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La marche est le ciment de la ville

La géographe Sonia Lavadinho montre qu’avec un travail en profondeur, une ville peut
gommer la présence des voitures.

Chercheuse au Centre de transport de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse),


Sonia Lavadinho est spécialiste des questions de mobilité et de leur implication sur les
transformations urbaines. Fondatrice de l’agence Bfluid, elle accompagne des villes comme
Paris, Buenos Aires ou Montréal.

Quelles sont les conditions, selon vous, pour mieux partager la ville ?

L’un des enjeux majeurs est de favoriser l’association de différents modes de transport, ce que
l’on appelle la multimodalité. Il ne s’agit pas seulement de renforcer les transports en commun
classiques, il faut aussi développer par des infrastructures adéquates la pratique de la marche,
du vélo…

Comment éviter que cette multiplication des modes de déplacement ne tourne à la jungle, et
exclue les personnes à mobilité réduite, comme on le voit aujourd’hui avec l’irruption des
trottinettes ?

La vitesse est un paramètre essentiel pour favoriser la cohabitation. On ne peut pas


saucissonner les rues avec autant de voies qu’il y a de modes de transport, actifs ou motorisés.
Plutôt que de ségréguer l’espace public et séparer chaque mode de déplacement, il faut au
contraire privilégier son partage dans une logique de cohabitation, avec un ralentissement des
vitesses. Surtout en ville où l’espace est rare.

Quelle est pour vous la vitesse à ne pas dépasser ?

Jusqu’à 20 km/h voire 30 km/h, la cohabitation est possible, car on est dans une logique de
« coveillance », on se ménage mutuellement. Au-delà, il y a risque d’accidents graves. L’idée
est de privilégier des zones où il n’y a pas d’autre règle établie que la priorité aux plus faibles.

Cela implique-t-il de supprimer les voitures des villes ?

Cela veut dire en tout cas que la rue ne doit plus être pensée comme un simple axe de transit,
mais comme un espace où les gens peuvent se rencontrer. Il s’agit de repenser le réseau de
rues dans une logique vivante et biophilique, avec différentes ambiances, différents usages.
C’est, par exemple, le cas à Montréal, avec son programme de « ruelles vertes », qui prévoit de
« désasphalter » et végétaliser certaines de ses rues. Ce qui permet aux habitants de les
réinvestir et, dans le même temps, de lutter contre le phénomène des îlots de chaleur.

Le développement des micromobilités n’est-il pas essentiel dans cette ville multimodale ?

Si, car il faut pouvoir prendre le bon transport au bon moment pour la bonne distance. Une
ville multimodale est une ville qui a bien compris quels étaient les bons jumelages entre les
modes structurants qui vont loin et des modes diffuseurs sur les derniers kilomètres.

L’enjeu de la multimodalité est de pouvoir passer aisément d’un mode à un autre, tout en
conjuguant dynamiques de longues distances et dynamiques de proximité. Une ville comme
Copenhague a développé un urbanisme qui favorise ainsi différents modes de transport. Des
trains permettent de sortir de l’agglomération, de rejoindre les banlieues, et de circuler entre
elles. Des espaces comme une berge ou un parc permettent de faire, à roller, à vélo ou en
marchant, les deux ou trois derniers kilomètres entre un hub de transport et le bureau ou le
domicile.

La multimodalité favorise-t-elle la mobilité pour tous ?

Plus la ville est tournée vers la multimodalité, plus il est facile d’être mobile, y compris pour
des citoyens peu aisés. Cela doit cependant aller de pair avec un système de tarification
intégrée, qui permet de connecter entre eux tous les modes de déplacement et réduit le coût
du transport, alors qu’avant il fallait payer séparément, à l’unité, et donc plein pot, chaque
type de transport en commun. Il faut aussi que la tarification intégrée s’applique jusque loin en
périphérie. En Suisse, les pass couvrent le bassin de vie, de telle sorte que ceux qui habitent en
deuxième et troisième couronnes ne sont pas pénalisés.

Quelle est la place du piéton dans cette configuration ?

La marche est le ciment de la ville car elle fait la transition entre les différents modes de
transport, a fortiori quand ils sont rapides et lourds. Par essence, une ville apaisée donne plus
de place à l’humain sur ses deux pieds. La marche peut très bien cohabiter avec d’autres
modes de déplacement, dès lors que ceux-ci circulent à une vitesse lente. Cela ne signifie pas
faire des rues piétonnes à tout prix, mais injecter de la marche le plus possible et dès qu’on le
peut et en refaire un réflexe naturel.

De quelles façons ?

Pour décongestionner son métro, Transport for London a développé une action « Tub and
Walk » faisant prendre conscience aux gens qu’il est plus facile, plus rapide, plus agréable de
marcher que de prendre le métro pour quelques stations. Sur le plan de métro, tous les trajets
piétons possibles de station à station – notamment en traversant en diagonale tel ou tel parc –
sont indiqués, avec leur temps de trajet. Bilbao, grâce à un travail en profondeur, est devenu
une des villes les plus « marchables » d’Europe : on s’y déplace à 70 % en marchant, à 20 % en
transports publics et à seulement 10 % en voiture.

Cette ville a pour cela travaillé sur les liaisons interquartiers, incitant à se déplacer vingt ou
trente minutes à pied. La ville a systématiquement gommé les obstacles, résorbé les coupures
en créant de nouveaux ponts, passerelles, ascenseurs et rampes pour faciliter l’accès aux
personnes âgées et/ou en situation de handicap. Elle a aussi valorisé ses grandes trames vertes
et bleues de façon exemplaire.

La marche sert-elle le lien social ?

Absolument. Les deux sont corrélés. De nombreuses études l’ont montré : la facilité à traverser
une rue encourage une meilleure connaissance de ses voisins, accroît la consommation, la
possibilité pour les personnes âgées de sortir de chez elles, etc. Dès que vous développez des
zones de rencontre, ces zones apaisées où tous les modes se mélangent et où les piétons ont
la priorité, les sociabilités reprennent, c’est immédiat.

Les micromobilités favorisent aussi la rencontre car elles roulent à des vitesses certes plus
augmentées que la marche mais néanmoins relativement basses sans besoin de coques
(véhicule fermé, protection qui isole…). Plus on diminue la vitesse, plus on enlève les coques.
Et plus on est disponible, sensible, ouvert à ce qui se passe autour de soi, plus on profite de la
ville. La multimodalité redonne de la vigueur à la finalité de la ville, qui est la rencontre.

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