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Revue de l'histoire des religions

La guerre civile grecque et la représentation anthropologique du


monde à l'envers
Nicole Loraux

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Loraux Nicole. La guerre civile grecque et la représentation anthropologique du monde à l'envers. In: Revue de l'histoire des
religions, tome 212, n°3, 1995. pp. 299-326;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1995.1263

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1995_num_212_3_1263

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Résumé
La "stásis" (nom grec de la sédition, voire de la dissension) est-elle en soi l'une des formes, fût-ce « la
plus monstrueuse », d'une pensée de la cité centrée sur la virtualité du « retour à la sauvagerie »?
Cette interrogation est d'autant plus cruciale aux yeux de l'auteur que, depuis de longues années, il
s'efforce de montrer, avec et parfois contre les représentations les plus apparemment partagées, que
la "stásis" est partie intégrante du politique grec. Mais, pas plus que les Grecs ne l'ont fait, on ne
tentera de choisir un modèle contre l'autre. Du moins, s'agissant d'un phénomène propre à la cité,
incline-t-on à privilégier la version politique de la guerre civile. A réduire la "stásis" à la seule dimension
de la sauvagerie, on risque en effet d'en oblitérer la signification grecque.

Abstract
The Greek civil war and the anthropological representation of the world upside-down

Is "stasis" (the Greek word for sedition or dissension), in and of itself, one of the forms, albeit « the
most monstruous », of a reflexion on the « cité », centered around a potential « return to barbary » ?
This interrogation is all the more crucial, in the eyes of the author, given that for many years, she has
tried to demonstrate, with and sometimes in spite of the most controversial representations, that
"stasis" is an integral part of Greek politics. But we will not try to choose one model over another, any
more than the Greeks did. At least, since it is a question of a phenomenon which deals specifically with
the « city », we are inclined to favor the political version of the civil war. To reduce the concept of
"stasis" to the sole dimension of barbary, is, indeed, to risk obliterating its Greek meaning.
NICOLE LORAUX
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

LA GUERRE CIVILE GRECQUE


ET LA REPRÉSENTATION ANTHROPOLOGIQUE
DU MONDE A L'ENVERS

La stasis (nom grec de la sédition, voire de la dissension)


est-elle en soi l'une des formes, fût-ce « la plus monstrueuse »,
d'une pensée de la cité centrée sur la virtualité du « retour à la
sauvagerie»? Cette interrogation est d'autant plus cruciale aux
yeux de l'auteur que, depuis de longues années, il s'efforce de
montrer, avec et parfois contre les représentations les plus
apparemment partagées, que la stasis est partie intégrante du politique
grec. Mais, pas plus que les Grecs ne l'ont fait, on ne tentera de
choisir un modèle contre l'autre. Du moins, s'agissant d'un
phénomène propre à la cité, incline-t-on à privilégier la version
politique de la guerre civile. A réduire la stasis à la seule dimension
de la sauvagerie, on risque en effet d'en oblitérer la signification
grecque.

The Greek civil war and the anthropological representation


of the world upside-down
Is stasis (the Greek wordfor sedition or dissension), in and of
itself, one of theforms, albeit « the most monstruous », ofa reflexion
on the « cité », centered around a potential « return to barbary » ?
This interrogation is all the more crucial, in the eyes of the author,
given that for many years, she has tried to demonstrate, with and
sometimes in spite of the most controversial representations, that
stasis is an integral part of Greek politics. But we will not try to
choose one model over another, any more than the Greeks did. At
least, since it is a question of a phenomenon which deals specifically
with the « city », we are inclined to favor the political version of the
civil war. To reduce the concept of stasis to the sole dimension of
barbary, is, indeed, to risk obliterating its Greek meaning.
Revue de l'Histoire des Religions, ССХИ-3/1995, р. 299 à 326
Mozambique. Au moins six réfugiés ont
été dévorés par des lions après être
revenus dans leurs maisons abandonnées de
Naico (Nord). Les fauves avaient envahi
les villages désertés depuis la guerre civile.
Naico avait été une ville morte durant les
cinq années que celle-ci avait fait rage
entre la Renamo et le Front de libération
du Mozambique (Frelimo, au pouvoir).
Libération, 23 septembre 1993.

« En vérité, le ciel va s'enfoncer sous terre et la terre planer


au-dessus du ciel, les hommes (anthrôpoi) vont faire leur
demeure dans la mer et les poissons1 là où l'avaient les hommes
(anthrôpoi), puisque, vous, Lacédémoniens, ruinant les
régimes égalitaires (isokratias), vous vous préparez à rétablir
dans les cités des tyrannies, ce qu'il y a parmi les hommes (kať
anthropous) de plus injuste et de plus sanguinaire (adikoteron,
miaiphonoteron) . »2
C'est au sujet de la tyrannie que, chez Hérodote (V, 92), le
Corinthien Soklès recourt - d'ailleurs efficacement - à la
rhétorique du monde à l'envers ; mais le discours sur le tyran partage

Une première version de ce texte a fait l'objet d'un exposé au séminaire de


M.-D. Démêlas (Centre d'anthropologie rurale, ehess, Toulouse, février 1994). Je
remercie tous les intervenants de leurs suggestions, et surtout M.-D. Démêlas et
Daniel Fabre.
1. Nomós: pâturage, résidence, séjour (Chantraine, 1968). Si nomôs est ici à
entendre comme « séjour », rien n'exclut pour autant, dans un monde à l'envers, la
présence par surdétermination du sens de « pâturage » : les hommes sont devenus
des bêtes, et de surcroît des bêtes déplacées dans leur nouveau milieu. Enfin, même
si, dans le contexte du discours de Soklès, isonomia est remplacé par isokratia, on
n'exclura pas la référence implicite au mot nômos.
2. A commencer par l'usage du terme miaiphônos, appellation d'Ares dans
Y Iliade et des séditieux chez Xénophon (Helléniques, IV, 4, 6), mais on pourrait aussi
évoquer la façon dont, chez Théognis, la cité en travail engendre aussi bien un
homme fort, « redresseur » de Y húbris (43-44), que la stasis (51-52eA: ton gàr stàsiés te
kai émphuloi phónoi andron/moúnarkhoí te), voire le chef violent d'une rude stasis
(1081-1082). On notera par ailleurs que, si le tyran platonicien boit le sang de sa
lignée {République, VIII, 565e), la stasis verse Yhaîma emphulion (Pausanias, II, 20, 2).
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avec la figure de la stasis (nom grec de la sédition, voire de la


dissension) suffisamment de lieux communs pour que l'on puisse
détourner une telle déclaration pour la verser au chapitre très
nourri des représentations grecques de la guerre civile. Toutefois
c'est à Polybe que l'on empruntera le point de départ de ces
réflexions sur la stasis comme chaos - en entendant ce terme dans
le sens que nous lui donnons généralement et non dans celui de
« béance », qu'il présente par exemple dans la poésie cosmogo-
nique des Grecs.

Une « stasis » sauvage en Arcadie

Au livre IV de ses Histoires, évoquant la stasis qui


ensanglanta la petite cité arcadienne de Kynaitha, Polybe raconte
comment ce n'étaient dans cette cité que grandes et
continuelles dissensions (akatapaústais kai megálais... stásesi), égor-
gements (sphagás) et proscriptions réciproques, voire pillages
des biens et redistributions de terre. Jusque-là, la guerre civile
de Kynaitha ne s'écarte guère de la description quasi
canonique d'une stasis. Mais Polybe ne s'en tient pas là : après avoir
rappelé que les exilés, qui avaient demandé à rentrer dans la
cité, ne furent pas plus tôt réintégrés dans le plein exercice de la
citoyenneté qu'ils complotèrent contre leurs concitoyens - « ce
fut, précise-t-il, au moment même où sur les victimes
sacrificielles (ta sphágia) ils échangeaient les serments de fidélité que
déjà ils méditaient des actes impies (asebeias) contre la divinité
et contre ceux qui leur avaient fait confiance» (17, 11) -, après
avoir raconté comment ceux-ci firent entrer dans la ville les
Étoliens qui massacrèrent un grand nombre de citoyens,
l'historien rapporte le jugement de l'opinion grecque unanime - au
milieu de tout leur malheur, les Kynaithéens « passèrent pour
avoir subi le sort le plus juste du monde, pánton anthrépôn
dikaiótata» (19, 13) - et s'essaie en son nom propre à un
diagnostic: pour expliquer comment la «sauvagerie» (agriotës),
voire la « cruauté » (ômotës) des citoyens de Kynaitha, put
constituer une telle exception par rapport à Г « humanité »
(philanthrôpia)* caractérisant généralement les Arcadiens
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(20, 2), il fait état d'une grave négligence des Kynaithéens en


matière d'éducation (c'est-à-dire, au sens propre, de mousikê)
pour finalement conclure à nouveau sur leur «sauvagerie»
{agriotës: 21, 11); il est vrai que, pour finir, ils étaient, à
l'en croire, «parvenus à un tel point de complète bestialité4
qu'on ne vit jamais dans une autre cité grecque des impiétés
(asebémata) plus grandes et plus continuelles» (21, 6). Que
l'inflation rhétorique puisse caractériser le récit d'une stasis,
surtout lorsqu'elle est présentée comme paradigmatique5 n'est
certes pas pour nous étonner ; mais on s'intéressera plus
particulièrement à cet usage, fort appuyé dans le texte, de la langue
de la sauvagerie à propos d'une guerre civile.
Sans doute convient-il d'abord d'éclairer l'emploi d'une telle
langue par l'univers de référence propre à Polybe, qui pense
volontiers en termes d'« humanité » et de sauvagerie ou de
bestialité6 ; mais, comme y invite d'ailleurs l'historien arcadien
lorsque, dans sa digression sur la musique, il élabore quelque chose
comme une théorie des climats (20, 4-7, 21,5), il faut aussi et
surtout tenir compte de la nature particulière de l'Arcadie, terre des
origines de l'humanité où abondent les signes opposés d'une
sauvagerie toujours menaçante et de son traitement par la
civilisation7. De ce « statut culturel particulier », en vertu duquel « l'Ar-
cadien est [...] sur le seuil » parce que « l'humanité, en Arcadie, ne

3. Sur ce terme et sur son utilisation chez les historiens grecs de l'époque
hellénistique, voir Darbo-Peschanski, 1995.
4. C'est ainsi que je traduis le préverbe apo- dans apethëriôthësan ; je préfère la
traduction par « bestialité », qui prend en compte le sens de thêr (cf. Chantraine,
1968, s.v. thêr: therióomai, «devenir comme une bête»), à celle de Jean-Pierre
Vernant (1990, 144) par « ensauvagement » ou à celle de Françoise Frontisi-
Ducroux par «réensauvagement» (1981, 48), qui est une glose.
5. Fustel de Coulanges ne s'y trompe pas, qui fait de Kynaitha le modèle de la
guerre civile dans les cités grecques à l'époque de la conquête romaine (1858, 18).
6. Pour se limiter au seul livre IV, voir, à propos de l'humanité : 14, 7 (anthro-
pinôs), 23, 1 (ta díkaia kai philánthropa), 54, 5 (philanthropôs) ; voir aussi
l'utilisation du verbe «civiliser» dans le passage étudié (21, 4: exêmeroûn; 21, 11 :
hëmerôsin). Sauvagerie : 77, 4 (túrannon ágrion) ; bestialité : 3, 1 (le thëriêdës bios des
Étoliens).
7. Dans les alentours immédiats de Kynaitha, à Lousoi (Polybe, 18, 9-11),
Artémis est célébrée comme Hëmerasia, parce qu'elle a veillé à la purification par
Mélampous des filles de Proïtos (Pausanias, VIII, 18, 8); à Kynaitha même, les
deux seuls cultes que signale Pausanias sont une fête de Dionysos et la source
Álussos, qui guérissait de la Lussa (VIII, 19, 2-3).
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 303

s'est pas encore désolidarisée totalement de ses origines sauvages


ou nomades »8, témoigneraient précisément, selon Philippe Bor-
geaud, les événements de Kynaitha, où se réalisa dans les faits à
l'époque hellénistique cet ensauvagement que redoutent si fort
les habitants de Stymphale et dont, sous forme d'un retour à
l'anthropophagie, la menace avait, au Ve siècle, pesé sur les citoyens
de Phigalia9.
Faut-il, parce que le texte de Polybe « réalise », mais dans une
langue figurée, la menace immémoriale qui pèse sur les Arcadiens,
spéculer sur le verbe apethëriéthësan pour introduire de l'allé-
lophagie là où l'historien parlait seulement et sans autre
précision de « bestialité »10 ? La question est sérieuse, car, outre
qu'il va de la méthode à appliquer en matière de lecture de textes
- faut-il, ou non, prêter la plus grande attention aux régimes
linguistiques différents qui constituent un récit ? -, elle grève toute
réflexion d'ensemble sur le phénomène de la stasis : doit-on
considérer que toute stasis, qu'elle soit ou non située en Arcadie, est
par définition une forme de sauvagerie ? C'est à une semblable
interprétation qu'invite Françoise Frontisi lorsque, s'appuyant
sur l'exemple de Kynaitha, elle affirme que «la stasis [...], la
guerre civile où l'homme, de citoyen policé, se ravale au rang des
bêtes sauvages qui, s 'entre-dévorant, pratiquent l'allélophagie,
apparaît comme la forme de régression la plus monstrueuse »u.
Devant une telle analyse, je m'interroge : la stasis est-elle en
soi l'une des formes, fût-ce « la plus monstrueuse » d'une pensée
de la cité centrée sur la virtualité du « retour à la sauvagerie » ?
Auquel cas la guerre civile relèverait tout entière du discours
anthropologique grec12, dont elle ne serait que l'une des
figures ; il conviendrait donc de situer la stasis dans le registre
culturel de la civilisation et non dans celui du politique, où les

8. Borgeaud, 1979, 37, 39, suivi par Vernant, 1990, 144.


9. Ibid., p. 33-38.
10. Sur l'emploi du verbe apothêriôô au livre I, voir infra, p. 316-317.
11. Frontisi- Ducroux, 1981, 48 (souligné par moi).
12. J'entends par là le discours anthropologique grec et celui des modernes
anthropologues de la Grèce qui le redoublent en le prenant au mot: voir
N. Loraux, Repolitiser la cité, L'Homme, 97-98 (1986), p. 239-254 (repris dans
L'Homme. Anthropologie. État des lieux, Paris (Hachette), 1986, p. 263-283), ainsi
que Back to the Greeks ?, à paraître.
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citoyens sont en soi moins « policés », comme l'est l'humanité


des anthrôpoi dans son opposition au règne animal, que
politisés, comme doivent l'être des hommes virils (ándres). La
réponse à cette question impliquant d'ailleurs que l'on décide
du statut qu'il convient d'assigner au discours anthropologique
dans un texte d'historien grec : ce discours est-il présent en
personne dans les récits de stasis ou n'y est-il qu'utilisé, de façon
plus ou moins ponctuelle et sur le mode métaphorique ?
Interrogations d'autant plus cruciales à mes yeux que,
depuis de longues années, je m'efforce de montrer, avec et
parfois contre les représentations les plus apparemment partagées,
que la stasis est partie intégrante du politique grec, même si les
Grecs eux-mêmes tentent régulièrement d'en dénier la
dimension politique en traitant la guerre civile comme une calamité,
météorologique13 ou épidémique14, mais toujours tombée du
ciel, étrangère donc au fonctionnement normal de la cité qui ne
saurait, dans cette perspective, être que pacifique.
Il m'importe donc de déterminer la part effective que la
représentation de la stasis comme sauvagerie occupe dans le
discours grec, à commencer par celui des historiens.
Ce qui implique que l'on revienne à nouveau au texte de
Polybe. J'y retiens deux façons - parlerai-je de deux
métaphores ? - d'exprimer la stasis comme meurtre inouï : le recours
au substantif sphagé, nom de regorgement sacrificiel (IV, 17, 3 ;
21, 8), ainsi qu'au verbe katasphazô, qui saisit l'acte d'égorger
dans son accomplissement (18, 4 et 7)15, et le thème de la
sauvagerie (agriotës) ou de la cruauté/crudité (ômotës)16, associée

13. Voir Pindare, Péan EX.


14. Voir par exemple Frontisi, 1981, 48 et note 59.
15. Les préverbes comme apo- ou kata- notent « l'achèvement du procès et ces
mots signifiant "égorger" ne concernent pas le sacrifice» (Chantraine, 1968, s.v.
sphazô). r
1 6. Âgrios, dit Chantraine (s.v. agrós), de « sauvage », finit par prendre le sens de
« féroce », et, devenu impropre à signifier seulement « campagnard », entraîna la
création de agreîos ; sur ômos, « cru, non cuit », d'où « cruel, brutal, inhumain », voir
Chantraine, 1968, s.v., avec lequel on notera que, toujours en position de premier
membre de composés, ômos garde son sens le plus concret de « cru » tandis que
qu'ômotës est un terme abstrait. En IV, 35, 4, il y a chez Polybe interférence entre ces
deux registres linguistiques et redoublement du thème sacrificiel, avec Yômotës des
jeunes Spartiates qui égorgent les éphores en train de procéder à un sacrifice.
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à la « bestialité » du comportement des Kynaithéens. On


prendra le temps d'analyser successivement la mise en œuvre de ces
deux ressources linguistiques.

« Sphage », la guerre civile et le sacrifice

Soit donc, pour commencer, sphage, façon récurrente de


signifier les massacres entre concitoyens, de Xénophon à Dio-
dore de Sicile et au-delà: de toute évidence, l'horreur même
aux yeux des historiens auxquels j'emprunte ces références - ce
qui, soit dit en passant, implique que, même au sein du
sacrifice, l'acte de regorgement, loin d'aller de soi (englobé qu'il
serait dans la sérénité d'ensemble d'une pratique festive)17, pose
problème puisqu'il suffit de déplacer le mot sphage hors de son
champ de pertinence pour que le geste de l'égorgeur devienne
la métaphore privilégiée du meurtre séditieux.
« Égorgeurs » sont donc, dans les Helléniques de Xénophon,
les séditieux d'Élis (III, 2, 28) ou de Corinthe (IV, 5, 5 ; V, 1, 34)18
et, s'il revient au verbe sphâzô {Hell, IV, 4, 3) ou, plus souvent à
ses composés apo- {Hell, V, 4, 12 ; VII, 4, 26 ; Diodore, XII, 57)
et kata-sphâzo de caractériser l'acte même, saisi dans sa durée
comme dans sa monstrueuse répétitivité (Polybe, IV, 57, 9), c'est
l'emploi récurrent de sphage qui subsume la totalité des meurtres
séditieux sous la généralité de regorgement, à Élis, à Corinthe ou
à Corcyre {Hell, III, 2, 29 ; IV, 4, 2 ; Diodore, XIII, 48, 2). Cette
« extrême proximité du sacrifice et de l'assassinat » a naguère été
remarquée et a fait l'objet d'analyses pertinentes qui, de cet
emploi de métaphores sacrificielles, remontent vers la
signification même du sacrifice19.
Mais, plus que le sacrifice, le meurtre séditieux nous
intéresse ici, et, s'il nous faut impérativement tenter d'interpréter la

17. Vernant, 1990, 173.


18. J'ajoute ces références à l'unique exemple de sphageús chez Andocide, cité
par M. Détienne et J. Svenbro (Les loups au festin ou la cité impossible, in
Détienne- Vernant, 1979, 231) sur les traces de Casabona.
19. Ibid. p. 233.
306 NICOLE LORAUX

dimension sacrificielle qu'y introduit la langue de la, sphagê,


c'est de la signification de la guerre civile qu'il y va surtout.
En substituant sphageé à phonos, les historiens grecs
entendaient-ils suggérer que, pour chaque camp, l'adversaire aurait
été « réduit au statut de l'animal » ? Une logique simple
l'exigerait mais, en l'occurrence, l'opération imaginaire semble plus
compliquée.
En effet, en l'absence de toute métaphore animalière,
explicite20 aussi bien qu'implicite, dans ces récits de guerre civile, on
peut douter qu'il en soit ainsi : au contraire de certains épisodes
des Temps modernes, bien connus des historiens21, les
dissensions dans les cités grecques ne semblent guère placées sous le
signe d'une annualisation22. D'autant que, de façon à l'évidence
paradoxale - s'agissant d'un rite dont la victime est dans la
réalité, à quelques exceptions près23, toujours animale -, du côté
du sacrifice, il faut ajouter que les scènes sur lequelles
l'imaginaire grec revient avec la plus grande insistance assignent le
rôle de victime à un humain et non à un animal24.
On s'en tiendra donc à ce que, déjà, la préférence accordée
au nom de l'acte sacrificiel pour désigner le meurtre suggérait
par soi : en s'enfermant dans la haine qui les pousse à égorger
d'autres hommes, les séditieux « oublient » bel et bien que seule
l'offrande d'une victime animale permet à l'humanité de
communiquer avec les dieux. Et c'est dans ce dévoiement d'un geste

20. Comme celle qui, en 1870, mettra le massacre de Hautefaye sous le signe
de «la métaphore de l'animal» (Corbin, 1990, 98 [citation du paragraphe
précédent], 105) et du «langage du cochon» {ibid., p. 100-111).
21 . Sur l'animalisation évidente comme trame du Carnaval de Romans, voir
Le Roy Ladurie, passim, et surtout p. 240 (tableau de cette «zoologie ou
bestiaire » du Carnaval).
22. A ma connaissance, la seule image animalière perceptible dans le récit
d'uns stasis grecque se trouve dans les Helléniques de Xénophon (III, 2, 28) :
lorsque le démos d'Élis comprend que son leader, qu'il croyait mort, est bien vivant, il
se rassemble autour de lui «comme un essaim d'abeilles» autour de son chef.
Mais cette image, qui est d'ailleurs une comparaison, et non une métaphore, est
plutôt, semble-t-il, à mettre au compte d'une thématique du pouvoir.
23 . Sur la question du sacrifice humain, voir Henrichs, 1981.
24 . On sait que la tragédie en joue, d'ailleurs en toute ambiguïté : les victimes
y sont en effet non des àndres, mais des jeunes filles, plus facilement annualisées
- tant il est vrai que l'imaginaire ne saurait négliger jusqu'au bout le réel - sous la
forme de génisses ou de pouliches; voir Loraux, 1985, 62-68.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 307

normalement enclos à. l'intérieur de l'espace du sacrifice vers


celui des luttes intestines sur Y agora que la guerre civile révèle
sa fondamentale impiété (asébeia)25, dont tous les historiens
font la caractérisque essentielle de la stasis. -
Remarquable est de fait la récurrence des épisodes de spha-
gee séditieuse lors d'un sacrifice, quand, pris entre son emploi
métaphorique et son sens le plus réaliste, le vocabulaire de
regorgement joue sur lui-même : c'est ce jeu qui se lisait en
filigrane dans le récit de Polybe, où les factieux de Kynaitha
étaient censés avoir conçu leur noir dessein « dans l'instant
même où ils prêtaient serment sur les victimes (sphágia)26», et
il devient explicite, quelques chapitres plus loin, avec
l'évocation des tueries (sphagás : Polybe, IV, 22, 3 ; 34, 3) de Lacédé-
mone, quand de jeunes séditieux saisissent l'occasion d'une
procession en armes pour égorger (apésphaxan) les éphores
pendant que ceux-ci procèdent dans les règles au sacrifice
(thúousi: 35, 3)27.
Sans doute, rappelant que la tradition crédite Polybe d'une
histoire «tragique», renverra-t-on alors à la tragédie qui se
plaît tout particulièrement à jouer des harmoniques sinistres
prises par le vocabulaire sacrificiel, lorsqu'il est ainsi redoublé :
que l'on pense à Y Electre d'Euripide où Oreste tue Égisthe en
plein sacrifice28, ou à l'orchestration des harmoniques
sacrificielles du meurtre qui, de Y Agamemnon aux Euménides, donne
son sens à YOrestie.
Mais outre que Polybe n'a pas, dans la prose historique,
l'exclusivité de telles évocations - ainsi Xénophon, qui ne

25. Outre les occurrences à' asébeia et d'asébëma relevées dans le texte de
Polybe, on mentionnera Thucydide, III, 82, 8 et Xénophon, IV, 4, 2-3 (anosiêta-
ton, anosiêîatoi, asébeia).
26. Les Mantinéens, eux, marqueront leur horreur devant l'impiété de la
sphagê de Kynaitha, lorsqu'ils purifieront leur cité en bonne et due forme en
promenant des victimes (sphágia) tout autour de leur territoire après le passage des
envoyés kynaithéens (Polybe, IV, 21, 8).
27. En extrayant le verbe (apo-, kata-)sphazô de son contexte sacrificiel pour
le déplacer sur la guerre civile, le texte suggère la nature meurtrière de cet acte,
tandis que thuô dénote la norme sacrificielle, par effacement de regorgement.
28. Scène analysée par J.-L. Durand, Bêtes grecques, in Détienne- Vernant,
1979, 146-148.
308 NICOLE LORAUX

manque jamais de mentionner un sacrifice régulier, sait aussi,


lorsqu'une tuerie prend place dans les lieux sacrés, comme à
Corinthe, rendre le verbe sphazô à toute la violence que lui
confère l'impiété du geste séditieux (hoi anosiétatoi... ésphatton
kai prôs toîs hieroîs)29 -, c'est, par-delà la tragédie, vers
Hésiode, « théologien » officiel de la pensée grecque mais, aussi,
de ce fait, énonciateur autorisé du discours anthropologique
des Grecs, que renvoient de telles descriptions. Lorsque,
commentant les événements de Lacédémone, Polybe observe que
pourtant, à tous ceux qui s'y réfugient le sanctuaire assure la sécurité,
même si l'on a été condamné à mort. Mais alors, en leur cruauté (dià ten
ômôtëta) de leur audace, ils en vinrent à un tel mépris qu'ils égorgèrent
(katasphagênai) tous les éphores autour de l'autel et de la table même de
la déesse (IV, 35, 4)30,

comment ne pas penser à la liste hésiodique des forfaits, qui


s'ouvre sur l'évocation du suppliant maltraité (Travaux, 327),
ou à l'annonce apocalyptique d'une époque pire encore que la
race de fer, où l'hôte ne sera plus cher à l'hôte ni le compagnon
au compagnon (Travaux, 183)? Thèmes que la tradition
grecque reprend à l'envi31, mais qui trouvent leur lieu privilégié
dans les récits de stasis, où la plus forte souillure s'attache aux
massacreurs de suppliants, depuis les Alcméonides qui tuèrent
sur l'Acropole Cylon et les siens, réfugiés auprès de la statue
d'Athéna (Hérodote, V, 71), jusqu'aux «gros» de Mégare qui,
selon Hérodote (VI, 91), ne purent jamais apaiser la colère de
Déméter Thesmophore parce que, pour s'emparer de leurs
adversaires, ils n'avaient même pas hésité à trancher les mains
de l'un d'eux qui, s'étant réfugié à l'entrée du temple de la
déesse, se cramponnait à ses portes.
On sait que chez Hésiode, la condition humaine trouve son
origine dans la fondation même du sacrifice. Si la parodie impie
du sacrifice sur les lieux mêmes de son exercice canonique cons-

29 . On notera : 1 / que d'ordinaire c'est au composé aposphattô que recourt


Xénophon en pareil cas ; 2/ que l'emploi in transitif de ésphatton sans objet insiste
sur le mot ; 3 / que kai souligne encore l'impiété de l'acte.
30. Sur bômos et trápeza, voir Durand, 1986, 116-123.
31 . Ainsi Théognis, 143-144 ; sur « l'âge de fer » de Mégare, voir Nagy, 1985.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 309

titue bien un sacrilège et, par là, rompt la communication que


le sacrifice instaure normalement entre dieux et hommes, c'est
donc de surcroît à une régression en deçà de l'humain que
s'adonnent les séditieux.
A cela près qu'il existe des textes d'historien pour refuser
tout emploi figuré du verbe sphazô en contexte de tuerie, ou
pour préférer, à l'association de la guerre civile avec le
sacrifice, celle de stasis avec pólemos32. Association certes tout
aussi dérangeante pour la pensée, mais dont l'enjeu est fort
différent puisque à la thématique de l'humanité, dont la seule
évocation suffit généralement à indiquer l'existence d'une
transgression, est alors substituée la notion d'une lutte à
égalité entre ándres.
Il existe un récit de Xénophon pour condenser et articuler
virtuellement entre eux ces deux univers de référence. Texte
dont l'étonnante richesse n'a pas toujours été aperçue, d'autant
que, la conspiration qu'il évoque ayant été étouffée dans l'œuf,
il faut se contenter de déchiffrer dans les préparatifs du conflit
ce qu'auraient pu en être les modalités. Soit donc, telle que
l'évoque le livre III des Helléniques, la conspiration de Cina-
don, qui faillit bien en 397 changer la figure de Sparte.

Intermède lacédémonien

Comme il se doit chez Xénophon, le préambule est


sacrificiel. Peu de temps après son entrée en fonction, le roi Spartiate
Agésilas procède à l'un des sacrifices civiques réglementaires,
lorsque le devin lit dans les entrailles des victimes l'annonce
d'une terrible conspiration. Un deuxième puis un troisième
sacrifice ne font que confirmer l'ampleur du danger menaçant
le petit groupe des citoyens, qui sont comme installés au milieu
d'ennemis; un quatrième et dernier sacrifice n'a pas plus tôt
conjuré la menace, d'ailleurs à grand-peine, qu'un délateur
vient dénoncer la conspiration, qui rassemble la masse

32. Voir Loraux, 1984, 203-204 et surtout 1993, 107-118.


310 NICOLE LORAUX

immense des non-citoyens, et son meneur, dont les évidentes


qualités ne suffisent pas à faire un Spartiate de plein droit (III,
3, 4). Cet homme raconte comment, interrogé sur les armes
dont peut disposer une pareille masse33, Cinadon avait
distingué entre ceux qui, faisant comme lui partie du contingent
militaire, avaient des armes à leur disposition - pour ceux-là, le
conflit relèverait du pólemos - et la foule des autres ; s'agissant
de la masse des travailleurs,
il l'avait mené au marché à la ferraille et lui avait montré beaucoup de
couteaux, beaucoup d'épées, beaucoup de broches, beaucoup de haches
et de cognées, beaucoup de faucilles. « Cela fait aussi des armes, avait-il
dit, pour tous les hommes (anthrôpoi) qui travaillent la terre, le bois, la
pierre ; quant aux autres métiers, ils ont en général des outils, qui sont
des armes suffisantes, surtout contre des gens qui n'en ont pas sur eux. »
(Helléniques, III, 3, 7.)
Or troublante est la présentation par Cinadon des armes de
fortune, à leur tour clairement réparties en deux catégories :
avant d'en venir aux outils (organa) qui serviront d'armes aux
artisans et sont mentionnés globalement sans relever d'aucune
enumeration, Cinadon a dressé la liste d'objets qui semblent
n'avoir pas de dénomination générique, mais seulement des
appellations individualisées. Comme si le couteau (mákhaira),
l'épée (xîphos), la broche (obeliskos), la hache et la cognée
(pélekus, axînë), la faucille (drépanon) ne se rangeaient pas
dans la catégorie des outils. Et, de fait, tel est bien le cas : car
un lecteur attentif lira en réalité cette liste34 comme
rémunération d'instruments du sacrifice35. Sans doute ce point n'a-t-il
généralement pas été vu parce que la chose n'est nullement

33 . La question est pertinente, s'agissant d'un démos ou d'une masse qui n'est
pas composée d'hoplites: voir Loraux, 1993, 117-118.
34. Analyse déjà esquissée dans Loraux, 1980.
35. La chose est évidente pour mákhaira: voir Détienne-Vernant, 1979, 234;
xîphos: ibid., p. 184; obeliskos: ibid., p. 148, 154-155, 180, 185; pélekus: ibid.,
p. 178, 258 (on notera que c'est ainsi qu'est désignée par Porphyre la hache de
Sopatros [voir Durand, 1986, 44 sq.]; drépanon: ibid, p. 204-205. Pour la seule
cognée (axinê), je n'ai pas encore trouvé d'usage sacrificiel, mais Homère et
Hérodote en font une arme (chez ce dernier, il s'agit en VII, 64 d'une arme de Sace). On
comparera avec la double signification, à la fois rituelle et agressive, des râteaux,
des balais et des fléaux à battre le blé que brandissent les danseurs de la Saint-
Biaise à Romans en 1580 (voir Le Roy Ladurie, 201-202).
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 311

explicitée dans le texte36: au rebours de la mise en scène du


sacrifice qui, déniant que le couteau sacrificiel soit une arme,
s'attache à en faire seulement un instrument37, les conjurés lacé-
démoniens ont rendu la mákhaira à son statut d'arme. Mais le
couteau et, plus encore, la hache et la faucille - qui, par soi ne
dénotent normalement que l'activité agricole38 - sont des
« armes » pour le moins problématiques lorsque les
combattants qui les brandissent sont non pas des barbares, mais des
Grecs: tantôt en effet il s'agit d'un combat désespéré où des
citoyens-soldats tels le dernier carré des Homoîoi Spartiates aux
Thermopyles39, renoncent au comportement réglé de l'hoplite
tantôt ce sont, comme ici, armes de non-citoyens.
Sans doute, de ce point de vue aussi, Sparte fait-elle figure
d'exception parmi les cités grecques, puisque les non-citoyens
lacédémoniens, lorsqu'ils se soulèvent, peuvent exprimer une
revendication authentiquement politique40 - ce qui d'ailleurs,
en opposition avec les révoltes d'esclaves dans le reste du
monde grec, apparente leur soulèvement à une stasis41. Il
n'empêche que, parmi les non-citoyens lacédémoniens, Cinadon a
tracé quelque chose comme une frontière entre ceux parmi les
conjurés qui, enregistrés au nombre des combattants réguliers,
illustrent la proximité quasi légitime du stasiétës avec le stra-
dotes (du séditieux avec le soldat)42, et ceux qui, utilisant les
instruments du sacrifice comme des armes, auraient mérité à
coup sûr le titre ď «égorgeurs» si leur intervention avait pu

36. Ces «armes» ne seront de fait pas utilisées; or seule l'existence d'un
passage à l'acte effectif pourrait rendre lisible un glissement comme celui qui, de
l'aiguillon du paysan, fait un instrument de torture sur le foirail de Hautefaye (Cor-
bin, 1990, 75).
37. Detienne-Svenbro, in Détienne- Vernant, 1979, 234.
38. La présence d'une hache dans l'histoire de Sopatros est interprétée par
Durand (1986, 49) comme facteur de confusion, en ce que, dans l'origine
mythique, la hache introduit «dans l'aire sacrificielle une activité de type
agricole ». Mais le lien unissant sacrifice et agriculture se complique dans l'histoire de
Cinadon, où le sacrifice est implicite cependant que les instruments du travail de
la terre sont explicitement détournés au service de la violence séditieuse.
39. Encore un épisode lacédémonien. S'agit-il d'une pure rencontre? ou y
a-t-il une spécificité Spartiate de l'usage d'armes qui n'en sont pas ?
40. Vidal-Naquet, 1981, 219, 225.
41. Voir Paradiso, 1995.
42. VoirLoraux, 1993, 118.
312 NICOLE LORAUX

relever d'un récit. Mais, on le sait, ni les uns ni les autres


n'eurent le temps de passer à l'acte.
Du moins n'en avons-nous pas encore fini avec eux. Car, à
défaut de passage à l'acte, ils sont tous sans exception crédités
à l'encontre des Homoîoi d'un vœu de mort qui, réalisé, les eût,
plus encore qu'une pratique sacrificielle dévoyée, entraînés au
plus bas de l'échelle des transgressions. Ce vœu est celui du
cannibalisme, ou plus précisément, du manger cru, tel que, à en
croire le récit du dénonciateur, Cinadon l'a formulé. Affirmant
que «toute la masse des Hilotes, des Néodamodes, des
Inférieurs et des Périèques étaient de cœur» avec les conjurés, il
avait en effet ajouté que
« chaque fois que ces gens venaient à parler des Spartiates [entendons des
citoyens], aucun d'eux ne pouvait dissimuler qu'il aurait du plaisir à en
manger, même tout crus (km. ômôn) ».
(Helléniques, III, 3, 6.)

Voici donc que l'adjectif ômos, en son sens le plus sinistre-


ment concret, fait irruption dans ce texte étonnant. Que faire
de ce manger cru ? Il serait un peu simple de s'en débarrasser
comme d'un idiotisme propre à Xénophon, en arguant d'une
autre occurrence analogue chez l'historien43, ou comme d'une
expression quasi proverbiale, car on sait que les topoi qui
s'expriment dans ce genre de formules doivent être pris très
au sérieux. On n'en profitera pas non plus pour annexer
simplement cette déclaration au chapitre de la sphagê, en
affirmant que «dans une situation liminale, la sphagê met en
cause la limite entre l'ordre civilisé [...] et un domaine de
chaos, livré à la violence pure, comme chez les bêtes sauvages
qui ne connaissant ni règle ni justice et [...] se dévorent les
[unes] les autres »44. Car il n'est pas sûr qu'une allusion voilée
à la sphagê - telle qu'on a cru la déceler dans une liste
d'armes qui sont des instruments sacrificiels - et la formula-

43. Anabase, IV, 8, 14 (discours de Xénophon à ses troupes): «ces gens-là»,


kaï ômoùs deî kataphageîn.
AA. Citation de Vemant, 1990, 177.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 313

tion ouverte d'un vœu d'omophagie appartiennent au même


registre linguistique.
Question de modalité, certes, mais, en l'occurrence, la
modalité est importante. D'autant que, dans les récits de
guerres civiles, c'est bien effectivement, même en un sens que
l'on dit figuré, à un égorgement réciproque que se livrent les
séditieux. Qu'en est-il du manger cru ? Quelles sont les
modalités de son évocation - métaphorique ou littérale - dans
l'histoire d'une stasis ? Une enquête s'impose, hors du texte de
Xénophon qui a pour un temps retenu l'attention.

Du cannibalisme comme fantasme

A vrai dire, pour éclairer la formule de Cinadon, il faut bien


chercher car l'omophagie - que l'on entendra ici, comme chez
Xénophon, dans sa proximité avec l'allélophagie - ne fait pas
partie des éléments récurrents qui constituent explicitement le
récit d'une stasis ordinaire.
Sans doute trouve-t-on, chez Théognis, le vœu de « boire le
sang noir » des ennemis qui l'ont dépossédé de ses biens (347-
349). Mais comme, en la circonstance, le poète s'identifie à un
«pauvre chien» - et peut-être même à une Érinye45 -, la
dimension littéraire d'une telle déclaration semble évidente. Du
moins soulignera-t-on que, comme dans le récit de Xénophon,
il s'agit seulement d'un vœu, ce qui rapproche également ce
texte des vœux iliadiques d'omophagie : vœu d'Achille, d'oser
céder suffisamment à sa colère pour manger les chairs d'Hector
après avoir découpé son corps (//., XXII, 346-350)46, vœu
symétrique d'Hécube, souhaitant manger le foie d'Achille en y
mordant à belles dents (XXIV, 212-213), désir, dont Zeus cré-

45. Voir Nagy, 1985, 71-74 et 75 (pour la comparaison avec Ulysse).


46 . La formulation même de ce vœu, Achille souhaitant que sa colère s'auto-
nomise en lui jusqu'à le pousser à l'allélophagie, comme si, même fictivement, son
je ne pouvait assumer un tel geste, indique la force de l'interdit ; Achille sait
d'ailleurs parfaitement, tout comme Hécube qui, dans son désespoir, s'exprime en je
(XXIV, 212), qu'en réalité « ce sont les chiens et les oiseaux qui se repaîtront» du
corps d'Hector.
314 NICOLE LORAUX

dite Héra (IV, 34), de « dévorer tout crus (ômôn) Priam, ses fils
et les autres Troyens », rien, dans ces passages de Y Iliade,
n'indique que le « vœu » ainsi formulé soit autre chose que
l'expression intensive d'une haine très forte. Et, lorsque le même Théo-
gnis exprime sa crainte « que Y hubris qui a perdu les Centaures
mange-cru (ômophagous) ne perde aussi la cité» de Mégare
(541-542), ce serait par trop solliciter le texte que déduire une
monstrueuse omophagie civique de celle, mythique et
traditionnelle, qui caractérise des êtres hybrides dans l'espace d'une
comparaison littéraire.
Sans doute, à en croire un autre passage de Théognis, les
«sauvages» sont-ils déjà dans la cité sous la forme des
nouveaux citoyens qui hantent les rues de la ville, hier encore
paysans vêtus de peaux de bêtes, ignorants de la justice et des lois
(nómous), et qui pâturaient (enémonto) hors les murs, comme
des cerfs (54-57). Mais ce texte en dit beaucoup plus sur l'écart
entre nômos et némesthai, sur l'image traditionnelle de la
sauvagerie paysanne47, ou sur les sentiments d'un aristocrate face au
renversement sens dessus dessous de la hiérarchie48, que sur une
quelconque pratique d'allélophagie - d'autant que les intrus
entrés à l'intérieur des murs de la cité ne sont pas les lions bien
réels du Mozambique, mais d'inoffensifs cerfs métaphoriques.
Que reste-t-il à verser au dossier du manger-cru en temps de
s/asw?'Rien, à coup sûr, qui évoque la récurrence du thème
cannibalique dans la France des Guerres de Religion, encore
que le « fantasme » ait en général, comme à Romans durant le
Carnaval de 1580, pris le pas sur la réalité49: de fait, l'accusa-

47. Voir Frontisi, 1981, 36, et, pour le lien entre peau de bête et sauvagerie
dans le costume des hilotes, A. Paradiso, Corps Spartiate, à paraître dans
N. Loraux et Y. Thomas (éd.), Le corps du citoyen (mais un accoutrement de peau
de bête connote souvent une situation de monde renversé : voir Le Roy Ladurie,
1979, 215-216). Sans doute Gregory Nagy (1985, 44, n.) a-t-il raison d'observer
que le vers 24 de Théognis (oúte díken oúte nómous) évoque les Cyclopes de
Y Odyssée (IX, 215), mais l'allusion est à la fois trop discrète et trop limitée à la
question de la justice pour qu'il soit possible de convoquer aussi l'omophagie des
Cyclopes, ce que Nagy ne fait pas.
48 . Nagy, ibid. : « Les kakoi retournent la communauté en mettant l'extérieur
à l'intérieur (56-57) et le haut en bas (679). »
49. Le Roy Ladurie, 1979, 215-216, 233.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 315

tion de cannibalisme s'enracinant dans la critique protestante


de la Communion50, l'imaginaire de la transgression trouvait sa
légitimation dans la polémique religieuse. On se gardera de
projeter une telle configuration sur la pensée grecque, qui,
même pour dénoncer la stasis, répugne à installer imaginaire-
ment l'allélophagie dans la cité, et l'on sait que seuls les
cyniques osèrent réhabiliter l'omophagie51.
Si l'on se refuse, comme on doit je crois le faire, à donner à
la bestialité des Kynaithéens chez Polybe un sens autre que
général et figuré, on peut sans doute, en désespoir de cause,
évoquer l'allélophagie doublée de « cannibalisme incestueux »52
dont la Pythie menaça les Phigaliens ( s'allëlophagon thêseis
tákha kal teknodaitën) s'ils n'apaisaient pas promptement la
colère de Déméter (Pausanias, VIII, 42, 4-7). Mais, si ce texte
peut en toute rigueur être associé à celui de Polybe parce que,
comme Kynaitha, la cité arcadienne de Phigalia témoigne du
danger de régression qui pèse sans fin sur l'Arcadie53, reste qu'il
n'y est pas question de stasis, seulement d'impiété54; et l'on
ajoutera qu'il ne s'y agit d'ailleurs, une fois encore, que d'une
menace, qui ne fut évidemment pas mise à exécution.
On se gardera donc d'affirmer qu'une parenté régulièrement
vérifiée unit la guerre civile à l'anthropophagie. Mieux vaudrait,
si l'on cherche quelque chose comme un lien substantiel,
s'intéresser à celui que les textes postulent entre le tyran et
l'omophagie : « lion fort et mangeur de cru »55 est Kypsélos, dans l'oracle
que la Pythie rendit aux Corinthiens (Hérodote, V, 92)56, et, dans

50. Voir par exemple Le Roy Ladurie, 1979, 202-203, 233-234, et surtout Les-
tringant, 1982 (article très complet évoquant le «cannibalisme de vengeance»
[233], les liens entre cannibalisme et monde renversé [234], et insistant surtout sur
le sens religieux de ce thème dans la polémique protestante contre le catholiscisme
[234-235]); voir aussi Corbin, 1990, 120, 122-126, 130.
51. Voir Détienne, 1977.
52. L'expression est de F. Lestringant, 1982.
53 . Comme le fait Borgeaud, cité n. 8.
54. Or entre stasis et impiété, le rapport n'est pas réversible : si toute stasis est
impie, toute impiété n'implique pas la guerre civile.
55. Comme Dionysos Omëstés: voir Alcée, fr. 129 Campbell, v. 9.
56 . Dans le discours de Socles qui a donné son point de départ à cette étude :
la tyrannie, plus encore que la stasis, est donc chez Hérodote figure du monde
renversé.
316 NICOLE LORAUX

la République de Platon, le tyran protecteur du peuple, devient


loup et, après avoir tâté du « sang de sa tribu » (emphulíou haíma-
tos), «goûte d'une langue et d'une bouche impie le sang de ses
parents » (phónou xuggenoûs : VIII, 565 d- 566 a).
Encore ne s'agit-il que de métaphores. Si vraiment l'on veut
de l'omophagie «réellement» consommée, il faudrait aller en
chercher la trace en pays barbare, chez des peuples qui sont
cannibales par nature ou peuvent à l'occasion le devenir,
comme Hérodote (III, 25) raconte que ce fut le cas pour les
soldats de Cambyse égarés dans les sables du désert. Mais,
s'agissant d'une expédition injuste lancée par un roi fou contre
les Éthiopiens, ces hommes limites, qui irait mettre en doute la
part de fiction inhérente à un tel récit ? A vrai dire, dans le texte
d'Hérodote, l'essentiel est ailleurs que dans une quelconque
réalité : par exemple dans le soin évident avec lequel est
indiquée la lente et progressive dégradation dans le régime
alimentaire de l'armée affamée, ou dans la constatation que le nom du
cannibalisme n'est prononcé qu'au discours indirect, dans le
récit du rapport que l'on fit à Cambyse de « l'acte horrible », et
qu'il est alors désigné, en quelque sorte formulairement,
comme l'allélophagie, façon de mentionner le bien-connu qui
ressemble à la citation d'un syntagme proverbial.
Plus intéressant encore est, au livre I des Histoires de
Polybe, le célèbre récit de la révolte des mercenaires de
Carthage, qui culmine effectivement dans l'allélophagie. Encore
convient-il d'analyser avec précision ce texte remarquable : si
Polybe n'hésite pas à donner le nom de stasis à un soulèvement
de «sauvages» en pays barbare57, si le verbe apothërioô,
employé à satiété, scande son récit58, non seulement il n'est, et
depuis longtemps, plus question de stasis lorsque l'acte
monstrueux se produit enfin ; mais, à ce moment du récit, la «
bestialité», dont apothërioô avait jusque là dénoté le caractère

57. Par exemple Polybe, I, 67, 2 (diaphorà kai stasis), 67, 5 (stáseds), 1\,1
(emphulíou staseôs). Occurrences étonnantes pour un lecteur d'Hérodote, habitué
à rencontrer la stasis entre concitoyens d'une cité grecque et non en pays barbare.
58 . Voir 1, 67, 6 ; 70, 1 ; 79, 8 (en forte opposition avec la philanthrôpia de Ges-
kon); 81, 9. On comparera avec l'occurrence unique dans le récit sur Kynaitha.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 317

somme toute abstrait, a désormais atteint un autre stade, celui


de l'incarnation ou de la réalisation, dépassant toutes les
bornes en deçà desquelles l'animal humain est encore un
homme59. Alors, advient l'allélophagie - et, très vite, la fin du
récit. Encore l'historien s'y reprend-il à deux fois : après avoir
évoqué la famine qui les mit « dans la nécessité de s'entredévo-
rer » (84, 9), il ne mentionne finalement comme objet du
cannibalisme que les prisonniers - des ennemis -, puis les esclaves
(85, 1): comme si, jusque dans la monstruosité, une norme
minimale l'emportait malgré tout chez les mercenaires, la
reddition a lieu avant qu'ils n'en viennent eux-mêmes à se dévorer
entre eux. Pour être bestial, on n'en est pas moins homme... Ce
qui revient à dire que, même dans un au-delà de la stasis, on ne
consomme pas son semblable.
Par un raisonnement a fortiori, on en déduira que, dans la
pensée grecque, les horreurs de la stasis sont bel et bien
préservées, fût-ce in extremis, de toute affinité trop marquée avec
le cannibalisme. Et elles le sont en tant qu'horreurs somme
toute encore humaines. Sans doute, à raisonner par contiguïté,
peut-on toujours soutenir que, dans la proximité récurrente
de limôs (la famine) avec loimôs (le fléau, métaphore
traditionnelle de la guerre civile)60, l'imaginaire ménage la
possibilité d'une telle figure. Mais ce n'est là qu'une virtualité
à l'horizon du discours, en aucun cas une figure obligée.
On observera d'ailleurs que, dans le passage d'Hésiode qui
est sans doute la plus ancienne attestation du binôme
limóslloimós, les calamités qui frappent la cité injuste n'ont
pas la forme de la guerre civile : ce n'est pas à coup sûr stasis

59 . En 67, 6, le devenir bête est l'aboutissement ultime, voire un au-delà de la


méchanceté humaine normale ; en 80, 10, les corps des partisans de Geskon mis à
mort semblent avoir été anéantis « comme par des bêtes » (hósper hupô theriôn) :
avec cette comparaison, un pas a été franchi; en 81, 9, la bestialité semble un des
états possibles de la nature humaine, dont seul l'excès fait sortir de cette nature.
Mais il est vrai que déjà, en 81, 7, Polybe le Stoïcien a observé qu' «il n'est pas
d'animal qui montre férocité (ómóteron) plus accomplie que l'homme». Le tout
sur fond d'opposition constante entre bestialité et philanthrôpia.
60. Hésiode, Travaux, 240-245 (la cité des hommes injustes); Thucydide, II,
44, 3 (la peste). Limôs, comme loimôs, est souvent conçu comme le châtiment du
sacrilège (voir Hésiode, ibid, et - par exemple - Hérodote, VI, 139).
318 NICOLE LORAUX

qui y sévit61, ni éris, incarnation de la multiforme Lutte,


positive autant que redoutable, ni même neîkos, nom hésiodique
du conflit, mais, à l'impiété et aux actes de démesure,
répondent la mort et la stérilité, comme le veut la théologie
hésiodique (et plus généralement grecque).
Poussera-t-on dès lors l'audace jusqu'à affirmer, par une
application à peine paradoxale d'Hésiode, que, respectant
l'ordre des choses qui définit la dike humaine en opposition
avec l'allélophagie propre aux bêtes {Travaux, 276-280), la
guerre civile grecque comporte encore de la «justice»?
La question est délicate, car, s'il s'est trouvé un Heraclite
pour affirmer, en une forme lapidaire, qu'il y a équivalence
entre conflit et justice62, il est peu de penseurs du politique qui
aient osé affronter avec sérénité une telle constatation. Aussi,
sans plus s'attarder du côté de la poésie archaïque ou de la
pensée des philosophes, s'en tiendra-t-on prudemment à un autre
angle d'attaque, à coup sûr moins «fondamental» mais aussi
moins dangereusement provocant et plus approprié au corpus
que l'on s'est jusqu'à présent donné.
Soit donc une fois encore le discours historiographique. Il
est grand temps de se tourner vers un historien dont l'on a
jusqu'à présent évité de citer même le nom. J'ai nommé
Thucydide, l'historien paradigmatique.

« Stasis » ou les « ándres » en proie à la nature humaine

Thucydide n'est certes pas étranger à la représentation


« féroce » de la stasis, puisque, comme pour commenter l'idée
d'un mouvement irrésistible vers le dépassement des limites du

61 . Le mot est attesté pour la première fois chez Alcée. Si Gregory Nagy a
raison de suggérer que la métaphore du navire en péril de la cité, inaugurée par Alcée
et reprise par Théognis, est sans doute une lecture du vers 247 des Travaux, ce qui,
chez ces poètes, associe la stasis à la pensée hésiodique de l'humaine condition
(Nagy, 1985, 63), il n'en reste pas moins que, chez Hésiode, le naufrage, comme le
loimós, ne représente que lui-même.
62. dk. fr. В 80 : eidénai de khrê... díkěn ér in.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 319

terrible63 - qu'illustrent le meurtre du fils par le père ou le


massacre de suppliants dans le sanctuaire de Dionysos -, l'excursus
de réflexion qu'il consacre à ce phénomène s'ouvre sur l'adjectif
ômos, qui qualifie la guerre civile en son essence même64. Mais
c'est là tout : Thucydide n'en dit pas plus65, et, connaissant la
résistance que son écriture oppose très généralement à toute
lecture allégorisante66, on se gardera bien de solliciter le texte
pour supposer une quelconque allusion à de l'allélophagie sous
l'expression - certes figurée mais abstraite - de la férocité.
Que l'on parle à ce sujet d'un parti pris de « laïcisation » ou,
comme je le proposerais volontiers, de « politisation », le fait
est là: il n'y a chez Thucydide aucune complaisance à entrer
dans le détail des transgressions, et, si la stasis présente dans
son texte toutes les caractéristiques auxquelles nous sommes
habitués, à commencer par l'impiété et les meurtres de
suppliants (III, 81, 2-3 et 5)67, l'historien ne se départit pas pour
autant de l'art de la sobriété qui fait l'économie de son récit :
ainsi, dans l'excursus sur la guerre civile, l'analyse du
phénomène factieux culmine dans l'affirmation passablement
euphémique qu' « une conduite pieuse (eusebeiai) n'était en usage
dans aucun des deux camps » (III, 82, 8), et aucun massacre à
l'autel ne se nomme chez lui sphage.
Sans doute m'objectera-t-on que la seule et unique
occurrence de ce mot dans l'œuvre de Thucydide se situe précisément
en contexte séditieux - lorsque, enfermés dans un édifice que

63. C'est le thème du «et encore plus loin» (kai éti peraitérô), en III, 81, 5;
voir aussi III, 82, 8 (etólměsán te ta deinótata epexêisan te tàs timôrias éti meizous).
64 . Thucydide, III, 82, 1 : Houtôs ôme <he> stasis proukhôrôse. On notera
d'ailleurs que toutes les occurrences de stasis sont condensées dans le livre III : III,
36, 4 (pour caractériser une décision politique qui excède les limites de la
politique), III, 84, 1 (la stasis), III, 94, 5 (les Eurytanes, Étoliens sauvages, à la langue
incompréhensible kai ômophagoî).
65. Il en va de même avec l'unique occurrence de ágrios en VI, 60, 2, pour
caractériser l'atmosphère d'Athènes en 415.
66. Sur ce phénomène de démétaphorisation, tout particulièrement dans le
développement sur la peste, voir « Un absent de l'histoire? Le corps dans
l'historiographie thucydidéenne », à paraître dans N. Loraux et Y. Thomas (éd.), Le
corps du citoyen.
67. En III, 81, 3, l'affirmation que les suppliants se détruisirent eux-mêmes et
la précision dans le sanctuaire même suffisent à suggérer l'ampleur de la
transgression. On mesurera l'écart avec le texte de Polybe cité p. 308 et n. 30.
320 NICOLE LORAUX

cernent leurs ennemis, les oligarques de Corcyre se donnent


eux-mêmes la mort, à l'aide des flèches avec lesquelles leurs
adversaires ne sont pas parvenus à les tuer (IV, 48, 3). Il faut
donc y regarder de plus près, occasion de s'aviser que tout
comme l'appellation de loimédës nósos (maladie du type fléau)
vise à couper la peste de toutes les connotations mythico-reli-
gieuses qui s'attachent au loimós, de même l'emploi du mot
sphagê tend à interdire toute lecture sacrificielle, fût-elle
métaphorique. En effet, outre que la référence, même implicite, à
tout arrière-fond sacrificiel en situation de suicide est par soi
impensable68, rien n'autorise à faire un sanctuaire de l'édifice où
sont enfermés les oligarques et que Thucydide prend soin de
caractériser seulement par ses dimensions imposantes, et force
est de reconnaître que l'emploi qui en est fait cantonne le mot
sphagê dans son sens strictement anatomique de « gorge »69.
Avant de quitter le chapitre de l'impiété, une comparaison
achèvera d'expliciter mon propos. Soit donc la mise en œuvre
respective, chez Polybe et chez Thucydide, du même type de
parjure en contexte de stasis. D'un côté, les exilés de Kynaitha,
à peine rentrés et déjà complotant contre les démocrates qui les
ont rappelés dans leur patrie; de l'autre, au livre IV de La
guerre du Péloponnèse, les exilés de Mégare qui, après avoir été
réintégrés dans l'exercice des charges, se comportent de même
en obligeant le peuple à condamner leurs ennemis à mort et
établissent « un régime au plus haut point oligarchique »
(Thucydide, IV, 74, 2-3). Mais, alors que Thucydide se contente de
signaler qu'au début ils prêtèrent tous les serments que l'on
exigea d'eux et laisse au lecteur le soin d'apprécier ultérieurement
la gravité du parjure, Polybe insiste sur la simultanéité entre le
serment et la trahison - c'est, on se le rappelle, au moment
même où ils jurent par les sphâgia que déjà ils méditent leur
forfait - et donne à cette conduite le nom le plus emphatique
qui soit: ce que complotent les séditieux, ce sont des «actes

68 . Sauf dans la tragédie euripidéenne, qui brouille à plaisir les ordres (suicide
de Menoikeus dans les Phéniciennes ou des filles d'Érechthée dans Érechthée).
69 . Le suicide vient par la gorge, que ce soit par pendaison ou s'y enfonçant
une flèche.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 321

d'impiété» {asebeias: Polybe, IV, 17, 11). Aussi la conclusion,


qui est chez l'un morale (malgré leurs malheurs, les Kynai-
théens passèrent pour avoir subi le sort le plus juste [dikaiótata]
du monde: IV, 19, 13), est-elle chez l'autre factuelle, parce que
Thucydide attend du simple énoncé des faits qu'il soit plus
puissant qu'un développement indigné: «Ce fut, écrit
sobrement l'historien, de tous les régimes fondés à neuf par une
faction, celui qui dut son existence au moins de gens et dura le
plus de temps » (IV, 74, 4).
Mais si remarquables soient ces choix d'écriture et de
pensée, ce qui, chez Thucydide, me semble essentiel à notre propos
est cette façon que l'historien a de centrer sa réflexion sur la
tension, ouverte dans la stasis et que nous avons çà et là déjà
pu déceler, entre deux figures du séditieux : le citoyen comme
anér et l'homme comme anthrôpos. A ce titre, l'historiographie
thucydidéenne constitue un terrain privilégié pour qui veut
mettre à l'épreuve les figures convenues du discours
anthropologique sur la guerre civile grecque.
Depuis Théognis évoquant les «insurrections et les
meurtres d'hommes virils » (stásies te kai phónoi andrôn), ce sont les
ándres, entendons les citoyens, force vive de la cité, que la
guerre civile concerne : l'ayant mise en mouvement, ils en sont
les sujets, mais, soumis comme ils le sont à sa puissance de
destruction, ils y occupent aussi la position d'objet70. Or, chez
Thucydide, cette réversibilité, propre au champ de la guerre
comme meurtre71, se complique singulièrement.
C'est bien aux ándres en tant que tels - entendons : comme
hommes virils, indissociablement citoyens et soldats - que la
guerre civile s'attaque. Mais elle ne se contente pas de les
anéantir en les livrant, sous les coups d'adversaires qui sont

70. Théognis, 51 ; voir aussi Solon, 37; Edmunds, v. 25. On rappellera que,
dans le catalogue des enfants de la Nuit, Éris enfante androktasias te neikeá te
{Théogonie, 228-229).
71 . Sur cette réversibilité, exemplairement incarnée dans la figure d'Ares, voir
N. Loraux, Le corps vulnérable d'Ares, Le temps de la réflexion, 7 (1986), p. 335-
354, et Le lien de la division, Le Cahier du Collège international de Philosophie, 4
(1987), p. 101-124.
322 NICOLE LORAUX

leurs semblables, à des androktasiaU ces «tueries» guerrières


dont, avec Combats (Màkhas), Meurtres (Phônous) et
Querelles (Neikea), la Théogonie hésiodique fait un enfant de Lutte
(Éris), elle-même fille principale de la sombre Nuit (228-229).
C'est à une mort sans qualité que, chez l'historien, elle les
accule : en les poussant au suicide, tout spécialement par
pendaison (III, 81,3; IV, 48, 3), elle les contraint à des
comportements certes induits par la détresse, mais que la pensée grecque
charge de connotations féminines72. Et qu'il ne faille pas voir là
le fait du hasard mais d'une nécessité structurelle, l'atteste la
place essentielle que, dans l'excursus du livre III sur la stasis,
occupent les vicissitudes de la définition virile de l'homme : en
effet, le courage, entendu comme vertu propre à Yanér
(andreia), est au premier rang des valeurs atteintes par ce
renversement généralisé qui, en régime de guerre civile, inverse le
sens des mots73.
Or, lorsque Thucydide donne son nom au principe d'un
renversement aussi destructeur, il s'avère que, derrière la stasis
et ses effets catastrophiques, c'est bel et bien la nature humaine
(phúsis anthropôn) qu'il faut incriminer74. Et, du coup, l'on
comprend comment l'historien peut tout à la fois laisser le
discours anthropologique grec affleurer dans son texte, fût-ce sous
la forme minimale de l'adjectif ômôs, et s'efforcer de le tenir à
distance. Car, depuis que la peste d'Athènes a réduit à leur
nature d'hommes trop humains les citoyens courageux
qu'exaltait l'oraison funèbre, la nature humaine est pour Yanér à la
fois source et lieu de régression75, et cela tout au long de La
guerre du Péloponnèse.
Position à coup sûr originale par rapport à la tradition
hésiodique, qui ne parle pas en termes de nature, mais de

72. Voir Le corps étranglé, Loraux, 1989.


73. Sur ce renversement général de signe, voir Loraux, 1986; sur le
renversement de tout ce qui touche à andreia, Loraux, 1989, 287-289.
74 . Thucydide, III, 82, 2 : héôs an hê auth phúsis anthropôn êi. Voir aussi III,
84, 2 (anthrôpeia phúsis) .
75 . Au contraire, la nature des femmes étant pour elles une limite à laquelle
elles ne doivent pas se montrer inférieures (II, 45, 2), la stasis leur permet par
exception de la dépasser: voir Loraux, 1989, 289-291.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 323

condition humaine, ou, mieux, ď ordre humain, régi par la


«loi» (nómos) que Zeus a prescrite aux hommes et dont le
nom est dikë. L'ordre humain se définissant par soi comme
norme, le risque majeur est pour l'homme de régresser en deçà
de l'humain; chez Thucydide, au contraire, parce que Yanêr
était toute valeur, la guerre civile le dégrade en le réduisant à sa
nature ďánthropos.
Ânthrôpos ou aner! Lecture théologico-anthropologique ou
toute politique ? La question est compliquée car il y va d'une
tension constitutive de l'homme grec et donne lieu à des
configurations multiples : il peut même se trouver qu'une figure dont
la connotation dominante, si l'on en croit sa récurrence chez les
penseurs de la cité, est à n'en pas douter spécifiquement
politique - ainsi la métaphore du navire de la cité dans la
tourmente de la guerre civile - tire son origine lointaine du discours
hésiodique sur la condition humaine76. Mais il est clair que le
dilemme traverse toute la pensée grecque, où il reçoit des
réponses diverses, qui ne sont d'ailleurs pas toujours univo-
ques. Pour s'en tenir à l'œuvre de Xénophon, on observera par
exemple que, dans la conjuration de Cinadon, l'historien
distingue entre ándres et anthrôpoi, le meneur lui-même étant
désigné comme anêr {Hell, III, 3, 11) cependant que des anthrôpoi
composaient ses troupes de fortune (III, 3, 7) ; mais Xénophon
peut aussi mettre sans équivoque la stasis au compte des seuls
anthrôpoi, lorsque, évoquant les affaires de Phlionte, il fait le
départ entre le petit groupe des séditieux, des « hommes »77
traîtres à leur cité, et les ándres qui constituent le corps des
citoyens {Hell, V, 3, 16).
Anthrôpoi ou ándres, anthrôpoi et ándres : pas plus que les
Grecs ne l'ont fait, on ne tentera de choisir un modèle contre
l'autre. Du moins, s'agissant d'un phénomène propre à la cité,
incline-t-on à privilégier la version politique de la guerre civile,
d'autant que les représentations anthropologiques sont appa-

76. Voir supra, n. 61.


77. Usant d'autres catégories et d'autres oppositions, nous traduirions sans
doute « des individus ».
324 NICOLE LORAUX

rues comme fragmentaires - de la bestialité abstraite, mais pas


d'allélophagie -, souvent allusives, interpolées au cœur d'un
autre discours, et toujours disséminées dans des textes dont, en
tout état de cause, elles ne constituent jamais le seul et unique
registre.
Aussi, à réduire la stasis à la seule dimension de la
sauvagerie, risque- t-on d'en oblitérer la signification grecque. Car on
s'interdit de percevoir les accointances troublantes que, dans
les cités, la guerre civile entretient avec le pôlemos (et qui en
font, paradoxalement, quelque chose comme un ordre) ou avec
la dike, surtout lorsque, la Justice transcendante s'étant
incarnée dans les cités en procédures judiciaires positives, les dikai
(entendons : les procès), l'on peut, comme Platon, associer avec
insistance díkai kai stáseis, les procès et les dissensions ou,
comme Aristote, faire du juge (dikastés) un «diviseur en
deux» (dikhastés)1*.
Certes, ce sont là accointances dérangeantes, mais il faut
accepter de rendre justice à ces chevauchements de frontières
que les Grecs eurent l'audace de penser contre leur désir même
de frontières bien tranchées. Faute de quoi, on dépolitise la
cité, par une de ces «esquives de la pensée» par où,
manipulant l'horreur qui méduse le discours, la pensée s'empêche elle-
même de penser79.
Je ferais volontiers l'hypothèse qu'il en va de la stasis
comme de toutes les guerres civiles, des Temps modernes à
notre contemporanéité la plus urgente: sans doute donnent-
elle forme au terrible en politique80, mais ce n'est pas une raison
suffisante pour assimiler précipitamment au chaos ce qui vient
inquiéter en nous un très puissant désir d'ordre.

18 bis, rue Madeleine-Michelis


92200 Neuilly-sur-Seine

78 . Voir « Le procès athénien et la justice comme division », à paraître dans


Archives de philosophie du droit, t. 39, 1995, p. 25-37.
79 . Je dois cette formulation à Marie-Danièle Démêlas.
80 . Ce qui ne signifie pas que le terrible en politique n'ait rien à voir avec
l'humain : le célèbre chœur de Y Antigone suffirait, en terrain grec, à le prouver.
LA GUERRE CIVILE GRECQUE 325

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