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Jean El Mouhoub Amrouche, le destin exceptionnel et

tragique d’un berbère de Kabylie

Entre déchirements identitaires et conflits de loyauté

Tassadit Yacine, anthropologue, spécialiste de Monde Berbère, enseignante - chercheur et


maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS),
laboratoire d’anthropologie sociale, consacre une longue préface au "Journal 1932-1962",
de Jean El Mouhoub Amrouche. Un homme issu de la colonisation, assumant pleinement
ses multiples identités de français, chrétien, berbère Kabyle, et résolument engagé contre le
système colonial. Brillant intellectuel, aux talents multiples, il nous livre son témoignage
sur une période de déchirements, de violence, de chocs culturels, en somme une période
d’une tragédie humaine vécue par lui même, sa famille. Connaître la vie de Jean
Amrouche, c’est également prendre la mesure de la tragédie berbère au cours du siècle
dernier et comprendre leur condition actuelle.

Pourquoi ce livre ?
Le Journal de Jean El Mouhoub Amrouche est important par le contenu parce qu’il revèle des
situations inédites pour les jeunes générations aussi bien en Afrique du Nord qu’en France. Je
crois que c’est la première fois qu’un homme d’Algérie de cette génération (Amrouche est né
en 1906 à Ighil Ali) lève le voile sur ses conditions de vie, celles de sa famille et de ses
compatriotes (algériens, tunisiens. Cela permet de comprendre ce qui a caractérisé son
parcours d’homme mais en même temps celui de toute une génération dont nous ignorons
tout. On peut dire que Le journal de Jean Amrouche (1928-1962) constitue une véritable
traversée du siècle au niveau de l’histoire (colonisation, décolonisation pour l’Algérie et
Libération pour la France) au niveau des mentalités et surtout de la culture parce qu’il permet
au lecteur de rencontrer des personnalités aussi importantes que celles de Gide, Camus, Roy,
Mauriac, Claudel, Charles de Gaulle, Ferhat Abbas ou Krim Belkacem etc....

Que signifie ou que symbolise J A dans le contexte d’aujourd’hui


Un pionnier au niveau d’une construction identitaire plurielle : Jean assumait pleinement le
fait d’être chrétien élevé dans la civilisation musulmane , d’être kabyle et parfaitement
francisé. Pour lui, le français est un bien indivis qui appartient à celui qui le maîtrise et de ce
fait il n’est pas la propriété exclusive des seuls « Français de souche ».
Héritier de ce legs marqué par la pluralité il en fera le moteur de sa vie et de son action
politique pendant la colonisation et pendant la guerre d’Algérie. Jean Amrouche était de ceux
qui ont milité pour une Algérie algérienne fondée sur le pluralisme culturel et sur le
multiconfessionalisme.
En France il a fait en sorte que la devise : Liberté, égalité, fraternité soit respectée dans la
pratique quotidienne et que tous ceux qui adhèrent aux valeurs républciaines soient considérés
comme des héritiers au même titre que les natifs.
Il en quelque sorte,de par son expérience, précédé toutes les luttes actuelles que mènent les
« minorités » culturelles pour s’intégrer pleinement et être reconnues de plein droit.

Que reste t il de son vie, de son oeuvre ?


Pas grand chose car il est malheursement mis à l’index des deux côtés de la Méditerranée :

  en Algérie, il ne correspond pas au modèle dominant celui du musulman arabe tel qu’il a
été forgé au lendemain de l’indépendance

  en France, parce qu’il ne correspond pas non plus au modèle du français « commun » qui
renonce à son identité et à sa culture d’origine. Le fait d’être restés fidèle à ses origines lui a
permis de comprendre également la souffrance des provinciaux à Paris. Il s’agit là d’un
intellectuel spécifique à qui l’on demande des deux côtés de renoncer à ce qui constitue son
être profond, en réalité sa sensibilté de poète et d’écrivain.

Pourquoi n’en parle t on pas en France ?

Sur France culture un peu : en été, il arrive qu’on entende sa voix. Mais en réalité, il s’agit de
celle de ses interlocuteurs (Gide, Mauriac, Claudel etc). On n’en parle pas directement pour
les raisons évoquées ci-dessus : Jean Amrouche est en quelque sorte passé de mode
aujourd’hui. Il ne correspond pas à l’image que l’on se fait du Nord-africain et encore moins
du français de l’époque . Il faut peut-être qu’il y ait une fetwa pour signaler l’existence d’un
intellectuel aussi important dans (et pour) les lettres françaises. La deuxième partie du journal
( entre 1945 et 1958) est entièrement consacrée à la vie littéraire française dans laquelle il a
joué un rôle très important. Il a en quelque sorte participé à rendre populaire (par le biais de la
radio) la grande littérature française (Gide, Mauriac, Claudel, Jouhandeau). difficile d’accès
pour les Français au lendemain de la guerre. Plus de dix ans d’antenne ! Jean Amrouche sera
renvoyé de la radio par Michel Debré (et quelque temps après quittera la France pour la
Suisse) pour avoir publié un article dans le monde : La France Mythe et réalités : de quelques
vérités amères (1958). Dans l’inconscient « français commun » (comme pour « L’Algérien
commun »), Jean Amrouche passe pour traître, celui qui n’a pas épousé complètement la
cause politique française au moment de la guerre d’Algérie... N’oublions pas qu’il a perdu
beaucoup de ses amis intellectuels et qu’il a été « répudié » par sa belle-famille après le
discours de la salle Wagram en 1956. Il était avec Jean Paul Sartre et beaucoup d’autres
contre la poursuite de la guerre en Algérie.
En Algérie ( j’y étais la semaine dernière ), il aurait dû semble- t-il ( selonc certains) se
convertir à l’islam pour mériter « l’attestation d’ancien moudjahid », son action envers
l’Algérie auprès de Gaulle et du FLN n’était assurément pas suffisante.

Que peut il signifier ou symboliser pour les Berbères de France ?


Un véritable précurseur en ce qu’il ouvert la voie pour assumer une identité plurielle en
France. Il me semble que c’est un véritable père fondateur dont les Berbères de France
devraient s’enorgueillir.

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