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Loraux Nicole. La guerre civile grecque et la représentation anthropologique du monde à l'envers. In: Revue de l'histoire des
religions, tome 212, n°3, 1995. pp. 299-326;
doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1995.1263
https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1995_num_212_3_1263
Abstract
The Greek civil war and the anthropological representation of the world upside-down
Is "stasis" (the Greek word for sedition or dissension), in and of itself, one of the forms, albeit « the
most monstruous », of a reflexion on the « cité », centered around a potential « return to barbary » ?
This interrogation is all the more crucial, in the eyes of the author, given that for many years, she has
tried to demonstrate, with and sometimes in spite of the most controversial representations, that
"stasis" is an integral part of Greek politics. But we will not try to choose one model over another, any
more than the Greeks did. At least, since it is a question of a phenomenon which deals specifically with
the « city », we are inclined to favor the political version of the civil war. To reduce the concept of
"stasis" to the sole dimension of barbary, is, indeed, to risk obliterating its Greek meaning.
NICOLE LORAUX
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris
3. Sur ce terme et sur son utilisation chez les historiens grecs de l'époque
hellénistique, voir Darbo-Peschanski, 1995.
4. C'est ainsi que je traduis le préverbe apo- dans apethëriôthësan ; je préfère la
traduction par « bestialité », qui prend en compte le sens de thêr (cf. Chantraine,
1968, s.v. thêr: therióomai, «devenir comme une bête»), à celle de Jean-Pierre
Vernant (1990, 144) par « ensauvagement » ou à celle de Françoise Frontisi-
Ducroux par «réensauvagement» (1981, 48), qui est une glose.
5. Fustel de Coulanges ne s'y trompe pas, qui fait de Kynaitha le modèle de la
guerre civile dans les cités grecques à l'époque de la conquête romaine (1858, 18).
6. Pour se limiter au seul livre IV, voir, à propos de l'humanité : 14, 7 (anthro-
pinôs), 23, 1 (ta díkaia kai philánthropa), 54, 5 (philanthropôs) ; voir aussi
l'utilisation du verbe «civiliser» dans le passage étudié (21, 4: exêmeroûn; 21, 11 :
hëmerôsin). Sauvagerie : 77, 4 (túrannon ágrion) ; bestialité : 3, 1 (le thëriêdës bios des
Étoliens).
7. Dans les alentours immédiats de Kynaitha, à Lousoi (Polybe, 18, 9-11),
Artémis est célébrée comme Hëmerasia, parce qu'elle a veillé à la purification par
Mélampous des filles de Proïtos (Pausanias, VIII, 18, 8); à Kynaitha même, les
deux seuls cultes que signale Pausanias sont une fête de Dionysos et la source
Álussos, qui guérissait de la Lussa (VIII, 19, 2-3).
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20. Comme celle qui, en 1870, mettra le massacre de Hautefaye sous le signe
de «la métaphore de l'animal» (Corbin, 1990, 98 [citation du paragraphe
précédent], 105) et du «langage du cochon» {ibid., p. 100-111).
21 . Sur l'animalisation évidente comme trame du Carnaval de Romans, voir
Le Roy Ladurie, passim, et surtout p. 240 (tableau de cette «zoologie ou
bestiaire » du Carnaval).
22. A ma connaissance, la seule image animalière perceptible dans le récit
d'uns stasis grecque se trouve dans les Helléniques de Xénophon (III, 2, 28) :
lorsque le démos d'Élis comprend que son leader, qu'il croyait mort, est bien vivant, il
se rassemble autour de lui «comme un essaim d'abeilles» autour de son chef.
Mais cette image, qui est d'ailleurs une comparaison, et non une métaphore, est
plutôt, semble-t-il, à mettre au compte d'une thématique du pouvoir.
23 . Sur la question du sacrifice humain, voir Henrichs, 1981.
24 . On sait que la tragédie en joue, d'ailleurs en toute ambiguïté : les victimes
y sont en effet non des àndres, mais des jeunes filles, plus facilement annualisées
- tant il est vrai que l'imaginaire ne saurait négliger jusqu'au bout le réel - sous la
forme de génisses ou de pouliches; voir Loraux, 1985, 62-68.
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25. Outre les occurrences à' asébeia et d'asébëma relevées dans le texte de
Polybe, on mentionnera Thucydide, III, 82, 8 et Xénophon, IV, 4, 2-3 (anosiêta-
ton, anosiêîatoi, asébeia).
26. Les Mantinéens, eux, marqueront leur horreur devant l'impiété de la
sphagê de Kynaitha, lorsqu'ils purifieront leur cité en bonne et due forme en
promenant des victimes (sphágia) tout autour de leur territoire après le passage des
envoyés kynaithéens (Polybe, IV, 21, 8).
27. En extrayant le verbe (apo-, kata-)sphazô de son contexte sacrificiel pour
le déplacer sur la guerre civile, le texte suggère la nature meurtrière de cet acte,
tandis que thuô dénote la norme sacrificielle, par effacement de regorgement.
28. Scène analysée par J.-L. Durand, Bêtes grecques, in Détienne- Vernant,
1979, 146-148.
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Intermède lacédémonien
33 . La question est pertinente, s'agissant d'un démos ou d'une masse qui n'est
pas composée d'hoplites: voir Loraux, 1993, 117-118.
34. Analyse déjà esquissée dans Loraux, 1980.
35. La chose est évidente pour mákhaira: voir Détienne-Vernant, 1979, 234;
xîphos: ibid., p. 184; obeliskos: ibid., p. 148, 154-155, 180, 185; pélekus: ibid.,
p. 178, 258 (on notera que c'est ainsi qu'est désignée par Porphyre la hache de
Sopatros [voir Durand, 1986, 44 sq.]; drépanon: ibid, p. 204-205. Pour la seule
cognée (axinê), je n'ai pas encore trouvé d'usage sacrificiel, mais Homère et
Hérodote en font une arme (chez ce dernier, il s'agit en VII, 64 d'une arme de Sace). On
comparera avec la double signification, à la fois rituelle et agressive, des râteaux,
des balais et des fléaux à battre le blé que brandissent les danseurs de la Saint-
Biaise à Romans en 1580 (voir Le Roy Ladurie, 201-202).
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36. Ces «armes» ne seront de fait pas utilisées; or seule l'existence d'un
passage à l'acte effectif pourrait rendre lisible un glissement comme celui qui, de
l'aiguillon du paysan, fait un instrument de torture sur le foirail de Hautefaye (Cor-
bin, 1990, 75).
37. Detienne-Svenbro, in Détienne- Vernant, 1979, 234.
38. La présence d'une hache dans l'histoire de Sopatros est interprétée par
Durand (1986, 49) comme facteur de confusion, en ce que, dans l'origine
mythique, la hache introduit «dans l'aire sacrificielle une activité de type
agricole ». Mais le lien unissant sacrifice et agriculture se complique dans l'histoire de
Cinadon, où le sacrifice est implicite cependant que les instruments du travail de
la terre sont explicitement détournés au service de la violence séditieuse.
39. Encore un épisode lacédémonien. S'agit-il d'une pure rencontre? ou y
a-t-il une spécificité Spartiate de l'usage d'armes qui n'en sont pas ?
40. Vidal-Naquet, 1981, 219, 225.
41. Voir Paradiso, 1995.
42. VoirLoraux, 1993, 118.
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dite Héra (IV, 34), de « dévorer tout crus (ômôn) Priam, ses fils
et les autres Troyens », rien, dans ces passages de Y Iliade,
n'indique que le « vœu » ainsi formulé soit autre chose que
l'expression intensive d'une haine très forte. Et, lorsque le même Théo-
gnis exprime sa crainte « que Y hubris qui a perdu les Centaures
mange-cru (ômophagous) ne perde aussi la cité» de Mégare
(541-542), ce serait par trop solliciter le texte que déduire une
monstrueuse omophagie civique de celle, mythique et
traditionnelle, qui caractérise des êtres hybrides dans l'espace d'une
comparaison littéraire.
Sans doute, à en croire un autre passage de Théognis, les
«sauvages» sont-ils déjà dans la cité sous la forme des
nouveaux citoyens qui hantent les rues de la ville, hier encore
paysans vêtus de peaux de bêtes, ignorants de la justice et des lois
(nómous), et qui pâturaient (enémonto) hors les murs, comme
des cerfs (54-57). Mais ce texte en dit beaucoup plus sur l'écart
entre nômos et némesthai, sur l'image traditionnelle de la
sauvagerie paysanne47, ou sur les sentiments d'un aristocrate face au
renversement sens dessus dessous de la hiérarchie48, que sur une
quelconque pratique d'allélophagie - d'autant que les intrus
entrés à l'intérieur des murs de la cité ne sont pas les lions bien
réels du Mozambique, mais d'inoffensifs cerfs métaphoriques.
Que reste-t-il à verser au dossier du manger-cru en temps de
s/asw?'Rien, à coup sûr, qui évoque la récurrence du thème
cannibalique dans la France des Guerres de Religion, encore
que le « fantasme » ait en général, comme à Romans durant le
Carnaval de 1580, pris le pas sur la réalité49: de fait, l'accusa-
47. Voir Frontisi, 1981, 36, et, pour le lien entre peau de bête et sauvagerie
dans le costume des hilotes, A. Paradiso, Corps Spartiate, à paraître dans
N. Loraux et Y. Thomas (éd.), Le corps du citoyen (mais un accoutrement de peau
de bête connote souvent une situation de monde renversé : voir Le Roy Ladurie,
1979, 215-216). Sans doute Gregory Nagy (1985, 44, n.) a-t-il raison d'observer
que le vers 24 de Théognis (oúte díken oúte nómous) évoque les Cyclopes de
Y Odyssée (IX, 215), mais l'allusion est à la fois trop discrète et trop limitée à la
question de la justice pour qu'il soit possible de convoquer aussi l'omophagie des
Cyclopes, ce que Nagy ne fait pas.
48 . Nagy, ibid. : « Les kakoi retournent la communauté en mettant l'extérieur
à l'intérieur (56-57) et le haut en bas (679). »
49. Le Roy Ladurie, 1979, 215-216, 233.
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50. Voir par exemple Le Roy Ladurie, 1979, 202-203, 233-234, et surtout Les-
tringant, 1982 (article très complet évoquant le «cannibalisme de vengeance»
[233], les liens entre cannibalisme et monde renversé [234], et insistant surtout sur
le sens religieux de ce thème dans la polémique protestante contre le catholiscisme
[234-235]); voir aussi Corbin, 1990, 120, 122-126, 130.
51. Voir Détienne, 1977.
52. L'expression est de F. Lestringant, 1982.
53 . Comme le fait Borgeaud, cité n. 8.
54. Or entre stasis et impiété, le rapport n'est pas réversible : si toute stasis est
impie, toute impiété n'implique pas la guerre civile.
55. Comme Dionysos Omëstés: voir Alcée, fr. 129 Campbell, v. 9.
56 . Dans le discours de Socles qui a donné son point de départ à cette étude :
la tyrannie, plus encore que la stasis, est donc chez Hérodote figure du monde
renversé.
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57. Par exemple Polybe, I, 67, 2 (diaphorà kai stasis), 67, 5 (stáseds), 1\,1
(emphulíou staseôs). Occurrences étonnantes pour un lecteur d'Hérodote, habitué
à rencontrer la stasis entre concitoyens d'une cité grecque et non en pays barbare.
58 . Voir 1, 67, 6 ; 70, 1 ; 79, 8 (en forte opposition avec la philanthrôpia de Ges-
kon); 81, 9. On comparera avec l'occurrence unique dans le récit sur Kynaitha.
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61 . Le mot est attesté pour la première fois chez Alcée. Si Gregory Nagy a
raison de suggérer que la métaphore du navire en péril de la cité, inaugurée par Alcée
et reprise par Théognis, est sans doute une lecture du vers 247 des Travaux, ce qui,
chez ces poètes, associe la stasis à la pensée hésiodique de l'humaine condition
(Nagy, 1985, 63), il n'en reste pas moins que, chez Hésiode, le naufrage, comme le
loimós, ne représente que lui-même.
62. dk. fr. В 80 : eidénai de khrê... díkěn ér in.
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63. C'est le thème du «et encore plus loin» (kai éti peraitérô), en III, 81, 5;
voir aussi III, 82, 8 (etólměsán te ta deinótata epexêisan te tàs timôrias éti meizous).
64 . Thucydide, III, 82, 1 : Houtôs ôme <he> stasis proukhôrôse. On notera
d'ailleurs que toutes les occurrences de stasis sont condensées dans le livre III : III,
36, 4 (pour caractériser une décision politique qui excède les limites de la
politique), III, 84, 1 (la stasis), III, 94, 5 (les Eurytanes, Étoliens sauvages, à la langue
incompréhensible kai ômophagoî).
65. Il en va de même avec l'unique occurrence de ágrios en VI, 60, 2, pour
caractériser l'atmosphère d'Athènes en 415.
66. Sur ce phénomène de démétaphorisation, tout particulièrement dans le
développement sur la peste, voir « Un absent de l'histoire? Le corps dans
l'historiographie thucydidéenne », à paraître dans N. Loraux et Y. Thomas (éd.), Le
corps du citoyen.
67. En III, 81, 3, l'affirmation que les suppliants se détruisirent eux-mêmes et
la précision dans le sanctuaire même suffisent à suggérer l'ampleur de la
transgression. On mesurera l'écart avec le texte de Polybe cité p. 308 et n. 30.
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68 . Sauf dans la tragédie euripidéenne, qui brouille à plaisir les ordres (suicide
de Menoikeus dans les Phéniciennes ou des filles d'Érechthée dans Érechthée).
69 . Le suicide vient par la gorge, que ce soit par pendaison ou s'y enfonçant
une flèche.
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70. Théognis, 51 ; voir aussi Solon, 37; Edmunds, v. 25. On rappellera que,
dans le catalogue des enfants de la Nuit, Éris enfante androktasias te neikeá te
{Théogonie, 228-229).
71 . Sur cette réversibilité, exemplairement incarnée dans la figure d'Ares, voir
N. Loraux, Le corps vulnérable d'Ares, Le temps de la réflexion, 7 (1986), p. 335-
354, et Le lien de la division, Le Cahier du Collège international de Philosophie, 4
(1987), p. 101-124.
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BIBLIOGRAPHIE