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NOUS AVONS LU

L’INGÉNIEUR, LE MANAGER
ET L’ASTRONAUTE*

PAR HERVÉ LAROCHE


Professeur, Groupe ESCP

Au terme d’une enquête exemplaire,


Diane Vaughan publie «The Challenger Launch Decision».
Bien plus que le récit de la genèse d’un accident
ou de la faillite d’une technologie, ce livre est un extraordinaire voyage
au cœur des organisations. Pour elle, la catastrophe de Challenger,
c’est avant tout l’histoire de gens qui, en travaillant ensemble,
ont construit des schémas les ayant rendus aveugles
aux conséquences de leurs actions.
* Note critique
sur l’ouvrage : Il est alors urgent de s’interroger sur la sécurité,
Diane Vaughan,
«The
Challenger
la fiabilité et la qualité des organisations
Launch
Decision : Risky qui aujourd’hui font notre vie car, face à elles,
Technology,
Culture, and
Deviance at
que l’on soit ingénieur, manager ou sociologue,
NASA»
The University nous sommes tous des astronautes.
of Chicago
Press,
Chicago,
1996, 575 p.
SCOTT ANDREWS/PICTURE GROUP/RÉA

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Le 28 janvier 1986, Morton Thiokol (MTI), auraient sente au long de ces 575 pages
soixante-treize secondes après la en quelque sorte joué à la “rou- fort denses, à l’issue d’une
mise à feu, la navette spatiale lette russe”, assumant le risque enquête de neuf ans. Elle
américaine Challenger explose d’une catastrophe en raison des constate que les règles et les
dans le ciel de Floride. Les sept enjeux économiques et symbo- procédures de la NASA ont été
membres de l’équipage sont liques d’un report de lancement respectées, même lors des pro-
tués. Les causes techniques de pour la NASA et MTI. L’accident cédures dérogatoires ; que la
l’accident sont rapidement aurait été la conséquence d’un notion de “risque acceptable” est
connues : il est imputable au pari perdu. courante dans les activités de ce
mauvais fonctionnement d’un Ordre secret ou pari type et ne traduit en elle-même
joint (O’ring) sur un des propul- perdu : qu’on localise le décideur aucun renoncement ; que, si les
seurs à poudre (booster). La ultime dans ou en dehors de l’or- enjeux étaient présents, ce
Commission Présidentielle, nom- ganisation, il reste que cette n’était nullement sous la forme
mée aussitôt après la catas- décision, dans ces deux versions de pressions exercées par des
trophe, produit un travail consi- du drame, a bien tous les attri- individus sur d’autres individus ;
dérable de collecte d’informa- buts d’une décision rationnelle : que les managers et les ingé-
tions et d’analyse et le rapport objet, moment, acteur et choix nieurs, loin de s’opposer, ont
qu’elle remet six mois plus tard sont clairement définis. Quand à vécu dans la même réalité psy-
montre que l’accident semble ce qui les relie, c’est un calcul. chologique et organisationnelle.
avoir été le fruit d’une longue Abordant la catas- Sa conclusion peut se résumer
histoire technique et organisa- trophe de Challenger comme un ainsi : “The explanation of the
tionnelle qui trouve son origine cas de “malconduite” (miscon- Challenger launch is a story of
dans un processus décisionnel duct), thème qui est alors son how people who worked toge-
complexe. Néanmoins, les orien- domaine de recherche, Diane ther developed patterns that
tations de ce rapport sont ensui- Vaughan cherche d’abord à véri- blinded them to the conse-
te contestées. Un soupçon pèse fier cette hypothèse, dite du quences of their actions.” (3) [p.
sur la Commission : elle aurait “calculateur amoral” (amoral cal- 409].
eu pour souci premier de proté- culator) : la conduite fautive
ger la Maison Blanche et le résulte d’un calcul probabilisé
Président Reagan. Derrière cette sur les coûts et bénéfices liés au
accusation, se profile une des respect (ou à la violation) des LA NORMALISATION
explications possibles de l’acci- règles. Si elle écarte rapidement DE LA DÉVIANCE
dent : bien que les risques aient et nettement la thèse de l’ordre
été correctement évalués, les “venu d’en haut”, elle reste atta-
décideurs ont obéi à un ordre chée, dans un premier temps, à
présidentiel. Ce lancement de la repérer les écarts et les viola- Plus encore que la
navette était en effet un élément tions que les acteurs auraient Commission Présidentielle,
d’un programme de communica- commis par rapport aux règles Diane Vaughan insiste sur l’an-
tion de la Maison Blanche, avec et aux objectifs associés à leur crage historique de la catas-
notamment la présence dans mission. Les indices ne man- trophe. Le processus clef est
l’espace d’une institutrice devant quent pas : dérogations sus- celui de l’estimation du risque
donner une leçon en direct de pectes permettant de contour- que les joints font courir au sys-
l’espace. ner les règles de communication tème technique. Ce risque a été
hiérarchique (les fameuses sérieusement - mais non correc-
“dérogations” -waivers) ; passi- tement - évalué, traité et pris en
vité face à un “risque acceptable” compte par la Nasa et son
CHALLENGER : qui ne l’était manifestement contractant MTI, expose Diane
UN PARI PERDU ? pas ; rappel brutal des enjeux à Vaughan [ch. 3, 4, 5]. La
ceux qui expriment leurs doutes construction du risque s’appuie
(le célèbre : “My God, Thiokol, sur deux croyances initiales :
when do you want me to launch,
Bien que non explicite- next April ?” (1) lancé lors de la
ment développée par le rapport téléconférence la veille du lance-
de la Commission, une autre ment), appel aux “sens des res- (1) «Bon dieu, Thiokol, quand voulez-
vous que je lance, en avril ?»
explication, couramment évo- ponsabilités” (“It’s time to take (2) «C’est le moment d’enlever ton
quée dans la presse du moment, off your engineering hat and to chapeau d’ingénieur et de mettre ton
reprend l’idée d’une décision de put on your management chapeau de manager».
lancement fondée sur une esti- hat” (2) , à l’attention d’un vice- (3) «L’explication du lancement de
Challenger est l’histoire de gens qui, en
mation correcte des risques. Les président de MTI). travaillant ensemble, ont construit des
managers de la NASA et de son C’est pourtant la thèse schémas qui les ont rendus aveugles
sous-traitant pour les boosters, inverse que Diane Vaughan pré- aux conséquences de leurs actions».

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– le design des joints est fiable


car il a fait ses preuves opéra-
tionnelles sur les fusées Titan ;
– la sécurité est renforcée par le
doublement du dispositif, qui
assure une redondance.
Ces deux idées sont les
bases d’un processus de “norma-
lisation de la déviance”. Celui-ci
prend la forme d’un cycle de
cinq opérations qui se répète
chaque fois que des anomalies
graves sont constatées :
1. signes d’un danger potentiel
(le plus souvent, anomalies
constatées à l’analyse des joints
sur les boosters récupérés après
un vol) ;
2. acte officiel reconnaissant un
risque accru (enregistrement
Les causes techniques
des anomalies dans les procé- de l’accident de
dures de suivi de problèmes) ; Challenger sont
3. examen des preuves (ana- rapidement connues :
lyses, tests, etc.) ; il est imputable
4. acte officiel indiquant l’accep- au mauvais
tation du risque (examen du fonctionnement d’un
problème lors des procédures de joint (O’ring) sur un
revue préparatoire) ; des propulseurs à
5. lancement de la navette et poudre (booster).
succès.
Le premier cycle
(1977-1981) est initié par des
tests insatisfaisants, qui donnent
lieu à controverses entre ingé-
nieurs. La mise à feu du booster
provoque en effet une déforma-
tion (rotation) qui semble affec-
ter le fonctionnement du joint.
Malgré des opinions différentes
sur les mesures, les conditions
expérimentales et le fonctionne-
ment réel, un accord s’établit :
bien que le joint ne fonctionne
pas comme prévu, il ne constitue
pas un danger. La certification
du booster, la classification du
joint comme dispositif redon-
dant, et le succès du premier vol
confirment et institutionnalisent
ce jugement, ainsi que les argu-
ments, méthodes et mesures qui
l’appuient.
Le second cycle [p.
124] est déclenché en 1981 par
la constatation d’une “érosion”
STEVE STARR/SABA/RÉA

lors du second vol : le premier


joint a été endommagé par les
gaz qui s’échappent du booster.
Il se clôt avec le troisième vol,
sans érosion. Sur les vols sui-
vants, l’érosion se reproduit

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quatre fois. Elle devient un phé- formance diminuée (fonctionne- ment par le style de manage-
nomène normal et, dans une ment dégradé des joints) tant ment en vigueur au Marshall
certaine mesure, attendu. que celle-ci permet de satisfaire Space Flight Center ;
En 1985, les incidents les demandes internes et - une culture de “coût et délai”,
se multiplient. Notamment, le externes (rythme des vols, proche d’une logique d’entrepri-
second joint, considéré comme délais) : tant que les navettes se, qui répond à l’exigence
un substitut au premier en cas volent, le problème est, somme d’équilibre financier et d’efficaci-
de dysfonctionnement, est éga- toute, secondaire. té opérationnelle pesant sur la
lement érodé. Ce constat donne Le savoir accumulé sur NASA, et dont la légitimité de la
lieu à un autre cycle [p. 170], les joints à partir des croyances NASA est l’enjeu.
sans doute celui qui implique le initiales permet de justifier une Les ingénieurs ont
plus grand nombre d’acteurs et telle attitude. Il fonctionne à la pleinement intégré le jeu de ces
voit le problème recueillir l’at- manière d’un paradigme scienti- trois logiques : technique,
tention la plus forte. Néanmoins, fique, produisant des explica- bureaucratique et politique. Les
à l’issue du processus, le phéno- tions plausibles aux phénomènes contradictions qu’elles présen-
mène est vu comme acceptable. nouveaux (les incidents) sans tent entre elles engendrent une
Le dernier cycle est le que les hypothèses initiales (le forte pression et restreignent
plus bref. Il est déclenché la design est fiable, le dispositif est l’expression de la culture tech-
veille du lancement de redondant) soient jamais nique traditionnelle, mais sans la
Challenger, vingt-cinquième vol, remises en cause. Lors de la télé- faire disparaître.
par les inquiétudes de certains conférence, les observations qui Enfin, l’analyse de la
ingénieurs au vu des prévisions alertent certains experts sont production, de la circulation et
météorologiques, qui annoncent jugées non recevables car non de l’utilisation de l’information à
des températures inférieures à conformes aux critères de l’intérieur de la NASA conduit
toutes celles connues lors des sérieux scientifique prétendu- Diane Vaughan à identifier un
vols précédents. Une téléconfé- ment requis. Cette dévalorisa- phénomène de “secret structu-
rence (voir encadré) rassemble tion de l’information qui contes- rel” (structural secrecy) [ch. 7].
ingénieurs et managers de MTI te un paradigme est un moyen La structure organisationnelle
et de la NASA, présents sur plu- de défense fréquemment utilisé est, en elle-même et indépen-
sieurs sites, pour étudier le pro- par les tenants du paradigme en damment de toute intention par-
blème de l’influence de la tempé- place. ticulière, un facteur de rétention
rature sur le fonctionnement des d’information. Trois niveaux doi-
joints. C’est la première fois que vent être distingués : les ingé-
le cycle a lieu si près d’un lance- nieurs, les managers, et les ins-
ment. C’est également la pre- CULTURE tances de contrôle. Pour les
mière fois qu’il va jusqu’à une DE PRODUCTION ingénieurs, les signaux informa-
recommandation de non-lance- tionnels avertissant du danger
ment de la part du contractant. ET CONFINEMENT sont pris dans un flux d’autres
Néanmoins, le risque que repré- DE L’INFORMATION signaux (positifs, ceux-là), qui en
sente la basse température est diluent et en brouillent la signifi-
accepté, comme l’ont été, aupa- cation. Leur impact potentiel
ravant, la rotation, l’érosion du s’affaiblit au fil du temps (de
premier joint, et l’érosion du Si ce “paradigme” a pu l’accumulation des signaux, des
second. résister aux infirmations que décisions emboîtées, des vols...)
Ainsi les écarts par constituent les incidents à la gra- par un processus naturel d’enga-
rapport à la performance atten- vité croissante, c’est parce que, gement (commitment) [cf.
due sont-ils “normalisés”, c’est- selon Diane Vaughan, il s’inscrit p. 249], qui conduit les ingé-
à-dire interprétés comme dans un contexte qui le soutient nieurs à aligner leurs interpréta-
conformes aux normes de sécu- et le renforce : une “culture de tions et leurs actions du moment
rité, celles de l’aéronautique, production” [ch. 6]. La culture sur leurs interprétations et
celles de la NASA. Il est à noter technique originelle de l’aéro- actions précédentes, de manière
que ce processus implique une nautique, extrêmement sensible à préserver la cohérence, et
importante activité de traite- aux questions de sécurité, s’est donc la légitimité, de leur com-
ment de l’information et se en effet “enrobée” de deux portement. Les managers, du
déroule en conformité avec les autres cultures : fait de la complexité de la struc-
procédures officielles. Diane - une culture bureaucratique née ture et des problèmes, sont eux-
Vaughan le rapproche de deux de la croissance de la Nasa et des mêmes dépendants des circuits
concepts bien connus : celui de contraintes imposées par la poli- d’information.
“satisficing” (Simon), et celui de tique ultra-libérale de Reagan En raison de la masse
“paradigme” (Kuhn). En effet, la sur les agences gouvernemen- considérable de papier produite,
NASA s’accommode d’une per- tales ; elle est renforcée locale- de la banalisation du risque dans

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le langage officiel et de la règle Par sa dimension et


du management par exception UNE APPROCHE par sa qualité, le travail est
(dans les revues, par exemple, exceptionnel (5). On y trouve
on ne parle que des problèmes
INSTITUTIONNALISTE une nourriture intellectuelle
où des faits nouveaux sont inter- abondante et variée, tant l’analy-
venus), le processus d’absorp- se est fouillée, serrée, et couvre
tion d’incertitude (au sens de S’excusant d’avoir un vaste registre de phéno-
March & Simon) se généralise. consacré 575 pages serrées à mènes. A remarquer tout parti-
Les managers n’ont pas accès l’étude d’un cas qui ne devait culièrement l’analyse des
aux sources d’information, ils constituer au départ qu’un cha- “signaux” informationnels et de
n’ont d’ailleurs ni les capacités pitre parmi d’autres, Diane leur traitement par l’organisa-
matérielles, ni la disponibilité Vaughan plaide avec raison : tion. En reconstituant très préci-
pour ce faire. Ils sont donc “(...) a full case analysis that sément les informations telles
dépendants d’informations déjà makes macro-micro connections qu’elles apparaissaient, en situa-
traitées, sélectionnées, forma- by incorporating both organiza- tion, aux participants, Diane
tées. Quant aux instances de sur- tion in history and organization Vaughan rappelle de manière Le contexte
veillance et de contrôle et as history inevitably leads to a brillante qu’une information organisationnel et,
notamment celles spécifique- big book”. (4) [p. 462]. n’existe pas indépendamment de au-delà, la situation
ment chargées de la sécurité et L’organisation dans l’histoire, qui en est porteur, de qui la de la NASA dans
de la fiabilité, elles n’échappent c’est le processus qui se déroule reçoit, du canal qui la véhicule, l’univers social et
politique, constituent
pas à ce confinement : affaiblies dans un contexte qui dessine un des informations accumulées et la structure dans
par les économies budgétaires, réseau complexes de forces, stratifiées par l’expérience et laquelle s’ancre, se
dépendantes hiérarchiquement contraintes, élans. L’organisation l’apprentissage, et, surtout, des développe, se fabrique
ou informationnellement de la comme histoire, c’est le proces- autres informations qui se pré- une «culture» du
structure opérationnelle, elles ne sus qui se construit, au sein de sentent simultanément à l’atten- risque acceptable.
sont pas en mesure de jouer le ce réseau, à travers une dyna-
rôle d’alerte qui leur incombe. mique qui lui est propre.
Aussi la téléconféren- L’explication que propose Diane
ce, moment-clef en apparence, Vaughan s’inscrit dans un cou-
n’est-elle que l’aboutissement de rant institutionnaliste [p. 404].
ces trois phénomènes : normali- Il s’agit d’un institutionnalisme
sation de la déviance, intégration fortement cognitif, dans la
des impératifs bureaucratiques mesure où ce sont les processus
et politiques, et confinement de de construction du sens qui sont
l’information [ch. 8 et 9]. Ils s’y au coeur de sa démonstration.
déploient dans un mélange Les schémas (patterns) qui aveu-
d’ordre et de confusion. Par glent les participants sont avant
exemple, en rendant impossible tout des processus et des struc-
la communication non verbale, le tures cognitives qui construisent
dispositif technique de la télé- progressivement une apprécia-
conférence - pratique pourtant tion du risque comme “accep-
usuelle - contribue au confine- table”. Le contexte organisation-
ment de l’information et favori- nel et, au-delà, la situation de la
se le respect des rôles hiérar- NASA dans l’univers social et
chiques. politique, constituent la structu-
Dans le même temps, re dans laquelle s’ancre, se déve-
l’analyse produite par MTI à l’ap- loppe, se fabrique cette “cultu-
pui de sa recommandation initia- re” du risque acceptable.
le (négative) est décousue et
ambiguë. Les tableaux et gra-
(4) «(...) une analyse de cas complète,
phiques (charts) présentés qui établit des connections macro-micro
mêlent des éléments contradic- en incorporant à la fois l’organisation
CRAIG TRUMBO/PICTURE GROUP/RÉA

toires, puisque des tableaux et dans l’histoire et l’organisation comme


calculs anciens, déjà exhibés lors histoire, mène inévitablement à un gros
livre».
de revues précédentes, qui ont (5) Dans son compte-rendu, Karl E.
conclu au lancement, sont réuti- Weick ne cache pas son enthousiasme :
lisés pour démontrer un résultat «a work of scholarship that is without
inverse. Le processus de norma- equal in organizational studies»
(Administrative Science Quaterly, June
lisation de la déviance y déroule 1997, p. 396) – «un travail de
une dernière fois son cycle ratio- recherche qui est sans égal dans le
nalisateur. champ de l’étude des organisations».

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tion. On est ici bien loin du calcul amoral. Sous la casquette elle-même façonnée par des pro-
concept abstrait dont l’économie du manager, il y aurait un cessus sociaux par nature (juge-
ou les sciences cognitives font homme qui prend en compte un ments élaborés à travers des
parfois, avec facilité, une sorte ensemble plus vaste de para- interactions, véhiculés par des
d’unité élémentaire de la réalité mètres et, notamment, qui anti- procédures, formatés par des
sociale, particule sans attache cipe les conséquences écono- catégories et des règles, etc.).
dont il conviendrait d’accélérer miques, pour sa firme, des déci- Ne l’ont-ils pas com-
sans fin la circulation. sions à prendre. Le manager pris, les participants à la télécon-
Au-delà de cette réaliserait ainsi un double reca- férence, après deux heures de
richesse analytique, la thèse drage : il embrasse une portion discussion, après dix ans d’inter-
défendue par Diane Vaughan est plus vaste de la réalité, au-delà action ? Imaginons ceci : ils l’ont
très convaincante. Pour tous de celle, toute physique, des compris, mais aucun n’ose le
ceux qui cherchent à com- joints et des gaz brûlants, et il ne dire, car ils ne savent pas où cela
prendre le fonctionnement des se contente pas de l’analyser, les mènerait. Dans la confusion
organisations, elle constitue un comme le ferait l’ingénieur, de informationnelle au milieu de
éclairage capital. Pour qui se manière à en établir les caracté- laquelle ils se débattent, la cou-
soucie de leur management, elle ristiques exactes, mais lui leur des casquettes paraît sans
peut toutefois laisser un senti- applique une volonté, s’engage doute un repère auquel ils pen-
ment de légère frustration. par rapport à elle, fait un pari. Il sent pouvoir se raccrocher.
Essayons en effet d’envisager le y aurait ainsi, entre l’ingénieur Le fameux “Put on
cas Challenger, et l’analyse qu’en et le manager, une différence de your management hat” prend
fait Diane Vaughan, sous l’angle logique irréductible. On ne peut ainsi un autre sens. Diane
de ce qu’on pourrait appeler la porter deux chapeaux à la fois. Vaughan a raison d’en minimiser
logique de l’action managériale. Il est frappant de la portée mais, se satisfaisant de
Je le ferai en considérant les constater que cette représenta- ce résultat, elle se soucie peu
oppositions, vraies et fausses, tion des rôles, communément d’en dégager le sens. Plus
qui traversent ce livre : répandue, est également parta- qu’une résolution, plus qu’une
– entre l’ingénieur et le mana- gée par les protagonistes du revendication de pouvoir, c’est
ger, drame. C’est au nom de la légiti- une sorte de résignation qui
– entre le calcul et la culture, mité managériale que les experts transparaît dans les mots de
– entre la (le) sociologue et le de MTI justifient leur respect de Mason : continuons à jouer ce
(la) manager. la décision finale des vice-prési- jeu, puisqu’il n’y en a pas
dents, leur silence après l’annon- d’autre. S’il y a un appel à la soli-
ce de la recommandation positi- darité, c’est peut-être à celle qui
ve, leur passivité pendant les naît du désarroi. Solidarité non
L’INGÉNIEUR heures qui suivent la téléconfé- pas à l’intérieur du groupe des
ET LE MANAGER rence jusqu’au lancement. managers, contre les
Or, toute l’analyse de ingénieurs ; mais solidarité entre
Diane Vaughan démontre l’inani- les managers et les ingénieurs,
té d’une telle distinction. Tout dans le respect des rôles, de la
“It’s time to take off d’abord, les managers de MTI fiction qui fonde leur légitimité
your engineering hat and to put comme ceux de la NASA sont respective (7).
on your management hat” (6) . tous des ingénieurs de forma- Il est tentant de rap-
Cette injonction est prononcée, tion, ayant fait leurs preuves procher la distinction ingé-
sur un ton qui n’a rien de com- dans des missions techniques nieur/manager d’autres fictions,
minatoire, par Mason, vice-pré- avant d’accéder à leurs fonctions tout aussi fondatrices de l’ordre
sident de MTI, à l’attention de managériales. Ensuite, et cela décisionnel : administration/poli-
Lund, vice-président Engineering est bien plus important, le pro- tique, par exemple, dans la
de la même compagnie, après cessus de construction du risque sphère publique ; formula-
que la téléconférence ait été sus- dévoilé par Diane Vaughan tion/mise en oeuvre, dans le
pendue (à la demande de MTI). démontre que les ingénieurs, domaine de la stratégie d’entre-
Lorsque la téléconférence loin d’avoir un accès privilégié à prise. Récits tout prêts de la
reprend, une demi-heure plus la réalité physique, mêlent inex- décision en procès, que les parti-
tard, le représentant de MTI tricablement, dans leurs activités cipants, malgré les signes
annonce que MTI recommande d’interprétation, les contraintes contradictoires qu’ils reçoivent,
le lancement. physiques et les contraintes maintiennent vivants pour se
Dans cette phrase, on sociales (bureaucratiques et poli- maintenir eux-mêmes vivants, se
peut voir une pression exercée tiques, notamment à travers l’in- voir acteurs, pouvoir continuer.
sur Lund, un appel à la solidari- ternalisation des contraintes de Ainsi des planificateurs étudiés
té, au courage et, donc, une coûts et de délais) ; l’appréhen- par Feldman (8), désabusés et
manière de l’embarquer dans le sion de la réalité physique est meurtris de voir leurs analyses

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et leurs recommandations igno- demander si cette opposition portement de ceux qu’elle


rées ou détournées par les n’est pas poussée trop loin. Dans désigne elle-même comme les
hommes politiques pour lesquels son acharnement à contrer la acteurs centraux du processus :
ils travaillent, mais néanmoins thèse du calculateur amoral, les Project Managers [p. 215],
accrochés à leur foi en la planifi- Diane Vaughan se montre très et notamment le responsable du
cation, en la nécessité de l’analy- réceptive aux protestations de projet “booster” pour la NASA
se et du calcul, en l’utilité des bonne foi des ingénieurs, qui (Larry Mulloy). C’est en effet à
planificateurs. tiennent notamment à démon- Mulloy que l’on a reproché
Allons plus loin encore trer leur respect scrupuleux des d’avoir bloqué l’information sur
sur cette idée. Si les ingénieurs règles et procédures de la NASA, les problèmes des joints de
de MTI et de la NASA consentent malgré la masse de paperasserie manière à ne pas alerter la hié-
sans peine à rester dans leur qu’elles impliquent. Cette insis- rarchie de la NASA. C’est égale-
domaine du calcul et des don- tance sur le respect des règles ment lui qu’on accuse d’avoir
nées, les managers eux-mêmes finit par éveiller un soupçon. fait pression sur MTI lors de la
se gardent bien d’intervenir sur Qu’il n’y ait pas eu de pari expli- téléconférence. Comment cet
le territoire des ingénieurs. Il est cite est raisonnablement établi. homme, qui était “le lien entre
remarquable, en effet, que ce Mais qu’il y ait pu avoir une les évaluations du risque élabo-
soit une application excessive- exploitation “intelligente” des rées par les ingénieurs et les
ment sévère des critères “scien- règles et procédures (cependant, actions des administrateurs au
tifiques” qui ait conduit à rejeter formellement correcte), de sommet” [p. 215], qui se situait
les analyses de MTI, en y rele- manière à contenir les pro- au carrefour des trois impératifs
vant des incohérences, en y blèmes et ainsi à préserver les (sécurité technique, efficience
pointant le peu de fondement et positions et intérêts des mana- bureaucratique et responsabilité
en niant la valeur subjective des gers, cela demeure une hypothè- politique), s’est-il “débrouillé” ?
jugements des experts. Une se parfaitement envisageable, Il est dommage que cette ques-
rationalité managériale bien que Diane Vaughan ne cherche tion ne fasse pas l’objet d’un
comprise aurait pu se saisir, non pas à étayer. En d’autres termes, traitement spécifique dans le
pas des données elles-mêmes, et c’est une évidence après les livre. Interrogé par Diane
trop confuses, mais de leur travaux de Crozier & Friedberg Vaughan, Mulloy explique que
confusion et de leur ambiguïté. ainsi que ceux de J.D. l’analyse de MTI était stupide
Elle n’aurait pas méprisé les Reynaud (10), le respect des (dumb), et que si MTI avait
jugements “intuitifs” des règles ne signifie pas l’abandon
experts. Elle aurait pu, en de tout calcul. L’usage des règles
somme, moins focalisée sur une est également producteur d’une
réalité physique inaccessible, culture, tout comme l’interpré- (6) cf. note 2 supra.
interpréter la réalité sociale tation de l’information. Il n’y a (7) Fiction sur le plan de l’action
comme un signe de danger. pas de raison pour que les organisationnelle, la distinction
ingénieurs-managers ne l’est peut-être
acteurs, “victimes” d’un proces- pas sur le plan de la responsabilité par
sus de normalisation au niveau rapport à une faute. Qu’il s’agisse de
de l’estimation des risques, aient justifier un report de lancement ou de
répondre d’un accident, il existe lors de
LE CALCUL été “épargnés” sur le versant
la téléconférence un enjeu qui est sans
ET LA CULTURE organisationnel de leur activité. doute anticipé par les participants :
En d’autres termes, il n’y a pas quelle que soit la forme du chapeau
plus de raison de prendre pour (ingénieur ou manager), quelqu’un sera
argent comptant la transparence peut-être tenu de le porter... Cette
piste est largement négligée par Diane
La stratégie de présen- qu’ils s’attribuent quant au res- Vaughan et, de manière générale, par
tation utilisée par Diane pect des procédures que de les les approches organisationnelles. Je
Vaughan, constante au fil des suivre dans leur estimation des dois à une suggestion de Hervé Dumez
chapitres, est d’exposer tout risques “acceptables”. de pouvoir la signaler ici.
(8) Feldman, M.S., Order without
d’abord l’explication d’un épiso- Mettre en doute la Design : Information Production and
de ou d’un aspect de l’histoire de pureté des comportements Policy Making, Stanford (Calif.),
Challenger selon la thèse du cal- bureaucratiques, soupçonner Stanford University Press, 1989.
culateur amoral (du pari perdu), des calculs dans et sur les règles, (9) «le cas est une affaire de rationalité
puis de lui opposer sa propre ne revient pas à se ranger du individuelle irrémédiablement
entremêlée avec une position dans une
thèse, celle de la construction côté de la thèse du calculateur structure».
d’une culture. Au total, soutient amoral. L’alternative construite (10) Crozier, M. & Friedberg, E.,
Diane Vaughan, “the case is a par Diane Vaughan semble L’acteur et le système, Paris, Seuil,
picture of individual rationality excessivement réductrice. Ceci 1977 ; Friedberg, E., Le pouvoir et la
règle, Seuil, Paris, 1993 ; Reynaud,
irretrievably intertwined with n’affaiblit pas son analyse, mais J.D., Les règles du jeu : action
position in a structure” (9) [p. en limite la portée car elle collective et régulation sociale, Paris,
405]. Néanmoins, on peut se n’épuise pas l’énigme du com- Armand Colin, 1989

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LA VEILLE DU LANCEMENT
À la veille du lancement de Challenger, sage pas de passer outre son avis.
les prévisions météorologiques sont un souci MTI demande une interruption de la
majeur, à divers titres. Une téléconférence est téléconférence pour cinq minutes. Chez MTI, la
organisée pour évaluer l’effet des températures discussion reprend, puis Mason, senior vice-pré-
attendues, exceptionnellement basses, sur le sident, annonce “une décision de management”,
fonctionnement des joints des boosters. Elle ras- ce qui isole les quatre vice-présidents présents
semble trente-quatre personnes de MTI et de la du groupe des ingénieurs. Cependant deux
NASA, dispersées sur trois sites (Utah, Alabama, experts reviennent expliquer leurs conclusions,
Floride). Elle dure environ deux heures et demie. qui vont dans le sens du report du vol.
Les administrateurs de la NASA (niveaux I et II) Les managers de MTI se prononcent
n’en sont pas avertis et ne le seront pas à son ensuite chacun en faveur du vol. Au dernier, qui
issue. hésite, Bob Lund, Mason dit : “C’est le moment
MTI présente des données et sa d’enlever ton chapeau d’ingénieur et de mettre
recommandation, qui est de ne pas lancer la ton chapeau de manager”. Sur les autres sites,
navette. Une discussion technique très animée on s’attend à ce que MTI maintienne sa recom-
s’engage alors. Les données des experts de MTI mandation négative. On envisage les moyens de
sont contestées, ainsi que les conclusions qu’ils joindre les administrateurs de la NASA, les dis-
en tirent. En particulier, la température minima- positions techniques à prendre pour l’arrêt de la
le que MTI estime nécessaire pour lancer en procédure de lancement. La téléconférence
sécurité est jugée exagérément élevée et en reprend une demie heure après l’interruption.
contradiction avec les spécifications du booster. Joe Kilminster, vice-président de MTI, annonce
Larry Mulloy, manager, responsable pour la un changement de position et expose l’analyse
NASA du projet booster, souligne les consé- technique qui le soutient. Un des managers de la
quences d’une telle position : “Bon dieu, Thiokol, NASA demande si quelqu’un veut faire un com-
quand voulez-vous que je lance, en avril ?”. mentaire. Il n’y a aucune réponse. La recomman-
Un autre responsable de la NASA se dit dation est envoyée par fax à la NASA. La télé-
“atterré” par les positions de MTI, mais n’envi- conférence prend fin.

maintenu sa recommandation Vaughan rend bien compte de Pour échapper à cette


négative, il aurait eu à la présen- cette pression généralisée. fausse évidence du risque, on
ter au niveau hiérarchique supé- Cependant, elle n’en fait guère peut tout aussi bien être tenté
rieur le lendemain. “I would’ve plus qu’un facteur renforçant les par l’idée selon laquelle il a été
felt naked” (11), avoue Mulloy. effets du processus cognitif de ignoré, soit du fait d’une patho-
Éviter de se retrouver normalisation du risque, et non logie organisationnelle (la NASA
“à poil”, naviguer entre ceux qui un élément autonome de l’action a été décrite par beaucoup, et
risquent toujours d’échapper à de ces participants essentiels. notamment par la Commission,
son contrôle et ceux qui le comme un capharnaüm bureau-
jugent, gérer l’interface entre cratique), soit du fait d’une
l’action concrète et l’évaluation pathologie psychosociale (le
de l’action, c’est là une préoccu- LA (LE) SOCIOLOGUE groupe de décideurs aurait vic-
pation centrale du manager. A ET LE (LA) MANAGER time du syndrome du group-
travers le concept de “political think, comme le gouvernement
accountability” (12), Diane de Kennedy lors de l’affaire de
la Baie des Cochons (13)).
Une des clefs de l’hy- Diane Vaughan écarte
(11) «Je me serais senti tout nu». pothèse du calcul amoral, qu’il ces deux propositions. Refusant
(12) La traduction en «responsabilité
politique» est très imparfaite, les s’agisse d’une conjecture scienti- toute théorie “surplombante”,
connotations des deux termes en fique ou d’une opinion ordinaire, elle restitue le processus de
français étant bien plus large. est qu’il paraît inconcevable que développement des significa-
“Accountability” renvoie à une position le risque ait été à ce point sous- tions aux yeux des participants
dans laquelle un sujet est tenu de
rendre des comptes. «Political» renvoie estimé. et, se plaçant à la même hau-
à des situations de pouvoir et non à la C’est là, dit Diane teur qu’eux, aussi ignorante
sphère politique, bien que celle-ci soit Vaughan, un effet de l’illusion qu’eux (par un effort d’oubli)
présente dans le cas Challenger, à rétrospective : la connaissance de l’issue du processus,
travers les débats publics sur la NASA
et ses projets. de l’issue du processus nous approche ainsi au plus près la
(13) Janis, I., Groupthink, Boston, aveugle sur le processus lui- rationalité interne de leur
Houghton Mifflin, 1982. même. action.

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ANNALES DES MINES - SEPTEMBRE 1998
NOUS AVONS LU

NASA/PICTURE GROUP/RÉA
Il reste cependant que, de s’en affranchir, tout comme l’échec de Superphénix. La quan- L'équipage
par un retournement amusant, elle choisit d’abandonner les tité et la qualité de l’information de Challenger
l’analyse de Diane Vaughan facilités de la position surplom- rendue publique sur Challenger,
montre de manière éclatante à bante pour se mêler (rétrospec- dont s’est nourri le travail de
quel point ce souci est peu pré- tivement) aux participants. Diane Vaughan, sont également
sent dans l’action ordinaire sans commune mesure avec les
(managériale, en l’occurrence). éclaircissements tardifs et par-
L’illusion rétrospective tiels consentis sur ces dernières
SCOTT ANDREWS/PICTURE GROUP/RÉA

semble au contraire un proces- affaires. Enquête exemplaire,


sus moteur de l’action managé- The Challenger Launch Decision
riale : n’est-ce pas en constatant est bien plus que le récit de la
que la navette accomplit correc- genèse d’un accident, de la failli-
tement ses missions que les te d’une technologie. Malgré les
ingénieurs et les managers se réserves évoquées plus haut,
persuadent que le système tech- c’est un extraordinaire voyage
nique fonctionne, que leurs ana- au coeur des organisations. Il
lyses sont justes, que leur action devrait, à ce titre, alerter tous
a porté ses fruits ? ceux qui se préoccupent de leur
Ils s’appuient sur ces efficacité, que celle-ci s’apprécie
croyances pour fonder leur en termes de sécurité, de fiabili-
action future et ainsi avancer, ET L’ASTRONAUTE ? té, de qualité ou de rentabilité,
sans jamais se donner le temps qu’on soit ingénieur, manager,
d’oublier, de reprendre, de tes- sociologue, ou astronaute. Car,
ter. L’explosion de si certains d’entre nous sont des
L’action ordinaire, non Challenger a fait moins de vic- ingénieurs, d’autres des mana-
seulement ne combat pas l’illu- times que les transfusions san- gers, quelques-uns des socio-
sion rétrospective, mais encore guines en France et son impact logues, face aux organisations
elle s’en nourrit. Le manager en financier, pourtant significatif, qui aujourd’hui font notre vie,
fait une ressource. Seule la (le) est sans commune mesure avec nous sommes tous des astro-
sociologue peut s’offrir le luxe la déroute du Crédit Lyonnais ou nautes. •

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GÉRER ET COMPRENDRE

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