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Communication et langages

La Marque Jaune : lecture d'une planche d'Edgar-Pierre Jacobs.


Entre Fantômas et Nosferatu
Pierre Fresnault-Deruelle

Résumé
Edgar-Pierre Jacobs est l'un des grands auteurs de la bande dessinée européenne. Avec Hergé(il aide ce dernier à élaborer
Les 7 boules de cristal), Jacobs compte parmi les pionniers de l'École de Bruxelles, caractérisée par la « ligne claire ». La
Marque jaune forme avec Le Mystère de la Grande Pyramide un diptyque célèbre où l'expressionnisme le dispute au
classicisme. Pierre Fresnault-Deruelle nous livre ici sa lecture de l'une des planches de cet album mythique.

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Fresnault-Deruelle Pierre. La Marque Jaune : lecture d'une planche d'Edgar-Pierre Jacobs. Entre Fantômas et Nosferatu. In:
Communication et langages, n°135, 1er trimestre 2003. Dossier : Littérature et trivialité. pp. 4-11.

doi : 10.3406/colan.2003.3184

http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2003_num_135_1_3184

Document généré le 15/10/2015


La Marque Jaune :
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d'Edgar-Pierre Jacobs
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Entre Fantômas et Nosferatu

Pierre Fresnault-Deruelle

Edgar-Pierre Jacobs est l'un des grands auteurs de la forme avec Le Mystère de la Grande
bande dessinée européenne. Avec Hergé Pyramide un diptyque célèbre où
(il aide ce dernier à élaborer Les 7 boules l'expressionnisme le dispute au classi-
de cristal), Jacobs compte parmi les pion- cisme. Pierre Fresnault-Deruelle nous
niers de l'École de Bruxelles, caractérisée livre ici sa lecture de l'une des planches
par la « ligne claire ». La Marque jaune de cet album mythique.

C'est en 1953 qu'Edgar-Pierre Jacobs fait paraître dans le


journal Tintin son chef-d'œuvre La Marque Jaune. Cette
histoire, qui n'a pas pris une ride, fait partie des quelques « BD
culte » de l'âge d'or de l'École dite « de Bruxelles ». La planche
qu'on a choisi ici de reproduire et de commenter ne cesse de
retentir dans la mémoire des amoureux du 9e art.

DESCRIPTION
Tout en haut de la page, la sombre silhouette d'un homme est
venue se dessiner sur le ciel d'une première case, coïncidant
elle-même avec la partie haute d'un immeuble (de cette
coïncidence nous aurons à reparler). Dans la case 2, l'homme, qui se
^ sert d'une gouttière comme d'une échelle, descend le long d'un
2 mur, pour suivre (case 3) une corniche. Case 4, le personnage
$ se glisse par une fenêtre pour atteindre un couloir. Aucune
§j parole n'est dite (pas de phylactère). En revanche, un récitatif,
■I dans la partie supérieure des vignettes égrène un commentaire
^ qui, bien qu'un peu trop redondant, ajoute à la tension drama-
| tique de la séquence. L'homme, qui s'avance maintenant de
g face (case 5), est doté de lunettes brillantes qui tranchent sur le
| reste de son accoutrement, comme si lesdites lunettes étaient
I capables de percer l'obscurité, manifestée ici par une tonalité
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Illustration non autorisée à la diffusion

WV-1- -■J..;- .- ^

Figure 1 - Edgar-Pierre Jacobs, La Marque Jaune, Planche n° 23, page 27, © Éditions
Blake et Mortimer/Studio Jacobs (nv Dargaud-Lombard Sa), 2003
6 Sémiologie

générale bleue. L'inquiétant personnage descend un escalier


(case 6) ; il ouvre (case 7) la porte d'une pièce dont la face
« interne » des battants présente une couleur ocre. Du point de
vue chromatique, cette case fait la liaison avec la case 8 (un
salon) que baigne la lumière d'un feu mourant dans l'âtre.
Poursuivant son chemin, l'homme passe devant des statues et des
masques rapportés d'Amérique et d'Egypte. Le personnage ainsi
que les objets du premier plan (cadrés de 3/4 quarts arrière) sont
mauve foncé, « aggravés » de noir, ce qui a pour effet de donner
à cette case, au ton dominant brique, une atmosphère à la fois
chaude et sinistre. Dans l'avant-dernière case, le personnage
(qui lâche une courte exclamation) s'arrête sous l'effigie d'un
pharaon (Akhénaton). L'effet est saisissant: l'homme et le
masque de pierre paraissent échanger leur rôle puisque
Akhénaton « s'anime » (son effigie, dans sa sereine noblesse, n'est-
elle pas porteuse d'un certain sourire ?), alors que le nocturne
visiteur (voyez ses doigts écartés) se fige à sa vue, comme
pétrifié. La dernière vignette ne retient que le masque de profil,
environné d'une mystérieuse aura. Que se passe-t-il ?
Lorsque La Marque Jaune paraissait en feuilleton dans le
journal Tintin, la formule « la suite au prochain numéro » était
alors de rigueur. Mais, lorsque cette BD fut éditée en album, il
ne fallut plus que tourner la page.
Avec cette planche, le travail sur la couleur, très élaboré, est
proche de la facture hergéenne. Rappelons, à cet égard, que
c'est Jacobs qui initie l'auteur de Tintin à la manipulation des
fameux tons pastel. À une nuance près, cependant : l'auteur de
La Marque jaune, qui vient du monde du théâtre lyrique
recherche un certain expressionnisme que récusera toujours,
pour sa part, l'auteur des Aventures de Tintin.

!§ CONTEXTE
| Re-situer un objet dans son contexte est un travail d'autant plus
§> complexe qu'il existe toutes sortes de contextes :
-S - socio-idéologiques : historique, géographique, politique (1 .) ;
^ - médiatiques : avec la prise en considération du support et de
| la technique utilisée (2.) ;
.y _ « intertextuel » : une image, un récit, etc. sont toujours, peu
| ou prou, la reprise d'images ou de récits, etc. déjà donnés par
| la culture, et avec lesquels des effets de lecture peuvent être
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générés : allusion, citation, réminiscence, parodie ou pastiche,


etc. (3.).
1. À l'époque (1953) qui voit paraître La Marque jaune l'Europe
est en pleine guerre froide. Jacobs dont l'idéologie est nettement
marquée à droite, produit ce récit dont on peut penser qu'il entre
en consonance avec l'inquiétude sourde qui taraude les sociétés
non communistes. La Marque Jaune, qui terrorise Londres,
connoterait en quelque manière le mal subversif qui ronge
souterrainement « le monde libre » (chez Jacques Martin, La
Grande Menace, constitue l'équivalent du récit de Jacobs).
2. Cette séquence, comparable en intensité, au rêve de la
momie Inca des 7 boules de cristal d'Hergé renvoie
implicitement à un épisode ayant eu lieu dans l'album précédent : Le
Mystère de la grande Pyramide. Les héros (Blake et Mortimer)
et leur ennemi (Olrik) s'enfonçaient, alors, dans les souterrains
du mausolée de Khéops, à la recherche de la chambre
d'Horus : admirable passage où, pendant une vingtaine de
pages, le granit rose du labyrinthique tombeau rougeoyait
d'inoubliable façon. La même ambiance se retrouve ici, qui fait
écrire
n° 21, à1972)
Claude
: «LeLorsqu'OIrik
Gallo (Phénix,
(le revue
personnage
internationale
de la de
présente
la BD,
séquence) pénètre dans l'appartement de Mortimer la lumière
du salon, éclairé par la cheminée, rappelle étrangement
l'ambiance de la chambre d'Horus ». De fait, épouvanté, le
misérable commence à perdre son sang froid.
Cette séquence possède la rarissime particularité de jouer sur la
mémoire des couleurs, celle que retrouve le Méchant (Olrik, alias
La Marque jaune) mais aussi - et ceci sans qu'il soit
explicitement prévenu - le lecteur. Comme s'il s'était agi, pour Jacobs, de
mettre ce dernier dans des circonstances psychiquement
analogues à celles déjà vécues, mais non verbalisées, par le
maléfique personnage. Tout au long de son œuvre, l'auteur fait grand
cas de ce type d'ambiance colorée (on songe à la séquence
verte du Piège Diabolique). Ce souci des « ambiances
chromatiques » qui tranche à l'époque avec le coloriage des BD, tant
américaines que d'expression française, ce goût, en particulier,
pour les liaisons entre les gammes (violet, vert, brun) et les
registres, viennent du travail auquel se livre Jacobs, durant les années
d'occupation, pour sa première livraison Le Rayon U, véritable
matrice, à tous égards, des séries à venir. La quadrichromie, telle
8 Sémiologie

que la pratiqueront avec bonheur, Hergé, puis Jacques Martin


(Le Sphinx d'Or, L'île Maudite), mais aussi les dessinateurs des
Journaux Spirou, puis Pilote, trouve son origine dans les
recherches en la matière menées par l'auteur de La Marque Jaune. Ce
sont Moebius, Floch et Tardi qui, de nos jours, poursuivent avec
le plus d'invention cet art de la couleur. Il est, à ce sujet, des
pages du Démon de la Tour Eiffel, de Momies en folie ou d1 Adieu
Brindavoine qui sont véritablement dignes de l'illustre devancier.
3. La Marque jaune qui met en scène l'action malfaisante d'un
personnage instrumentalisé par un savant fou (Septimus, sorte
de Mister Hide et Mister Jekyll) participe de ce courant
esthétique qu'on appelle le merveilleux noir (décliné, ici, de concert
avec la science-fiction). Ce merveilleux est un rejeton du
romantisme anglo-saxon, où le plaisir de la peur constitue le
ressort majeur de la narration : l'ombre de Frankenstein hante
La Marque jaune. En principe, le merveilleux, fût-il noir, n'est
pas à confondre avec le fantastique (c'est-à-dire la subversion
du vraisemblable). Il se trouve, cependant, que l'« inquiétante
étrangeté » de la BD de Jacobs confine également au
fantastique, et ceci dans la mesure où certaines images (celles-ci en
font partie) correspondent à ce que nous craignons de toute
éternité : voir les hommes ramenés (ou quasiment ramenés) au
stade de « statues qui marchent » (il y a du Golem dans cette
effrayante silhouette). On sait que ce fantasme des statues
animées est attesté chez les Anciens, attribué à Dédale en
particulier, qui fut le premier, nous dit Platon dans le Ménon, à
séparer les paupières et les pieds de ses statues (Dédale, en
outre, les enchaînaient afin qu'elles ne s'échappent pas). Or,
défalcation faite des lunettes du personnage (ces super oculî), il
y a quelque chose de raide, de mécanique, dans la démarche
m d'OIrik ; celle-ci évoque bien la somnambulique motion des
5 automates... Et Jacobs de brouiller la frontière entre la vie et la
<| non-vie. D'où la délicieuse frayeur qui nous envahit.
S) La question des interférences entre l'animé et l'inerte, affecte
-s nombre de BD. La raison en est que le 9e art (qui est un médium
^ fait d'images immobiles, mais articulées en un récit sous-tendu
| par d'incessantes transformations) balance entre la recherche
| d'effets de mouvements et l'exploitation poétique de sa propre
1 fixité. La progression du méchant Olrik évoque bien, en l'occur-
I rence, la curieuse motilité des robots à la raideur « saccadée ».
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Sans explorer vraiment cette veine, Hergé a eu l'intuition du


potentiel de la BD en cette matière, qui produisit dans le Lotus
bleu (pages 8, cases 1, 2 et 10) une suite d'images où Tintin est
confronté aux mannequins d'une vitrine (les seules femmes
élégantes qu'il ait approchées), mannequins dont l'«
insensibilité » fait système avec celle du chinois, imperturbable, qui lui
colle aux basques. Bien avant lui, il est vrai, les peintres
classiques ne se firent pas faute d'illustrer le mythe de Pygmalion, où le
sculpteur tombe amoureux (jusqu'à en devenir transi) de la statue
qu'il sculpte dans l'ivoire (Galatée) et à qui Vénus insuffle la vie...
Mais, sans doute, convient-il de rappeler également qu'à mille
lieux de ces tableaux d'histoire d'antan, la BD, en la personne
de Winsor McCay exploite, dès ses débuts, ce thème consistant
à convoquer sur une même case des personnages censément
animés et des figurines expressément rigides pour voir,
précisément, ce que cela donne.

M0THCR-HMAW OP
A HOLYATERROR...
CIOAR W*I>OHFOR GET

Illustration non autorisée à la diffusion

Figure 2 - W. McCay, The Dreams of a Rarebit Fiend « les rêves d'un amateur de fondue
au Chester », 1905.

Sur le plan de la morphologie, le personnage d'OIrik (surnommé


La Marque jaune pour avoir coutume de signer ses méfaits à
l'aide d'un paraphe caractéristique) participe à la fois de Nosfé-
ratu (même si ce n'est pas un vampire) et de Fantômas. Il est
« une force qui va » dont les ténèbres sont le royaume.

En vérité, La Marque jaune se présente à nous (sur cette


planche) sous deux modalités de la diabolicité :
1. Telle une créature démoniaque, La Marque jaune est
capable de se faufiler, voire de se contorsionner. Pour un peu
10 Sémiologie

elle pourrait ramper (mais ce serait l'amoindrir et Jacobs ne


tombera pas dans cette facilité). Quoi qu'il en soit, pour faire
ses coups, La Marque jaune peut à volonté se fondre dans le
décor et s'y plier. La case 4, qui nous la montre se coulant par
la fenêtre est exemplaire de ce point de vue.
2. Personnage fatal, La Marque Jaune, pour autant, n'est pas
dénuée de grandeur (au sens premier du terme). Son
hiératisme (quand elle ne se faufile pas) la situe au rang des
puissances occultes dont il convient de s'écarter. La case 7
manifeste bien cette dimension du personnage. L'extrême
symétrie de la composition, confère à l'homme, surencadré, la
dimension d'une apparition. Un peu comme le Commandeur,
que la tradition nomme aussi l'« invité de pierre », Olrik ouvre
« cérémonieusement » les portes du salon. Cette figure
« hiérophanique » (en grec, hieros = sacré, phanein
= manifester) revient chez l'auteur à plusieurs reprises :
- Le Mystère de la Grande Pyramide, page 45, case 7 ;
- L'Énigme de l'Atlantide, p. 5, case 19, p. 19, case 6, p. 20
cases 1 , p. 37, case 4.

INTERPRÉTATION
Cette planche, admirablement construite, repose sur le fait que
la lecture, par définition « descendante », coïncide justement
avec le lent enfoncement du personnage dans la «
géographie » de la maison. Or, il se trouve que le parcours de La
Marque jaune dans cette page-immeuble, plus qu'une effraction,
est une véritable quête : l'exploration du personnage ne conduit-
elle pas celui-ci, par degrés, vers une sorte de Saint des saints,
à savoir le salon-musée où sont exposés les objets religieux
rapportés par Mortimer des pays où ses missions l'ont conduit ?
^ En somme, parce qu'il s'agit, pour le personnage, d'atteindre au
2 Mystère qui gît au cœur du récit d'aventures, et qu'il lui faut,
§> marche après marche (case après case) pénétrer dans l'épais-
§> seur du monde, il semble que nous tenions là une planche
-i emblématique. De fait, lire une BD, c'est s'« abîmer » dans ses
ç cases comme si ces dernières n'étaient que les étapes d'un long
§
creusement et les strips autant de corridors menant au lieu
enfoui de quelque révélation. L'Egypte, comme plus tard, le
Is monde à la fois minoen et précolombien (cf. L'Énigme de l'Atlan-
I tide), constitue pour Jacobs un complexe mythique à partir
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duquel s'épanouira la magnifique saga du Mystère de la Grande


Pyramide, dont La Marque jaune - on l'a dit - est le
prolongement. Certes, il s'agit d'un hasard objectif, mais ne convient-il
pas de faire remarquer que le mot « Egypte » rime avec
« crypte », tant graphiquement que phonétiquement, et que ces
mots présentent, ici, de fortes affinités, tant formelles que
sémantiques.
Symboliquement parlant, la case 6, au centre de la planche,
représentant La Marque jaune empruntant l'escalier qui permet
d'atteindre en contrebas le hall, fonctionne sur un double registre :
1. Cet escalier métaphorise à lui seul le cheminement du
personnage (qui accomplit peu à peu le récit, en descend la
« pente ») et le « trajet » du lecteur (qui en accomplit peu à peu
la « récitation »). Cette case marque une limite tant physique
que dramatique. De la case 1 à la case 7, la planche est
construite sur le fait qu'OIrik arrive chez Mortimer (l'initiative
appartient au visiteur nocturne), mais à partir de la case 8 (au
moment où la couleur ocre se manifeste) tout bascule : ce sont
désormais les choses qui arrivent au personnage (celui-ci n'a
plus prise sur son environnement).
2. Placé en cet endroit de la planche, l'escalier est également
ce par quoi Jacobs confère à La Marque Jaune une allure tout à
fait particulière. On sait que, d'un point de vue théâtral, le fait de
descendre un escalier est un exercice grâce auquel un
personnage réussit (ou non) son entrée. Représentée de la sorte,
cette « statue qui marche », qui signifie la lente progression
d'OIrik, incarne l'idée même de suspense. Autrement dit, la
fixité du médium BD est une servitude que Jacobs transforme
ici en aubaine : c'est à pas comptés qu'OIrik s'approche du
foyer qui illumine le bas de la planche.

Quant à la case 9, qui sera reprise sous forme d'affiche pour


accompagner le lancement d'un livre sur l'univers graphique
d'Edgar-Pierre Jacobs, elle montre bien à quel point Olrik,
réduit à l'état de machine, a trouvé un espace de prédilection.
On dirait que, s'avançant de la sorte, La Marque jaune a rejoint
les siens, et qu'elle pénètre comme dans « une forêt de
symboles » qui l'observeraient « avec des regards familiers »...

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