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LE TIERS-ESPACE

Homi K. Bhabha et Jonathan Rutherford

Association Multitudes | « Multitudes »


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2006/3 no 26 | pages 95 à 107
ISSN 0292-0107
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POSTCOLONIAL ET HISTOIRE · MAJEURE · 95

entretien avec Jonathan Rutherford


le tiers-
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espace

Bhabha
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Homi
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Jonathan Rutherford : Vous  analysez, dans votre article « Com-


mitment to Theory » , les processus de transformation culturelle.Vous
placez au cœur de vos analyses la distinction entre diversité culturelle
et différence culturelle, et, parallèlement à cette insistance sur la ques-
tion de la différence, vous recourez aux notions de traduction et d’hy-
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bridité. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l’usage que vous
faites de ces termes ?

Homi Bhabha : Mes efforts pour penser la différence culturelle en


opposition à la diversité culturelle trouvent leur source dans une
conscience aiguë du fait que l’idée que les cultures sont diverses, que
la diversité des cultures est une bonne chose et qu’elle doit être en-
couragée, est ancienne ; elle nous a été directement transmise par la tra-
dition liberal , à travers notamment le relativisme philosophique et cer-
taines formes d’anthropologie. Dire des sociétés démocratiques,
pluralistes, qu’elles peuvent encourager et s’adapter à la diversité cul-
turelle est un lieu commun.
À vrai dire, le symbole même d’une posture « cultivée » ou « civili-
sée » est précisément la capacité à situer et à apprécier les cultures dans
le cadre d’une sorte de musée imaginaire, comme s’il s’agissait de les col-
lectionner et de les apprécier. Le goût pour la diversité que cultivent
les Occidentaux se caractérise fondamentalement comme capacité à les
connaître et à les situer dans un cadre temporel universel qui ne prend
en compte la différence de leurs contextes historiques et sociaux que
pour mieux, en définitive, les dépasser et les rendre transparentes.
Il est à partir de là possible de comprendre comment cette valorisa-
tion de la diversité culturelle a pu devenir le socle de la politique bri-
tannique d’éducation multiculturelle. Deux problèmes se posent. Le
premier de ces problèmes, qui est aussi le plus évident, est que, paral-
lèlement aux efforts déployés pour l’accepter et l’encourager, l’on
cherche toujours aussi à endiguer la diversité culturelle. Une norme trans-
parente se constitue, une norme posée par la société d’accueil ou par
la culture dominante, qui affirme tout le bien possible des autres cul-
tures, mais qui exige simultanément de pouvoir les situer dans son propre
cadre de référence. C’est ce que je veux dire quand je parle de création
de la diversité culturelle et d’endiguement de la différence culturelle.
Le second problème, c’est que, comme nous ne le savons que trop,
dans les sociétés qui encouragent le multiculturalisme, il subsiste en-
core, sous différentes formes, un racisme endémique. C’est que l’uni-
versalisme, qui rend possible la diversité, dissimule aussi des normes,
des valeurs et des intérêts ethnocentriques.
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La nature changeante de ce que nous considérons comme la « po-


pulation nationale » est de plus en plus manifestement élaborée à par-
tir d’une grande diversité d’intérêts, d’histoires culturelles, de lignages
postcoloniaux, d’orientations sexuelles. La nature même de l’espace pu-
blic se transforme et exige en conséquence une nouvelle conception de
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la politique, fondée sur des identités hétéroclites, inégales, multiples et
potentiellement antagonistes, ce qui est très différent d’un pluralisme
fondé sur l’autonomie et l’individualisme (et la conception de la diversité
culturelle qui va de pair). Nous avons affaire non à une floraison de ta-
lents et de capacités individuels, mais à un moment historique où, de
fait, ces identités multiples s’articulent de manière problématique, que
ce soit d’une façon positive ou négative, bénéfique ou régressive, sou-
vent de manière conflictuelle, parfois même de manière incommensu-
rable. Le multiculturalisme a constitué une tentative visant simultané-
ment à répondre au processus dynamique d’articulation de la différence
culturelle et à contrôler ce processus, par l’administration d’un consen-
sus fondé sur une norme qui dissémine la différence culturelle.
Lorsque je parle de différence culturelle plutôt que de diversité cul-
turelle, je cherche à montrer en quoi cette perspective liberal est en soi
insatisfaisante, notamment dans la mesure où elle ignore en général le
point de vue universaliste et normatif particulier à partir duquel elle
émet ses jugements culturels et politiques. À l’aide du concept de dif-
férence, dont l’histoire théorique renvoie à la pensée post-structuraliste,
à la psychanalyse (où la différence a d’importantes résonances), au
marxisme post-althussérien et aux travaux exemplaires de Fanon, je me
suis efforcé de repérer le bord tranchant, la limite que contient aussi la
notion d’Occident, de culture occidentale, avec son liberalism et son re-
lativisme — ces mythologies très efficaces du « progrès ». En m’appuyant
sur le concept de différence culturelle, j’essaie d’occuper cette position
liminale, cet espace productif où la culture est produite comme diffé-
rence, dans un esprit de différence [otherness] ou d’altérité [alterity].
Les différences culturelles ne peuvent pas être intégrées à un cadre
universaliste. Des cultures différentes, la différence des pratiques cul-
turelles, la différence des processus de construction des cultures au sein
de différents groupes instituent en elles et entre elles une incommensu-
rabilité. Aussi rationnel et même aussi « rationaliste » (car le rationalisme
est une idéologie, et non seulement affaire de bon sens) que l’on soit,
il est difficile, et même impossible et contre-productif, de chercher à
faire tenir ensemble différentes formes de culture et de prétendre que
leur coexistence est chose facile. La thèse qui affirme que toutes les
formes culturelles peuvent être comprises à partir d’un concept uni-
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versel particulier, qu’il s’agisse de l’« être humain », de la « classe » ou


de la « race », risque de s’avérer dangereuse et de limiter notre capacité
à comprendre la manière dont les cultures construisent leurs propres
systèmes de signification et d’organisation sociale.
Le relativisme et l’universalisme connaissent l’un comme l’autre des
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variantes radicales qui, pour paraître séduisantes, relèvent d’une même
logique. C’est ici que peut intervenir, je crois, la notion de « traduction
culturelle » (j’emploie ce terme dans le sillage des réflexions originales
de Walter Benjamin sur la tâche de la traduction et la tâche du tra-
ducteur ), qui permet de concevoir en quoi chaque forme de culture
est liée à toutes les autres, parce que la culture est une activité symbo-
lique ou signifiante. Cette articulation des cultures est possible, non pas
à cause d’une familiarité ou d’une similitude de contenu, mais parce
que toutes les cultures sont des pratiques d’interpellation productrices
de symboles et constitutives de sujets.
Nous avons beaucoup de mal à concevoir que l’acte de signifier, l’acte
de produire les icônes, symboles, mythes et métaphores à l’aide des-
quels nous vivons la culture, contient nécessairement en soi une limite
qui lui échappe — et cela parce qu’il s’agit de formes de représenta-
tion. Le sens se construit à travers la barre qui marque la différence et
la séparation du signifiant et du signifié. Il s’ensuit qu’aucune culture
ne se suffit à elle-même, qu’aucune culture n’accède à la plénitude, non
seulement parce que d’autres cultures contredisent son autorité, mais
aussi parce que sa propre activité symbolique, sa propre interpellation
dans le processus de représentation, de langage, de signification et de
production de sens, met toujours en évidence la revendication d’une
identité originaire, holiste, organique. Par traduction, je désigne avant
tout un processus qui implique toujours, pour que le sens culturel soit
objectivé, un processus d’aliénation et de secondarité par rapport à lui-
même. En ce sens, les cultures ne connaissent ni « en soi » ni « pour soi »,
parce qu’elles sont toujours et intrinsèquement sujettes à des formes
de traduction. Cette théorie de la culture est assez proche d’une théo-
rie du langage, en tant qu’élément d’un processus de traduction — j’uti-
lise ce mot, comme je l’ai fait précédemment, non au sens linguistique
strict qui est le sien dans une expression comme « livre traduit en fran-
çais depuis l’anglais », mais comme motif ou trope, comme Benjamin
suggère de le faire à propos de l’activité de déplacement à l’intérieur
du signe linguistique.
La traduction est aussi une imitation, mais en un sens ironique [mi-
schievous], source de perturbation : c’est une façon d’imiter un original
qui ne renforce pas la préséance de celui-ci, sinon dans la mesure où
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précisément il peut être copié, transféré, modifié, transformé en simu-


lacre, etc. : l’« original » n’est jamais achevé, ne peut jamais être accom-
pli. L’« originaire » est toujours susceptible de traduction, en sorte
qu’on ne peut jamais lui assigner un moment antérieur de totalité
d’être ou de sens — autrement dit, une essence. Cela revient à dire que
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les cultures ne se constituent que dans cette altérité interne à leur
propre activité de production de symboles, qui en fait des structures
décentrées — et c’est à travers ce déplacement, cette liminalité, que
s’ouvre la possibilité d’articuler des pratiques et des priorités culturelles
différentes et même incommensurables.
La notion d’hybridité découle de ces descriptions de la généalogie
de la différence et de l’idée de traduction, parce que si l’on considère,
comme je le disais, que l’acte de traduction culturelle (à la fois comme
représentation et comme reproduction) contredit l’essentialisme d’une
culture originale ou originaire donnée et antécédente, il devient clair
que toutes les formes de culture sont prises dans un processus inces-
sant d’hybridation. Mais, selon moi, si l’hybridité est importante, ce
n’est pas qu’elle permettrait de retrouver deux moments originels à par-
tir desquels un troisième moment émergerait ; l’hybridité est plutôt
pour moi le « tiers-espace » qui rend possible l’émergence d’autres po-
sitions. Ce tiers-espace vient perturber les histoires qui le constituent
et établit de nouvelles structures d’autorité, de nouvelles initiatives
politiques, qui échappent au sens commun.

Jonathan Rutherford : Je vois bien en quoi cela permet d’éviter une


politique polarisée et le binarisme culturel, mais peut-on dire de ce « tiers-
espace » qu’il est une identité ?

Homi Bhabha : Il s’agit moins d’identité, en réalité, que d’identifi-


cation (au sens psychanalytique). J’essaie de parler de l’hybridité en re-
courant à une analogie psychanalytique, selon laquelle l’identification
est un processus qui consiste à s’identifier à un autre objet et à travers
cet objet, autrement dit un processus qui consiste à s’identifier à un objet
de différence [otherness], ce qui explique que l’agent [agency] de l’iden-
tification — le sujet — est toujours lui-même ambivalent, du fait de l’in-
tervention de cette différence. Mais l’importance de l’hybridité tient à
ce qu’elle porte les traces des sentiments et des pratiques qui l’infor-
ment, tout comme une traduction, de sorte que l’hybridité combine les
traces d’autres sens ou discours. Cela ne confère pas à ceux-ci l’auto-
rité de l’antériorité, au sens où ils seraient des originaux : ils ne sont an-
térieurs qu’au sens où ils précèdent. Le processus d’hybridité culturelle
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donne naissance à quelque chose de différent, quelque chose de neuf,


que l’on ne peut reconnaître, un nouveau terrain de négociation du sens
et de la représentation. On en trouve un bon exemple dans la forme
d’hybridité que constituent les Versets sataniques  dans lesquels sont à
l’évidence exploitées un certain nombre de controverses relatives à
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l’origine, à l’auteurité [authorship] et bien sûr à l’autorité même du Coran.
LesVersets sataniques de Rushdie n’avancent rien qui n’ait été énoncé
et débattu de longue date (à propos des interpolations que contient le
Coran et de leur statut, à propos des « versets sataniques » comme in-
terventions illicites, etc.) dans le cadre des discours qui relèvent de la
dispute théologique. Ce qu’il y a là d’intéressant, c’est la façon dont,
en ayant recours à un autre type de langage, de représentation, —
qu’on peut appeler « métaphore de la migration », roman postmoderne
ou comme on voudra — et en leur donnant pour contexte d’autres
formes d’allégorisation — le caractère métropolitain de la ville moderne,
les formes contemporaines de sexualité, etc. —, les savoirs et les que-
relles qui entourent le Coran se trouvent transformés dans les Versets
sataniques. À travers cette transformation, cette forme de traduction cul-
turelle, les valeurs et les effets (politiques, sociaux, culturels) de ces sa-
voirs deviennent tout à fait incommensurables avec les traditions d’in-
terprétation théologiques ou historiques qui constituaient la culture
d’interprétation et d’écriture coranique établie.
Penser la migration en termes de métaphore suggère que c’est le
langage même du roman, sa forme et sa rhétorique, qui est ouvert à
des sens qui sont ambivalents, qui se dédoublent et se dissimulent.
La métaphore produit des réalités hybrides en liant des traditions de
pensée que tout oppose a priori. LesVersets sataniques sont, en ce sens,
structurés autour de la métaphore de la migration. L’intérêt qu’il y a à
penser la migration comme métaphore littéraire nous reconduit au
grand scandale social provoqué par ce roman (la manière dont il a été
lu et interprété, littéralement, comme défi satanique à l’autorité de
l’Islam), mais il nous permet aussi de saisir que c’est la forme du ro-
man qui a donné lieu à une telle incompréhension et qui s’est révélée
politiquement explosive — précisément parce que le roman porte sur
la métaphore.

Jonathan Rutherford : Pourriez-vous expliciter la distinction que


vous établissez entre identité et identification ?

Homi Bhabha : Il me semble que la possibilité de produire une


culture qui articule la différence et la vit ne peut être établie que sur
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a base d’une conception du moi qui n’en fasse pas un sujet souverain.
Selon moi, la façon dont la gauche traite de ce problème revient sim-
plement à remplacer l’essentialisme du moi, l’identité autonome, par
une identité culturelle et politique qui n’est guère moins essentialiste
— la « classe », le plus souvent —, en sorte que la subjectivité « indivi-
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dualiste » se trouve certes décentrée, mais par la substitution d’une autre
catégorie fondationnelle, la classe. À travers la matrice de la classe,
d’autres formes de différence culturelle ont été normalisées et homo-
généisées. La politique de classe britannique a beau avoir ses lettres de
noblesse socialistes et marxistes, elle a largement discrédité jusqu’ici
les questions de race et de genre. La fragmentation de l’identité est sou-
vent célébrée en tant que pur volontarisme ou liberalism anarchique,
mais je préfère y voir la reconnaissance de l’importance de l’aliénation
du moi pour la construction de formes de solidarité.
Ce n’est qu’en abandonnant la souveraineté du moi que l’on gagne
la liberté d’une politique ouverte aux revendications non assimilation-
nistes de la différence culturelle. La caractéristique essentielle de cette
nouvelle conscience est qu’elle ne pose pas la nécessité d’une totalisa-
tion pour venir fonder la légitimité de l’action politique ou de la pra-
tique culturelle. C’est là tout l’enjeu.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que l’autre mode ait disparu. Il se
produit toujours aussi des moments où une totalisation devient la ba-
se d’une politique légitime ou de la conscience sociale, mais on perd
alors ce monde d’articulation essentiel (j’utilise ce terme à dessein) de
la différence.

Jonathan Rutherford :Vous prétendez donc que le problème de la


modernité réside dans son incapacité à s’adapter à des formes cultu-
relles archaïques qu’elle se contente de percevoir comme opposées à
elle. Ce qui me préoccupe dans ces formes d’essentialisme et chez leur
cousin conservateur — le fondamentalisme —, c’est qu’ils nient la dif-
férence et occultent les pratiques de discrimination et de domination.
Je fais pour ma part l’hypothèse que, si l’affaire Rushdie a soulevé ces
questions, la montée du fondamentalisme chrétien y a également lar-
gement contribué.

Homi Bhabha : Ce que je trouve difficile à comprendre dans les


analyses de la position « fondamentaliste » au moment de l’affaire
Rushdie, c’est qu’elle a été représentée comme un archaïsme, un retour
au Moyen Âge, ou peu s’en faut. Cela peut paraître étrange ou absurde,
du moins à certaines personnes, mais le fait est que les réactions sus-
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citées par les Versets sataniques sont contemporaines, qu’elles émanent


d’un État qui est pleinement de son temps, même s’il appartient à un
espace intellectuel qui ne nous est pas immédiatement compréhensi-
ble. Il se trouve de plus que nombre des Musulmans qui ont réagi à la
publication de ce livre n’habitent pas à des millions de kilomètres,
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n’appartiennent pas à un autre monde social et culturel, à une autre
société — ils habitent Bradford. En les rejetant dans un passé reculé,
en faisant résonner leurs voix comme s’il s’agissait d’un cri meurtrier,
totalement intempestif et despotique, je crois que nous nous aveuglons
volontairement.

Jonathan Rutherford : Dans cette affaire, la question de la mo-


dernité pose un vrai problème à la gauche, elle qui a toujours cherché
à s’aligner sur l’idée de progrès liée à la tradition du liberalism philoso-
phique occidental que vous avez décrite et critiquée.

Homi Bhabha : Exactement. Elle se croit obligée d’afficher constam-


ment sa modernité et sa rationalité, et elle fait comme si les deux se
confondaient. Pour moi, en tant que critique de la gauche et de son
adhésion enthousiaste à diverses formes de rationalisme et de moder-
nité, la question est celle de son incapacité à faire face à certaines for-
mes d’incertitude et d’instabilité dans la construction d’une identité
politique et dans ses implications politiques et programmatiques.

Jonathan Rutherford : L’adhésion à l’essentialisme, l’assurance


de détenir la vérité, exige une identité culturelle figée. Comment vos
conceptions de l’hybridité et de la différence permettent-elles d’abor-
der la question des alliances avec des forces sociales dont les valeurs
demeurent, faute d’un terme plus approprié, fondamentalistes ?

Homi Bhabha : Cela ne me paraît pas si compliqué, parce que la


notion d’hybridité (comme je m’en explique dans l’article « Commitment
to Theory », auquel vous faisiez référence tout à l’heure) tient précisé-
ment compte du fait que, dans la lutte politique, des situations nou-
velles apparaissent en permanence, et si l’on persiste à voir ces situa-
tions nouvelles selon des principes anciens, il devient impossible d’y
prendre pleinement part, de façon créative et productive. Nelson
Mandela vient d’ailleurs d’en donner une bonne formulation : ce n’est
pas parce qu’on est en guerre qu’il ne faut pas négocier — la politique
est affaire de négociation. Et l’on négocie même sans s’en rendre
compte : on négocie tout le temps, dès qu’il y a opposition politique,
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antagonisme. La subversion est encore de la négociation, tout comme


la transgression : la négociation, contrairement à ce que l’on croit, ne
relève pas de la compromission ou de la trahison. Il est tout aussi ur-
gent de reformuler ce que l’on entend par « réformisme » : toute forme
d’activité politique, et en particulier la politique radicale ou progres-
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siste, implique reformulations et réformations. Avec un certain recul
historique, il est possible d’appeler « révolutions » ces moments critiques
qui, si on les observe au ralenti, se présentent en fait comme une suc-
cession rapide de reformulations et de réformes. Il me semble donc que
la négociation politique est déterminante, et c’est ce dont il est préci-
sément question avec le concept d’hybridité : quand une nouvelle si-
tuation, une nouvelle alliance s’articule, elle exige souvent de vous que
vous traduisiez vos principes, que vous les repensiez, que vous les éten-
diez. Enferrée dans un traditionalisme timoré, la gauche interprète
toute situation nouvelle selon les termes d’un modèle ou d’un para-
digme préexistant. Elle a ainsi des réflexes réactionnaires, un « état
d’esprit » conservateur.

Jonathan Rutherford : Nous venons d’évoquer l’importance des


forces culturelles et religieuses qui émergent en Grande-Bretagne et
qui constituent autant de défis lancés à la modernité. Je voudrais main-
tenant que nous discutions de votre affirmation selon laquelle le mo-
ment fondateur de la modernité serait le colonialisme. C’est ce que vous
avez déclaré dans un entretien accordé à Marxism Today : « le moment
colonial, c’est l’histoire de l’Occident » . Pourriez-vous développer
cette idée ?

Homi Bhabha : On ne prête pas assez attention au fait que l’avè-


nement de la modernité occidentale, que l’on situe généralement aux
XVIII e et XIXe siècles, a été le moment où certaines identités et certains
discours culturels majeurs, autrement dit certains grands récits — ceux
de l’État, du citoyen, des valeurs culturelles, de l’art, de la science, du
roman —, ont commencé à définir les « Lumières » de la société occi-
dentale et la rationalité critique de la personne occidentale [Western
personality] ; mais, au même moment, l’Occident produisait une autre
histoire de lui-même à travers ses possessions et ses relations colonia-
les. Cette tension idéologique, visible dans l’histoire de l’Occident sous
sa face despotique, au moment même où naissent la démocratie et la
modernité, n’a pas été écrite comme il aurait fallu, dans un discours
de tradition contradictoire et contrapuntique. Parce qu’il était incapa-
ble peut-être de résoudre cette contradiction, l’histoire de l’Occident
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comme puissance despotique, puissance coloniale, n’a pas été écrite de


manière adéquate, c’est-à-dire en parallèle à ses aspirations à la dé-
mocratie et à la solidarité. L’héritage matériel de cette histoire refou-
lée s’inscrit dans le retour des anciens colonisés en métropole. Leur pré-
sence même transforme la politique de la métropole, ses idéologies
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culturelles et ses traditions intellectuelles, dans la mesure où — ayant
fait à leurs dépens l’expérience de la colonisation —, ils bousculent cer-
tains des grands récits métropolitains sur le progrès et l’ordre public,
et mettent en question l’autorité et l’authenticité de ces récits. Par
ailleurs, ce que je cherche à montrer, ce n’est pas seulement que l’his-
toire de la colonisation est l’histoire de l’Occident, mais aussi que l’his-
toire de la colonisation est une contre-histoire par rapport à l’histoire
traditionnelle et normative de l’Occident.
La métaphore de la migration que j’évoquais tout à l’heure laisse à
penser, par analogie, que les histoires métropolitaines, occidentales, de
progrès et de civitas ne sauraient se concevoir sans que soient évoqués
les antécédents coloniaux sauvages des idéaux de la civilité et de la my-
thologie de la « civilisation ». En conséquence de quoi, nous pouvons
penser aussi que le langage des droits et devoirs, qui occupe la place
que l’on sait dans le discours moderne de la citoyenneté, doit être mis
en question en raison du statut légal et culturel discriminatoire et d’ex-
ception assigné aux migrants et aux étrangers qui, nécessairement, se
trouvent de l’autre côté de la loi.
Pour le dire autrement, la perspective postcoloniale nous oblige à re-
penser les limites d’une conception liberal de la communauté qui re-
pose sur le consensus et la collusion. Cette perspective insiste — à tra-
vers la métaphore du migrant — sur le fait que l’identité culturelle et
politique est construite dans un processus de production de la diffé-
rence [a process of othering]. Le temps de l’« assimilation » à des valeurs
culturelles organiques et holistes est révolu : le langage même de la com-
munauté culturelle doit être repensé dans une perspective postcoloniale.
Nous pourrions comparer la tâche qui nous incombe, pour utiliser des
exemples qui nous seront plus parlants, à la transformation en pro-
fondeur du langage du rapport à soi et de la sexualité opérée par le fé-
minisme dans les années  et par la communauté gay dans les an-
nées .
La « civilité » occidentale prétend, en adoptant un point de vue qui
prétend être celui de l’histoire du monde, avoir dépassé tout cela et af-
firme que les valeurs culturelles supposées du « fondamentalisme » ap-
partiennent à une histoire révolue, qui est comprise, connue et resituée
à travers l’égide et le cadre du rationalisme et de l’historicisme occi-
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dentaux. Le défi représenté par l’Islam radical contredit catégorique-


ment ces prétentions.
Les exigences « fondamentalistes » semblent peut-être archaïques,
mais elles sont exprimées aujourd’hui, dans le cadre d’un système po-
litique et culturel qui est pleinement contemporain. Il est nécessaire
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d’assumer précisément ce genre d’incommensurabilité et d’antagonis-
me culturels dont ma conception de la différence culturelle cherche à
rendre compte.

Jonathan Rutherford : J’aimerais évoquer maintenant la politique


et, en particulier, le rôle des intellectuels. Pourriez-vous revenir sur vos
remarques au sujet de l’« intellectuel engagé » et du contexte spécifique
de son intervention ?

Homi Bhabha : J’essaye de formuler l’idée, dans l’article auquel vous


faites référence, que les intellectuels engagés ont une double respon-
sabilité . Ils ont la responsabilité d’intervenir dans des luttes particu-
lières, dans des situations de négociation politique particulières, mais
rien ne garantit qu’ils trouvent toujours les moyens de transformer
l’« objet » du savoir lui-même, qu’ils parviennent à transformer la
conception de la société qui sous-tend les revendications en jeu. J’en
déduisais donc qu’il y avait selon les cas deux formes possibles d’acti-
vité. Je m’en prenais aussi à cette attente très répandue qui veut que,
lorsque des idées théoriques ne trouvent pas d’application immédiate,
elles n’ont aucune valeur. Il faut bien voir que le mot important ici est
« immédiatement », parce qu’on nous demande très souvent : « Et alors,
sur quoi est-ce que ça débouche ? » On peut s’attendre, dès qu’on éla-
bore une position théorique, à la question : « Très bien, mais comment
expliquez-vous la grève des mineurs ? » ou « Comment expliquez-vous
l’agitation dans les transports londoniens ? » Or, je ne crois pas que l’on
puisse mesurer la pertinence politique d’une position théorique à cette
aune. Il doit être possible d’envisager que deux types d’activités co-
existent, au sein desquelles la redéfinition et l’extension des concepts
politiques demeurent cruciales.

Jonathan Rutherford : Une intervention dans le tiers-espace...

Homi Bhabha : Oui, c’est ce qu’on peut appeler une intervention


dans le tiers-espace. Pareillement, si l’on observe ce qui se passe au-
jourd’hui en Europe de l’Est... c’est un très bon exemple : les gens doi-
vent redéfinir non seulement la gestion politique socialiste, mais aussi
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106 · MULTITUDES 26 · AUTOMNE 2006

des questions plus vastes, qui concernent la nature de ces sociétés en


transition à partir d’un cadre d’existence marqué par le communisme
d’État, le second-monde, le rideau de fer. Le socialisme, à l’Est comme
à l’Ouest, se trouve dans l’obligation de composer avec le fait que l’on
ne peut plus s’adresser aux gens [the people] comme s’ils étaient les élé-
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ments de collectivités gigantesques et indifférenciées telles que la classe,
la race, le genre ou la nation. Le concept de « peuple » [the concept of a
people] n’est pas donné d’emblée comme une composante de la société
qui serait homogène, essentielle, unitaire, déterminée par des positions
de classe, antérieure à la politique. « Le peuple » est là en tant que pro-
cessus d’articulation et de négociation politiques qui traverse toute
une série de situations sociales contradictoires. Le « peuple » existe
toujours en tant que forme multiple d’identification, attendant d’être
créé et construit.
Ce type de politique, qui articule des forces minoritaires situées en
des lieux sociaux différents et disjoints ne produit pas le genre de pos-
ture avant-gardiste qui prétend assurer une direction « à partir de la ligne
de front ». Si l’on accepte la conception selon laquelle le « peuple » est
une construction (à travers la différence culturelle et l’hybridité, pour
rester dans la perspective que j’ai adoptée jusqu’ici), on évite la pola-
rité simpliste entre gouvernant et gouverné : toute description mono-
lithique d’un pouvoir autoritaire (comme le « thatchérisme »), reposant
sur une opposition binaire de ce type, ne peut nullement constituer une
représentation précise de ce qui se passe vraiment. Si, au lieu de cela,
l’on dispose d’un modèle qui souligne la nature ambivalente de cette
relation, qui voit la subjectivité politique comme une forme d’identifi-
cation multidimensionnelle, conflictuelle, alors le thatchérisme est le
nom d’une multitude de groupes articulés les uns aux autres, qui va
des formations ouvrières et petites-bourgeoises au sommet de la hié-
rarchie du parti conservateur et du monde industriel et commercial.
On perçoit aussi alors que cette « volonté générale », ce bloc consen-
suel, peut être désarticulé. Ce qui se donne à voir n’est pas seulement
la rationalité politique à l’œuvre, mais l’« inconscient politique », la re-
présentation symbolique d’une Grande-Bretagne qui pourrait bien,
après une décennie de gouvernement conservateur, n’être qu’un petit
pays, une plutôt petite entreprise en prise à de grosses difficultés.

Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin et Jérôme Vidal

() Ce texte a paru in Rutherford, Jonathan (ed.), Identity : Community, Culture, Difference,
Londres, Lawrence and Wishart, , p. -.
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() In New Formations, n° , Identities, été , Londres, Routledge.


() Le liberalism désigne, dans le monde anglophone, la gauche social-démocrate, réfor-
miste, institutionnelle, humaniste et tolérante, inspirée par une vision progressiste de l’his-
toire héritée des Lumières. Pour éviter la confusion avec le libéralisme économique des par-
tisans de la dérégulation et de la privatisation (auquel le terme de libéralisme renvoie davantage
en français), nous conserverons liberal en italique (NdT).
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() Walter Benjamin, « La Tâche du traducteur », trad. de l’allemand par Maurice de
Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, in Œuvres. T., Paris, Gallimard, coll. Folio essais, p.
-.
() Salman Rushdie, Les Versets sataniques, trad. de l’anglais par A. Nasier, Paris, Christian
Bourgois, .
() Entretien avec Bhikhu Parekh, in Marxism Today, Londres, juin .
() In New Formations, op. cit.

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