dans le quotidien au travail du site, etc…) sont
encore trop marginaux.
Avoir deux équipes différentes pour produire une même marque, ce n’est ni
économiquement, ni éditorialement tenable. Dans tous les grands quotidiens
étrangers de qualité, print et web sont considérés comme des médias
complémentaires alimentés par une même équipe – il faut entretenir la marque
sur ces deux « supports » à la fois. Il faut aller à terme vers une fusion des
deux rédactions, vers la constitution d’une rédaction bimédia. Il y a en
général dans les équipes print d’énormes qualités (une expertise, un recul, un
savoir faire, une rigueur, etc…) ; il y a en général dans les équipes Web
d’énormes qualités aussi (une expertise, un dynamisme, une connaissance des
outils et des nouveaux comportements de consommation de l’information, etc…).
Le rapprochement de ces qualités ne peut être que bénéfique à tous. C’est ce
que j’ai amorcé aux Echos comme à la Tribune – c’est l’objectif qu’il faut se
fixer au Monde.
Il y a dix ans, j’étais un journaliste de la presse écrite (« Le Monde »).
Je suis devenu aujourd’hui un journaliste multimédia. Comme patron de
rédaction, j’ai toujours voulu donner l’exemple. A « La Tribune », ma journée
était « multimédia » : une chronique télé à 7h50 ; une chronique radio à
8h20 ; un blog à 8h30 ; la conférence de rédaction du quotidien papier à
9h30 ; l’animation d’une conférence à 12h30 ; le bouclage du journal à
20h30…Tout le monde ne fera pas en permanence tous les médias mais personne ne
devra jamais refuser de faire plusieurs médias. Cette mutation nécessitera
l’adoption d’un système éditorial unique (de toute urgence), la mise en œuvre
d’un plan de formation important et une profonde réorganisation de la
rédaction.
Très rapidement, avant même ce rapprochement, de nouvelles passerelles
peuvent être créées entre print et web.
Un code graphique commun. Les sites Médiapart et Rue89 ne sont pas des
journaux ; ils ont pourtant adopté un code graphique qui les rapproche des
journaux papier. Pour « Le Monde », site et quotidien gagneraient à adopter un
code graphique commun.
L’affirmation des signatures « Le Monde ». Il faut que l’on retrouve, sur le
site, les signatures du papier, que l’on joue de la personnalisation aussi –
sans tomber dans la starisation. Tous les sites concurrents mettent par
exemple les photos de leurs bloggeurs et n’hésitent pas à en faire la
promotion sur la homepage.
Des blogs spécialisés. Dans certains domaines d’excellence de la rédaction,
des blogs spécialisés destinés à des lectorats particuliers (les enseignants,
les professions scientifiques, etc…) doivent être développés.
Des blogs éphémères. Les grands quotidiens étrangers (le New York Times
notamment) ouvrent des blogs provisoires destinés à couvrir, pour un temps, un
événement donné (des « Live Blogs »). Le New York Times a ainsi ouvert un blog
à l’occasion de la tuerie de Tucson (Arizona), un autre pour le salon
automobile de Detroit. Ces blogs temporaires assemblent tous ce qui se passe,
se dit, se filme ou s’écrit sur le sujet. Ils sont alimentés par les envoyés
spéciaux qui couvrent l’événement. Ils sont promus sur la homepage du site
comme dans le quotidien.
Des mini-sites. Avec la perspective des présidentielles, trois « mini-sites »
pourraient être développés rapidement, l’un strictement politique, l’autre
plus économique, un troisième se constituant comme le forum des think tanks.
La « Chaîne » politique pourrait offrir une couverture de la campagne
multidimensionnelle : écrit, audio, vidéo (avec l’invité du jour en vidéo)
avec des informations, des portraits et un billet du jour. La Chaîne Poleco
devrait s’imposer comme le lieu de débat permanent sur les sujets économiques
de la campagne. De nombreux sujets très pointus mais très impliquant vont être
débattus au cours des douze mois à venir (ISF, TVA, Impôt sur la résidence
principale, dépendance, etc…). Il faut un lieu où l’on puisse trouver, en
continu, toute l’information, l’expertise, les chiffres, les débats. La chaîne
« think tanks » devrait constituer le lieu de rencontre de tous les clubs de
réflexion qui se sont constitués en France au cours des dernières années.
Il faut plus de « print » dans le « web » mais aussi plus de « web » dans
le « print ». Dans tous les grands journaux étrangers de qualité, le quotidien
papier se fait l’écho de la vie de son site et reprend d’une manière très
visible des éléments du web – un extrait d’interview, un sondage, une vidéo,
la reprise des commentaires de certains internautes, etc. Un espace doit être
créé dans le quotidien (une page Vie numérique ?) à cet effet.
Toutes ces passerelles peuvent être mises en œuvre progressivement, avant
même le rapprochement, voire la fusion des rédactions. Dans l’organisation
finale, une équipe dédiée au web subsiste – comme il y a des équipes dédiées
pour les suppléments ou les magazines. Cette équipe assure la gestion de la
homepage ainsi que la continuité et la cohérence du site. Elle est dirigée par
un rédacteur en chef Web qui fait partie de la rédaction en chef du Monde, qui
participe aux conférences de rédaction quotidiennes et qui organise le lien
entre print et web avec les autres rédacteurs en chef.
3.Une consigne générale : « Faites vivant »
La légende dit que, autrefois, lorsqu’un jeune journaliste arrivait au
« Monde » (en réalité, c’était au « Temps »), Hubert Beuve Méry (en réalité,
c’était Adrien Hebrard) lui donnait la simple consigne suivante : « Faites
emmerdant » (en réalité, il disait « faites chiant »). A l’heure de
l’hyperinformation, de la démultiplication des concurrences et de l’image-
reine, ce n’est plus possible. Ma consigne générale sera : « faîtes vivant ».
« Le Monde » doit parler de la vie (du « concernant », comme disent certains)
et en parler de manière vivante. Faites vivant : la consigne porte sur le
choix des sujets, le mode de traitement et leur mise en scène.
Le choix des sujets. Le traitement de l’information ne saurait se concentrer
sur celui des rapports officiels, il doit aussi s’intéresser aux rapports
humains. Le suivi des institutions, l’un des points forts du journal, ne doit
pas se faire aux dépens de la vie réelle, dans tous les domaines, celle des
lecteurs du Monde en particulier. Quelques exemples.
Le succès de Courrier International. Le succès de Courrier international
auprès d’un lectorat plus jeune que celui du Monde confirme l’existence d’un
intérêt pour la manière dont on vit, concrètement, à l’étranger. Des éléments
ont déjà été introduits dans ce sens avec les lettres de l’étranger.
Planète proche. La séquence Planète est une belle innovation de ces dernières
années. Des reportages viennent y apporter de la vie. Ceux qui travaillent
dans le green business ou le développement durable ne s’y retrouvent pas
suffisamment.
L’entreprise. En économie, l’entreprise traitée est toujours la très grande
entreprise. Les PME sont négligées alors même qu’elles occupent l’essentiel de
la population active et qu’elles continuent à recruter en France, qu’il y a
dans les banlieues une réelle effervescence. L’entreprise est ensuite traitée
sous son aspect social (travail, salaires, etc…,) alors que tout ce qui
concerne l’innovation concrète (organisation, stratégie, marketing, etc…) est
peu abordé.
La Société. Les lecteurs doivent retrouver dans leur journal leurs propres
préoccupations personnelles, la manière dont ils vivent – se logent, se
déplacent, consomment, travaillent, etc… Il y a là un champ important à
développer à travers peut-être la reconstitution d’un service Société.
Culture. A côté de la critique de la production culturelle, le portrait de
ceux et de celles qui la font, la manière dont elle se fait, les débats que
provoque une œuvre dans l’opinion, l’impact des nouvelles technologies sur les
pratiques culturelles pourraient être davantage développés.

Le traitement des sujets. Une diversification des modes de traitement de


l’actualité a été introduite au cours des dernières années dans le journal
(reportage, dossier, chronique, etc…), une diversification des formats aussi.
Dans l’équilibre à trouver, une place accrue devrait être accordée aux modes
de traitement les plus vivants : les portraits et les reportages de terrain
notamment – le terrain reste l’un des atouts du journalisme professionnel sur
le « journalaute » (l’internaute qui fait le journaliste)
La mise en scène. Titre, intertitre, photo, infographie, mise en page : tout
cela doit aider le lecteur à entrer dans le média – le print comme le web, à y
entrer rapidement, facilement, d’une manière agréable et intelligente. Ces
outils doivent être mobilisés eux aussi pour rendre le journal plus vivant. Il
est souhaitable par exemple d’éviter les titres trop factuels, trop généraux
ou trop abscons. De même, la grisaille des pages décryptages pourrait être
atténuée par une photo du jour, les photos des auteurs des contributions ou un
dessin de presse. Ce ne sont là parfois que des détails, importants néanmoins.
Pour introduire ainsi, par petits éléments, la vie dans les colonnes du
journal, un travail de relifting de la maquette devra être engagé – l’équipe
actuelle renforcée.

LE NOUVEAU MONDE – QUELQUES PISTES


Même si « le Monde » ne peut plus être réduit au seul quotidien papier, ce
dernier reste et restera encore pour quelque temps le naviral-amiral de la
flotte. Il constitue la principale source de recettes, il est le principal
porteur de l’image du groupe. Un travail spécifique sera engagé immédiatement
sur le quotidien. Les actionnaires ont d’ores et déjà exprimé le souhait qu’y
soient renforcées « l’investigation, l’économie et l’offre week-end » - trois
grands chantiers qui donneront lieu à la constitution de petits groupes de
travail dès la nomination du directeur (un groupe est déjà en place pour
l’offre week-end).
Le quotidien doit redevenir, par ses informations exclusives, par la
hiérarchie qu’il propose de l’actualité, par sa capacité d’anticipation le
journal de référence qu’il fut. Il doit continuer à cultiver, voire à se
renforcer, dans ses domaines d’excellence (international, politique, culture-
idées, etc..) mais s’ouvrir davantage à de nouveaux champs (l’entreprise, le
sport, la vie associative, etc…). Il doit retrouver aussi un meilleur
équilibre entre l’actualité chaude et les sujets plus froids. Voilà pour les
principes généraux.
Au-delà, il y a un certain nombre de pistes à étudier. Un directeur de
journal doit avoir des convictions, des idées, des principes. Il ne dessine
pas seul, dans son coin, le déroulé, la maquette, les tétières et les
équilibres du quotidien. J’ai participé à des nouvelles formules au Monde.
J’ai refait des maquettes – aux Echos et à la Tribune. Je sais que tout cela
doit découler d’un travail collectif – avec les actionnaires qui donnent
l’impulsion stratégique, avec les responsables de la gestion qui veillent aux
équilibres économiques et sociaux, avec la rédaction surtout. C’est ainsi que
je conçois le choix des pistes.
1.La pagination.
A priori, je suis partisan d’une augmentation de la pagination du quotidien.
1,50 euros pour 28 pages format berlinois. Dans une société où règne le culte
du « tout-gratuit », c’est impossible. Sur les 28 pages, il y a d’ailleurs 5
ou 6 pages « neutralisées » chaque jour (carnet, pub, météo-sudoku, etc…).
Difficile sur une pagination aussi réduite de faire fonctionner « l’effet
Serendipité » évoqué plus haut. A l’étranger, la plupart des grands quotidiens
généralistes (El Pais, New York Times, Guardian, Frankfurter Allgemeine
Zeitung, etc…) ont conservé une pagination suffisante pour faire fonctionner
cet effet.
La pagination est néanmoins d’abord une question industrielle. Augmenter le
nombre de page, ce sont des coûts – papier, imprimerie, port, etc… A priori,
cela ne devrait pas conduire à des coûts supplémentaires en terme
rédactionnel.

2.Matin/soir
A priori, je suis plutôt favorable à un passage au matin.
Le choix, de nature stratégique, relève naturellement de l’actionnaire. C’est
un choix industriel lourd, c’est néanmoins aussi un choix éditorial. La
parution le soir oblige la rédaction à travailler en décalé par rapport à la
concurrence – à apporter un plus par rapport aux journaux du matin, soit dans
le factuel, soit dans l’analyse. Les partisans du statu quo (j’en faisais
partie à l’époque) ont toujours souligné cet aspect stimulant. A l’heure du
Net, de l’information en continu, l’heure de sortie perd néanmoins de son
importance. Quelle que soit l’heure, le quotidien papier doit être décalé par
rapport au chaud – il doit anticiper. Si, sur le plan industriel et
commercial, la publication le matin s’avère économiquement plus pertinente, il
ne faut pas hésiter.
3.Déroulé du quotidien.
Dans ce domaine, le plus simple est toujours le mieux.
Je m’en tiendrais ici juste à quelques remarques qui pourraient constituer une
base de départ pour le groupe de travail qui sera mis en place au sein de la
rédaction. Il est important aussi de tenir compte, dans ce travail, des
enquêtes réalisées auprès des lecteurs (dont je n’ai pas eu connaissance).
Dans la formule actuelle, l’édito a été remis en page « une ». Compte tenu de
sa mise en valeur, légitime, l’édito mériterait d’être, quand c’est possible,
plus incisif.
Dans la formule actuelle, la page 2 donne l’actu 24 heures dans le monde.
L’idée est de proposer, en une page, l’essentiel de l’actu du jour. C’est le
What’s news du Wall Street Journal (deux pages pleines chaque jour dans
l’édition européenne). C’était le « 360 degrés » de la Tribune. Dans le Monde,
cette page ne donne pas vraiment l’essentiel de l’actualité du jour. Elle
oblige à écrire parfois trois fois dans le journal une même information (en
« une », en page 2 et dans la rubrique concernée). Elle prend de la place sans
apporter grand-chose. Je suis partisan de la supprimer – j’avais supprimé le
360 degrés dès mon arrivée à la Tribune mais renforcé le nombre d’informations
donné en page « une » avec un ensemble Whats new ?
La Page 3 est consacrée à une enquête chaude. C’est une bonne idée mais on a
parfois du mal à différencier cette page et le reportage des pages décryptages
de la fin
La contre-enquête est une page baladeuse qui évolue en fonction du sujet. Le
dossier du jour, avec une approche pédagogique dans la mesure du possible est
une bonne idée. Mais sa mise en scène et son intitulé sont décevants.
4.Des séquences à créer ou à renforcer

L’élection 2012 oblige à renforcer très vite l’espace réservé à la politique.


Le Monde doit mettre très vite tous ses médias en campagne – le quotidien
aussi. Le traitement doit être multidimensionnel – la vie des partis, le
parcours des candidats, les thèmes de débats, les confrontations, etc… Deux
pages chaque jour si possible
Pour réaffirmer la présence du quotidien sur l’économie, il faut envisager la
création sinon d’un cahier, en tout cas d’une séquence Entreprise (Business)
clairement identifiée avec, comme dans de nombreux généralistes étrangers, une
section qui s’ouvre sur une « simili-une ». Cette simili-une pourrait être
formatée de manière à contenir chaque jour un certain nombre de constantes –
l’histoire entreprise du jour, le commentaire business maison, l’actu à ne pas
rater, etc…Cette séquence pourrait accueillir un ensemble Médias (au sens
large)
La Vie numérique. Le journal doit raconter ce qui se passe sur son site, sur
les sites en général – comme le font les quotidiens généralistes étrangers. Il
reprend l’actu du site (les articles les plus lus, le débat le plus animé, la
vidéo à ne pas rater, les prochains chats, etc…). Il doit aussi assurer le
suivi des réseaux sociaux, les innovations technologiques, les grandes
négociations sur la partialité du Net, sa régulation, etc…Une page quotidienne
pourrait être dédiée à cette vie numérique. Elle pourrait être tenue par les
journalistes issus du monde.fr
5.Les suppléments et hors série
Le principe de suppléments hebdomadaires (Economie, education, livre, radio-
télé, etc..) est à priori un bon principe. Ces rendez vous spécialisés sont un
service apporté aux lecteurs. Il importe d’évaluer l’appréciation des lecteurs
sur ce service – l’effet sur les ventes également. Une meilleure articulation
de ces suppléments avec le site, le quotidien et la future offre du week-end
doit être envisagée. Un relifting des maquettes est à mettre en chantier.
6.L’offre week end.
Tous les grands quotidiens étrangers de qualité ont une offre week-end
substantielle – du Neuer Zurchner Zeitung au Financial Times en passant bien
sûr par le New York Times. Les études de disponibilité montrent clairement que
le week-end est un moment au cours duquel les lecteurs ont davantage de temps.
Le Financial Times enregistre une augmentation de ses ventes de l’ordre de 30%
le week end par rapport à la semaine grâce à ses suppléments. Le week end,
c’est à l’honnête homme dans sa diversité, dans toute sa complexité que le
journal doit s’adresser. Il faut donc envisager d’y proposer un magazine
(exemple : arts de vivre) et des cahiers riches et variés (sports, feuilleton
culture-idées, argent, patrimoine, immobilier, déco, tech, etc…) pouvant, pour
certains, s’inspirer du travail réalisé pour les pages « &Vous » du quotidien.
L’offre week-end doit clairement s’inscrire dans la culture du journal –
indépendance, qualité, rigueur.
7.Le hors-média
Au-delà du site et du quotidien, la rédaction doit être amenée à s’impliquer
davantage dans ce qu’il est convenu d’appeler le « hors média », une source
croissante de revenus partout dans le monde pour les médias. Les forums de
Libération en province, les grandes conférences thématiques des Echos, le Club
des amis du Figaro, la formation commercialisée par Rue89… Tous les titres
français se sont lancés – comme les titres étrangers. Le Monde a une marque
formidable. Il faut la remettre en mouvement et l’impliquer dans ce type
d’initiative.

L’EQUIPE ET L’ORGANISATION
Pour diriger le journal, je souhaite m’entourer d’une équipe de
direction rajeunie et diversifiée. Pour la composition de cette équipe comme
pour l’organisation plus générale de la rédaction, je procéderais au
préalable à un état des lieux. Ce serait irresponsable de ma part de procéder
autrement. Ayant quitté la rédaction depuis dix ans, j’en connais mal son
fonctionnement actuel et ses difficultés, j’en connais mal ses talents et ses
potentiels. Je souhaite, dans une première étape, privilégier ces pistes
internes. Je ne m’interdis pas par ailleurs d’avoir recours à des talents
extérieurs. La jeunesse n’est pas le seul critère qui doit prévaloir en
matière de recrutement ; avec la compétence, la diversité m’apparaît tout
aussi indispensable. Comme beaucoup d’entreprises, « Le Monde » plaide la
diversité mais ne la pratique pas vraiment. Pour moi, la diversité –
d’origine, de culture, de formation, d’âge…- est une nécessité, une contrainte
absolue dans la constitution des équipes. Une rédaction doit refléter la
diversité de son lectorat.
Le directeur de journal définit et met en œuvre sa stratégie éditoriale. Il
a un rôle de représentation à l’extérieur – il doit incarner le journal. Il
travaille constamment en liaison étroite avec le directeur en charge de la
gestion. Il entretient un lien de confiance avec les actionnaires. Il est
responsable de l’organisation de la rédaction et des recrutements. Il anime
les principales conférences de rédaction. Il dirige les grands chantiers du
journal – ceux visant à sa transformation notamment. Il peut être amené à
s’absenter. Il a besoin d’un (e) délégué (e) en qui il a toute confiance et
qui peut le remplacer si nécessaire. C’est pourquoi j’envisage de constituer
un ticket, avec à mes côtés, un (e) directeur (trice) délégué (e). J’ai une
idée assez précise du profil que doit avoir ce (tte) directeur (trice) délégué
(e) (Quadra, geek, culture web et terrain…) J’ai en tête quelques idées. Je
n’ai rien arrêté.
UN CALENDRIER INDICATIF
L’urgence ne saurait justifier la précipitation. Pour organiser la
transformation proposée et amorcer la transition générationnelle annoncée, je
souhaite procéder par grandes phases.
Phase 1 (février mars avril)
Constitution de l’équipe de direction
Mise en place de groupes de travail sur les grands chantiers annoncés (print-
web, économie, investigation, week-end, déroulé quotidien, Ipad)
Création de passerelles Print-web (une page web dans le print, de nouveaux
blogs personnalisés, des chaînes spécialisées, etc..)
Premières inflexions immédiates dans le déroulé et la mise en scène de
quotidien (renforcement de la séquence politique notamment)
Phase 2 (mai juin juillet)

Définition d’un plan stratégique collectif à partir des réflexions des


différents groupes de travail
Réorganisation de la rédaction en fonction de la clause de cession et des
nouvelles priorités – recrutements.
Définition d’un plan de formation au bimédia
Phase 3 (septembre octobre novembre)
Lancement des nouvelles formules quotidien et week end
Nouvelles étapes dans le rapprochement des rédactions print-web
QUELQUES MOTS POUR CONCLURE
Voilà. Je crois avoir le profil. Je crois avoir le projet – encore une
fois une esquisse de projet qui demande à être précisée avec les équipes.
J’ai la volonté de m’investir dans ce projet, de mettre toute mon expérience
au service de ce « bien commun » qu’est « Le Monde ». La condition sine qua
non de l’indépendance d’un journal, c’est sa bonne santé économique – sa
rentabilité. Journaliste (CFJ) formé au management (HEC) et à l’économie
(doctorat d’économie), je sais qu’il doit y avoir entre les responsables de la
gestion et ceux de l’éditorial une claire répartition des rôles, une grande
confiance réciproque aussi. C’est ce que j’ai pratiqué ces dernières années
pour d’autres journaux.
La tâche est lourde – j’en ai bien conscience. Vous pouvez vous demander si
j’aurais la force suffisante pour l’assumer, si j’en ai les qualités et les
capacités. Je suis mal placé pour vous répondre. Sur ces interrogations, je ne
peux que vous inviter à vous tourner vers mes anciens employeurs – le groupe
Pearson et Alain Weill, vers mes anciens collègues aussi, ceux avec lesquels
j’ai travaillé au « Monde » à l’époque, les journalistes des « Echos » ou de
« la Tribune » également. Ils seront, les uns et les autres, meilleurs juges
que moi.

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