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Délibération et légitimité démocratique

Joshua Cohen*

J’explore dans cet essai l’idéal d’une « démocratie délibérative. Une démocratie
délibérative pourra être définie de manière approximative comme une association dont les
affaires sont gouvernées par la délibération publique de ses membres. L’interprétation que je
propose d’une telle association fait de la démocratie elle-même un idéal politique
fondamental, et non simplement un idéal dérivé qui pourrait être expliqué à partir des valeurs
d’équité ou d’égal respect.
Cet essai comporte trois sections. Dans la section I, je me concentre sur l’analyse que
propose Rawls de la démocratie. Je l’utilise à la fois pour introduire certains traits
caractéristiques d’une démocratie délibérative et pour mettre en doute l’idée que leur
importance pourrait être naturellement expliquée à partir de la notion d’un système équitable
de coopération sociale. Dans la section II, je développe une présentation de la démocratie
délibérative à partir de la notion de procédure délibérative idéale. La caractérisation de cette
procédure fournit un modèle abstrait de délibération qui relie l’idéal intuitif d’association
démocratique à une conception plus substantielle de la démocratie délibérative. Cet essai fait
apparaître clairement trois traits de la procédure délibérative idéale. Premièrement, elle
contribue à rendre compte de certains jugements familiers qui concernent la prise de décision
collective. Elle éclaire en particulier la manière dont la prise de décision collective doit se
distinguer de la négociation, du contrat et d’autres d’interactions relevant du marché, à la fois
par l’attention explicite qu’elle accorde à des considérations portant sur l’avantage commun et
par l’influence qu’exerce cette attention sur la formation des fins poursuivies par les
participants. Deuxièmement, elle rend compte de l’opinion commune selon laquelle la notion
d’association démocratique est liée aux notions d’autonomie et de bien commun.
Troisièmement, la procédure délibérative idéale fournit une structure distincte pour aborder
les questions institutionnelles. Enfin, dans la section III de ce texte, je m’appuie sur cette
structure distincte pour répondre à quatre objections qui pourraient être opposées à la
démocratie délibérative.

I.

*
Traduit de l’anglais par Charles Girard.

1
L’idéal de la démocratie délibérative est un idéal familier. Certains de ses aspects ont été
accentués lors de la discussion récente sur le rôle joué par les conceptions républicaines de
l’auto-gouvernement dans la formation de la tradition constitutionnelle américaine et du droit
public contemporain1. Il est également présent dans les critiques socialistes, ou issues de la
démocratie radicale, qui sont adressées à la politique des sociétés industrielles avancées 2. Et
certains de ses traits centraux sont soulignés dans la description que propose Rawls de la
politique démocratique dans une société juste, en particulier dans les passages de sa
description qui cherchent à incorporer la « liberté des anciens » et à répondre aux démocrates
radicaux et aux socialistes affirmant que « les libertés de base peuvent se révéler être
purement formelles ». Dans les lignes qui suivent, j’évoque tout d’abord les remarques de
Rawls concernant trois de ces traits et je considère ensuite l’explication qu’il en donne3.
Premièrement, dans une démocratie bien ordonnée, le débat politique est organisé autour
de conceptions concurrentes du bien public. Ainsi un système pluraliste idéal, dans lequel la
politique démocratique consiste en des négociations équitables entre groupes, chaque groupe
poursuivant son intérêt particulier ou catégoriel, est inadapté à une société juste 4. Les citoyens
et les partis œuvrant dans l’arène politique ne devraient pas « avoir un point de vue étroit ou
limité aux intérêts [d’un] groupe »5. Et les partis ne devraient être réceptifs qu’aux demandes
qui sont « ouvertement défendues au nom d’une conception du bien public »6. Les
explications publiques et les justifications de lois et de politiques devraient être formulées à
partir de conceptions du bien commun (conceptions qui, du point de vue de Rawls, doivent
être compatibles avec les deux principes de justice), et la fin de la délibération publique

1
Pour quelques exemples représentatifs, voir Cass Sunstein, « Interest groups in American public law » ;
« Naked preferences and the constitution », Columbia Law Review, 84, 1984, p. 1689-1732 ; « Legal interference
with private preferences », University of Chicago Law Review, 53, 1986, p. 1129-1184. Voir également Frank I.
Michelman, « The Supreme Court, 1985 term. Foreword : traces of self-government, Harvard Law Review, 100,
p. 4-77 ; Bruce Ackerman, « The Storr lectures. Discovering the Constitution », Yale Law Journal, 93, 1984,
p. 1013-1072 ; Discovering the Constitution, manuscrit non publié, 1986.
2
Je pense en particulier aux critiques qui dénoncent la manière dont les inégalités matérielles et la faiblesse des
partis politiques diminuent la démocratie en limitant le débat politique public ou en sapant l’égalité de ceux qui y
participent. Pour un examen de ces critiques et de leurs liens avec l’idéal démocratique, voir Joshua Cohen et
Joel Rogers, On Democracy, Hardmondsworth, Pinguin, 1983, chap. 3 et 6 ; Roberto Mangabeira Unger, False
necessity, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, chap. 5.
3
Dans l’analyse qui suit, je m’inspire de John Rawls, Théorie de la justice, 1971, trad. C. Audard, Paris, Seuil,
1997 (particulièrement les sections 36, 37, 43 et 54) ; « Les libertés de base et leur priorité » [1982], trad. F.
Piron revue par C. Audard, in Justice et démocratie, Paris, Seuil, 1993.
4
John Rawls, Théorie de la justice, p. 401-402. Ce rejet n’est pas propre à Rawls. Sunstein, par exemple, affirme
que le droit public américain n’a jamais adopté le pluralisme idéal comme idéal politique. Cass Sunstein,
« Naked preferences and the constitution » ; « Interest groups in American public law ».
5
John Rawls, Théorie de la justice, p. 401.
6
Ibid., p. 262, p. 512.

2
devrait être de préciser ces conceptions et de les appliquer à des enjeux particuliers de
politique publique7.
Deuxièmement, l’idéal d’un ordre démocratique a des implications égalitaires : celles-ci
doivent être satisfaites d’une manière qui soit manifeste pour tous les citoyens. La raison en
est que dans une société juste les opportunités et les pouvoirs politiques doivent être
indépendants de la position sociale ou économique – les libertés politiques doivent avoir une
juste valeur8 – et que leur indépendance doit être plus ou moins évidente pour les citoyens.
Diverses mesures peuvent être requises pour garantir cette juste valeur manifeste, par exemple
un financement public des partis politiques et une limitation du financement des activités
politiques par des fonds privés, ou encore des impôts progressifs qui permettent de limiter les
inégalités de richesse et d’assurer que l’agenda politique ne soit pas contrôlé par les intérêts
des groupes économiquement et socialement dominants9. En principe, ces exigences
distributives pourraient être plus rigoureusement égalitaires que celles fixées par le principe
de différence10. Cela vient en partie de ce que le but principal de ces mesures n’est pas
simplement de garantir des conditions équitables pour la politique démocratique, ni
uniquement d’encourager une législation juste, mais également d’assurer que l’égalité des
citoyens soit manifeste et de proclamer que l’engagement en faveur de cette égalité
[attachement à cette égalité ?] est « un principe public »11.
Troisièmement, la politique démocratique devrait être ordonnée de telle sorte qu’elle
fournisse une base pour le respect de soi, qu’elle encourage le développement d’un sens de la
compétence politique et qu’elle contribue à la formation d’un sens de la justice 12 ; elle devrait
établir « le fondement de l’amitié entre les citoyens et [former] l’ethos de la culture
politique »13. Ainsi, l’ordre démocratique n’est pas seulement imporant parce qu’il empêche
que la législation serve les intérêts d’une seule classe, comme on peut s’y attendre dans les
systèmes au sein desquels certains groupes sont effectivement exclus des lieux de
représentation politique et de négociation. La politique démocratique doit également former la
compréhension que les membres de la société ont d’eux-mêmes et de leurs intérêts légitimes.
7
Ibid., p. 403.
8
Officiellement, l’exigence de juste valeur demande que « chacun [ait] une chance équitable d’occuper une
fonction publique et d’influencer l’issue des décisions politique ». John Rawls, « Les libertés de base et leur
priorité », p. 185.
9
John Rawls, Théorie de la justice, p. 261-262, 317-319 ; « Les libertés de base et leur priorité », p. 185-187.
10
John Rawls, « Les libertés de base et leur priorité », p. 187-188. Quelle que soit leur rigueur, ces exigences
distributives ont priorité sur le principe de différence, car l’exigence de juste valeur des libertés politiques relève
du principe de liberté, c’est-à-dire du premier principe de justice. Ibid., p. 185-186.
11
John Rawls, Théorie de la justice, p. 270.
12
Le rôle important joué par la politique démocratique dans l’acquisition du sens de la justice est souligné par
Rawls. John Rawls, Théorie de la justice, p. 511-513.
13
Ibid., p. 270.

3
Correctement menée, la politique démocratique implique une délibération publique
centrée sur le bien commun, requiert une forme d’égalité manifeste entre citoyens et forme
l’identité et les intérêts des citoyens de sorte à favoriser la formation d’une conception
publique du bien commun. Comment l’idéal d’un système équitable de coopération sociale
rend-il compte de l’attrait et de l’importance de ces trois traits de l’idéal
démocratique délibératif ? Rawls propose un raisonnement formel et un raisonnement
informel. L’argument formel est que dans la position originelle les parties choisiraient le
principe de participation14 avec la clause restrictive exigeant que les libertés politiques aient
une juste valeur. Les trois traits distingués sont importants car ils désignent des conditions qui
doivent être satisfaites pour que les arrangements constitutionnels puissent assurer les droits à
la participation, garantir une juste valeur à ces droits et avoir des chances de produire une
législation qui encourage une distribution équitable selon sur le principe de différence.
Rawls suggère également un argument informel, lié à l’organisation des institutions
politiques et sur lequel je me concentrerai ici :
La théorie de la justice comme équité commence avec l’idée que, là où des principes communs
sont nécessaires et avantageux pour tous, ils doivent être élaborés à partir du point de vue d’une
situation initiale bien définie d’égalité dans laquelle chaque personne est équitablement ( fairly)
représentée. Le principe de la participation transfère cette notion de la position originelle à la
constitution […] préserv[ant] [ainsi] la représentation égale qui caractérise la position originelle
dans la mesure du possible15.

Ou encore, comme il le dit ailleurs : « L’idée [de la juste valeur de la liberté politique] est
d’incorporer dans la structure de base de la société une procédure politique efficace, qui
reflète dans cette structure la représentation équitable des personnes réalisée par la position
originelle »16. Le raisonnement est le suivant : puisque nous acceptons l’idéal intuitif d’un
système équitable de coopération, nous devrions vouloir que nos institutions elles-mêmes
satisfassent dans la mesure du possible l’exigence selon laquelle les termes de l’association
doivent être établis dans des conditions équitables. Et nous arrivons ainsi directement à
l’exigence que les libertés soit égales et aient une juste valeur, plutôt que d’y arriver
indirectement, en passant par le choix hypothétique de cette exigence dans des conditions
équitables. Dans cet argument informel, la position originelle vaut comme un modèle abstrait
qui représente ce que sont des conditions équitables, et que nos institutions politiques
devraient s’efforcer d’imiter.
14
Le principe de participation affirme « un droit égal de tous les citoyens à participer au processus
constitutionnel qui établit les lois auxquelles ils doivent se conformer et à déterminer le résultat de ce
processus ». Ibid., p. 258.
15
Ibid., p. 258. Je suppose que le principe de participation doit être compris ici comme incluant l’exigence de
juste valeur de la liberté politique.
16
John Rawls, « Les libertés de base et leur priorité », p. 189 (je souligne).

4
Je pense que Rawls a raison de vouloir instaurer ces trois conditions. Mais je trouve
moins plausible qu’elles soient des conséquences naturelles de l’idéal d’équité. En supposant
que l’on tienne la notion d’équité pour fondamentale, et que l’on s’efforce (comme dans
l’argument informel) d’arranger les institutions politiques sur le modèle de la position
originelle, on ne voit pas vraiment pourquoi par exemple le débat politique devrait être centré
sur le bien commun ou pourquoi l’égalité manifeste des citoyens serait un trait important
d’une association démocratique. La conception pluraliste, qui fait de la démocratie un système
de négociation dans lequel tous les groupes sont équitablement représentés, paraît refléter tout
aussi bien l’idéal d’équité.
La réponse à cette objection est assez claire : le lien entre l’idéal d’équité et les trois traits
de la politique démocratique dépend de suppositions psychologiques et sociologiques. Ces
traits ne découlent pas directement de l’idéal d’un système équitable de coopération. Nous les
découvrons plutôt quand nous considérons ce qui est requis pour préserver des arrangements
équitables et pour atteindre des résultats équitables. Par exemple, le débat politique public
devrait être conduit à partir de considérations portant sur le bien commun car nous ne
pouvons nous attendre à ce qu’il débouche sur des résultats servant le bien commun si de tels
résultats ne sont pas recherchés par les participants. Même d’un système pluraliste idéal, qui
assure l’égalité du pouvoir de négociation et ne pose aucune barrière à l’entrée, nous ne
pouvons raisonnablement attendre qu’il serve le bien commun tel qu’il est défini par le
principe de différence17.
Mais cette réponse constitue, il me semble, une justification trop indirecte des trois
conditions. Comme les défenses utilitaristes de la liberté, elle repose sur une série de
jugements sociologiques et psychologiques hautement spéculatifs. Je veux suggérer que si ces
trois conditions sont attrayantes, ce n’est pas parce qu’un ordre politique auquel manquerait
par exemple la délibération explicite sur le bien commun et l’égalité manifeste serait injuste
(quoiqu’il puisse bien sûr l’être). C’est plutôt parce qu’elles constituent les éléments d’un
idéal indépendant et spécifiquement politique qui porte en premier lieu 18 sur la conduite
appropriée des affaires publiques – c’est-à-dire sur les manières appropriées de parvenir à des
décisions collectives. Et pour comprendre cet idéal, nous ne devons pas chercher à faire en
sorte que l’organisation politique reflète l’équité idéale, mais plutôt à faire en sorte que les
institutions sociales et politiques imitent un système de délibération idéal. Je vais m’intéresser
à présent à cette seconde voie.

17
John Rawls, Théorie de la justice, p. 401.
18
Les raisons justifiant l’expression « en premier lieu » sont clarifiées ci-dessous, p. ?? [I1 à I4].

5
II.19
La notion de démocratie délibérative a ses racines dans l’idéal intuitif d’une association
démocratique dans laquelle la justification des termes et des conditions d’association procède
par l’argumentation et le raisonnement publics entre citoyens égaux. Dans un tel ordre
politique, les citoyens partagent un engagement à résoudre les problèmes de choix collectif
par le raisonnement public, et considèrent leurs institutions de base comme légitimes dans la
mesure où elles fournissent le cadre d’une délibération publique et libre. Afin de développer
cet idéal, je commence par une description de l’idéal lui-même, en présentant ce que
j’appellerai la « conception formelle » de la démocratie délibérative. Puis, en m’appuyant sur
cette conception formelle, je développe une description plus substantielle de la démocratie
délibérative en présentant une procédure délibérative idéale qui traduit la notion de
justification par l’argumentation et le raisonnement publics entre citoyens égaux et qui sert de
modèle pour les institutions délibératives.
La conception formelle d’une démocratie délibérative possède cinq traits principaux :

D1. Une démocratie délibérative est une association continue et indépendante dont les
membres s’attendent à ce qu’elle se poursuive indéfiniment dans le futur.
D2. Les membres de l’association ont en commun (et savent qu’ils ont en commun) de
considérer que les conditions d’association appropriées sont celles qui résultent de la
délibération ou qui en fournissent le cadre. Ils partagent, en d’autres termes, un engagement à
coordonner leurs activités dans le cadre d’institutions qui rendent la délibération possible et
selon les normes auxquelles ils parviennent par leur délibération. A leurs yeux, la libre
délibération entre égaux est la base de la légitimité.
D3. Une démocratie délibérative est une association pluraliste. Les membres ont divers
préférences, convictions et idéaux relatifs à la conduite de leurs propres vies. Tout en

19
Après avoir écrit une première version de cette section, j’ai lu Elster et Manin, qui présentent tous deux des
conceptions parallèles à la mienne. Voir Jon Elster, Le marché et le forum, ce volume, chapitre X ; Bernard
Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le débat, vol.
33, 1985. C’est particulièrement vrai pour le traitement qu’Elster propose de la psychologie de la délibération
publique (p. XX[112-113 original]). Je suis redevable à Alan Hamlin d’avoir porté l’article d’Elster à mon
attention. Le recoupement s’explique par le fait qu’Elster, Manin et moi-même nous inspirons de Habermas.
Voir Jürgen Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé [1973], trad.
J. Coste, Paris, Payot, 1978 ; Communication and the Evolution of Society, trad. T. McCarthy, Boston,
Beacon Press, 1979 ; Théorie de l’agir communicationnel, t.1 [1981], trad. J.M. Ferry, Paris, Fayard, 1987. J’ai
également trouvé fort utile l’analyse que fait Scanlon de la conception contractualiste de la motivation. Voir
Thomas M. Scanlon, « Le contractualisme et l’utilitarisme » [1982], trad. C. Eychenne, in C. Audard (éd.),
Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, vol. III, Paris, Puf, 1999, p. 151-189.
.

6
partageant un engagement en faveur de la résolution délibérative des problèmes de choix
collectif (D2), ils ont également des fins divergentes, et ne considèrent pas un ensemble
particulier de préférences, de convictions ou d’idéaux comme obligatoire.
D4. Parce que les membres d’une association démocratique considèrent les procédures
délibératives comme la source de la légitimité, ils attachent de l’importance non seulement à
ce que les termes de l’association soient le résultat de leur délibération, mais aussi à ce qu’ils
le soient d’une manière pour eux manifeste20. Ils préfèrent des institutions dans lesquelles les
liens entre la délibération et ses résultats sont évidents à celles dans lesquelles ces liens sont
moins clairs.
D5. Les membres se reconnaissent les uns les autres comme ayant des capacités
délibératives, c’est-à-dire comme ayant les capacités requises pour entrer dans un échange
public de raisons et pour agir à partir des résultats d’un tel raisonnement public.

Une théorie de la démocratie délibérative vise à donner de la substance à cet idéal formel
en décrivant les conditions qui doivent être réunies pour que l’ordre social soit régulé de
manière manifeste par des formes délibératives de choix collectif. Je me propose d’esquisser
une conception de ce type en considérant un système idéal de délibération, que j’appellerai
« procédure délibérative idéale ». Mon but, en esquissant cette procédure, est de formuler
explicitement les conditions nécessaires à une prise de décision délibérative et adaptées à la
conception formelle, et par là de souligner les propriétés que devraient exhiber les institutions
démocratiques. Il me faut insister sur le fait que la procédure délibérative idéale doit fournir
un modèle à imiter pour les institutions – en premier lieu pour les institutions au sein
desquelles les choix collectifs sont faits et les résultats sociaux sont publiquement justifiés –
et non à décrire une situation initiale dans laquelle les termes de l’association eux-mêmes
seraient choisis21.
Passons maintenant à la procédure idéale. La délibération comprend trois grandes étapes.
Il faut décider d’un ordre du jour, proposer des solutions concurrentes aux problèmes mis à
cet ordre du jour en les appuyant sur des raisons, et conclure en se mettant d’accord sur une
solution. Une conception démocratique peut être décrite à partir des conditions qu’elle impose

20
En ce qui concerne l’importance de ce caractère manifeste, voir les analyses philosophiques de la publicité
dans Emmanuel Kant, Kant, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, trad. anonyme [1795], in Œuvres
Philosophiques, t. 3, Paris, 1986 ; John Rawls, Une théorie de la justice, p. 165-166 et section 29 ; et Bernard
Williams, L’éthique et les limites de la philosophie [1985], trad. M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1990,
p. 112-113, 216.
21
La distinction entre la procédure idéale et une situation de choix initial sera importante dans l’analyse
ultérieure de la formation de la motivation (voir p. original76-77) et des institutions (p. original79-80).

7
à cette procédure. L’une de ces conditions est que les résultats en sont légitimes d’un point de
vue démocratique si et seulement s’ils pourraient faire l’objet d’un accord libre et raisonné
entre égaux. La procédure délibérative idéale est une procédure qui traduit ce principe22.

I1. La délibération idéale est libre en ce qu’elle satisfait deux conditions. Premièrement,
les participants ne se considèrent liés que par les résultats de leur délibération et par les
conditions requises pour cette délibération. Ils considèrent les propositions avancées sans être
contraints par l’autorité de normes ou d’exigences préalables. Deuxièmement, les participants
supposent qu’ils peuvent agir à partir des résultats de la délibération et considérent le fait
qu’une certaine décision a été atteinte par leur délibération comme une raison suffisante de
s’y conformer.
I2. La délibération est raisonnée en ce que les parties sont tenus de formuler les raisons
qu’elles ont d’avancer des propositions, de les soutenir ou de les critiquer. Elles donnent des
raisons et s’attendent à ce que ce soit celles-ci (et non, par exemple, le pouvoir dont elles
disposent) qui décident du sort de la proposition discutée. Dans la délibération idéale, selon
les termes de Habermas, « aucune contrainte ne s’exerce en dehors de celle du meilleur
argument »23. Les raisons sont offertes dans le but d’amener les autres à accepter la
proposition correspondante, étant donné par ailleurs qu’ils poursuivent des fins diverses (D3)
et qu’ils s’engagent à arrêter les conditions de leur association par la libre délibération entre
égaux (D2). Des propositions peuvent être rejetées parce qu’elles ne sont pas défendues par
des raisons acceptables, même si elles auraient pu être défendues par de telles raisons. La
conception délibérative souligne que les choix collectifs devraient être faits de manière
délibérative, et non simplement correspondre de manière satisfaisante aux préférences des
citoyens.
I3. Dans la délibération idéale, les parties sont égales à la fois formellement et
substantiellement. Elles sont formellement égales en ce que les règles organisant la procédure
ne discriminent pas entre les individus. A chaque étape du processus délibératif, toute
personne dotée de capacités délibératives occupe une position égale à celle des autres. Et
chaque voix compte également dans la décision. Les participants sont substantiellement égaux
en ce que la distribution existante du pouvoir et des ressources ne détermine pas les
22
Il existe bien sûr des normes et des exigences qui s’imposent aux individus et qui n’ont pas de justification
délibérative. La conception de la démocratie délibérative est, selon les termes de Rawls, une « conception
politique » et non une théorie morale compréhensive. Sur la distinction entre théories politiques et
compréhensives, voir John Rawls, « L’idée d’un consensus par recoupement » [1987], trad. A. Tchoudnowsky
revue par C. Audard, in Justice et démocratie, Paris, Seuil, 1993, p. 245-283.
23
Jürgen Habermas, Raison et légitimité, p. 136.

8
opportunités de participation à la délibération, pas plus qu’elle ne confère à certains une
autorité particulière dans la délibération. Les participants à la procédure délibérative ne se
considèrent pas liés par le système existant de droits, sinon dans la mesure où ce système
établit le cadre nécessaire à une libre délibération entre égaux. Au contraire, ils considèrent ce
système comme un objet potentiel de leur jugement délibératif.
I4. Enfin, la délibération idéale vise à atteindre un consensus rationnellement motivé – à
trouver des raisons qui soient convaincantes pour tous ceux qui s’engagent à agir selon les
résultats d’une évaluation libre et raisonnée des options disponibles par des égaux. Même
sous des conditions idéales, rien ne garantit que des raisons consensuelles soient disponibles.
Si elles font défaut, la délibération se conclut par un vote, soumis à une forme de règle
majoritaire24. Le fait qu’elle puisse se conclure ainsi n’élimine toutefois pas la différence entre
les formes délibératives de choix collectif et les formes qui agrègent des préférences non-
délibératives. Les conséquences institutionnelles seront probablement différentes dans les
deux cas, et les résultats d’un vote parmi ceux qui s’engagent à trouver des raisons
convaincantes pour tous diffèreront probablement des résultats d’une agrégation qui procède
en l’absence d’un tel engagement.

Partant de cette représentation de la délibération idéale, pouvons nous dire quelque chose
de plus substantiel à propos de la démocratie délibérative ? Quelles sont les implications d’un
engagement à faire reposer le choix des termes de l’association sociale sur des décisions
délibératives ? Dans les remarques qui suivent, j’indique comment cet engagement en entraîne
un autre : un engagement à promouvoir le bien commun et à respecter l’autonomie
individuelle.

Bien commun et autonomie


Considérons tout d’abord la notion de bien commun. Puisque la fin de la délibération
idéale est d’obtenir un accord entre tous ceux qui partagent un engagement en faveur de la
libre délibération entre égaux, et qu’on a posé la condition de pluralisme (D3), la délibération
porte sur les moyens de promouvoir/faire avancer les fins de chaque partie. Quoiqu’aucun ne
soit indifférent à son propre bien, chacun cherche à arriver à des décisions qui sont
acceptables par tous ceux qui partagent l’engagement en faveur de la délibération (D2).
(Comme nous le verrons ci-dessous, il faut probablement, pour prendre cet engagement au

24
Pour une critique de l’attitude consistant à présupposer l’unanimité dans les conceptions délibératives, voir
Manin, « Volonté générale ou délibération ? », p. 89-92.

9
sérieux, être prêt à réviser la compréhension que l’on a de ses propres préférences et
convictions). La caractérisation d’une procédure délibérative idéale relie ainsi la notion
formelle de démocratie délibérative à l’idéal plus substantiel d’une association démocratique
dans laquelle le débat public porte sur le bien commun des membres de l’association.
Discuter du bien commun est une chose, mais faire des efforts sincères pour le
promouvoir en est bien entendu une autre. La délibération publique peut certes être organisée
à partir d’invocations du bien commun, mais on peut se demander si même une délibération
idéale ne consisterait pas en des tentatives de faire passer l’avantage d’une personne ou d’une
classe pour l’avantage commun. On peut répondre à cette question de deux manières. La
première réponse consiste à rappeler que dans ma caractérisation de l’idée formelle de
démocratie délibérative, j’ai stipulé (D2) que les membres de l’association s’engagent à
résoudre leurs différents par la délibération et à offrir en conséquence des raisons dont ils
pensent sincèrement qu’elles seront convaincantes pour ceux qui partagent cet engagement.
En bref, ce postulat exclut le problème. Mais l’objection doit être comprise comme visant la
plausibilité du présupposé selon lequel la mise en œuvre d’une procédure délibérative pourrait
satisfaire cette condition, et on ne peut donc lui opposer un simple postulat.
La seconde réponse repose alors sur une thèse concernant les effets de la délibération sur
les motivations des participants25. Une conséquence du caractère raisonnable de la procédure
délibérative (I2), joint à la condition de pluralisme (D3), est que le simple fait d’avoir une
préférence, une conviction ou un idéal ne constitue pas en soi une raison de soutenir une
proposition. Quoique que je puisse considérer que mes préférences constituent une raison
suffisante de faire une proposition, la délibération sous des conditions pluralistes exige que je
trouve des raisons qui rendent cette proposition acceptable par d’autres, dont je ne peux pas
attendre qu’ils considèrent mes propres préférences comme une raison suffisante de
l’accepter. La thèse motivationnelle affirme que l’obligation d’avancer des raisons qui
persuadent les autres contribue à former les motivations des participants à la procédure
délibérative, et ce de deux manières. Premièrement, la pratique consistant à présenter des
raisons contribue à développer chez les participants un engagement en faveur de la résolution
délibérative des questions politiques (D2). Du fait de cet engagement, la probabilité que
chacun exprime sincèrement ses préférences et ses convictions devrait augmenter, tandis que
la probabilité que chacun les exprime de manière déformée pour des raisons stratégiques

25
Il faut noter ici le parallèle avec Elster, déjà indiqué en note 19.Voir Jon Elster, ce volume, chap. X. Voir
aussi l’analyse d’Habermas sur les « besoins qui sont partagés de façon communicationnelle », dans Jürgen
Habermas, Raison et légitimité, p. 136 ; ainsi que « Moral Development and Ego Identity », in
Communication and the Evolution of Society, p. 69-94.

10
devrait diminuer. Deuxièmement, cela devrait également contribuer à former le contenu des
préférences et des convictions. Si l’on suppose un engagement en faveur de la justification
délibérative, le fait de découvrir que je ne peux offrir aucune raison convaincante en faveur de
ma proposition peut transformer les préférences qui la motivent. Des buts que je reconnais
comme incompatibles avec les exigences d’un accord délibératif peuvent tendre à perdre de
leur force, du moins quand je m’attends à ce que les autres procèdent de manière raisonnable
et à ce que l’issue de la délibération règle les actions ultérieures.
Considérons par exemple le désir d’être plus riche quoi qu’il arrive. Je ne peux pas
invoquer ce désir pour défendre des politiques particulières. La thèse motivationnelle affirme
que le besoin de trouver une justification indépendante qui n’invoque pas ce désir tendra à le
transformer, par exemple, en un désir d’avoir un niveau de richesse qui corresponde à celui
que les autres (les citoyens égaux) trouvent acceptable. Je suppose bien entendu que les
participants savent que la délibération produit les règles de l’association, et que la richesse ne
peut pas être protégée par des moyens complètement non délibératifs.
La délibération centre ainsi le débat sur le bien commun. Et les conceptions pertinentes du
bien commun ne comprennent pas simplement des intérêts et des préférences qui seraient
antérieurs à la délibération. Au contraire, les intérêts, les fins et les idéaux qui composent le
bien commun sont ceux qui survivent à la délibération, les intérêts que nous jugeons, après
réflexion publique, légitime d’invoquer afin de soutenir nos revendications portant sur les
ressources sociales. En conséquence, le premier et le troisième traits de la démocratie
délibérative que j’ai mentionné à propos de Rawls constituent des éléments centraux de la
conception délibérative.
La structure délibérative idéale indique également l’importance de l’autonomie dans une
démocratie délibérative. En particulier, elle permet de parer à deux dangers importants qui
pèsent sur l’autonomie. De manière générale, les actions ne sont pas autonomes si les
préférences à partir desquelles l’agent agit sont, en gros, dues aux circonstances, plutôt que
déterminées par l’agent. Il existe deux cas paradigmatiques de détermination « externe ». Le
premier est celui de ce qu’Elster appelle les « préférences adaptatives »26. Il s’agit là de
préférences qui évoluent en fonction des changements affectant les circonstances extérieures
sans aucune contribution délibérée de l’agent à cette évolution. C’est le cas, par exemple, des
préférences politiques des centristes instinctifs, qui se déplacent vers la position médiane de

26
Jon Elster, « Sour grapes » in A. Sen and B. Williams (dir.), Utilitarianism and Beyond, Cambridge,
Cambridge University Press, 1982, p. 219-238. Pour une analyse intéressante des préférences autonomes et des
processus politiques, voir Cass Sunstein, « Legal interference with private preferences », p. 1145-1158 ; « Naked
preferences and the constitution », p. 1699-1700.

11
l’acte sur lequel se distribuent les positions politiques, quelle que soit la distribution. Le
second cas correspond à ce que j’appellerai les « préférences accommodantes ». Quoiqu’elles
soient délibérément formées, ces préférences représentent des ajustements psychologiques à
des conditions de subordination dans lesquelles les individus ne se voient pas reconnaître la
capacité de se gouverner eux-mêmes. Pensons au cas des esclaves stoïques, qui modifient
délibérément leurs désirs afin de les ajuster à leurs pouvoirs, en vue de minimiser la
frustration. Parce que les relations de pouvoir existantes font de l’esclavage la seule
possibilité, ils cultivent le désir d’être esclaves, puis agissent en fonction de ces désirs. Bien
que leurs motivations soient formées de manière délibérée et bien qu’ils agissent en fonction
de ces désirs, les esclaves stoïques n’agissent pas de manière autonome quand ils essaient
d’êtres de bons esclaves. Dans la mesure où le statut d’esclave est défini par l’absence
d’alternative et donc par le fait d’être privé d’options permettant d’exercer ses capacités
délibératives, il faut conclure que les désirs des esclaves stoïques sont en réalité déterminés
par les circonstances, même si cette détermination est indirecte et passe par leur délibération.
L’autonomie a donc au moins deux dimensions. Le phénomène des préférences
adaptatives souligne l’importance de conditions qui permettent et encouragent la formation
délibérative des préférences ; le phénomène des préférences accommodantes indique le besoin
de conditions favorables à l’exercice des capacités délibératives. Ces deux exigences sont
satisfaites quand les institutions supportant la prise de décisions collective sont organisées
selon le modèle de la procédure délibérative idéale. Les relations de pouvoir et de
subordination sont neutralisées (I1, I3, I4), et chacun se voit reconnaître les capacités
délibérative (D5), ce qui résout le problème des préférences accommodantes. De plus,
l’obligation d’avancer des raisons décourage les préférences adaptatives (I2). Bien que les
préférences soient « formées » par la procédure délibérative, ce type de formation des
préférences est compatible avec l’autonomie, puisque les préférences qui sont formées par la
délibération publique ne sont pas simplement données par des circonstances extérieures. Elles
sont au contraire produites par « le pouvoir de la raison tel qu’il s’exerce à travers la
discussion publique »27.
Ainsi, en partant de l’idéal formel d’une démocratie délibérative, nous arrivons à l’idéal
plus substantiel d’une association dont les termes sont réglés par la délibération visant le bien
commun et qui respecte l’autonomie de ses membres. Et ainsi, en cherchant à incarner la
procédure délibérative idéale dans des institutions, nous cherchons, entre autres, à concevoir
des institutions qui centrent le débat politique sur le bien commun, qui forment l’identité et les
27
Whitney vs. California, 274 US 357 (1927).

12
intérêts des citoyens de manière à favoriser un attachement au bien commun, et qui
fournissent des conditions favorables à l’exercice des capacités délibératives requises par
l’autonomie.

III.

Changeons maintenant de perspective.


C’est en considérant quatre objections normales à la conception que je viens d’examiner
que je veux à présent continuer d’explorer les liens entre la procédure délibérative idéale et les
questions substantielles relatives à l’association démocratique délibérative. Ces objections
reprochent à cette conception d’être sectaire, incohérente, injuste et non pertinente. Mon but
n’est pas de proposer une réponse détaillée à chacune de ces objections mais de clarifier la
conception de la démocratie délibérative en esquissant, dans les grandes lignes, la manière
dont il faudrait leur répondre. Avant de me tourner vers ces objections, deux remarques
s’imposent quant à ce qui suit.
Premièrement, comme je l’ai déjà indiqué, une visée centrale de la conception
délibérative est de spécifier les conditions institutionnelles requises par la prise de décision
délibérative. Le rôle de la procédure délibérative idéale est d’offrir une caractérisation
abstraite des propriétés essentielles des institutions délibératives. Son rôle est donc différent
de celui d’un contrat social idéal. La procédure délibérative idéale offre un modèle pour les
institutions, modèle qu’elles devraient imiter autant que cela est possible. Il ne s’agit pas
d’une situation de choix dans laquelle on sélectionne des principes institutionnels. Le point
essentiel, en ce qui concerne la réflexion institutionnelle, est qu’elle doit rendre possible la
délibération. Les institutions d’une démocratie délibérative ne servent pas simplement à
mettre en œuvre les résultats de la délibération, comme si une libre délibération pouvait se
dérouler en l’absence d’institutions appropriées. Nous ne pouvons pas simplement supposer
que l’engagement en faveur de décisions délibératives ou la capacité nécessaire pour arriver à
de tels résultats seront assurés indépendamment d’une mise en ordre adaptée des institutions.
Les institutions elles-mêmes doivent fournir le cadre requis pour la formation de la volonté ;
elles déterminent s’il y a égalité, si la délibération est libre et raisonnée, s’il y a autonomie, et
ainsi de suite.
Deuxièmement, je me concentrerai ici sur certaines exigences portant sur les institutions
« publiques » qui reflètent l’idéal de résolution délibérative. Mais il n’y a bien sûr aucune
raison de supposer que les conditions requises par la délibération respecteront les limites

13
institutionnelles familières entre « privé » et « public » et qu’elles ne porteront que sur l’arène
publique. Par exemples, les inégalités de richesse, ou l’absence de mesures institutionnelles
destinées à compenser les conséquences de ces inégalités, peuvent avoir pour effet de saper
l’égalité requise à l’intérieur des arènes délibératives elles-mêmes. Un traitement plus complet
de la question devrait donc aborder un éventail plus large de questions institutionnelles28.

Sectarisme
La première objection affirme que l’idéal de la démocratie délibérative est sectaire, car il
repose de façon répréhensible sur une vision particulière de la vie bonne – un idéal de
citoyenneté active. Ce qui le rend sectaire n’est pas l’idéal spécifique sur lequel il repose,
mais le fait (présumé) qu’il repose sur une conception spécifique, quelle qu’elle soit. Je ne
pense pas que la conception de la démocratie délibérative souffre d’un tel défaut. En
expliquant ce qui me permet de dire cela, je laisserai de côté la controverse actuelle portant
sur la question de savoir si le sectarisme est évitable et répréhensible, et je supposerai qu’il est
à la fois l’un et l’autre29.
Les visions du bien apparaissent dans les conceptions politiques de deux manières au
moins. En premier lieu, la justification de certaines conceptions fait appel à une notion du
bien humain. Les conceptions aristotéliciennes, par exemple, souscrivent à la thèse selon
laquelle l’exercice des capacités délibératives est un élément fondamental d’une bonne vie
humaine, et concluent qu’une association politique doit être organisée de sorte à encourager
l’exercice de ces capacités chez ses membres. Les conceptions du bien peuvent également
intervenir d’une seconde manière : la stabilité d’une société peut requérir une allégeance
généralisée à une conception spécifique du bien, même si ses institutions peuvent être
justifiées sans faire appel à cette conception. Par exemple, un ordre social qui peut être justifié
sans faire référence à des idéaux d’allégeance nationale peut néanmoins avoir besoin, pour
être stable, de l’adhésion généralisée à un idéal de dévouement patriotique.
Une conception politique est sectaire de façon répréhensible uniquement si sa
justification dépend d’une vision particulière du bien humain, et non simplement parce que sa
stabilité dépend d’un accord généralisé sur la valeur de certaines activités et aspirations. Pour
cette raison, la conception démocratique n’est pas sectaire. Elle est organisée autour d’une
28
Voir Cohen et Rogers, On Democracy, chap. 3 et 6 ; Joshua Cohen, « The economic basis of deliberative
democracy », Social Philosophy and Policy, 6 (2), 1988 p. 25-50.
29
Pour des vues opposées sur le sectarisme, voir Rawls, « L’idée d’un consensus par recoupement » ; Ronald
Dworkin, Une question de principe [1985], trad. A. Guillain, Paris, Puf, 1996, 3ème partie ; Alasdair MacIntyre
Après la vertu. Étude de théorie morale [1981], trad. L. Bury, Paris, Puf, 1997 ; Michaël Sandel, Le libéralisme
et les limites de la justice [1982], trad. J.F. Spitz, Paris, Seuil, 1999.

14
vision de la justification politique – selon laquelle la justification procède par la libre
délibération entre citoyens égaux – et non autour d’une conception détaillant la manière
appropriée de conduire sa vie. Ainsi, quoiqu’il soit plausible que la stabilité d’une démocratie
délibérative requière qu’on promeuve l’idéal de citoyenneté active, cette dépendance ne suffit
pas à montrer que cette conception de la démocratie est sectaire de façon répréhensible.

Incohérence
Considérons maintenant l’incohérence supposée de l’idéal. Nous trouvons cette
accusation dans une importante tradition de pensée qui inclut l’ouvrage de Schumpeter,
Capitalisme, Socialisme et Démocratie, et, plus récemment, le travail de William Riker sur le
choix social et la démocratie. Je vais dire ici un mot sur ce dernier, en me concentrant
seulement sur l’un des arguments que Riker avance pour montrer que l’idéal
d’autogouvernement populaire est incohérent30.
Institutionnaliser une procédure délibérative exige, en l’absence de consensus, une règle
de décision – par exemple, la règle majoritaire. Mais la règle majoritaire est globalement
instable : il est généralement possible, en modifiant les règles de majorité utilisées et sans
modifier les préférences individuelles, de passer de n’importe quel résultat (parmi les
options possibles) à n’importe quel autre. La majorité, qui remplace le peuple, veut tout et
en conséquence ne veut rien. Bien sûr, quoique n’importe quelle option puisse être le résultat
d’une décision majoritaire, il n’est pas vrai que toutes les options seront le résultat. Mais,
parce que la règle majoritaire est si instable, la décision réelle de la majorité ne sera pas
déterminée par les préférences elles-mêmes, puisqu’elles ne contraignent pas le résultat. Au
lien de cela, les décisions reflèteront les contraintes institutionnelles particulières sous
lesquelles elles ont été prises. Mais ces contraintes sont « exogènes au monde des goûts et des
valeurs »31. L’idéal d’auto-gouvernement populaire est donc incohérent, puisque nous sommes
pour ainsi dire gouvernés par les institutions, et non par nous-mêmes.
Je souhaite évoquer une faiblesse de cet argument qui éclaire la structure de la conception
délibérative. Selon le raisonnement que je viens d’esquisser, dans les institutions recourant à
la règle majoritaire, les résultats reflètent des contraintes institutionnelles « exogènes », et non
les préférences sous-jacentes. Ce raisonnement suppose que nous pouvons identifier les
préférences et les convictions qui sont pertinents pour les choix collectifs indépendamment
30
Voir William H. Riker, Liberalism against Populism. A Confrontation between the Theory of Democracy and
the Theory of Social Choice, Prospect Heights, Waveland Press, 1982. Pour une critique des thèses de Riker, voir
Jules Coleman et John Ferejohn, « Democracy and social choice », Ethics, 97, 1986, p. 6-25 ; Joshua Cohen,
« An epistemic conception of democracy », Ethics, 97, 1986, p. 26-38.
31
Voir Riker, Liberalisme against Populism, p. 190

15
des institutions à travers lesquelles ils sont formés et exprimés. Or c’est précisément ce que
refuse d’admettre la conception délibérative. Selon cette conception, les préférences et les
convictions pertinentes sont celles qui pourraient être exprimées dans une délibération libre, et
non celles qui lui préexistent. Pour cette raison, l’autogouvernement populaire suppose
l’existence d’institutions qui fournissent un cadre adapté à la délibération ; ces arrangements
ne sont pas des « contraintes exogènes » pesant sur l’agrégation des préférences, mais
contribuent plutôt à former le contenu de ces préférences, ainsi que la manière dont les
citoyens choisissent de les promouvoir. Plus encore, une fois que les institutions délibératives
sont en place et qu’elles forment les préférences, les convictions et les actions politiques, il
n’est pas sûr que les problèmes d’instabilité demeurent à ce point sérieux qu’il faille en
conclure que l’autogouvernement est un idéal vide et incohérent.

Injustice
Le troisième problème concerne l’injustice. J’ai traité jusqu’ici de l’idéal démocratique
comme de l’idéal fondamental pour une conception politique. Mais on pourrait avancer que
l’idéal démocratique ne peut pas jouer le rôle d’idéal politique fondamental, il traite les
libertés fondamentales d’une manière manifestement inacceptable. Il fait dépendre ces libertés
de jugements majoritaires et reconnait donc la légitimité démocratique de décisions qui
restreignent les libertés fondamentales des individus. Je répondrai à cette objection en me
concentrant sur la liberté d’expression32, et je commencerai par faire formuler à un critique
imaginaire une version plus étoffée de l’objection33.
« Vous soutenez l’idéal d’un ordre démocratique. La fin d’un ordre démocratique est de
maximiser le pouvoir qu’a le peuple de satisfaire ses besoins. Afin de défendre la liberté
d’expression vous avancerez que le pouvoir est diminué si le peuple ne dispose pas des
32
Pour un examen du lien entre idéaux démocratiques et liberté d’expression, voir Alexander Meikeljohn, Free
Speech and its Relation to Self-Government, New York, Harper and Brothers, 1948 ; Laurence H. Tribe,
American Constitutional Law, Mineola, The Foundation Press, 1978 ; Lawrence H. Tribe, Constitutional
Choices, Cambridge, Harvard University Press, 1985, chap. 2 ; John Hart Ely, Democracy and Distrust. A
Theory of Judicial Review, Cambridge, Harvard University Press, 1980, p. 93-94, 105-116. La liberté
d’expression est un cas particulier qui est peut-être plus directement intégrable à la conception démocratique que
la liberté de conscience ou les libertés associées à la vie privée ou à la personnalité. Je pense néanmoins que ces
autres libertés peuvent recevoir un traitement satisfaisant au sein de la conception démocratique, et je rejetterai
celle-ci si je pensais le contraire. L’idée générale est d’affirmer que les autres libertés fondamentales doivent être
protégées pour que les citoyens puissent être à même de participer à la délibération politique et d’y avoir un
statut égal, sans craindre que le fait de participer ne les mette en danger du fait de leurs convictions ou de leurs
choix personnels. Nous réservons à d’autres circonstances le développement détaillé et la mise à l’épreuve de ce
raisonnement [voir Joshua Cohen, « Procedure and substance in deliberative democracy », in S. Benhabib (dir.),
Democracy and Difference : Changing Boundaries of the Political, Princeton, Princeton University Press, 1996].
33
Cette objection est suggérée par Dworkin, Une question de principe, p. 79-84. Il cite le passage suivant d’une
lettre de Madison : « Et un peuple qui veut être son propre souverain doit s’armer de la puissance que confère le
savoir » (je souligne).

16
informations requises pour exercer sa volonté. Puisque c’est en s’exprimant qu’on rend
disponible l’information, vous conclurez que les restrictions de la liberté d’expression doivent
être interdites. Le problème auquel se heurte votre raisonnement est le suivant : empêcher que
l’on restreigne la liberté d’expression revient également à restreindre le pouvoir du peuple,
puisque les citoyens pourraient choisir collectivement de telles restrictions. Il n’est donc pas
du tout certain que la protection de la liberté d’expression maximisera en général le pouvoir
populaire. Ainsi, quoique vous ne souhaitiez bien évidemment pas empêcher tout le monde de
parler tout le temps, vous ne pouvez pas défendre la thèse qu’il y a ne serait-ce qu’une
présomption en faveur de la protection de la liberté d’expression. Or cette négligence vis-à-vis
des libertés fondamentales est inacceptable. »
Cette objection atteint certaines des conceptions qui font de la démocratie un idéal
fondamental, en particulier celles pour lesquelles la valeur de l’expression dépend
exclusivement de son rôle dans la diffusion d’informations portant sur la meilleure manière de
réaliser les fins du peuple. Mais elle n’a aucune force contre la conception délibérative,
puisque celle-ci ne fait pas dépendre sa défense de la liberté d’expression de son rôle dans la
maximisation du pouvoir qu’a le peuple de satisfaire ses besoins. Sa défense repose plutôt sur
une conception du choix collective, en particulier sur une conception de la manière dont les
« besoins » qui sont pertinents pour le choix collectif sont formés et définis en premier lieu.
Les préférences et les convictions pertinentes sont celles qui émergent de la délibération ou
sont confirmées par elle. Et un cadre de libre expression est requis pour que soit possible la
considération raisonnée d’options qui constitue la délibération. La conception délibérative
considère que la liberté d’expression est requise pour déterminer ce qui sert le bien commun,
car ce qui constitue le bien est fixé par la délibération publique, et non préalablement à elle.
Cela est déterminé par des jugements informés et autonomes, impliquant l’exercice des
capacités délibératives. Ainsi, loin d’être hostile à la liberté d’expression, l’idéal de la
démocratie délibérative présuppose au contraire une telle liberté.
Mais qu’en est-il de ce type d’expression qui n’a rien à voir avec les questions de
politique publique ? La conception de la démocratie délibérative doit-elle traiter toute
« expression non politique » comme étant d’ordre secondaire et une moindre protection ? Je
ne le pense pas. La conception délibérative conçoit la politique comme visant en partie la
formation des préférences et des convictions, et non seulement leur articulation et leur
agrégation. Dans la mesure où elle met l’accent sur le raisonnement portant sur les
préférences et les convictions, ainsi que sur l’influence qu’a l’expression sans objet politique
sur ce type de raisonnement, la conception délibérative ne trace aucune ligne claire entre le

17
discours politique et les autres types d’expression. Les formes d’expression qui ne portent pas
sur des questions politiques peuvent très bien influer sur la formation des intérêts, des buts et
des idéaux que les citoyens amènent avec eux à la délibération. C’est pourquoi la conception
délibérative soutient une protection de la liberté d’expression étendue à l’éventail complet des
formes d’expression, indépendamment de leur contenu34. Ce serait violer ce qui constitue le
noyau de l’idéal de libre délibération entre égaux que de fixer les préférences et les
convictions à l’avance en restreignant l’expression de certains contenus, en interdisant l’accès
à l’expression, ou en empêchant l’expression qui est indispensable pour développer de
quelconques convictions. L’objection portant sur l’injustice échoue donc car les libertés ne
sont pas seulement l’un des sujets de la délibération, elles contribuent à constituer le cadre qui
la rend possible35.

Non pertinence
L’objection de la non pertinence affirme que la notion de délibération publique n’est pas
pertinente pour les conditions politiques modernes36. C’est là l’objection la plus importante,
mais aussi celle à propos de laquelle il est le plus difficile de dire quoi que ce soit, au niveau
de généralité requis dans le cadre de cet article. Je me contenterai à nouveau ici d’examiner
une version de objection, que je tiens toutefois pour représentative. La version que je vais
considérer part du postulat qu’une démocratie direct dans laquelle les citoyens se réunissent
dans des assemblées législatives est la seule manière d’institutionnaliser une procédure
délibérative. Partant de cette prémisse, et constatant que la démocratie directe est impossible
sous les conditions modernes, l’objection en conclut que nous devrions rejeter cet idéal car il
n’est pas pertinent pour les circonstances qui sont les nôtres.
La thèse affirmant l’impossibilité de la démocratie directe est clairement correcte. Mais il
me semble que la thèse selon laquelle la démocratie directe est l’unique manière appropriée
d’institutionnaliser la procédure idéale n’a aucune valeur37. Même si la démocratie directe
était une véritable possibilité institutionnelle, il n’y en réalité aucune raison de croire, en
34
Sur la distinction entre restrictions fondées sur le contenu et restrictions indifférentes au contenu, les difficultés
posées par cette distinction dans des cas particuliers, et les raisons spécifiques d’être hostile aux restrictions
fondées sur le contenu, voir Tribe, American Constitutional Law, p. 584-682 ; Geoffrey R. Stone, « Content-
neutral restrictions », University of Chicago Law Review, 54, p. 46-118.
35
Mon intention n’est pas de suggérer que la conception délibérative offre la seule justification solide de la
liberté d’expression, mais plutôt de montrer qu’elle est capable d’en offrir une.
36
Pour une formulation particulièrement fine de l’objection de la non pertinence, voir Carl Schmitt,
Parlementarisme et démocratie [1923], trad. J.L. Schlegel, Paris, Seuil, 1988.
37
Cette thèse est parfois associée à Rousseau, qui est supposé avoir uni l’idéal de légitimité démocratique et
l’expression institutionnelle de cet idéal sous la forme de la démocratie directe. Pour une critique de cette
interprétation, voir Joshua Cohen, « Autonomy and democracy. Reflections on Rousseau», Philosophy and
Public Affairs, 15, 1986, p. 275-297.

18
l’absence d’une théorie du fonctionnement des assemblées démocratiques – théorie qui ne
pourrait pas se contenter de postuler que les conditions idéales sont réunies –, qu’une
démocratie directe soumettrait les questions politiques à une résolution délibérative38. En
l’absence d’une analyse réaliste du fonctionnement des assemblées citoyennes, nous ne
pouvons simplement supposer que de larges rassemblements (avec un ordre du jour ouvert)
produiront une forme quelconque de délibération, ou qu’ils encourageront les participants à se
regarder les uns les autres comme égaux dans une libre procédure délibérative. La mise en
ordre appropriée des institutions délibératives dépend de questions de psychologie politique et
de comportement politique, elle ne dérive pas immédiatement de l’idéal délibératif. Ainsi, loin
d’être le seul modèle délibératif, la démocratie directe n’est peut-être pas même un
arrangement particulièrement adapté à la délibération. Or, une fois que nous avons rejeté
l’idée qu’une démocratie directe est la forme d’expression naturelle ou nécessaire de l’idéal
délibératif, le raisonnement concluant simplement à la non pertinence ne fonctionne plus.
Dans la mesure où une bonne compréhension du fonctionnement des institutions nous fait
défaut, nous sommes inévitablement ramenés à des jugements plus ou moins spéculatifs. Je
propose ci-dessous quelques remarques sur cette question, qui montre de quelle manière elle
devrait être traitée.
L’existence d’arènes dans lesquelles les citoyens peuvent proposer des sujets à mettre à
l’ordre du jour politique et participer aux débats portant sur ces sujets est un élément essentiel
de l’institutionnalisation de la procédure délibérative. L’existence de telles arènes constitue un
bien public et devrait être financée par de l’argent public. Cela n’est pas nécessaire parce que
le financement public serait la seule ou la meilleure manière de garantir que de telles arènes
soit disponibles, mais parce qu’il exprime l’engagement fondamental d’un ordre
démocratique en faveur de la résolution des questions politiques par la libre délibération entre
égaux. Le problème est de trouver une manière d’organiser ces arènes qui favorise une telle
délibération. En ce qui concerne cette organisation, je veux souligner deux points essentiels.
Le premier est que les inégalités matérielles sont une source importante d’inégalités politique.
Le second, qui est plus spéculatif, est que les arènes délibératives qui sont organisées
exclusivement autour d’une localité, d’un groupe, ou d’un thème, ont peu de chance de

38
Madison insiste sur ce point dans Le Fédéraliste. S’opposant à la proposition, formulée par Jefferson, de s’en
remettre, sur les questions constitutionnelles, « à la décision de l’ensemble de la société  », Madison avance que
cela aggraverait « le danger de troubler la tranquillité public en excitant trop fortement les passions publiques »,
et que « c’est la raison seule du peuple qui doit contrôler et régler le gouvernement […] [tandis que] les passions
doivent être contrôlées et réglées par le gouvernement ». Alexander Hamilton, John Jay et James Madison, Le
Fédéraliste [1787-1788], trad. G. Jèze, Paris, Economica, 1988, p. 419-421. C’est la forme, et non le contenu, de
cette objection que j’approuve.

19
produire la délibération ouverte qui est requise pour institutionnaliser la procédure
délibérative. Ces arènes ne réunissent qu’une gamme étroite d’intérêts, et la délibération qui
s’y tient ne peut donc produire que des intérêts de groupes cohérents, et non une conception
complète du bien commun.
Ces deux remarques prises ensemble justifient l’idée que les partis politiques subventionnés
par des fonds publics ont un rôle important à jour si la démocratie délibérative doit être rendu
possible39. Il y a deux raisons à cela, qui correspondent aux deux remarques que je viens de
mentionner. En premier lieu, un trait important des organisations en général et des partis en
particulier est de permettre aux individus et aux groupes qui ne bénéficient pas de l’avantage
« naturel » de la richesse de surmonter les désavantages politiques qui découlent de ce
manque. Ils peuvent ainsi contribuer à corriger les inégalités qui dérivent, au sein des arènes
délibératives, de l’inégalité matérielle. Afin de jouer ce rôle, les organisations politiques
doivent bien sûr être elles-mêmes libérées de la domination des ressources privées, et cette
indépendance doit être manifeste. C’est ce qui rend nécessaire le financement public. Nous en
venons ici au deuxième point que j’ai mentionné en examinant la conception de Rawls –
l’idée que des mesures sont requises pour garantir une égalité manifeste – mais il intervient
désormais comme une manière de manifester un engagement partagé en faveur des décisions
délibératives, et non simplement comme une expression de l’engagement en faveur de
l’équité. En second lieu, les partis sont obligés d’aborder la gamme complète des sujets
politiques et ils offrent donc des arènes dans lesquelles le débat n’est pas restreint de la
manière où il l’est dans des organisations locales, catégorielles ou thématiques. Ils offrent les
arènes plus ouvertes qui sont requises pour former et exprimer les conceptions du bien
commun qui constituent le cœur du débat politique dans une démocratie délibérative.
Il n’est bien sûr pas du tout garanti que les partis fonctionneront de la manière que je viens de
décrire. Mais cela n’est pas particulièrement inquiétant pour notre propos, car rien n’est
garantit en politique. La question qui nous intéresse est la suivante : comment nous approcher
le plus possible de la conception délibérative ? Il est difficile de voir comme cela serait
possible en l’absence de partis forts, financés par des ressources publiques (même si une
longue liste d’autres conditions est bien sûr également requise).

39
Je m’inspire ici de Cohen et Rogers, On Democracy, p 154-157. L’idée que les partis doivent organiser le
choix politique et offrir un centre pour la délibération publique appartient à un thème ancien correspond au
thème des « partis responsables » qui a été souvent traité dans la littérature américaine en sciences politiques. L.
Perlman, et, plus généralement, le travail de mon collègue Walter Dean Burnham sur les implications du déclin
des partis pour la politique démocratique, m’ont grandement aidé à comprendre cette idée. Voir L. Perlman,
Parties, Democracy and Consent, manuscript non publié, 1987 ; et, par exemple, Walter Dean Burnham, The
Current Crisis in American Politics, Oxford, Oxford University Press, 1982.

20
IV.

J’ai proposé de considérer la notion d’association démocratique comme un idéal politique


fondamental, et j’ai développé cet idéal en m’intéressant à une procédure délibérative idéale
et aux conditions requises par l’institutionnalisation de cette procédure. J’ai esquissé quelques
unes de ces conditions ici. Afin de montrer que l’idéal démocratique peut jouer le rôle d’idéal
organisateur fondamental, il me faudrait poursuivre l’analyse des libertés fondamentales et de
l’organisation politique de manière bien plus détaillée, et aborder toute une série d’autres
questions. Bien évidemment, plus les conditions requises par l’institutionnalisation d’une libre
délibération publique sont riches, plus vaste est la gamme des sujets qui peuvent devoir être
retirés de l’ordre du jour politique, ou, pour le dire autrement, plus vaste est la gamme des
sujets qui forment le cadre de la délibération publique plutôt que son objet. Et plus large est
cette gamme, moins il y a des sujets sur lesquels délibérer. Que cela constitue une bonne ou
une mauvaise nouvelle, c’est en tout cas un bon moment pour conclure.

21

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