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L’« HOMME VITRUVIEN » ET LES ENJEUX DE LA REPRÉSENTATION DU

CORPS DANS LES ARTS À LA RENAISSANCE

Lætitia Marcucci

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »

2016/1 n° 17 | pages 105 à 112


ISSN 1969-2269
ISBN 9782130792505
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études

LAËTITIA MARCUCCI

L’ « homme vitruvien » et les enjeux


de la représentation du corps dans les
arts à la Renaissance
L’ Antiquité nous a légué, par l’ intermédiaire de Vitruve et de Varron, un
certain nombre de préceptes esthétiques au sujet du nombre, de la mesure et de
la proportion. Les livres IV et VI du De architectura Libri Decem de Vitruve sont
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considérés comme les premiers éléments d’ une esthétique architecturale. Or,
son influence ne se limite pas à l’ architecture. L’ auteur y rapproche, de manière
analogique, les proportions qui conviennent à la statuaire de celles du corps
humain. L’ « homme vitruvien », référé à la production artistique de la Renaissance,
ne laisse pas d’ évoquer, aujourd’ hui, le célèbre dessin de Léonard de Vinci qui
représente un homme, jambes et bras écartés, inscrit dans un cercle et un carré, un
dessin géométrique fondé sur des rapports de proportion. Il n’ est pas le seul artiste
à reprendre, en l’ adaptant, le canon antique légué par Vitruve qui a pu constituer
un modèle pour la représentation du corps humain. Eu égard à la grande diversité
des peintures et des sculptures qui n’ exemplifient pas toutes un idéal de proportion,
on peut se demander si ce que l’ on a appelé l’ « homme vitruvien », en référence
au dessin de 1492 de Léonard de Vinci, et que l’ on a tenu comme un « canon »
n’ est pas, au moins pour une part, une reconstruction a posteriori qui masque, de
facto, une réalité complexe. Dès lors, à un moment charnière de l’ histoire de l’ art en
Occident, dans le contexte de l’ effervescence humaniste et du retour aux Antiques,
la référence à Vitruve et l’ éloge d’ une certaine géométrisation qui apparaît dans
des écrits théoriques à la Renaissance mérite d’ être examinée à nouveaux frais.
Il ne s’ agira pas ici d’ entrer dans des considérations historiographiques sur la
délimitation dans le temps et dans l’ espace de ce que l’ on nomme « Renaissance ». Si
l’ on peut voir les prémices d’ un « rinascimento » aux xiiie et xive siècles, notamment
à Florence et à Venise, on centrera le propos sur les xve et xvie siècles. Abstraction
faite de l’ entreprise originale d’ Alberti menée dans son De sculptura, la Renaissance nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 |  105
études | Varia

n’ a connu l’ influence que de deux canons de proportion : « vitruvien », dont il sera
ici question, et « pseudo-varronien », d’ origine byzantine et codifié au xve siècle
dans le Manuel du peintre du mont Athos et qui dérive du premier. Les deux canons
se distinguent notamment par des différences métriques qui sont impliquées
dans la subdivision des parties du corps. Dans le développement qui suit, où l’ on
s’ intéressera moins à la question de la mesure des parties du corps humain qu’ aux
enjeux esthétiques que soulève l’ utilisation d’ un canon de proportion, il ne sera pas
fait de distinction entre le canon « vitruvien » et le canon « pseudo-varronien »,
distinction qu’ une analyse de la genèse des écrits théoriques produits par les
artistes de la Renaissance aurait exigée. Il s’ agira donc ici de mettre à jour les enjeux
esthétiques corrélés à la tentation de la mathématisation de la représentation du
corps humain dans les arts, en tenant compte de la diversité des voies empruntées
par les artistes de la Renaissance, d’ autant que la physiognomonie et la recherche
de l’ expressivité influencent, en outre, leurs productions. Aussi, on examinera tout
d’ abord la pertinence des syntagmes « homme de Vitruve » ou « homme vitruvien »,
puis on confrontera les remaniements du canon de Vitruve aux modalités de la
représentation du corps dans les arts et aux enjeux qui les sous-tendent.

DE L’ « HOMME DE VITRUVE » À L’ « HOMME VITRUVIEN »

Dans son traité intitulé De architectura, probablement écrit vers 25 av. J. C. sous
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Auguste qui en est le dédicataire, Vitruve mène une entreprise encyclopédique.
Le terme «  architectura  » revêt une extension plus vaste que notre terme actuel
d’ « architecture ». L’ « architectura », qu’ il considère comme une science, permet
d’ embrasser, selon lui, quasiment tous les domaines de la connaissance. Le savoir
de l’ architecte ne se limite pas aux édifices. Aussi, Vitruve se livre-t-il à des
développements normatifs et descriptifs portant, par exemple, sur les qualités
requises par le métier d’ architecte, les domaines de l’ architecture, l’ urbanisme au
livre I, les techniques d’ édification et les matériaux de construction au livre II, les
proportions, les ornements, la disposition et les règles de construction des temples
1. Voir par exemple G. Germann, Vitruve et le aux livres III et IV, les édifices publics et privés aux livres V et VI, mais encore, dans
vitruvianisme, introduction à l’ histoire de la
théorie architecturale, M. Zaugg et J. Gubler
les livres suivants, les techniques de construction, les machines et engins de levage,
(éd.), Lausanne, Presses polytechniques et de nivellement, la couleur, l’ hydraulique, le zodiaque et les constellations, la mesure
universitaires romandes, 1991, pp. 29-38.
du temps…
2. Voir S. Schuler, «  Pourquoi lire Vitruve
au Moyen Âge  », Science antique, Science
médiévale (Autour d’ Avranches 235), Actes Si l’ on ne fera pas ici l’ histoire de la transmission du traité depuis l’ Antiquité
du Colloque international, Mont-Saint-
Michel, 4-7 septembre 1998, L. Callebat et jusqu’ à la Renaissance et si l’ on n’ abordera pas ici non plus la question controversée
O. Desbordes (éd.), Hildesheim, Zürich, de son influence sur l’ architecture durant l’ époque médiévale [1], on notera cependant
New York, Olms-Weidmann, 2000, pp. 326-
327. que la réhabilitation des arts mécaniques menée par Hugues de Saint Victor dans
3. Ibid., p. 331. son Didascalicon donne une place et une légitimité dans les arts et les sciences
médiévaux au De architectura de Vitruve [2]. Vincent de Beauvais, quant à lui, le cite
dans son encyclopédique Speculum maius, dans le Speculum naturale, préparant la
nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 |  106 voie à sa réception à la Renaissance  [3]. L’ humaniste italien Gian Francesco Poggio
L’ « homme vitruvien » et les enjeux de la représentation du corps dans les arts à la Renaissance |  LAËTITIA MARCUCCI

donne un nouvel élan à la lecture du traité par sa découverte du manuscrit vers


1415. Il est lu, traduit en langue vulgaire et réédités à de nombreuses reprises aux
xve et xvie siècles. Le traité de Vitruve inspire notamment Lorenzo Ghiberti pour
ses sculptures, L. B. Alberti dans son De re aedificatoria, paru en 1452 et publié
en 1485, où l’ auteur met en avant la règle vitruvienne de la proportionnalité. L’ un
des maîtres de Léonard de Vinci, Francesco di Giorgio Martini, qui s’ intéresse
plus particulièrement aux fortifications, traduit partiellement le texte de Vitruve
et s’ inspire dans ses œuvres du traité d’ Alberti sur l’ architecture  [4]. Les éditions
illustrées du De architectura contribuent à la diffusion du dessin de l’ «  homme
vitruvien ». C’ est l’ une des planches  [5] les plus connues de l’ édition du traité de
Vitruve parue en 1521 à Côme et traduite en langue vernaculaire par Cesare
Cesariano, élève de Donato Bramante, sous le titre Di Lucio Vitruvio Pollione de
architectura libri dece [6]…

Revenons au traité de Vitruve lui-même. Au livre I, chapitre VI, il mentionne les


trois objectifs de l’ architecture, « firmitas », « utilitas », « venustas », objectifs que la
Renaissance met au cœur de la théorie architecturale, dans un contexte de retour aux
Antiques, comme en témoigne, par exemple, l’ ouvrage de L. B. Alberti [7], construit
autour de cette subdivision ternaire. Des six principes retenus par Vitruve dans son
traité au livre I, chapitre II, l’ ordonnance, la disposition, l’ eurythmie, la symétrie, la
convenance, la distribution, la « symmetria », traduite en français, par l’ architecte
Claude Perrault, par le terme « proportion  [8] », est au cœur de la régulation des
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rapports métriques et de la correspondance entre les parties qu’ exemplifie le dessin
de « l’ homme vitruvien » à la Renaissance.

L’ «  homme de Vitruve  » et, de manière dérivée, sa réappropriation à la


Renaissance que l’ on appellera « homme vitruvien », pour le distinguer du canon
antique, ont pour origine le livre III, chapitre I, du De architectura qui établit un
rapport d’ analogie entre les proportions qui conviennent à un édifice et le corps
4. Voir Francesco di Giorgio Martini, Trattati
humain bien formé : di architettura ingegneria e arte militare
[ca  1470-1495], C. Maltese et L. Maltese
Degrassi (éd.), Milan, Il Polifilo, 1967.
L’ agencement d’ un édifice repose sur la symétrie à laquelle l’ architecte doit apporter le
5. De architectura, trad. Cesariano, folio L
plus grand soin. Or celle-ci naît de la proportion qu’ on nomme en grec « ἀναλογία ». La recto, Côme, 1521.
proportion repose sur le rapport mesuré qui existe entre une partie des membres d’ un 6. Voir A. Bruschi, A. Carugo et F. P. Fiore
ouvrage et le tout et sur laquelle on règle les rapports de symétrie. En effet, il n’ y a pas (éd.), De Architectura traslato commentato e
d’ édifice qui puisse être bien agencé sans symétrie ni proportion ; il doit avoir la plus affigurato da Cesare Cesariano 1521, Milan,
grande analogie avec un corps humain bien formé [9]. Il Polifilo, 1981.
7. L. B. Alberti, L’ art d’ édifier [1452], P. Caye et
F. Choay (éd.), Paris, Le Seuil 2004.
8. C. Perrault, Les Dix Livres d’ architecture de
Au chapitre III du livre III, l’ auteur précise que le nombril constitue le centre du Vitruve, corrigez et traduits nouvellement en
françois avec des notes et des figures, Paris,
corps à partir duquel, lorsque le corps est étendu, les mains et les pieds écartés, on chez J. B. Coignard, 1673.
peut tracer un cercle et trouver aussi un carré. Les passages du livre IV, en particulier 9. Vitruve, De architectura, III, 1.
le chapitre I, et du livre VI, en particulier le chapitre II du De architectura, dans
lesquels Vitruve rapproche les proportions qui conviennent à la statuaire de celles
du corps humain, en fonction des ordres, dorique, ionique, corinthien, viennent nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 |  107
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compléter la description. Vitruve y prend pour « module », module qui intervient


dans le calcul des dimensions des parties, les membres du corps humain, jouant
dans son texte sur une ambiguïté offerte par le système métrique des Anciens auquel
l’ auteur fait référence au livre III, chapitre I, de son traité. En effet, il rapproche de
manière équivoque les unités de mesure – le coude, le pied, la paume, le doigt –
de la dénomination des membres du corps humain eux-mêmes  [10]. Au livre IV, il
explique le système modulaire des trois ordres en s’ appuyant sur des rapports de
proportion qui ont, eux-mêmes, une origine anthropomorphique.

Partant d’ un procédé didactique qui vise à faire comprendre à l’ architecte


comment mesurer des longueurs en appliquant une règle de proportionnalité dans
ses calculs, ce en quoi consiste la «  modulation  », la comparaison élaborée par
Vitruve a débouché sur un idéal qui fait de la proportion une condition de la beauté
du corps humain, contrastant, de facto, avec les différences individuelles et la variété
des formes produites par une nature, la « phusis » en grec, mouvante et insaisissable
en elle-même. On trouve déjà dans la statuaire grecque des ve et ive siècles, chez
Polyclète, la formation d’ un canon de beauté fondé sur la loi du nombre et la mesure
qui trouve sa source d’ inspiration dans l’ arithmétique pythagoricienne et qui valorise
la notion d’ « eurythmie  [11] », notion que l’ on retrouve dans le De architectura de
Vitruve comme un principe directeur de l’ art d’ édifier. Aussi, la beauté est, d’ ores et
déjà dans le texte antique, une construction, puisqu’ il est fait abstraction des formes
particulières ; la beauté est une idée qui ordonne la description.
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Un canon de beauté est en soi une abstraction. Qui plus est, un écart s’ est creusé
entre l’ « homme-mesure » tel qu’ il est décrit par Vitruve dans son De architectura et
les représentations d’ inspiration vitruvienne que l’ on trouve à la Renaissance dans
les arts. Ces dernières sont des réappropriations qui impliquent des remaniements
propres au contexte de leur survenue d’ une part, et qui reflètent et sont modelées,
d’ autre part, par la vision du monde propre à cette période charnière que constitue
la Renaissance. C’ est pourquoi on distinguera l’ « homme de Vitruve » qui renvoie
précisément au traité antique de l’ « homme vitruvien » qui s’ en inspire sans lui être
fidèle en tout point. En outre, le regard porté sur cet « homme vitruvien » est lui-
même en partie biaisé dans la mesure où la postérité s’ est focalisée sur le dessin de
1492 de Léonard de Vinci. Il est probablement en partie le fruit d’ une construction
a posteriori de la critique.

Le canon de vitruve et ses remaniements face aux modalites et enjeux de la


représentation du corps humain dans les arts à la renaissance
10. Vitruve, op. cit., III, 2.
11. Voir G. Germann, op. cit., pp. 17-19. La réception et le remaniement du canon de Vitruve sont intimement liés aux
modalités et enjeux de la représentation du corps dans les arts de la Renaissance.
L’ élucidation des conditions de possibilité de ce remaniement et son modus
nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 |  108 operandi requièrent la prise en considération des dimensions historiques,
L’ « homme vitruvien » et les enjeux de la représentation du corps dans les arts à la Renaissance |  LAËTITIA MARCUCCI

épistémologiques, sociologiques et symboliques de ce moment charnière


de l’ histoire occidentale et, plus particulièrement ici, de l’ histoire de l’ art en
Occident. On confrontera les écrits théoriques des artistes aux realia.

Tout d’ abord, le traité de Vitruve trouve, à la Renaissance, un contexte favorable


à sa réception et au remaniement de sa représentation de l’ homme promue
au rang de canon, d’ idéal de beauté, du point de vue de l’ histoire des idées, en
raison de l’ existence de points de continuité avec la conception augustinienne et
thomiste du Beau. L’ esthétique médiévale telle qu’ on la trouve notamment dans
le thomisme a pavé la voie à une réappropriation de la « proportion », qui traduit
le terme « symmetria », et de l’ « eurythmie » vitruviennes. En effet, elle valorise
l’ idéal de sobriété et de juste mesure hérité de l’ Antiquité : « rien de trop », « ni
trop ni trop peu ». L’ esthétique thomiste développe les notions d’ harmonie, de bel
agencement ordonné et équilibré entre les parties, à travers la concordance entre
le Beau, le Bon et le Bien, concordance qui a pour pendant la congruence entre le
beau et la mesure, la forme et l’ ordre et le goût pour la composition. Elle remet au
goût du jour une forme de « kalokagathia » grecque qui postule l’ adéquation entre
l’ apparence physique et la beauté intérieure, en d’ autres termes, la beauté visible
et la vertu de l’ âme sur le plan métaphysique  [12]. L’ équilibre des proportions
associé à la beauté physique refléterait celle de l’ âme. 12. Voir Thomas d’ Aquin, Somme théologique,
II, IIae, q. 169  : «  De la modestie dans la
tenue extérieure ».
En outre, l’ humanisme, le mouvement de retour aux Antiques, l’ essor de 13. Voir P. Caye, Le Savoir de Palladio, archi-
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tecture, métaphysique et politique dans la
l’ imprimerie favorisent sa lecture en latin et sa traduction dans les langues Venise du Cinquecento, précédé du Commen-
vernaculaires. Le De architectura est effectivement largement diffusé, comme taire au « De architectura » de Vitruve : livres
1, 2 et 3 par Mgr Daniele Barbaro, Paris,
l’ attestent ses nombreuses traductions et commentaires, rééditions et adaptations Klincksieck, 1995.
aux xve, xvie et même xviie  siècles, assortis d’  une riche iconographie. 14. Voir A Rovetta, Università Cattolica del
La traduction de 1521 de Cesariano est assortie de nombreuses gravures Sacro Cuore, Milan, 2009, sur les Livres
d’ architecture de Cesare Cesariano, <http://
xylographiques, reprises par d’ autres éditeurs. Son « homme vitruvien » et son architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/
étude sur les proportions du Duomo sont les deux planches les plus célèbres Notice/BPNME276.asp?param>, consulté
le 16/09/2015.
de cet opus. Le canon de beauté qu’ il promeut repose sur la proportionnalité 15. E. Cassirer, Individu et Cosmos dans la phi-
arithmétique. En outre, les commentaires, comme ceux de Barbaro  [13] ou de losophie de la Renaissance [1927], trad. fr.
P. Quillet, suivi de De la pensée de Nicolas de
Cesariano, témoignent des influences locales sur la lecture du traité de Vitruve – Cues, trad. nouvelle M. de Gandillac, suivi
dans le cas de Cesariano, de la culture milanaise et lombarde par l’ entremise de de Le Sage de Charles de Bovelles, trad. fr.
P. Quillet, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
Pier Candido Decembrio, de Bramante, de Léonard, mais encore, notamment,
16. Voir J. Pelseneer, «  Un préjugé de la
de Luca Pacioli et de Franchino Gaffurio [14]. Les préceptes théoriques vitruviens pensée dite scientifique  : microcosme et
sont adaptés au contexte artistique et culturel de l’ époque. macrocosme », in Fédération internationale
des Instituts et Sociétés pour l’ étude de la
Renaissance et ministère de l’  Éducation
nationale et de la Culture de Belgique (éd.),
Cependant que se reconfigurent les manières de se représenter le monde, la
L’ 
Univers à la Renaissance  : Microcosme
pensée du «  macrocosme  » et du «  microcosme  » incorpore, des éléments du et Macrocosme, colloque international
tenu en octobre 1968, Bruxelles, Presses
néoplatonisme, du christianisme et de la théologie médiévale  [15]. Elle est alors universitaires de Bruxelles, Paris, Puf, 1970,
reprise dans tous les champs de la connaissance  [16]. Pour nombre de penseurs pp. 83-88.
tels que Reuchlin, Agrippa, Marsile Ficin, Paracelse, le cosmos est un immense
organisme vivant et animé. Le néoplatonisme et le naturalisme aristotélicien
conjugués débouchent sur l’ idée d’ un homme-microcosme, par exemple chez nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 |  109
études | Varia

Pietro Pomponazzi  [17]. Le néoplatonisme et l’ hermétisme viennent renforcer


l’ idée d’ une unité organique entre le microcosme humain et le macrocosme
de l’ univers. Ils promeuvent une forme de pythagorisme qui met en exergue
l’ harmonie et la proportion  [18]. D’ autre part, alors qu’ on passe d’ un monde clos
à un univers infini, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d’ A. Koyré  [19], les
découvertes dans les sciences et les progrès de l’ instrumentation, notamment
en optique, contribuent à une « géométrisation du regard ». Dans ce contexte,
« l’ homme vitruvien » n’ est plus seulement un « canon » mais il a aussi valeur de
« symbole » manifestant l’ intrication et de la « sympathie mathématique » [20] entre
macrocosme et microcosme. La figure vitruvienne est un « lieu de convergence »
particulièrement remarquable : entre vestiges du passé et savoirs nouveaux, en
elle se résolvent harmonieusement les tiraillements, voire les contradictions,
entre « les points de vue sur l’ homme et sur le monde » qu’ elle concentre [21].

Le regard rétrospectif porté sur la période a contribué à autonomiser la figure


vitruvienne, connue par le plus grand nombre au travers du prisme du dessin de
Léonard de Vinci. Pour autant, le nom de Vitruve n’ est pas une référence creuse,
dénuée de toute implication théorique et concrète. Ses préceptes se conjuguent
avec l’ idéal de proportion porté par une partie des artistes de la Renaissance.
Pour commencer, il est indéniable que les préceptes de Vitruve ont influencé
les architectes de la Renaissance qui l’ ont suivi avec plus ou moins de fidélité.
Que l’ on pense seulement, sans viser l’ exhaustivité et en se limitant aux xve
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et xvie  siècles, à Cesare Cesariano (1483-1543) qui construisit la cathédrale
17. Voir Pietro Pomponazzi, Les Causes des
merveilles de la nature ou les enchantements de Milan, à Daniele Barbaro (1514-1570), commanditaire de la villa Maser et
[1515-1520], rééd. Paris, Rieder, 1930. commentateur du De architectura, ou à Andrea di Pietro della Gondola, dit
18. Voir E. Panofsky, L’ Œuvre d’ art et ses signifi- Andrea Palladio (1508-1580) qui édifia cette bâtisse , mais encore, du côté des
cations : essais sur les « arts visuels » [1955],
trad. fr. M. et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, écrits théoriques, au De re aedificatoria de L. B. Alberti (1404-1472), au Trattato
1969, pp. 85-87. di architettura de Filarète (ca 1400-1469), à l’ œuvre de Francesco di Giorgio
19. A. Koyré, Du monde clos à l’  univers
infini [1957], trad. fr. R. Tarr, rééd. Paris, Martini (1439-1502), sus-citée, qui utilise le dessin à des fins heuristiques et qui
Gallimard, 1973. a dessiné des plans d’ église qui, pour certains d’ entre eux, sont des variations, à
20. L’ 
expression est de R. et M. Wittkower, la manière de Vitruve, sur les proportions du corps humain masculin pris pour
Les Enfants de Saturne  : psychologie et
comportement des artistes de l’  Antiquité canon [23], au Sette libri dell’ architettura (1537) de Sebastiano Serlio (1475-1554),
à la Révolution française [1963], trad. fr. à Jacopo Barozzi da Vignola, dit aussi Vignole (1507-1573), lecteur de Vitruve,
D. Arasse, Paris, Macula, 1985.
21. Voir. P. Francastel, Études de sociologie de auteur de Regola delli cinque ordini d’ architettura (1562), ou encore à Philibert de
l’ art, Paris, Gallimard, 1970, p. 17. l’ Orme (1510-1570) dont Le Premier Livre de l’ architecture (1567) fait largement
22. Voir P. Caye, ibid. référence à Vitruve [24].
23. Voir par exemple F. G. Martini in R. Papini,
Francesco di Giorgio architetto, Florence,
Electa ed., 1946, vol. II, planche 69. L’  influence de Vitruve s’  étend au-delà du monde de l’  architecture. En
24. Voir G. Germann, op. cit., sur le sujet. sculpture, Pompus Gauricus, reprend dans son De sculptura  (1504) le canon
[25]

25. P. Gauricus, De Sculptura, Florence, 1504,


rééd. A. Chastel et R. Klein, Genève, Droz,
de Polyclète et l’ héritage du livre IV du De architectura. Le deuxième chapitre
1969. de son traité s’ intitule d’ ailleurs « De symmetria ». Gauricus essaie de concilier
dans son œuvre la tentation de la proportionnalité géométrique et le rendu
de l’ expression dans les arts. Il influence notamment Paolo Pino, auteur d’ un
nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 |  110 Dialogo di pittura, paru à Venise en 1548 et Francisco de Holanda auteur De la
L’ « homme vitruvien » et les enjeux de la représentation du corps dans les arts à la Renaissance |  LAËTITIA MARCUCCI

pintura antigua, paru à Madrid en 1548. La mathématisation de la représentation


du corps humain intéresse aussi Albrecht Dürer. Certains de ses dessins sont des
variations autour de la figure vitruvienne. Dürer met au point une méthode pour
calculer les proportions dans ses Quatre livres de la proportion. Son traducteur
italien, Gallucci, ajoute un cinquième livre sur la physiognomonie, cet art, cette
technique qui entend connaître et juger un individu, voire prédire son destin, en
étudiant son apparence physique censée refléter fidèlement sa nature profonde et
intérieure. Gauricus, lui aussi, s’ intéresse à la physiognomonie. Il lui consacre le
troisième chapitre de son De Sculptura. Il souhaite rendre ses sculptures vivantes.
La géométrie seule offre des moyens limités que la physiognomonie, appliquée
à l’ art, pourrait suppléer. Dans son passage sur « Des clavicules, de la peinture
et des mamelles  [26] », il fait intervenir les notions de « module » et de « canon
des proportions » à sa paraphrase d’ Adamante de Sophiste, auteur d’ un épitomé
de physiognomonie dans la continuité du Traité de physiognomonie de Polémon
de Laodicée. Alliant le canon vitruvien et la physiognomonie dans la Speculum
phisionomie (1442), le médecin Michel Savonarole déclare s’ inspirer des artistes.
Il se réfère à Polyclète, transmis par Galien, et à Vitruve pour développer son idée
d’ une « simetria hominis » et calculer un canon spécifique à l’ homme.

Cet intérêt pour la physiognomonie dans des écrits théoriques chez des
artistes ou des auteurs déclarant s’ inspirer de ceux-ci témoigne d’ un souci de
l’ humain qui élève la représentation physique du corps au rang d’ enjeu esthétique.
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L’ idéal géométrique du canon de beauté est aux prises avec le rendu des formes
dans leur variété. En effet, l’ héritage vitruvien est pris dans le filet des modalités
de représentation du corps. Schématiquement, on peut distinguer trois voies  :
premièrement la tentation mathématique qui renvoie à un canon de beauté
figé, deuxièmement la typification qui a partie liée avec la physiognomonie et 26. Ibid., pp. 154-155.
troisièmement la représentation du corps en action, en proie aux mouvements de 27. Voir L. Marcucci, « Le rôle méconnu de la
l’ âme, et de ses difformités que l’ influence des traités d’ éloquence et de rhétorique physiognomonie dans les théories et les pra-
tiques artistiques de la Renaissance à l’ Âge
éclaire de même que l’ influence de la physiognomonie qui sous-tend les théories classique  », Nouvelle revue d’  esthétique,
de l’ expression à la Renaissance puis à l’ Âge classique [27]. Paris, Puf, 2015/1, n° 15, pp. 123-133.
28. Voir E. Panofsky, Idea  : contribution à
l’ histoire du concept de l’ ancienne théorie
Les frontières entre ces trois voies sont plus ou moins poreuses selon de l’ art [1924], trad. fr. H. Joly, préface de
J.  Molino, Paris, Gallimard, 1995, pp. 63-
les artistes. Perugino, Boticelli, Filippo Lippi, Fra Angelico, par exemple, 66  ; M.  Barasch, «  Character and physio-
reproduisent dans leurs peintures des types physiognomoniques au détriment gnomy: Bocchi on Donatello’ s St George.
A Renaissance text on expression in art  »,
de l’ expressivité des visages. Donatello et le Bernin, en revanche, utilisent des Journal of the History of Ideas, New York,
éléments de physiognomonie dans leurs sculptures pour rendre les visages plus Baltimore, John Hopkins University Press,
1975, pp. 413-430.
expressifs  [28]. Léonard fait de même lorsqu’ il dénie toute validité scientifique à
29. Léonard de Vinci, Traité de la peinture, [1490-
la physiognomonie pour retenir cependant son utilité en tant qu’ « outil » pour 1517], 1651 pour la première éd. à partir du
Codex urbinas latinas 1270, A. Chastel (éd.),
l’ artiste [29]. Son dessin de la figure vitruvienne à la plume et à l’ encre, conservé à Paris, Berger-Levrault, 1987, pp. 250-251,
Venise dans la Galleria dell’ Accademia et qui a acquis une valeur iconique, illustre 248 C. U. 109 r. v., MCM 425.
son attention aux proportions – il a par ailleurs illustré La Divine Proportion de
Luca Pacioli – alors même qu’ il introduit des réajustements « pseudo-varroniens »
dans le canon vitruvien afin d’ obtenir une représentation harmonieuse de nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 |  111
études | Varia

l’ «  homme microcosme  ». En effet, si le centre du cercle est bien le nombril,


celui du carré se situe au niveau des parties génitales. Il adapte le canon et l’ idéal
de beauté qu’ il incarne à sa propre vision de l’ harmonie. Il arrive que le canon
que représente la figure vitruvienne soit rompu au profit de l’ expressivité et du
réalisme de la représentation des visages et des corps. On pensera, par exemple, à
L’ Enfant mordu par un crabe de Sofonisba Anguissola, aux bouches hurlantes ou
déformées, par exemple dans le Massacre des Innocents de Guido Reni ou dans
les études de têtes de Léonard de Vinci, sensible par ailleurs au rendu pictural
des « moti animi », ou encore à l’ accentuation des traits dans l’ Allegra compagnia
de Bartolomeo Passerotti, mais aussi au grotesque et aux caricatures qui
amplifient les déformations des corps représentés, à l’ opposé du canon de beauté
qu’ exemplifie la figure vitruvienne. Cet infléchissement est caractéristique d’ un
devenir pathognomonique de l’ art qui va de pair avec la naissance de l’ individu
au sens moderne du terme en Occident.

Le texte du De architectura de Vitruve est réinterprété à la Renaissance dans


le contexte de l’ humanisme et du retour aux Antiques. La figure vitruvienne
et les variations auxquelles elle donne lieu dans les arts révèlent une grande
diversité de formes quand bien même la référence à Vitruve subsiste dans les
écrits théoriques. Entendue comme un «  canon  », un idéal de beauté fondé
sur une proportion arithmétique, elle n’ est guère conciliable avec la recherche
de l’ expressivité de la figure humaine qui s’ accentue à l’ aube de la conception
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moderne de l’ art. Le « canon » tend à céder la place à l’ « organon ». Les artistes
influencés par Vitruve adaptent ses préceptes aux exigences de leur art et aux
modalités de la représentation du corps humain qui leur sont corrélées. Avant
de devenir un canon, les passages retenus du De architectura font de l’ homme un
instrument de mesure pour l’ art d’ édifier. Dans les arts à la Renaissance, c’ est bien
l’ homme qui est au centre des préoccupations. C’ est là le point de convergence
le plus fort entre l’ écrit antique et les productions artistiques de la Renaissance.
Proportion, physiognomonie et expressivité ne prennent sens qu’ au regard de
l’ homme à un moment charnière de l’ histoire de l’ art et des représentations. La
figure vitruvienne permet de prolonger la réflexion sur la place de l’ homme et ce
qui le rend proprement humain.

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