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UN CERTAIN GOÛT POUR LE RISQUE

Patrick Chemla

L'Harmattan | « Che vuoi ? »

2005/3 HS01 | pages 39 à 48


ISSN 0994-2424
ISBN 9782747595353
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Un certain goût pour le risque
Patrick Chemla

Miscr sur In mise et non point sur le cloix


quila corulitionne.
Aptur pour le rique certain plutfit que
pur Iz gain lrypotltétique.
Sawer, ilu clnfu, la mise: réalité de
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l'écriture.
k Wi pour le pmi - comme Ie désir pour
le désir,
I'amour pout l'amoar, l'roanhtre pow
l'aomture.
L'objet n'étant plus l'mjeu ruis Ie
prétute.
Edmondfabee, Leliore dæ mfiges

LAMISE

J'inagine que lorsque le zujet de ces rencontres a été lancé, on était


loin d'imaginer ce qui a déferlé depuis, avec ce que les médias ont
appelé < le drame de Pau >>, suscitant de multiples commentaires ainsi
qrr'une série de déclarations ostensiblee ou ostentatoires - je vous
laisse juges - du ministre, marquées par la séduction à l'égard des
psychiatres, rendant même hommage à la psychanalyse, à f. Lacarç et
même à M. Foucault, ce qui aura suffi à combler d'aise et à
enthousiasmer un parterre d'analystes. Certes il a été rappelÇ à juste
titre, gue la psychiatrie était un métier difficile et le teme de
<< Secteur > a été remis en circulation comme une icône vidée de son

sens I certes le miniske a << découvert > la pénurie programmée en


psychiatree et en dispositifs d'accueil et de soins et nous a annoncé un
plan Santé Mentale et Psychiatrie qui va enfin résoudre nos difficultés.
Je ne vais pas entreprendre ici une critique détaillée de ce plan qui
reprend d'ailleurs un certain nombre de constats de bon sens que
nous avancions depuis longtemps. C" qoi me frappe c'eet que

39
Che oaoi ? Horc série,2005

certains crient victoire en prenant tout cela pour argent comptant


(Cest le cas de le dire l).
Tout cela parce qr.rlil y a eu un changement démonstratif de
langage, alors que dane le même tempe nous assistons à une waie
déferlante de projets renforçant une logique de marchandisation du
soin, du corps et de la psyché: << nouvelle gouvernance >, nouveau
statut pour lee psychiahee intéressée au bénéfice comme de vrais
petite managers ! On aurait envie de sourire, voire de s'esclaffer si ce
n'était pas dramatique I Même les directeurs d'hôpitaux
psychiatriques dinquiètent d'une dérive vers une privatisation
explicite qui mettrait en péril les malades les moins < solvables > et
rendrait assez dérisoire nos tentatives de construire des praticables
pour accueillir la folie. Il me paralt eseentiel d'avoir bien à l'esprit
cette conioncture et de soutenir une analyse de l'aliénation politique
qui irait bien audelà du < ]e vous ai compris '> d'un ministre et
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insisterait sur les enieux biopolitiqueo, tels que M. Foucault et
acfuellenent G. Agamben nous en donnent la perspective inquiétante.
Faute de quoi tout discours zur la prise de risque ne eerait qu'une
imposture renforçant la férocité du biopouvoir.
Il y aurait donc un paradoxe à soutenir en acte : il faut au préalable
le sol porteur d'un pacte symbolique Pour pouvoir se risquer à
désirer. C-ela, nos patients psychotiques nous le rappellent à draque
instant au cas où nous l'aurions oublié et où nous leur ferions prendre
des risques inconsidérés. I"e Pari d'une peychothérapie
psychanalytique des psychoses n'est tenable qu'à partir de ce sol
porteur qui zuppose un eoubassement politique, même dil ne saurait
st réduire. L'enieu, Cest de toujours maintenir et distinguer ce
double registre de l'aliénation - politique et psychopathologique - qui
n'est pas une fatalité. Il est ce que nous avons à travailler pour
dégager un espace: espace de ieu et de construction d'une scène qui
ne tiendra que d'un pari sur le Désir inconscient, pari aussi zur le
Collectif et ca capacité à mettre en tension les capacitée créatrices de
chacun. Cest à ce prix que nous Pouvons espérer une création
d'inconscient pour le psychotique et qu'il se reconstruise un monde
habitabte. Nous ne devons jarnais oublier que dans cette aventure les
risques ne sont pas équivalents et que si nous sraignons l'échec, le
patient lui risque sa peau ! Auhement dit, il eet absolument vital de
tisser au préalable un filet institutionnel et un dispositif qui soit
suffisamment souple et déformable pour s'adapter à chacun et se
modifier en cours de route au gré de la priee en charge.
Llenieu acfuel consiete à ne pas confondre cette souplesse, cette
précarité qui rmvoie à la < fabrique du pté > qtrlévoque J. Oury dans
Création et schiT.ophrenie, aYec la <vie nue> qu'évoque G. Agamben;
faute de quoi" l'éloge de la précarité pourrait s'avéret ecandaleux alors

N
Un certain gott pour le rieque

que de nombreux patients risquent l,abandon, voire la


clochardisation. Et pourtant, pae d'autre possibilité de soigner un
schizo que de se risquer avec lui au bord du gouffre voire même de
refuaverser avec lui des < aires de catastrophe
".
fai
déià parlé de Diablo dans un colloque tenu à Reims en 1gg
dont nous avons publié les actes sous l,intitulê,Asiles ?, un texte
intitulé << L'amour est le ural du pays >. Il était
déià question de
création, j'avais évoqué Giacometti avant de parler de ce jeune homme
avec une certaine crainte. J'étais dans la hantise de gêner sa
reconstruction alors qu'il se remettait à peine d,un grand
effondrement et Cest encore une difficulté auiouidtui bien quà
l,aie
un peu plus de recul et que la thérapie semble en tuain de ee condure.
Il est bien str hors de question de raconter plusieurs années de
plry en charge intense, scandées par une séance psychothérapique
hebdomadaire mais alternant aussi avec un accueil quisi quotidien au
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Centre Antonin-Artaud, une prise en charge un temps en
appartement thérapeutique et de nombreuses hospitalisations
psychiatriquee dans le eervice que ie dirige.
Il faut que ie précise que ie n'ai iamais intenompu le contact
pendant les moments d'hospitalisation; les séances se poursuivant
dane cet autre lieu et selon d'autres modalités quelq-uefois bien
étranges, en lien avec Ie collègue et l'équipe du service hospitalier. Je
vais donc me contenter d'exposer quelques temps forts qui, après
coup, s'avèrent des moments tournants de cette cure.

PREMIERTEMPS : LA RENCONTRE

f'ai donc rencontré Diablo pour la première fois en septembre 1992


à l'occasion de la rentrée scolaire.
C'était alors un ieune homme de 20
ans qui venait de traverser une bouffée délirante pour laquelle il avait
été hospitalisé dans un département voisin, son < département
d'origine > et venait à Reims pour poursuivre des études brillantes
jusqu'alors.
Diablo est d'un contact facile, spontanément il m,apportera ses
productions que je devrai garder dans mon bureau: écrifure de la
désintégration psychique pendant l'hospitalisation, maie aussi écrits
plus anciens datant de l'adolescence où défà il tentait de tenir une
sorte de journal intime après la mort de son père. C* qui me frappe
Cest surtout le support de ses écrits: papier pelure, parcheminÇ
fuouvé dans une décharge qu'il a ensuite réutilisé en le brtlant eur les
bords, ce qui me fait irrésistiblement penser à certains parchemine
machinés, troués par Artaud : il y a attaque du support.
II considère tout cela de façon assez détachée, de même que les
hallucinations visuelles et auditives qui peuplent son délire et qui

41
Clæ ouoi ? Hors sffie,2005

l'ont conduit à ee comporter de façon plus qu'étrange et à se faire


interner. Il a bouvé une cause rassutante à tout cela: Cétait un gros
<<

chagrin d'amour t > et je ne m'autoriserai pas pendant toute cefte


période à toucher à cette construction minimale, pas plus qu'à ses
écrits que je me contente de conserver.
Je garde de cette époque une impression de clivage: Diablo est
présent assidtment à ses séances mais ne,dit pas grand-chose, alors
q.t ro eifuation ne cesse de ee dégrader. Élève brillant jusqu'alors, il
va faire monter La pression dans son lycée : il n'arrive plus à travailler
et fait des bonds éhanges, réclamant une attention constante qui
déborde trèe vite les limites plus qu'étroites de l'établissement
scolaire. Il va d'ailleurs s'en faire expulser m plusieurs étapes malgré
tous nos efforts assez dérisoires pour lui éviter cette sanction. Du
coup, il se retrouve comme refoulé dane notre dispositif : le centre
d'aicueil et puis enfin l'appartement thérapeutique. Cette expulsion
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eet assez remarquable dans la mesure où chacun ee dérobant devant
seô responsabilités, Cest à moi qu'il revient de la lui iurnoncer. Ce qti
me place alors dans une position transférentielle très désagréable à
asfllmer: ie suis celui qui lui dit la cruelle vérité de ea sifuation, tout
en retenant à grand peine ma colère contre les institutions.
Ie ne vais pi$ me calmer en rencontrant sa mère qui se voit
contrainte de venir le chercher au Centre de Jour. Elle est trèe
mécontente d'avoir dt se déplacer pour lui, et sans la moindre
compassion pour son état d'effondrement, elle le couvne d'insultes et
le ramène chez elle avec une grande réticence. fe dois dire que ie
partage à uron tour cette réticence et lui rends son fils avec
inquiéfude; comme si, de façon inconecientg ie m'étais placé
trandérentiellement en rivalité avec elle. De cette femme, ie saie
seulement à ce moment qu'elle a été déchue de ses droite parentau&
et ce qu'elle me monfue à l'occasion de cet enfuetien unique : un aspect
fruste et obtus qui contraste avec I'intelligence et la fineese de son fils.
J'essaierai par la suite d'aborder prudemment mes impreesions
avec Diablo, mais cette mère doit rester comme hors d'atteinte de
toute critique. fe choisis donc de tespecter ce déni et cette mère qui lui
sont indispensables et de tenir le cap. [.e havail psychothérapique va
alors se produire en dehors des séances, le patient ee mettant à iouer
de façon,de plus en plus intensive au diabolo sur la place centrale de
Reims. Les aitivites thérapeutiques que nous lui proposone sont bien
dérieoires à côté de ce diabolo qui se met à prendre toute la place. Dès
lors, le matériel des séances sera envahi par le récit du diabolo, de sa
virtuosit4 des possibilités d'ailleurs bien éelles que cela lui ouwe de
rentrer en contact, en commerce avec l'autre: on pourrait évoquer à ce
propos l'IImgang, le < faire commerce >> dont parle f. Oury dans
Craàtion * schiz.ophrênie, Lui qui était expulsé se trouve propulé sur

42
Un cctain goût pour le rieque

une scène où il s'offre au regard suscitant l'attention et I'admiration,


mais aussi de l'argent qu'il arrive à récolter.
Dès lors, ie vais soutenir son effort, tout en tentant de façon vaine
et dérisoire, de négocier << un mi-temps thérapeutique > au Centre
Antonin-Artaud ; sans doute ai-ie du mal à prendre acte que le ieu de
la bobine ne peut se produire que sur la scène qu'il s'est construite et
qui ne tient que d'un effort harassant: il est contraint de jouer dix à
douze heuree par jour, puis il s'effondre d'épuisement. Un jour, à ma
demande, il apportera le diabolo en eéance et là j'ai droit à un numéro
époustouflant: pendant une demi-heure, le diabolo va voltiger de
façon vertigineuse, me frôlant dangereusement par moments, mais
cette violence potentielle continue à pouvoir se transmuter en
virtuosité.
|usqu'au moment où ça ne tiendra plus nulle part: il se met à
lancer des diabolos enflammés au ras des maisons du centre ville, se
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met en danger en grimpant sur les toits mouillés pour aller chercher
son instrument et finit par se faire expulser de l'appartement
thérapeutique à force de transgressions massives du règlement. Du
coup, le voilà dans le service Bans son diabolo confisqué à l'entrée par
l'équipe pour des << raisons de sécurité >> mais ce retrait va produire
une métamorphose inquiétante: il est animé d'une violence
monstrueuse, pousse des grognements, se montre menaçant, détruit
une table et finit par se faire enfermer en charnbre d'isolement.
Quand il sortira très rapidement de cet état - en fait dès qu'il me
revoit et que ie lui rends son diabolo -, il ne poura rien dire de ce qui
lui est arivê, ne se reconnaissant pas dans le récit des événements.
Mais peu de temps aprb, il sera rehouvé errant, de nouveau délirant
et dissocié. Le voilà donc de nouveau à I'hôpital et de nouveau la
métamorphose monstrueuse se produit avec pour réponse
l'enfermement, à l'occasion d'un pont où je suis en vacances. Il
inquiète tellement féquipe que va resurgir une violence réactive que
je croyais disparue: I'interne de garde prescrit dee bracelets de
sécurité heureusement jamais posés par l'équipe et on finit par faire
appel à un infirmier d'une autre équipe, adepte de lutte gréco-
romaine, qui va s'affronter à lui pour finalement le terrasser !
Diablo est littéralement comme un diable dans ea bolte: il bondit,
se zuspend et terrifie tout le monde. Tout cela va évidemment
provoquer un conflit instifutionnel très sérieux, comme si le patient
avait réussi à proieter son divage sur le rronde extérieur : angélique et
créatif avec moin démoniaque avec le reste du monde.
Ie suie bien str accusé de mettre l'équipe en danger et plutôt que
de me disculper, je vais tenter de mettre au travail, d'élaborer
collectivement ce clivage qui pourzuit le déni silencieux des débuts. fe
rencontre le patient avec les infirmiers molestés pour reprendre le

43
Cheouoi ? Hors série,2005

récit des événements et que lui soit dite la terreur qu'il leur a fait
éprouver. L'étonnement est alors pafiagê, dans la mesure où il ne se
reconnalt pas du tout dans cette violence extrême, d'où l'importance
du récit et d'une tentative de reconstifution/reconstruction de la
scène: Diablo s'est déguisé avec des obiets ramassée dans le service,
une bavette devenant une cape, des gants en caoutchouc étant jetés en
défi comme dans un duel. Bien plus tard, il m'avouera la très grande
iouiseance du beau combat avec le lutteur lTout cela s'était déclenché
aprèe gu'il ett entendu un autre patient menacer au téléphone sa
propre mère.
Il a alors été traversé par cette menace de mort comme s'il était
entièrement poreux à l'autre et zurtout comme si cette parole
rencontrait son impossibilité radicale à reconnaître la monstruosité, la
haine de la mère Q entendre dans la réversibilité de cette
formulation).
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Dès lors, cette monstruosité ne pouvait que faire retour dans le réel
d'une monshation violente, tentant par ce biais - acting+ut - de se
mettre en scène et de trouver un lieu d'adreese. Il faut dire aussi que le
temps d'enfermement avait déclenché une production frénétique de
poèmes et de peinfures qu'il n'aura de cesse de montrer à ees référents
infirmiers; ceux-ci, malgré tout, arrivant à garder le contact et à
regarder ses productions, y compris au havers de la lucarne de la
chambre d'isolement (< la fenêtre du fantasme > ?).
févoquerai une seule de ses productions, d'ailleurs fort
nombrenses, mais eur laquelle lui-même va insister: elle représente
selon son dire des femmes encagoulées >. Inhigué par l'expression,
"
i'insiste et il finit par m'apprendre qu'il a buté zur l'impossibilité de
représenter le visage renconhant alors de I'infigurable ou même la
figure de la Mort.Il a alors préfêté crayonner, masquer cet impossible,
ce qu'il a appelé (< enragoulement >>.
Il faudrait êhe sourd pour ne pas entendre la deetruction du
Visage ce Visage qui n'eet pas le figurable, mais touche à
I'irrçrésentable, ou tout au moins au pré-spéculaire, ce Visage dont
parle l-evinas dans Totalité et infui et qui noue les rapporte du rufet
avec l'Autre. Certes l'Autre de levinas tient plus de l'irreprésentable
du Dieu de la Thora et d'une référence phénoménologique explicite
que de I'Autre tel que Lacan l'a de plus en plus évidé iusqu'à le barrer,
mais jusqu'à un certain point il est indéniable que nous trouvions dee
zones de recouwement. En tout cas, dans une aPProche dinique qui
tiendrait compte aussi de la phénoménologi", ie partage tout à fait
l'usage bien tempéré qu'en fait Sylvie Le Poulichet dans son liwe
Ctinique ile l'infmme en mettant en avant une clinique du visage et du
dévisagement, du < perdre vieage > dont lee créateurs témoignent
explicitement.

M
Un certain gott pour le rieque

Retenons aussi que pour Levinas le sujet ne peut trouver son abri,
sa demeute que dans l'Autre maternel (que Levinae identifie
purement et simplement au féminin... mais Cest encore un autre
débat t) et soulignons que Diablo tente désespérément de reconstruire
ce lieu de l'Autre dévasté.
C'était en tout cas mon hypothèse de l'époque et j,ai alors franchi
un pas avec ce patient: après mtre réflexion, je lui ai remis le texte
que ie venais de présenter à son sufet. fe n'avais janais fait une chose
pareille, mais dans ce cas je me sentais comme obligé. En effet, le
patient iouait au diabolo toute la iournée devant la vitrine de la
librairie du centre ville où je savais que le liwe serait exposé sous mon
nom et, avec sa perspicacitÇ il se serait immédiatement reconnu. par
ailleurs, l'enjeu de l'exposition flrr une scène pour trouver un public
et << se produire > dans tous les sens de ce terme, dans une
représentation mais aussi comme suiet, cet enjeu m'apparaiseait
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capital pour le transfert dans lequel j'étais pris.
Moi aussi" i'allais m'exposer en l'exposant et fe souhaitais que cela
puisse faire acte dans l'effectuation du transfert psychotique, que ie
puisse iouer un rôle de passeur vers un autre espace, une autre scène.
En même temps, je sentaie bien le risque qu'il y avait à fixer le patient
comme un cas et à entraver son mouvement inceeeant de
reconstruction de la Gestaltung en provoquant une sorte d,<< arrêt sur
image >. je me suis un peu soutenu de l'expérience transmise par F.
Davoine et puis je me suis lancé dans le vide avec beaucoup
d'appréhension: était-ce un acte ou un passage à l'acte que j'allais
commettre ? Il me semble après-coup que c'est ce genre de passe qui
confronte directement le thérapeute, l'analyste à sa solitude et à une
absence radicale et nécessaire d'un autre qui saurait pour lui mieux
que lui, un Autre de l'Autre qui pourrait lui indiquer la marche à
euivre. Il s'agit alors de traverser un vide qui confronte radicalement
au < déeir d'analyse >, ce que ie distingue du < désir de l'analyste >
mais aussi de la formation imaginaire du << désir d'être analyste > qu'il
s'agit de traverser pour trouver sa voir; son style et tenter de se
préserver de l'enflure narciseique...
En tout cas, le don du texte et du liwe ne fut pas sans effet: le
patient, d'abord flatté, le perdit à plusieurs reprises, le retrouva, le
rçerdit et ie dus lui en redonner un exemplaire. Enfin, il entama une
lecture critique s'appuyant d'ailleurs sur la lecfure d'æuwes de Freud
pour me démontrer que je m'étais trompé radicalement sur sa mère à
qui il continuait à vouer un amour sans limites. Mais au-delà de ce
déni protecteur qui n'aura pu se lever qu'à de brefs monents, il a pu
entamer une reconstruction de son histoire polarieée par la mort du
père refusant de se soigner parce que membre d'une secte religieuee et
par la dérive gravissime que cela avait provoqué chez sa mère,

45
Cheouoi ? Hors s&ie,2005

déboussolée, s'accrochant à des compagnons d'une grande cruauté


pourDiablo.
Il m'aura suffi de recueillir l'historisation éance après séance' ainsi
que de multiples rêves que ie n'interpétais pas urais qui témoignaient
de la reconstruction d'un espace imaginaire et de nouvelles
possibilités de figuration pour [e sujet pour que se produise une
véritable mutation. Le patient prit un jour la décision de se soigner,
non eeulerrent de vertir à ses séances mais aussi de prendre
régulièrement un traitement neuroleptique dont i'ai assumé la
prescription. Uanélioration fut alors rapide et spectaculaire, Diablo
n'étant plus dès lors hospitalisé, comptant ees hospitalisations
passées, allant prêcher la bonne parole auprès des autres patients -
< Soignez-voue t ) -, ee mettant même en position de thérapeute pour
certains et surtout pour certainee. En effet, ce patient nlaura cessé de
séduire, de tomber amoureur( en cherchant en premier lieu une
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femrne avec enfant pour explicitement se constifuer une famille,
entrer en relation positive avec le < beau-1Ère >. Il est remarquable
qu'il ne se soit jamais découragé malgré des échecs réPétés avec des
ieunes femmes toutee trèe perturbées qul avait auesi la volonté de
soigner.
Toute cette période de la thérapie sera occupée par le récit en
séance de ses aventures amoureuseg, toujours odrêmement
idéatisées; d'une idéalisation que ie respecterai tant l'adoration pour
la o dame > paralt essentielle dans son jeu d'amout courtois mais aussi
très charnel.l'ai eu le sentiment qu,il s'agissait de reconstruire ce lieu
de l'Autre féminin/maternel tellement en péril pour lui et il m'a
d'ailleure dédaré un iour que dil avait décidé de ee soigner, c'était
pour sa mère. Comme s'il tentait aussi de reiouer autrement la
catastrophe de ce père qui avait laisé en plan la mère et l'enfant en
mourant par refus de soins.
Quoi qu'il en soit il avait aussi arrêté le diabolo à ma grande
surprise en m'écrivant d'ailleurs une sorte de lettre dans le Yéti (le
iournal du cenhe de jour), < Histoirc de Diabolo >, sou*'titrée
< Réponse à Monsieur Asile n, et donnant sa version personnelle de
son recoure au diabolo. Au-delà d'un contenu plutôt banalisant, il est
renarquable qu'il ait produit cette réponse personnelle et publique où
il recourt à sa propre renomination: Diabolo et non Diablo, et puis
surtout << Monsieur Asile 4 comme Pour nommet mon symptôme, ce
qui n'est pas si mal trouvé après tout !
Il annonçait donc dans ce texte un arrêt définitif de l'envie de se
surpasser au diabolo suite à < un déménagement un Peu su4lrenant,
tant par le contexte que Par l'intensité dee émotiono qui ont suivi >.
Effectivenent ce déménagement, ou plutôt son aménagement dans un
appartenent personnel qu'il a Pu Pour la première fois investir

M
Un certain gott pour le rieque

comme un << chez soi >>, aura été de la plus haute importance. Il a alors
tenté d'abord mais en vain de reprendre ses éfudes là où il les avait
abandonnées, puis s'est réorienté vers l'animation en direction des
jeunes enfants où il a beaucoup pris sur lui pour rencontrer un zuccès
croissant et un emploi salarié.
J'en arrive à ma conclusion, ou plutôt au bouclage acfuel de la
thérapie. Il y . quelquee mois, au printemps, il a annoncé son
intention de pendre la crémaillère de son appartement avec l'équipe
qui I'avait aidé à s'en sortir. Étant donnée la taille réduite de son
logement, il fallait que nous venions par groupes de trois et selon un
protocole par lui fixé: lui liwer chacun un bout d'intime puisque lui
avait dt se livrer à nous pour se soigner, et garder le secret ensuite
vis-à-vis du reste de l'équipe. |'ai alors décidé d'accepter, de jouer le
jeu, ce qui a beaucoup compté car il craignait que je refuse, et d'y aller
à l'heure de la séance avec deux autres personnes nouvellement
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arivées dane I'équipe, une infirmière et une psychologue. J'ai alors
découvert avec émotion son appartement très chaleureusement
aménagé, à l'inverse du chaos qu'il produisait iusque-là dans tous les
lieux où il passait et puis ensuite il a bien fallu lui livrer un bout
d'intime. J'avais peut€tre crt iusqu'alors que ie pourrais me dérober
mais Cétait rigoureusement impossible. Les collègues avaient préparé
dracune quelque drose qui tournait autour de leur arrivée à Artaud et
des actes manqués que cela leur avait provoqués. Il fallait que ie
trouve quelque choee dans l'instant et ie me suis entendu lui raconter
une anecdote plus qu'intime: une panne d'ascenseur sans gtavité
mais qui m'avait fait craindre le pire, une chute de < l'engin >>, scène
que i'avais vécue réellement hente ans plus tôt avec celle qui allait
devenir mon épouse...
Une fois passée << l'épreuve de vérité >>, Diablo commença la
séance, revêtant une tenue fluorescente ornementée, produisant de la
lumière noire et tel un artiste de music-hall nous fit avec son diabolo
un numéro d'une virtuosité incroyable. Il avait repris ses insignes, non
pilÉr pour endosser ou se fixer à son signifiant mais pour remettre en
mouvement le jeu signifiant et les places de chacun. Toujours eet-il
qu'après cette passe, il a repris le diabolo mais d'une façon cette fois-ci
maftrisée, se produieant dans un spectade public à Reims et raioutant
cet art dans sa profession auprès des jeunes enfants. C'est aussi depuis
ce tournant qu'il a espacé ses séances sans pour autant cesser de
fréquenter le Centre d'accueil comme pour montrer sa << guérison >>

aeeez spectaculaire.
j'arrête là mon récit pour me hâter de condure: comme vous
Yavtez remarquÇ i'ai été tenu à un travail extrêmement personnel, un
engagement subfectif et pourtant il s'agit aussi d'une prise en charge
qui aura impliqué du Collectif à chacune des étapes. On peut penser à

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Clæoaoi ? Hors série,2005

un grand écart entre la violence et le monshueux de l'hospitalisation


première dane le service et la virtuosité maltrisée dont il témoigne
dans son << chez lui >. Mais ce cheminement témoigne surtout de la
nécessité de la mobilité psychique du thérapeutg d'une prise de
risque qui ne se fait pas sans filet institutionnel, où comptent pour
beaucoup l'analyse personnelle, la formatiorç les renconkes
transf&entielles, mais qui implique ausei des Passages par le vide et
une confrontation à l'inconnu.
Raison de plus pour en faire aussi un enieu de transmission d'un
certain rapport au Désir inconecient qui est touiours de l'ordre du
pan, préalable à toute tentative de théorisation d'aprèscoup en tant
que néceseité d'inscription dans le mouvement de la psychanalyse et
de la psychothérapie institutionnelle.
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EPsychiatre, chef de service au Centre Antonin-Artaud à Reims et
peychanalyete, urembre du Cercle freudieru Patrick Chemla eet président de
l'association I-a Criée à Reims (51100).

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